1. Introduction
1. Le présent rapport repose sur
la proposition de résolution «La définition des prisonniers politiques»

, pour
laquelle j'ai été désigné rapporteur le 16 décembre 2009.
2. Le 24 juin 2010, la commission des questions juridiques et
des droits de l'homme a décidé dans un premier temps de fusionner
ce mandat de rapporteur avec le sujet connexe du «Suivi de la question
des prisonniers politiques en Azerbaïdjan»

,
pour lequel j'avais déjà été nommé rapporteur le 24 mars 2009. Diverses
raisons, dont la modification à un moment donné de l'intitulé des
rapports fusionnés

,
ont récemment amené la commission à décider de m'inviter à présenter
un rapport distinct sur le présent sujet.
2. Le contexte historique de la question
des prisonniers politiques au Conseil de l'Europe: l'adhésion de
l'Arménie et de l'Azerbaïdjan
3. La question des prisonniers
politiques au Conseil de l'Europe remonte aux négociations engagées
lors de l'adhésion de l'Azerbaïdjan à l’Organisation. L'Azerbaïdjan
s'était notamment engagé «à libérer ou rejuger ceux des prisonniers
qui sont considérés comme des “prisonniers politiques” par des organisations
de protection des droits de l'homme»

. En novembre 2000,
le Comité des Ministres a adopté les Résolutions Res(2000)13 et
Res(2000)14, qui invitaient simultanément l'Arménie et l'Azerbaïdjan
à devenir Etats membres du Conseil de l'Europe, statut qui devait
être confirmé une fois fixée la date d'adhésion. Afin de permettre
à certains Etats de surmonter leurs réticences à l'égard de ces
deux adhésions à l’époque, un compromis avait été obtenu au sein
du Comité des Ministres, en vertu duquel il avait également été
décidé en novembre 2000 que le Comité des Ministres assurerait le
suivi régulier de l'évolution démocratique des deux pays. L'Arménie et
l'Azerbaïdjan avaient adhéré au Conseil de l'Europe le 25 janvier
2001. Le Comité des Ministres avait ensuite approuvé, le 31 janvier
2001, l'initiative prise par le Secrétaire Général de nommer trois
éminents «experts indépendants»

chargés
d'examiner les listes de cas de prisonniers politiques présumés
établies par des organisations non gouvernementales (ONG) arméniennes
et azerbaïdjanaises de défense des droits de l'homme

. Avant cet examen, les experts indépendants
avaient entrepris de déterminer, en agissant quasiment en qualité
de juges, quelles personnes pouvaient «être considérées comme des
prisonniers politiques sur la base de critères objectifs, à la lumière
de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme
et des normes du Conseil de l'Europe»

. Ils avaient alors procédé
à l’examen des 716 cas figurant sur cette liste en vue de définir,
en se fondant sur une série de critères préétablis et admis par
l'ensemble des organes pertinents du Conseil de l'Europe et des
autorités azerbaïdjanaises, si les détenus en question étaient effectivement
des prisonniers «politiques». Vingt-trois cas de la liste initiale,
qui en comptait 716, avaient été traités en priorité par les experts
comme des «affaires pilotes». En avril 2003, une bonne partie de
ces 716 affaires avaient été résolues et leur liste réduite à 212
cas, qui ont fait l'objet d’un deuxième mandat des experts. En juillet
2004, les experts ont remis la version définitive de leur rapport
au Secrétaire Général. Outre les 20 avis émis à propos des affaires
pilotes, ils ont rendu 104 avis relatifs aux 212 affaires qui leur
avaient été transmises. Ils ont ainsi conclu que 62 détenus avaient
la qualité de prisonniers politiques, ce qui n'était pas ou plus
le cas de 62 autres personnes

.
4. Depuis l'adhésion de l'Azerbaïdjan en 2001, l'Assemblée parlementaire
a examiné à quatre reprises la question des prisonniers politiques
en Azerbaïdjan: en janvier 2002, juin 2003, janvier 2004 et juin
2005

– poussée chaque fois par la situation
en Azerbaïdjan et sur la base des critères objectifs établis par
les experts indépendants du Secrétaire Général.
3. La
notion de «prisonnier politique» selon la définition retenue par
les experts indépendants du Conseil de l'Europe et réaffirmée par
la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
5. Le juge Stefan Trechsel a présenté
les conclusions établies par ses collègues et lui-même sur la définition
et les critères de la notion de «prisonnier politique» lors de l'audition
de la commission des questions juridiques et des droits de l'homme,
le 24 juin 2010 à Strasbourg

