1. Introduction:
Pourquoi examiner les mesures d’austérité sous l’angle de la démocratie
et des droits sociaux?
«La grande illusion de l'Europe consiste en la conviction
que la crise venait d'une gestion irresponsable des budgets.» – Paul Krugman, économiste des Etats-Unis d'Amérique
(prix Nobel 2008), Der Spiegel,
23 avril 2012.
1. Tous les Etats membres du Conseil
de l'Europe ont subi d’une certaine façon l'impact et les conséquences
de la crise financière et économique actuelle. Financière au départ
en 2008, la crise est rapidement devenue économique. Alors que la
reprise semblait se profiler en 2010, la crise s’est transformée en
ladite «crise de la dette souveraine». Dans ce contexte, des décisions
politiques et économiques stratégiques sont actuellement prises
dans de nombreux pays. Beaucoup de pays européens établissent ou appliquent
d’ores et déjà des programmes d’austérité qui supposent très souvent
des coupes sombres dans les dépenses publiques et les rémunérations
des fonctionnaires, des privatisations, des baisses des salaires minimums,
une baisse des effectifs du secteur public, ou encore des augmentations
des taxes sur la consommation; mesures prises pour des raisons politiques
(idéologiques) ou économiques (obligations découlant de leur appartenance
à la zone euro ou demandes de créanciers internationaux).
2. Dans un rapport sur sa visite en Irlande en juin 2011, publié
le 15 septembre de la même année, le Commissaire aux droits de l'homme
du Conseil de l'Europe, Thomas Hammarberg, relevait que les coupes budgétaires
effectuées en Irlande pouvaient compromettre la protection des droits
de l'homme. Il est donc crucial d’éviter ce risque, en particulier
pour les groupes de personnes les plus vulnérables
. A la lumière des premières mesures
prises dans les Etats membres à partir de 2010, il est rapidement
devenu évident que les mesures d’austérité s’accompagnent d’une
réduction des prestations sociales (pensions, pensions d’invalidité, prestations
chômage, etc.) et de la qualité des services sociaux en général
(santé, éducation, garde d’enfants, etc.). Or, ce sont souvent des
catégories de la population déjà défavorisées d’un point de vue
économique et social qui subissent ces conséquences, de sorte que
la question des mesures d’austérité devient un problème de cohésion
sociale et aussi de protection des groupes vulnérables.
3. Les modalités selon lesquelles nombre de gouvernements soumettent
leurs budgets nationaux à des programmes d’austérité devraient être
analysées sous l’angle des normes démocratiques. Très souvent, la souveraineté
des Etats et gouvernements qui sont confrontés à des situations
de crise diminue; les décisions sont prises sur la base de considérations
à très court terme, de supposées nécessités impérieuses et dans
le cadre de procédures urgentes alors que les éléments de transparence
et de processus démocratique sont négligés. Dans certains cas, les
créanciers internationaux (Fonds monétaire international (FMI),
Union européenne) conditionnent l’octroi de nouveaux prêts à des
programmes d’austérité. Ceci a été le cas d’une manière dramatique
en Grèce, où la supposée «troïka» du FMI, de la Commission européenne
et de la Banque centrale européenne (BCE) a imposé des mesures d’austérité
drastiques. Compte tenu de ces tendances, le rapporteur estime que
les gouvernements devraient consulter les citoyens pour savoir si,
comment et quand, la dette publique devrait être réduite, et devraient
respecter leurs obligations et engagements internationaux en ce
qui concerne les normes démocratiques.
4. Face aux conséquences des programmes d’austérité nationaux
pour les services sociaux et les processus de décision démocratiques,
des voix se sont élevées dans le monde entier durant l’année 2011. Parmi
les principaux «noyaux» de ce mouvement appelé «mouvement d’occupation»
qui ont bénéficié de la plus large couverture médiatique figurent
notamment le mouvement espagnol des Indignés, formé en mai 2011 à
Madrid, le mouvement «Occupons Wall Street», formé en septembre
2011 et le campement «Occupons Londres», constitué en octobre 2011.
En Grèce, au Portugal et en Espagne, notamment, les mesures d'austérité
ont donné lieu à des manifestations de masse. Pour dresser le tableau
le plus complet possible, le rapporteur voulait également entendre
ce que certains représentants de ces mouvements avaient à dire sur les
réponses politiques à apporter à la crise mondiale. Les deux auditions
d’experts organisées sur la question par la commission des questions
sociales, de la santé et du développement durable en janvier et
en mars 2012 illustrent son approche large
.
5. Lorsqu’elle a adopté, en avril 2011, son avis intitulé «Surendettement
des Etats – un danger pour la démocratie et les droits de l'homme»,
l’ancienne commission des questions sociales, de la santé et de
la famille a proposé d’élaborer un rapport distinct qui traiterait
des mesures d’austérité prises par un certain nombre d’Etats membres.
Donnant suite à cette proposition, l'Assemblée parlementaire l’a
récemment transmise à la commission des questions sociales, de la
santé et du développement durable.
6. Sur la base de ce mandat, le rapporteur entend étudier les
objectifs et les conséquences des divers programmes d’austérité
dans les Etats membres. Etant donné que, au début de l’année 2012,
de nouvelles conséquences des politiques d’austérité actuelles ont
émergé quasiment chaque semaine, le présent rapport pourrait être
mis à jour continuellement – une tâche évidemment impossible. L’objet
de ce travail sera donc de fournir une vue globale des conséquences
des mesures d’austérité qui sont déjà devenues visibles jusqu’à
fin mai 2012, et d’élaborer, sur cette base, une série de recommandations.
Ces dernières visent à contribuer à la gestion publique et à des
approches économiques fondées sur le long terme, des processus de
décision transparents et démocratiques, tout en assurant le plein
respect des normes européennes relatives aux droits humains, y compris
de celles qui ont trait aux droits sociaux, tels qu’entérinés dans
la Charte sociale européenne révisée (STE no 163).
2. Les programmes d’austérité en Europe
et leurs objectifs
7. L’argument central en faveur
des programmes d’austérité en Europe était qu’ils étaient nécessaires
pour surmonter les gros déficits budgétaires publics, ayant été
causés semble-t-il par d’importantes dépenses au titre des budgets
des services sociaux pendant la crise financière et économique.
De plus en plus fréquemment, cependant, des experts et organisations
internationales ont remis en cause l'efficacité de tels programmes
de consolidation et ont commencé à reconnaître que la crise financière
et les énormes plans de sauvetage pour les banques européennes étaient
l’une des causes premières de la situation de crise, et non pas
l’une de ses conséquences.
