1. Introduction
1.1. Etat actuel de
la procédure
1. La proposition de résolution «Refuser l’impunité
pour les meurtriers de Sergueï Magnitski»
a été renvoyée à la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport le 5
octobre 2012. Lors de sa réunion du 12 novembre 2012, la commission
m’a désigné rapporteur.
2. Le 21 janvier 2013, la commission a examiné une note introductive
et m’a autorisé à effectuer
des visites d’étude à Moscou, Londres, Nicosie et Berne.
3. Afin de permettre aux autorités russes de m’exposer leur point
de vue officiel sur les différents aspects de l’affaire, je me suis
tout d’abord rendu à Moscou du 13 au 16 février 2013. Du 25 au 27
avril, je suis ensuite allé à Londres, pour rencontrer à la fois
les autorités britanniques compétentes et l’ancien client de Sergueï Magnitski,
Bill Browder. Dès le 7 janvier, j’ai rencontré le Procureur général
suisse et son adjoint et, les 29 et 30 avril, les autorités chypriotes
compétentes. Enfin, les 20 et 21 mai 2013, je me suis à nouveau
rendu à Moscou pour entendre la réponse des autorités russes aux
questions soulevées par tous les autres interlocuteurs depuis ma
première visite.
4. J’aimerais profiter de cette occasion pour remercier les autorités
russes, britanniques, chypriotes et suisses de leur coopération.
Je regrette néanmoins qu’il ne m’ait pas été possible, à Moscou,
de m’entretenir directement avec les personnes les plus immédiatement
concernées par les allégations d’entente délictuelle, alors même
que j’avais envoyé, avant mes deux visites d’information, la liste
des noms des intéressés.
1.2. Travaux antérieurs
de l’Assemblée sur l’affaire Sergueï Magnitski
5. A ce jour, les activités de l’Assemblée relatives
à l’affaire Sergueï Magnitski sont, des plus récentes aux moins
récentes, les suivantes:
1.2.1. Commission de suivi
6. Au vu des graves allégations formulées au sujet du
cas de Sergueï Magnitski, György Frunda et moi‑même avons posé un
certain nombre de questions aux autorités russes en notre qualité
de corapporteurs sur le respect des obligations et engagements de
la Fédération de Russie. En mai 2012, nous avons adressé plusieurs
questions à la délégation parlementaire russe. Comme nous l’avons
expliqué dans notre rapport adopté durant la partie de session d’octobre
2012
, les
réponses qui nous ont été données s’en sont tenues à la position
officielle habituelle des autorités russes, telle qu’elle transparaît
dans les conclusions des enquêtes officielles et dans les décisions
de justice; elles ne nous avaient pas satisfait à l’époque et ne
nous satisfont toujours pas aujourd’hui.
7. Comme il est toujours difficile de pouvoir entrer dans les
détails dans le cadre d’un rapport de suivi qui doit aborder un
large éventail de questions relatives à la démocratie, à la prééminence
du droit et aux droits de l’homme dans cet immense pays, ce rapport
distinct a précisément pour but de permettre à toutes les parties
en présence d’exposer et d’expliquer leur point de vue. L’Assemblée
pourra ainsi apprécier ce dossier de manière objective, en se fondant
correctement sur les faits et le droit, à la lumière des normes
du Conseil de l’Europe en matière de lutte contre l’impunité.
1.2.2. Déclaration écrite
8. Le 9 février 2012, 58 membres de l’Assemblée parlementaire
ont signé une déclaration écrite
qui évoque les conclusions
du Conseil présidentiel pour les droits de l’homme, en appelant
la Russie «à poursuivre en justice les personnes mentionnées dans
le rapport du Conseil des droits de l’homme, à faire cesser les intimidations
à l’encontre de la famille de M. Magnitski et à permettre qu’une
évaluation indépendante de son affaire soit réalisée». Cette déclaration,
dont Pieter Omtzigt était l’initiateur, s’accompagnait de deux questions écrites
qu’il adressait au Comité des Ministres
.
1.2.3. Table ronde du
7 septembre 2011
9. En marge de la réunion de la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme, qui s’est tenue à Oslo en juin
2011, M. Browder, qui avait été le client du défunt Sergueï Magnitski
et avait entamé des démarches dans le monde entier pour amener les
meurtriers de M. Magnitski à rendre compte de leurs actes, est intervenu
dans le cadre d’un séminaire parlementaire conjointement organisé
par la délégation norvégienne auprès de l’Assemblée et le Comité
Helsinki de Norvège.
10. La délégation russe a fait savoir lors de la réunion d’Oslo
qu’elle préférait la forme d’une «table ronde», à laquelle assisteraient
les représentants de toutes les parties en présence. Mme Marieluise
Beck (Allemagne, ADLE), rapporteure sur les «Menaces contre la prééminence
du droit dans les Etats membres du Conseil de l’Europe: affirmer
l’autorité de l’Assemblée parlementaire», a réagi en organisant
une table ronde consacrée à l’affaire Magnitski dans le cadre de
la réunion de la commission du 7 septembre 2011 à Paris, à laquelle assistaient
deux personnes qui avaient mené une enquête approfondie sur cette
affaire: Mme Evgenia Albaz, journaliste
de l’hebdomadaire Novoïe Vremia (Les
temps nouveaux), et Mme Elena Panfilova,
directrice de Transparency International Russie. La délégation russe
a finalement renoncé à désigner deux experts chargés de présenter
le point de vue des autorités, alors qu’elle avait été invitée à
le faire par la rapporteure.
1.2.4. Rapport sur les
«Allégations d’utilisation abusive du système de justice pénale,
motivée par des considérations politiques, dans les Etats membres
du Conseil de l’Europe»
11. Dans son dernier rapport rédigé pour l’Assemblée
et adopté en octobre 2009
, Mme Leutheusser‑Schnarrenberger
(Allemagne, ADLE), actuellement ministre fédérale de la Justice
en Allemagne, avait résumé le
modus operandi de
la fraude massive au remboursement d’impôt présumée qu’avait dénoncée
Sergueï Magnitski et, plus important encore, avait demandé sa libération
à un moment où, placé en détention provisoire, il était toujours
en vie, mais souffrait déjà de graves problèmes de santé.
1.3. Méthode de travail
et objectif
12. Ma méthode de travail a consisté à m’entretenir ouvertement
avec toutes les parties en présence et à les écouter attentivement
pour obtenir des informations provenant de personnes qui expriment
des points de vue différents. J’ai obtenu un grand nombre de renseignements
précis auprès de la Commission de surveillance publique, présidée
par M. Valeri Borshev, dont l’équipe officiellement mandatée a effectué
une enquête approfondie immédiatement après le décès de Sergueï
Magnitski, et auprès de différents journalistes d’investigation,
qui sont parvenus à mettre en lumière le cheminement des opérations
financières effectuées pour une bonne partie des sommes détournées
du budget russe, en collaborant avec leurs collègues de plusieurs
autres pays. J’ai également reçu des explications et des documents
intéressants de M. Browder et de ses collaborateurs à Londres, ainsi
que des avocats de la mère de Sergueï Magnitski, qui préparent la requête
qu’elle a introduite devant la Cour européenne des droits de l’homme
et qui ne sont ni en rapport avec M. Browder ni rémunérés par lui
. J’exprime
ma reconnaissance à tous ceux qui, de toutes part, m’ont fourni des
informations; j’ai fait de mon mieux pour les vérifier et les rapprocher,
avant d’évaluer leur contenu et de parvenir aux conclusions résumées
dans le présent rapport.
13. J’aimerais souligner que je ne considère pas qu’il m’appartienne
de porter un «jugement» (quasi juridictionnel) sur l’«affaire» Sergueï
Magnitski. En revanche, dans le droit fil des travaux de nos anciens collègues
de l’Assemblée, comme mon compatriote Dick Marty, Christos Pourgourides,
ou Sabine Leutheusser-Schnarrenberger, qui ont présenté de solides
rapports d’«investigation» à l’Assemblée
, je me suis simplement efforcé,
avec l’aide du secrétariat, de rechercher et d’exposer de mon mieux
la vérité, en appréciant de manière impartiale et neutre le caractère
plausible et crédible de toutes les informations reçues.
14. Comme l’indique l’intitulé de la proposition de résolution,
les questions essentielles du présent rapport tiennent à la fois
aux circonstances précises et à la responsabilité de la mort de
Sergueï Magnitski en détention provisoire. Mais pour comprendre
réellement ce qui est arrivé à M. Magnitski, nous devons également
nous pencher attentivement sur les accusations qu’il avait formulées
avant d’être arrêté et qui ont ensuite été portées contre lui et
contre son client, M. Browder. Il est indispensable de suivre la
«piste de l’argent», afin d’évaluer la crédibilité et la plausibilité
des allégations avancées par les deux parties au sujet des principaux acteurs
de cette affaire, y compris ceux qui ont été accusés d’avoir ordonné
les mauvais traitements infligés à M. Magnitski en détention et
peut-être son assassinat: l’argent – il s’agit ici d’un montant
de $US 230 millions, qui ne représente probablement que la partie
émergée de l’iceberg – et la volonté d’étouffer un méfait commis figurent
parmi les mobiles de meurtre les plus fréquents.
15. Je présenterai donc mes conclusions de la manière suivante:
nous suivrons le parcours de Sergueï Magnitski depuis le moment
où il a pris part à cette affaire, en traitant les questions controversées
à mesure qu’elles se présentent et en exposant à chaque fois d’abord
la «version officielle» donnée par les autorités russes, puis la
version donnée par la famille de M. Magnitski et son ancien client
et, enfin, les conclusions auxquelles je suis parvenu en appliquant
la méthode mentionnée ci-dessus.
2. Sergueï
Magnitski: que lui est-il arrivé et pourquoi?
2.1. Le point de vue
des proches de Sergueï Magnitski
2.1.1. La veuve de Sergueï
Magnitski: Natalia Zharikova
16. J’aimerais tout d’abord présenter l’intéressé, Sergueï
Magnitski, et, en donnant un aperçu de l’épreuve qu’il a traversée,
reprendre quelques observations formulées à son sujet par sa veuve,
Natalia Zharikova. Il est vrai qu’elle ne représente pas une source
«objective», mais j’ai été très impressionné, lorsque je l’ai rencontrée à
Londres, par cette femme honnête, pudique, presque timide, qui manifeste
visiblement une profonde compassion pour son mari décédé, qu’elle
a aimé depuis leur enfance commune à Naltchik, ville provinciale du
sud de la Russie, à peu de distance de cette région troublée de
la Fédération de Russie qu’est le Caucase du Nord.
17. Natalia décrit son mari comme un homme intelligent, réservé
et idéaliste. Ils avaient grandi ensemble à Naltchik, où Sergueï
s’était toujours montré honnête, peut-être trop parfois, d’après
Natalia, puisqu’il en pâtissait lui-même. Cet élève brillant, qui
contestait souvent le point de vue de ses professeurs, était un passionné
d’histoire. Sergueï possédait la collection complète des œuvres
de Lénine et avait adhéré aux Komsomols par principe. Une fois diplômé
de l’enseignement secondaire en 1989, il avait quitté Naltchik pour étudier
à l’université de Moscou, tandis que Natalia était restée sur place
pour suivre les cours de l’université locale. Pendant ses études
à Moscou, Sergueï vivait très pauvrement; il occupait une petite
chambre dans un appartement communautaire. Après avoir obtenu son
diplôme, il commença à travailler comme comptable et, en 1996, lorsqu’ils
en eurent enfin les moyens, Natalia vint s’installer avec lui. Sergueï
n’avait jamais manifesté d’ambition démesurée; il lui suffisait
de faire du bon travail.
18. Firestone Duncan, son employeur, était une petite société,
mais Sergueï n’ambitionnait pas de rejoindre une entreprise plus
importante. Il n’avait pas le désir de faire de la politique et
«n’a jamais pris de client qui cherchait à contourner la loi». Sergueï
travaillait énormément chaque jour, mais il était en bonne santé,
si l’on excepte une grippe de temps en temps; il ne buvait pas d’alcool,
sauf lors d’événements sociaux, où il en consommait modérément.
Le diagnostic d’hépatite et de diabète établi en prison n’avait
jamais été fait auparavant. Sergueï ne parlait jamais de ses activités
professionnelles à Natalia. Elle a donc été totalement surprise
et profondément choquée lorsque la police est venue, fin novembre
2008, perquisitionner leur appartement pendant 12 heures et arrêter
Sergueï au terme de cette perquisition. Sergueï lui a dit de ne
pas s’inquiéter et l’a assurée qu’il serait de retour le lendemain.
Mais il n’est jamais rentré et elle l’a uniquement revu à l’occasion
de l’audience consacrée au prolongation de sa détention; elle n’a
pu lui parler, car il se trouvait dans une cage. Elle a contacté
les enquêteurs, mais ceux-ci ont refusé de l’autoriser à voir Sergueï
en prison, sauf une fois, après quasiment un an de détention provisoire.
19. La mère de Sergueï a quitté Naltchik pour Moscou. Les deux
femmes achetaient souvent des provisions pour les apporter à la
prison. Leur appartement en était éloigné, elles ne possédaient
pas de voiture et la lourdeur de la procédure occasionnait plusieurs
heures d’attente, si bien que chacune de ces expéditions leur demandait
une journée complète. «Seule la prison de Matrosskaya Tishina était
un peu mieux organisée», m’a confié Natalia. Sergueï partageait
tous ses colis avec ses codétenus. A la mort de Sergueï, le 16 novembre 2009,
Natalia n’a pas été autorisée à voir le corps de son mari à la morgue
de la maison d’arrêt. «Ils nous ont seulement rendu le corps au
moment de l’enterrement. Il était déjà apprêté, revêtu des vêtements
qu’ils nous avaient demandé auparavant et maquillé. Mais sa mère
a soulevé le linceul et a pu constater que la jointure de ses doigts
portait des traces de contusions, malgré le temps écoulé et le maquillage.
Lorsque la procédure engagée à l’encontre de Sergueï a été rouverte
à titre posthume et qu’elles ont été citées à comparaître devant les
autorités, Natalia et la mère de Sergueï étaient «déstabilisées,
apeurées et tendues», surtout lorsqu’elles ont constaté que l’affaire
avait été confiée à nouveau aux mêmes enquêteurs. Natalia a écrit
aux enquêteurs pour leur dire qu’elle était «totalement opposée»
à la réouverture de la procédure et a déclaré à une enquêtrice qu’elle
ne comprenait pas comment on pouvait engager des poursuites à l’encontre
d’un mort. Natalia considère, comme la mère de Sergueï, qu’il est
impossible d’espérer que ces personnes assurent la réhabilitation
de Sergueï. Au début de cette épreuve, Natalia «avait peur et gardait
la tête basse», alors que la mère de Sergueï se montrait plus énergique.
Mais à présent, Natalia a décidé, elle aussi, de ne plus se taire. Elle
est fière que tous les anciens amis et collègues de Sergueï parlent
de lui en des termes aussi élogieux.
2.1.2. La mère de Sergueï
Magnitski: Natalia Magnitskaïa
20. J’ai rencontré Natalia Magnitskaïa à Moscou en mai
2013. Nous nous sommes entretenus pendant plus de trois heures.
Pour contribuer à mieux faire connaître l’histoire de son fils,
elle a accepté de revivre le cauchemar de la mort de ce dernier
en détention et des poursuites engagées à titre posthume à son encontre, ce
qui constitue une épreuve pour elle. Mme Magnitskaïa
s’exprime d’une voix douce, mais sans larmes, bien qu’elle soit
profondément affectée par la perte de son fils; résolue à voir les
responsables de la mort de Sergueï amenés à rendre compte de leurs
actes, elle n’est cependant animée d’aucun sentiment de vengeance
ou d’animosité.
21. Après l’arrestation de son fils, elle a quitté son domicile
de Naltchik pour s’installer chez sa belle‑fille à Moscou. Cette
dernière avait besoin de son aide pour élever ses enfants, en particulier
son plus jeune fils, qui venait d’entamer sa deuxième année d’enseignement
primaire. La mère de Sergueï voulait par ailleurs rendre visite
à son fils en prison et lui apporter des vivres, mais elle s’est
heurtée aux mêmes obstacles que ceux qu’a évoqués sa belle-fille.
Sergueï n’a connu aucun problème de santé dans son premier lieu
de détention (la maison d’arrêt no 5),
à l’exception d’une grippe pour laquelle il a été soigné. Il n’était
pas autorisé à recevoir de visite, mais il a écrit de nombreuses
lettres, dans lesquelles il demandait des nouvelles de sa femme
et de ses enfants, ainsi que d’autres membres de sa famille, et
parlait des livres qu’il lisait en prison. Il a été transféré de
la maison d’arrêt no 5 dans un centre
de détention provisoire puis, en avril 2009, à la maison d’arrêt
de Matrosskaya Tishina.
22. Jusqu’en avril 2009, Sergueï Magnitski écrivait qu’il devait
être relâché parce qu’il était innocent, et non en raison de son
état de santé. Il avait toujours été en bonne santé, présentait
un léger surpoids, mais n’avait jamais été gravement malade et avait
séjourné une seule fois à l’hôpital pour une appendicite. A partir d’avril 2009,
il commença à se plaindre de problèmes gastriques. A la demande
d’un proche, qui exerçait la profession de médecin, il a décrit
ses symptômes en détail; ils correspondent au diagnostic effectué
par les médecins de la maison d’arrêt de Matrosskaya Tishina: il
s’agissait d’une pancréatite.
23. Peu de temps après ce diagnostic, et alors même qu’un examen
échographique supplémentaire et une opération chirurgicale lui avaient
été prescrits, Sergueï Magnitski a été transféré à la prison de
Butyrka, un établissement de régime sévère. Après son transfert,
il a beaucoup souffert de ne plus être autorisé à lire. Pendant
la détention de Sergueï à Butyrka, les contacts avec lui étaient
très limités et chaque lettre mettait deux mois à parvenir à son
destinataire; en quatre mois, elle ont uniquement reçu deux lettres
de sa part. Lorsque elles demandaient au juge l’autorisation de
rendre visite à Sergueï, on leur répondait, comme dans «L’archipel
du goulag» d’Alexandre Soljenitsyne, que ce n’était pas «conforme
au but poursuivi».
24. Mme Magnitskaïa a également déclaré
qu’elle n’était jamais informée du transfert de son fils dans une prison
ou une cellule différente et qu’elle le constatait à chaque fois
uniquement lorsqu’elle rendait visite à son fils en prison pour
lui apporter des colis alimentaires.
25. Mme Magnitskaïa a indiqué que le
médicament donné à son fils à la prison de Butyrka lorsqu’il souffrait de
plus en plus de douleurs aiguës à l’estomac (le Diclofenac) devait
être pris avec du lait ou du kéfir pour ne pas causer davantage
de dommages au système digestif. Or son fils n’en a jamais reçu
et elle n’était pas autorisée à lui en fournir. Le Dr Litvinova,
son médecin à la prison de Butyrka, a tout d’abord déclaré dans
sa déposition que Sergueï lui avait remis un document établi par
l’hôpital n° 36 de Moscou, qui faisait état d’une pancréatite diagnostiquée
en mars 2008, c’est-à-dire avant son arrestation. Le Dr Litvinova
a modifié sa version des faits lorsque l’hôpital a affirmé n’avoir
jamais reçu la visite de Sergueï.
26. Mme Magnitskaïa a vu son fils en
vie pour la dernière fois lors de l’audience consacrée à la prolongation de
sa détention, quatre jours avant sa mort, en novembre 2009. Sergueï
paraissait pâle et fatigué; il avait perdu beaucoup de poids, mais
ne ressemblait pas à un malade en phase terminale. Lorsqu’elle l’a
vu la fois suivante au moment de ses funérailles, elle a soulevé
le linceul disposé sur la partie supérieure de son corps et a constaté
que ses doigts et les jointures de ses doigts portaient des marques
à la fois d’écorchures et d’hématomes et que ses mains avaient été
disposées poings fermés, et non jointes comme c’est l’usage. La famille
de Sergueï a dû lui dire adieu dans une sombre morgue carcérale
et n’a pas été autorisée à organiser une cérémonie dans un établissement
funéraire convenable. L’autorisation de faire pratiquer une autopsie
par des experts indépendants lui a été refusée à deux reprises,
malgré toutes les contradictions du dossier officiel dans lequel
étaient consignées les causes du décès de son fils. Mme Magnitskaïa
est convaincue que son fils a été assassiné délibérément à la maison
d’arrêt de Matrosskaya Tishina, où il a été sauvagement battu alors qu’il
présentait un état de santé fragile, et qu’on l’a laissé mourir
misérablement, seul dans sa cellule, à moins qu’il n’ait été assassiné
directement à l’aide de l’une des nombreuses méthodes connues pour
provoquer un arrêt cardiaque.
27. Le cauchemar de la mère a continué avec les poursuites engagées
à titre posthume contre son fils et la campagne publique de propagande
orchestrée contre lui et son ancien client, M. Browder. Elle se
montre reconnaissante envers Bill Browder, qui lui a confié qu’il
se sentait personnellement responsable de ce qui était arrivé à
son fils. Il fait désormais partie du cercle intime de la famille.
Il a fait tout son possible pour l’aider, ainsi que sa famille,
à obtenir justice. Peu de gens auraient agi avec un sens aussi aigu
de leur responsabilité.