. Les experts indépendants ont fondé
leurs travaux sur ceux du professeur Carl Aage Nørgaard, qui était
alors président de la Commission européenne des droits de l'homme
et avait été invité par le Conseil de sécurité des Nations Unies
à définir la qualité de prisonnier «politique» en Namibie en 1989
et 1990. Le proche collaborateur du professeur Nørgaard, Andrew Grotrian,
figure également parmi les experts entendus lors de l'audition du
24 juin. Le troisième expert présent lors de cette audition était
M. Javier Gómez Bermúdez, juge, président de la chambre criminelle
de l’Audiencia Nacional (Espagne). A la suite de ces échanges avec
les experts, la commission a approuvé les conclusions de ma note
introductive

et m'a invité à poursuivre mes travaux sur
la base de ces critères objectifs.
6. Au cours de ces échanges, les experts sont convenus que les
personnes condamnées pour des crimes violents, comme les actes terroristes,
ne pouvaient prétendre à la qualité de «prisonniers politiques»,
même si elles affirmaient avoir agi pour des raisons «politiques».
M. Gómez Bermúdez a précisé que ce principe était applicable aux
Etats démocratiques dirigés par des gouvernements légitimes, où
il ne saurait être question de «résistance légitime», comme ce fut
le cas pour la «Résistance» française pendant la seconde guerre mondiale.
Cet argument est étayé par l'article 17 de la Convention européenne
des droits de l'homme (STE no 5, «la
Convention»), intitulé «Interdiction de l'abus de droit»

.
7. Pour résumer, le cadre suivant a été établi par les experts
indépendants et avalisé par la commission; il varie en fonction
de la nature de l'infraction pour laquelle l'intéressé est emprisonné.
3.1. Infractions
à caractère purement politique
8. Il s'agit des infractions qui
concernent uniquement l'organisation politique de l'Etat, comme
la «diffamation» à l’égard de ses instances ou d'autres infractions
du même type.
9. Tous les auteurs d'infractions emprisonnés pour ces motifs
n'ont pas la qualité de «prisonniers politiques». Le critère de
la légalité de leur détention au regard de la Convention européenne
des droits de l'homme, selon l'interprétation retenue par la Cour
européenne des droits de l'homme («la Cour»), permet de les distinguer.
Le discours «à caractère politique», y compris lorsqu'il se montre
extrêmement critique à l'égard de l'Etat et du pouvoir en place,
est en principe protégé par l'article 10: son libellé n'en permet
pas l'interdiction au nom d'un «besoin social impérieux» dans une
«société démocratique»

. Mais il arrive que le discours à caractère
politique aille au-delà des limites fixées par la Convention, par
exemple lorsqu'il incite à la violence, au racisme ou à la xénophobie

. Il convient de noter que, chaque fois
que la Cour a jugé la répression de ce discours admissible au titre
de la Convention, les peines infligées par les juridictions nationales
étaient en grande partie symboliques. Comme l'interprétation de
la Convention doit être cohérente et dépourvue de contradictions,
une personne condamnée au titre de l'article 10, paragraphe 2, de
la Convention ne peut être considérée comme détenue illégalement
au regard de l'article 5 ni, par voie de conséquence, avoir la qualité de
prisonnier politique. Il est cependant entendu que les peines infligées
pour la tenue de propos à caractère politique qui ne bénéficient
pas de la protection de l'article 10 peuvent être contraires à la
Convention (et soulever la question du caractère «politique» du
détenu concerné) lorsque la peine infligée est disproportionnée,
discriminatoire ou le fruit d'un procès entaché d'iniquité.
3.2. Autres
infractions à caractère politique
10. Il s'agit des infractions commises
pour des motifs politiques (et non par intérêt personnel) et qui
portent atteinte aussi bien aux intérêts de l'Etat qu'à ceux d'autres
particuliers, comme c'est le cas des actes terroristes. Bien entendu,
l'Etat territorialement compétent lorsque de tels actes sont commis
n'est pas seulement habilité à poursuivre leurs auteurs, il en a
également l'obligation positive. En conséquence, les personnes condamnées pour
ce type d'infraction ou placées en détention provisoire parce qu'elles
sont soupçonnées d'avoir commis de telles infractions n'ont pas
la qualité de prisonniers politiques. Ce principe souffre toutefois
les mêmes exceptions que dans la catégorie précédente lorsque la
peine est disproportionnée, discriminatoire ou infligée à l'issue
d'un procès inique.
3.3. Infractions
dépourvues de caractère politique
11. Les personnes placées en détention
pour avoir commis des infractions dépourvues de caractère politique
(c'est-à-dire toute autre infraction dans laquelle ni l'acte ni
l'intention délictueuse n'ont une connotation politique) n'ont pas,
en principe, la qualité de prisonniers politiques. Là encore, ce
principe connaît un certain nombre d'exceptions. Une personne condamnée
pour une infraction dépourvue de caractère politique peut avoir
la qualité de prisonnier politique lorsque les pouvoirs publics
l’incarcèrent pour des motifs politiques. Ceux-ci peuvent devenir
évidents lorsque la peine prononcée est totalement disproportionnée
par rapport à l'infraction commise ou lorsque la procédure est clairement
entachée d'iniquité.
3.4. Charge
de la preuve
12. La répartition de la charge
de la preuve est particulièrement cruciale dans un domaine qui dépend
en grande partie de la motivation «politique» ou autre de l'auteur
de l'infraction ou des pouvoirs publics. L'approche retenue par
les experts indépendants du Conseil de l'Europe est la suivante:
il appartient en premier lieu à ceux qui affirment qu'une personne
précise a la qualité de prisonnier politique de fournir un commencement
de preuve. Ces éléments sont alors soumis à l'Etat concerné qui,
à son tour, aura la possibilité de présenter des éléments de preuve
qui réfutent cette allégation. Comme l'a indiqué Stefan Trechsel