2.1. Contexte:
développements ayant conduit à la «crise de la dette souveraine»
qui se poursuit en 2012
8. La crise financière et économique,
dont les premiers effets en Europe se sont fait sentir en 2007,
montait en puissance depuis la fin 2006 avec l'effondrement du marché
immobilier aux Etats-Unis. Elle a atteint l'un de ses sommets le
15 septembre 2008 avec la faillite de la banque américaine d'investissement
Lehman Brothers qui a plongé les marchés financiers internationaux
dans la tourmente. Au cours de la période 2008 et 2009, sa nature
et son ampleur ont évolué et elle s’est transformée en crise économique
plus générale dans de nombreux pays, tandis que la crise financière
sous-jacente se poursuivait et que les gouvernements du monde entier,
en particulier dans le cadre du G20, se penchaient sur les réformes
et la réglementation à adopter concernant les marchés financiers.
En attendant, la dernière analyse de stabilité financière par la
BCE note que «les risques liés à la stabilité financière de la zone
euro ont augmenté de manière significative lors du deuxième semestre
2011, alors que la crise de la dette souveraine et son interaction
avec le secteur bancaire ont empiré dans un contexte de perspectives
de croissance macro-économique faiblissantes» et que «la transmission
de tensions entre dettes souveraines, à travers les banques et entre
les deux, s’est intensifiée jusqu'à atteindre les proportions d’une
crise systémique qui n’avaient plus été vues depuis l’effondrement
de Lehman Brothers il y a trois ans
».
9. A partir de fin 2009 s’est développée une crise dite de la
«dette souveraine» apparue en raison de la hausse du niveau des
dettes publiques dans le monde, crise qui s’est aggravée début 2010
et ultérieurement. Selon d’autres chiffres de la BCE, la dette publique
brute globale n’a cessé de croître depuis 2007, avec une hausse
importante entre 2008 et 2010 et une augmentation moins élevée mais
constante du ratio dette publique globale sur produit intérieur
brut (PIB), qui est passé de 66,2 % du PIB (en 2007) à 88,5 % (attendu pour
2012)
. Dès le tout début,
l'argent public a été mis à contribution pour éviter le naufrage
du système financier et les ratios d'endettement, qui ne soulevaient
jusque-là guère d’inquiétude, ont alors été considérés comme trop
élevés. Les investisseurs ont perdu confiance en raison de rapports
alarmants établis par les agences de notation privées dont l’influence
sur les marchés est significative.
10. Une des causes profondes à examiner de plus près est le dysfonctionnement
du Pacte de stabilité et de croissance de l'Union européenne
. Il visait initialement à ce que
les Etats membres respectent la discipline budgétaire prévue par
le pacte, qui fixe une limite annuelle (3 % du PIB) et un déficit
public global, ainsi que ledit principe de «non-sauvetage». Ces
règles n’ont souvent pas été respectées, ou ont même été contournées
, par de nombreux Etats membres,
y compris lesdits pays «centraux» tels que l’Allemagne et la France.
Une situation qui s’explique par ce qui est un des points faibles
de l'Union monétaire depuis l’origine: la distinction entre une
politique monétaire commune et des politiques budgétaires décentralisées
qui restent entre les mains de chaque gouvernement
.
2.2. Réponses
européennes à la «crise de la dette souveraine»
11. La «crise de la dette souveraine»
s'est ensuite aggravée avec la dégradation de la dette souveraine
de différents pays par les trois principales agences de notation
établies aux Etats-Unis, à savoir Standard and Poor's, Moody's et
Fitch Ratings – tout d’abord la Grèce, le Portugal et l'Irlande,
puis les Etats-Unis (en août 2011) et neuf pays de la zone Euro
(en janvier 2012). Les experts ont alors commencé à lancer des appels
en faveur d'une amélioration de la réglementation des agences de
notation de façon à assurer davantage de transparence et de compétitivité
.
12. Dans ce contexte, les gouvernements des Etats membres de l'Union
européenne ont créé, le 9 mai 2010, le Fonds de stabilité financière
européen (FESF), prévoyant notamment une enveloppe de secours d'au moins
440 milliards d'euros pour préserver la stabilité financière européenne.
Pour s'acquitter de cette mission, le FESF a été autorisé à lever
les fonds nécessaires à l’octroi de prêts aux pays en difficulté
financière et à financer la recapitalisation des institutions financières
par l’octroi de prêts aux gouvernements, y compris dans les pays
qui ne relevaient pas du programme.
13. Cependant, toute aide financière à un pays dans le besoin
est liée à des conditions très strictes énoncées dans un mémorandum
d’accord entre le pays concerné et ladite «troïka» incluant la Commission européenne,
la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international
(FMI); ces conditions incluent souvent des mesures comme la demande
d’augmenter les impôts et de réduire les dépenses publiques ou des mesures
structurelles destinées à libéraliser le marché du travail et certains
secteurs protégés. Les décisions concernant le montant maximal d’un
prêt, sa marge et sa maturité, et le nombre d’échéances à décaisser
sont prises à l’unanimité par les ministres des Finances des Etats
membres de la zone euro. Si un pays en difficulté n'arrive pas à
respecter ces conditions, les décaissements du prêt et le programme
du pays seront interrompus jusqu'à ce que l'étude du programme de
ce pays et le mémorandum d'accord soient renégociés.
14. Les dirigeants européens ont aussi convenu d'adopter une règle
d'équilibre budgétaire.
Alors que les taux
d’intérêt n’atteignaient des niveaux alarmants que dans quelques
pays de la zone euro comme la Belgique, la Grèce, l'Irlande, l'Italie,
le Portugal et l'Espagne
, on a toujours considéré que la
«crise de la dette souveraine» était un problème qui touchait l’ensemble
de la zone euro
. Outre le FESF, un mécanisme européen
de stabilité (ESM), mécanisme permanent de règlement des crises,
a été mis en place par le Conseil européen le 24 juin 2011; il doit
être ratifié avant la mi-2012 à la suite d’une décision prise fin
mars 2012
.
