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Rapport | Doc. 12955 | 11 juin 2012

La crise de la démocratie et le rôle de l’Etat dans l’Europe d’aujourd’hui

Commission des questions politiques et de la démocratie

Rapporteur : M. Andreas GROSS, Suisse, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 12338, Renvoi 3711 du 4 octobre 2010. 2012 - Troisième partie de session

Résumé

Après le déclenchement de la crise mondiale financière et économique, de nombreuses démocraties européennes se sont trouvées démunies face aux forces du marché et ont, par conséquent, souffert encore plus d’une perte de crédibilité auprès des citoyens. Les citoyens de plusieurs Etats membres ont perdu une grande part de leur «souveraineté populaire» – la seule source de pouvoir politique légitime.

Le rapport cherche à explorer comment la démocratie pourrait être à nouveau renforcée, comment le rôle premier de la politique pourrait être restauré et dans quelle mesure la souveraineté populaire ne devrait pas également être constituée à un niveau transnational, afin d’être davantage respectée par les pouvoirs économiques.

Alors qu’un Etat solide a besoin d’une démocratie forte et vivante, cette dernière, de son côté, a besoin d’un Etat solide afin de pouvoir répondre aux attentes des citoyens. Le rapport propose des solutions visant à restaurer la confiance publique dans les institutions démocratiques.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 29 mai 2012.

(open)
1. En 2011, la démocratie a été au centre du débat public européen, faisant l’objet de positions très controversées. Pour certains, encouragés en particulier par les puissants mouvements populaires du Printemps arabe, 2011 est même devenue «l’année de la démocratie».
2. Pour de nombreux autres Européens, toutefois, la démocratie est l’une des principales victimes de la crise financière qui a débuté en 2008. Cette position confirme les conclusions des débats de 2008 et 2010 de l’Assemblée sur l’état de la démocratie en Europe, selon lesquelles les démocraties européennes sont en déclin et traversent une crise qui érode la confiance de nombreux citoyens envers leurs institutions politiques.
3. La crise a, en particulier, fait apparaître les limites du pouvoir de la démocratie et a accru la méfiance des citoyens envers la démocratie. Globalement, elle est la conséquence de graves insuffisances du fonctionnement des institutions démocratiques, qui n’ont pas été capables d’anticiper et d’empêcher la crise, ni de lui apporter des réponses rapides et adaptées en épargnant les personnes qu’elles étaient censées servir et protéger.
4. Des Européens s’inquiètent de plus en plus de voir le déclin de leur capacité démocratique à faire face aux conséquences de la crise financière internationale.
5. Pour ces Européens, il est devenu évident que leurs démocraties nationales n’ont pas été capables de les protéger des conséquences négatives d’une crise financière. Comme ils ne veulent pas renoncer aux avantages de la démocratie, certains exigent plutôt qu’elle soit mise en place au niveau transnational afin de donner aux institutions européennes la légitimité nécessaire pour intervenir et limiter le marché et les forces économiques dans l’intérêt des besoins essentiels des peuples et de la nature.
6. La crise mondiale est la conséquence de nombreux facteurs économiques complexes et d’insuffisances de la réglementation, dont certaines découlent d’erreurs politiques passées.
7. Dans un certain nombre de pays européens, les processus politiques ont, depuis peu, été soumis à des pressions extrêmes de la part, d’un côté, des marchés et des institutions financières internationales et, de l’autre, des citoyens.
8. Face à l’effondrement de leurs économies et, parfois, au risque d’une faillite de l’Etat, les gouvernements ont mis en œuvre des politiques d’austérité drastiques consistant en une baisse des salaires et des prestations sociales et une augmentation des impôts. Les populations de nombreux pays d’Europe, confrontées à une chute brutale de leur niveau de vie qui a amené de vastes segments de la société près ou en-dessous du seuil de pauvreté, sont descendues dans la rue pour protester, parfois violemment, contre des politiques gouvernementales perçues comme étant un diktat des marchés, refusant de devoir payer le prix de la crise.
9. Les problèmes actuels auxquels doit faire face la démocratie sont le résultat cumulé de nombreuses années de mauvaise gouvernance, de myopie politique et de déni de la réalité de la part des gouvernements comme des citoyens.
10. Dans une économie de plus en plus mondialisée centrée sur le marché financier, il y a une dissonance entre l’impact que les agents financiers peuvent avoir sur l’économie des Etats souverains et le fait que leurs intérêts peuvent diverger. De surcroît, la concentration du pouvoir entre les mains de réseaux financiers intégrés mondiaux représente un risque plus grand encore pour la stabilité des Etats-nations et des gouvernements.
11. L’Etat ne peut généralement pas être solide sans une démocratie vivante et forte. Réciproquement, une démocratie forte a aussi besoin d’un Etat solide pour s’épanouir et répondre aux attentes des citoyens, en particulier en matière de justice sociale. Pour arriver à cette fin, tous les moyens de rendre un Etat plus responsable devraient être explorés, y compris le développement de liens étroits avec des organisations représentatives de la société civile, un soutien à des medias courageux et qui ne sont pas concentrés dans quelques mains, ainsi que la promotion d’une citoyenneté instruite.
12. Après le déclenchement de la crise, les Etats sont apparus comme le dernier recours pour sauver l’économie de marché: la désintégration complète des marchés financiers et des banques privées n’a pu être empêchée que grâce à l’intervention publique des gouvernements nationaux, qui a considérablement aggravé les dettes souveraines.
13. Le refinancement de sociétés privées par des fonds publics a fait peser une charge fiscale supplémentaire sur les citoyens et érodé plus encore leur confiance envers l’équité et l’efficacité de l’Etat.
14. Afin de remédier à la crise actuelle et de concevoir des stratégies de stabilisation sur le long terme, les Etats devraient restaurer ou développer leurs capacités de réglementation des marchés financiers internationaux. Cet effort devrait aussi inclure la capacité et le choix politique de taxer les transactions financières s’il y a un accord international en ce sens.
15. Des Etats solides devraient développer des stratégies de réduction des dettes souveraines en veillant dans le même temps à préserver la croissance économique et l’intégration sociale. Cet objectif implique une capacité des Etats à collecter des impôts et à adapter les niveaux d’imposition aux besoins actuels et à long terme de la société. Il nécessite aussi que les niveaux d’imposition soient acceptables par une majorité des citoyens pour une répartition équitable des charges fiscales.
16. Des Etats solides devraient aussi être capables de concevoir des stratégies de croissance et de modernisation de la société, en particulier au moyen d’investissements dans les infrastructures et dans des projets de développement durable, notamment pour les économies d’énergie et l’utilisation des énergies renouvelables.
17. Pour l’avenir, les Etats solides auront besoin de capacités accrues de coopération avec d’autres pays, car de nombreux domaines d’action sont déjà trop vastes pour être gérés à l’échelle de la plupart des Etats-nations.
18. Les Etats solides reposent sur des démocraties fortes. Ceci suppose d’améliorer la représentativité des structures démocratiques représentatives existantes. Pour ce faire, ils peuvent introduire des éléments de démocratie directe qui devront être conçus avec soin de manière à développer la participation des citoyens ainsi que leur apprentissage social et leurs expériences. Les citoyens se donneront ainsi les moyens, collectivement, de décider de leurs vies. Ces conditions contribueront efficacement à ce que tous les niveaux de pouvoir soient régis par l’intérêt commun plutôt que par des intérêts particuliers. Toute autre voie n’aboutira qu’à renforcer l’aversion des citoyens pour les politiques publiques et pénalisera en outre ceux qui agissent de bonne foi.
19. Afin de pouvoir défendre durablement le modèle économique et social européen et la liberté des citoyens de donner corps aux valeurs politiques européennes, il faudrait à la fois européaniser la démocratie et démocratiser l’Europe.
20. Dans ce contexte, l’Assemblée invite les Etats membres du Conseil de l’Europe:
20.1. à réfléchir, par exemple dans le cadre du Forum mondial de la Démocratie devant se tenir à Strasbourg en octobre 2012, aux moyens de renforcer la démocratie en l’ancrant plus profondément dans l’Etat nation et en la constituant au niveau transnational;
20.2. à engager avec elle un dialogue sur l’état de la démocratie en Europe, en vue de concevoir un plan d’action concerté;
20.3. à réfléchir à la manière dont ce débat pourrait être organisé dans les Etats membres, à des fins de sensibilisation et pour identifier des moyens de renforcer la démocratie, de bâtir des Etats solides et de démocratiser l’Europe afin qu’elle ne perde pas davantage de sa légitimité.

B. Exposé des motifs, par M. Gross, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. En avril 2007, l'Assemblée a tenu un premier débat sur l'état des droits de l'homme et de la démocratie en Europe. Cet événement a fait date dans le processus continu de réflexion de l'Assemblée sur la signification et l’évolution de la mise en œuvre des valeurs fondamentales du Conseil de l'Europe et des défis propres au XXIe siècle.
2. Par la suite, l'Assemblée a décidé de tenir de tels débats à intervalles réguliers de deux ans: en 2008, elle s'est intéressée aux «Défis spécifiques des démocraties européennes: le cas de la diversité et des migrations» et en 2010 à «la Démocratie en Europe: crises et perspectives».
3. Ces deux dernières années, il est apparu de plus en plus clairement que la crise financière et économique mondiale ne touche pas seulement l’économie et la vie quotidienne des citoyens, mais qu’elle a aussi, ce qui est très préoccupant, de grandes répercussions sur le fonctionnement des institutions démocratiques et qu'elle érode considérablement la confiance du public dans lesdites institutions en faisant apparaître les limites de la capacité des Etats à faire face à de telles crises et, encore plus, à prévenir leur apparition. C'est pourquoi la crise actuelle implique une menace systémique pour la durabilité de la démocratie en tant que telle.
4. J'ai par conséquent soumis deux propositions – intitulées respectivement «Quel type d'Etat et quel rôle de l’Etat sont nécessaires dans une société démocratique et juste?» et «L'érosion de la confiance dans la démocratie et les réponses possibles» – que la commission a décidé d'examiner conjointement dans un rapport unique consacré à «La crise de la démocratie et le rôle de l'Etat dans l'Europe d'aujourd'hui».
5. Dans le cadre de la préparation du présent rapport, la commission a tenu deux auditions. La première s’est tenue à Paris le 15 novembre 2011 avec M. Felix Roth, chercheur universitaire au Centre d’études politiques européennes (CEPS), Bruxelles, et Mme Petra Dobner, professeur de sciences politiques, spécialiste sur la gouvernance à l’Institut de sciences politiques de l’université de Hambourg. La seconde s’est tenue à Paris le 14 mars 2012 avec M. Theo Schiller, professeur de sciences politiques à l’Institut de sciences politiques de l’université de Marbourg; M. Martin Schaffner, professeur émérite à la faculté d’histoire de l’Université de Bâle; et M. Adam Krzemiński, rédacteur en chef du magazine d’actualités Polityka (Pologne). Je souhaite remercier ces experts pour leur contribution aux discussions de la commission.
6. Je remercie en particulier le professeur Theo Schiller qui a participé à la seconde réunion et dont la contribution écrite très appréciée est à la base du présent rapport.
7. Je souhaite en outre remercier notre collègue Luca Volontè pour sa proposition de résolution sur «Les retombées du pouvoir économique international sur les démocraties» (Doc. 12859), qui fournit de nouveaux éléments sur les risques que les réseaux financiers mondiaux font peser sur la stabilité des Etats-nations et des gouvernements.
8. Les trois grands objectifs du rapport sont les suivants:
  • Montrer dans quelle mesure nos démocraties traditionnelles ont perdu de leur légitimité et de leur force depuis que l’Europe a été frappée par une profonde crise financière. En effet, les habitants de plusieurs Etats européens ont aujourd’hui perdu une bonne part de leur «souveraineté populaire», seule source de pouvoir légitime depuis que notre démocratie a été conceptualisée pour la première fois par Jean-Jacques Rousseau dont on célébrera cet été le 300e anniversaire de la naissance.
  • Envisager comment renforcer à nouveau la démocratie et restaurer le rôle fondamental de la politique, puis examiner si la souveraineté populaire ne pourrait pas plutôt être constituée à un niveau transnational afin d’être davantage respectée par le pouvoir économique.
  • Rappeler qu’une démocratie forte exige un Etat solide et qu’un Etat ne peut être solide que si son pouvoir est contrôlé par les citoyens. L’une des raisons pour lesquelles nos démocraties se sont tellement affaiblies tient à ce que l’on oublie depuis trop longtemps l’importance de bâtir des Etats solides pour protéger la population et agir dans l’intérêt général.
9. Le présent rapport s’inscrit dans le cadre de nos travaux en cours, tels qu’ils sont mentionnés dans les paragraphes 1 et 2 ci-dessus, ainsi que dans le prolongement de l’analyse des problèmes de la démocratie contemporaine qui a débuté dans les rapports précédents sur «La situation des droits de l’homme et de la démocratie en Europe» (2007) 
			(2) 
			Doc. 11203., «La situation de la démocratie en Europe, Les défis spécifiques des démocraties européennes: le cas de la diversité et des migrations» (2008) 
			(3) 
			Doc. 11623. et «La démocratie en Europe: crises et perspectives» (2010) 
			(4) 
			Doc. 12279.. En outre, un bref résumé des précédents rapports figure au point 2 ci-après.

