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Rapport | Doc. 12981 | 26 juin 2012

La crise de la transition démocratique en Egypte

Commission des questions politiques et de la démocratie

Rapporteur : M. Jean-Charles GARDETTO, Monaco, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Décision du Bureau, Renvoi 3868 du 25 juin 2012. 2012 - Troisième partie de session

Résumé

Tout en se réjouissant de l’élection du premier Président civil en Egypte comme d’une étape historique dans la transition du pays vers la démocratie, le rapport exprime également des profondes préoccupations à la suite des développements récents qui constituent de réels obstacles pour cette transition, notamment: la dissolution du parlement; des changements constitutionnels faits par le Conseil suprême des forces armées qui ont accordé le pouvoir législatif à l’armée et retiré au Président les pouvoirs en matière de budget, de politique étrangère et de défense; la remise en question de l’indépendance et de l’impartialité de la Cour constitutionnelle. La prudence est également de mise s’agissant de questions fondamentales telles que le rôle des femmes ou des minorités religieuses, notamment les chrétiens.

Ces questions, tout comme celle sur la forme que prendra l’équilibre des pouvoirs et le rôle que la charia jouera dans la nouvelle Egypte, doivent être traitées dans la nouvelle Constitution. A cet égard, le rapport souligne le rôle bénéfique que pourrait jouer la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) qui a une expertise unique en matière d’élaboration de constitutions.

Le rapport énumère aussi les défis auxquels le Président nouvellement élu est confronté, notamment rassurer les Egyptiens qui aspirent à la sécurité et à la stabilité, tout en étant profondément divisés, et initier des réformes absolument indispensables en vue de bâtir une administration civile débarrassée des pratiques de corruption du passé et de redynamiser l’économie égyptienne.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 26 juin
2010.