2.3. Perception
et interprétation des programmes d’austérité de plus en plus controversées
15. Quand la «crise de la dette
souveraine» a débuté en 2009, les mesures d'austérité appliquées
par chaque Etat membre étaient imposées comme des conditions préalables
à la baisse de l’endettement public, à la consolidation des budgets
publics, à l'amélioration de la compétitivité internationale et,
enfin, à la reprise économique. Cette démarche, préconisée par le
FMI et par les institutions de l'Union européenne, a été suivie par
les gouvernements de la plupart des Etats membres. Des programmes
d'austérité ont donc été mis en place dans toute l'Europe, et pas
uniquement dans les pays qui étaient les plus concernés par la crise,
en particulier en raison de la pression que les Etats membres de
la zone euro exercent les uns sur les autres pour qu’une même voie
soit suivie
.
16. C'est seulement début mars 2012 que la Grèce a bénéficié d’une
annulation de sa dette, consentie par les détenteurs de titres de
créance de droit grec représentant 85,8 % de la dette et par les
créanciers internationaux à hauteur de 69 %, ce qui a entraîné l’octroi
par l'Union européenne et le FMI d’un nouveau plan de sauvetage
d'un montant de 130 milliards d'euros. Ce renflouement de la Grèce
était toutefois conditionné par l’application d’un nouveau train
de mesures d'austérité, incluant une diminution des salaires minimums,
la réduction de 150 000 fonctionnaires d’ici à 2015, la poursuite
des privatisations, et l’interdiction de négociations collectives
de salaires à l’encontre des droits stipulés dans la Charte sociale
européenne révisée, la Charte des droits fondamentaux de l’Union
européenne et des accords respectifs de l’Organisation internationale
du travail (OIT)
. A la base de cette tendance, les
intérêts à court terme du secteur financier semblent toujours l’emporter
sur les intérêts à long terme des politiques publiques visant à
stimuler une reprise économique durable.
17. Nombre d'experts internationaux et d'organisations internationales
ont exprimé des doutes quant à l'efficacité des mesures d'austérité
à court et à long terme (voir ci-dessous, chapitre 3). Certains commentateurs
sont même allés jusqu'à dire que ces programmes d'austérité étaient
«une idéologie déguisée en politique économique»
. Début 2012, même le Fonds monétaire
international, la Banque mondiale et l'Organisation mondiale du
commerce ont lancé un avertissement sur les risques économiques
et sociaux des programmes d'austérité dans un «appel à l'action»
destiné à stimuler la croissance et à lutter contre le protectionnisme;
dans leur déclaration commune, ils ont invité les Etats membres
à «obtenir une consolidation budgétaire visant à promouvoir plutôt
qu’à réduire les perspectives de croissance et d'emploi» et à l'appliquer «de
manière socialement responsable».
Ils ont été très récemment rejoints
sur ce point par l'OIT qui, dans son «Rapport sur le travail dans
le monde 2012», estime la situation mondiale de l'emploi «préoccupante»
et met en garde contre les «conséquences désastreuses» des mesures
d'austérité, qui sont jugées contre-productives par rapport à leurs
objectifs de soutien de la confiance et de réduction des déficits
publics
. Enfin, plusieurs dirigeants européens,
notamment Angela Merkel et François Hollande, ont récemment marqué
leur accord avec la proposition du président de la BCE, Mario Draghi,
de compléter les mesures d'austérité du pacte budgétaire européen
par un «pacte de croissance», même s'il ne semble pas y avoir de
consensus sur les lignes précises à suivre
.
18. On peut déjà observer, dans certains pays qui appliquent des
programmes d'austérité depuis 2010 – Grèce, Irlande ou Portugal
– que les mesures prises se sont soldées par une récession économique
ultérieure qui frappe des groupes de population de plus en plus
importants, aggravant la crise sans nécessairement produire les
effets escomptés sur les finances publiques et, de manière plus
générale, sur l'économie. En outre, la crise entre dans une nouvelle
phase en Espagne, où l’on s'attend à devoir renflouer une nouvelle
fois le secteur bancaire avant la fin de l'année. Parallèlement,
le taux de chômage atteint presque 25 % et les budgets d'austérité
ont notablement poussé à la hausse les frais d'éducation et de santé,
ce qui a creusé davantage encore les revenus des ménages et prolongé
la récession
. De même, la récession en Italie
devrait être plus longue et plus profonde que prévu, compte tenu
de l'effondrement de la consommation, qui fait suite aux coupes
intervenues dans les salaires, les prestations et les pensions
. Le taux de chômage moyen des jeunes
est en hausse dans toute l'Union européenne et il reste supérieur
à 50 % en Espagne et en Grèce en particulier
.
19. Cependant, les Etats membres continuent d’adopter des approches
fondées sur la stricte austérité, notamment celle qui est préconisée
par la BCE, dont le président a attendu février 2012 pour déclarer
que le modèle européen de protection sociale était obsolète et que
les mesures d'austérité devaient être strictement appliquées pour
empêcher une réaction immédiate des marchés, appelant ainsi les
gouvernements à placer les considérations d’ordre financier au cœur
de leur dispositif politique
. Les effets à long terme et auto-stimulants
de ces tendances ne doivent pas être sous-estimés: pour l'ancien
Commissaire aux droits de l'homme, Thomas Hammarberg, «les mesures
d'austérité qui aggravent les inégalités ne feront que repousser les
problèmes et, dans certains domaines, rendre plus coûteuses encore
les mesures à prendre pour les régler»
.
3. Impact
négatif des mesures d’austérité sur la démocratie et les droits
sociaux
20. Les programmes d'austérité
appliqués depuis 2010 dans un certain nombre d'Etats européens sont largement
justifiés comme un mal nécessaire. Il n’en reste pas moins que la
controverse austérité/croissance s'invite de plus en plus dans le
débat politique où l'idée que des programmes de relance économique
généreux et positifs sont requis gagne du terrain contre l’approche
défensive face aux exigences des marchés financiers selon laquelle
il faut procéder à de nouvelles coupes dans les services sociaux,
premiers à pâtir des programmes d'austérité
. L’on constate de surcroît, avec
les premières manifestations des conséquences négatives des mesures
d'austérité, et à la manière dont certaines décisions importantes
ont été prises, que des groupes de population de plus en plus vastes
se sentent menacés de façon croissante dans leurs droits sociaux
et s’inquiètent de l'état de la démocratie.
3.1. Idée
erronée que la crise est une des causes profondes de l'inefficacité
des programmes d'austérité
21. Il est d'ores et déjà évident
que certains programmes d'austérité appliqués depuis 2010 (en particulier en
Grèce) n'atteindront pas leurs objectifs initiaux et qu’il faudra
les remplacer par des approches plus positives à la reprise économique.