2.2. Les événements
ayant conduit à l’arrestation de Sergueï Magnitski
2.2.1. Perquisitions et
saisies effectuées dans les bureaux moscovites d’Hermitage Capital
et de Firestone Duncan: «l’affaire Kameya»
28. Le 4 juin 2007, 25 agents de l’antenne moscovite
du ministère de l’Intérieur ont perquisitionné, sous la direction
du lieutenant-colonel Artem Kuznetsov, les bureaux de la société
d’investissement Hermitage Capital à Moscou, soi-disant pour réunir
des éléments sur la situation fiscale d’une société russe du nom
de «Kameya», dans le cadre d’une procédure pénale engagée le 28
mai 2007
à l’encontre
du directeur de Kameya et du directeur de l’exploitation d’Hermitage,
M. Ivan Cherkasov.
29. Au même moment, les représentants des services du ministère
de l’Intérieur de Moscou ont également effectué une perquisition
dans les bureaux de Firestone Duncan, société dont Sergueï Magnitski
était l’employé. La société Hermitage était depuis des années cliente
de Firestone Duncan, dont les prestations consistaient en conseils
juridiques et services de comptabilité. D’après nos informations,
l’un des avocats employés par Firestone Duncan a été brutalement
frappé alors qu’il tentait d’empêcher les enquêteurs de saisir des
documents qui appartenaient à d’autres clients sans rapport avec
Kameya; il a dû être hospitalisé pendant deux semaines. Au cours
de cette perquisition, tous les ordinateurs de Firestone Duncan
et deux camionnettes de documents relatifs à ses clients ont été
saisis. Un élément dont l’importance est apparue par la suite mérite d’être
précisé: plusieurs documents originaux de sociétés (cachets, certificats
et statuts des entreprises) enregistrées par ce cabinet ont été
emportés
.
30. L’histoire de cette «affaire Kameya», qui a justifié les deux
«perquisitions» susmentionnées, est la suivante
: il
était reproché à la société Kameya un prélèvement libératoire insuffisant
sur les dividendes versés, obtenu en application illégale de l’accord
de double imposition conclu entre Chypre et la Russie, ce qui avait
causé au fisc russe un préjudice de 1,15 milliards de roubles (soit
environ $US 44 millions). L’accord prévoit en effet l’application
d’un prélèvement libératoire au taux de 5 %, au lieu des 15 % habituellement pratiqués
dans les situations où cet accord n’est pas applicable. La société
d’investissement Kameya appartenait à un client d’Hermitage et procédait
depuis sept ans à des investissements dans le capital de sociétés
russes; au cours de cette période, la valeur des actions détenues
avait progressé, générant pour Kameya un bénéfice d’environ 12,3
milliards de roubles ($US 472,2 millions). En février 2006, Kameya
avait versé l’équivalent de $US 113,3 millions d’impôt sur les sociétés
au Trésor public fédéral, au taux de 24 % prévu par la loi. Après
l’acquittement de cet impôt, l’unique actionnaire de Kameya (une
société de holding établie à Chypre) avait décidé de procéder à
son profit à une distribution des bénéfices. En vertu de l’accord de
double imposition, un prélèvement libératoire de 5 % avait été appliqué
à ces bénéfices et versé au Trésor public fédéral le 24 avril 2006,
le bénéfice net après impôt étant distribué à la société chypriote.
Aucun de ces éléments n’est contesté.
31. Les enquêteurs du ministère de l’Intérieur ont alors affirmé
que l’accord de double imposition avait été appliqué à tort, puisque
la société de holding chypriote actionnaire de Kameya ne possédait
pas le certificat de résidence fiscale chypriote exigé. Des exemplaires
déposés devant notaire de ce certificat avaient pourtant été remis
aux autorités fiscales, comme le confirment les lettres du ministère
russe des Finances du 26 juillet 2007 et du Trésor public fédéral
du 15 octobre 2007, qui précisent toutes deux que le taux de prélèvement libératoire
de 5 % est exact. De fait, le 13 septembre 2007, la société Kameya
avait été informée par le Trésor public fédéral de l’existence d’un
trop-perçu de quelque 3,96 millions de roubles (soit environ $US
140 00). Cet élément a été confirmé par un contrôle effectué ultérieurement
par le Service des Impôts no 7 de Moscou
.
32. L’autre élément suspect en rapport avec l’affaire Kameya est
la conversation téléphonique du 17 février 2007, c’est-à-dire trois
mois avant l’ouverture de la procédure pénale, qui a eu lieu entre
le lieutenant-colonel Kuznetsov et un associé d’Hermitage Capital.
Les responsables de la société Hermitage, que j’ai rencontrés à Londres,
ont déclaré que M. Kuznetsov avait évoqué la demande de visa faite
par le fondateur et directeur général d’Hermitage, Bill Browder
(qui s’était vu refuser l’entrée sur le territoire russe en novembre
2005 «pour garantir la sécurité de l’Etat, l’ordre public ou la
santé publique»
après
avoir voyagé entre le Royaume-Uni et la Russie pendant des années
en qualité de gestionnaire d’un fonds d’investissement prospère,
spécialisé dans les investissements réalisés dans les sociétés russes).
M. Kuznetsov avait indiqué qu’avant de pouvoir répondre à la demande
de visa de M. Browder, il devait se rendre dans les bureaux d’Hermitage
pour y obtenir des réponses à un certain nombre de questions. Toute
décision relative à ce visa «dépendra de votre attitude. (…) Plus
tôt nous nous rencontrerons et vous nous remettrez ce qu’il faut,
plus vite vos problèmes seront réglés»
, avait-il
ajouté
. La société
Hermitage avait interprété ces propos comme une tentative d’extorsion
et avait demandé à M. Kuznetsov de lui communiquer par écrit toutes
ses questions, en déclarant qu’Hermitage serait ravie d’y répondre
de la même manière. M. Kuznetsov a décliné cette proposition.
33. Les autorités russes n’ont nié devant moi aucune des informations
relatives à l’affaire Kameya; elles se sont contentées de déclarer,
sans étayer leur affirmation, que les perquisitions et saisies du
4 juin 2007 étaient motivées en toute bonne foi par une procédure
pénale portant sur l’impôt insuffisant acquitté par Kameya.
34. Au vu de la présentation précise, étayée et bien documentée
des faits de l’affaire Kameya par les représentants d’Hermitage,
je conclus que la procédure pénale doit avoir été engagée pour des
raisons autres que la seule administration de bonne foi de la justice
répressive. L’une de ces véritables raisons pourrait parfaitement
avoir été le désir de justifier les deux «perquisitions» effectuées
dans les bureaux de Firestone Duncan et Hermitage, à l’occasion
desquelles un certain nombre d’éléments ont été emportés par les enquêteurs,
qui, selon les allégations de la partie adverse, ont servi par la
suite à commettre le remboursement frauduleux d’impôt dénoncé par
Sergueï Magnitski. Il est fort probable que l’idée de ce délit ait
été conçue après l’apparente tentative d’extorsion avortée du 17
février 2007.
2.2.2. Quelques mots sur
les allégations formulées à l’encontre d’Hermitage Capital
35. Pour comprendre le contexte dans lequel s’inscrit
cette affaire et évaluer la crédibilité des deux «versions» contradictoires
– Sergueï Magnitski a-t-il dénoncé un système délictuel mis en place
par des fonctionnaires corrompus et a-t-il été placé en détention
pour qu’il modifie sous la pression son témoignage ou, au contraire,
M. Magnitski et son employeur Firestone Duncan ont-ils, avec la
complicité d’Hermitage Capital et de Bill Browder, commis une fraude
fiscale et organisé précisément le remboursement frauduleux d’impôt
qu’il avait dénoncé pour le compte d’Hermitage? – nous devons nous
pencher sur la situation générale des activités d’affaires auxquelles
Sergueï Magnitski a pris part avant d’être arrêté. Si ces activités
d’affaires étaient effectivement illicites, comme l’ont affirmé
mes interlocuteurs officiels russes, la crédibilité de la version selon
laquelle Sergueï était un donneur d’alerte poursuivi à tort s’en
trouverait sérieusement ébranlée. Mais inversement, si ces activités
d’affaires n’étaient pas illicites et étaient susceptibles de contrarier
de puissants groupes d’intérêts en Russie, cette version s’en trouverait
renforcée. On ne saurait par conséquent faire l’impasse sur l’examen
des allégations formulées par les autorités russes à propos du client
de Sergueï Magnitski, Bill Browder, fondateur et directeur général
d’Hermitage Capital.
2.2.2.1. L’émotion d’un
capitaliste
36. Lorsque je me suis rendu à Londres pour rencontrer
M. Browder et ses collaborateurs, j’ai été surpris. Alors que je
m’attendais à rencontrer un gestionnaire de fonds spéculatif, un
capitaliste pur et dur soucieux de défendre ses intérêts financiers,
j’ai été impressionné par la profonde émotion de M. Browder à l’égard
de la mort de Sergueï Magnitski. L’histoire familiale de M. Browder
peut expliquer en partie cette situation. Il a grandi dans une famille
située politiquement à gauche, chose rare à l’époque aux Etats-Unis:
son grand‑père était secrétaire général du Parti communiste américain
dans les années 1930 et au début des années 1940. Le jeune homme
qu’il était a choisi de «devenir capitaliste» par esprit de rébellion
vis-à-vis de sa famille, malgré l’empreinte durable laissée par
celle-ci sur son système de valeurs. Diplômé de la Stanford Business
School, il s’est établi à Londres, pour y travailler dans un grand
cabinet de consultants peu de temps après la chute du bloc communiste.
Lorsqu’il s’est rendu compte que les sociétés polonaises se vendaient
à l’époque pour un montant à peine supérieur à leurs bénéfices annuels,
alors que le prix de vente d’une entreprise sur des marchés plus
stables était de 10 ou 20 fois ce montant, il a créé sa propre société
d’investissement, en réunissant tout d’abord des fonds provenant
de ses amis et collègues. Ce capital s’est développé très rapidement
et est devenu l’un des plus importants fonds d’investissement de
la région, notamment lorsqu’il s’est implanté sur le marché russe.
37. Puisque Sergueï Magnitski n’était «après tout» qu’un employé
d’un cabinet d’avocats – Firestone Duncan – qui avait fourni à la
société d’investissement de M. Browder des conseils juridiques et
des services de comptabilité, pourquoi son client, M. Browder, a-t-il
été aussi affecté par sa mort? Il m’a expliqué qu’il était parvenu
à la conclusion suivante: il était lui-même la véritable cible de
l’entente délictuelle qui a fini par entraîner la mort de Sergueï
Magnitski. En d’autres termes, Sergueï Magnitski est mort à la place
M. Browder, estime ce dernier. Cet élément contribue puissamment,
selon moi, à expliquer la campagne mondiale obstinée, parfois quelque
peu excessive, de lobbying visant à obtenir «justice pour Sergueï».
Sa focalisation sur Sergueï Magnitski, qui se caractérise par son
aspect radical, résolu, pour ne pas dire obsessionnel, a conduit M. Browder
à se polariser sur la Russie alors même que son activité de fonds
d’investissement sur le marché russe était compromise au point que,
lors de mon séjour à Londres, le Fonds Hermitage, qui s’était déjà considérablement
rétréci depuis la perquisition effectuée dans les bureaux d’Hermitage
en juin 2007 et les manœuvres frauduleuses dont ont été victimes
ses sociétés, a finalement été liquidé par HSBC, gestionnaire de
ce même Fonds. Hermitage Capital privilégie désormais les investissements
sur d’autres marchés internationaux. Cela dit, les investisseurs
d’Hermitage ont eu de la chance: M. Browder, qui pressentait après le
refus d’octroi de son visa que ses affaires en Russie risquaient
de connaître des difficultés, a liquidé et rapatrié les actifs du
Fonds au moment opportun, permettant ainsi à ses investisseurs d’échapper
à l’effondrement général du marché survenu à l’occasion de la crise
financière de 2008-2009, provoquée par la faillite de Lehman Brothers;
cette chute mondiale des marchés a en effet frappé durement et de
façon disproportionnée la Russie.
2.2.2.2. M. Browder tente-t-il
par ce biais de récupérer les pertes subies en Russie?
38. On a souvent dit que M. Browder «avait perdu beaucoup
d’argent» en Russie et qu’il se servait de cette campagne pour chercher
à récupérer les sommes perdues. En réalité, l’activité de M. Browder
consiste à gérer les fonds d’autres personnes, avec plus ou moins
de succès. Au cours de la période extrêmement propice qui a suivi
la campagne de privatisation du milieu des années 1990, il est devenu
une sorte d’idole pour les investisseurs. Mais les investisseurs
d’Hermitage, comme n’importe quel autre actionnaire russe, ont subi 90 %
de pertes à l’occasion de la crise financière russe de 1998. M.
Browder reste marqué par ces pertes qu’il n’a pu empêcher et qui
ont été selon lui causées, en partie, par la crise générale de l’endettement
en Fédération de Russie et, en partie, par ce qu’il appelle «l’orgie
de vols» à laquelle se sont livrés les oligarques («ces personnes
désignées pour devenir milliardaires»). Ils ont en effet cessé de
s’efforcer de faire bonne figure dans le but d’attirer les investisseurs
étrangers lorsqu’ils ont réalisé que la crise financière de l’Etat
ferait inévitablement obstacle à l’arrivée de capitaux étrangers.
Les chiffres d’Hermitage Fund montrent néanmoins que ceux de ses
investisseurs qui ont attendu et n’ont pas vendu leur participation
après le crash de 1999 ont récupéré leurs pertes et ont même réalisé
quelques bénéfices jusqu’au début de la nouvelle tourmente de 2007.
Sur le long terme, Hermitage a réalisé une marge beaucoup plus importante
que le marché boursier russe. Compte tenu de la nature des activités
d’affaires que M. Browder menait autrefois en Russie, il m’est difficile
de comprendre comment une campagne en faveur de l’engagement de
poursuites à l’encontre des responsables de la mort de Sergueï Magnitski
pourrait l’aider à «récupérer» les fonds qu’il aurait perdus (ou plus
exactement que les investisseurs dont il gère les fonds auraient
perdus) en Russie.
2.2.2.3. Le militantisme
d’Hermitage en faveur des actionnaires minoritaires: une influence
illicite, voire un chantage financier?
39. Les méthodes auxquelles M. Browder et son équipe
ont recouru pour accroître le poids des actionnaires, d’une part,
en enquêtant sur les actes frauduleux et sur les vols commis par
la direction des sociétés et, d’autre part, en les rendant publics,
ce qui a eu pour effet d’accroître les bénéfices déclarés et donc
la valeur des parts sociales, ont été saluées avec enthousiasme
par les milieux universitaires et les milieux d’affaires occidentaux
. L’équipe de M. Browder m’en a
donné plusieurs exemples détaillés, documents à l’appui. Ils ont
ainsi révélé les raisons pour lesquelles les factures d’électricité
de Gazprom avaient plus que doublé en l’espace d’un an – une société
intermédiaire nouvellement constituée encaissait d’énormes commissions
– et comment la construction du gazoduc méridional avait coûté au
mètre deux fois plus qu’en Turquie, alors même que les entrepreneurs
turcs avaient été condamnés au pénal dans leur propre pays pour
leurs tarifs exorbitants. M. Browder avait à l’époque rendu publics
de nombreux autres exemples similaires avec une certaine agressivité,
en les utilisant parfois à des fins électorales au sein des sociétés,
lorsqu’un représentant d’Hermitage présentait sa candidature en
qualité de représentant des actionnaires minoritaires au conseil d’administration.
40. Plusieurs de mes interlocuteurs russes m’ont déclaré que M.
Browder avait cherché à exercer un «abus d’influence» sur Gazprom
et d’autres sociétés russes. J’ignore s’ils entendaient par-là la
stratégie qui consistait à révéler au grand jour les malversations
commises. Si tel est le cas, je ne vois pas en quoi cela poserait problème:
la lutte contre la corruption, le gaspillage et les détournements
de fonds au sein des sociétés, même lorsqu’elles exercent des activités
«stratégiques», est conforme aux intérêts de tous les actionnaires,
y compris les citoyens russes, qui détiennent au travers de leur
Etat et en qualité de petits actionnaires la majorité du capital
de Gazprom.
41. Certains de mes interlocuteurs russes ont également affirmé
que les pratiques de M. Browder constituaient un «chantage financier»
illicite. D’après ce que je sais, le terme «chantage financier»
désigne d’ordinaire des pratiques opaques du monde des affaires
dans lesquelles, par exemple, un actionnaire minoritaire cherche
à contraindre les actionnaires majoritaires, c’est-à-dire la direction
de la société, de lui racheter ses parts à un prix supérieur à celui
du marché pour qu’il ne divulgue pas les éléments peu avouables qu’il
a découverts: la corruption de la direction ou d’autres malversations
de la société. Cette manière d’agir constitue selon moi un chantage
illicite, car elle implique d’user de menaces pour obtenir un avantage
(c’est-à-dire le rachat avec une surcote) que l’auteur de ces menaces
n’était pas légalement habilité à obtenir, et ce aux dépens d’autrui
(c’est-à-dire des autres actionnaires). Un tel acte s’apparente
juridiquement à un chantage illicite, même si l’acte que son auteur
menace de commettre (rendre publique une information exacte sur
une malversation de la société) n’est pas en soi illicite. Mais,
d’après les informations dont je dispose, Hermitage n’a pas agi
ainsi: la société d’investissement ne menaçait pas de rendre publiques
des informations sur les malversations commises au sein des entreprises
pour obtenir le rachat de ces parts à un prix supérieur à celui du
marché; ses constatations étaient publiées systématiquement, dans
l’espoir de tirer profit (comme n’importe quel autre actionnaire)
de l’augmentation de la valeur des actions qu’entraînerait l’assainissement
de la société auquel on pouvait s’attendre après la mise en lumière
de ces actes de corruption. Là encore, je ne vois pas en quoi cela
pourrait poser problème, et encore moins en quoi cette démarche
serait pénalement répréhensible.
42. Mais il est clair que cette tactique économique a valu à M.
Browder l’inimitié des personnes qui profitaient de ce manque de
transparence, et notamment des «oligarques». Il est intéressant
de constater que, selon une rumeur qui a agité quelque temps les
marchés, M. Browder était secrètement de connivence avec le Président
Poutine. De fait, peu de temps après l’accession à la présidence
de M. Poutine au printemps 2000, ce dernier avait donné suite à
certaines enquêtes menées par M. Browder sur les détournements de
fonds et la corruption qui sévissaient au sein de l’économie russe
et avait profité de l’occasion que lui offraient les scandales provoqués
par les révélations de M. Browder pour remplacer les acteurs clés
de l’économie par des personnes jugées sans doute plus fiables par
le Président. M. Browder m’a indiqué qu’il n’avait en réalité jamais
rencontré personnellement le Président Poutine. Mais il pense que
leurs intérêts ont pu coïncider objectivement pendant quelque temps.
Il est clair qu’à partir d’un certain moment – c’est-à-dire, selon M. Browder,
une fois la domination du Président Poutine solidement assurée et
dès que les pratiques économiques de M. Browder ont commencé à contrarier
la nouvelle équipe au pouvoir – M. Browder a cessé de plaire, comme
le prouve le refus d’octroi de son visa en novembre 2005 pour raisons
de «sécurité nationale». Mais ce refus d’octroi d’un visa a poussé
M. Browder à mener une campagne internationale de lobbying pour
qu’il lui soit octroyé. Les autorités ont alors compris qu’elles
ne se débarrasseraient pas facilement de cette source de contrariété.
C’est sans doute ce qui les a amené à durcir encore leur attitude
à l’égard d’Hermitage et de tous ceux qui travaillaient pour son
compte, y compris Sergueï Magnitski.
2.2.2.4. Les allégations
d’acquisition illicite de parts sociales de Gazprom
43. Le 5 mars 2013, les autorités russes ont engagé une
nouvelle procédure pénale à l’encontre de Bill Browder pour l’acquisition
illicite de parts sociales de Gazprom. De fait, en vertu d’un décret
présidentiel du 5 novembre 1992, la détention entre des mains étrangères
de parts sociales de Gazprom était limitée à 9 % de l’ensemble du
capital. En raison de la forte demande des investisseurs étrangers,
les parts «étrangères» n’ont pas tardé à s’échanger à une surcote
considérable, bien supérieure au prix des actions «locales», ce
qui a incité les investisseurs étrangers en puissance à concevoir
des moyens d’acquérir ces actions «locales» à un prix «local», en
profitant du vide juridique, et notamment en détenant des parts
de Gazprom par l’intermédiaire de sociétés de holding constituées
en Russie.
44. Un autre décret présidentiel de 1997
relatif
à la détention du capital de Gazprom interdisait que le capital
des sociétés russes possédant des parts sociales de Gazprom puisse
être détenu à plus de 50 % par des actionnaires étrangers. Face
à cette restriction, les structures de holding du marché semi-clandestin
des parts de Gazprom détenues par des investisseurs étrangers ont
été réaménagées avec l’aide de Gazprom Bank, qui fournissait les
comptes de dépôt et faisait office de «conservateur» officiellement
désigné des actions Gazprom. Selon M. Browder, tous les intermédiaires
du marché ont mis en place des structures permettant aux investisseurs
étrangers de détenir des actions Gazprom «locales», y compris Gazprom
Bank elle-même, United Financial Group/Deutsche Bank et Rhigas.
La holding constituée en 1999 par Hermitage Capital pour le compte
d’un important client américain comprenait une société de holding
chypriote (autrement dit «étrangère», Zhoda Ltd et son prédécesseur
Peninsular Heights Ltd), qui détenait 49 % du capital de deux sociétés
russes (Kameya LLC et Baikal-M LLC), chacune étant à son tour propriétaire
des 51 % restants du capital de l’autre, tandis que les titres Gazprom
«locaux» si convoités étaient détenus par Kameya. D’après M. Browder,
qui m’a montré des copies des documents concernés, Hermitage Capital
a pleinement déclaré cette structure, y compris la partie étrangère
du capital, à Gazprom Bank (le conservateur des parts sociales de
Gazprom), aux services fiscaux de la Fédération de Russie et au
«Registre unique des personnes morales» russe (c’est-à-dire le registre
central des sociétés). Les services fiscaux fédéraux ont, à l’occasion
du contrôle fiscal de Kameya LLC du 2 novembre 2005, pris acte du
capital étranger partiel de Kameya et confirmé la conformité de
cette structure avec le décret de 1997. Gazprom Bank et le Registre
unique des personnes morales ont également pris acte de la structure
du capital de Kameya et n’ont élevé aucune objection à ce sujet.