(open)
1. Bien que l’Assemblée parlementaire se réjouisse de l’élection du premier président civil en Egypte, suite à un scrutin qui semble s’être déroulé, de manière générale, de façon libre et équitable, ce qui constitue une étape historique dans la transition du pays vers la démocratie, elle est profondément préoccupée par le fait que cela fasse suite à la dissolution du parlement récemment élu et aux changements constitutionnels faits par le Conseil suprême des forces armées (CSFA).
2. Le Président nouvellement élu, issu des rangs des Frères Musulmans, semble jouir de la légitimité requise pour initier des réformes absolument indispensables en vue de bâtir une administration civile débarrassée des pratiques de corruption du passé et de redynamiser une économie égyptienne qui a terriblement souffert au cours de la dernière année. La communauté internationale et les Etats membres du Conseil de l’Europe pourraient apporter leur aide à cet égard, notamment en encourageant les investissements dans le pays.
3. L’Assemblée note cependant que le Président nouvellement élu devra d’abord rassurer les Egyptiens qui aspirent à la sécurité et à la stabilité et au développement économique du pays, tout en étant profondément divisés. Il est en particulier nécessaire de rassurer le mouvement révolutionnaire, qui craint la confiscation des objectifs de la révolution par les militaires d’une part et par les Islamistes de l’autre. Les choix que fera le nouveau Président s’agissant de la formation de son gouvernement seront décisifs à cet égard.
4. L’annonce des résultats du scrutin le 24 juin 2012, avec quatre jours de retard, est aujourd’hui source d’un certain optimisme dans le pays et au sein de la communauté internationale, notamment du fait de la dissipation des craintes de possibles violences généralisées.
5. Cependant, l’Assemblée est profondément préoccupée par une série de développements récents, qui constituent des obstacles réels pour la démocratie qui émerge lentement dans un pays dépourvu dans la pratique de toute expérience en la matière.
6. L’Assemblée s’inquiète en particulier de la dissolution du parlement, suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle du 14 juin 2012 déclarant inconstitutionnelle l’élection d’un tiers des députés sur une liste de candidats individuels. Cette dissolution a annulé les premières élections législatives de l’ère post-Moubarak, auxquelles avaient participé près de 30 millions de personnes et qui étaient considérées comme de manière générale libres et équitables.
7. Par ailleurs, une Déclaration constitutionnelle intérimaire adoptée par le CSFA le 17 juin 2012 a accordé à celui-ci le pouvoir législatif jusqu’à la mise en place d’un nouveau parlement et renforcé le rôle de l’armée dans l’élaboration de la future Constitution. La déclaration a retiré au président du pays les pouvoirs en matière de budget, de politique étrangère et de défense, pouvoirs qui sont désormais assurés par l’armée.
8. Tandis que la levée de l’état d’urgence le 31 mai 2012 a été saluée comme une évolution positive, un décret promulgué le 13 juin 2012 par le CSFA a accordé à l’armée de larges pouvoirs d’arrestation et de détention de civils en vue de leur jugement devant des tribunaux militaires.
9. L’Assemblée note de ce fait les questions sérieuses soulevées quant à l’avenir de la transition démocratique en Egypte. L’un des défis fondamentaux qui se pose est la forme que prendra l’équilibre des pouvoirs en Egypte dans le futur proche et en particulier comment l’armée partagera en définitive les pouvoirs avec le président nouvellement élu et son futur gouvernement, et quand un nouveau parlement pourra se mettre au travail et endosser pleinement son rôle législatif.
10. Dans le même temps, sans douter de la légitimité du nouveau président ou sous-estimer l’importance de cette élection, la prudence est de mise s’agissant de questions fondamentales telles que le rôle des femmes ou des minorités religieuses dans la nouvelle Egypte. Se pose ainsi la question de savoir si la charia sera considérée ou non comme la première source du droit dans la future Constitution et, si tel devait être le cas, comment seront conciliés la charia et les principes de l’Etat de droit, et comment l’égalité déclarée entre les hommes et les femmes, et entre les musulmans et les chrétiens, pourra être mise en œuvre.
11. L’Assemblée regrette en particulier que la situation des communautés chrétiennes en Egypte ne se soit pas améliorée avec le Printemps arabe et la chute de Moubarak et que des actes de violence continuent d’être perpétrés contre ces communautés, ainsi que contre d’autres minorités religieuses. Elle invite par conséquent les Etats membres à mettre en œuvre les mesures énoncées dans sa Recommandation 1957 (2011) sur la violence à l’encontre des chrétiens au Proche et au Moyen-Orient, et notamment à prendre en compte la situation des communautés religieuses chrétiennes et autres dans leur dialogue politique bilatéral et à promouvoir une politique, au niveau national comme au niveau du Conseil de l’Europe, qui intègre la question du respect des droits fondamentaux des minorités chrétiennes et des autres religions, dans leurs relations avec l’Egypte.
12. L’Assemblée note en conclusion que la question de la nouvelle Constitution est symbolique et que tous ces aspects cruciaux doivent être traités, d’une manière ou d’une autre, dans ce texte fondamental. A cet égard, l’Assemblée souligne le rôle bénéfique important que pourrait jouer le Conseil de l’Europe par l’intermédiaire de sa Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), qui bénéficie d’une expertise unique et internationalement reconnue en matière d’élaboration de constitutions.
13. Pour finir, l’Assemblée rappelle sa Résolution 1831 (2011) sur la coopération entre le Conseil de l’Europe et les démocraties émergentes dans le monde arabe et confirme qu’elle est prête à partager son expérience en matière de transition démocratique avec les institutions égyptiennes afin de faciliter la transition politique difficile du plus grand pays du Proche-Orient.