Le rapporteur considère notamment que certaines analyses de fond
de la situation actuelle étaient erronées: les plans de sauvetage
des banques européennes sont parmi les causes de la crise actuelle,
ou ils rétroagissent sur les budgets des Etats en affectant les
droits sociaux (qui comptent parmi les droits humains) et les processus
démocratiques. C’est pourquoi le rapporteur est convaincu que les programmes
d'austérité appliqués à l’heure actuelle à travers l’Europe n'atteindront
pas leurs objectifs mais continueront d’aggraver la crise avec ses
implications pour les catégories sociales vulnérables, sauf si des mesures
complémentaires visant à promouvoir la reprise économique sont prises.
22. Cette analyse est confirmée par des études récentes réalisées
par des organismes économiques internationaux. Ainsi, la Conférence
des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) a indiqué
dans son rapport de 2011 sur le commerce et le développement que:
(1) les déséquilibres budgétaires, loin d’alimenter la crise, étaient
une de ses conséquences; et (2) la hausse significative du niveau d'endettement
public dans la plupart des pays européens concernés n'a été constaté
qu'après la crise et pas avant.
23. Les conclusions de la CNUCED indiquent que les politiques
d’austérité imposées à certains pays par le FMI – actuellement et
par le passé – ont eu, dans de nombreux cas, un effet négatif sur
la croissance du PIB et sur les équilibres fiscaux en modifiant
profondément les sources de revenus publics, ce qui a annulé les effets
positifs escomptés. Des études ont montré que les véritables résultats
de ces programmes restaient très en deçà des prévisions initiales
du FMI et que les effets positifs de ses programmes étaient par
conséquent largement surestimés
.
L’organisation estime que la dévaluation monétaire est un moyen
plus sûr de renforcer la compétitivité économique. Comme la dévaluation
est impossible dans la zone euro, les seules mesures possibles étaient
soit une dévaluation interne (par une baisse des salaires et des
charges sociales), ce qui aboutit immédiatement à une réduction
de la demande interne, soit la mise en place de mesures de relance.
Enfin, pour que les mesures d’austérité soient efficaces, elles
doivent viser les segments de population les plus riches et augmenter
les impôts sur les hauts revenus et l’immobilier, ces mesures n'ayant qu’une
faible incidence sur la dépense privée et s’accompagnant ainsi de
meilleurs «effets multiplicateurs».
24. La perception d’une certaine inefficacité des programmes d’austérité
est renforcée par une récente étude de la fondation allemande Friedrich-Ebert
(Friedrich-Ebert-Stiftung) présentée à la commission en mars 2012
par l'un de ses auteurs, le professeur Arne Heise. Selon lui, nombre
des programmes d'austérité actuels (dont sept ont été étudiés de
manière approfondie en tant qu'exemples) se concentrent trop fortement
sur les coupes dans les dépenses et ont eu des effets redistributeurs
néfastes. Ils ont donc catalysé la crise et n’ont pas réussi à fournir
des solutions à long terme aux problèmes européens les plus urgents
tels que le chômage, la pauvreté, les déséquilibres régionaux ou
les infrastructures publiques. L'étude a également renforcé l'hypothèse
selon laquelle les mesures d'austérité appliquées dans le contexte
de la «crise de la dette souveraine» ont été, dans de nombreux pays,
utilisées comme prétexte pour procéder à des coupes dans les dépenses
sociales qui avait été planifiées auparavant.
25. Dans le contexte de cette étude, l'exemple de l'Islande était
particulièrement intéressant car c’est semble-t-il l’un des pays
qui a mis un accent particulier non seulement sur les coupes budgétaires
en tant que mesures de consolidation, mais aussi sur les augmentations
d'impôts en vue d’atteindre un équilibre primaire positif dans les
délais les plus brefs possibles. A cet égard, le gouvernement islandais
a pris un certain nombre de mesures socialement positives: il a
non seulement augmenté les contributions sociales de 5,34 % à 7
%, augmenté la TVA d'un demi point de pourcentage, mais a aussi
augmenté un certain nombre d'impôts à la consommation et l’impôt
sur les revenus des capitaux de 10 % à 15 %; de même, il a introduit
un impôt supplémentaire sur les hauts revenus, tout en prévoyant
une augmentation de l'impôt sur les sociétés. Par ailleurs, l’introduction
de mécanismes de surveillance plus forts du secteur financier ainsi
que la nationalisation de banques privées ont joué un rôle essentiel
pour surmonter la crise. Bien que l'Islande, en tant que pays hors zone
euro, et donc non soumis aux mêmes contraintes que certains Etats
membres, soit dans une situation particulière, elle a néanmoins
choisi une approche ambitieuse et positive de la consolidation budgétaire
dont devraient dans l'ensemble s’inspirer tous les Etats membres
du Conseil de l'Europe
. En mai 2012, les indicateurs
économiques du pays étaient au plus haut: la croissance s'était
stabilisée à 3 % en 2011, l'inflation était inférieure à 3 % et
le taux de chômage était redescendu à 7 %. Selon des décideurs islandais,
cette réussite s'explique par la «résistance» aux pressions venant
de l'Union européenne et par le respect du principe politique selon
lequel les pertes du secteur privé ne doivent pas être «nationalisées»
.
26. Malgré les premières voix critiques qui se sont élevées concernant
les réponses à la crise et les premiers exemples où des mesures
alternatives ont été mises en œuvre avec succès, la plupart des
pays semblent continuer à suivre les recommandations faites par
la Commission européenne en 2010, selon lesquelles la consolidation
budgétaire fondée sur la réduction des dépenses est considérée comme
plus efficace et comme ayant un effet plus durable que la consolidation
par les augmentations d'impôts quelle que soit leur nature
. Cependant, plus récemment, cette
approche n’a cessé d’être remise en question par les analystes économiques
et les décideurs politiques. La commission CRIS du Parlement européen
(Commission spéciale sur la crise financière, économique et sociale),
dans une résolution de 2011, par exemple, recommandait une action
plus vaste à la crise reposant sur le principe du renforcement de
l'intégration européenne et le renforcement de l’Etat providence
en soutenant l’inclusion sociale, la création d’emplois et la croissance durable.
Elle a par ailleurs appelé à une vision à long terme pour l'Europe,
à «un ensemble de réformes globales, solidaires et axées sur l'intégration
sociale, destinées à s'attaquer aux faiblesses du système financier»
et visant à encourager les investissements à long terme en faveur
d'une croissance durable et de la création d'emplois, tout en réglementant
de manière plus stricte le secteur financier et ses acteurs.