45. En août 2004, un membre de la Douma d’Etat russe, M. Youri
Saveliev, a demandé aux autorités répressives d’enquêter sur l’acquisition
illicite de titres Gazprom par des actionnaires étrangers au moyen
de structures créées sur le marché semi-clandestin par UFG/Deutsche
Bank. Mais le 18 octobre 2004, les services du Procureur général
ont publiquement confirmé la légalité des structures mises en place
par UFG pour la détention du capital de Gazprom. Enfin, le décret
présidentiel no 1519 du 23 décembre 2005
a abrogé toutes les restrictions imposées à la détention du capital
de Gazprom par des actionnaires étrangers. Il convient de noter
que la seule sanction prévue par le décret de 1997 en cas d’infraction
à l’interdiction de la détention étrangère de plus de 9 % du capital
de Gazprom était, soit l’obligation de revendre ces actions dans un
délai de trois mois (lorsque le capital russe de la société détentrice
était au départ inférieur à 50 %, par exemple à la suite d’une restructuration),
soit le caractère «nul et non avenu sur le territoire de la Fédération de
Russie» de l’acquisition des actions concernées (par exemple lorsque
la société ayant acquis les titres ne respectait pas au départ l’obligation
de capital russe). Le décret ne prévoyait aucune autre sanction,
et encore moins de sanction pénale.
46. Par conséquent, des poursuites engagées de manière rétroactive
à l’encontre des dirigeants d’Hermitage pour infraction à ce décret
seraient contraires au principe de légalité des délits et des peines (
nullum crimen, nulla poena sine legem)
consacré par l’article 7 de la Convention européenne des droits
de l’homme (STE n° 5), même si la structure de holding utilisée
par Hermitage (et plusieurs autres intermédiaires du marché) enfreignait
le décret. Bien que ces structures du marché semi-clandestin étaient
clairement conçues pour aider les investisseurs étrangers à contourner
le «mur d’enceinte» provisoire érigé autour de Gazprom par les décrets
de 1993 et 1997 (abolis par le décret de 2005), elles étaient évidemment
tolérées par les autorités, quelles qu’en aient pu être les raisons.
Selon moi, les autorités ne sauraient à présent changer d’avis rétroactivement,
qui plus est uniquement au détriment de l’un des acteurs de ce marché
semi-clandestin et non des autres: il s’agirait d’un cas de justice
sélective, que les travaux de l’Assemblée considèrent souvent comme
un indice de la motivation «politique» de l’engagement de poursuites
pénales
.
2.2.2.5. Les allégations
de détournement par M. Browder du capital de lancement d’Hermitage provenant
d’un prêt décaissé en 1998 par le Fonds monétaire international
au profit de la Russie
47. Selon d’autres allégations formulées récemment à
l’encontre d’Hermitage Capital, une bonne partie du capital de lancement
utilisé pour le démarrage de ses activités en Russie proviendrait
du détournement à grande échelle supposé de fonds alloués par le
Fonds monétaire international (FMI) à la Russie dans le cadre d’un
prêt de 3,6 milliards SDR (soit $US 4,8 milliards), décaissé en
1998. D’après de récentes allégations russes
,
une somme équivalente à $US 3,6 milliards a «disparu» dans un montage
auquel un mystérieux banquier milliardaire, Edmond Safra, propriétaire
de la «Republic National Bank of New York», aurait participé aux
côtés de Bill Browder. Mes interlocuteurs sont allés jusqu’à établir
un lien entre M. Browder et la mort de M. Safra dans l’incendie
de son appartement de grand standing à Monaco. M. Safra est mort
peu de temps après la vente de sa banque à la HSBC, qui aurait été
provoquée par les pertes enregistrées en Russie par la «Republic
National Bank».
48. Face à de telles allégations, j’ai rapidement contacté le
FMI pour obtenir des informations récentes sur ce sujet. La réponse
qui m’a été donnée début juin 2013 précisait que les services juridiques
du FMI n’avaient trouvé aucun élément établissant que les autorités
russes avaient contacté le FMI à ce sujet, ni aucun élément indiquant
que le FMI disposait d’une quelconque information sur les récentes
allégations formulées à l’égard de M. Browder et d’Hermitage. Une
publication du FMI du 13 septembre 1999, intitulée «Eléments factuels relatifs
au prêt du FMI à la Russie»
, faisait observer au sujet des allégations
parues dans la presse que les fonds du FMI avancés à la Russie «peuvent
avoir été détournés de leur but initial et avoir été intégrés au
flux de capitaux qui a quitté le pays illégalement». Le directeur
général du FMI de l’époque, Michel Camdessus, y était cité dans
les termes suivants: «Je ne suis pas surpris qu’il y ait eu une
fuite des capitaux de cette ampleur (depuis la Russie), mais rien
ne prouve qu’il y ait un lien entre cet argent et les prêts consentis
par le FMI». Il soulignait également dans sa déclaration que ni
le FMI ni les autorités américaines n’avaient la moindre preuve que
les fonds du FMI aient fait l’objet de malversations et précisait
que, en vertu du programme de $US 4,5 milliards approuvé en juillet
1999, l’ensemble de la somme décaissée par le FMI au profit de la Russie
était déposée sur un compte au FMI et servait uniquement au service
de la dette de la Russie envers le Fonds. S’agissant des allégations
de détournement des sommes décaissées en juillet 1998, le FMI a
insisté sur le fait que le cabinet comptable PricewaterhouseCoopers
(PwC) avait réalisé et publié des enquêtes qui ont pris en compte
les relations entre la Banque centrale de Russie (BCR) et l’une
de ses filiales à l’étranger (FIMACO) et le compte rendu statistique
présenté par la BCR au FMI. D’après la déclaration faite à ce propos, «les
investigations n’ont permis de recueillir aucune preuve susceptible
d’étayer les allégations relatives au détournement de fonds».
49. Il est vrai que de graves allégations étaient portées à l’époque
aux Etats-Unis
et en Russie
, selon lesquelles les fonds du FMI
pouvaient avoir été détournés au profit de la famille du Président
Eltsine et de ses fidèles, de puissants oligarques russes, dont
Roman Abramovich et Boris Berezovsky, ainsi que d’autres personnes
qui occupaient des positions influentes en Russie. On affirmait
également que la Banque centrale de Russie faisait un usage généralisé
de FIMACO, une société au capital de $US 1 000, secrètement établie à
l’étranger, à Jersey, pour dissimuler les actifs du Gouvernement
russe et les dettes contractées auprès du FMI et d’autres créanciers
étrangers
. Après une période pendant laquelle
ces allégations ont fait l’objet d’enquêtes plus ou moins actives,
c’est-à-dire de 1999 à 2002, les services du Procureur général russe
et la Chambre des comptes russe ont catégoriquement démenti en 2004
l’existence d’un quelconque détournement des fonds du FMI.
50. Le fait est que le prêt a été transféré directement du FMI
sur le compte étranger de la Banque centrale de Russie et non sur
des comptes de particuliers; ces fonds n’auraient pas pu être transférés
depuis le compte de la Banque centrale de Russie sans ses instructions.
Qui plus est, pendant toute cette période, la Banque centrale de
Russie a agi en qualité de détentrice des fonds du FMI. De 1999
à 2002, la Banque centrale de Russie a pleinement respecté toutes
ses obligations envers le FMI au sujet du remboursement du prêt.
51. De plus, j’aimerais souligner que les activités d’affaires
de M. Browder n’ont en réalité pas commencé au moment où se serait
produit ce détournement du capital de lancement, c’est-à-dire en
1998, mais bien plus tôt, en 1996; selon Hermitage, il n’y a eu
aucune nouvelle entrée de capital au cours des deux années qui ont suivi
le décaissement du prêt du FMI en juillet 1998 et la défaillance
d’août 1998. Considérant que ces allégations sont formulées aujourd’hui
seulement, soit 15 ans après les faits allégués, elles ne me paraissent pas
convaincantes.
2.2.2.6. Quelques précisions
sur le recours aux sociétés de holding étrangères
52. Après avoir examiné les documents fournis par Hermitage,
qui comportent les tableaux et schémas des structures de holding
et les systèmes de participation comme celui que nous avons examiné
plus haut, qui avait été adapté au «mur d’enceinte» provisoire érigé
autour du capital de Gazprom (point 2.2.2.4), je ne puis m’empêcher
de constater avec un certain embarras qu’Hermitage a également eu
très largement recours aux paradis fiscaux/pays à incitation fiscale
étrangers, tels que Chypre, les Iles Vierges et les Iles anglo-normandes britanniques
et l’Etat américain du Delaware. En ma qualité de social-démocrate
convaincu, j’ai posé à mes interlocuteurs d’Hermitage quelques questions
concrètes sur cette pratique. Ne s’agit-il pas au fond simplement
de soustraire aux pays dans lesquels l’imposition est élevée des
recettes fiscales dont ils ont pourtant grand besoin? Les réponses
qu’ils m’ont données m’ont amené à reconsidérer la question: Hermitage,
dont les activités consistent à investir des capitaux qui appartiennent
à des tiers, a effectivement recours aux paradis fiscaux (cette
pratique, habituelle dans ce secteur, est suivie par la plupart,
pour ne pas dire la totalité, des sociétés d’investissement). Ce
choix s’explique par la nécessité d’éviter autant que possible les
lourdeurs administratives, en permettant aux bénéfices de revenir
dans des sociétés enregistrées dans des pays à faible taux d’imposition,
voire dépourvus d’imposition. Ces bénéfices non imposés ou peu imposés
sont ensuite reversés aux investisseurs sous la forme du produit
du rachat, qu’ils ont alors l’obligation légale de déclarer au titre
de leur revenu dans leur pays d’origine. Dans le cas contraire,
c’est-à-dire si la société d’investissement acquittait elle-même
un impôt élevé et aidait ensuite les investisseurs à obtenir le remboursement
ou la déduction des impôts acquittés par la société d’investissement
auprès des services fiscaux du pays dans lequel l’impôt sur le revenu
des intéressés est dû, serait beaucoup plus compliquée à réaliser
et ne donnerait pas un résultat très différent pour les pays de
résidence fiscale (à forte imposition) des investisseurs.
53. Hermitage compte plus de 6 000 investisseurs originaires de
plus de 30 pays. La plupart de ces Etats ont passé entre eux des
accords de double imposition, ainsi qu’avec la Russie ou le Royaume-Uni,
mais ils présentent de grandes différences sur le fond et dans la
forme. Le fait d’assurer l’application exacte de ces dispositions
pour chaque investisseur, afin de pouvoir procéder au versement
du produit du rachat et d’éviter une double imposition représenterait
une charge de travail au coût prohibitif.
54. Selon moi, le véritable problème de l’utilisation des paradis
fiscaux étrangers par les sociétés internationales d’investissement
tient au fait que certaines d’entre elles ont tendance à être les
complices de l’évasion fiscale réalisée par des investisseurs malhonnêtes,
en ne respectant pas leur obligation légale de déclarer dans leur
pays de résidence les revenus que leur versent ces sociétés de holding
installées dans les paradis fiscaux. En refusant de coopérer avec
les autorités fiscales étrangères et de communiquer les revenus perçus
par les investisseurs, en se réfugiant derrière le strict principe
du «secret bancaire», ces sociétés facilitent de fait l’évasion
fiscale des investisseurs malhonnêtes. Hermitage, qui est en concurrence
avec d’autres sociétés d’investissement, n’était pas en mesure de
s’écarter de cet usage généralement admis dans ce secteur au détriment
de ses investisseurs. C’est aux responsables politiques des pays
à forte imposition que nous sommes qu’il appartient d’exercer une
pression suffisante sur l’ensemble des paradis fiscaux étrangers,
pour qu’ils coopèrent avec nos autorités fiscales.
2.2.3. Les deux poursuites
pénales engagées à l’encontre de Sergueï Magnitski: les raisons
de son arrestation et de sa détention
2.2.3.1. La complicité de
fraude fiscale commise par Hermitage («L’affaire kalmouke»)
55. Le 28 novembre 2012 ont été mis en accusation Sergueï
Magnitski (à titre posthume) et Bill Browder (par défaut) pour deux
chefs d’accusation distincts de fraude fiscale, en raison de l’acquittement
d’un impôt supposé insuffisant pour l’année 2001 par deux sociétés
d’investissement détenues par Hermitage Fund et enregistrées dans
la République de Kalmoukie de la Fédération de Russie – Saturn Investments
et Dalnaya Step. Une première procédure pénale avait été engagée
à l’encontre de M. Browder à ce sujet en octobre 2004, mais les
poursuites avaient été abandonnées pour «absence de délit» le 5
mai 2005. La procédure a été rouverte à l’encontre de M. Browder
le 27 février 2008, puis à l’encontre de M. Magnitski, en qualité
de coaccusé, le 25 novembre 2008. Le montant total prétendument
dû au titre de l’impôt était d’environ $US 17 millions, dont $US
14 millions concernaient des exonérations frauduleuses d’impôts
locaux et régionaux kalmouks et $US 3 millions consistaient en avantages
fiscaux obtenus de manière frauduleuse pour l’emploi de personnes
handicapées.
2.2.3.1.1. i) Une obtention
illégale d’exonérations fiscales locales et régionales en Kalmoukie?
56. Les exonérations fiscales locales et régionales obtenues
en Kalmoukie reposaient, d’une part, sur la loi fédérale no 2118-1
relative aux «Fondements du système fiscal russe», qui autorise
les régions russes à fixer leur propre taux d’imposition en vue
d’inciter les sociétés à s’enregistrer sur leur territoire, pour
promouvoir le développement économique régional et, d’autre part,
sur deux lois fiscales kalmoukes de 1995 et 1999
.
En substance, la charge fiscale totale de 35 % était ainsi réduite
à 11 % (impôt fédéral), auxquels s’ajoutait une «redevance» ou «contribution»
négociée, qui remplaçait les habituelles taxes communales et régionales
fixées respectivement à un taux de 5 % et 19 %. A la suite de ces
incitations fiscales, plusieurs importantes sociétés russes ont
enregistré leurs activités en Kalmoukie ou dans d’autres régions
à faible imposition
.
57. La législation fixe quatre conditions pour l’obtention d’une
réduction d’impôt régionale: 1) obtenir un «Certificat d’avantage
fiscal» auprès des autorités kalmoukes compétentes; 2) passer contrat
avec le Gouvernement kalmouke sur une contribution à un projet d’investissement
énoncé dans une «offre publique» publiée par le ministère de la
Politique d’investissement; 3) s’enregistrer auprès du ministère
de la Politique d’investissement; et 4) procéder aux versements
convenus pour conserver l’avantage fiscal en cours.
58. J’ai consulté les documents qui établissent que ces quatre
conditions étaient toutes réunies dans l’affaire Saturn Investments
et Dalnaya Step. Cet élément ne semble pas contesté par les autorités
russes, qui affirment désormais que les filiales d’Hermitage ne
réunissaient pas les conditions nécessaires à l’obtention des avantages
fiscaux régionaux de Kalmoukie parce qu’elles n’avaient pas conclu
«d’accord d’investissement supplémentaire» en 2001. Or, la législation
kalmouke qui impose la signature d’un accord supplémentaire
est uniquement
entrée en vigueur en juillet 2002 et n’était pas applicable en 2001,
année pour laquelle le paiement d’un impôt insuffisant est censé
avoir eu lieu. Il semblerait donc que cette accusation soit juridiquement
dépourvue de fondement.
2.2.3.1.2. ii) Une réduction
d’impôt fédéral obtenue illégalement pour l’emploi de personnes
handicapées?
59. La deuxième accusation de fraude fiscale concerne
l’impôt dû et non acquitté par les deux filiales kalmoukes d’Hermitage
pour un montant de $US 3 millions, qui correspond à une réduction
du taux d’imposition fédéral de 11 % à 5,5 %, prévue par la législation
pour inciter à l’emploi de personnes handicapées. Les autorités
russes affirment que l’emploi des personnes handicapées était fictif,
dans la mesure où ces personnes n’étaient pas réellement employées
par les filiales d’Hermitage. Une séquence vidéo dans laquelle témoignent
plusieurs personnes, apparemment handicapées mentales, a été diffusée
par la télévision russe en mars 2013; d’après les informations qui
m’ont été communiquées à Moscou, ce document serait également utilisé
comme pièce à conviction dans la procédure engagée à titre posthume
et par défaut à l’encontre, respectivement, de Sergueï Magnitski
et de Bill Browder. Les personnes qui apparaissent sur ces images
déclarent n’avoir jamais été rémunérées par Hermitage. Le commentaire
qui les accompagne invite les téléspectateurs à juger par eux-mêmes
s’il est possible que ces personnes aient réellement travaillé en
qualité «d’analystes financiers» – intitulé du poste qui leur a
été attribué par Hermitage.
60. Les représentants d’Hermitage que j’ai rencontrés à Londres
m’ont expliqué que leur conseiller, Firestone Duncan, coopérait
avec la Fondation pour l’aide aux petites entreprises du Gouvernement
kalmouke et l’Association des vétérans de guerre d’Afghanistan,
une association locale, pour déterminer les personnes handicapées
aptes
à
être employées dans les filiales kalmoukes d’Hermitage, ainsi que
pour gérer leur emploi. Comme ces filiales sont des sociétés d’investissement
qui comptent des effectifs réduits, il n’était pas difficile d’atteindre
le seuil de 50 % d’employés handicapés nécessaire à l’obtention
de l’avantage fiscal. L’intitulé du poste de ces cinq personnes
était conforme aux activités des sociétés en question. L’une des personnes
handicapées embauchées sur le conseil de l’Association des vétérans
de guerre possédait même une qualification pertinente d’aide comptable.
Chacune d’elle se voyait assigner des tâches assez simples, adaptées
à leur handicap majeur, comme suivre la presse écrite régionale
et rendre compte des événements pertinents à Hermitage à Moscou.
M. Browder a souligné que la législation ne précisait pas les particularités du
poste auxquelles les employés handicapés devaient correspondre.
Ces filiales auraient tout aussi bien pu les recruter comme portiers,
agents de nettoyage ou à n’importe quel autre poste. M. Browder
a également visionné la séquence vidéo mentionnée ci-dessus et a
été scandalisé par l’humiliation publique infligée à ces personnes.
Il a souligné qu’elles avaient à l’évidence subi des pressions pour
témoigner que leur salaire n’avait pas été versé et m’a montré des
pièces attestant qu’elles avaient été interrogées au quartier général
du FSB. Les salaires des cinq employés handicapés, fixés à un montant
cinq fois supérieur au salaire minimum légal, ont été versés intégralement
et ces personnes ont conservé leur emploi bien après l’abrogation
de l’avantage fiscal en question. Il m’a montré les virements électroniques
qui attestent du versement des salaires.
61. Les accusations portées à l’encontre de Sergueï Magnitski
et Bill Browder, selon lesquelles ils auraient frauduleusement obtenu
cette réduction d’impôt «aux dépens de personnes handicapées» sont
extrêmement graves et pourraient porter atteinte à la crédibilité
générale et à la réputation des deux prévenus. J’ai donc posé à
M. Browder plusieurs questions exigeantes; les réponses précises
et bien étoffées que j’ai reçues ont puissamment contribué à me
convaincre qu’Hermitage n’avait pas enfreint la législation. Cette
conviction est d’ailleurs confirmée par un contrôle effectué en
2003 par les autorités fiscales compétentes et par la clôture, en
2005, d’une procédure pénale antérieure, engagée en 2004, par les
autorités kalmoukes pour «absence de délit»
.
62. Au cours de mon deuxième voyage à Moscou en mai 2013, les
représentants des services du Procureur général m’ont remis un gros
volume de documents, qui démontraient soi-disant qu’un autre contrôle
fiscal, effectué en 2004, avait conclu que les filiales kalmoukes
d’Hermitage avaient acquitté un impôt insuffisant et qu’à l’occasion
des affaires judiciaires dans lesquelles Sergueï Magnitski était
intervenu pour le compte des filiales d’Hermitage, les recours déposés
contre les conclusions du nouveau contrôle fiscal avaient été rejetés par
les tribunaux d’arbitrage kalmouks. Ces documents ne modifient cependant
pas mon appréciation juridique de cette affaire. Le «nouveau contrôle»
du 31 décembre 2004 a été pris en compte et mentionné par la décision de
clôture de la procédure pénale, prise en 2005 pour «absence de délit».
En outre, d’après les représentants d’Hermitage Capital avec lesquels
j’ai examiné ces documents à mon retour de Moscou, Hermitage n’avait
pas été informée à l’époque de ce prétendu «nouveau» contrôle fiscal,
alors que la législation impose que les directeurs des entreprises
contrôlées soient informés des conclusions du contrôle. La Cour
constitutionnelle russe a par la suite conclu à l’inconstitutionnalité
de ces «nouveaux contrôles», en raison de l’utilisation répétée qui
en était faite pour harceler et «déstabiliser» les contribuables
. Selon Hermitage, le
«nouveau contrôle» (contrairement au contrôle fiscal complet de
Dalnaya Step achevé neuf mois plus tôt, en mars 2004) va jusqu’à commettre
des erreurs sur la personne, en attribuant aux directeurs un autre
nom. C’est ce qui les amène à soupçonner que ces documents n’ont
pas été établis à la date officiellement indiquée
.
63. L’appréciation du recours à cette incitation fiscale légale
d’un point de vue éthique ou moral dépend dans une large mesure
de l’importance que l’on est prêt à accorder à la situation économique
et aux choix sociaux et politiques faits à l’époque par le Gouvernement
russe. La loi de 1991 relative à «l’impôt sur les sociétés»
, qui prévoyait une réduction
du taux d’imposition à 5,5 % au lieu des 11 % habituels, à la condition
que 50 % au moins des employés de la société soient handicapés,
a été adoptée dans des circonstances dramatiques. L’Etat, qui était
pratiquement en faillite, se trouvait pendant quelque temps dans
l’incapacité de verser les salaires des enseignants et des fonctionnaires
de police, et encore moins d’assurer le paiement des retraites et
des allocations sociales destinées aux personnes handicapées ou
même aux vétérans de guerre. Le législateur, au lieu de financer
ces dépenses vitales par les recettes fiscales générales, dont la
collecte devenait de plus en plus difficile en raison de la crise
économique et financière générale que traversait à l’époque la Russie
, a apparemment
cherché à «privatiser» l’aide aux personnes handicapées, en consentant des
avantages fiscaux aux sociétés qui leur versaient un salaire. Je
ne pense pas que ce choix ait été le bon, si l’on considère son
coût et ses avantages: dans le cas des filiales kalmoukes d’Hermitage,
par exemple, le budget de l’Etat a perdu $US 3 millions en réduction
d’impôt pour obtenir le versement de salaires décents à cinq personnes
handicapées et à un «directeur» non handicapé pendant un an. Il
n’est donc guère surprenant que cette loi ait été modifiée par la
suite (au 1er janvier 2002), une fois
que l’Etat était à nouveau en mesure de verser les salaires, retraites
et allocations sociales. Mais la mesure d’incitation fiscale en
question était toujours en vigueur en 2001 et la direction et les
conseillers d’Hermitage Capital
ne voyaient aucune raison de
priver leurs actionnaires et investisseurs de l’avantage qu’elle
procurait. Avec le recul, cette attitude ne semble pas très élégante,
mais, à la décharge d’Hermitage, il convient de souligner que les
personnes handicapées ont été maintenues sur le registre de paie
pendant une longue période après l’abrogation de cet avantage fiscal
.