de façon synthétique:
«sauf capacité de l'Etat défendeur à démontrer que la
détention de l'intéressé est pleinement conforme aux dispositions
de la Convention européenne des droits de l'homme, telles que les
a interprétées la Cour européenne des droits de l'homme sur le fond
de l'affaire, que les règles de proportionnalité et de non-discrimination
ont été respectées et que la privation de liberté est le résultat
d'une procédure régulière, l'intéressé devra être considéré comme
un “prisonnier politique”».
13. Les personnes chargées d'établir le caractère politique d'une
détention peuvent également appliquer, par analogie, la jurisprudence
rendue par la Cour au sujet des présomptions de fait dans les affaires
où l'Etat défendeur refuse de coopérer en mettant à disposition
certains documents ou d'autres informations exclusivement détenus
par les pouvoirs publics

.
3.5. Résumé
des critères 
14. «Une personne privée de sa
liberté individuelle doit être considérée comme un “prisonnier politique”:
a. si la détention a été imposée en
violation de l'une des garanties fondamentales énoncées dans la Convention
européenne des droits de l'homme (CEDH) et ses Protocoles, en particulier
la liberté de pensée, de conscience et de religion, la liberté d'expression
et d’information et la liberté de réunion et d'association;
b. si la détention a été imposée pour des raisons purement
politiques sans rapport avec une infraction quelle qu’elle soit;
c. si, pour des raisons politiques, la durée de la détention
ou ses conditions sont manifestement disproportionnées par rapport
à l'infraction dont la personne a été reconnue coupable ou qu’elle
est présumée avoir commise;
d. si, pour des raisons politiques, la personne est détenue
dans des conditions créant une discrimination par rapport à d'autres
personnes; ou,
e. si la détention est l’aboutissement d’une procédure qui
était manifestement entachée d’irrégularités et que cela semble
être lié aux motivations politiques des autorités.».
15. Le fait d’affirmer qu’une personne est un «prisonnier politique»
doit se fonder sur des indices sérieux; il appartient dès lors à
l'Etat dans lequel la personne est détenue de prouver que la détention
est pleinement conforme aux dispositions de la Convention, selon
l'interprétation retenue par la Cour européenne des droits de l'homme
sur le fond de l'affaire, que les principes de proportionnalité
et de non-discrimination ont été respectés et que la privation de
liberté est le résultat d'une procédure équitable.
16. L'examen attentif de ces critères montre qu'une personne à
laquelle la qualité de prisonnier «politique» est reconnue n'est
pas nécessairement «innocente». La dimension politique d'une affaire
peut résider, par exemple, dans l'application sélective du droit,
dans le fait d'infliger à l'intéressé une lourde peine, disproportionnée
par rapport à celle à laquelle seraient condamnées pour une infraction
similaire des personnes dépourvues d'antécédents «politiques», ou
dans l'absence d'équité de la procédure qui peut néanmoins aboutir
à la condamnation d'un coupable. Le fait de reconnaître à un détenu
la qualité de prisonnier «politique» n'impose par conséquent pas
systématiquement qu'il soit immédiatement libéré: la façon la plus appropriée
de remédier à cette situation est sans doute de le juger une nouvelle
fois au cours d'un procès équitable. Cela dit, compte tenu du temps
que bon nombre de ces prisonniers ont déjà passé en prison, le fait de
les libérer d'urgence, même s'ils sont effectivement «coupables»
des crimes qui leur sont reprochés, est désormais souvent le seul
moyen de dissiper le soupçon que le traitement particulièrement
dur réservé à l'intéressé lui est appliqué pour des raisons «politiques».
3.6. Acceptation
générale des critères retenus par les experts indépendants
17. Les critères résumés ci-dessus
ont été transmis à l'ensemble des parties concernées. Comme le précise le
document d'information du Secrétaire Général sur les conclusions
des travaux réalisés par les experts indépendants, «[a]ucune objection
de fond n’a été soulevée [au sujet de ces critères]»