3.2. Effets
sur les processus démocratiques
27. Comme l'Assemblée l'a déjà
affirmé dans sa
Résolution
1832 (2011) «La souveraineté nationale et le statut d'Etat dans
le droit international contemporain: nécessité d'une clarification»,
l'intégration européenne, notamment la mise en place de l'euro,
comporte le transfert à l'Union européenne d'un certain nombre de secteurs
qui relevaient traditionnellement de la souveraineté nationale,
particulièrement en matière de politique économique et monétaire,
et influe de plus en plus sur les choix en matière fiscale et sociale.
Cette intégration économique croissante produit des effets similaires,
même sur des pays non membres de la zone euro ou de l'Union européenne.
En temps de crise et de programmes d'austérité, l'on peut donc observer
une diminution manifeste de l'autonomie nationale, ce qui signifie
que des décisions politiques cruciales ne relèvent plus de processus
démocratiques nationaux mais d'un niveau de décision bien plus éloigné
du citoyen.
28. Le problème majeur de la gouvernance économique européenne
est l'absence de responsabilité démocratique. La question fondamentale
est de savoir comment les gouvernements des Etats membres peuvent
se dire les uns les autres ce qu'il convient de faire, alors que
certains d'entre eux ont été démocratiquement élus pour faire quelque
chose d'autre. Dans ce contexte, il y a régulièrement des appels
en faveur d'un gouvernement économique démocratique de la zone euro,
qui avait été déjà été suggéré par certains dans les premières années
de la construction monétaire.
29. On a récemment pu observer que les processus de décision étaient
compromis à plusieurs égards dans différents pays. Par exemple en
Allemagne, pays d'origine du rapporteur, la Chancelière Angela Merkel
a souligné en 2011 dans une déclaration à la presse concernant le
Fonds de stabilité financière européen, qu'il fallait trouver les
moyens de «concevoir une participation parlementaire attentive au
marché en lui envoyant les signaux appropriés
». En 2010, d’inquiétantes nouvelles
provenaient déjà d'Espagne où le gouvernement avait proclamé l'état
d'urgence en application de la loi militaire pour faire face à des
grèves importantes de contrôleurs aériens qui réagissaient aux pressions
exercées sur leur salaire et leurs conditions de travail, ainsi qu'à
la volonté du gouvernement de privatiser certains aéroports
.
30. Pour le rapporteur, tout processus de décision concernant
la crise actuelle devrait faire l'objet d'un contrôle parlementaire
approfondi. Ce contrôle devrait également s’étendre aux agences
de notation internationales. Un autre outil à envisager, lorsqu'il
est opportun et prévu par la Constitution, pourrait être le référendum
autorisant la participation directe des citoyens aux grandes décisions.
Actuellement, ces mesures sont fortement contestées parmi les dirigeants
européens. En avril 2011, les électeurs islandais ont rejeté le plan
de remboursement de la dette qui avait été approuvé par le gouvernement
et le parlement, dans le but de rembourser les 3 milliards exigés
par le Royaume-Uni et les Pays-Bas depuis l’effondrement du système bancaire
en 2008
. A l'automne 2011, nombre d'entre
eux ont été pris de court par l'annonce du Premier Ministre grec
de tenir un référendum sur la proposition d'«annulation de la dette»
et les mesures d'austérité en découlant
; une mesure qui a été abandonnée
par le Premier Ministre Papandréou lui-même peu de temps après au
vu des critiques nationales et internationales.
31. Néanmoins, la question des référendums est revenue à l’ordre
du jour politique en février 2012, lorsque le Premier ministre irlandais
Kenny a annoncé que l'Irlande, probablement le seul Etat européen,
organiserait (en mai 2012) un référendum sur le nouveau traité budgétaire
de l'Union européenne
. Selon des mouvements activistes
comme Attac, qui portent un regard très critique sur les tendances
néolibérales, le pacte budgétaire de l'Union européenne actuellement
en discussion limiterait fortement l'un des principaux droits des
parlements nationaux, la compétence budgétaire, afin d’en transférer
une grande partie à la Commission européenne. Dans une lettre ouverte
aux membres du
Bundestag allemand,
Attac a donc invité les députés à refuser d’emblée ce traité en
première lecture, le 25 mars 2012
.
32. Le rapporteur soutient pleinement la voie choisie par des
pays comme l'Irlande, étant donné que, selon certains experts juridiques,
le processus de pacte budgétaire contourne actuellement les procédures
légales qui auraient garanti la participation et l'acceptation des
parlements nationaux ainsi que du Parlement européen.
Il attire l'attention sur la façon
dont les processus démocratiques traditionnels sont menacés par des
processus de prise de décision rapide justifiés par l'urgence de
la «crise de la dette souveraine» et se prononce vivement contre
tout ce qui pourrait compromettre l'acquis démocratique en Europe.
Une tentative visant à préserver les processus démocratiques traditionnels
est actuellement en cours (printemps 2012) dans le pays même du
rapporteur, l'Allemagne, où le
Bundestag étudie
la possibilité de garantir sa participation dans des décisions liées
au mécanisme ESM et au pacte budgétaire européen à travers une loi
spéciale de participation au pacte budgétaire (
Fiskalpakt-Beteiligungsgesetz (FBG)
.
33. Il n’y a guère d'instruments contraignants sur les normes
démocratiques au niveau du Conseil de l’Europe, mais la Stratégie
pour l'innovation et la bonne gouvernance au niveau local élaborée
en 2007 et approuvée la même année par la Conférence des ministres
responsables des collectivités locales et régionales pourrait se
révéler utile. Cette stratégie comporte 12 principes universels
relatifs à la «bonne gouvernance démocratique» – participation,
transparence, conduite éthique et orientation sur le long terme
– qui pourraient être utiles à toute démocratie moderne.
3.3. Effets
sur la garantie des normes relatives aux droits humains, y compris
sur les normes relatives aux droits sociaux, dans la «Grande Europe»
34. L'analyse de diverses situations
nationales révèle que le respect des normes relatives aux droits
sociaux est gravement compromis dans certains des pays concernés.
En effet, les mesures d'austérité visent souvent les services et
programmes publics sociaux, ce qui tend ainsi à avoir des répercussions
sur les personnes dépendantes de l'aide sociale ou désavantagées,
notamment du point de vue de l’accès à des services plus onéreux
comme les assurances complémentaires santé.