2. Résumé des discussions précédentes sur l’état de la démocratie en Europe

10. Nous avons unanimement constaté qu’il est impossible de définir un modèle parfait de démocratie. S’il est possible de dégager un large consensus sur les principes fondamentaux de la démocratie, il n’y a pas d’accord quant à un moyen unique et parfait de les mettre en œuvre. Les variables sont trop nombreuses pour cela, que ce soit la géographie, l’histoire, les traditions, la culture, l’état de développement du pays, la manière dont les valeurs et les croyances influencent la démocratie, et la manière dont la démocratie a vu le jour.
11. Aucune démocratie parmi nos Etats membres n’a été épargnée par la crise. Le paradoxe des démocraties modernes est qu’il n’y a jamais eu autant d’hommes vivant en démocratie qu’à notre époque, mais que ces citoyens n’ont jamais été autant déçus par la qualité de la démocratie dans laquelle ils vivent et dont ils font l’expérience au quotidien. Je considère que ce paradoxe dénote une crise dans nos démocraties modernes, crise qui doit être mieux comprise et qui nous appelle à redoubler d’efforts pour rechercher tous les moyens possibles de renforcer, développer et améliorer nos systèmes démocratiques.
12. La démocratie, c’est aussi la promesse fondamentale de distribuer équitablement et sans exclusion les chances et les opportunités de la vie. Les modalités actuelles d’exercice de la démocratie ne permettent pas à ce système de tenir ces promesses. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles tant de citoyens de l’Europe d’aujourd’hui tournent le dos à la politique institutionnelle, s’abstiennent de participer aux élections ou, lorsqu’ils votent, expriment leurs tendances populistes, nationalistes, voire xénophobes: un phénomène auquel nous assistons sur tout le continent, que ce soit en Europe orientale, centrale ou occidentale.
13. En raison du déséquilibre des pouvoirs entre l’économie et la démocratie, les décisions importantes sont prises de plus en plus souvent en dehors des parlements et du processus démocratique dans son ensemble. Par ailleurs, de plus en plus de décisions sont provoquées par des détenteurs de pouvoir non élus et des processus décisionnels non démocratiques. La population nourrit des doutes au sujet de la démocratie, car elle estime ne pas être en mesure d’influencer le processus de prise de décision politique de la plus haute importance pour sa vie quotidienne.
14. En outre, si nous voulons surmonter la crise de la démocratie, nous devons réfléchir au moyen d’arrêter de réduire la démocratie à une simple représentation et de l’établir au niveau transnational, y compris celui de l’Union européenne. Dans le même temps, lorsqu’il est question d’enrichir la démocratie représentative par des éléments de démocratie directe, certains exemples concrets nous permettent de tirer des enseignements quant à la façon de concevoir ces processus de manière à que les majorités ne puissent jamais remettre en question les droits fondamentaux des minorités.
15. Etant donné l’impossibilité de présenter un modèle idéal de démocratie et le caractère permanent de ce processus, il est très important d’élaborer des critères pour l’évaluation de la situation de la démocratie. Ainsi, dans mon rapport de 2007, j’ai proposé d’établir un ensemble de critères pouvant être appliqués pour classifier et améliorer les quatre étapes différentes de la démocratie: démocratie de base, démocratie avancée, démocratie stable et démocratie forte.
16. J’ai également proposé, aux fins de l’évaluation de la qualité de la démocratie, une définition de ses cinq dimensions constitutives, ainsi que des trois niveaux où la validité de ces principes doit être vérifiée: le micro-niveau de l’individu/du citoyen, le niveau intermédiaire des groupes sociaux et des organisations politiques et le macro-niveau des institutions de l’Etat et de la gouvernance. Cette approche permet d’évaluer les réalisations et les lacunes des démocraties en Europe et de définir quatre stades d’avancement de la démocratie en fonction des divers critères, en tant que point de départ pour l’élaboration de programmes plus efficaces et le déploiement d’efforts de démocratisation de nos démocraties.
17. Dans mon rapport de 2008, j’ai continué à développer mes arguments, notamment au regard d’un autre contexte: celui de l’augmentation considérable des flux migratoires qui est aujourd’hui l’un des principaux défis posés à nos systèmes démocratiques. D’ailleurs, la pertinence des normes et des différents stades des systèmes démocratiques identifiés dans le rapport de 2007 a été vérifiée dans celui de 2008 à la lumière de la pratique et de l’expérience de nos pays. Dans ce dernier, je proposais notamment d’améliorer la grille servant à évaluer la qualité de la démocratie dans nos pays en lui ajoutant deux nouvelles dimensions constitutives: la diversité et l’intégration d’une part, la culture de la citoyenneté d’autre part. On obtenait ainsi une grille de 21 cases correspondant chacune à l’application des différents principes à un niveau donné; par exemple, la «liberté d’association» et la «protection des minorités» étaient l’expression du premier principe («droits fondamentaux») pour toutes les parties prenantes agissant au niveau intermédiaire, c’est-à-dire les groupes et les organisations.
18. Le débat de 2008 étant axé sur la diversité et les migrations en tant que défis actuels pour la démocratie européenne, le rapport a montré dans quelle mesure les migrants, qui représentent une proportion importante de nos sociétés, peuvent jouir des droits qui découlent des normes (critères) de la démocratie de base (le premier des quatre stades d’avancement de la démocratie précédemment décrits). Cette question est également liée à l’évaluation de la qualité de la démocratie dans nos pays, puisqu’elle implique une représentation et une participation au processus de prise de décisions politiques. Puisque la diversification de nos sociétés va se poursuivre parallèlement à leur modernisation, si nous fermons les yeux sur ce processus, si nous ne nous efforçons pas d’intégrer les grands groupes de migrants et de personnes issues de l’immigration dans nos systèmes démocratiques, nous mettrons en danger le principe même et l’avenir de la démocratie dans nos pays.
19. Le débat de 2010 s’est tenu dans le contexte de la crise économique mondiale qui a aggravé les symptômes d’une crise de la démocratie, y compris sous l’angle de l’absence de la réglementation et du contrôle nécessaires des intérêts financiers et du désintérêt croissant de la population à l’égard des procédures démocratiques institutionnalisées en vigueur. Le rapport visait à vérifier la pertinence des critères de la qualité de la démocratie à la lumière de la nouvelle situation et à présenter les perspectives de «démocratisation de la démocratie».
20. Le rapport de 2010 faisait le bilan de l’évolution dans diverses régions d’Europe, notamment dans un certain nombre de pays d’Europe centrale et orientale où des signes inquiétants de «fatigue démocratique» étaient perceptibles 20 ans après la chute des anciens régimes, ainsi que dans quelques pays d’Europe occidentale où sont apparus à la fois les limites et les carences de l’application d’une démocratie directe et des risques liés à la collecte illimitée de données à caractère personnel.
21. Le rapport de 2010 concluait que la crise de la représentation nous oblige à penser le lien politique entre société et pouvoir autrement que sous les formes traditionnelles du mandat et de la délégation. Sans remettre en question la démocratie représentative, il avançait que la représentation ne peut plus être la seule expression de la démocratie. Cette dernière doit aussi être renforcée au-delà de la représentation, en mettant en place des formes plus durables d’interaction entre les citoyens et les autorités afin d’inclure des éléments de démocratie directe dans le processus décisionnel. La démocratie participative devrait être renforcée en tant que processus dans lequel l’ensemble de la population, et non pas uniquement les ressortissants nationaux, participe à la conduite des affaires publiques tant au niveau local que régional et national.
22. La démocratie devrait être perçue non pas simplement comme un régime ou la somme de droits individuels, mais comme une forme de société qui nécessite des règles pour la justice sociale et la redistribution et qui suppose non seulement de déléguer et de prendre des décisions, mais aussi de discuter et de vivre ensemble dans la dignité, le respect et la solidarité. Le renouvellement de la politique nécessite également l’élaboration d’une nouvelle culture de la responsabilité politique, laquelle doit être envisagée en termes de réactivité et d’obligation de rendre des comptes ainsi que de transparence de la part des gouvernants.
23. Le droit de participer à la conduite des affaires publiques – au niveau local, régional ou national – est un droit individuel et une liberté politique fondamentale qui doivent dès lors être inscrits comme tels dans la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5).
24. Le rapport de 2010 appelait également à humaniser et à démocratiser le processus de mondialisation. La contribution du Conseil de l’Europe pourrait consister à élaborer, de concert avec d’autres acteurs, des principes directeurs visant à réglementer la mondialisation dans le plein respect des droits de l’homme, y compris les droits sociaux, les impératifs écologiques et la primauté du droit.
25. Les trois rapports se terminent par quelques propositions visant à combler les déficits démocratiques en Europe. Le rapport de 2007 présente des mesures visant à renforcer et à étendre les droits de participation: ces droits des citoyens européens ne devraient pas dépendre de leur nationalité, mais de leur durée de résidence dans le pays, et il faudrait les compléter par des éléments de démocratie participative. Le rapport de 2008 présente les mesures possibles pour améliorer et encourager la participation des migrants à la vie politique et pour remédier à une situation dans laquelle une grande partie de la population d’un pays est exclue du processus démocratique, en particulier la naturalisation et l’octroi de droits politiques aux non-ressortissants. Le rapport de 2010 préconise la mise en place de structures de participation et de délibération ouvertes à toutes les personnes vivant dans un pays, le renforcement de l’indépendance des autorités de contrôle – de façon à promouvoir la responsabilité politique et l’obligation de rendre des comptes dans ce domaine – et la consolidation du pilier «démocratie» du Conseil de l’Europe, notamment en organisant un Forum de la démocratie à Strasbourg.