2.2.3.1.3. iii) Les circonstances
inhabituelles de la (ré)ouverture de cette procédure pénale
64. Les accusations d’évasion fiscale paraissent également
suspectes à la lumière des circonstances particulières de la (ré)ouverture
de la procédure pénale qui avait été ouverte une première fois en
2004, sur la base d’un rapport du FSB, puis close pour «absence
de délit» le 5 mai 2005
. M. Browder m’a montré
des exemplaires des dossiers de vol internes: ils établissent que
le 26 février 2008 l’enquêteur Karpov du ministère de l’Intérieur
et deux subordonnés du lieutenant-colonel Kuznetsov, accompagnés
par un agent du FSB, se sont rendus en Kalmoukie à peine trois semaines
après les plaintes déposées par Hermitage pour l’appropriation frauduleuse
de ses sociétés d’investissement russes, qui désignaient M. Karpov
et M. Kuznetsov en qualité de suspects et ont conduit à l’ouverture
d’une procédure pénale le 5 février 2008. L’un des avocats russes
qui travaillait pour le compte d’Hermitage a par la suite obtenu
confirmation, par l’agent kalmouke chargé de la procédure pénale
de 2004-2005, que les agents venus par avion de Moscou lui avaient donné
pour instruction de rouvrir la procédure en dépit de l’absence d’un
nouvel élément de preuve, en raison de la «détérioration des relations
entre la Fédération de Russie et le Royaume-Uni». Les dossiers de
vol montrent que M. Karpov et ses collègues sont retournés à Moscou
dès que la procédure a été rouverte.
2.2.3.1.4. iv) Le délai de
prescription
65. L’engagement de poursuites pour tout acquittement
d’un impôt insuffisant pour l’année 2001 semble également prescrit:
le délai de prescription de trois ans prévu pour la rectification
du montant de l’impôt dû est éteint depuis fin 2004 et le délai
de prescription de 10 ans pour les poursuites pénales est éteint
depuis fin 2011. En conséquence, les mises en accusation officielles
du 22 mars 2013, ainsi que le procès à titre posthume de Sergueï
Magnitski et le procès par défaut de Bill Browder, semblent contraires
à la législation russe.
2.2.3.1.5. v) Le maintien
post mortem des poursuites engagées à l’encontre de Sergueï Magnitski
66. La procédure engagée à l’encontre de Sergueï Magnitski
se poursuit après sa mort, jusqu’au stade du procès. Selon le droit
russe, que l’ancienne vice-présidente de la Cour constitutionnelle
de la Fédération de Russie, Mme Tamara
Morchtchakova, m’a expliqué en détail à Moscou, les procès posthumes
sont uniquement autorisés à la demande de la famille du prévenu,
en vue de sa réhabilitation. Comme l’a indiqué Mme Morchtchakova,
«si les poursuites à titre posthume étaient autorisées, les morts
se verraient attribuer la responsabilité d’un grand nombre d’infractions».
La veuve de Sergueï Magnitski et sa mère ont vivement protesté contre
les poursuites et le procès à titre posthume, à la fois publiquement
et lorsqu’elles m’ont rencontré,
car elles ne croient pas qu’il existe la moindre chance que justice
soit rendue, en particulier tant que les mêmes enquêteurs – qui
ont arrêté Sergueï Magnitski et sont selon elles responsables de
sa mort en détention – restent chargés de l’affaire: «ils ont tout
intérêt à ce que Sergueï soit reconnu coupable, afin d’échapper
à toute responsabilité pour les crimes qu’ils ont commis», a déclaré
sa veuve.
67. Au cours de mon deuxième voyage à Moscou, j’ai obtenu des
exemplaires des décisions de justice qui rejetaient le recours déposé
par Mme Magnitskaïa contre la décision
prise par les services du Procureur général de rouvrir la procédure
engagée à l’encontre de M. Magnitski. Ces décisions du tribunal
du district d’Ostankinsky de Moscou et du tribunal municipal de
Moscou semblent contraires au droit russe, comme me l’a expliqué
l’ancienne vice-présidente de la Cour constitutionnelle fédérale
russe.
2.2.3.1.6. vi) Les questions
de conflit d’intérêts
68. S’agissant du conflit d’intérêts auquel la veuve
de Sergueï Magnitski a fait allusion à propos des personnes chargées
de la poursuite du procès post mortem, les représentants du ministère
de l’Intérieur et de la Commission d’enquête m’ont indiqué au cours
de ma première visite à Moscou en février 2013 que M. Kuznetsov
et M. Karpov n’étaient pas en situation de conflit d’intérêts, puisqu’ils
avaient pris part à l’enquête initiale ouverte au sujet de M. Magnitski
uniquement pendant les premières étapes de la procédure et que les accusations
formulées contre eux par M. Magnitski n’étaient «pas sérieuses».
A l’occasion de ce même voyage à Moscou, j’ai demandé leur avis
à Mme Morchtchakova et à Mme Mara
Polyakova, présidente du Comité d’experts indépendants du Conseil
présidentiel pour les droits de l’homme, qui avait remis un rapport d’expertise
sur l’affaire Sergueï Magnitski au Conseil des droits de l’homme.
Toutes deux ont souligné que le droit russe, conforme aux normes
de la Convention européenne des droits de l’homme, impose qu’une
affaire criminelle soit retirée aux enquêteurs lorsque ceux-ci se
trouvent en situation de conflit d’intérêts. La position inverse
adoptée par les autorités est clairement contraire à la législation.
Les enquêteurs Kuznetsov et Karpov avaient été auparavant accusés
par Sergueï Magnitski, qui avait lui-même établi les plaintes déposées
au pénal par Hermitage, d’avoir personnellement pris part à l’infraction
sur laquelle ils étaient précisément chargés d’enquêter et dont
ils cherchaient à présent à rejeter la responsabilité sur M. Magnitski
et ses clients. Ils étaient actuellement accusés d’être responsables
de la mort de M. Magnitski en détention provisoire et ne pouvaient décemment
pas être considérés comme des enquêteurs impartiaux et neutres dans
cette même affaire.
69. Je partage l’avis de Mme Morchtchakova
et Mme Polyakova. On ne peut notamment
prétendre en toute bonne foi que les accusations portées contre
les enquêteurs dans la plainte déposée n’étaient «pas sérieuses».
Cette plainte de 245 pages adressée simultanément au Procureur général
russe, au président de la Commission d’enquête et au chef du Service
de la sûreté du territoire du ministère de l’Intérieur le 3 décembre
2007 donnait de très nombreuses précisions, documents à l’appui,
qui auraient au moins dû faire l’effet d’une sonnette d’alarme.
Une procédure pénale a d’ailleurs été ouverte à la suite de cette
plainte, le 5 février 2008. C’est précisément à ce moment-là que
débute le conflit d’intérêts: les enquêteurs accusés de complicité
dans la plainte ont été chargés de l’enquête et ont placé celui
qui les accusait, Sergueï Magnitski, en détention provisoire.
70. Les déclarations faites par M. Magnitski dans les mois et
les semaines qui ont précédé sa mort en détention le 19 novembre
2009 complètent ce tableau: le 11 septembre 2009, il accuse les
enquêteurs d’exercer des «pressions physiques et psychologiques
organisées»
; le 14 octobre 2009,
il souligne: «[ils ont] tout intérêt à mettre un terme à mon activité
d’assistance à mon client dans l’enquête menée au sujet de ces délits
(…) C’est la raison pour laquelle ils me persécutent»
;
le 11 novembre, il écrit: «J’ai l’intention de faire traduire en
justice ceux qui sont responsables [de la falsification des pièces
du dossier]»
; enfin, le 12 novembre,
il écrit: «L’enquêteur Siltchenko ne veut pas enquêter sur ceux
qui se cachent derrière ce détournement [de $US 230 millions], mais
souhaite que je reste derrière les barreaux et que les autres avocats quittent
le pays»
.
Une semaine plus tard, Sergueï Magnitski mourait derrière les barreaux.
71. Cette mise en cause de l’objectivité des enquêteurs chargés
de l’affaire ne constituait-elle pas de «sérieuses» accusations?
Les autorités compétentes russes ne semblent pas le penser.
72. En novembre 2011, l’avocat de Natalia Magnitskaïa a déposé
une autre plainte pour conflit d’intérêts devant le Procureur général
russe et la Commission d’enquête publique russe, en soulignant la
menace que faisait peser sur les victimes et les témoins la décision
prise par la Commission d’enquête d’accorder un accès illimité au
dossier de l’enquête en cours sur la mort de M. Magnitski précisément
aux agents du ministère de l’Intérieur qui étaient accusés d’avoir
personnellement pris part aux infractions auxquelles la Commission d’enquête
consacrait ses investigations.
2.2.3.2. Sergueï Magnitski
a-t-il été complice du remboursement frauduleux d’un montant de $US 230
millions d’impôt acquitté par Hermitage?
73. La deuxième accusation principale portée contre Sergueï
Magnitski et Bill Browder fait d’eux les cerveaux du remboursement
d’impôt frauduleux d’un montant de $US 230 millions, qu’ils avaient
précisément dénoncé dans les plaintes détaillées adressées aux plus
hautes autorités répressives russes.
74. Lorsque j’ai rencontré les représentants des autorités à Moscou
en février 2013, ceux-ci m’ont indiqué qu’il existait deux principaux
éléments de preuve contre M. Magnitski et M. Browder: 1) un «plan»
manuscrit rédigé par M. Magnitski, qui expose la «structure» complexe
de l’entente délictuelle et le désigne comme son organisateur, qui
a été saisi au cours d’une perquisition au domicile privé de M. Magnitski;
et 2) le témoignage de M. Victor Markelov, condamné le 28 avril
2009 pour l’exécution du remboursement d’impôt frauduleux d’un montant
de $US 230 millions à une peine de cinq ans d’emprisonnement et
qui a accusé M. Magnitski d’avoir organisé cette malversation. Ces
mêmes autorités ont écarté l’allégation selon laquelle les personnes accusées
par Hermitage d’avoir frauduleusement procédé au réenregistrement
des trois sociétés d’investissement d’Hermitage «volées» (Rilend,
Parfenion et Makhaon) devaient avoir en leur possession les cachets
originaux de la société (qui avaient, de fait, été saisis par les
enquêteurs du ministère de l’Intérieur mis en accusation, pendant
leur perquisition des bureaux d’Hermitage Capital et de ses avocats
du cabinet Firestone Duncan
): des copies de ces
cachets auraient aisément pu être réalisées, sans qu’il soit possible de
distinguer les originaux de ceux utilisés pour le réenregistrement
des sociétés.
75. Lors de mon deuxième voyage à Moscou, j’ai également obtenu
des exemplaires des jugements établissant, soi-disant, que les tribunaux
d’arbitrage ont admis que les sociétés d’Hermitage ne lui avaient
pas été «volées», mais avaient été vendues par Hermitage elle-même
à la société («Pluton») détenue par M. Markelov, qui était à cette
date déjà condamné pour sa participation au remboursement d’impôt
frauduleux d’un montant de $US 230 millions.
76. Les représentants d’Hermitage à Londres m’ont communiqué un
certain nombre d’informations, documents à l’appui, afin d’établir
que les véritables auteurs de cette malversation étaient les membres
du «Groupe Klyuev», parmi lesquels figuraient les enquêteurs du
ministère de l’Intérieur, à savoir le lieutenant‑colonel Artem Kuznetsov
et le commandant Pavel Karpov.
77. Les représentants ont admis librement que Hermitage conservait
des exemplaires de réserve des cachets de la société qui avaient
été saisis lors de la perquisition de juin 2007; ces exemplaires
étaient indispensables pour procéder aux diverses déclarations fiscales
et autres dépôts de documents légaux auprès des autorités. Ils ont
insisté sur le fait qu’il s’agissait d’une pratique courante
. Mais ils ont souligné
que pour procéder à la modification de la propriété d’une société,
ou même à un simple changement d’adresse, il fallait non seulement
le timbre de la société, mais également les actes originaux (et
non de simples photocopies, même certifiées conformes) de la constitution
de la société (les statuts, le certificat d’enregistrement auprès
du registre national des sociétés et le certificat d’enregistrement
auprès des autorités fiscales). Ces pièces originales des sociétés
d’investissement russes d’Hermitage, à savoir Rilend, Parfenion
et Makhaon, avaient été saisies par les enquêteurs du ministère
de l’Intérieur désignés dans les plaintes déposées au pénal par Hermitage
et se trouvaient en leur possession au moment où elles ont dû être
utilisées pour le réenregistrement frauduleux des sociétés au nom
de leur nouveau «propriétaire» et de leurs nouveaux «directeurs»
(tous titulaires d’un casier judiciaire) auprès de nouveaux services
fiscaux (qui ont accepté en l’espace d’une journée de donner suite
aux demandes de remboursement d’impôt déposées par les nouveaux «directeurs» pour
un montant total de $US 230 millions).
78. S’agissant du «plan» manuscrit, il ne fait aucun doute que
M. Magnitski ait tracé une sorte de schéma du système de fraude
sur lequel Hermitage lui avait demandé d’enquêter. Bien que les
représentants d’Hermitage n’aient jamais vu un exemplaire de ce
document, il ne leur semble pas plausible que M. Magnitski ait dénoncé
un montage auquel il aurait lui-même participé
.
79. S’agissant des jugements des tribunaux d’arbitrage rendus,
ils montrent au contraire que le vol a bel et bien été admis par
le seul tribunal russe qui se soit prononcé sur le fond de l’affaire,
à savoir le tribunal d’arbitrage de première instance. Grâce à une
subtilité procédurale utilisée par les «voleurs de sociétés», les tribunaux
en deuxième et troisième instance n’ont pu se prononcer sur le fond
.
80. Le témoignage que m’ont donné à Londres deux avocats russes,
Edward Khareitdinov et Vladimir Pastukhov, qui avaient travaillé
sur ce dossier, ainsi que certains éléments factuels supplémentaires portant
sur les actes du remboursement frauduleux d’impôt et leur mode opératoire
souligné par les représentants d’Hermitage, tendent à étayer cette
version des faits.
2.2.3.2.1. i) Le récit de
l’affaire donné par Edward Khareitdinov
81. Edward Khareitdinov
a été
recruté comme avocat indépendant par Hermitage après la perquisition
et la saisie effectuées à ses bureaux en juin 2007, afin d’assurer
la défense de M. Cherkasov contre les accusations relatives à l’affaire
«Kameya» dont il faisait l’objet (voir plus haut le point 2.2.1
– cette affaire avait servi de justification aux perquisitions et
saisies que j’ai évoquées précédemment). Je l’ai rencontré longuement
et à plusieurs reprises à Londres, en février 2013. Voici le récit
qu’il donne des événements qui ont fini par perturber la confortable
existence «d’avocat de société» qu’il menait jusque-là
:
«Je n’ai pas tardé à réaliser que
les allégations relatives à l’affaire «Kameya» étaient sans fondement. Les
demandes répétées d’éclaircissements que j’ai adressées à l’enquêteur
Karpov et à ses collègues sont restées sans réponse, à proprement
parler, pendant environ six mois. J’étais devenu le principal canal
de communication entre Hermitage et les autorités et je travaillais
en étroite collaboration avec Sergueï Magnitski, de Firestone Duncan,
dont je tenais en grande estime le professionnalisme. En octobre
2007, Hermitage a reçu un «mystérieux» coup de téléphone d’un huissier
de Saint-Pétersbourg, qui demandait des renseignements sur l’une
des sociétés d’Hermitage. Cette société n’avait jamais été partie
à une procédure devant les tribunaux de Saint-Pétersbourg. L’appel
téléphonique a poussé Sergueï à vérifier immédiatement les boîtes
aux lettres de Firestone Duncan, dans lesquelles il a trouvé des
courriers adressés aux sociétés d’Hermitage, parmi lesquels figuraient
des demandes d’indemnisation.
Après avoir reçu mandat des véritables directeurs (HSBC)
des trois sociétés russes d’Hermitage ,
j’ai pris le train de nuit pour Saint-Pétersbourg le 18 octobre
2007. Lorsque je suis arrivé au tribunal d’arbitrage et que j’ai
examiné les dossiers pertinents, j’ai été choqué de constater que
le tribunal s’était intégralement prononcé sur la base de simples
photocopies. Les actions en justice avaient été engagées par un
certain M. Strazhev; les éléments figurant sur son passeport (présenté
au tribunal de Saint-Pétersbourg) n’étaient plus valables, comme
j’ai pu en avoir immédiatement la confirmation par le Service de
l’immigration. J’ai également constaté que le dossier comportait
des mandats délivrés par des inconnus, qui autorisaient des avocats
inconnus à assurer la défense des sociétés d’Hermitage devant le
tribunal, pour des actions en justice portant sur plusieurs millions
de dollars. Or ces mêmes avocats avaient accepté, sans s’y opposer
le moins du monde, toutes les demandes faites par la partie adverse
aux sociétés dont ils étaient pourtant censés assurer la défense.
Compte tenu du montant considérable de ces demandes et des identités
fictives et/ou inconnues des intéressés, tout indique qu’il s’agissait
d’une escroquerie à grande échelle. Sergueï a adressé une demande
au Registre national des sociétés et a découvert que des modifications
avaient été récemment apportées au Registre, qui portait désormais
mention de nouveaux actionnaires et directeurs des trois filiales.
Sergueï m’a expliqué que des modifications aussi importantes ne
pouvaient pas avoir été apportées au Registre sans la présentation
des certificats originaux qui avaient été saisis par le ministère
de l’Intérieur lors des perquisitions du 4 juin 2007. Nous avons
également constaté que, alors que le changement de nom des nouveaux
directeurs avait été effectué dans le Registre en septembre 2007,
ces «nouveaux directeurs» avaient donné mandat aux avocats de plaider
au tribunal de Saint-Pétersbourg avant même cette date, c’est-à-dire
dès août 2007. J’ai compris à partir de ce moment-là que les juges,
les avocats représentant les deux parties dans cette procédure et
les enquêteurs Karpov et Kuznetsov participaient à une malversation
dirigée contre mon client.
Lorsque j’ai rencontré l’enquêteur Karpov le 29 novembre
2007 au sujet de l’affaire «Kameya», je lui ai demandé s’il savait
que des exemplaires des documents dont il avait la garde, depuis
les perquisitions et saisies effectuées dans le cadre de l’affaire
«Kameya» dans les bureaux de Firestone Duncan et d’Hermitage, avaient
été utilisés au tribunal d’arbitrage de Saint-Pétersbourg. M. Karpov
a pâli d’un coup et m’a répondu que cela avait été fait à l’initiative
de Kuznetsov. Il ne me l’a pas dit oralement: il a ouvert son ordinateur
portable et a tapé des phrases dans le sens: «Je n’en suis pas responsable,
Kuznetsov exige qu’on ajoute un certain nombre d’autres personnes
de Firestone Duncan et d’Hermitage».
Quelques jours après cette conversation, nous avons établi
une plainte au pénal de quelque 250 pages, annexes comprises; un
exemplaire daté du 3 décembre 2007 a été adressé au Procureur général, M. Chaika,
et au président de la Commission d’enquête, M. Bastrykin; un autre
exemplaire, daté du 6 décembre 2007, a été adressé au chef du Service
d’investigation du ministère de l’Intérieur, M. Draguntsov .
Les services de M. Draguntsov nous ont répondu en deux brefs paragraphes
que l’enquête sur le comportement inapproprié allégué des agents
du ministère de l’Intérieur ne relevait pas de leur compétence.
Les services du Procureur général se sont contentés de transmettre
la plainte au bureau de Moscou, qui l’a à son tour transmise au
ministère de l’Intérieur. Les services de M. Bastrykin, auprès desquels
j’avais également déposé plainte contre les juges de Saint-Pétersbourg
qui avaient pris part à cette affaire de fraude, ont transmis cette
plainte à leurs services de Saint-Pétersbourg, qui ont refusé d’ouvrir
une procédure, tout en m’indiquant fort aimablement qu’ils avaient
également refusé d’engager une procédure pour diffamation à mon
encontre .
Deux des six plaintes ont été transmises pour enquête à M. Karpov,
qui y était pourtant désigné comme suspect. M. Karpov m’a alors
convoqué pour m’interroger en qualité de témoin, alors que j’étais
l’avocat qui avait déposé pour le compte de son client une demande
d’ouverture d’une enquête au sujet de M. Karpov; bien qu’il s’agisse
d’une violation flagrante du droit russe, la plainte que j’ai déposée
à ce propos a été rejetée. L’ouverture d’une procédure pour l’appropriation
frauduleuse des sociétés a eu lieu seulement le 5 février 2008,
soit 60 jours après le dépôt de la plainte, au lieu du délai classique
de trois à dix jours maximum imposé par la loi. Le dépôt des plaintes
pour le compte d’Hermitage est intervenu trois semaines avant le détournement
de la somme de $US 230 millions, le 26 décembre 2007. Ce délai a
laissé aux auteurs du délit tout le temps de blanchir ces capitaux:
comme nous le savons à présent, le dernier virement effectué par
la Universal Savings Bank de M. Klyuev, dans laquelle avaient été
déposés les remboursements d’impôts frauduleux, a eu lieu le 4 février
2008, soit un jour avant que la plainte déposée par Hermitage donne
enfin lieu à l’ouverture d’une procédure.