35. Des études récentes ont montré que la crise financière et
économique touchait disproportionnellement les femmes. Tout d'abord,
dans la mesure où elles ne participent pas au processus de décision
dans des conditions d'égalité, elles ne peuvent s'affirmer et faire
valoir leurs propres priorités politiques. Ensuite, pour ce qui
est des réformes touchant aux impôts et aux prestations, un rapport
de l'Institut des études fiscales du Royaume-Uni a montré que les
femmes étaient plus souvent touchées que les hommes. C’était en
particulier le cas des mères célibataires qui perdent davantage
que les hommes en termes de pourcentage de revenus, ce qui s’explique
surtout par le fait que 90 % des parents seuls sont des femmes et
que les parents seuls forment un groupe qui a beaucoup perdu en
raison des changements fiscaux et en matière de prestations
. Enfin, les femmes subissent également
les conséquences négatives d'autres coupes dans les services sociaux,
notamment les allocations familiales et les garderies d’enfants,
ce qui affecte de manière disproportionnée les mères célibataires
et les femmes ayant de faibles revenus.
36. Un autre rapport de l'Institut d’études fiscales, commandé
par l'Institut de la famille et de l'éducation (
Family and Parenting Institute),
montre que beaucoup de familles souffrent particulièrement des programmes d’austérité.
En effet, une fois encore, l’on prévoit qu’au Royaume-Uni, les revenus
des foyers avec enfants accuseront une baisse de 4,2 % en termes
réels entre 2010-11 et 2015-16. Quant aux familles avec trois enfants,
leurs revenus chuteront de 6,8 % d'ici à 2015-16, contre 3,3 % pour
les familles avec enfant unique. Ainsi, les experts prévoient que
plus de 500 000 enfants basculeront dans la pauvreté absolue entre
2010-11 et 2015-16, la plupart d'entre eux étant issus de foyers
où l'enfant le plus jeune est âgé de moins de cinq ans
.
37. La Charte européenne sociale révisée est l'instrument juridiquement
contraignant le plus important au niveau européen; elle assure une
protection complète des droits sociaux et comporte notamment des dispositions
relatives à la protection contre la pauvreté et l'exclusion sociale
(article 30), ainsi qu’au droit au logement (article 31). Plusieurs
pays n'ont toutefois pas encore ratifié cet instrument révisé. Parmi
eux, figurent notamment certains Etats qui ont appliqué des politiques
d'austérité en matière de finances publiques et continuent dans
cette voie, comme l'Allemagne, la Grèce, l'Espagne ou le Royaume-Uni.
Face à la persistance de ces politiques d'austérité, ces pays devraient
continuer d'être exhortés à ratifier la Charte révisée et à respecter
des règles minima en matière de droits sociaux dans le cadre de
toute décision prise pour faire face a la crise. En outre, la situation
spécifique des groupes ayant besoin d'une protection particulière
comme les parents seuls, les personnes âgées ou les enfants, appelle
une attention spéciale.
38. Au niveau européen, ces données ont été confirmées par une
étude de l'OCDE datant de 2011, qui fait le bilan des tendances
et inégalités en matière de revenus à travers l'Europe, présentée
à la commission en mars 2012 par Mme Monika
Queisser, Chef de la division de la politique sociale, de l'OCDE.
S'agissant de la «crise de la dette
souveraine», elle a souligné que, si les réponses initiales à la
crise posaient généralement la question de la protection sociale,
la réforme des retraites et les réductions des niveaux des retraites
ont fini par creuser l'écart entre les revenus, affectant principalement
les pauvres. Elle a estimé que les systèmes d’imposition actuels
pouvaient être améliorés en rendant les impôts plus progressifs,
à savoir en augmentant le poids relatif de l’imposition pour les
hauts revenus.
39. Plus récemment, des experts, tels que Cephas Lumina, expert
indépendant des Nations Unies sur la dette extérieure et les droits
de l'homme, ont souligné les graves répercussions sociales des politiques d'austérité.
Pour l’intéressé, «la mise en œuvre du second cycle de mesures d'austérité
et de réformes structurelles, qui prévoit notamment la privatisation
massive d'entreprises et d'avoirs publics, est susceptible d'avoir
des conséquences graves pour les services sociaux élémentaires et,
de ce fait, sur l'exercice des droits humains par la population
grecque, en particulier les groupes les plus vulnérables de la population
comme les pauvres, les personnes âgées, les personnes sans emploi
et les personnes handicapées
».
40. Le présent rapport ne développera pas les situations nationales
spécifiques, mais la consultation de diverses sources a montré qu’au-delà
des Etats membres de la zone euro et de l'Union européenne, de nombreux
Etats membres de la «Grande Europe» unis au sein du Conseil de l'Europe
ont d'une certaine manière été affectés par la récente crise financière
et économique, et qu'ils sont également touchés par la «crise de
la dette souveraine» en cours, d'une manière ou d'une autre. Pour
l'Ukraine, par exemple, on a récemment estimé que la croissance
économique risquait de ralentir cette année et pourrait même fortement ralentir
si les prix des matières premières chutaient en conséquence de la
récession dans la zone euro.
41. Même les pays qui n'appartiennent pas à cette zone y sont
donc étroitement liés du point de vue de leur développement économique
. Les effets de la crise financière
et économique ont également été confirmés par le Rapport mondial
sur les salaires 2010/2011 de l'OIT, qui a montré que les effets
les plus importants de la crise financière et économique mondiale
sur les salaires pouvaient être observés en Europe centrale et orientale
et en Asie centrale
. Pour cette raison, tous les Etats
membres du Conseil de l’Europe devraient renforcer leur consultation
et coopération afin de promouvoir le progrès économique et social,
du fait non seulement que chacun d’eux peut apprendre des bonnes
pratiques des autres, mais aussi que les situations sont fortement
corrélées. A noter par ailleurs un aspect qui, s’il n'est pas du
tout abordé dans le présent rapport, n’en est pas moins une source
de préoccupation croissante pour le futur de l'Europe: celui de
la migration intra-européenne, qui, à défaut de réponses politiques
spécifiques, laissera à la traîne le développement et la croissance
de pays tout entiers
.