B. Exposé des motifs, par M. Gardetto, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. L’an passé, dans le cadre de la préparation de mon rapport sur la coopération entre le Conseil de l’Europe et les démocraties émergentes dans le monde arabe, j’ai eu l’occasion de me rendre en Egypte en septembre 2011, accompagné de M. Konstantinos Vrettos, rapporteur sur la situation au Proche-Orient. En me fondant également sur les conclusions de ma visite, j’ai préparé, juste avant le débat prévu pour la partie de session d’octobre 2011, un addendum à mon rapport afin d’y inclure les derniers développements intervenus dans la région (Doc. 12699 Addendum).
2. Lors de ma dernière visite au Caire, je me suis entretenu avec des représentants des partis politiques, de la société civile et des médias, ainsi qu’avec le chef des services de renseignement du pays, le major général Mouafi. Des représentants des partis politiques égyptiens ont, par la suite, été invités à participer à des échanges de vues avec la commission et sa sous-commission sur le Proche-Orient en octobre et décembre 2011 respectivement. Tous ont insisté sur l'importance d'un renforcement des relations entre l’Assemblée et l’Egypte, ainsi que d'un soutien politique au processus actuel de transition.
3. Etant donné le rôle géopolitique majeur de l’Egypte et l'impact que l'évolution politique et constitutionnelle de ce pays peut avoir sur l'ensemble de la région du sud de la Méditerranée et du Proche-Orient, j’ai présenté, en février de cette année, une proposition de résolution sur «La transition politique en Egypte» suggérant que notre Assemblée suive de près la situation en Egypte et son processus de transition politique, et continue d'y développer ses contacts tant avec les politiciens qu'avec la société civile.
4. Le 30 mai 2012, j’ai été nommé rapporteur pour cette proposition et j’avais l’intention de demander à la commission l’autorisation d’effectuer une nouvelle visite dans le pays, pour faire le point sur les développements intervenus depuis l’année passée et nouer des contacts aux fins de présenter un rapport à la commission, puis à l’Assemblée, dans les prochains mois.
5. Cependant, l’inquiétante évolution constitutionnelle en Egypte au fil des dernières semaines, et notamment la dissolution du parlement et l’adoption, par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), d’une déclaration constitutionnelle qui renforce considérablement ses pouvoirs et vide la fonction du Président récemment élu de ses principales prérogatives, a incité l’Assemblée à tenir un débat selon la procédure d’urgence sur la situation en Egypte au cours de cette partie de session. Je n’ai disposé, par conséquent, que de quelques heures pour préparer un rapport en vue de son approbation par la commission et sa soumission à l’Assemblée. Dans le même temps, à l’heure même où nous décidions de tenir ce débat, le Président nouvellement élu faisait ses premières déclarations publiques et il est par conséquent prématuré pour nous de procéder à une évaluation précise de la direction que peuvent prendre les développements.
6. Je me contenterai de ce fait de résumer l’évolution et de présenter succinctement les défis majeurs auxquels est confronté le Président récemment élu, ainsi que les principaux risques et opportunités pour la démocratie en Egypte. J’estime par ailleurs que, dans le contexte du présent rapport et du débat selon la procédure d’urgence, notre Assemblée devrait rappeler ce que le Conseil de l’Europe peut offrir aux nouvelles institutions politiques du pays. Au-delà, j’ai probablement davantage de questions à soulever que de réponses à apporter, à l’instar de la plupart de mes collègues à l’Assemblée. Les énumérer aura au moins le mérite le guider notre débat.
7. A l’issue de ce débat, et en fonction de l’évolution de la situation dans le pays, j’ai l’intention de me déplacer en Egypte et d’en rendre compte à la commission en me fondant sur les informations plus conséquentes que j’aurai été en mesure de collecter sur le terrain.
8. Pour commencer et pour les raisons que j’ai expliquées en partie précédemment, je propose de modifier le titre du rapport. Parler d’une «crise de la démocratie» présuppose qu’une démocratie soit en place. Toutefois, les Egyptiens suivent toujours un processus de «transition» vers, espérons-le, la démocratie, mais ils ne l’ont pas encore mené à terme. Je crains également que ce titre puisse être mal interprété et qu’il laisse supposer une remise en question des résultats de l’élection du nouveau Président. Les initiateurs de ce débat selon la procédure d’urgence avaient, à n’en pas douter, l’intention de tirer la sonnette d’alarme quant aux obstacles rencontrés sur la voie de la démocratie au cours de l’actuelle période de transition, et notamment au risque d’une confiscation, par l’armée, des objectifs de la révolution. Dans le même temps, l’élection du nouveau Président, ses premières déclarations et les réactions des forces armées et de la communauté internationale ouvrent des perspectives de normalisation et présentent des opportunités pour l’avenir. Je propose d’intituler le rapport et le débat «La crise de la transition démocratique en Egypte».
9. Il convient de souligner dès le départ que l’élection même de M. Mohamed Morsi à la présidence de l’Egypte revêt une importance historique dans la mesure où il est le premier Président civil démocratiquement élu du plus grand pays du Proche-Orient. En outre, les élections proprement dites semblent s’être déroulées de manière libre et équitable, ce qui constitue en soi un développement extrêmement important et positif tant pour l’Egypte que pour la région entière du Proche-Orient et au-delà.