A la suite de cette procédure, une intrigue a été minutieusement
élaborée pour nuire à Hermitage et aux avocats qui travaillaient
pour son compte. Le 27 février 2008, une procédure a été ouverte
dans «l’affaire kalmouke» [voir plus haut le point 2.2.3.1] et,
le 4 mai 2008, le ministère de l’Intérieur a cherché à engager une
action en justice contre mon confrère Vladimir Pastukhov et moi-même,
au motif que nous aurions agi munis de faux mandats; cette initiative
avait été prise par M. Droganov, un subordonné de M. Kuznetsov.
M. Kuznetsov a approuvé ce “signalement de délit”, qui laissait
entendre que nous ne disposions pas de mandats authentiques lorsque
nous avons saisi les tribunaux et les instances administratives
pour chercher à défendre notre client contre les malversations dont
il était victime, en déposant des plaintes qui désignaient ce même
M. Kuznetsov et M. Karpov comme complices des malversations commises.
Nous étions alors cinq mois après le dépôt par mes soins des premières plaintes
pour le compte d’Hermitage, qui désignaient M. Kuznetsov comme suspect
des manœuvres frauduleuses et demandaient l’ouverture d’une enquête
à son sujet. Je suis désormais recherché pour avoir agi pour le
compte des véritables actionnaires des sociétés et pour avoir lutté
contre les fausses dettes utilisées dans une fraude au Trésor public !
Dans cette procédure, Kuznetsov et les autres agents qui m’ont persécuté
en raison de mes activités professionnelles et de mon association
avec un “mauvais” client, ont soutenu que seuls les directeurs frauduleux
– MM. Markelov, Kurochkin et Khlebnikov – étaient habilités à me
donner mandat “licite” de combattre la fraude dont ils étaient les auteurs.
Malgré l’absurdité de cette proposition, la procédure pénale engagée
à mon encontre demeure ouverte.
Au milieu de l’été 2008, nous avons compris que ce montage
consistait à détourner les impôts qu’Hermitage avait acquittés l’année
précédente. C’est en vérité Sergueï Magnitski qui a le premier compris
que la somme de l’indemnisation accordée par la décision de justice
prononcée à l’encontre des trois sociétés d’Hermitage dans les différents
tribunaux (soit l’équivalent d’environ $US 1 milliard) correspondait
à peu près au total des bénéfices réalisés par les sociétés en 2006;
nous avons alors réalisé que les “coquilles vides” des sociétés
volées à Hermitage avaient été utilisées pour récupérer frauduleusement
les impôts qu’elles avaient auparavant acquittés.
Ce mécanisme a été expliqué en détail dans une nouvelle
série de plaintes datées du 23 juillet 2008 et déposées au pénal
le 25 juillet 2008 auprès des responsables de l’ensemble des autorités
répressives pertinentes, ainsi que de la Chambre des comptes, du
ministère des Impôts et de la Banque centrale. Nous n’avons reçu
aucune réponse pendant six semaines, à l’exception de celle de la
Chambre des comptes, qui nous a indiqué qu’elle n’était pas compétente
pour traiter du vol de $US 230 millions commis au détriment du budget
russe.
Etrangement, le 20 août 2008, en mon absence et en violation
des dispositions légales qui protègent les avocats et leur accordent
un statut particulier, des agents du ministère de l’Intérieur ont
perquisitionné mon étude et ont immédiatement saisi un colis DHL,
qui venait d’être livré et dont l’expéditeur était soi-disant le
bureau londonien d’Hermitage. Ma secrétaire m’a dit qu’elle avait
placé ce colis sur mon bureau sans l’ouvrir. M. Cherkasov (l’un
des directeurs d’Hermitage) m’a indiqué qu’il était très étrange
qu’un tel colis m’ait été envoyé, car les bureaux londoniens d’Hermitage
auraient adressé tout document relatif à leurs sociétés russes à
M. Magnitski, de Firestone Duncan. Les deux hommes qui ont expédié
le colis ont été filmés par les caméras de vidéosurveillance des
bureaux de DHL à Londres; leurs sacs en plastique portaient des
caractères russes. La police de Londres, contactée par Hermitage,
a établi que ces deux individus n’étaient pas des employés d’Hermitage .
Je n’ai pas été informé du contenu du colis. Mais peu de temps après,
j’ai lu dans la presse qu’au cours d’une perquisition du cabinet
d’Edward Khareitdinov, des documents compromettants relatifs au
réenregistrement frauduleux des sociétés avaient été saisis. Par
la suite, à partir de la liste des pièces à conviction établie par
le ministère de l’Intérieur, j’ai pu savoir quel était le contenu
du colis: il comportait quelques documents originaux des sociétés
que nous avions demandés lorsque nous étions à la recherche des
sociétés volées; elles avaient tout d’abord été transférées de Moscou
à Novotcherkassk (dans le sud de la Russie), puis à Khimki (dans
la région de Moscou). Les services fiscaux de Khimki nous avaient
indiqué qu’ils n’avaient pas reçu la totalité des documents, alors
que les services fiscaux de Novotcherkassk nous avaient précisé
que leurs collègues de Moscou leur avaient envoyé des documents,
mais qu’il s’agissait uniquement de feuilles blanches. Une série
de documents originaux des sociétés, qui avaient été “perdus”, ont
apparemment fait leur “réapparition” dans le colis DHL provenant
de Londres. Selon moi, cet épisode du colis DHL était une tentative
maladroite de coup monté dirigé contre mes clients et moi‑même.
D’après ma secrétaire, les agents qui sont venus perquisitionner
mon cabinet savaient exactement ce qu’ils recherchaient. Ils avaient
à l’évidence suivi sur le site web de DHL la progression du colis
que leurs complices avaient expédié de Londres.
A la suite de ma plainte, le Barreau de Moscou et l’Association
internationale des barreaux ont protesté contre la perquisition
effectuée à mon cabinet. M. Gordievsky, de la Commission d’enquête,
a ouvert la procédure susmentionnée à mon encontre, sur la base
du rapport de M. Kuznetsov. Celui-ci prétendait que j’avais agi
muni d’un “faux” mandat, malgré les preuves contraires, notamment
la confirmation, après examen, de l’authenticité des signatures
et des tampons figurant sur le mandat qui m’avait été remis, et
malgré les déclarations sous serment des clients qui m’avaient donné
mandat et qui ont confirmé qu’ils avaient agi de la sorte de bonne
foi. La requête que j’ai introduite auprès de la Cour européenne
des droits de l’homme contre les décisions illégales rendues à ce
sujet par les juridictions russes, y compris la Cour suprême russe,
est toujours pendante.
Fin août 2008, un mois à peine après le dépôt des plaintes
demandant l’ouverture d’une enquête au sujet du remboursement frauduleux
de $US 230 millions, tous les avocats qui travaillaient pour le compte
d’Hermitage étaient pratiquement “assiégés”. Outre la perquisition
de mon cabinet et les convocations de la police, j’ai constaté que
j’étais surveillé. Ma femme a reçu des menaces par téléphone. En
octobre 2008, je me suis rendu à Londres et j’ai discuté de la situation
avec M. Browder et les autres membres de l’équipe d’Hermitage, et
notamment des manœuvres frauduleuses constantes et des tentatives
de coups montés dont je faisais l’objet. Compte tenu de tous ces
éléments et des événements qui s’étaient produits, il était clair
qu’il serait dangereux pour moi de rentrer en Russie pour poursuivre
mes activités professionnelles.
Le 27 octobre 2008, le directeur d’Hermitage nommé par
HSBC a adressé une autre plainte au Procureur général russe Chaika,
en rappelant les éléments factuels de l’entente délictuelle: les manœuvres
frauduleuses dirigées contre Hermitage et le Trésor public russe
et les tentatives actuelles de liquidation des sociétés d’Hermitage,
qui avaient fait l’objet d’une appropriation frauduleuse et d’une dissimulation
de ces manœuvres. La plainte faisait également état du harcèlement
dont étaient victimes tous les avocats qui agissaient pour le compte
d’Hermitage en Russie et qui défendaient ses intérêts contre les
manœuvres frauduleuses, y compris les perquisitions des cabinets
d’avocats, les convocations pour interrogatoire et les poursuites
pénales dépourvues de fondement. La plainte expliquait également
pourquoi les éléments de preuve fournis par M. Markelov, condamné
pour homicide et arrêté pour activités illégales, sur lesquels les
autorités russes fondaient les allégations dont les avocats d’Hermitage
étaient la cible, n’étaient absolument pas valables. Enfin, elle
soulevait une série de questions, qui visaient à aider à la réalisation
de l’enquête menée sur l’entente délictuelle, ainsi qu’à la saisie
et à la conservation des preuves. Cette plainte n’a jamais eu de
véritable suite .»
2.2.3.2.2. ii) Le récit de
Vladimir Pastukhov
82. Vladimir Pastukhov est un intellectuel d’origine
ukrainienne, à la voix douce et à la vue fortement diminuée; il
a été avocat et professeur de sciences politiques dans divers instituts
de l’Académie des sciences russe (Institut d’études politiques comparées,
Institut d’Amérique latine, Faculté d’économie de l’Université d’Etat
de Moscou et d’autres encore) et est récemment devenu chargé de
cours au St Anthony’s College de l’Université d’Oxford. Boursier
sans le sou au milieu des années 1990, il s’est inscrit au Barreau
de Moscou et s’est occupé de quelques affaires, y compris du contentieux
d’utilité publique parrainé par le programme TACIS de l’Union européenne
au Centre de défense du droit constitutionnel. A cette occasion,
il a fait la connaissance d’Hermitage, dont les membres figuraient
parmi «les actionnaires les plus dynamiques» de Russie. En 2003, il
a assuré avec succès la défense de Vadim Kleiner, d’Hermitage, à
l’encontre duquel Sberbank avait engagé une action. Il a représenté
les intérêts des actionnaires minoritaires (dont Hermitage) dans
une procédure qui portait sur les actions de trésorerie de Surgutneftegaz.
M. Pastukhov a également été conseiller juridique et stratégique
de plusieurs organismes politiques et d’affaires de haut niveau,
ainsi que de personnalités publiques, dont le président de la Cour
constitutionnelle; il a également été consultant auprès de la Douma d’Etat.
Je me suis entretenu longuement avec lui à Londres, en février 2013.
Voici son récit des événements
:
«Fin 2005, Hermitage Capital m’a
demandé de l’assister à propos du refus d’octroi d’un visa à Bill Browder.
J’ai fait remarquer que cette question devait être résolue au plus
haut niveau politique et qu’aucune avancée ne pouvait être obtenue
à ce moment-là. En juin 2007, Hermitage m’a contacté une nouvelle
fois, en me demandant conseil à la suite des perquisitions et des
saisies qui venaient d’avoir lieu. J’étais chargé de la réflexion
stratégique, de l’analyse et de la coordination du travail réalisé
par les avocats qui traitaient plus directement des affaires. Je
n’ai pas tardé à comprendre qu’il existait un énorme décalage entre
les accusations d’évasion fiscale et la position des autorités fiscales
russes, pour lesquelles l’impôt avait été parfaitement acquitté.
J’ai expliqué aux responsables d’Hermitage qu’en droit russe les
questions fiscales relèvent exclusivement de l’appréciation des
autorités fiscales. J’ai entendu parler pour la première fois de
l’appropriation frauduleuse des sociétés d’Hermitage vers la mi-octobre 2007,
par téléphone; je me trouvais alors à Helsinki où j’assistais à
une conférence en compagnie de juristes de droit constitutionnel.
Ma participation ultérieure à cette affaire a été fatale: elle a
en partie détruit mon existence; mais elle m’a également permis
de commencer une nouvelle vie.
Hermitage m’a informé du réenregistrement frauduleux de
ses sociétés russes et des étonnantes actions en justice dont elle
faisait l’objet. Je leur ai conseillé: 1) de déposer plainte au
pénal; 2) d’engager une action au civil pour annuler les réenregistrements
frauduleux et les faux jugements; 3) d’envoyer immédiatement un
avocat à Saint-Pétersbourg pour qu’il enquête sur cette affaire;
et 4) de tenir une conférence de presse. Malheureusement, Hermitage
n’a suivi que mes trois premiers conseils. Ses avocats occidentaux
ne voulaient pas rendre l’affaire publique à ce stade. Lorsque mon
confrère Edward Khareitdinov est revenu de Saint-Pétersbourg en
annonçant que les demandes d’indemnisation étaient à l’évidence
frauduleuses, nous étions consternés, mais nous ne nous sentions
pas menacés, tout simplement parce que nous ne comprenions pas ce
qui était réellement en train de se passer. Personne n’aurait pu
imaginer à l’époque la véritable raison du vol et de la fraude dont
les sociétés avaient fait l’objet; nous pensions simplement que
quelqu’un avait versé un pot-de-vin au juge pour pouvoir faire main
basse sur les actifs des sociétés volées. Il ne fait aucun doute
qu’en Russie les tribunaux statuent chaque année sur des centaines
de milliers d’affaires sans le moindre pot de vin. Mais en même
temps, il existe un système de “justice parallèle”, qui est en partie
contrôlé par le gouvernement et qui rend des jugements “à la demande”.
Mais cette affaire avait quelque chose d’étrange. A ce moment-là,
les sociétés d’Hermitage avaient déjà vendu la quasi‑totalité de
leurs actifs. Or, à la même époque, le tarif estimé du pot-de-vin
nécessaire pour obtenir une fausse décision de justice aussi extraordinaire
pouvait équivaloir à environ $US 1 million . Pourquoi alors “investir” une
somme aussi considérable dans cette affaire? Ce n’est que plus tard
que nous avons compris le véritable objectif poursuivi par ceux
qui s’étaient approprié frauduleusement les sociétés; nous avons
constaté que ces jugements étonnants, qui étaient encore en instance
d’appel, avaient été admis par les services fiscaux comme fondement
du remboursement de l’impôt acquitté par Hermitage pour les bénéfices
soi-disant annulés par les demandes d’indemnisation accordées. A
ce moment-là encore, nous pensions naïvement qu’il s’agissait simplement
d’une «entente délictuelle locale limitée», qui ne pouvait avoir
aucun lien avec le sommet du pouvoir. Ce fut notre plus lourde erreur
à cette époque. Nous avons sous-estimé les menaces qui pesaient
sur nous et nous avons compté de manière excessive sur les autorités
supérieures auxquelles nous avions communiqué ces éléments extraordinaires,
car nous imaginions que leur réaction serait positive.
Il nous fallait agir rapidement: fin 2007-début 2008,
aux alentours de Nouvel An, l’affaire a commencé à être étouffée;
les sociétés volées ont été transférées hors de Moscou. Nous devions
reprendre le contrôle de la situation et comprendre ce qu’elles
étaient devenues. Le 29 janvier 2008, après avoir reçu mandat des
véritables directeurs des sociétés, membres de HSBC, nous avons
engagé une action en justice pour obtenir la restitution à Hermitage
de ses sociétés. Nous demandions notamment au tribunal que les dossiers
des sociétés volées détenus par les services fiscaux nous soient
communiqués (ce qui nous aurait permis d’obtenir des éclaircissements
sur la manière dont elles avaient été frauduleusement réenregistrées).
Mais nous avons été informés quelques jours plus tard que, le 30
janvier 2008, soit le lendemain de l’engagement de notre action
en justice, tous les dossiers demandés de ces sociétés volées avaient
été «perdus» par les services fiscaux. Le 5 février 2008, une procédure
pénale a finalement été ouverte, à la suite de la plainte que nous
avions déposée en décembre 2007. Nous imaginions assez naïvement
avoir remporté une première victoire. Mais il s’est avéré par la
suite que cette procédure était en réalité dirigée contre nous.
A la fin du même mois, après la réouverture le 27 février 2008 d’une
ancienne procédure pénale engagée à l’encontre de M. Browder pour
une prétendue évasion fiscale en Kalmoukie, j’ai commencé à comprendre
que nous étions face à un problème beaucoup plus grave que nous
l’avions imaginé jusque-là. Les moyens mis en œuvre contre Hermitage
étaient disproportionnés et dépassaient tout ce que j’avais pu rencontrer
auparavant dans ma vie professionnelle.
Entre décembre 2007 et mars 2008, les faux jugements rendus
à Saint-Pétersbourg contre les sociétés volées ont été annulés suite
aux appels que nous avions interjetés. Les juges de la Cour d’appel, auxquels
nous avions fait le récit de cette affaire, étaient stupéfiés et
choqués par les décisions rendues par leurs collègues des juridictions
de première instance. A notre grande surprise, notre action au tribunal
ne rencontrait à ce stade aucune résistance de la part des auteurs
de ces délits. Aucun d’entre eux ne s’est rendu au tribunal et nous
avons obtenu aisément des arrêts qui ordonnaient la restitution des
indemnisations frauduleuses de plusieurs millions de dollars. Cette
situation n’a fait que renforcer nos illusions sur le caractère
localisé de la fraude. Mais le 24 mars 2008, nous avons rencontré
au tribunal de Saint-Pétersbourg une jeune femme qui prétendait
devant le tribunal être seule mandatée pour agir pour le compte
des sociétés d’Hermitage, le mandat donné à M. Khareitdinov et à
moi-même étant un «faux». Le tribunal n’a pas donné suite à ses
assertions et a rendu une décision en notre faveur. A peu près au
même moment, nous avons découvert d’autres décisions frauduleuses
identiques, rendues par d’autres tribunaux d’arbitrage régionaux
contre les sociétés d’Hermitage. Il devenait clair qu’Hermitage
avait besoin d’une plus grande équipe d’avocats pour pouvoir traiter
tout ce contentieux. C’est la raison pour laquelle de nouveaux avocats
sont apparus dans cette affaire; j’ai alors réintégré mon rôle initial
de «conseiller stratégique». En juillet 2008, à l’occasion d’un
autre voyage à Saint-Pétersbourg, j’ai reçu un appel téléphonique
d’Hermitage: on me priait de venir à Londres, car la société avait
découvert, grâce à l’analyse des documents obtenus par les avocats
effectuée par Sergueï Magnitski, que ceux qui s’étaient approprié
frauduleusement les sociétés russes avaient obtenu le remboursement
frauduleux des impôts acquittés par Hermitage. Après avoir examiné
une nouvelle fois les éléments de preuve, Hermitage a finalement
décidé de rendre l’affaire publique.
Mi-août 2008, alors que je venais de rentrer depuis quelques
jours d’une hospitalisation à Munich, j’ai été contacté par téléphone
par un certain nombre d’avocats, dont M. Khareitdinov, qui m’ont
appris que leur cabinet avait été “visité”. Je n’étais pas encore
trop inquiet. Mais j’ai alors été convoqué pour être interrogé au
commissariat de police de Kazan (Tatarstan) un samedi soir. Le commissariat
de police de Kazan est connu pour les viols et les coups et blessures
commis par ses policiers. Comme je n’étais pas spécialiste en droit
pénal, j’ai décidé d’en parler à Edward Khareitdinov. Il m’a rendu
attentif au fait que je risquais fort d’y être placé en garde à
vue tout le week-end (puisque je ne pourrais demander l’aide d’un
avocat avant lundi) et j’ai décidé de suivre son conseil. Je savais
également que l’ingérence de la police dans l’exercice des fonctions
d’un avocat et le fait de chercher à interroger un avocat sur ses conseils
professionnels et sur les circonstances d’une affaire étaient illégaux
et que mes droits étaient protégés par la loi relative aux avocats
et à leurs activités. J’ai donc décidé de ne pas me rendre à Kazan,
mais d’appeler l’enquêteur de Kazan, en lui expliquant que le droit
russe interdisait d’interroger un avocat au sujet de l’affaire de
son client. Je possède une transcription de cette conversation,
dans laquelle l’enquêteur m’a déclaré qu’il “se fichait de cette
loi”. Il a également refusé de me rencontrer à Moscou où j’étais
établi. Le stress généré par cette période a provoqué un détachement
de ma rétine. J’ai reçu un traitement médical à l’étranger, qui
a été suivi par une nouvelle consultation à Londres, où je me suis
également entretenu avec les responsables d’Hermitage sur les prochaines
mesures à prendre face aux malversations dont Bill Browder avait
continué à m’informer par téléphone, en me demandant instamment
de quitter la Russie. Mais cette décision n’était pas facile à prendre
dans ma position. M. Browder n’est pas parvenu à me convaincre.
Il a alors contacté à Londres l’un de mes vieux amis russes, dont
l’avis comptait beaucoup à mes yeux, et l’a informé de la situation.
Cette démarche a fonctionné. J’ai découvert à Londres qu’une procédure
pénale avait été ouverte à mon encontre pour “utilisation d’un faux
mandat”. J’ai réussi à obtenir l’abandon de ces poursuites ,
contrairement à M. Khareitdinov, qui avait pourtant invoqué exactement
les mêmes arguments que moi: nous agissions pour le compte des véritables
actionnaires des sociétés, contre ceux qui se les étaient appropriées frauduleusement.
Je préfère néanmoins rester à Londres pour le moment».
2.2.3.2.3. iii) Autres éléments
factuels relatifs aux acteurs et au mode opératoire du remboursement
d’impôt frauduleux de $US 230 millions
2.2.3.2.3.1. – La rapidité suspecte
de l’approbation et du décaissement du remboursement d’impôt
83. Les 21 et 24 décembre 2007, les nouveaux directeurs
enregistrés des sociétés d’Hermitage qui avaient fait l’objet d’une
appropriation frauduleuse, à savoir Rilend (M. Kurochkin), Parfenion
(M. Markelov) et Makhaon (M. Khlebnikov), ont demandé le remboursement
d’un montant de $US 230 millions d’impôt acquitté auparavant par
Hermitage auprès des services fiscaux nos 25
et 28 de Moscou, où ces sociétés avaient été réenregistrées au préalable
par MM. Markelov, Kurochkin et Khlebnikov. Ces «directeurs» ont
demandé aux autorités fiscales le remboursement de l’équivalent
de $US 230 millions sur des comptes bancaires ouverts par MM. Markelov,
Kurochkin et Khlebnikov moins de deux semaines avant cette demande,
dans deux petits établissements bancaires de Moscou: Intercommerz
et Universal Savings Bank. Les demandes de remboursement d’impôt
prétendaient que des pertes d’un montant de $US 973 millions annulaient
les bénéfices d’un montant équivalent réalisés l’année précédente
. Bien que certains
des jugements octroyant les indemnisations demandées n’aient pas
encore force exécutoire et qu’une partie d’entre eux fassent déjà l’objet
d’un appel (où ils ont été annulés en définitive), les remboursements,
dont le montant équivalait au plus important remboursement d’impôt
de l’histoire russe, ont été approuvés en l’espace d’une journée
à compter de la demande et leur versement a été effectué à peine
deux jours plus tard
. Avant d’effectuer
le remboursement, les autorités fiscales ont demandé des renseignements
sur les auteurs de cette demande auprès des services moscovites
du ministère de l’Intérieur et ont reçu confirmation de l’existence
des personnes morales et des rapports qui existaient entre elles
et les auteurs de la demande
. Trois semaines plus tôt seulement,
le ministère de l’Intérieur avait reçu la première plainte détaillée
au pénal déposée par Hermitage au sujet du réenregistrement frauduleux
de ses sociétés, qui n’avait pu être réalisé qu’en utilisant les
documents originaux des sociétés, dont les enquêteurs susnommés
du ministère de l’Intérieur avaient la garde au moment des faits.