3.4. Images
de la crise et des politiques d'austérité «sur le terrain»
42. Les échanges de vues menés
avec des représentants d’ONG de certains des pays les plus concernés ont
permis à la commission des questions sociales, de la santé et du
développement durable de se faire une idée de la manière dont la
crise financière et économique a changé ou a continué de changer
la vie quotidienne sur le terrain. Concernant l'Espagne, par exemple,
Mme Rebeca Mayorga Fernández, journaliste
dans l'audiovisuel et étudiante à Madrid, une des premières à avoir
rejoint le mouvement espagnol dit des Indignés, a
donné des éléments d’information sur la situation économique dans
laquelle se trouvent la plupart de ceux qui appartiennent à sa génération,
y compris elle-même. Elle a expliqué que des jeunes hautement qualifiés ne
pouvaient pas trouver d'emploi permanent et qu’ils étaient contraints
d'aller d'emploi précaire en emploi précaire, de poursuivre leurs
études aux frais de leurs parents, de demander directement l'aide
sociale ou de quitter le pays pour travailler à l'étranger lorsqu'ils
étaient suffisamment diplômés (et fortunés) pour pouvoir le faire.
Pour accroître encore la flexibilité des marchés du travail, les
gouvernements continuaient de servir les intérêts financiers, les
principaux intéressés étant complètement écartés des processus de
décision.
43. Le point de vue des Indignés a
été confirmé par M. Luca Scarpiello, Vice-Président du Forum européen de
la jeunesse, qui, en mars 2012, a fait remarquer à la commission
combien il était important de faciliter en particulier le moment
de la transition entre la formation et l'emploi pour les jeunes
et d'éviter que leurs futures carrières ne soient marquées par des
années passées dans des stages au début de leur vie professionnelle. Il
a également rappelé que l'absence de soutien aux jeunes affecte
profondément la société à long terme: le Forum a estimé que les
pertes financières liées au chômage des jeunes – en termes d’allocations
sociales qui leur sont versées, de leur non-contribution au système
de la sécurité sociale ou de l'exclusion de la consommation –représentaient
100 milliards d’euros par an rien que dans les pays de l'Union européenne.
Par la même occasion, Mme Madi Sharma,
chef d’entreprises britannique représentant le Comité européen économique
et social (CEES) de l'Union européenne, a rappelé aux élus l'importance
de développer l'esprit d'entreprise, précisant qu'environ 98 % de
la croissance était générée par les petites et moyennes entreprises, qui
n'étaient ni suffisamment prises au sérieux par de nombreuses banques,
ni suffisamment impliquées dans les premiers stades de l'élaboration
des politiques.
44. Aux renseignements sur l'Espagne s’ajoute un rapport analogue
sur la Grèce, établi par Mme Sonia Mitralia,
représentante de l'Initiative du mouvement des femmes contre la
dette et les mesures d'austérité (partie intégrante de la Commission
pour l'annulation de la dette des pays du tiers-monde – ADTM et
son réseau). Selon elle, les dirigeants grecs reconnaissaient, pendant
la même période, qu’il fallait s’attendre à ce que les «recettes»
appliquées soient largement inefficaces: l'objectif actuel des mesures
d'austérité était d'atteindre un niveau de dette publique de 120
% du PIB en 2020, c'est-à-dire le même niveau qu’en 2009 lorsque
la crise a commencé. Les coupes sociales opérées au moyen des politiques
d'austérité avaient touché les classes moyennes de manière croissante,
de sorte qu’elles avaient perdu l'essentiel de leur pouvoir d'achat.
Il en résultait notamment que beaucoup d’enfants n'étaient pas nourris
dans les cantines scolaires, que le nombre de sans-abris augmentait,
que le taux de chômage global atteignait 20 %, et plus de 50 % pour les
jeunes, que des services publics étaient supprimés et que des services
médicaux élémentaires, comme ceux qui sont liés à la maternité,
étaient devenus inabordables pour certains. Les jeunes femmes, les personnes
âgées, et les familles monoparentales comptaient parmi les groupes
de population les plus touchés.
45. La presse européenne offre presque quotidiennement d'autres
exemples de ces répercussions négatives: pas plus tard qu'à la fin
janvier, le Ministre grec de l'éducation à annoncé que les bourses alimentaires
seraient remises aux élèves les plus durement touchés par la crise,
et à leurs familles, après que des reportages ont été faits sur
des élèves sous-alimentés victimes de malaises pendant les classes (reportages
à propos desquels le ministre a reproché aux syndicats d'enseignants
d'avoir diffusé de la propagande populiste contre les mesures d'austérité
prises par l'Etat)
. «Les suicides enregistrés ont presque doublé
depuis avant la crise (…) selon le ministère de la santé grecque
et une œuvre de bienfaisance appelée Kimaam» en septembre 2011
. Leur lien avec la crise économique,
sociale et politique devient visible à travers le suicide tragique
d’un pharmacien grec à la retraite qui a exprimé dans sa lettre
d’adieu sa vision d’un gouvernement d’occupation qui l’a empêché
de survivre avec une pension décente.
4. Conclusions
et recommandations
46. Le rapporteur est convaincu
que les politiques financières et économiques, les mesures d'austérité
et la question de la réglementation du secteur de la finance ont
une incidence croissante sur les droits humains (y compris les droits
sociaux) en Europe, ainsi que sur le fondement même de la démocratie
dans les Etats membres du Conseil de l’Europe. Le rapporteur invite
par conséquent l'Assemblée à leur envoyer un message fort.
47. La Charte sociale européenne révisée est un texte important
qu’un certain nombre d'Etats membres n’ont pas encore ratifié. Il
existe peu de normes contraignantes en matière de démocratie à l'échelon
européen. En outre, la Stratégie pour l'innovation et la bonne gouvernance
au niveau local, et ses 12 principes sur la bonne gouvernance démocratique,
élaborée par le Conseil de l'Europe en 2007, pourrait certainement,
au-delà de la démocratie locale, servir de base générale à toute
démocratie moderne.
48. Nombre des décisions qui ont été prises récemment concernant
la «crise de la dette souveraine» ou qui devraient l’être dans un
futur proche ne répondent pas aux normes démocratiques les plus
élevées, car elles sont, sous prétexte de la nécessité d’agir dans
l’urgence, prises rapidement par des institutions qui manquent de
légitimité démocratique et agissent loin des préoccupations des
populations européennes. Les voix critiques qui ont tenté de s’élever
dans le cadre de référendums ou de mouvements de protestation sont
très souvent ignorées, dénigrées ou écartées. La prise de conscience
sur ces menaces qui pèsent sur la démocratie devrait être soulevée
à chaque occasion possible et les normes démocratiques européennes,
qui font partie des valeurs européennes fondamentales, devraient
être protégées et même développées, aspirant à des normes supérieures
plus modernes de démocratie, d’inclusion et de participation.