3. Perceptions de la crise démocratique actuelle

26. La démocratie a été au centre du débat public européen en 2011. Les observateurs qui se sont intéressés au «Printemps arabe» ont été ravis d’assister à une pléthore de mouvements populaires puissants en faveur de la liberté, de la démocratie et du respect des droits et de la dignité humains dans des régions où peu d’Européens s’attendaient à les voir émerger. Le directeur du Centre Al-Ahram d’études politiques et stratégiques du Caire, Gamad Abdalgawad Soltan, a comparé ces phénomènes à ce qui s’est passé en Europe en 1848: «A cette époque, les peuples se sont politisés et sont devenus des acteurs politiques, ce qui a entraîné de grands changements. Cette transformation gagne aujourd'hui le monde arabe. Grâce aux technologies modernes, les possibilités de mobilisation sont aujourd'hui plus nombreuses et plus efficaces. C'est pourquoi la situation évolue plus vite aujourd'hui qu'au XIXe siècle et pourquoi la transition prendra moins de temps qu'à l'époque en Europe» 
			(5) 
			Frankfurter Allgemeine Zeitung,
12 juillet 2011.. Début 2012, lors d'un débat public à l'église Saint-Paul de Francfort (qui avait déjà accueilli la Première Assemblée parlementaire allemande en 1848), M. Soltan a déclaré que, pour lui, 2011 était sans aucun doute «l'année de la démocratie» 
			(6) 
			Deutschlandfunk, 22
avril 2012..
27. Les démocrates européens qui sont restés concentrés sur l'Europe se sont déclarés moins enthousiastes. Un célèbre philosophe allemand, Jürgen Habermas, a lancé à tous les Européens un appel intitulé «Sauvons la dignité de la démocratie». Il s'oppose au transfert des pouvoirs budgétaires des parlements nationaux à une instance européenne non élue et au Conseil européen des chefs d'Etat et a déclaré: «Une Europe démocratique doit ressembler à quelque chose de différent.» 
			(7) 
			Frankfurter
Allgemeine Zeitung, 5 novembre 2011.
28. Un autre philosophe célèbre, l’Indien Amartya Sen, prix Nobel d’économie, a également rappelé ce qui suit: «Ce n'est pas simplement l'euro. C’est la démocratie même de l'Europe qui est en jeu!» 
			(8) 
			The
Guardian, 22 juin 2011.
29. Les conclusions et considérations de Sen sont remarquables:
«L'Europe a conduit le monde dans la pratique de la démocratie. Il est par conséquent préoccupant que les menaces qui pèsent aujourd'hui sur la gouvernance démocratique, par la priorité donnée à la finance, ne reçoivent pas l'attention qui leur est due. Des questions extrêmement importantes devront être examinées, notamment la mesure dans laquelle la gouvernance démocratique de l'Europe pourrait être fragilisée par le rôle considérablement renforcé des institutions financières et des agences de notation [...]
Il convient de distinguer deux éléments. Le premier est la place accordée aux priorités démocratiques, notamment [...] la nécessité d'une gouvernance par la discussion. Imaginez que nous acceptions le fait que les puissants patrons de la finance aient une idée réaliste de ce qui doit être fait. Il serait alors plus justifié de leur donner voix au chapitre dans le cadre d’un dialogue démocratique. Mais ce n'est pas la même chose que d’accorder aux institutions financières et aux agences de notation internationales le pouvoir unilatéral de donner des ordres à des gouvernements démocratiquement élus.
Le second est qu'il est assez difficile de voir comment les sacrifices imposés par les patrons de la finance aux pays précaires pourraient apporter à ces derniers une viabilité absolue [...]. Le diagnostic des problèmes économiques établi par les agences de notation n'est pas la voix de la vérité qu'ils prétendent [...]
Etant donné qu'une grande partie de l'Europe est désormais engagée dans un processus de réduction rapide des déficits publics par le biais d'une diminution drastique des dépenses publiques, il est crucial d'examiner avec réalisme quel pourrait être l'impact des politiques choisies, à la fois sur les populations et sur la génération de recettes publiques par le biais de la croissance économique. La grande moralité de l’idée de ‘sacrifice’ a, bien sûr, un effet toxique. [...]
Outre l’élargissement de la vision politique, il est nécessaire de préciser la pensée économique. [...]
La crainte d'un risque pour la démocratie ne s'applique bien évidemment pas à la Grande-Bretagne, puisque les politiques qui y sont appliquées ont été choisies par un gouvernement démocratiquement élu. [...]
Comment certains des pays de la zone euro se sont-ils retrouvés en si mauvaise posture? Le fait curieux d'adhérer à une monnaie unique sans autre intégration politique et économique y a certainement contribué, sans parler des transgressions aux règles financières qui ont sans aucun doute été commises dans le passé par des pays comme la Grèce ou le Portugal (ni de la déclaration-choc de Mario Monti pour qui une culture de ‘déférence excessive’ dans l'Union européenne a permis que ces transgressions soient commises en toute impunité). [...]
Réorganiser la zone euro aujourd'hui poserait de nombreux problèmes; les difficultés doivent être examinées intelligemment, pour éviter que l'Europe ne dérive dans des courants financiers alimentés par une pensée étroite au terrible bilan. Le processus doit commencer par une restriction immédiate du pouvoir incontesté des agences de notation de donner des ordres unilatéraux. Ces agences sont difficiles à discipliner malgré leurs performances lamentables, mais la diffusion à grande échelle de la parole de gouvernements légitimes peut faire une vraie différence en termes de confiance financière pendant que des solutions sont à l’étude. [...] Mettre un terme à la marginalisation de la tradition démocratique de l'Europe est une urgence qu'il est difficile d'exagérer. La démocratie européenne est importante pour l'Europe, et pour le monde entier.» 
			(9) 
			The
Guardian, 22 juin 2011.
30. L’analyse de Sen a été poussée plus loin dans un article de la Neue Zürcher Zeitung (NZZ) – rédigé à la lumière d’un rapport de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) – dont le titre s’apparentait davantage à une affirmation qu’à une interrogation: «La démocratie victime de la crise. Engouement croissant pour d’autres systèmes politiques dans les Etats membres de l’Union européenne situés en Europe orientale» 
			(10) 
			NZZ, 16 novembre 2011.. Le rapport de la BERD indique que «l’opinion s’est retournée de façon notoire contre la démocratie et les marchés dans les pays se trouvant à un stade de transition avancé (comme la Slovaquie, la Slovénie, la Roumanie, la Lettonie et la Lituanie) parce que ces pays ont été frappés plus durement par les ralentissements économiques observés après 2006 que par les récessions antérieures enregistrées au début et au milieu des années 1990».
31. Ce phénomène soulève des questions fondamentales que le sociologue allemand et directeur de l’Institut Max-Planck de recherche sociale à Cologne, Wolfgang Streeck, a examinées dans plusieurs articles. 
			(11) 
			Voir la Lettre internationale (Berlin) automne
2011 et printemps 2012, The New Left
Review (NLR) (Londres), septembre 2011 et janvier 2012,
ainsi qu’un long entretien paru dans Zeit
Online (Hambourg), 28 décembre 2011.
32. Il a notamment écrit ce qui suit à l’automne dernier: «Pendant les années qui ont immédiatement suivi la seconde guerre mondiale, il était communément admis que, pour faire rimer capitalisme avec démocratie, ce dernier devait faire l'objet d'un contrôle politique étendu (…) afin de protéger la démocratie contre toute restriction au nom de l'économie de marché. (…). 
			(12) 
			Wolfgang Streeck, «The
crises of democratic capitalism» in NLR,
n° 71, septembre/octobre 2011, p. 1.»
33. Cette idée n’est plus d’actualité. Après avoir fait l’expérience des forces du marché sans le moindre type de contrôle politique, nombre de citoyens recherchent aujourd'hui un nouvel équilibre. Il n'existe cependant aucun consensus quant à la forme que celui-ci devrait revêtir et à la manière d’y parvenir.
34. A la fin de son article, Streeck écrit: «Plus que jamais, il semble que le pouvoir économique soit aujourd'hui devenu le pouvoir politique, alors que les citoyens seraient presque entièrement dépouillés de leurs défenses démocratiques et de leur capacité à faire comprendre aux acteurs de l'économie politique leurs exigences et leurs intérêts, lesquels sont incommensurables, avec ceux des propriétaires du capital. En fait, si l'on regarde la succession de crises capitalistes-démocratiques depuis les années 1970, une nouvelle résolution, même temporaire, du conflit social est possible dans le cadre d’un capitalisme avancé, cette fois entièrement en faveur des classes possédantes qui sont aujourd’hui bien installées dans leur bastion politiquement inattaquable, à savoir le secteur financier international. 
			(13) 
			Ibid.,
p. 12.»
35. Le journal français Le Monde avance que la puissante contestation démocratique des effets sociaux dévastateurs de la crise financière en Espagne s’explique par la déception de la population à l’égard du système démocratique en vigueur: «La leçon des Indignados: Un même sentiment les réunit: celui de ne pas être entendus par les responsables politiques, d’être tenus à l’écart d’un système devenu sourd et aveugle aux préoccupations des citoyens ‘de la rue’. 
			(14) 
			Le Monde, 24 mai 2011.»
36. Le politologue allemand Hans Vorländer a l'impression que la politique européenne s’apparente à «un jeu sans citoyens». Il a résumé un long article en ces termes: «La légitimité de la démocratie est menacée dans ses fondements puisqu'elle repose sur bien plus que la simple exécution correcte des décisions. Un ordre démocratique ne peut être considéré comme légitime que si les citoyens ont l'impression et la conviction qu'ils peuvent jouer un rôle adéquat dans la vie démocratique et que des décisions politiques justes et bonnes sont prises. Ce n'est pas le cas aujourd'hui! 
			(15) 
			Frankfurter
Allgemeine Zeitung, 12 juillet 2011.»
37. Presque personne ne conteste l'idée que la démocratie est aujourd'hui en crise. Ce n'est pas le besoin de démocratie – au sens de la façon d'organiser l'ordre public pour servir au mieux l'intérêt de la population – qui est remis en question. Le problème des Etats démocratiquement organisés d’aujourd’hui n'est pas le pouvoir normatif de la démocratie. Le problème est que, dans leur expression quotidienne concrète, les démocraties d'aujourd'hui rencontrent de grandes difficultés pour répondre aux attentes de la plupart des citoyens.
38. Peter Wilby a écrit dans The Guardian: «L'effondrement de l'euro n'est pas simplement une crise économique et financière, c'est aussi une crise démocratique. Les peuples d'Europe sont en train de perdre leur capacité à déterminer leur propre destin. D’Anvers à Athènes, on leur dit qu'il n'y a pas d'autre solution. 
			(16) 
			The
Guardian, 14 novembre 2011, p. 27.»
39. «La démocratie est une absurdité», tel était le titre d’un article – souvent cité – d’un des rédacteurs en chef d’un grand quotidien allemand. Frank Schirrmacher a écrit à l’automne dernier, après l’annonce par Georgios Papandreou de son intention d’organiser un référendum en Grèce sur le maintien de son pays dans la zone euro: «Celui qui demande son avis au peuple devient une menace pour l'Europe. C'est le message des marchés, et depuis hier c'est également le message des politiques. Nous sommes témoins de l'effondrement de la valeur du ‘républicanisme’. (…) Nous sommes témoins d'une dégradation des valeurs et des convictions qui ont autrefois défini l'idée de l'Europe et qui semblaient en découler. (…) Il apparaît de plus en plus clairement que ce que subit l'Europe actuellement n'est pas simplement un épisode, mais une lutte de pouvoir entre primauté de l'économie et primauté de la politique. 
			(17) 
			Frankfurter
Allgemeine Zeitung, 1 novembre 2011.»
40. L’Etat-nation a une capacité limitée de gestion des problèmes dépassant le cadre de ses pouvoirs. Il «est trop petit pour les grandes questions» 
			(18) 
			Reprise
de la fameuse phrase de l’ancien président allemand Richard von
Weizäcker.. La souveraineté nationale est trop affaiblie pour mettre en place des institutions transnationales fortes qui soient en mesure «de régler par la médiation les intérêts politiques divergents des nations» 
			(19) 
			Martin Schaffner (Bâle),
Déclaration liminaire de la réunion de la commission des questions
politiques et de la démocratie tenue à Paris le 14 mars 2012, p. 4.. C'est pourquoi une démocratie transnationale est nécessaire pour apporter la légitimité dont les nouvelles institutions transnationales ont besoin pour intervenir sur les marchés et défendre l'intérêt général et le bien public.