La plainte désignait M. Markelov comme le nouveau propriétaire illicite
de ces sociétés, par l’intermédiaire d’une société de holding («Pluton»)
enregistrée à Kazan (Tatarstan), qui avait été frauduleusement enregistrée
comme la détentrice à 100 % de l’ensemble des trois sociétés russes d’Hermitage
(Rilend, Parfenion et Makhaon). La plainte soulignait également
que les trois nouveaux «directeurs» (MM. Kurochkin, Markelov et
Khlebnikov) avaient tous un lourd casier judiciaire, dans lequel figuraient
des condamnations pour homicide, cambriolage et vol. Cela n’a pas
empêché le ministère de l’Intérieur de donner aux services fiscaux
la confirmation demandée
.
2.2.3.2.3.2. – La peine légère
infligée à M. Markelov
84. Le 24 janvier 2009, M. Markelov s’est rendu au ministère
russe de l’Intérieur à Moscou et s’est accusé du vol de $US 230
millions commis un an plus tôt au détriment du Trésor public. En
janvier-février 2009, M. Markelov a déposé au ministère de l’Intérieur
et a «reconnu sa culpabilité», en déclarant qu’il avait agi sur instruction
d’un certain M. Gasanov. Dans sa déposition faite au ministère de
l’Intérieur le 25 février 2009, M. Markelov a notamment déclaré:
«J’ai ouvert un compte bancaire
en roubles russes pour le compte de la société OOO Parfenion auprès de
la banque “Intercommerz”. J’ai ouvert ce compte sur instruction
de O.G. Gasanov. Les documents nécessaires à l’ouverture d’un compte
bancaire pour le compte de la société OOO Parfenion à la banque “Intercommerz”
m’ont été transmis par Gasanov. Il m’a également indiqué comment
procéder et où me rendre».
Dans une autre déposition faite au ministère de l’Intérieur
le 20 mars 2009, M. Markelov a indiqué: «Je confirme ma déclaration
précédente faite lors de l’enquête préliminaire. A la demande d’une
de mes relations, Gasanov Oktai Gasanovich, j’ai acquis en 2007
à mon nom la société OOO «Pluton», qui est ensuite devenue actionnaire
des sociétés OOO Makhaon, OOO Parfenion et OOO Rilend. Je suis devenu
le directeur général de la société OOO Parfenion; une de mes relations,
Kurochkin Valery Nikolaevich, est devenu directeur général de la
société OOO Rilend; une autre relation, Khlebnikov Vyacheslav Georgievich,
est devenue directeur général de la société OOO Makhaon. Gasanov
et des personnes que je ne connais pas m’ont fourni un ensemble
de documents pour le compte des sociétés OOO Parfenion, OOO Makhaon
et OOO Rilend, que Khlebnikov, Kurochkin et moi-même avons remis à
l’Inspection no 25 et à l’Inspection
no 28 des impôts de Moscou. D’après ce
que j’ai compris, le Trésor public a effectué, sur la base de ces
documents, des virements au profit des sociétés OOO Parfenion, OOO
Makhaon et OOO Rilend. J’ignore comment cette somme a été prélevée
des comptes des sociétés OOO Makhaon et OOO Rilend; s’agissant de
la société OOO Parfenion, j’ai signé les virements électroniques
visant à effectuer des versements depuis le compte. J’ignore sur
quels comptes cette somme a ensuite été transférée. A cause de ma
participation, cette somme a été volée au Trésor public, mais je
n’ai moi‑même rien perçu de ce montant» .
85. Le 10 avril 2009, le Procureur général adjoint russe Grin
a signé l’acte d’accusation de M. Markelov pour le vol d’un montant
de $US 230 millions (article 159 du Code pénal russe). Le 28 avril
2009, ce dernier a été condamné par le tribunal Tverskoi de Moscou
à une peine de cinq ans d’emprisonnement. Le jugement ne prévoyait
aucune amende, ni l’obligation pour lui de rembourser le Trésor
public. Il mentionne uniquement que M. Markelov a agi avec des «complices
inconnus», sans évoquer les preuves produites par Hermitage dans les
plaintes déposées au pénal en décembre 2007 et juillet 2008 contre
plusieurs autres suspects. Les conclusions du ministère public
semblent au contraire croire
la version donnée par M. Markelov dans ses dépositions, selon laquelle
il avait ouvert un nouveau compte bancaire pour le compte de Parfenion
auprès de la banque Intercommerz à la mi-décembre, sur instruction
d’un certain M. Gasanov, pourtant décédé depuis le 1er octobre
2007
. De telles incohérences tendent à porter
atteinte à la crédibilité d’une nouvelle déposition faite par M.
Markelov, selon laquelle Sergueï Magnitski était au nombre des personnes
qui lui ont donné ces instructions.
86. Il savait apparemment à l’avance qu’il pouvait s’attendre
à écoper d’une peine légère. J’ai appris au cours de mon premier
voyage à Moscou en février 2013 de l’un des avocats que M. Markelov
s’était vanté auprès de ses codétenus, avant le prononcé de la sentence,
qu’il serait condamné à une peine de «cinq ans, rémunérés un million
de dollars par an». Il a apparemment bénéficié d’une libération
anticipée pour bonne conduite le 4 mars 2012. Dans un pays connu
pour les peines extrêmement lourdes infligées même aux auteurs de
petites infractions, le traitement qui lui a été réservé par les
autorités répressives est remarquablement favorable
.
2.2.3.2.3.3. – Les rapports
antérieurs allégués entre M. Markelov et les enquêteurs Karpov et
Kuznetsov du ministère de l’Intérieur
87. Le traitement favorable réservé à M. Markelov dans
cette affaire peut avoir un lien avec les rapports qu’il entretenait
auparavant avec les enquêteurs du ministère de l’Intérieur, MM.
Karpov et Kuznetsov. Fyodor Mikheev, un industriel russe enlevé
contre une rançon de $US 20 millions, et sa femme affirment publiquement que
M. Markelov a détenu M. Mikheev après son enlèvement dans une maison
située aux environs de Moscou, sur instruction du lieutenant-colonel
Kuznetsov. Le dossier de cette affaire d’enlèvement
mentionne également
le major Karpov, qui est soupçonné d’avoir participé à l’opération.
M. Mikheev et sa femme ont publiquement affirmé
que, après avoir été libéré par
ses ravisseurs, M. Mikheev a été arrêté; M. Kuznetsov lui a rendu
visite en détention et a fait pression sur lui pour qu’il fasse
une fausse déposition, en déclarant qu’il n’y avait eu aucun enlèvement,
de manière à exonérer M. Markelov et lui-même de toute responsabilité
dans cette affaire; M. Mikheev a refusé.
88. Comme je ne me suis pas entretenu avec M. et Mme Mikheev
et que je n’ai pas analysé cette affaire moi-même, je ne veux pas
prendre position sur la crédibilité de ces allégations, bien que
la BBC les ait jugées suffisamment graves pour qu’elles figurent
dans son documentaire consacré à la corruption de la police en Russie.
2.2.3.2.3.4. – Les liens antérieurs
entre certains des principaux suspects: Chypre, Dubaï, Suisse, le
Royaume-Uni, la Turquie et l’Espagne, des destinations de voyage
communes
89. Dmitry Klyuev était, au moment où ces virements ont
été effectués, le bénéficiaire effectif de Universal Savings Bank
,
qui est fortement soupçonnée d’avoir procédé au blanchiment du produit
du remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions (et autres
malversations). Le 28 avril 2007, cinq semaines avant les perquisitions
et saisies effectuées dans les locaux de Firestone Duncan et d’Hermitage,
M. Klyuev s’est rendu à Larnaca (Chypre) dans son jet privé, en
compagnie du lieutenant-colonel Kuznetsov, lui-même fortement soupçonné
d’avoir organisé la saisie des documents de la société Hermitage
utilisés pour commettre les actes frauduleux. Le 5 avril 2006, M.
Klyuev s’était également rendu à Chypre en compagnie du collaborateur
de M. Kuznetsov, l’enquêteur Pavel Karpov, et d’un collègue, l’enquêteur
Anton Golyshev
.
90. D’après les archives des services de contrôle aux frontières
russes, Mme Olga Stepanova, chef du Service
des impôt no 28 de Moscou, qui venait
d’approuver le remboursement d’impôt frauduleux, s’est rendue avec
M. Klyuev à Dubaï (départ le 1er janvier
2008, retour le 3 janvier 2008) et à Genève (départ le 16 janvier 2007,
retour non précisé). Ces déplacements ont eu lieu précisément au
moment où les remboursements frauduleux effectués par les autorités
fiscales sur le compte bancaire de M. Klyuev ont été blanchis par plusieurs
virements effectués vers d’autres comptes (voir plus loin la partie
consacrée à «la piste de l’argent»).
91. Les avocats qui prétendaient agir pour le compte des sociétés
frauduleusement réenregistrées et qui ont accepté immédiatement
les demandes d’indemnisation qui ont réduit à néant les bénéfices
réalisés par les sociétés d’Hermitage en 2006, en vue de préparer
le remboursement d’impôt frauduleux, c’est-à-dire M. Andrei Pavlov
(avocat de Rilend) et Mme Mayorova (avocate
de Makhaon), ont également voyagé de nombreuses fois en compagnie
de M. Pavel Karpov, l’un des fonctionnaires de police soupçonnés
de complicité dans ces opérations. Les archives des services de
contrôle aux frontières russes établissent qu’ils se sont rendus ensemble
à Londres (du 1er au 5 janvier 2007),
à Larnaca (du 30 avril au 5 mai 2007), à Istanbul (du 1er au 4 janvier
2008), à Madrid et à Barcelone (du 1er au
7 janvier 2009), puis à nouveau à Londres (départ le 1er janvier
2010, les vols de retour n’étant pas précisés). La demande de visa
pour le Royaume-Uni de Mme Mayorova mentionne
même expressément qu’elle voyageait en compagnie de MM. Pavlov et
Karpov
.
92. Il est naturellement possible que l’existence de liens antérieurs
entre certaines des principales personnes soupçonnées d’avoir pris
part à cette entente délictuelle soit une pure coïncidence. Mais
la Russie est un vaste pays.
2.2.3.2.4. – La «piste de
l’argent» et l’enrichissement soudain des agents soupçonnés de complicité
2.2.3.2.4.1. • Les enquêtes
réalisées par Novaïa Gazeta et Hermitage
93. Les journalistes d’investigation de
Novaïa Gazeta, qui travaillent en
collaboration avec des collègues de l’Organised Crime and Corruption
Reporting Network (OCCRP), ont suivi la «piste de l’argent», qui
débute par les remboursements d’impôt suspects et mène à un nombre
illimité de destinations exotiques. J’ai eu le privilège de rencontrer
deux de ces reporters lors de mon premier voyage à Moscou, en février 2013.
Ils m’ont expliqué leurs méthodes de travail: suivre le cheminement
emprunté par une longue liste de remboursements d’impôt effectués
par certains services fiscaux pendant une période donnée, en vérifiant
quels étaient les actionnaires, les directeurs et les activités
des sociétés bénéficiaires. Dans un grand nombre d’affaires portant sur
un montant équivalent à $US 1 milliard (parmi lesquelles figurent
les remboursements d’impôt effectués dans l’affaire Magnitski),
ils ont découvert, en consultant des données publiquement accessibles,
que les sociétés bénéficiaires n’avaient pas d’autre activité que
celle de réceptionner, puis de transférer les remboursements d’impôt;
leurs «directeurs», que ces journalistes ont recherchés, étaient
bien souvent des personnes défavorisées dont les papiers d’identité
avaient été utilisés sans qu’ils en aient connaissance; quant à
l’argent, il a été viré à l’étranger par petites sommes, afin de
rendre le cheminement des opérations financières plus difficile
à cerner. Les journalistes ont suivi méticuleusement ces virements
avec l’aide de leurs collègues étrangers, là encore en utilisant
des bases de données et des registres accessibles publiquement, tout
au long des étapes et ont déterminé les destinations finales des
sommes considérables initialement volées aux finances publiques,
c’est-à-dire aux citoyens russes.
Novaïa
Gazeta a publié une synthèse de leurs conclusions en
2012
et a mis leurs éléments à la disposition
des autorités compétentes.
94. En parallèle, Hermitage a effectué ses propres recherches,
en utilisant les informations fournies par les «donneurs d’alerte»
présents à l’intérieur de diverses structures.
95. J’ai énormément appris grâce aux explications détaillées que
m’ont données les journalistes russes et les membres d’Hermitage,
lorsque je cherchais à comprendre le travail minutieux et méticuleux
qui devait être réalisé pour suivre la «piste de l’argent». L’un
des enseignements importants que j’en ai tirés est que les sommes
d’argent considérables ne peuvent pas disparaître: elles laissent
toujours des «traces» électroniques, sauf lorsque les opérations
s’effectuent en espèces; mais les montants susceptibles d’être transportés physiquement
et amassés sous cette forme sont insignifiants par rapport aux montants
en question dans cette affaire ou dans n’importe quelle autre activité
criminelle organisée à grande échelle
. Les détails de tous les virements
bancaires (expéditeur, bénéficiaire, montant) sont conservés pendant
des années sous forme électronique et les banques centrales en conservent
des copies. La suppression des informations relatives aux virements
individuels est impossible: le système financier mondial fonctionne
comme un gigantesque bilan numérique; la suppression de données
particulières à une extrémité entraînerait l’effondrement de ce mécanisme
d’informations en cascade. La filière empruntée par un montant se
trouve dans ces données, il suffit de la suivre. Dans l’affaire
Magnitski, ce travail se poursuit et d’étonnants résultats ont déjà
été obtenus. Mais il s’agit principalement du fruit des travaux
menés par des journalistes d’investigation et des enquêteurs privés,
avec l’aide de donneurs d’alerte, et non, semble-t-il, par les autorités
qui ont pour mission d’enquêter sur les infractions, d’en rechercher
les auteurs et d’en récupérer le butin.
96. J’ai reçu une documentation complète sur une «piste de l’argent»,
qui part du Trésor public russe en passant par les sociétés d’Hermitage
qui ont fait l’objet d’une appropriation frauduleuse, puis au total
par cinq sociétés et banques russes, deux sociétés et banques moldaves,
une société lettonne et même par deux comptes bancaires de sociétés
des Iles Vierges britanniques ouverts au Crédit suisse de Zurich,
puis, de là, aboutit au compte ouvert au Crédit suisse d’une autre
société détenue par M. Vladlen Stepanov, ancien époux de Mme Stepanova,
chef du Service des impôts no 28 de Moscou
(qui avait autorisé les virements effectués par le Trésor public
pour le remboursement d’impôt en question).
97. Une autre «piste de l’argent» reconstituée part du remboursement
par le Trésor public russe de l’impôt acquitté par Hermitage et
transite par les sociétés d’Hermitage victimes d’une appropriation
frauduleuse (Parfenion, Rilend et Makhaon) et de nombreuses autres
étapes, notamment en République de Moldova, sur le compte UBS à
Zurich d’une société chypriote détenue par M. Denis Katsyv, fils
de l’ancien ministre des Transports et vice-gouverneur de la région
de Moscou, M. Piotr Katsyv, et par M. Litvak.
98. D’autres «pistes de l’argent» tortueuses partent du Trésor
public russe et aboutissent finalement sur des comptes de sociétés
ouverts à la FBME Bank de Chypre, dont le bénéficiaire effectif
est M. Klyuev, et sur d’autres comptes détenus dans d’autres banques
chypriotes et également liés à M. Klyuev et à M. Pavlov.
2.2.3.2.4.2. • Les réactions
des autorités russes
99. Au vu de ces informations, l’attitude manifestée
jusqu’ici par les autorités russes n’est guère convaincante. Peu
de temps après que les allégations relatives au remboursement d’impôt
frauduleux dans l’affaire Magnitski avaient été portées à la connaissance
des autorités, la porte-parole du ministère de l’Intérieur, Mme Dudukina,
a publiquement déclaré qu’il n’était plus possible de déterminer
où se trouvait la somme frauduleusement versée par les Impôts à
la Universal Savings Bank, en raison de l’incendie accidentel d’un
camion qui transportait ces données bancaires
. Mes interlocuteurs du ministère
de l’Intérieur et de la commission d’enquête ont éludé ma question
lorsque je les interrogeais sur la crédibilité de cette déclaration
. A
propos des fonds du Trésor public finalement parvenus sur le compte
de M. Stepanov, ils m’ont expliqué que cette information avait été
vérifiée et que les fonds déposés sur le compte de M. Stepanov pouvaient s’expliquer
par le succès de ses affaires, notamment la construction de tunnels
en Russie. Qui plus est, le couple avait divorcé plusieurs années
auparavant. Cette réponse n’explique pas selon moi que ces mêmes fonds
provenant du Trésor public, dont le décaissement avait été autorisé
par Mme Stepanova, ait finalement achevé
le cheminement complexe que j’ai décrit ci-dessus en aboutissant
sur le compte de son mari ou ex-mari
. Si
les fonds provenant du Trésor public en question avaient été réellement
décaissés pour le paiement de tunnels bâtis par M. Stepanov en Russie,
pourquoi n’ont-ils pas été virés directement sur son compte, au lieu
de suivre des détours tortueux qui conduisent à soupçonner un blanchiment
de capitaux?
2.2.3.2.4.3. • Enrichissement
soudain d’agents publics suspects
100. De plus, peu de temps après les remboursements frauduleux,
Mme Anisimova et Mme Tsareva,
toutes deux employées au Service des impôts no 28
de Moscou, ont reçu respectivement la somme de $US 569 000 et $US
591 000
. Un site web consacré à l’affaire
Magnitski
a publié le détail du patrimoine
amassé par les différents acteurs de cette entente illicite alléguée,
notamment Mme Stepanova
, le lieutenant-colonel Kuznetsov
et le commandant Karpov; il comporte
des villas à Dubaï, des appartements de grand standing à Moscou,
Chypre et dans d’autres lieux, ainsi que des comptes bancaires bien
garnis dans des paradis fiscaux bien connus. Ces allégations semblent
s’appuyer solidement sur des extraits du Registre foncier, des relevés de
comptes bancaires, des virements électroniques, des photographies
et d’autres documents. La rubrique consacrée au niveau de vie de
M. Karpov
, dont le salaire de modeste agent
du ministère de l’Intérieur équivaut à environ $US 6 000 – par an !
– est assez impressionnante, puisqu’il comprend l’acquisition de
biens immobiliers et de voitures de luxe d’une valeur totale de
$US 1,3 millions (même si la Porsche est enregistrée au nom de sa
vieille mère), des voyages à travers le monde et plus encore. Il
semblerait qu’une bonne partie de ces informations aient été glanées
sur le propre profil russe de type «Facebook» de M. Karpov. Lorsque
les représentants du ministère de l’Intérieur m’ont appris que M.
Karpov (et son ancien collègue, M. Kuznetsov) avaient quitté le
service actif et pris leur retraite (respectivement à l’âge de 36
et 38 ans), je leur ai demandé si les pensions de retraite russes
permettaient à de si jeunes retraités de vivre de façon aussi luxueuse.
Ils m’ont répondu que les retraites de la police étaient effectivement
assez généreuses, que le service effectué en Tchétchénie comptait
double pour le calcul des pensions et que M. Karpov pouvait avoir
des sources supplémentaires de revenus provenant de ses activités
d’affaires, ce qui ne m’a pas convaincu. Je ne l’ai pas été davantage
lorsqu’ils m’ont informé en mai 2013 que la mère de M. Karpov avait
réalisé un bénéfice important en vendant un appartement initialement
acheté $US 20 000 et revendu $US 100 00, cette somme ayant ensuite
été réinvestie dans l’appartement de grand standing de Moscou mentionné
sur les publications internet. Cet élément ne peut expliquer qu’une
faible proportion de l’enrichissement récent de M. Karpov et des membres
de sa famille proche.
101. Tout au long des années 2011 et 2012, l’ancien employeur de
Sergueï Magnitski, Jamison Firestone, a intenté un certain nombre
d’actions en justice devant les tribunaux de Moscou
,
pour demander l’ouverture d’une enquête judiciaire sur la fortune
suspecte accumulée par les fonctionnaires du fisc russe qui auraient participé
au remboursement d’impôt frauduleux. Olga Tsareva et Elena Anisimova,
du Service des impôts n° 28 du Trésor public de Moscou, auraient
été nommément désignées dans la plainte déposée par Firestone, qui
précisait les biens immobiliers acquis par elles à l’étranger pour
une valeur d’environ $US 2 millions chacun, payés à l’aide de fonds
provenant de comptes bancaires suisses. En janvier 2012, Firestone
a également intenté une action en justice contre des hauts fonctionnaires
des services du Procureur général et du ministère de l’Intérieur,
auxquels le cabinet reprochait d’avoir étouffé les infractions qu’auraient
commises des agents associés à Dmitry Klyuev. En novembre 2012,
le ministère de l’Intérieur a répondu que la complicité des fonctionnaires
de police et des fonctionnaires du fisc dans la fraude au remboursement
d’impôt de $US 230 millions commise au détriment du Trésor public
n’avait pas été démontrée
et
qu’aucun élément ne laissait penser que des fonctionnaires avaient
pris part au blanchiment des $US 230 millions
.