49. D'un point de vue économique, les coupes dans les dépenses
publiques, la sécurité sociale ou les salaires ne sont pas efficaces
contre la crise actuelle parce qu’elles touchent en particulier
ceux qui perçoivent les plus bas salaires, ce qui ne fait que limiter
encore davantage leur pouvoir d'achat et leurs moyens de subvenir
à leurs besoins par eux-mêmes. Au lieu d’essayer d’atteindre des
budgets équilibrés par le biais des réductions de dépenses publiques,
il sera nécessaire de viser les groupes sociaux les plus riches
par une augmentation des impôts auxquels ils sont soumis et par
une introduction de nouvelles taxes. Ces mesures n’ont que des conséquences
limitées pour les dépenses privées et ont par conséquent des «effets multiplicateurs»
plus élevés.
50. Le rapporteur est convaincu que, au lieu d’améliorer la situation,
les plans de sauvetage qui ont été ou sont mis en œuvre en Europe
ont aggravé la crise et qu’ils ne rendent pas suffisamment responsables
ceux qui en sont à l'origine, comme, entre autres, les institutions
financières mondiales. Il convient de bien distinguer la question
des finances publiques sur le long terme de celle des marchés financiers
privés et leurs dynamiques spécifiques et intérêts à court terme.
Par ailleurs, le rapporteur soutient vivement l’idée de renforcer
la réglementation du secteur financier telle qu’elle est actuellement
discutée au niveau de l’Union européenne, où un débat a été lancé
par le Commissaire européen pour le marché intérieur et les services, M. Michel
Barnier, qui a fait très récemment des propositions pour limiter
les risques des services financiers et réglementer le secteur financier
en Europe, notamment ledit marché bancaire parallèle
.
51. Lorsque des politiques visant à réduire des déficits budgétaires
sont jugées nécessaires, il faut veiller à ce qu'elles n’affectent
pas de manière disproportionnée les classes moyennes et les classes
à faibles revenus, ainsi que les groupes de population ayant besoin
d'une protection spéciale (enfants, personnes âgées, personnes handicapées,
migrants, etc.), ou ne réduisent pas leur niveau de vie. On devrait
plutôt envisager des coupes dans les lignes budgétaires dont les
conséquences seraient limitées, comme les politiques d’armement.
Enfin, les conséquences à long terme de certaines mesures de consolidation
doivent être prises en compte: certains programmes d’austérité incluent
la privatisation massive des services publics, ce qui pourrait ensuite
aboutir à un manque de transparence et de contrôle démocratique,
ainsi qu’à une menace pour la qualité et l’égalité d’accès à certains
de ces services, comme les services de santé ou les services à la famille.
52. Les Etats membres du Conseil de l'Europe devraient aussi adopter
des mesures de relance favorables à un développement économique
sociale, durable et écologique, ainsi que des programmes favorisant
une reprise économique globale, notamment en faveur des jeunes générations
qui ont de plus en plus de mal à accéder à des emplois stables et
à contribuer à l’économie européenne de manière durable.
53. A la lumière de ces conclusions, le rapporteur suggère que
l'Assemblée recommande aux Etats membres du Conseil de l'Europe:
- d'empêcher de porter atteinte
aux normes démocratiques existantes lors de la prise de décisions
liées à la «crise de la dette souveraine» et lors d’éventuelles
actions communes européennes;
- de réfléchir à la manière dont ces processus pourraient
être rendus plus démocratiques à l’avenir, en tenant également compte
de l’élaboration des futures politiques économiques au niveau européen,
et, en attendant, agir avec la plus grande transparence lorsqu’on
prend des décisions de vaste portée qui affectent profondément l’économie
d’un pays;
- d'envisager des mesures visant à moderniser les structures
et processus démocratiques moyennant de nouvelles formes de participation
et de consultation des citoyens, comme les référendums, lorsque
la Constitution ou la législation prévoient ces possibilités;
- de réexaminer les programmes d'austérité actuels en tenant
compte du fait qu’ils peuvent être préjudiciables au respect des
normes relatives aux droits sociaux;
- de réorienter, le cas échéant après cet examen, les programmes
d'austérité vers une croissance économique durable en conformité
avec les normes sociales et écologiques;
- de lancer de vastes programmes de relance économique positifs
visant à lutter contre les forts taux de chômage, notamment chez
les jeunes, et toutes leurs conséquences économiques et sociales négatives;
- de distinguer la question des finances publiques sur le
long terme de celle des marchés financiers et leurs dynamiques spécifiques
et intérêts à court terme;
- de poursuivre et soutenir les efforts entrepris pour renforcer
la réglementation du secteur financier;
- de soumettre les revenus élevés à de nouveaux impôts et
envisager des mesures complémentaires destinées à accroître les
ressources publiques à l’avenir;
- d'envisager d'appliquer une approche plus stricte en matière
de paradis fiscaux et d'introduire de nouveaux impôts sur les transactions
financières à travers l'Europe; ces deux aspects ne sont pas développés
davantage ici étant donné que le premier a été traité de manière
approfondie dans un rapport débattu par l'Assemblée en avril 2012 , et que le dernier sera traité dans
le cadre d'un rapport préparé actuellement par la commission des
questions sociales, de la santé et du développement durable.
54. Les Etats membres du Conseil de l'Europe devraient, de manière
générale, coordonner leur action pour faire face à la crise actuelle,
de sorte que les réponses politiques qui y sont apportées soient
cohérentes et efficaces. La mutualisation des dettes et les négociations
conjointes avec les institutions financières par les différents
Etats membres de l’Union européenne est une approche possible. Ces
mesures devraient toutefois être prises dans un contexte d’expansion
de la démocratie jusqu’aux niveaux européens, dans la mesure où elles
peuvent autrement se solder par une nouvelle atteinte à l'autonomie
des gouvernements en matière de réponse à la crise et d'élaboration
des politiques économiques.
55. Au-delà des mesures individuelles de ce type, des réponses
politiques coordonnées pourraient peut-être, sur le long terme,
favoriser l’émergence d’une vision renouvelée de l’avenir économique
européen et d’un nouveau modèle social européen fondé sur les droits
sociaux en tant que partie intégrante des droits humains.
56. L’Assemblée parlementaire, forum parlementaire et «conscience
démocratique» de la Grande Europe, devrait lancer un appel aux Etats
membres afin qu’ils respectent les droits de participation de tous
les organes et mouvements démocratiques existant dans un pays donné,
en particulier les parlements nationaux, et qu'ils recherchent de
nouveaux moyens permettant aux citoyens de faire entendre leur voix
dans l’élaboration et la mise en œuvre des mesures de politique
fiscale et économique dont l’incidence sur les conditions de vie
de la population est significative.