2. Brève présentation des développements récents

10. Lors de notre visite en Egypte en septembre dernier, l’ensemble de nos interlocuteurs nous a déclaré que les Frères musulmans sont sans conteste le groupe politique le plus nombreux et le mieux organisé d’Egypte, un pays où la religion (musulmane ou chrétienne) joue un rôle important. En lançant leur nouveau parti, les Frères musulmans ont confirmé qu’ils ne s’opposeraient pas à la nomination de femmes ou de coptes à une fonction ministérielle (cabinet). L’un des vice-présidents du nouveau parti est lui-même copte. Ils estiment cependant «inopportun» que la présidence soit occupée par une femme ou un copte.
11. Selon les analystes, le rôle primordial que sont appelés à jouer les Frères musulmans semble s’expliquer non seulement par le fait que le peuple égyptien a une forte imprégnation religieuse, mais aussi par le contexte social du vote en Egypte et sa nature profondément clientéliste. Comme je le notais dans l’addendum à mon rapport sur la coopération entre le Conseil de l’Europe et les démocraties émergentes dans le monde arabe, le vote islamiste est également perçu comme ayant l’avantage de donner un sens et une signification à l’action publique car il est porteur d’un projet.
12. Parallèlement, tous nos interlocuteurs ont globalement crédité le parti Liberté et justice des Frères musulmans d’un score variant de 25 % à 33 %, en en faisant vraisemblablement la première force politique du pays, sans toutefois que ce parti atteigne la majorité absolue lui permettant de gouverner seul. Il nous a été rapporté que les Frères musulmans paraissaient d’ailleurs ne pas vouloir exercer effectivement le pouvoir, sans doute par crainte que les mesures qui devront être édictées au lendemain des élections ne rendent leurs promoteurs impopulaires, perdant ainsi une partie du soutien du peuple de la révolution. On nous a donc dit que les Frères musulmans ne présenteraient des candidats que dans la moitié des circonscriptions. Ces pronostics se sont avérés erronés à la surprise de bon nombre d’hommes politiques libéraux et d’analystes dans et hors du pays.
13. Le système électoral a fait l’objet de controverses entre le CSFA et les partis politiques, et a été évoqué lors de nos discussions avec les représentants des partis. Au départ, les projets d’amendement à la loi sur les élections législatives proposés par le CSFA prévoyaient que la moitié des sièges du parlement soit attribuée au scrutin proportionnel sur la base de listes des partis et que l’autre moitié le serait au scrutin uninominal à partir d’une liste de candidats individuels. Les représentants de l’ensemble des partis politiques que nous avons rencontrés ont souligné leur préférence pour des élections fondées exclusivement sur des listes de partis, craignant que des listes de candidats individuels favorisent les anciens membres du Parti national démocratique d’Hosni Moubarak.
14. Nous étions au Caire le jour même, le dimanche 25 septembre 2011, de l’approbation par le Cabinet égyptien des amendements à la loi électorale, à l’occasion d’une réunion présidée par le Premier ministre Essam Sharaf. Les amendements ainsi approuvés ont prévu que l'élection des deux tiers des députés du parlement se ferait au scrutin de liste fermée à la proportionnelle, et le dernier tiers par scrutin uninominal. La nouvelle loi a divisé l’Egypte en 129 circonscriptions – 46 dont les membres seraient élus au scrutin de liste et 83 dont les membres seraient élus par scrutin uninominal. Le nombre de sièges au parlement a par ailleurs été réduit de 504 à 498.
15. Les élections législatives à l’Assemblée du peuple se sont déroulées de fin novembre 2011 à début janvier 2012, celles à la Chambre haute du parlement, la Shura, de fin janvier 2012 à fin février 2012. La durée du processus électoral s’explique par le fait que le corps des juges était seul à pouvoir superviser les scrutins (la Haute Commission électorale étant uniquement composée de juges), dans un pays ne disposant pas d’assez de juges pour couvrir simultanément l’ensemble des bureaux de vote. Les élections à l’Assemblée du peuple se sont déroulées donc en trois tiers, avec deux tours chacun: on a voté d’abord dans un tiers des circonscriptions, puis dans le deuxième, puis dans le troisième, chaque fois à quelques semaines d’intervalle. De plus, deux tours étaient organisés par zone.
16. Les résultats définitifs des premières élections législatives de l’ère post-Moubarak ont confirmé la victoire écrasante des partis islamistes. Le parti Liberté et justice des Frères musulmans a obtenu un score bien plus élevé qu’attendu et le plus grand nombre de sièges, en l’occurrence 235 (47,2 %) sur un total de 498. Encore plus surprenant a été le score du parti Nour, représentant le salafisme dur, qui est arrivé en seconde position et a remporté 121 sièges (24,3 %).
17. Le parti libéral Nouveau Wafd et la coalition libérale Bloc égyptien, dont nous avions rencontré les représentants en septembre dernier au Caire, sont arrivés loin derrière et ont remporté respectivement 38 sièges (7,6 %) et 34 sièges (6,8 %). Mohammed Saad al-Katatni, des Frères musulmans, a été élu par une large majorité des députés au poste de président de l’Assemblée du peuple lors de la session inaugurale le 23 janvier 2012.
18. La première tâche du nouveau parlement a été d’élire une assemblée constituante de 100 membres chargée de rédiger la nouvelle Constitution.
19. Parmi les principaux défis posés à l’élaboration de cette nouvelle Constitution, on peut citer:
  • le rôle de la charia: la charia sera-t-elle la source primaire de la législation? Et dans ce cas, quelle version de la charia? S’agira-t-il d’une version «stricte» ou d’une version «modérée»? Comment la charia pourrait-elle être conciliée avec les principes de l’Etat de droit?
  • l’équilibre des pouvoirs entre le président et le parlement;
  • le rôle de l’armée;
  • les droits des groupes minoritaires religieux ou ethniques égyptiens;
  • la place des femmes.
20. En avril 2012, après la suspension par le Tribunal administratif du Caire de l’Assemblée constituante, composée majoritairement d’islamistes et boycottée par divers groupes qui affirmaient que les libéraux, les laïcs, les femmes, les jeunes et les minorités étaient sous-représentés, un accord a été conclu début juin 2012 entre les représentants des partis politiques et l’armée sur la composition de cette Assemblée constituante. Selon cet accord: 39 sièges iront aux représentants des partis de l’Assemblée du peuple, dominée par les islamistes; 13 sièges iront aux syndicats, 6 à des juges, 9 à des experts en droit, 1 siège aux forces armées, 1 autre à la police et 1 au ministère de la Justice. L’université Al-Azhar, l’une des plus importantes institutions de l’islam sunnite, disposera de 5 sièges et l’Eglise orthodoxe copte d’Egypte de 4 sièges. De même, 21 personnalités publiques seront nommées. Les décisions seront prises à la majorité des deux tiers.
21. Alors que les préparatifs de l’élaboration de la nouvelle Constitution étaient en cours, avec toutes les difficultés évoquées précédemment, les élections présidentielles ont elles aussi été marquées de nombreuses controverses, s’agissant notamment de l’admissibilité des candidats.
22. Le premier tour organisé fin mai 2012 n’ayant pas permis une victoire sans équivoque, deux candidats se sont affrontés lors d’un deuxième tour à la mi-juin: le candidat des Frères musulmans Mohamed Morsi et l’ancien commandant de l’armée de l’air et Premier ministre de Moubarak, Ahmed Shafik.
23. Quelques jours seulement avant le deuxième tour de scrutin, le 14 juin 2012, la Cour constitutionnelle, composée de juges nommés sous l’ère Moubarak, a jugé dans une décision inattendue que l’élection d’un tiers des députés lors des dernières élections législatives sur les listes de candidats individuels était inconstitutionnelle et a ordonné la dissolution du parlement. Un décret du CSFA prononçant la dissolution du parlement sur la base de ce jugement a été publié et les militaires ont encerclé le parlement pour empêcher les députés de pénétrer dans le bâtiment.
24. Au moment de la clôture des bureaux de vote pour le second tour des élections présidentielles, le 17 juin, le CSFA a publié une Déclaration constitutionnelle intérimaire, s’arrogeant le pouvoir législatif jusqu’à la mise en place d’un nouveau parlement et renforçant son rôle dans l’élaboration de la future Constitution. Cette déclaration constitutionnelle a retiré au Président du pays les pouvoirs en matière de budget, mais aussi de politique étrangère et de défense, pouvoirs qui sont désormais assurés par l’armée. Le rétablissement du Conseil national de défense, confiant aux généraux la politique de sécurité nationale égyptienne, a été annoncé par le maréchal Tantawi, président du CSFA.
25. Evolution positive: l’état d’urgence a été levé le 31 mai 2012. Néanmoins, mi-juin, le CSFA a promulgué un décret accordant à l’armée, jusqu’à la ratification de la nouvelle Constitution, de larges pouvoirs d’arrestation et de détention de civils en vue de leur jugement devant des tribunaux militaires pour un vaste éventail d’infractions.
26. L’armée a justifié la Déclaration constitutionnelle en affirmant qu’elle comblait le vide de pouvoir créé par l’absence de parlement et qu’elle faisait obstacle à la monopolisation du pouvoir par le Président. Elle a annoncé qu’elle transmettrait le pouvoir exécutif au Président nouvellement élu le 1er juillet 2012.
27. S’agissant de l’élection présidentielle proprement dite, l’annonce des résultats a été reportée de quatre jours, les deux candidats ayant déposé l’un contre l’autre des recours pour fraude.
28. Tous ces développements inquiétants ont poussé la population à se rassembler place Tahrir et à manifester massivement, et ont soulevé les inquiétudes de la communauté internationale quant à l’avenir de la transition du pays.
29. Les craintes de voir l’armée imposer l’ancien Premier ministre Shafik, ce qui pourrait donner lieu à des confrontations violentes dans les rues, ont été apaisées par l’annonce des résultats par la Haute Commission électorale le dimanche 24 juin. La victoire du Frère musulman Mohamed Morsi a été confirmée, bien qu’avec une faible majorité des voix (51,7 % des suffrages).
30. La proclamation des résultats a été accueillie avec soulagement tant au sein du pays qu’en dehors, car elle a dissipé les risques de violence généralisée tant redoutés. M. Morsi a appelé à l’unité et a souligné qu’il serait le Président de «tous les Egyptiens», hommes et femmes, musulmans et chrétiens. L’armée a félicité M. Morsi pour son élection et déclaré qu’elle serait à ses côtés pour établir la stabilité dans le pays. L’annonce des résultats électoraux a été en outre saluée par la communauté internationale en des termes très positifs soulignant l’importance historique de cette élection. Cela a eu un impact positif immédiat également sur les marchés.
31. Cela étant, malgré la vague d’optimisme aujourd’hui au Caire, l’Egypte reste confrontée à des défis considérables et les risques et obstacles qui pavent sa transition vers la démocratie demeurent importants.