102. En août 2012, Jamison Firestone a saisi de nouvelles plaintes
la commission d’enquête russe, en lui demandant d’enquêter sur l’enrichissement
suspect des enquêteurs Kuznetsov et Karpov du ministère de l’Intérieur
(les plaintes antérieures déposées depuis l’été 2010 étant restées
sans réponse).
103. Le vice-ministre russe de l’Intérieur m’a fait remarquer que
M. Karpov avait désormais intenté une action en justice contre M.
Browder devant un tribunal de Londres pour diffamation. Lors d’une
apparition à la télévision russe, M. Karpov a reproché à M. Browder
de ne pas être venu assurer lui-même sa défense. M. Browder a confirmé
que M. Karpov avait effectivement intenté une action en justice
et qu’il avait engagé à cette fin des avocats londoniens extrêmement
chers. Les avocats de M. Browder lui ont conseillé de chercher à
obtenir le rejet de la demande de M. Karpov, au motif qu’elle constituait
un abus de procédure juridictionnelle commis par une partie demanderesse
symbolique (c’est-à-dire en réalité par un prête-nom agissant pour
le compte d’autres intérêts).
104. Les autorités russes m’ont indiqué à Moscou que des enquêtes
toujours en cours visaient à identifier les bénéficiaires des fonds
détournés et à engager des poursuites à leur encontre et qu’une
procédure avait été ouverte à l’encontre de Mme Stepanova.
Mais ces diverses procédures demanderont encore beaucoup de temps,
ainsi que la coopération des autorités des pays vers lesquels les
fonds ont été virés. Ces pays sont assez nombreux; Hermitage a désormais
saisi de plaintes les autorités répressives d’Autriche, de Chypre, d’Estonie,
de Finlande, de Hong Kong, de Lettonie, de Lituanie et de Suisse
et bon nombre d’entre elles ont déjà ouvert des enquêtes judiciaires
officielles.
2.2.3.2.4.4. • Mort mystérieuse
d’un informateur
105. Certaines des informations qui ont facilité l’enquête
menée sur la «piste de l’argent» ont été communiquées à Hermitage
par un donneur d’alerte russe, M. Perepilichny, qui avait fui au
Royaume-Uni où il est mort mystérieusement en novembre 2012 devant
la porte de son domicile du Surrey – un homme d’une quarantaine
d’années, qui semblait pourtant en bonne santé.
106. Il avait également été interrogé par les autorités répressives
suisses, auxquelles il avait fourni des informations. Cet élément
a été publiquement confirmé par les services du Procureur fédéral
suisse
,
qui ont également donné, à propos des conséquences de la mort de
M. Perepilichny sur la procédure pénale en cours, la précision suivante:
«notre force réside dans notre capacité à minimiser l’influence
d’un événement aussi regrettable sur notre enquête
.»
107. L’enquête menée sur les causes de la mort de M. Perepilichny
est toujours en cours et il m’a été impossible d’obtenir une quelconque
information des autorités britanniques compétentes. Les représentants d’Hermitage
sont convaincus que les autorités ont mené jusqu’ici, volontairement
ou non, une enquête insuffisante. Selon eux, la police locale n’a
pas compris le rôle que M. Perepilichny avait joué en fournissant des
informations sur certains «individus dangereux», notamment certains
des suspects de l’«affaire Magnitski». Il avait pris part à la gestion
des fonds et aux opérations qui font l’objet de l’enquête actuellement
menée par la Suisse. Après avoir perdu une partie importante des
sommes confiées par ses «clients» lors de la crise financière de
2008-2009, il s’était senti menacé et s’était réfugié en Angleterre, emportant
avec lui tout une documentation sur les opérations financières effectuées
pour le compte de ses «clients». A la suite de l’appel lancé par
Hermitage aux éventuels donneurs d’alerte, il avait décidé de partager ces
informations avec Hermitage, qui les avait à son tour transmises
aux autorités compétentes des pays concernés. Dès qu’Hermitage a
eu connaissance de la mort de M. Perepilichny, ses avocats ont immédiatement
contacté la police pour la prier instamment de faire preuve d’une
diligence particulière dans l’établissement des causes du décès.
Malheureusement, selon M. Browder, la police a mis plusieurs jours
à réagir à ces exhortations et à demander des prélèvements en vue
de la réalisation d’analyses toxicologiques; il est possible que
trop de temps se soit écoulé pour pouvoir établir ou exclure avec
certitude l’existence d’un acte criminel.
108. Lorsque j’ai rencontré les autorités russes à Moscou, elles
ont insinué à plusieurs reprises que la mort suspecte de M. Perepilichny
(ainsi que celle de M. Magnitski lui-même et d’autres complices
éventuels) pouvait fort bien servir les intérêts de M. Browder.
Ces insinuations ne me paraissent pas du tout convaincantes, puisque
M. Browder avait fortement incité la police britannique, à travers
les médias et par l’intermédiaire de responsables politiques, à
ouvrir une enquête approfondie en temps utile sur l’existence éventuelle
d’un acte criminel dans un décès dont les causes avaient tout d’abord
été établies par la police locale sous la forme d’une crise cardiaque.
De même, la vigoureuse campagne publique qu’il a lancée contre l’«impunité
des assassins de Sergueï Magnitski» à une époque où les autorités
cherchaient à minimiser ce décès en le qualifiant de circonstance
malheureuse, causée tout au plus par la négligence de certains petits
fonctionnaires pénitentiaires, n’aurait aucun sens s’il avait participé
d’une quelconque manière à la mort de Sergueï Magnitski.
2.2.3.2.4.5. • Rencontre des
autorités suisses, chypriotes et britanniques
109. Comme la commission m’avait autorisé à le faire,
je me suis entretenu avec le Procureur fédéral suisse et son adjointe
à
Berne, ainsi qu’avec le Procureur général chypriote et le chef de
l’Unité chypriote de lutte contre le blanchiment de capitaux (MOKAS)
à
Nicosie. Hermitage leur a effectivement communiqué une documentation
complète, qui établit les «pistes de l’argent» depuis le remboursement
d’impôt frauduleux effectué par le Trésor public russe, jusqu’aux
banques de leurs pays respectifs.
110. J’ai eu l’impression que les autorités suisses, qui ont déjà
ouvert une enquête judiciaire, entendu un informateur de premier
plan (M. Perepilichny, voir plus haut les paragraphes 105-108),
ordonné le gel de fonds suspects et adressé une demande d’entraide
judiciaire à la Russie (qui leur a récemment adressé une demande
similaire), ont agi avec la diligence requise par cette affaire.
Il semble qu’il en soit de même, en principe, pour les autorités
chypriotes. Un contretemps administratif, dans lequel une rupture
des communications a apparemment suivi la transmission d’une plainte
initiale déposée en 2008 pour le compte d’Hermitage au sujet des
personnes qui s’étaient approprié frauduleusement ses sociétés (avec
des contacts chypriotes) a malheureusement retardé considérablement
l’ouverture de l’enquête. Mais j’ai le sentiment que, contrairement
à ce qu’Hermitage semble croire
,
les autorités chypriotes n’ont pas attendu le «feu vert» de Moscou
pour démarrer leur enquête. Parallèlement, il me semble que des
petits pays disposant de moyens d’enquête limités, ont du mal à
effectuer les nombreuses et complexes investigations des situations soupçonnées
de constituer un blanchiment de capitaux, qui sont associées au
rôle joué par ces pays, très apprécié des «sociétés boîtes aux lettres»
qui détiennent des actifs contrôlés par des entreprises étrangères et
de riches particuliers. Il est fort possible que des petits pays
qui se trouvent dans une situation identique doivent accroître encore
leurs moyens d’investigation, afin de conserver ou de renforcer
leur crédibilité de centres financiers respectueux de l’Etat de
droit
.
111. Le 25 avril 2013 a eu lieu dans les locaux d’Europol à La
Haye une réunion destinée à échanger des informations et à coordonner
les enquêtes menées par les experts de la lutte contre le blanchiment
de capitaux d’un certain nombre de pays concernés par les transferts
de fonds provenant du remboursement d’impôt frauduleux dénoncé par
Sergueï Magnitski
.
Je ne puis que féliciter Europol d’avoir organisé une telle réunion, qui
devrait à mon sens marquer le début d’une action coordonnée menée
par les autorités compétentes pour suivre la «piste de l’argent»,
quel que soit son point d’aboutissement. Les autorités russes compétentes devraient
être le fer de lance de cette action, puisque l’argent détourné
était celui des citoyens russes. Mais la coopération internationale
exige un minimum de confiance mutuelle, qui peut souffrir des graves
allégations de corruption formulées à l’encontre d’agents des services
répressifs lorsque celles-ci ne font pas l’objet d’enquêtes approfondies,
menées sans retard excessif. J’ai eu confirmation de cette défiance
à Londres. Le chef de l’Autorité centrale britannique
m’a
déclaré lors de notre rencontre en février 2013 qu’une demande d’entraide
judiciaire adressée par Moscou en mars 2012 était si «manifestement
motivée par des considérations politiques» que les autorités britanniques
ne pouvaient décemment y répondre favorablement.
2.2.3.2.4.6. • Similarité
des modes opératoires utilisés dans l’affaire Magnitski et dans
les manœuvres frauduleuses commises dans l’affaire Rengaz et d’autres
affaires
112. Un argument extrêmement solide s’oppose à toute tentative
de faire porter la responsabilité du remboursement d’impôt frauduleux
de $US 230 millions sur Sergueï Magnitski lui-même: des remboursements d’impôt
frauduleux similaires ont été commis avant et après le placement
en détention provisoire de M. Magnitski, et même après sa mort
. Grâce aux investigations
susmentionnées menées sur la «piste de l’argent», il a été démontré
que les mêmes suspects (le «groupe Klyuev») avaient procédé en suivant
le même mode opératoire (annulation des bénéfices réalisés l’année
précédente par une société frauduleusement réenregistrée, grâce
à des demandes de dommages-intérêts fictifs, puis obtention du remboursement
des impôts acquittés par les véritables actionnaires de la société),
en recourant aux mêmes services des impôts nos 25
et 28 de Moscou et aux mêmes circuits de blanchiment de capitaux,
qui débutent par l’ouverture de nouveaux comptes auprès de l’Universal
Savings Bank de M. Klyuev, puis par la suite auprès d’une nouvelle banque
qui a remplacé cette dernière. Dans l’affaire de manœuvres frauduleuses
Rengaz, qui a eu lieu en 2006, soit un an avant le remboursement
frauduleux des $US 230 millions, les auteurs de ces malversations ont
eu recours aux mêmes tribunaux d’arbitrage de Moscou et de Kazan
pour obtenir, par décision de justice, les dommages-intérêts demandés
en vue d’annuler les bénéfices de Rengaz. L’action en justice engagée
à Kazan dans l’affaire Rengaz a été menée par le même avocat que
dans l’affaire dénoncée par M. Magnitski (c’est-à-dire M. Pavlov),
et pour le compte de la même partie demanderesse (M. Sheshenia);
les actions en justice engagées à Moscou ont, elles aussi, été menées
par un certain M. Plaksin, en qualité de partie demanderesse, et
à nouveau par M. Pavlov, son avocat. Les auteurs des actes frauduleux
de l’affaire Rengaz sont allés jusqu’à utiliser les mêmes modèles
de demandes de dommages-intérêts fictifs que dans les manœuvres
frauduleuses dénoncées par M. Magnitski, qui consistaient en un
«accord-cadre», un «accord de vente-acquisition» et un «accord d’annulation»
. Dans ces deux cas, les
sociétés défenderesses ont immédiatement accepté la totalité des
dommages‑intérêts demandés et les juges ont exonéré les parties demanderesses
de l’obligation de démontrer le bien-fondé de leur demande. A mon
avis, toutes ces similarités ne peuvent être de simples coïncidences.
2.2.3.2.4.7. iv) Evaluation
des accusations de remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions
portées contre Sergueï Magnitski
113. Au vu des éléments factuels présentés ci-dessus,
notamment:
- le témoignage convaincant
des avocats qui ont travaillé sur cette affaire, MM. Khareitdinov
et Pastukhov;
- le fait que M. Magnitski ait joué un rôle essentiel dans
l’établissement des plaintes déposées au pénal par Hermitage pour
dénoncer l’entente délictuelle avant que les manœuvres frauduleuses
ne soient véritablement accomplies;
- l’approbation à une vitesse suspecte des remboursements
d’impôt, dont M. Magnitski et Hermitage n’auraient pas pu avoir
la maîtrise;
- la peine légère infligée à M. Markelov, soupçonné d’être
l’«homme de paille» ou le «lampiste» des auteurs de l’entente délictuelle;
- l’existence de liens antérieurs entre, d’une part, M.
Markelov et d’autres principaux suspects, y compris les enquêteurs
du ministère de l’Intérieur, le lieutenant-colonel Kuznetsov et
le commandant Karpov, que M. Magnitski avait accusés d’être complices
et qui ont finalement été chargés de l’enquête ouverte à leur sujet,
et, d’autre part, entre les fonctionnaires de police et les avocats
qui ont participé au procès fictif et le propriétaire de l’une des
banques impliquées dans cette fraude, M. Klyuev;
- le caractère ininterrompu de la «piste de l’argent», qui
conduit directement aux principaux suspects accusés par M. Magnitski
et Hermitage, ainsi qu’aux membres de leur famille, dont Mme Stepanova,
chef de l’un des services des impôts ayant pris part à ces manœuvres
frauduleuses, deux de ses collaborateurs et M. Klyuev;
- la fortune démontrée, documents à l’appui, des principaux
suspects, qui vivent bien au-delà des moyens que leur permettent
leurs salaires ou retraites d’agents publics et la réaction tiède
des autorités face à cette situation;
- les similarités entre l’affaire dont on veut désormais
faire porter la responsabilité sur Sergueï Magnitski et d’autres
remboursements d’impôt frauduleux effectués avant et après son arrestation,
et même après sa mort.
114. Je suis personnellement convaincu que cette malversation n’a
pas été commise par M. Magnitski et qu’il n’en a pas été davantage
le complice d’une quelconque manière, mais qu’elle est le fait d’un
groupe de criminels, parmi lesquels figurent les personnes qu’il
avait accusées avant que ces mêmes personnes ne le placent en détention
provisoire, où il est mort dans des circonstances que nous allons
à présent examiner plus en détail.
2.3. L’épreuve subie
par Sergueï Magnitski en détention provisoire: soumis à des pressions jusqu’à
la mort
2.3.1. Les faits incontestés
115. Le 7 octobre 2008, Sergueï Magnitski a déposé devant
la Commission d’enquête nationale russe à propos du soupçon de participation
des agents du ministère de l’Intérieur, le lieutenant-colonel Kuznetsov
et le commandant Karpov, ainsi que d’autres personnes, au réenregistrement
frauduleux des sociétés d’Hermitage et au remboursement d’impôt
frauduleux de $US 230 millions. Le 6 novembre 2008, le général Logunov,
chef adjoint du Service d’enquête du ministère de l’Intérieur, a
confié cette affaire au lieutenant-colonel Kuznetsov et à trois
de ses subordonnés, en les chargeant d’enquêter sur le délit dénoncé
par M. Magnitski. Le 12 novembre 2008, le général Logunov du ministère
de l’Intérieur a chargé ces mêmes agents de la procédure ouverte
contre Hermitage et Sergueï Magnitski
. Ces deux groupes
d’enquête (constitués des mêmes personnes) étaient chapeautés par
un enquêteur du ministère de l’Intérieur, le commandant Oleg Siltchenko.
116. Moins de deux semaines plus tard, le 24 novembre 2008, Sergueï
Magnitski était arrêté à son domicile à la suite d’une perquisition,
par deux subordonnés du lieutenant-colonel Kuznetsov, sur ordre
de l’enquêteur Oleg Siltchenko. Détenu tout d’abord au Centre de
détention provisoire «IVS-1» de Moscou, qui est affecté aux services
moscovites du ministère de l’Intérieur, puis transféré au Centre
de détention de Moscou no 5, il est ensuite
retourné à l’IVS-1, puis au Centre de détention no 5
et, enfin, il a été transféré au Centre de détention provisoire
de Matrosskaya Tishina (ci-après MT), où il est tombé malade en
juin 2009, a perdu 20 kg et a souffert de douleurs abdominales aiguës.
D’après son dossier médical du Centre de détention MT daté du 13 juillet
2009, une échographie pratiquée le 1er juillet
2009 a permis de diagnostiquer une pancréatite, une cholécystite
et des calculs biliaires
.
Une intervention chirurgicale à pratiquer dans un délai d’un mois,
à l’issue d’une deuxième échographie, lui a été prescrite. C’est
ce que confirme une lettre adressée aux avocats de M. Magnitski
par D. Vasiliev, directeur par intérim de MT, dans les termes suivants:
«je vous confirme par la présente que Sergueï Magnitski a été examiné
le 1er juillet 2009 et qu’une cholécystite
avec calculs biliaires lui a été diagnostiquée; une échographie
à pratiquer dans un mois et une intervention chirurgicale lui ont
été prescrites.»
117. Le 25 juillet 2009, une semaine avant l’échographie et l’intervention
chirurgicale prévues, M. Magnitski a été subitement transféré à
la prison de Butyrka, un centre de détention de sécurité maximale,
qui ne disposait pas d’installations permettant de pratiquer une
échographie ou une intervention chirurgicale. Le transfert a été coordonné
par l’enquêteur du ministère de l’Intérieur Oleg Siltchenko et approuvé
par le chef adjoint du Service pénitentiaire fédéral, le général
Petrukhin
.
A Butyrka, l’état de santé de M. Magnitski a continué à se dégrader.
118. Le 16 novembre 2009, Dmitry Komnov, directeur de Butyrka,
a ordonné à ses subordonnés de ramener M. Magnitski à MT, car il
«devait être admis d’urgence dans un hôpital suite au diagnostic
de pancréatite et cholécystite aiguës». Ce transfert a été approuvé
par le général Davydov, chef du Service pénitentiaire de Moscou.
A son arrivée à MT, M. Magnitski a été placé en cellule d’isolement
et menotté à son lit
. Les agents de service ont téléphoné
à une équipe médicale civile d’urgence en lui demandant d’intervenir
à la prison MT. Celle-ci est arrivée à 20 heures, mais n’a pas été
autorisée à pénétrer dans la cellule de M. Magnitski pendant une
heure et 18 minutes. Sergueï Magnitski est mort ce soir-là au Centre
de détention de MT.
2.3.2. Les faits contestés
2.3.2.1. Sergueï Magnitski
s’est-il plaint de ses conditions de détention et du manque de soins médicaux?
119. Les autorités que j’ai rencontrées à Moscou (les
représentants du ministère de l’Intérieur et des services du Procureur
général) m’ont déclaré que Sergueï Magnitski ne s’était pas plaint
de ses conditions de détention ni du manque de soins médicaux prodigués
pendant sa détention.
120. La mère de M. Magnitski et les responsables d’Hermitage m’ont
fourni une longue liste des motifs de plainte formulés par M. Magnitski
et par ses avocats pour son compte, ainsi que les exemplaires des
plaintes et leur traduction en anglais, auxquels s’ajoutent les
réponses données à ces plaintes par les autorités:
- les 9 et 11 août 2009, à D.
Komnov, directeur de la prison de Butyrka: «Je demande d’urgence
par la présente à être examiné, car ma santé est mise en danger
par la nature des atteintes portées à mes droits»;
- le 19 août 2009, à O. Siltchenko, enquêteur du ministère
de l’Intérieur: «Veuillez autoriser l’examen médical de Sergueï
Magnitski, auquel ont été diagnostiquées une pancréatite et une
cholécystite»;
- le 31 août 2009, à V. Davydov, chef du Service pénitentiaire
de Moscou: «Je suis privé depuis une semaine de tout accès à de
l’eau propre et chaude, dont j’ai besoin en raison de mes maux de
ventre»;
- le 11 septembre 2009, à Y. Chaika, Procureur général:
«Les soins médicaux me sont refusés, aucun examen médical ni aucune
opération n’ont eu lieu. Veuillez intervenir»;
- le 14 septembre 2009, au juge A. Krivoruchko, du tribunal
de grande instance de Tverskoï: «Je demande que soient examinées
mes plaintes à propos des conditions insupportables de ma détention
et du refus de tout soin médical»;
- le 12 novembre 2009, au juge E. Stashina, du tribunal
de grande instance de Tverskoï: «Je demande l’examen de mon dossier
médical, des résultats de mon échographie, de mes demandes de soins médicaux,
des plaintes que j’ai déposées au sujet de mes conditions de détention,
décrites dans la requête que j’ai introduite devant la Cour européenne
des droits de l’homme».
121. Les réponses qui lui ont été données parlent d’elles-mêmes:
- le 2 septembre 2009, de l’enquêteur
O. Siltchenko: «Je rejette totalement la demande d’examen médical de
Magnitski»;
- le 14 septembre 2009, du juge A. Krivoruchko: «La demande
d’examen des plaintes relatives au refus de soins médicaux et au
traitement cruel est rejetée»;
- le 7 octobre 2009, de V. Davydov, chef du Service pénitentiaire
de Moscou: «Magnitski a reçu son chauffe-eau. L’alimentation en
eau chaude est centralisée»;
- le 7 octobre 2009, de D. Komnov, directeur de la prison
de Butyrka: «D’après son dossier médical, Magnitski est apte à être
détenu»;
- le 9 octobre 2009, de A. Pechegin, des services du Procureur
général: «Aucune pression n’a été exercée. Il n’y a aucune raison
que le procureur intervienne»;
- le 12 novembre 2009, du juge E. Stashina: «Je rejette
la demande d’examen du dossier médical et des conditions de détention,
car elle est sans objet».
