1. Introduction
1. Le 24 juin 2013, l’Assemblée parlementaire a souscrit
à la proposition présentée par le Groupe pour la gauche unitaire
européenne de tenir un débat en application de la procédure d’urgence
sur les «Manifestations et menaces pour la liberté de réunion, la
liberté des médias et la liberté d’expression». Le même jour, la commission
des questions politiques et de la démocratie m’a nommé rapporteur.
2. Evénements
récents
2. De nombreux pays européens (et non européens) ont
connu des mouvements de protestation populaire ces derniers temps.
Ces manifestations se déroulent le plus souvent de façon non organisée, indépendamment
des partis politiques et des organisations de la société civile;
les participants se coordonnent entre eux au moyen des médias sociaux.
Je crois que le droit des citoyens de manifester contre leurs gouvernements
démocratiquement élus est aussi légitime que le droit des gouvernements
concernés de ne pas changer de politique face à la contestation.
3. De telles manifestations ont eu lieu à Londres, Madrid, Paris
et Stockholm, en Grèce, en Italie, au Portugal, au Brésil, en Russie
et en Turquie, pour ne citer que quelques exemples récents. Dans
tous les cas, les protestations ont été tout d’abord pacifiques,
même si, parfois, de petites minorités se sont livrées à des violences.
Dans certains cas, les réactions des autorités publiques et l’action
des forces de l’ordre ont été disproportionnées.
4. Récemment, le 31 mai 2013, une manifestation pacifique organisée
par des opposants à un projet de rénovation urbaine à Istanbul a
déclenché une intervention musclée des forces de l'ordre et provoqué
un mouvement de protestation populaire sans précédent en Turquie.
Dans des dizaines de villes de Turquie, des centaines de milliers
de personnes ont exprimé leur désaccord face à l’attitude des pouvoirs
publics et ont participé à des manifestations. Dans de nombreux
endroits, ces manifestations ont donné lieu à des heurts violents
avec les forces de l'ordre, marqués par le recours systématique
au gaz lacrymogène (gaz poivre), aux canons à eau et, dans certains
cas, à des tirs de balles en caoutchouc. Quatre morts, dont un policier,
et près de 8 000 blessés (dont 59 graves) sont à déplorer.
5. Les images de la répression des manifestations – et leurs
graves conséquences – ont marqué l’opinion turque et l’opinion internationale.
Notons, parmi les réactions internationales, la déclaration de M.
Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de
l’Europe, le 5 juin 2013, appelant à l’arrêt immédiat du recours
à la force contre les manifestants pacifiques
, celle du Secrétaire général du
Conseil de l’Europe, M. Thorbjørn Jagland, le 16 juin 2013, appelant
à la poursuite du dialogue
, celle de Mme Josette Durrieu, rapporteure
de la commission de suivi de l’Assemblée sur le dialogue postsuivi
avec la Turquie
, lançant un appel au calme, celle
du Haut-commissaire aux droits de l’homme des Nations Unies, Mme
Navi Pillay, exhortant le Gouvernement turc et la société civile
à s'appuyer sur la décision de suspendre d'autres mesures sur le
développement du Gezi Park et à agir de manière à apaiser les tensions
, les déclarations du Secrétaire
général des Nations Unies, M. Ban Kin Moon au cours de cette période,
ou encore la Résolution du 13 juin 2013
du Parlement européen sur la situation
en Turquie, qui a par ailleurs provoqué un tollé parmi les plus
hautes autorités turques. A l’heure actuelle, le Secrétaire Général
du Conseil de l’Europe effectue une visite d’information en Turquie.
6. Face à ces cas récents de recours excessif à la force pour
disperser des manifestants, nous devons en appeler aux autorités
pour qu’elles veillent à ce que l’action de la police, lorsqu’elle
est indispensable, demeure proportionnée. Il y a lieu de noter que
la position du Comité européen pour la prévention de la torture
et des peines oui traitements inhumains ou dégradants (CPT) et la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme soulignent
les graves conséquences que peut avoir sur la santé l’utilisation
de gaz lacrymogène.
3. Protestations et
médias sociaux
7. La plupart des régions du monde, y compris les Etats
membres du Conseil de l’Europe, assistent à l’augmentation rapide
des contacts établis par l’intermédiaire des réseaux sociaux grâce
aux technologies des Smartphones. En tant que véhicules permettant
d’organiser et d’exprimer la dissidence, internet et les médias sociaux
tels que Twitter et Facebook ont déjà démontré qu’ils étaient des
outils d’une importance considérable dans nombre de protestations,
de manifestations, de soulèvements et de conflits.
8. Les médias sociaux ont joué un rôle crucial dans les protestations
récentes en Turquie, ne serait-ce que parce que la plupart des médias
turcs ont minimisé les protestations, surtout les premiers temps.
En raison de l’absence d’une large couverture par les grands médias,
les médias sociaux ont joué un rôle essentiel dans l’information
de la population avec les hashtags Twitter «#ccupyGezi» («#OccupezGezi»)
et «#DirenGeziParki» («RésistezParcGezi»).