3.1. Le concept de démocratie dans le présent rapport et ses différentes dimensions

41. La «démocratie» est l’un des concepts les plus «fondamentalement critiqués» de notre temps 
			(20) 
			Concept de Walter B.
Gallie (1956) cité dans Dirk Jörke/Ingo Take, «Vom demokratischen
zum legitimen Regieren?» in Politische
Vierteljahreszschrift, Wiesbaden, 2/2011, p. 286., même si personne ne met en doute son importance universelle pour organiser les systèmes politiques «de façon raisonnable» 
			(21) 
			Telle est la façon
dont Amartya Sen définit la démocratie dans son livre «The idea of Justice», Londres, 2009.. La vive contestation de l’essence et la portée de cette notion, en particulier au sein de notre Assemblée, peuvent s'expliquer par au moins trois raisons: la notion de démocratie est presque surchargée d'un point de vue normatif; cette «charge normative» varie considérablement sur les plans historique, culturel et régional étant donné l’absence de consensus quant à ses éléments essentiels; enfin, ces différentes charges et priorités sont mises en pratique sous diverses formes (systèmes politiques) 
			(22) 
			Jörke/Take, op. cit., p. 287.. C'est pourquoi la «crise démocratique» est également envisagée et perçue de manières très différentes.
42. Dans la même ligne que Thomas Christiano, deux politologues allemands, Ingo Take et Dirk Jörke de Greifswald, assimilent la démocratie à l’égalité politique. «L'égalité politique est au cœur de l'idée de démocratie et signifie que l'ensemble des citoyens participe au processus de prise de décisions politiques sur un pied d'égalité» 
			(23) 
			Ibid.. Même si certains sont plus puissants que d’autres et peuvent avoir recours à différentes sources d'influence, chaque citoyen ne dispose que d'une seule voix lors d’un référendum ou d’une élection démocratique. Cette égalité fondamentale dans le système démocratique court pourtant un danger lorsque des structures de pouvoir mondiales et supranationales la mettent à mal. C'est pourquoi le politologue britannique Colin Crouch a inventé l'expression «post-démocraties» pour qualifier les démocraties européennes d'aujourd'hui. Le philosophe allemand Jürgen Habermas a préconisé une nouvelle réconciliation entre l'idée de démocratie et ce qu’il appelle «la constellation post-nationale» d’aujourd’hui. Habermas entrevoit clairement les éléments de cette réconciliation: il estime que l'Union européenne a besoin d'une véritable Constitution acceptée par une majorité de citoyens et par les Etats membres européens 
			(24) 
			Jürgen Habermas, «Zur
Verfassung Europas, Ein Essay», Berlin, 2011..
43. D’autres, comme Andrew Moravcsik, rejettent tout «déficit démocratique» dans le contexte de l’Union européenne. Cet auteur affirme que les Etats sont encore les «maîtres des traités» et que ces «maîtres» sont les personnes ayant remporté des élections nationales démocratiques. D’autres encore – comme David Held, Daniele Archibugi et Otfried Höffe – ne contestent pas les insuffisances des structures traditionnelles de la gouvernance mondiale et européenne d’aujourd’hui et tentent d’élaborer une stratégie visant à transposer au niveau transnational les systèmes démocratiques de l’Etat-nation afin de bâtir une sorte de «démocratie cosmopolite» à multiples niveaux.
44. Un troisième groupe ne conteste pas les déficits démocratiques de la gouvernance mondiale et transnationale d'aujourd'hui, mais tente de surmonter ces difficultés par une nouvelle définition du concept de démocratie. Ses membres essaient de «transformer» ledit concept en remplaçant, au niveau transnational, les citoyens par des organisations internationales non gouvernementales (OING) – comme Amnesty International, Greenpeace et Human Rights Watch – et en leur attribuant un rôle dans les institutions mondiales 
			(25) 
			Steffek, Jenas et Hahn,
Kristina, 2009, «Evaluating transnational
NGOs», Houndsmill: Palgrave Macmillan..
45. Un autre type de transformation et d'adaptation de la démocratie à la transnationalisation et à la mondialisation de la politique est proposé par ceux qui, comme John S. Dryzek 
			(26) 
			John S. Dreyzek, 2009, «Deliberative Global Politics. Discourse and
Democracy in a Divided World», Cambridge, Polity Press., affirment que des délibérations peuvent apporter à un système politique démocratique la légitimité dont il a besoin et qui a été jusqu'à présent fournie par des institutions représentatives nationales issues d’élections démocratiques. Ceux-là adhèrent tous à l’idée bien connue de Jürgen Habermas pour qui «les procédures démocratiques n'obtiennent pas seulement leur pouvoir de légitimation par la participation de tous, mais aussi par une ouverture générale à tous du processus de délibération qui favorise les résultats raisonnables tant espérés par tous» 
			(27) 
			Jürgen
Habermas, 1998, «The postnational constellation», cité dans Jörke/Take, op. cit., p. 292..
46. En tout cas, il semble qu’un vaste consensus se dégage sur au moins quelques éléments essentiels de la démocratie:
  • la liberté et l'égalité en tant que droits fondamentaux de la personne;
  • la souveraineté populaire (le gouvernement et les politiques publiques dépendent de la volonté du peuple);
  • un ensemble d'institutions politiques qui subordonnent la prise de décision gouvernementale à la volonté du peuple, en particulier un système de représentation politique par le biais de parlements régulièrement élus; les partis politiques sont un élément central de la représentation, puisqu'ils transforment activement les préférences et les intérêts politiques en programmes gouvernementaux et qu’ils permettent de pourvoir les postes censés mettre lesdits programmes en œuvre; les autres institutions comprennent éventuellement les présidents, les cours constitutionnelles, etc., et il existe bien sûr aussi des éléments de démocratie directe, comme les initiatives législatives et les référendums;
  • Un modèle informel d'initiatives, de groupes et d'organisations de la société civile (pluralisme) qui formulent, rassemblent et expriment un vaste éventail de préférences, de souhaits et d'intérêts populaires et qui alimentent le débat public consacré aux enjeux et aux problèmes de la vie quotidienne.
47. Mes précédents rapports sur l'état de la démocratie en Europe présentaient une idée plus précise des diverses dimensions de la valeur fondamentale de la démocratie, en vue de faciliter l’analyse des formes, des qualités et des problèmes des systèmes démocratiques (voir le tableau en annexe) 
			(28) 
			Dans
le tableau en annexe, ces sept dimensions sont appliquées à trois
niveaux: les citoyens (micro-niveau), les groupes agrégés et organisés
(niveau intermédiaire) et les institutions gouvernementales (macro-niveau).. Celles-ci ne doivent pas être envisagées comme des valeurs absolues, mais plutôt comme des normes minimales permettant d’évaluer la qualité des démocraties et aussi d'identifier plus clairement les faiblesses réelles des systèmes démocratiques.
48. Nous ne devrions jamais oublier que la démocratie est un processus continu et perpétuel. Quel que soit le point de départ, ce processus n’aboutira en aucun cas à un système démocratique parfait. La démocratie peut également être envisagée comme un ensemble 
			(29) 
			En Allemagne, le terme
«Gesamtkunstwerk» [œuvre universelle] désigne cet ensemble et évoque
aussi la qualité des relations entre ses éléments. de plus d'une centaine d'éléments essentiels s'inscrivant chacun dans un mouvement dynamique et, on l’espère, progressif. Toutefois, certains de ces éléments pourraient également suivre une dynamique régressive et contribuer par conséquent au recul de la démocratie et à une baisse de sa qualité.
49. Au lieu de rester sur une notion statique et idéalisée de la démocratie, je voudrais emboîter le pas à Martin Schaffner qui a essayé de conceptualiser la démocratie lors de l’audition tenue par notre commission à Paris:
«Je plaide en faveur d'une conceptualisation de la démocratie qui souligne la dynamique inhérente aux systèmes politiques démocratiques, c'est-à-dire leur capacité à s'adapter à de nouveaux contextes historiques (par exemple en France lors du passage de la IVe à la Ve République). Nous devrions nous concentrer sur l'évolution que connaissent aujourd’hui les démocraties, mais aussi sur leur transformation passée et future.
Les plus grandes manifestations de cette dynamique sont les trois transformations fondamentales que la démocratie a connues au cours de son histoire 
			(30) 
			Voir Claudio Franzius,
Ulrich K. Preuss, «Die Zukunft der Europäischen
Demokratie», Heinrich-Böll-Stiftung, Berlin, 2012, p. 92
et suivantes.. D'abord, elle est passée d'un niveau purement local à une institution nationale (comme en Amérique du Nord). Ensuite, elle a évolué de façon à faire participer l'ensemble des citoyens de sexe masculin, indépendamment de leur classe sociale ou de leur niveau de richesse (comme en France et en Suisse durant la première moitié du XIXe siècle). Enfin, lors d'une autre étape décisive, la démocratie a renforcé sa légitimité ainsi que sa capacité de fonctionnement lorsque les femmes ont obtenu le droit de vote pendant les premières décennies du XXe siècle.
Penser la démocratie comme un système dynamique revient à établir un lien avec les processus historiques qui ont façonné ses diverses formes. Cette approche comporte trois avantages majeurs. Le premier est qu'elle élargit notre perspective de façon à prendre en compte la diversité des systèmes démocratiques qui, pour des raisons historiques, ont coexisté en Europe dans le passé et le font encore aujourd'hui. Il existe de bonnes raisons d'affirmer que les traditions locales et nationales sont très importantes pour quiconque vise à développer plus avant la démocratie en Europe. Le deuxième est qu'elle nous permet de fonder notre jugement sur la véritable situation de la démocratie, en distinguant les systèmes ‘plus’ ou ‘moins’ démocratiques (comme Amartya Sen nous l'a récemment recommandé dans son article sur la justice 
			(31) 
			Amartya Sen, «The Idea of Justice», Londres,
2009.). Enfin, ce sont les réalisations relatives des démocraties qui comptent, la mesure dans laquelle elles respectent la volonté de leurs citoyens en leur garantissant une participation politique juste et efficace.»
50. Je me contenterai de dresser ici une brève liste des éléments essentiels de la démocratie. Pour illustrer mon propos, j'indique également quelques-unes des défaillances qui, dans la crise actuelle, menacent sévèrement les valeurs démocratiques:
  • les droits de l’homme et les libertés fondamentales, complétés par un Etat limité, la prééminence du droit en tant qu'une garantie institutionnelle et judiciaire;
  • l’égalité politique signifie au moins le suffrage universel et d’autres possibilités de participation égale;
  • l’ouverture des structures du pouvoir politique implique la séparation des pouvoirs, la possibilité de créer des organisations et des partis politiques et la libre concurrence de ces derniers avec les mêmes chances d’accéder au pouvoir;
  • la diversité et l’intégration supposent la protection des minorités et la réduction des inégalités sociales;
  • la transparence et le débat public exigent des sources d’information indépendantes et une compréhension approfondie des questions;
  • l’efficacité de la gouvernance suppose des ressources, des capacités de gestion et la production importante de biens publics;
  • la culture civique implique le sentiment d’une communauté démocratique, le soutien des institutions et la motivation des citoyens à participer de diverses façons à la vie politique; la qualité optimale de ces valeurs est étroitement liée à une «démocratie forte» telle que définie par Benjamin Barber 
			(32) 
			Benjamin Barber, «Strong
Democracy. Participatory Politics for a New Age», Berkeley, Ca.,
1984..
51. La situation critique que connaissent actuellement les démocraties européennes peut s’expliquer par les défaillances et les menaces majeures qui touchent une ou plusieurs des valeurs fondamentales susmentionnées.
52. Dans plusieurs pays, les droits de l'homme et la primauté du droit ne sont toujours pas garantis. La concentration du pouvoir aux mains de l'exécutif et l'affaiblissement de la position des parlements menacent la séparation des pouvoirs – qui est le fondement de toute structure politique ouverte – et renforcent les tendances autoritaristes. Cette situation illustre également la domination grandissante du secteur financier mondial. Le manque de ressources des Etats écrasés par la dette souveraine menace sérieusement l'efficacité de la gouvernance publique et entrave l'intégration sociale et la légitimité des résultats.
53. Les partis populistes se sont renforcés dans plusieurs pays (comme l'Autriche, la Belgique, la France, la Hongrie ou les Pays-Bas) et représentent une menace latente dans d'autres. Leur désir de s’en prendre aux migrants, aux Musulmans ou à d’autres groupes minoritaires et/ou à l'intégration européenne privilégie l'isolement nationaliste par rapport à la coopération transnationale, la désintégration sociale par rapport à la diversité et la simplification irrationnelle de la complexité sociale et politique par rapport à un débat public raisonnable.
54. L'égalité politique est limitée par l'exclusion sociale et politique et par une représentation de moins en moins efficace. Certaines formes de participation plus active sont critiquées parce qu’elles léseraient les couches défavorisées de la société. Le modèle technocratique de processus décisionnel et la concentration des structures médiatiques mettent en échec le principe de transparence. De nombreux éléments vont à l'encontre d'une culture civique de participation et de confiance dans les institutions. La domination du pouvoir exécutif associée à de faibles capacités de gouvernance affaiblit l'efficacité politique, l’envie de participer et le sentiment de «communauté républicaine».