3. Principaux défis, risques, obstacles et perspectives

32.  Morsi est le premier Président élu en Egypte à l’issue d’élections considérées, de manière générale, comme libres et équitables, et jouit donc de la légitimité d’une grande partie de la population. Il est en effet difficile à quiconque de contester la légitimité de cette victoire ou de prétendre que les mécanismes électoraux ont été manipulés en faveur des Frères musulmans.
33. Comme je le disais précédemment, cette élection est en elle-même une victoire pour la démocratie émergente en Egypte, les craintes de voir l’armée prendre le plein contrôle du pays semblant avoir été écartées.
34. Alors que l’armée a considérablement réduit les prérogatives du Président, celui-ci dispose toujours du pouvoir de nommer un Premier ministre et un gouvernement, et d’un contrôle sur plusieurs aspects de la politique intérieure.
35. L’un des plus grands défis auxquels le Président sera confronté consiste à rassurer les Egyptiens, qui aspirent à la sécurité, à la stabilité et au développement économique du pays, tout en étant profondément divisés. Une bonne part d’entre eux doutent des intentions du nouveau Président et craignent une transformation de l’Egypte en une république islamique. Il faudrait notamment rassurer le mouvement révolutionnaire qui craint la confiscation des objectifs de la révolution par les militaires d’une part et par les islamistes, d’autre part, et qui risque la marginalisation.
36. Le choix que fera M. Morsi s’agissant de la désignation du Premier ministre, des vice-présidents et des ministres (malgré le fait que les postes clés doivent être approuvés par le CSFA) sera peut-être en mesure de les rassurer.
37. La situation désastreuse de l’économie du pays constitue un autre défi pour le Président nouvellement élu. Le tourisme a fortement chuté, les réserves de devises s’épuisent rapidement et les finances publiques sont en grande difficulté. Le taux de chômage est élevé et ne cesse d’augmenter, notamment parmi les jeunes.
38. Il convient d’introduire de toute urgence des réformes économiques de grande ampleur, et le soutien de la communauté internationale s’avère d’importance vitale.
39. Dans le même temps, la démocratie émergente en Egypte est également exposée à d’importants risques venant principalement de deux sources.
40. D’un côté, une question fondamentale est désormais de savoir comment l’armée partagera en définitive les pouvoirs avec le Président nouvellement élu et quand un nouveau parlement pourra se mettre au travail et récupérera les pleins pouvoirs législatifs.
41. Premièrement, la dissolution du parlement, la Déclaration constitutionnelle du 17 juin, les prérogatives élargies en matière d’arrestation et de placement en détention dont bénéficie l’armée, la remise en question de l’indépendance et de l’impartialité de la Cour constitutionnelle égyptienne suscitent bien des préoccupations et constituent des risques et des obstacles réels pour la démocratie qui émerge lentement dans un pays dépourvu pratiquement de toute expérience démocratique.
42. Deuxièmement, quelle forme prendra finalement l’équilibre des pouvoirs en Egypte dans les mois et les années à venir?
43. D’un autre côté, tout en saluant l’élection démocratique du nouveau Président et sans douter de sa légitimité, nous nous devons d’être prudents quant à l’avenir du pays dans la mesure où ses déclarations à propos de questions fondamentales telles que le rôle des femmes ou des minorités religieuses sont souvent perçues comme ambiguës.