9. De manière générale, il devient trop fréquent d’entendre les
dirigeants politiques s’en prendre à l’utilisation de l’Internet
et des réseaux sociaux, accusés d’être des vecteurs de désinformation
et d’incitation à la protestation contre les instances démocratiques,
et donc de mettre en danger l’ordre public et social.
10. Il faut rejeter cette vision avec force. Nous ne pouvons pas
oublier, par exemple, le rôle essentiel que les médias sociaux ont
eu lors des mouvements historiques du Printemps arabe. Certes, le
risque de manipulation est présent sur le web, comme d’ailleurs
dans les médias traditionnels. Néanmoins cela ne justifie pas que
l’on puisse se référer au principal espace de libre dialogue entre
les citoyens comme étant un danger pour nos démocraties.
4. Liberté d’association,
liberté d’expression et liberté des médias
11. Les articles 10 et 11 de la Convention européenne
des droits de l'homme (STE n° 5) qui garantissent, respectivement,
la liberté d'expression et la liberté de réunion (et d’association),
présentent une caractéristique commune en ce qu’ils consacrent des
droits relatifs et présentent une structure en deux paragraphes,
le premier énonçant le droit consacré et le deuxième fixant les
circonstances dans lesquelles une ingérence peut se justifier.
12. En ce qui concerne la liberté de réunion, elle englobe les
rassemblements publics ou privés, les marches, processions, manifestations
et sit-in. Leur objet peut être politique, religieux ou spirituel,
social ou autre; elle ne fait l'objet d'aucune limite, mais toute
réunion doit être pacifique. L'existence d'actes de violence accessoires
ne signifie pas qu'une réunion cesse d'être protégée, sauf si elle
avait un objectif perturbateur. Dans un tel cas de figure, l'Etat
a une «obligation positive»; en d’autres termes, il est tenu de
protéger les personnes qui exercent leur droit de réunion pacifique
contre tout acte de violence émanant de contre-manifestants. Dans
une affaire, par exemple, les policiers avaient formé un cordon
pour séparer des manifestants antagonistes, mais n'avaient pu empêcher
des agressions physiques et des dommages matériels. La Cour européenne
des droits de l’homme avait conclu qu'ils n'avaient pas pris de
mesures suffisantes pour permettre le déroulement pacifique d'une
manifestation légale (Organisation macédonienne unie
Ilinden et autres c. Bulgarie).
13. En vertu du paragraphe 2 de l’article 11, les restrictions
ou interdictions de réunion doivent i) être prévues par la loi,
ii) poursuivre un but autorisé et iii) être nécessaires dans une
société démocratique, proportionnées et non discriminatoires. Les
buts autorisés sont: la sécurité nationale, la sûreté publique,
la défense de l'ordre et la prévention du crime, la protection de
la santé ou de la morale, et la protection des droits et libertés
d'autrui.
14. Les autorités jouissent d'une marge d'appréciation considérable
pour déterminer si une réunion proposée présente un risque pour
la sûreté publique ou l'un des autres buts énoncés, qui pourrait
justifier une ingérence; mais une réunion pacifique jouit d'une
présomption favorable qui doit conduire à l'autoriser. Le fait d'exiger
une notification ou autorisation préalable n'est pas contraire à
l'exercice de ce droit, mais le refus d'une autorisation constitue
une ingérence, qui doit être justifiée par les critères rigoureux
du paragraphe 2. La violation peut être constituée même lorsque
la réunion a eu lieu en bravant une interdiction.
15. Les autorités doivent veiller soigneusement à ce que les restrictions
ne soient pas discriminatoires. Le fait que les organisateurs d'une
réunion représentent un groupe de personnes impopulaire ne constitue
pas un motif suffisant pour l'interdire. En pareille circonstance,
les autorités devaient faire preuve «de pluralisme, de tolérance
et d’ouverture d'esprit». Ces mêmes principes sont également applicables
aux minorités ethniques ou politiques, ainsi qu'à d'autres groupes
minoritaires comme les personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres
(LGBT) désireuses d'effectuer des marches et des manifestations.
16. Concernant la liberté d'expression et, plus spécifiquement,
la liberté des médias, il faut se référer à la
Résolution 1920 (2013) sur l'état de la liberté des médias en Europe, adoptée
par notre Assemblée en janvier 2013, et au rapport élaboré par M.
Mats Johansson pour la commission de la culture, de la science,
de l’éducation et des médias (
Doc.
13078).
17. Affirmer que la possibilité de couvrir médiatiquement des
manifestations populaires de masse soit un aspect essentiel de la
liberté des médias sonne comme une évidence: en fait, c’est là non
seulement une fonction inhérente au droit à la liberté des médias,
mais aussi leur devoir de nous informer à l’égard de ces événements,
qui font partie de la vie de nos démocraties, voire sont les signes
que nous sommes encore en démocratie. Et pourtant force est de constater
que cette évidence peut être oubliée.