4. Principaux faits nouveaux depuis 2010: aggravation de la crise des démocraties et des Etats

55. Avant 2010, on pouvait déjà clairement observer des signes de crise au niveau des systèmes financiers et économiques et des démocraties. Depuis 2010, les pays européens font face à des défis encore plus importants dont les composants non seulement posent des risques importants pour les valeurs fondamentales et la stabilité institutionnelle des systèmes démocratiques, mais sont en outre étroitement liés aux faiblesses structurelles de l'Etat et font apparaître une tendance problématique dans la relation entre les forces économiques et la politique démocratique. Les problèmes sous-jacents des fonctions et des capacités de l'Etat devraient par conséquent être au cœur de l’analyse de la situation de la démocratie en 2012. Même si les pays européens n'ont pas été tous autant touchés par ces problèmes, il ne fait aucun doute qu'ils connaissent tous une tendance analogue, à savoir que ces facteurs clés tendent à affaiblir l’Etat et la démocratie.
56. La démocratie a connu une crise extrêmement forte dans trois pays d’Europe: en Islande, en Hongrie et en Grèce, les gouvernements ont souffert d'une baisse considérable de confiance de la part des citoyens. En Islande, en 2008, le système bancaire, en tant que branche principale de l'économie, s'est délité après la faillite de Lehman Brothers à New York et a rendu nécessaire la nationalisation des banques; aux élections suivantes, les partis de l'opposition ont conquis le pouvoir sans difficulté. En Hongrie, la démesure du déficit budgétaire et la déception de la population à propos des coupes budgétaires prévues ont suscité une vague de protestations politiques et débouché sur un référendum d'initiative populaire et, en 2010, sur une victoire écrasante du parti de l'opposition Fidesz qui a même obtenu une majorité qualifiée pour modifier la Constitution. La Grèce a, pendant plusieurs années, été confrontée à la plus sérieuse et la plus grave des crises, en raison du niveau extrême du déficit budgétaire et de la dette souveraine; elle se bat depuis pour rester dans le système euro et pour être sauvée de la faillite par l'Union européenne, les Etats membres de la zone euro et le Fonds monétaire international (FMI). Alors que les deux principaux partis luttaient depuis des décennies pour le pouvoir dans des systèmes clientélistes et avaient l'habitude de dépenser l'argent public de manière irresponsable, leur volte-face (sous les pressions de l’extérieur) en faveur de mesures drastiques de rigueur budgétaire a entraîné une polarisation totale des forces politiques grecques et à un gouvernement non partisan, puis, en mai 2012, à des résultats électoraux qui empêchent la formation d'un gouvernement. Tous ces exemples illustrent une crise fondamentale de la démocratie.
57. Plusieurs autres pays ont subi des pressions analogues et ont dû prendre des décisions graves afin d'éviter les conséquences économiques désastreuses de la faillite des institutions financières ou de l'épuisement des finances publiques. En Irlande, la crise bancaire de 2008 a été rapidement suivie d'un changement de la majorité au pouvoir. En Italie, la majorité du gouvernement de Berlusconi s'est désagrégée dans une sorte d'«implosion» en 2011, avant d’être remplacée par «un gouvernement d’experts» dirigé par Mario Monti. Au Portugal et en Espagne, en 2011 également, les majorités gouvernementales – confrontées à la forte pression du niveau des dettes publiques, à la nécessité d’imposer des mesures structurelles d’austérité budgétaire et au besoin de rester dans le système euro – ont été remplacées par des partis d'opposition lors d’élections qui semblaient jusque-là s’inscrire dans un schéma «normal». Aux Pays-Bas, au printemps 2012, un gouvernement minoritaire (Rutte) a été privé du soutien parlementaire du Parti de la liberté de Geert Wilders qui s'opposait à des mesures de rigueur budgétaire. En République slovaque, le gouvernement a perdu sa majorité pour avoir soutenu les politiques de stabilisation de l'euro et il a été évincé lors des élections qui ont suivi. En Slovénie, cette année, des coupes sombres majeures dans les programmes sociaux ont été contestées par des référendums populaires et ont également conduit à la tenue de nouvelles élections dont les résultats ont rendu très difficile la formation d'une nouvelle coalition gouvernementale.
58. Il semblerait que certains de ces changements électoraux s’inscrivent dans le cours «normal» de la concurrence entre partis, comme au Portugal ou en Espagne, ou qu’ils ont été influencés par d’autres facteurs tels que des scandales de corruption (République slovaque). Les décisions politiques connexes de rigueur budgétaire dans bon nombre de pays de la zone euro ont été imposées par des acteurs externes en échange d’une aide à la stabilisation de l'euro («parapluies» protecteurs) et, par conséquent, dans des conditions de restriction du processus décisionnel démocratique. D'une façon générale, elles ont été largement dominées par la pression de la crise financière et économique et illustrent les faiblesses des structures publiques dans ces pays.
59. Ces événements montrent que, pendant la période de crise financière et économique, les démocraties de nombreux pays ont subi des pressions extrêmes. De fait, dans le même temps, les fonctions, les structures et les ressources de l'Etat ont laissé apparaître de grandes faiblesses. C'est pourquoi il semble nécessaire d’examiner de plus près les problèmes d'efficacité de l'Etat par rapport aux déficits de démocratie. Puisque la capacité des Etats à résoudre les difficultés économiques et sociales et à influencer le développement de la société tend à diminuer, le processus décisionnel démocratique ne peut pas offrir d’autres possibilités aux citoyens et aux titulaires d’une fonction représentative.
60. Est-ce l'expression d'une «crise profonde de la démocratie» voire d’une «crise systématique de la démocratie» ou peut-on qualifier de manière plus juste la situation actuelle de la démocratie?
61. Pour répondre à ces questions, il est utile de se rappeler un aspect fonctionnel essentiel de la démocratie 
			(33) 
			Une fois encore, je
reprends ici quelques propositions importantes formulées par Martin
Schaffner dans sa contribution à l’audition de notre commission
qui s'est tenue le 14 mars 2012.. «La démocratie doit organiser des médiations par le biais de la politique» (pour citer Pierre Hassner) 
			(34) 
			«La
renaissance de l’espoir démocratique. Entretien avec Pierre Hassner»,
Esprit, mars-avril 2011, p. 16.. L'auteur français souligne que les démocraties sont conçues pour jouer un rôle de médiateur dans les conflits qui naissent entre des citoyens libres, ainsi que dans le contexte d’antagonismes sociaux et de revendications concurrentes du pouvoir. La médiation démocratique consiste en la résolution des conflits par des moyens politiques, par le biais du droit et sur la base d'un consensus qui exclut la violence et la guerre civile. Ce faisant, elle repose sur l'égalité juridique des citoyens (indépendamment de leur statut social ou de leur richesse économique) tout en la renforçant. Il est important de placer la fonction médiatrice de la démocratie au centre de l'analyse parce qu'elle est un outil qui nous permet d'évaluer la performance des systèmes démocratiques, c'est-à-dire leur réussite ou leur échec en termes de médiation des intérêts conflictuels, qu'ils soient économiques, politiques ou culturels.
62. Cela veut-il dire que nous assistons à davantage qu'une crise de la démocratie, par exemple, sa «mort» (John Keane 
			(35) 
			John Keane, «The Life and Death of Democracy», Londres,
2009.), son «échec» ou son «érosion»?
63. Les élections présidentielles en Russie et en France sont la preuve que la démocratie est bien vivante dans ces pays, comme dans de nombreux autres, même si elle n'est pas parfaite et pourrait être améliorée à bien des égards. Il est intéressant de revenir quelques décennies en arrière seulement et de se rappeler les élections en Union soviétique ou bien dans la France de la IIIe République (sous laquelle les femmes n'avaient pas le droit de vote). Par rapport à aujourd’hui, même un observateur très sceptique reconnaîtrait que la démocratie a progressé.
64. Il ne fait aucun doute que les démocraties peuvent échouer (et ont échoué) en Europe également faute de parvenir à assurer leurs fonctions de médiation, comme en Allemagne après la première guerre mondiale. Mais il existe bien sûr des exemples réussis de gouvernements démocratiques en Europe – après la seconde guerre mondiale et après la fin de la guerre froide – qui viennent contredire le diagnostic d’échec. Si nous ne limitons pas notre vision à la situation actuelle et si nous regardons à plus long terme, rien ne justifie de dresser un bilan «d'échec» de la démocratie en Europe.
65. Il est vrai que l'histoire de la démocratie en Europe ne peut pas être racontée comme une narration à la progression harmonieuse; elle compte de nombreux revers, dont certains ont eu des conséquences désastreuses, bien que sa réussite ait été brillante dans l'Europe des XIXe et XXe siècles.
66. L’évocation de «l’érosion» de la démocratie suggère un déclin constant de la démocratie en Europe. C'est peut-être le manque de précision polysémique de la métaphore qui la rend attirante pour certains commentateurs. Mais quiconque l’emploie doit se demander sur quel modèle de démocratie se fonde son jugement. En outre, quel élément exactement subirait-il selon lui une érosion? S'agit-il de la capacité de la démocratie à jouer son rôle de médiateur? Ou bien de la confiance des citoyens dans les valeurs et les procédures démocratiques?
67. Nous devrions néanmoins prendre au sérieux le concept d’«érosion de la démocratie», parce qu'il semble cacher un autre jugement – tout aussi pessimiste – fondé sur la notion d’«érosion» de l'Etat moderne et de son pouvoir souverain, c'est-à-dire de sa capacité à relever les défis de la mondialisation des marchés et de la communication.

4.1. Les trois principaux défis posés à toutes les démocraties d’Europe d'aujourd'hui

68. Le premier est la baisse de confiance des citoyens dans les partis politiques, lesquels ont pourtant joué un rôle crucial dans la construction de la démocratie au milieu du XIXe siècle en Europe et dans son fonctionnement depuis. Ils ont servi de cadres au débat politique, encouragé la socialisation politique, servi de réservoirs de talents pour la carrière politique, etc. Toutefois, au cours des dernières décennies, ils ont perdu de leur crédibilité comme nous le montre la montée des mouvements populistes dans presque tous les pays européens. Alors que les citoyens de l'Egypte, de la Libye, de la Tunisie et même du Maroc placent leurs espoirs politiques dans les partis, les Européens ont tendance à s’en détourner. Ce phénomène est plus problématique qu’il n’y paraît puisque, sans institutions intermédiaires, les démocraties des pays dont les habitants ont des origines sociales, religieuses et culturelles de plus en plus différentes ne seront pas en mesure de régler par la médiation les antagonismes ou les rivalités qui émaillent la lutte pour le pouvoir. En d'autres termes, sans un tissu d'associations ou de réseaux politiques, le système d'équilibre des pouvoirs, que les démocraties européennes ont mis en place tout au long de leur histoire, ne peut pas fonctionner correctement.
69. Le deuxième défi tient à la migration de millions de personnes en Europe et vers l'Europe. Leur statut politique et juridique est une question de la plus haute importance pour l'avenir de nos démocraties. L'octroi de la citoyenneté est un acte de reconnaissance sociale; exclure les immigrés, y compris ceux des deuxième et troisième générations, de toute participation politique affaiblit considérablement la capacité médiatrice des démocraties. La hausse des tensions sociales entre l'électorat établi et les groupes d'immigrés sur les questions religieuses dans de nombreux pays européens illustre bien cette situation.
70. Enfin, le troisième défi tient à la capacité limitée de l'Etat-nation à gérer les problèmes qui dépassent le cadre de ses pouvoirs. Il est inutile d'énumérer tous les problèmes en question: protection de l'environnement, réglementation des marchés financiers, sécurité, gestion des conflits, etc. Pour les résoudre, un Etat fort et de nouvelles formes de démocratie transnationale sont indispensables. Ces deux exigences sont liées puisqu'en Europe, un Etat fort et un gouvernement transnational efficace ont peu de chances de réussir sans légitimité démocratique. Tel est l'héritage de la longue et complexe histoire de la démocratie en Europe depuis la Révolution française. La difficulté est de créer et de mettre en œuvre des moyens institutionnels capables de gérer par la médiation les intérêts politiques conflictuels non pas au sein des nations, mais entre elles.
71. Même le grand historien et philosophe français Pierre Rosanvallon a tiré quelques conclusions des deux tours de l’élection présidentielle française en mai 2012 qui montrent combien la démocratie est au centre des changements que connaissent nos sociétés. Il a observé «une confusion de l'idée de démocratie avec le pouvoir tout-puissant de la majorité» 
			(36) 
			Le Nouvel Observateur, Paris, 17 mai
2012.. De plus, «Une République vraiment démocratique n'est pas seulement celle du suffrage universel, mais aussi celle des institutions d'impartialité, de l'autonomie de la justice, des contrepouvoirs [...]». Et l’auteur de revenir à son ancienne hypothèse des «crises de la représentation politique» lesquelles perdureraient: «Il y a une réelle difficulté à introduire les réalités sociales dans le forum public […] Au fond, être représenté, c'est avoir le sentiment que le monde politique donne un langage à ce qu'on vit.»
72. Mais les attentes des citoyens à l'égard de la démocratie évoluent aussi. Rosanvallon observe que «les citoyens ne peuvent pas se contenter aujourd'hui d'être des observateurs passifs. […] chacun désire être respecté, prendre la parole et n'entend plus simplement donner un chèque en blanc à un représentant qui se chargerait de faire son bien.» 
			(37) 
			Op cit., p. 94 à 97..
73. Le populisme est selon lui «la figure contemporaine des pathologies de la démocratie»: la matrice, commune à toute l’Europe, «est celle d'une culture du rejet, d'essence sociale-protectionniste. Sa réponse à la question sociale est la politique des frontières, la stigmatisation de l'immigration et une politique antisystème où l'on fait à la fois des immigrés et des élites les boucs émissaires de toutes les difficultés de la société». Pour Rosanvallon, lutter contre le populisme consiste essentiellement à «s'atteler à la résolution de la question sociale et [à] redonner un cadre rénové à la vie démocratique» 
			(38) 
			Op
cit., p. 96..

5. Une démocratie forte et l’Etat dont elle a besoin

74. Une démocratie forte exige plusieurs éléments fondamentaux: des arrangements institutionnels adaptés; une culture politique fondée sur une culture civique et une structure de l’Etat répondant aux critères d’une démocratie. Une démocratie forte peut contribuer, dans une large mesure, au processus politique et à la «légitimité des processus» qui en découle. Mais une démocratie stable et dynamique doit aussi produire des résultats politiques, c'est-à-dire fournir des biens et répondre aux besoins sociaux, ce qui en fait un processus utile et peut engendrer une «légitimité des résultats» 
			(39) 
			Fritz
W. Scharpf, «Governing in Europe: Effective
and Democratic?», Oxford, Oxford University Press.. Le processus de transformation des objectifs politiques en décisions gouvernementales, en trains de mesures et en mise en œuvre desdites mesures par les pouvoirs publics dépend, dans une large mesure, de l’appareil de l’Etat et des ressources dont il dispose, telles que les finances, les lois, les pouvoirs réglementaires et les capacités administratives. Si l’Etat est faible, la performance démocratique ne saurait être forte.
75. Dans le présent rapport, pour désigner un Etat où la démocratie est forte, nous utiliserons des termes comme «Etat solide», «Etat efficace» ou «Etat de haute qualité» plutôt que le terme «Etat fort», ce dernier pouvant revêtir des connotations contradictoires et prêter à confusion. Dans la plupart des langues et des pays européens, un «Etat fort» sera lié à des modèles autoritaires dans lesquels les citoyens sont limités dans leur autonomie et leur liberté et où le contrôle consécutif des citoyens par l’Etat l’emporterait sur le contrôle de l’Etat par les citoyens. En particulier en Europe centrale et orientale, cette expression rappelle aux citoyens le contrôle exercé par l’Etat sous le régime communiste. A l’inverse, un Etat solide ou efficace ne sera pas défini par rapport à de telles caractéristiques négatives, mais plutôt par rapport à des perspectives et des objectifs positifs au service de l’intérêt commun des citoyens et de la société.