44. Ainsi, un troisième groupe de questions se pose: quelle sera la relation entre la charia et la loi laïque dans le nouvel Etat égyptien? La charia sera-t-elle la première source du droit? Et si tel était le cas, comment va-t-on réconcilier la loi de la charia avec les principes de l’Etat de droit? L’égalité des droits entre les hommes et les femmes, mais également entre les musulmans et les chrétiens, sera-t-elle compatible avec un tel rôle proéminent de la charia, par exemple?
45. A cet égard, il convient de rappeler que les femmes et les chrétiens ont joué un rôle prépondérant dans la révolution. Risquent-ils désormais de voir leurs droits menacés? 
			(2) 
			En ce qui concerne
le rôle des femmes pendant et après les révolutions arabes, voir
également la Résolution
1873 (2012) sur l’égalité entre femmes et hommes: une condition
pour le succès du Printemps arabe, qui a été adoptée lors de la
partie de session d’avril 2012 de l’Assemblée. Le débat a été précédé
d’une audition organisée conjointement par notre commission et la
commission sur l’égalité et la non-discrimination, pendant laquelle
Mme Gameela Ismail, activiste égyptienne,
a prononcé un discours très intéressant.
46. Rappelons également que dans sa Recommandation 1957 (2011) sur la violence à l’encontre des chrétiens au Proche et au Moyen-Orient, l’Assemblée a réitéré que «la chrétienté [avait] pris sa source au Proche-Orient il y a deux mille ans et que, depuis, il y a toujours eu des communautés chrétiennes dans cette région» et s’inquiétait de la détérioration récente des conditions de vie de ces communautés.
47. Malheureusement, la situation ne s’est pas améliorée et plusieurs déclarations ont été depuis adoptées par le Président de l’Assemblée et la commission des questions politiques et de la démocratie 
			(3) 
			Une manifestation pacifique
de coptes au Caire le 9 octobre 2011 a dégénéré pour des raisons
inconnues; les affrontements qui s’en sont suivis ont fait 25 victimes,
en majorité coptes, et plus de 300 blessés. A cette occasion, le Président
de l’Assemblée a condamné la violence et la commission des questions
politiques et de la démocratie a déclaré que «les premières déclarations
des autorités égyptiennes ainsi que leur manque de réaction subséquente
ne témoignaient pas d’un engagement véritable pour lutter efficacement
contre les actes récurrents de violence interreligieuse». Un rapport
en cours de préparation par M. Luca Volontè sur la violence contre
les minorités religieuses traite, entre autres, de la question des
coptes d’Egypte..
48. Il convient de noter qu’en conséquence de l’instabilité actuelle, les chrétiens sont en train de quitter l’Egypte et certaines sources indiquent que quelques 100 000 d’entre eux seraient partis ces derniers mois.
49. L’avenir des chrétiens, ainsi que d’autres minorités religieuses, en Egypte est source de véritables inquiétudes et le nouveau Président doit de toute urgence donner des indications pleinement rassurantes.
50. Pour finir, la question de la nouvelle Constitution est symbolique pour l’ensemble des interrogations soulevées ci-avant, compte tenu du fait que tous ces aspects fondamentaux seront traités, d’une manière ou d’une autre, dans ce texte essentiel. S’agissant de ce dernier défi, notre Organisation pourrait jouer un rôle important et bénéfique en offrant l’expertise de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) en matière d'élaboration de constitutions. C’est la contribution concrète que nous pourrions apporter afin de faciliter la transition politique difficile de ce pays qui est, après tout, le plus grand du Proche-Orient.