18. Un Etat démocratique a non seulement le devoir de s’abstenir
de toute ingérence illicite, mais aussi l’obligation de prendre
les dispositions nécessaires pour que le droit des médias à la liberté
d’informer – particulièrement en cas de mouvements de masse – et
le droit de tous à la liberté d’accès à l’information – particulièrement
lorsqu’il s’agit de protestations et de contestations populaires
– soient assurés de manière effective, et puissent s’exercer sans
craintes et sans entraves.
5. Conclusions
19. La liberté d’association, de réunion et de manifestation,
y compris dans le cadre de manifestations qui ne sont ni organisées,
ni autorisées, est un droit essentiel dans une démocratie, garanti
par l'article 11 de la Convention européenne des droits de l'homme,
et rappelé de manière constante par la Cour européenne des droits
de l'homme dans sa jurisprudence. Toute restriction de ce droit
doit être prévue par la loi et nécessaire dans une société démocratique.
Il appartient aux autorités d'assurer l'exercice du droit d'expression
et de manifestation.
20. C'est pourquoi, face à des mouvements de protestation populaire,
le rôle des forces de l'ordre est d'assurer et de protéger les droits
des manifestants, leur liberté d'association et leur liberté d'expression,
tout en protégeant les autres personnes ainsi que les biens publics
et privés. Il peut être difficile pour les policiers de trouver
le juste équilibre entre ces deux objectifs dans le feu de l'action;
aussi est-il essentiel de pouvoir s'appuyer sur des lignes directrices
et des instructions parfaitement claires, ainsi que sur une hiérarchie responsable.
21. Les citoyens ont droit à une information objective et complète,
et il appartient aux autorités de garantir les conditions d'exercice
effectif de la liberté des médias et d'expression, conformément
à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.
Il est nécessaire, en particulier, de clarifier les questions de propriété
et d'indépendance des médias.
22. Par conséquent, l’Assemblée devrait, le cas échéant, encourager
les autorités des Etats membres du Conseil de l'Europe à prendre
les mesures nécessaires et à mettre ainsi leur législation en conformité
avec les normes du Conseil de l'Europe et la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l'homme, y compris dans le domaine
de la liberté d'expression, la liberté des médias et la liberté
de réunion. Elles devraient notamment:
- garantir la liberté de réunion et de manifestation, conformément
à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme,
et en assurer l'exercice effectif;
- mener des enquêtes diligentes concernant le recours excessif
ou disproportionné à la force par les forces de maintien de l’ordre
et sanctionner les responsables; renforcer les programmes de formation aux
droits de l'homme à destination des membres des forces de l'ordre
ainsi que des juges et des procureurs, en partenariat avec le Conseil
de l'Europe;
- élaborer des directives claires sur l'usage de gaz lacrymogène
(gaz poivre) et interdire son usage dans des espaces confinés;
- garantir la liberté des médias, faire cesser le harcèlement
et l'arrestation des journalistes et la perquisition de leurs locaux,
et s’abstenir d’infliger des sanctions aux médias qui couvrent les manifestations,
conformément à la Résolution
1920 (2013);
- réformer le Code pénal et le Code de procédure pénale
ainsi que les lois antiterroristes et le Code administratif dans
tous les cas où les dispositions concernées ne sont pas conformes
aux normes du Conseil de l'Europe ou à la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l'homme;
- examiner les mécanismes permettant de consulter ou d'associer,
la population à la gestion des affaires publiques, tant au niveau
national que local, en s'inspirant des normes européennes et bonnes
pratiques pertinentes, conformément aussi à la Résolution 1746 (2010) sur la démocratie en Europe: crises et perspectives.
23. Enfin, l’Assemblée devrait inviter le Secrétaire Général du
Conseil de l'Europe à envisager l'élaboration de lignes directrices
sur le respect des droits de l'homme dans le cadre des interventions
des forces de l'ordre lors de manifestations.
24. Permettez-moi de conclure en mentionnant qu’il ne faut pas
oublier que la souveraineté appartient au peuple et que gouvernants
et élus ne sont là que pour le servir. Le pouvoir qui leur est confié
par la majorité des électeurs ne leur donne jamais le droit de mettre
en sourdine, ou pire de bâillonner, ceux qui ne sont pas d’accord,
qui sont mécontents ou qui demandent le changement. Au contraire,
ce pouvoir les rend responsables et devrait les conduire à une écoute
attentive.
25. Même s’il incombe aux représentants démocratiquement élus
de prendre des décisions contraires aux attentes des foules si cela
est dans l’intérêt général, ils ne peuvent ignorer la volonté populaire.
Celle-ci ne saurait se réduire au vote et doit trouver la manière
de s’exprimer autrement tous les jours, justement par le biais du
droit à la liberté d’expression, la liberté de réunion et la liberté
de manifestation pacifique.