5.1. Etat fort / Etat faible

76. La solidité et la qualité d’un Etat signifient que celui-ci a les capacités de s’acquitter de ses principales fonctions, particulièrement la définition de la citoyenneté, la garantie de la paix et de la sécurité intérieure et extérieure, la résolution des conflits sociaux, la protection des minorités, la réglementation des relations sociales par la loi, la régulation du système économique, la génération de recettes fiscales (levée de l’impôt) et d’autres ressources publiques, la fourniture d’infrastructures publiques (éducation, systèmes de communication, services sociaux, équipements de transport, distribution d’énergie, d’eau, etc.), l’organisation de la sécurité sociale (Etat providence) et la promotion de l’intégration sociale. Pour ce faire, les institutions que sont la justice, la police et l’administration doivent fonctionner de façon équitable et efficace.
77. L’exercice satisfaisant de ces fonctions essentielles est également déterminant sous l’angle des conditions préalables cruciales pour l’Etat et la démocratie: la confiance des citoyens dans leurs représentants et les titulaires d’une charge publique, le soutien apporté aux partis politiques, la participation des citoyens à l’élaboration des politiques et leur adhésion à ces politiques, l’acceptation des décisions politiques et la légitimité du pouvoir de la majorité.
78. La «solidité» d’un Etat peut être compromise par plusieurs facteurs généraux qui réduisent sa capacité d’atteindre ses objectifs politiques au service du bien commun. Le facteur le plus néfaste serait une utilisation non équitable et arbitraire du pouvoir politique, administratif ou judiciaire. De telles pratiques sont souvent engendrées par la corruption. Un facteur étroitement lié serait la pression exercée – ouvertement ou de façon dissimulée – par des monopoles de pouvoir privés (oligopoles), tels que des oligarchies ou bien des entreprises détenant un monopole commercial ou médiatique (radio/télévision/presse ou groupes de médias publics) Un troisième facteur serait une forte dépendance à l’égard de pouvoirs extérieurs, comme un Etat voisin, en ce qui concerne la fourniture de produits de base tels que l’énergie et les denrées alimentaires. Une forte dépendance à l’égard de sources de financement extérieures peut avoir des effets analogues.
79. La crise financière (2008-2012) a révélé de façon spectaculaire les faiblesses des Etats. Les caractéristiques déterminantes de cette crise ont été des niveaux extrêmes de déficit budgétaire et de dette publique accumulée, une récession économique rapide, des taux de chômage en flèche et des réductions drastiques dans des services cruciaux, alliés à l’incapacité de refinancer la dette publique. Les causes structurelles de cette situation tenaient au déséquilibre des économies nationales et à un manque de compétitivité, à des capacités insuffisantes de lever l’impôt, à une inégalité sociale croissante et à une dépendance croissante à l’égard d’acteurs économiques mondiaux. La plupart des pays ont par conséquent été incapables d’élaborer des politiques à même de stimuler la croissance économique. Toutes ces caractéristiques négatives sont réunies dans le cas de la Grèce. L’Islande représentait un cas extrême de déséquilibre structurel, tandis que l’Irlande et le Royaume-Uni ont révélé leur forte dépendance à l’égard du secteur de la finance. L’Espagne a souffert de sa forte dépendance à l’égard du boom immobilier, tandis que l’Italie et le Portugal ont plutôt accusé des problèmes généraux de faiblesse de la compétitivité. En Europe centrale et orientale, certains Etats étaient fortement dépendants à l’égard des approvisionnements en énergie en provenance de Russie (par exemple l’Ukraine). En général, la plupart des pays de la région ont été victimes de la concurrence massive de la Chine en matière de bas salaires.
80. La crise financière de 2008 a été déclenchée, en partie, par des opérations extrêmement risquées effectuées par des institutions financières et par la nécessité de prévenir leur effondrement en leur injectant une aide massive de l’Etat. L’absence de régulation des banques et des compagnies d‘assurance, qui est l’une des principales causes de la crise, aurait dû être la plus grande priorité, mais les Etats ont en fait été incapables d’assurer cette fonction de régulation par des décisions de politique nationale. En dépit d’une certaine activité internationale (G8, G20), l’espoir de règles coopératives internationales a été déçu. De même, les tentatives de l’Union européenne ou de l’Eurogroupe n’ont pas produit les résultats escomptés. L’un des facteurs les plus dangereux d’instabilité financière dans le monde n’est par conséquent pas encore résolu. Tous les autres efforts déployés par les Etats pour faire face à cette situation de crise multiple seront compromis, en l’absence d’une régulation mondiale efficace des banques, des compagnies d’assurance et des fonds spéculatifs. Plusieurs nouvelles règles adoptées dans le cadre de Bâle III, qui a notamment relevé les exigences en matière de niveau des fonds propres des banques, sont importantes, mais insuffisantes pour réguler et réduire le potentiel de risques élevé du secteur bancaire mondial. Malheureusement, à ce jour, les efforts de plusieurs Etats, comme la France et l’Allemagne, visant à mettre en place conjointement une taxe sur les transactions financières n’ont pas été couronnés de succès. Une telle approche devrait être soutenue par autant d’Etats et d’institutions européennes que possible.
81. Des niveaux élevés de dette publique et de déficit budgétaire accumulés sont l’autre aspect le plus spectaculaire de la crise financière actuelle qui a été exacerbée par la crise bancaire de 2008, comme on l’a vu en Grèce, en Irlande, au Portugal, en Espagne et en Italie.
82. Les programmes de stabilisation européens (FESF, MSE), en dépit de leur garanties financières élevées, ne peuvent qu’aider à contenir des hausses massives des coûts de refinancement des niveaux de dettes publiques. Seul le Pacte budgétaire et fiscal des Etats membres de la zone euro – lequel vise à réduire toute nouvelle accumulation de dettes publiques – pourrait avoir des effets à long terme sur la dépendance des Etats à l’égard des marchés financiers.
83. Les réductions budgétaires massives, notamment dans les services publics et la protection sociale, ont eu toutefois des effets ambivalents et contre-productifs, étant donné que les niveaux de la demande sont réduits, que la croissance économique est à l’arrêt et que la situation se dégrade fortement en ce qui concerne les inégalités sociales et la pauvreté.
84. Les niveaux actuels de dette souveraine et les réductions budgétaires imposées ont empêché la stimulation de la croissance économique selon l’approche traditionnelle qui consiste à engager de nouvelles dépenses publiques. Les ressources dont disposent les Etats ont été sérieusement réduites et bon nombre d’entre eux n’ont manifestement pas non plus la possibilité d’augmenter leurs revenus. Cette impasse peut tenir à des idéologies néolibérales, à une concurrence internationale pour abaisser les niveaux d’imposition ou à l’incapacité de l’Etat à collecter des montants d’impôts suffisants. Des Etats solides devraient disposer des moyens techniques nécessaires pour lever l’impôt, comme le contrôle fiscal, et de dispositifs juridiques contre la fraude fiscale. Ils devraient également être capables politiquement d’augmenter le taux de l’impôt prélevé sur les sociétés et les catégories sociales les plus riches, ainsi que de recouvrer des montants ayant souvent été transférés à l’étranger. Les majorités au pouvoir doivent par conséquent obtenir le soutien politique d’une majorité de citoyens, y compris des groupes à faibles revenus, en faveur d’un système d’impôt progressif sur les revenus et les biens immeubles.
85. Un Etat solide devrait élaborer des stratégies et développer les capacités lui permettant de suivre des approches complexes et à long terme de la croissance économique, ce qui à son tour, permettrait de créer des emplois et de répondre à des besoins sociaux urgents. Cet effort pourrait prendre la forme, par exemple, d’une stratégie d’investissement dans les économies d’énergie et les énergies nouvelles, comme l’isolation des bâtiments, les énergies renouvelables et l’amélioration des technologies de traitement de la distribution et de la consommation d’énergie. Une telle approche conviendrait à la plupart des pays européens, notamment ceux d’Europe centrale et orientale, en réelle attente de nouvelles impulsions pour l’emploi et l’innovation. Des approches analogues dans une perspective d’un développement durable à long terme pourraient être appliquées dans d’autres domaines de la société.
86. Si l’élaboration des politiques a été confrontée à une tendance croissante à un contexte instable, il sera essentiel dans de nombreux domaines d’élaborer et de mener des stratégies à long terme en matière de politiques publiques. Ce n’est que dans une perspective à long terme que l’on pourra traiter des questions comme l’environnement et le changement climatique, la protection sociale et les services sociaux dans des sociétés vieillissantes, la mise en place d’une infrastructure moderne dans le domaine des communications, la mobilité, etc. Le système éducatif a particulièrement besoin, à tous les niveaux, d’une approche stable et innovante à long terme pour ses programmes et institutions.
87. L’intégration sociale est rendue plus difficile dans bon nombre de sociétés contemporaines par des facteurs tels que l’instabilité et les mutations économiques, la migration, la mobilité accrue des populations, la différenciation sociale, les problèmes des minorités, etc. Des Etats solides devraient par conséquent disposer des capacités nécessaires pour favoriser l’intégration sociale, ce qui est aussi une condition essentielle d’un système politique démocratique. Des Etats comme la Hongrie, «l’ex-République yougoslave de Macédoine» ou la Roumanie ont montré leur profonde incapacité à intégrer de façon satisfaisante les groupes minoritaires. Dans tous les pays européens, les inégalités de revenus et de statut social ont considérablement augmenté au cours des dernières années et la crise économique a assez souvent engendré des niveaux extrêmement élevés de polarisation sociale. De tels phénomènes peuvent affaiblir la base d’adhésion aux valeurs et institutions démocratiques.
88. Dans de nombreux domaines, les politiques publiques des Etats nécessitent le renforcement de leur coopération avec les autres Etats dans le cadre d’organisations internationales ou régionales. La mondialisation politique et économique et, en Europe, le rôle de plus en plus important de l’Union européenne ont rendu cette exigence plus urgente. Ce constat s’applique aux Etats membres de l’Union et encore plus aux pays européens qui, à ce jour, sont toujours hors de l’Union. Les développements économiques sont chaque jour davantage liés et intégrés les uns aux autres, tout comme bon nombre d’autres problèmes sociaux, environnementaux et de sécurité qui affectent plus d’un Etat. Les Etats jouant la carte de la coopération seront plus efficaces que les autres.