. Lors de leur 765e réunion
du 21 septembre 2001

, les Délégués ont «[pris]
note avec satisfaction du rapport des experts indépendants du Secrétaire
Général sur les prisonniers politiques présumés en Arménie et Azerbaïdjan,
tel qu'il figure dans le document [SG/Inf(2001)34 et les addendum
I et addendum II] (…)» et adopté la déclaration suivante sur cette
question:
«Le
Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a appris avec satisfaction
que le Président de la République d'Azerbaïdjan a, le 17 août 2001,
par décret accordé son pardon à 89 prisonniers politiques, dont 66 ont été libérés et 23 ont vu leur
peine réduite (…).» (Caractère gras ajouté pour souligner le fait
que le terme «prisonniers politiques» a été utilisé par le Comité
des Ministres lui-même.)
18. Trois ans plus tard, au terme du deuxième mandat des experts
indépendants, le document d'information établi par le Secrétaire
Général réaffirme que «[c]es critères ont été acceptés par les autorités azerbaïdjanaises
et toutes les instances du Conseil de l'Europe»

. Les résolutions
ultérieures de l'Assemblée parlementaire se fondaient également
sur ces critères généralement admis, établis par les experts indépendants

.
19. Au cours de mon mandat actuel de rapporteur, certains membres
de la commission ont tenté à plusieurs reprises de rouvrir la question
de la définition des prisonniers politiques

. Mais je reste convaincu
que toute tentative de «réinventer la roue» aurait pour seul effet
de nous détourner de l'importante mission qui est la nôtre: aider
l'Azerbaïdjan à régler de façon durable la question des prisonniers
politiques, comme le soulignait mon projet de rapport intitulé «Suivi
de la question des prisonniers politiques en Azerbaïdjan»

.
4. Conclusion
20. Je suis profondément convaincu
que les critères des experts indépendants, qui ont déjà été appliqués dans
des centaines d'affaires avec l'accord de toutes les parties, ont
démontré qu'ils étaient juridiquement solides, équitables et fonctionnels.
Ils se fondent sur les normes essentielles de la Convention européenne
des droits de l'homme et la jurisprudence de la Cour européenne
des droits de l'homme, dont ils sont le reflet. Ils sont dépourvus
de caractère discriminatoire, ne sont pas propres à un pays, bien
qu'ils aient été élaborés et appliqués pour la première fois dans
le contexte évoqué plus haut de l'adhésion de deux nouveaux Etats membres
au Conseil de l'Europe. Plus récemment, ils ont été appliqués par
la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
dans son avis sur la situation au Bélarus, adopté lors de la partie
de session de janvier 2012

.
21. Toute définition comporte des éléments qui exigent une évaluation
ou une appréciation des faits et, par conséquent, un certain nombre
d’éléments subjectifs. Les définitions et les critères ne sont que
des outils, destinés à être appliqués par des hommes et des femmes.
Si nous recherchions une définition qui puisse être insérée dans
un ordinateur et produire automatiquement des résultats «objectifs»
pour chaque cas individuel, nous nous tromperions lourdement sur
la nature des travaux de l'Assemblée.
22. L’Assemblée commettrait une grave erreur si elle renonçait
à l’acquis de la définition en vigueur et se lançait dans un interminable
débat général et théorique. Un tel choix équivaudrait clairement
à un recul, qui ferait par ailleurs naître des soupçons, certes
sans fondement, sur les véritables motivations de l'ouverture de ce
débat, qui pourrait être sans fin et ne produirait sans doute aucun
résultat.
23. Je tiens à rappeler à ce propos, à l'intention notamment de
nos collègues espagnols et turcs, qu’il ne fait aucun doute que
les terroristes de l'ETA, du PKK ou de n'importe quelle autre organisation
terroriste n’entrent pas dans le champ d'application de la définition
des prisonniers politiques, même s'ils affirment avoir commis leurs
crimes odieux pour des raisons «politiques». Toutefois, les personnes
accusées d'avoir commis des actes terroristes et condamnées, pour
des motivations politiques cette fois du côté des pouvoirs publics,
sur la base d'un procès inique et de preuves douteuses («aveux»
extorqués sous la torture ou témoignages obtenus sous la contrainte,
par exemple) peuvent parfaitement être présumées «prisonniers politiques»
si des indices suffisants conduisent à penser que ces violations
ont bel et bien eu lieu.
24. J’invite par conséquent l’Assemblée à réaffirmer la définition
en vigueur des prisonniers politiques proposée dans le projet de
résolution.