6. Les Etats solides et la démocratie forte dont ils ont besoin

89. L’évolution de ces dernières années a révélé la vulnérabilité des Etats et des démocraties dans des conditions de mondialisation économique, notamment des marchés financiers, et leur potentiel de crise. Dans de telles conditions, la plus grande tentation pour les élites économiques et politiques est de recourir à des politiques publiques technocratiques: une option qui pourrait bien aboutir à un régime autoritaire et non à un système politique démocratique. Une démocratie forte donnera cependant la priorité à la participation des citoyens et à la possibilité pour ceux-ci d’exprimer librement leurs intérêts et leurs préférences, de choisir et d’appuyer les décisions en matière de politiques publiques et de contrôler le processus décisionnel par l’intermédiaire de représentants élus. Les institutions et les élites doivent s’efforcer de rétablir la confiance politique des citoyens. Le processus démocratique devrait être guidé par l’idée de justice et de bien commun. Il faut inverser la tendance récente d’accroissement des inégalités et de polarisation de la société et viser à atteindre l’égalité des chances au sein de toutes les structures de la société.
90. Pour être forte, la démocratie doit nécessairement reposer sur la légitimité des processus et sur la légitimité des résultats, ce qui passe notamment par l’adhésion d’un large éventail de citoyens aux décisions politiques et un soutien aux institutions politiques qui sont au service de toutes les composantes et de tous les groupes de la société.
91. Un principe fondamental de toute démocratie doit être la primauté du droit (qui garantit les droits individuels) et la protection des droits garantissant la liberté de participer à la vie politique (tels que la liberté d’expression, la liberté de communiquer et de s’associer avec d’autres citoyens, de signer des pétitions, de participer à des manifestations et à des élections, de se porter candidat à une fonction élective, etc.). Pour toutes les violations de ces droits, le recours à un système judiciaire indépendant doit également être garanti, notamment une Cour constitutionnelle et des tribunaux administratifs. Plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe ne respectent pas encore entièrement ces principes et font actuellement l’objet des procédures de suivi pertinentes 
			(40) 
			Par exemple, l’Assemblée
veille au respect des obligations et des engagements de l’Albanie,
de l’Arménie, de l’Azerbaïdjan, de la Bosnie-Herzégovine, de la
Géorgie, de la République de Moldova, du Monténégro, de la Russie,
de la Serbie et de l’Ukraine. Un dialogue «post-suivi» est en cours
avec la Bulgarie, Monaco, «l’ex-République yougoslave de Macédoine»
et la Turquie.. Dans une démocratie, on ne saurait accepter que des citoyens ou des groupes de la société civile doivent craindre la répression s’ils veulent exercer leurs droits démocratiques fondamentaux.
92. La séparation des pouvoirs comme garantie des libertés individuelles et des procédures démocratiques peut également être mise à mal par les pouvoirs technocratiques que l’exécutif en place peut être tenté de revendiquer au détriment du parlement. Dans le cadre de la stabilisation des banques en faillite, des finances publiques ou des mécanismes de soutien au système euro, de lourdes pressions ont très souvent été exercées sur les parlements afin qu’ils acceptent les décisions prises par les gouvernements dans des délais beaucoup trop courts et sans possibilité de tenir les débats nécessaires. Les parlements doivent protéger leur droit d’avoir le dernier mot dans le processus décisionnel et défendre leur pouvoir de contrôler le gouvernement 
			(41) 
			Cette question sera
traitée dans le rapport à venir intitulé «Renforcer les normes de
fonctionnement démocratique des parlements nationaux: un guide de
bonnes pratiques parlementaires» dont je suis le rapporteur en vertu
d’une décision de la commission du Règlement, des immunités et des
affaires institutionnelles..
93. La corruption politique constitue la transgression la plus grave d’un processus rationnel, transparent et ouvert en matière de prise de décisions dans la sphère publique. Cette analyse ne vaut pas seulement pour la Grèce où la corruption fait partie depuis longtemps de la vie politique et sociale. Des affaires de corruption ont été également signalées récemment dans plusieurs pays d'Europe centrale et orientale comme la Bulgarie, la Croatie, la Roumanie, la République slovaque, la République tchèque et l’Ukraine. Il s’agit d’actes de corruption visant à influencer certaines orientations politiques ou à financer des partis politiques.
94. La corruption dans le cadre du financement des partis politiques ou des dirigeants d’un parti est un problème important dans plusieurs pays d’Europe orientale et occidentale, comme l’Autriche, l’Italie, la République slovaque, la République tchèque, et d’autres. En Autriche, une enquête a été menée par une commission parlementaire, laquelle a récemment fourni une liste de recommandations pouvant être utiles à d’autres pays. Elle a notamment défini des exigences élevées en matière de transparence, en commençant par des niveaux très faibles de dons aux partis et dirigeants d’un parti. En Italie, l’utilisation abusive des finances d’un parti par ses dirigeants, par exemple la Lega Nord, devrait également déboucher sur l’adoption de nouvelles règles et la mise en place d’un système rigoureux en matière de contrôle et de transparence. En général, selon l’expérience de l’Allemagne et d’autres Etats européens, le fait de prévoir un financement de l’Etat pour les partis politiques pourrait aider ces derniers à protéger leur indépendance et à rester indemnes de toute corruption, à condition que des contrôles suffisants aient été mis en place.
95. La transparence des processus décisionnels est largement considérée comme une condition préalable à la participation des citoyens, à l’information du public et à la transparence et au contrôle de la démocratie directe et représentative. Des pays comme les Etats-Unis d’Amérique ou la Suède font figure de modèles en ce qui concerne l’accès à l’information de tous les citoyens, par des lois qui garantissent l’accès aux documents de l’administration et des institutions publiques. En Europe, certains pays disposent de lois à cet effet dans des domaines politiques spécifiques, lesquelles ont été en partie transposées du droit communautaire. Tous les pays européens devraient établir des règles générales d’accès à l’information, notamment la possibilité de faire appliquer ce droit en saisissant la justice.
96. Les médias 
			(42) 
			Voir
les nombreux travaux menés dans ce domaine par la commission de
la culture, de la science, de l’éducation et des médias. jouent un rôle indispensable dans les démocraties: ce sont eux qui mènent des recherches et fournissent des informations au public, jouent un rôle actif dans le débat public et invitent un large public à prendre part à la réflexion politique et à agir en tant qu’agents de contrôle essentiels des membres du gouvernement. Il est indispensable que cette importante fonction soit exercée par une pluralité de médias et qu’aucun monopole ou quasi-monopole ne soit établi dans ce domaine. Or, dans certains pays d’Europe, les monopoles d’Etat, notamment la télévision, ne respectent pas ce principe de pluralité. En Italie, sous le gouvernement Berlusconi, les mêmes intérêts exerçaient le contrôle à la fois de la télévision publique et de la télévision privée. En Hongrie, le gouvernement dirigé par le Fidesz a mis en place en 2011 des règles très restrictives de contrôle des médias publics et privés – y compris la presse – par le gouvernement, ce qui a déclenché un débat très controversé à l’échelle de l’Europe sur l’ingérence politique dans la fonction démocratique exercée par les médias. Au Royaume-Uni, le pouvoir médiatique extrêmement concentré du groupe Murdoch et ses pratiques illégales en vue d’obtenir des informations et de les utiliser de façon abusive à des fins politiques et commerciales, ainsi que ses relations étroites avec des détenteurs du pouvoir politique, ont ajouté une nouvelle dimension à la manière dont les médias peuvent jouer un rôle de déstabilisation de la démocratie. La nécessité de créer dans tous les Etats un organisme indépendant chargé de surveiller le caractère démocratique des systèmes de médias semble évidente.
97. En dépit du consensus établi de longue date selon lequel, dans une démocratie, le principe d’égalité politique doit prévaloir et chaque citoyen doit disposer d’une voix égale et à effet égal lors des scrutins, il existe des différences importantes dans les systèmes électoraux quant à la manière dont les suffrages sont convertis en mandats. Le principe de représentation proportionnelle serait le mécanisme le plus adapté pour traduire la diversité des voix en mandats de parti. Les listes de parti fermées ne confèrent cependant pas aux électeurs la possibilité de choisir individuellement un ou plusieurs candidats dans une liste. D’autres systèmes présentent l’inconvénient de produire des résultats très éloignés de l’égalité proportionnelle. Au Royaume-Uni, compte tenu du système à la majorité relative (first past the post), la majorité des sièges est souvent obtenue avec seulement 35 % à 40 % des suffrages (une proposition de nouveau système produisant des résultats plus proportionnels a été rejetée par référendum en 2011). Dans d’autres pays, l’exigence d’un pourcentage minimum des suffrages (Allemagne et Russie 5 %, Liechtenstein 9 %, Turquie 10 %) écarte un grand nombre de voix qui ne sont donc pas comptées; en Grèce, le parti ayant remporté le plus grand nombre de suffrages (même si ce n'est que 20 % des voix) bénéficie de 50 sièges supplémentaires au parlement pour l’aider à former une majorité gouvernementale. De telles règles produisant des déformations flagrantes de la volonté populaire devraient à tout le moins être modifiées de façon à respecter davantage le principe d’égalité politique. Des systèmes mixtes, avec un scrutin proportionnel et la possibilité de choisir des candidats dans une liste ouverte, peuvent offrir des avantages par rapport aux autres systèmes.
98. Ceux qui pensent que les citoyens devraient bénéficier davantage de réelles possibilités de participer au processus décisionnel à tous les niveaux – ce qui signifie que la démocratie devrait être comprise au-delà du niveau des élections et qu’il faudrait y associer des éléments de démocratie directe – devraient savoir qu’une telle approche de la démocratie mérite d’être conçue avec le plus grand soin.
99. Selon la façon dont vous mettez en œuvre cette approche et organisez l’interface entre des institutions représentatives essentielles et des éléments additionnels de démocratie directe, soit vous mettez en place une meilleure démocratie et une vie politique plus représentative, soit, à l’inverse, vous entravez la démocratie et frustrez encore plus les citoyens.
100. On compte au moins huit éléments décisifs pour la conception et la qualité d’un système politique démocratique, lesquels doivent être examinés avec la plus grande attention:
  • Il faut commencer par déterminer qui peut initier un référendum populaire. Dans le but de vraiment ouvrir le système politique, accroître la participation des citoyens et rapprocher de nombreux citoyens des institutions démocratiques d’aujourd’hui, il conviendrait de conférer ce pouvoir à des groupes ne représentant qu’une faible portion de l’électorat.
  • La démocratie directe signifie que le pouvoir politique est mieux partagé. Par conséquent, le nombre de signatures exigé pour les référendums et les initiatives ne devrait pas dépasser 2 % ou 3 % du corps électoral afin d’être facile d’accès aux citoyens et d’éviter de créer des obstacles que seules des organisations puissantes – déjà bien représentées dans les institutions – pourraient surmonter.
  • Les propositions à l’initiative de citoyens doivent être comprises comme un processus qui prend du temps. Moins le calendrier sera urgent, plus il y aura de possibilités de dialogue, d’interaction et d’effets positifs.
  • Les délibérations sont au cœur de la démocratie directe; c’est John Stuart Mills qui a décrit la démocratie en ces termes: «la démocratie, c’est la conduite des affaires publiques par la discussion». Pour qu’il y ait débat, il faut des citoyens formés et informés, des centaines de petits et grands rassemblements pour le rendre possible, un large accès à autant de personnes que possible: les autorités des Etats solides devraient poursuivre ces buts et recourir à tous ces outils démocratiques.
  • La démocratie directe devrait être conçue de façon à interagir avec la démocratie indirecte, notamment le parlement qui doit examiner toutes les initiatives et devrait pouvoir faire des contre-propositions.
  • Aucune question ne devrait être exclue de la participation citoyenne. Toutes les propositions pouvant être examinées par le parlement devraient aussi être ouvertes à des processus d’initiative citoyenne.
  • Le fait d’exiger une super majorité comme condition de validation des résultats des référendums aurait un effet contre-productif: comme de nombreux exemples l’ont montré en Italie au cours des dernières années, cette règle permet souvent à une majorité au pouvoir d’éviter le débat, ce qui décourage les démocrates et ne contribue pas au renforcement de la démocratie.
  • Dans une démocratie directe, les électeurs doivent être particulièrement bien informés, par exemple par la distribution de brochures d’information officielle, et le processus au cours de la période précédant le référendum doit être équitable, équilibré et transparent s’agissant des sommes investies.
101. Un régime de démocratie directe conçu avec soin produit des attitudes, des relations et des éléments de culture politique dont les sociétés modernes, les entités et les structures politiques ont besoin et qui leur sont très utiles. A titre d’exemple:
  • il aide à intégrer des sociétés diverses et multiculturelles en permettant au plus grand nombre possible de personnes de participer facilement et sans contraintes;
  • il facilite l’apprentissage collectif des questions sociales et contribue au processus d’apprentissage politique au sein de la société;
  • il accroît la légitimité des institutions et des décisions politiques;
  • il permet à un plus grand nombre de citoyens de s’identifier davantage à la vie politique, aux principales institutions et à leurs acteurs, ainsi que de réduire la distance qui les en sépare;
  • il accroît l’ouverture du système aux acteurs non traditionnels et qui ne sont pas du courant majoritaire et à leurs propositions, et renforce la capacité des institutions à répondre aux attentes des citoyens;
  • la sphère publique devient plus riche, plus solide et son contenu est enrichi par des aspects beaucoup plus diversifiés de la société, et pas seulement par les détenteurs du pouvoir ou les titulaires d’une charge publique;
  • les délibérations publiques deviennent plus intenses et plus contributives, car un nombre beaucoup plus important de personnes s’écoutent et parlent.
102. Dans de nombreux pays, les taux de participation à la vie politique traditionnelle – comme le taux de participation aux élections, d’adhésion à un parti, etc. – ont connu une baisse importante au cours des dernières années, alors que dans une démocratie forte, la participation des citoyens devrait augmenter et s’intensifier. Une condition utile à cet égard serait l’élaboration de modèles de société civile comportant de nombreuses formes de participation informelle, notamment des débats publics, des formes de protestation, l’auto-organisation, etc. La procédure budgétaire participative, notamment aux niveaux local et régional de la vie politique, est une autre manière d’intéresser de nombreux citoyens et d’accroître leur expérience.
103. Dans un environnement changeant en matière de technologies des communications, les potentiels d’internet et de nombreuses nouvelles formes de «démocratie électronique» peuvent jouer un rôle important pour rapprocher les citoyens et les groupes ou les citoyens et les acteurs qui les représentent. Il existe de nombreux exemples d’une utilisation productive des outils numériques et des potentiels interactifs, notamment par l’intermédiaire de Facebook et Twitter. Par exemple, les citoyens allemands peuvent présenter leurs pétitions au Bundestag via une plateforme électronique. En Suisse, le scrutin électronique pour les votations et les élections a été testé avec succès dans plusieurs cantons. Au sein de l’Union européenne, la Commission européenne a mis en place en avril 2012 un site internet pour enregistrer les propositions formulées dans le cadre de la nouvelle Initiative citoyenne européenne (introduite par l’article 11.4 du Traité de Lisbonne). De nouvelles formes d’organisation de débats politiques en ligne ont été mises en place, entre autres, dans le cadre de la «démocratie liquide» dont se revendiquent des groupes politiques «pirates». Si ce type de communication par internet pouvait attirer notamment un plus grand nombre de jeunes et les inciter à s’engager dans le débat politique et le processus décisionnel, ce serait très utile pour la stabilisation et l’avenir de la démocratie.
104. Dans bon nombre d’Etats européens dépourvus de structures fédéralistes, les structures administratives nationales sont trop fortement centralisées. La décentralisation et le renforcement des pouvoirs locaux disposant de réels pouvoirs exécutifs et administratifs, notamment des ressources financières nécessaires, seront aussi une bonne chose pour la démocratie. Des responsabilités locales pour les affaires courantes, une plus grande participation des citoyens à la vie politique locale, notamment au moyen d’initiatives et de référendums, et l’accent mis sur une sphère publique locale pourrait largement contribuer à une vie démocratique active pour le pays dans son ensemble 
			(43) 
			S’agissant de la démocratie
locale et régionale, voir les travaux du Congrès des pouvoirs locaux
et régionaux du Conseil de l’Europe..
105. Avec la mondialisation, la plupart des problèmes économiques et environnementaux, ainsi que bien d’autres domaines, se sont déplacés hors de la portée de la plupart des Etats nations. La crise financière actuelle l’a démontré de façon spectaculaire, de même qu’elle a démontré que même l’Union européenne n’a pas eu de contrôle suffisant des événements. La coopération et l’intégration des Etats revêtent dès lors la plus haute importance. La démocratie ne peut l’emporter que si les Etats développent le potentiel de coopérer à l’élaboration des politiques pour gérer leurs affaires communes.
106. La communauté des 47 Etats du Conseil de l’Europe représente en fait deux Europe: 20 Etats agissant en tant qu’Etats nations et 27 Etats membres intégrés dans l’Union européenne, parmi lesquels 17 sont aussi membres du système euro. Il est certain que les autres Etats du Conseil de l’Europe non membres de l’Union européenne suivront avec le plus grand intérêt l’évolution de la situation dans l’Union européenne et/ou dans la zone euro, ainsi que dans les pays qui en sont membres et avec qui ils souhaitent coopérer pour régler les problèmes et sécuriser leurs systèmes démocratiques respectifs.
107. L’Union européenne se heurte à un problème encore plus grand que les Etats membres pour ce qui est des qualités démocratiques. Le déficit démocratique dans les institutions de gouvernance de l’Union européenne est bien connu: seul le Parlement européen est légitimé par une représentation électorale directe, alors que les institutions les plus puissantes – la Commission européenne et le Conseil des Ministres – ne jouissent que de la légitimité limitée que leur confèrent leurs électorats nationaux. Comme cela ressort clairement depuis des années, les citoyens des Etats membres de l’Union européenne ont des relations assez distantes avec les fonctions et les institutions de l’Union, et encore plus avec le système euro. Il est certain que les perspectives diffèrent selon le groupe de pays, notamment dans les Etats d’Europe centrale et orientale, pour qui les espoirs d’une liberté effective et d’un développement économique réussi sont très fortement liés à l’Union européenne (je me réfère ici à l’exposé présenté par M. Krzemiński devant notre commission le 14 mars 2012).
108. Les institutions européennes devront donc encore accomplir d’importantes réformes démocratiques. Les institutions représentatives ayant une légitimité directe devraient avoir plus de poids que les délégués exécutifs des gouvernements nationaux. Les interactions entre les acteurs législatifs européens et les parlements nationaux devraient également s’intensifier. Le Traité de Lisbonne a proclamé que les valeurs de participation des citoyens devraient jouer un rôle plus important dans l’Union, mais il n’y a pas eu beaucoup de dispositions dans ce sens. L’Initiative citoyenne européenne dont il est question à l’article 11.4 du Traité peut être considérée comme une mesure importante qui devrait permettre aux citoyens d’exprimer leurs aspirations et leurs propositions politiques dans le cadre d’une procédure transnationale. Si les règles d’utilisation de cet outil devaient se révéler trop restrictives, il faudrait envisager des révisions d’ordre pratique en temps utile. Au-delà de ce nouvel instrument, l’idée d’une vaste initiative donnant lieu à un référendum à l’échelle des citoyens européens pourrait devenir un sujet de discussion.
109. Si l’Union européenne veut affronter les tâches gigantesques inhérentes à l’élaboration des politiques transnationales, lesquelles échappent à la compétence des Etats nations, elle devra développer de meilleures qualités propres à un Etat solide et disposer d’une base plus large de soutien démocratique auprès des citoyens européens. Pour ce faire, il faudra, d’une part, redéfinir plus complètement les compétences et les obligations, avec des ressources plus importantes, notamment financières, et, d’autre part, établir des institutions plus fortes de représentation politique et de participation directe, notamment sur le plan de la responsabilité et de la transparence. Ce saut qualitatif de la réforme fonctionnelle et démocratique pourrait bien nécessiter un nouveau cycle de discussions tendant vers une véritable Constitution européenne élaborée par les peuples eux-mêmes.

7. Une démocratie forte, des Etats solides et l’Europe solide et forte dont ils ont besoin

110. Une démocratie plus puissante et plus forte a besoin de l’Europe, car l’Etat-nation n’est plus capable de remplir les grandes promesses associées à la démocratie. Un Etat solide ne peut répondre aux attentes de ses citoyens sans une forme équilibrée, équitable et bien établie de coopération européenne et d’institutions qui fonctionnent. L’Europe est ainsi au centre de nombreuses attentes, si ce n’est de toutes. En même temps, les critiques n’ont pratiquement jamais été aussi vives en Europe à l’égard des institutions européennes. Pour un trop grand nombre de personnes, l’Europe est devenue une source de problèmes plus qu’un moyen de les surmonter.
111. Selon le journaliste et essayiste français Jacques Julliard, «L’Europe est à un tournant, entre l’être et le non-être, et l’on ne peut plus attendre sans risquer d’opter par défaut pour le non-être» 
			(44) 
			Dans l’hebdomadaire Marianne, n° 787, 19 mai 2012, p. 3..
112. Selon l’éditorialiste britannique Martin Kettle, ancien Européen convaincu comme il le dit lui-même, les choses sont claires: «Les nationalistes ont gagné – le rêve d’Europe, c’est fini. 
			(45) 
			The
Guardian, 24 juin 2011.»
113. La journaliste allemande Evelyn Finger a écrit: «Le projet de l’Union européenne et de l’euro est peut-être en danger, mais ce n’est pas le cas de la démocratie parlementaire. On pourrait dire que les sphères politique et économique se sont trop éloignées, ce qui a rendu la crise financière possible. Mais nombreux (…) sont les citoyens qui réclament aujourd’hui une plus grande influence du politique dans le processus de prise de décision économique, ce qui montre qu’ils connaissent leurs droits démocratiques! 
			(46) 
			Die
Zeit, 19 janvier 2012, p. 1.»
114. «Papandréou n’a pas seulement fait ce qu’il fallait faire, quand il a voulu demander au peuple de se prononcer sur la décision concernant son avenir», note Frank Schirrmacher, le rédacteur en chef de FAZ, «il a aussi montré à l’Europe la manière dont les choses devraient se passer. Parce que dans ce genre de situation, l’Europe devrait être tenue d’expliquer aux Grecs pourquoi sa ligne d’action est celle qui est la plus appropriée. L’Europe devrait alors se convaincre elle-même que tel est le cas (...) Ce serait un processus d’autoréassurance de la part d’Etats européens qui sont tous aussi lourdement endettés les uns que les autres et qui ont vraiment besoin de savoir quel prix ils sont prêts à payer pour les valeurs intangibles associées à une Europe unie. 
			(47) 
			Frankfurter Allgemeine Zeitung, 1er novembre
2011.»
115. «Depuis la seconde guerre mondiale, les principes et les institutions démocratiques n’ont jamais été aussi mal jugés, remis en question et marginalisés qu’aujourd’hui. Il pourrait y avoir un retour de bâton. Sans démocratie, l’Etat perd le soutien de la population et, partant, sa légitimité. Sans démocratie au sein de son propre système, l’Union européenne pourrait se briser contre l’ordre démocratique de ses Etats membres. Si le conflit entre les besoins des marchés financiers et la souveraineté des peuples devient ouvertement visible, alors au sein des Etats et en dehors des Etats, des forces ne respectant ni la démocratie ni le libéralisme pourraient apparaître. 
			(48) 
			Professeur Andreas
Auer dans la NZZ, 29 novembre
2011.»
116. «La crise de l’euro nous offre-t-elle l’occasion de fonder une Europe démocratique? Ou bien, au contraire, faut-il se résoudre à faire marche arrière et à privilégier les méthodes nationales?» Pour le philosophe allemand Jürgen Habermas, il est temps pour l’Europe d’écrire sa Constitution: «Il faut refonder l’Union européenne dans une Union démocratique supranationale sur le fondement d’une Constitution européenne recueillant l’adhésion des citoyens européens et des peuples européens. Il faudrait repenser les institutions de l’Union européenne de telle façon que cette union obtienne la légitimité nécessaire et les moyens dont elle a besoin pour piloter les marchés. 
			(49) 
			Frankfurter
Allgemeine Zeitung, 29 novembre 2011.»

Annexe – Les principes de la démocratie et leur expression à trois niveaux

(open)

Niveaux

Principes

1er niveau

Individu / citoyen

2e niveau

Groupes sociaux / organisations politiques

(partis, ONG)

3e niveau

Système de

gouvernance, institutions de l’Etat

1. Droits fondamentaux

Droits individuels, protection juridique, liberté d’expression

Liberté d’association, protection des minorités

Limitation du pouvoir de l’Etat, Constitution fondée sur la prééminence du droit, indépendance du pouvoir judiciaire

2. Ouverture des structures du pouvoir

Accès à la communication et au pouvoir politiques, droit de contrôler le pouvoir

Pluralisme des associations / élites / médias indépendants

Séparation des pouvoirs, limitation des mandats, compétition politique, contrôle du pouvoir

3. Egalité politique

Suffrage universel, plus grande égalité des droits de participation

Egalité des chances d’accéder aux ressources organisationnelles et d’exercer une influence

Egalité des chances dans les systèmes électoraux et les processus de décision

4. Diversité et intégration

Egalité des droits politiques, économiques et sociaux; possibilité de développer sa langue, sa culture et ses traditions dans le respect des droits de l’homme et des valeurs démocratiques; multiplication des possibilités d’intégration, et remplir les obligations en particulier: apprentissage de la langue du pays hôte

Respect de la diversité, soutien public et financier et les ressources organisationnelles; engagement dans le processus de décision concernant leurs intérêts

Egalité des chances pour les migrants et les minorités dans le système électoral et le processus de décision. La conception des institutions politiques devrait servir ce but

5. Transparence et rationalité

Pluralisme des sources d’information, possibilités diverses d’éducation/ d’acquisition de compétences politiques, efficacité de la participation individuelle

Pluralisme dans les médias, sphère publique ouverte au débat et à la critique, pluralité des intérêts

Procédures de décision transparentes, différentiation des responsabilités, efficacité et procédures fondées sur le dialogue

6. Efficacité politique, capacité d’agir et d’orienter la société

Intérêt politique, volonté de participer, être prêt à prendre des responsabilités, esprit critique, être prêt à accepter des décisions

Recherche d’intérêts communs, mobilisation d’un soutien politique

Principe de la majorité, capacité de trouver des compromis, ressources pour la mise en œuvre des décisions (droits, ressources financières, etc.), confiance dans les institutions et les systèmes

7. Culture de la citoyenneté

Confiance, sentiment d'appartenance, idée d'être concerné par le jeu politique

Reconnaissance et soutien d'associations, d'organisations civiques et d'ONG

Participation citoyenne à tous les niveaux