122. Les enquêteurs de la Commission de surveillance publique (CSP),
chargée par le Président russe d’inspecter à tout instant n’importe
quel lieu de détention et de s’entretenir librement avec les fonctionnaires pénitentiaires
et les détenus, ont effectué des visites aux centres de détention
de Butyrka et de Matrosskaya Tishina à partir du lendemain de la
mort de M. Magnitski. Lorsque j’ai rencontré à Moscou l’équipe de
la CSP, dirigée par M. Valery Borshov, ses membres m’ont indiqué
qu’ils avaient consulté le registre officiel des plaintes de la
prison de Butyrka, qui ne comportait aucune plainte de M. Magnitski.
Mais ce registre semblait avoir été trafiqué, car les inscriptions
correspondant à la période pertinente avaient toutes été rédigées
de la même écriture et avec le même stylo, apparemment d’une traite,
alors que la législation impose de mentionner chaque plainte de
manière distincte. Les agents ont par la suite indiqué à M. Borshov
que ce registre n’avait pas été convenablement tenu. M. Borshov
m’a dit à Moscou que M. Komnov (le directeur de la prison de Butyrka)
lui avait également déclaré en présence d’une personne qui avait
répondu à l’une des plaintes, à savoir le général Davydov, que M.
Magnitski n’avait jamais formulé la moindre plainte.
123. Voici quelques exemples des plaintes formulées par M. Magnitski
à propos de ses conditions de détention, tirées des déclarations
manuscrites qu’il a adressées au tribunal le 19 janvier 2009:
- «Les cellules sont surpeuplées.
Une cellule de huit lits peut contenir jusqu’à 14 personnes. Nous
devons dormir à tour de rôle».
- «En même temps, un vent glacial s’engouffre dans la cellule
par la fenêtre ouverte en permanence».
- «Je suis obligé de manger dans l’espace réservé aux toilettes.
La cellule surpeuplée est constamment enfumée».
- «On nous sert un repas chaud la plupart du temps une seule
fois par jour, au déjeuner; le petit déjeuner consiste en une bouillie
de flocons d’avoine garnie de larves d’insectes et le dîner est
fait de hareng pourri bouilli, dont la simple odeur donne envie
de vomir. Parfois, aucun repas ne nous est servi».
- «Je suis détenu dans une cellule en compagnie de prévenus
et de détenus déjà condamnés pour des actes de violence, comme des
cambriolages, homicides et voies de faits».
124. Il s’était également plaint d’être détenu pendant plusieurs
jours dans une cellule dont les toilettes, situées à l’intérieur
de la cellule, débordaient, de sorte que le sol était recouvert
d’excréments
.
125. Sergueï Magnitski a appelé à l’aide dans une lettre bouleversante
adressée à son avocat, Me Kharitonov, le 25 août 2009, sur laquelle
ses avocats se sont appuyés pour déposer de nombreuses plaintes
officielles, y compris celle du 11 septembre 2009 adressée au Procureur
général Youri Chaika et au président de la Commission d’enquête
du ministère de l’Intérieur, le général Anitchine:
«Le 23 août 2009, à 16 h 30, j’ai
ressenti une douleur insoutenable au plexus solaire (…). Je me suis étendu
et j’ai lutté contre elle (…) Peu de temps après, la douleur a commencé
à augmenter et est devenue plus forte encore qu’auparavant (…);
le seul moyen de la supporter était de m’asseoir en position recroquevillée;
la douleur était si violente que je ne parvenais même plus à respirer
(…) Le 24 août, vers 16 heures, la douleur m’a repris. Je ne pouvais
pas m’étendre cette fois-ci, car il m’était difficile de la supporter
et je me suis à nouveau accroupi (…) Mon codétenu (…) a commencé
à frapper à la porte en appelant à l’aide, mais personne n’est venu».
126. La plainte a été confiée à l’examen du commandant Siltchenko,
qui a recommandé de l’«archiver», considérant qu’elle ne relevait
«pas de [leur] compétence». La recommandation de M. Siltchenko a
été approuvée par son supérieur, le colonel Karlov
.
127. Le 12 novembre 2009, lors de sa dernière apparition à une
audience, la détention de Sergueï Magnitski a été prolongée une
nouvelle fois. D’après le médecin de la prison de Butyrka, Mme Litvinova,
M. Magnitski était en colère contre le prolongement de sa détention.
Dans une plainte manuscrite datée du 13 novembre 2009, M. Magnitski
a précisé qu’il souffrait de douleurs aiguës et a demandé à bénéficier
d’une aide médicale d’urgence, en rappelant une fois encore qu’une
échographie avait été prévue pour le mois de juillet à Matrosskaya
Tishina, mais qu’il avait été transféré à Butyrka juste avant l’examen
programmé. Alors qu’il s’était plaint à de nombreuses reprises d’être
malade, on lui avait rétorqué qu’il pourrait recevoir un traitement
lorsqu’il sortirait de prison.
128. Les enquêteurs de la Commission de surveillance publique (CSP)
ont confirmé, au vu de leur propre expérience, qu’en Russie les
conditions de détention provisoire étaient fréquemment inférieures
aux normes requises, et ce sur instruction des enquêteurs chargés
de l’affaire, en vue de «briser» les détenus et de les contraindre
à avouer ou, à défaut, à coopérer avec les enquêteurs. Parmi l’éventail
des «astuces» habituellement utilisées à la prison de Butyrka figurent
les toilettes bouchées, les fenêtres ou vitres brisées en hiver
et la présence de nouveaux codétenus agressifs et violents. M. Borshov
a également souligné que le fait que M. Magnitski ait été déplacé
cinq fois d’établissement pénitentiaire et plus de 20 fois de cellule
(y compris à huit reprises au cours des trois derniers mois) constitue
un autre signe classique des pressions auxquelles il a été soumis
.
129. M. Borshov a également souligné que l’initiative visant à
transférer M. Magnitski de Matrosskaya Tishina à Butyrka (une prison
dépourvue des installations médicales nécessaires) en juillet 2009,
soit une semaine avant le traitement prévu, provenait de l’enquêteur
Siltchenko
. Les directeurs
des prisons de Matrosskaya Tishina et Butyrka auraient dû refuser
ce transfert s’ils ne pouvaient pas dispenser le traitement nécessaire. La
rénovation prévue de la cellule de M. Magnitski à Matrosskaya Tishina,
raison officiellement invoquée pour justifier son transfert, n’avait
toujours pas commencé lorsque M. Borshov a effectué sa visite d’inspection
après la mort de M. Magnitski en novembre. Il est bien connu que
le refus d’un traitement médical indispensable est un moyen souvent
utilisé pour exercer des pressions sur les prévenus.
130. A la lumière des plaintes spécifiques, documents à l’appui,
reproduites ci-dessus, je considère d’un cynisme absolu que les
autorités déclarent à présent que Sergueï Magnitski ne s’est jamais
véritablement plaint du traitement qui lui était réservé en détention
ni de l’absence de soins médicaux et que les conditions de détention
des délinquants détenus dans les prisons russes se sont beaucoup
améliorées; elles ajoutent que ces conditions ne sont certes toujours
pas plaisantes, surtout pour les personnes habituées à un style
de vie plus confortable, mais que cette situation est inévitable
(«la loi est dure, mais c’est la loi»). Cette attitude est à mon
sens inadmissible: Sergueï Magnitski était un jeune homme en bonne
santé lorsqu’il a été placé en détention provisoire, présumé innocent
au regard de la loi. Il n’a pas été autorisé à s’entretenir avec
sa femme et ses enfants une seule fois pendant près d’un an. Maintenu
délibérément dans un état misérable et dans des conditions malsaines,
il a développé des pathologies graves pour lesquelles il n’a pas
reçu de traitement adéquat. Moins d’un an après son arrestation,
il est mort dans des circonstances qui restent encore à élucider. Nous
ne sommes pas ici en présence de la dure réalité de la loi, mais
d’une violation du droit russe et de la Convention européenne des
droits de l’homme.
131. Au cours de ma deuxième visite à Moscou, les représentants
de la Commission d’enquête ont mis en doute les affirmations de
la famille de M. Magnitski, qui soutient qu’il était en bonne santé
au moment de son arrestation
. Lorsque j’en ai fait part
à Mme Magnitskaïa et à M. Borshov, que
j’ai rencontrés le jour suivant, ils m’ont indiqué que Mme Litvinova
(le médecin de l’établissement pénitentiaire, qui a en réalité suivi
une formation de «spécialiste de l’hygiène» et a traité M. Magnitski
à la prison de Butyrka) avait tout d’abord déclaré dans sa déposition
que M. Magnitski lui avait remis un document émanant de l’hôpital
no 36 de Moscou, qui faisait état d’un
diagnostic de pancréatite ou d’un autre trouble gastrique établi
en mars 2008 (c’est-à-dire bien avant son arrestation). Mais l’hôpital
no 36, interrogé sur ce point, a répondu
que M. Magnitski n’avait jamais fait l’objet d’un diagnostic ou
d’un traitement dans cet établissement; cette pièce a été ajoutée
au dossier de l’affaire de la mort de M. Magnitski.
2.3.2.2. Sergueï Magnitski
a-t-il été frappé à son arrivée à la prison de Matrosskaya Tishina
le 16 novembre 2009 avant sa mort et pourquoi?
132. Plusieurs représentants des autorités m’ont indiqué
que M. Magnitski n’avait pas été frappé à son arrivée à la prison
de MT.
133. Mais le recours à des «mesures spéciales», notamment des menottes
et des matraques de caoutchouc, contre M. Magnitski en raison d’une
«dépression nerveuse» est expressément mentionné dans un rapport signé
par un certain «D.F. Markin»
et deux «témoins»,
les inspecteurs Larin et Borovkov, et avalisé par le directeur de
la prison de MT, M. F. Tagiev
. Je ne suis pas convaincu
par les explications qui m’ont été données lors de mon deuxième
voyage à Moscou, selon lesquelles ce document aurait été apprécié
«hors contexte», la mention de matraques en caoutchouc dans le cadre
du recours à des mesures spéciales contre M. Magnitski étant purement
«automatique».
134. Selon M. Borshov, président de la Commission de surveillance
publique, le droit russe interdit le recours aux matraques en cas
de dépression nerveuse. De plus, d’après une expertise psychiatrique
ordonnée par l’enquêtrice Lomonossova dans le cadre de la procédure
judiciaire engagée à l’encontre de certains agents pénitentiaires,
M. Magnitski ne se trouvait pas dans un état psychologique inhabituel.
Selon le témoignage des gardiens de prison mentionné par M. Borshov,
M. Magnitski avait pleinement coopéré avec les fonctionnaires pénitentiaires
qui lui passaient les menottes et les avait suivis volontairement
dans la cellule où il devait être détenu.
135. Qui plus est, l’autopsie, le témoignage de la mère de M. Magnitski
et
les photographies prises par les membres de la famille lorsqu’ils
ont été autorisés pour la première fois à voir le corps confirment
que M. Magnitski présentait des lésions visibles sur son corps,
pour lesquelles aucune explication n’a jamais été donnée, y compris
des contusions à la jointure des deux mains et de profondes marques
sur les deux poignets, que l’usage normal des menottes ne saurait
expliquer. L’explication donnée par le Dr Alexandra Gaus, qui prétend
que les contusions ont été causées par M. Magnitski en secouant
le lit auquel il était menotté, a été écartée par M. Borshov, qui
a souligné que les lits des cellules étaient vissés au sol. Le rapport
no 555/10 de la deuxième commission médicale
fait également remarquer que la formation des lésions constatées
sur le corps de M. Magnitski «n’exclut pas la possibilité qu’une
partie des lésions ait été provoquée par l’impact traumatique d’une
matraque de caoutchouc»
.
136. Il ne fait donc aucun doute pour moi que Sergueï a effectivement
été frappé peu de temps après son arrivée à la prison de MT et que
le motif invoqué dans le rapport officiel pour justifier le recours
aux matraques – une dépression nerveuse – est douteux, pour des
raisons aussi bien juridiques que factuelles.
2.3.2.3. Où, quand et comment
exactement est mort Sergueï Magnitski?
137. Le Dr Alexandra Gaus, médecin de la prison de MT,
avait examiné M. Magnitski à son arrivée à MT et rempli les documents
d’admission. Elle a diagnostiqué une «dépression nerveuse» chez
M. Magnitski, qui criait «quelqu’un essaie de me tuer» et «quelqu’un
fouille dans mes effets personnels».
138. Le rapport de la CSP fait le récit suivant du témoignage donné
par le Dr Gaus:
«Durant l’examen,
son abdomen était tendu, il ressentait une douleur à la fois à gauche
et à droite de cette zone, ce qui constitue clairement un symptôme
de pancréatite. Elle a constaté que son dossier médical portait
mention de la nouvelle échographie qui lui avait été prescrite.
Au cours de l’examen, Magnitski a eu à deux reprises envie de vomir
(sans y parvenir) et elle lui a donné un sac hygiénique [en plastique].
Au départ, il était calme, a accepté une hospitalisation et a signé
le dossier médical. (…) Il s’est ensuite assis et s’est recouvert
du sac plastique en disant qu’on voulait le tuer. Il a continué
quelque temps et a frappé le lit sur le sol puis l’a remis en place,
a pris peur et s’est caché une nouvelle fois derrière le sac en
plastique qu’elle lui avait donné. Selon elle, cela ressemblait
à une psychose aiguë et à un délire de persécution. Ils ont appelé
les urgences psychiatriques» .
139. M. Borshov a souligné que 250 pages du journal intime de M.
Magnitski avaient bien disparu. S’agissant du sac plastique, M.
Borshov soupçonne qu’il s’agissait d’une autre mesure de contention
et de pression habituellement utilisée sur les détenus. Un autre
élément conduit à penser qu’il y a quelque chose de louche dans
cet épisode: l’enregistrement vidéo de M. Magnitski à son arrivée,
que la loi impose, était «indisponible» pour les inspecteurs de
la CSP et également pour Mme Lomonossova,
la première inspectrice chargée de l’enquête sur la mort de M. Magnitski.
Sur l’enregistrement vidéo effectué à la prison de Butyrka au départ
de M. Magnitski, que M. Borshov a visionné, celui-ci paraissait
calme et suffisamment en bonne santé pour marcher seul, en portant
deux sacs contenant ses effets personnels. Auparavant, ce même jour
(le 16 novembre 2007), sa pancréatite aiguë avait apparemment exigé
un traitement d’urgence. Un appel d’urgence avait été passé à 14
h 29 et une ambulance était arrivée à la prison de Butyrka à 14 h 57.
Mais les ambulanciers ont dû attendre 2 heures et 35 minutes, sans
recevoir d’explication pour ce retard. S’agissant de l’enregistrement
de l’admission de M. Magnitski à la prison de Matrosskaya Tishina,
M. Borshov a appris de la bouche du directeur de MT, M. Taghiev,
qu’il a rencontré trois jours après la mort de M. Magnitski, que l’enregistrement
avait été emporté par les enquêteurs. Par la suite, M. Taghiev s’est
conformé à la version officielle, selon laquelle il n’existait aucun
enregistrement. Les avocats de la famille de M. Magnitski ont demandé
que M. Taghiev soit cité à comparaître au tribunal en qualité de
témoin, mais cette demande leur a été refusée.
140. En raison de la «dépression nerveuse» de M. Magnitski, le
Dr Gaus a appelé des médecins civils du service des «urgences psychiatriques»,
ainsi qu’un groupe de huit agents de sécurité pénitentiaire dirigé
par M. Markov, qui ont employé des «moyens spéciaux» contre M. Magnitski
(voir plus haut les paragraphes 132 à 136). Les agents de sécurité
ont emmené M. Magnitski dans une autre cellule (no 4),
où il a été laissé sans assistance médicale ni une quelconque observation
médicale. Quinze minutes plus tard, à 20 heures, les médecins civils
du service des urgences, sous la direction du Dr Kornilov, sont
arrivés à la porte de la prison, mais ont dû attendre pendant plus
d’une heure, d’après le témoignage du Dr Kornilov. Lorsqu’ils ont
été autorisés à pénétrer dans la cellule no 4,
aux environs de 21h15, ils ont trouvé le corps sans vie de M. Magnitski qui
gisait sur le sol. Selon le Dr Kornilov, qui a soigneusement examiné
le corps, M. Magnitski était déjà mort depuis plus de 15 minutes.
Le Dr Kornilov a téléphoné au siège du service des urgences médicales
pour indiquer l’heure du décès, qui y a été officiellement consignée
. Les avocats
de la mère de M. Magnitski ont souligné que le témoignage du Dr
Kornilov était conforme à celui du capitaine Pluzhnikov de la prison
de MT, qui a déclaré avoir reçu un premier appel téléphonique vers
21 heures pour qu’il se prépare à recevoir un détenu «qui se trouvait
dans un état grave», puis, très peu de temps après, un autre appel
du commandant D.F. Markov, qui lui demandait de «rédiger un rapport
sur le décès du détenu»
. Concernant l’heure du décès, le
commandant Markov a déclaré qu’entre 20h15 et 20h20, il avait reçu
un message provenant de la salle occupée par l’agent pénitentiaire
de service, qui lui indiquait que M. Magnitski se trouvait «mal»;
il s’est rendu dans la cellule, où il a vu ce dernier inconscient
sur une civière. A 20h50, le Dr Gaus l’a appelé pour lui dire que
M. Magnitski était mort
.
Mais le Dr Gaus a déclaré dans sa déposition qu’on lui avait téléphoné
vers 21h20 pour lui dire que M. Magnitski «se trouvait mal» et qu’elle
s’était rendue dans la cellule no 4.
Le Dr Kornilov a en revanche indiqué que, pendant que son équipe
d’urgence et lui-même attendaient de pouvoir examiner le patient,
le médecin militaire est revenu et leur «a annoncé que le patient
était mort». Le Dr Gaus a au contraire déclaré que lorsqu’elle était
entrée dans la cellule à 21h20, elle avait constaté que l’infirmier Semenov
tentait de réanimer le patient, que «le Dr Nafikov s’était précipité
pour appliquer la procédure de réanimation» et qu’en examinant elle-même
le patient elle avait constaté que son pouls était perceptible «uniquement
sur l’artère carotide». M. Borshov m’a précisé que l’infirmier Alexander Semenov
paraissait effrayé lorsque ses collègues et lui-même ont cherché
à l’interroger sur les circonstances de la mort de M. Magnitski.
141. Le registre médical pénitentiaire officiel indique que M.
Magnitski était toujours en vie à 21 h 15, au moment où le Dr Kornilov
et son assistant, M. Morozov, sont arrivés dans la cellule no 4.
Le registre précise que M. Magnitski «était assis sur un lit de
camp», «il transpirait et avait du mal à respirer»; il fait remarquer
que «lors de l’examen pratiqué par le psychiatre», l’état de M.
Magnitski «s’est soudain fortement dégradé et le patient a perdu
conscience». Le Dr Kornilov a en revanche déclaré dans sa déposition
que lorsqu’il était entré dans la cellule juste avant, à 21 h 15,
le patient ne présentait «ni pouls, ni battement cardiaque, ni respiration, ni
tension artérielle». Alors que le Dr Kornilov a précisé qu’il avait
signalé le fait que le patient était mort avant l’arrivée de l’équipe
de premiers secours aux deux médecins militaires du centre de détention
qui se trouvaient présents, cet élément n’a pas été mentionné par
le Dr Gaus et le Dr Nafikov. Ces contradictions étonnantes entre
les déclarations des témoins et les registres officiels à propos
de l’heure du décès n’ont toujours pas fait l’objet d’une enquête
et ont encore moins été élucidées.
142. Qu’en est-il de la cause du décès? Natalia Magnitskaïa est
convaincue que le personnel pénitentiaire a délibérément assassiné
son fils. Elle se fonde pour cela sur l’utilisation prouvée des
matraques de caoutchouc à l’aide desquelles son fils a été frappé
(voir plus haut le paragraphe 133) et sur le fait que, alors que
celui-ci se trouvait, à l'évidence, déjà dans un état de santé critique
auparavant, il a été laissé sans surveillance médicale pendant les
dernières heures qui ont précédé sa mort, tandis qu'on faisait attendre
à l’extérieur l’équipe médicale des services civils d’urgence. Le
matin du 17 novembre 2009, les avocats de M. Magnitski ont été informés
par le personnel de MT que leur client était mort d’une nécrose
pancréatique, d’une rupture de la membrane abdominale et d’un choc
toxique. Ce même jour, à midi, la porte-parole du ministère de l’Intérieur,
Mme Irina Dudukina, a déclaré que le
décès avait été causé par une insuffisance cardiaque et qu’il n’existait
aucun signe de mort violente
.
143. Le certificat de décès officiel («acte de décès») du 16 novembre
2009 établi le jour du décès de M. Magnitski, qui a été signé par
le Dr Gaus, le commandant Markov et le capitaine Pluzhnikov et porte
un tampon officiel, mentionne comme cause de décès possible, outre
l’«insuffisance cardiaque», un «traumatisme cranio-cérébral». M.
Borshov, de la Commission de surveillance publique, a obtenu un exemplaire
original de ce document. Mais celui-ci a été par la suite modifié
pour une raison inexpliquée et qui n’a fait l’objet d’aucune enquête,
comme le montrent les documents mis à ma disposition par les avocats
de Mme Magnitskaïa. Alors que la date,
la présentation et les signatures restent inchangées, la mention
abrégée du «traumatisme cranio-cérébral» (qui figurait à la fin
d’un paragraphe) a disparu
.
144. Lorsque j’ai évoqué cette apparente manipulation du document
devant les représentants de la Commission d’enquête lors de mon
deuxième voyage à Moscou, ceux-ci m’ont répondu que ce document
avait été mentionné hors contexte et qu’il n’était juridiquement
pas pertinent, dans la mesure où le Dr Gaus n’était pas qualifiée
pour apprécier les causes du décès. Ces dernières pouvaient uniquement
être déterminées par une véritable autopsie, qui a été pratiquée
par la suite par des experts extrêmement qualifiés. Lorsque j’ai demandé
pourquoi le document, s’il n’était pas juridiquement pertinent,
avait été malgré tout modifié d’une manière aussi inhabituelle,
je n’ai pas obtenu de réponse valable. M. Borshov a fait observer
que le fait que «l’acte de décès» initial ait pu mentionner une
blessure à la tête aurait dû à tout le moins faire l’objet d’une enquête
et d’un commentaire lors de l’autopsie officielle.
2.3.3. Réactions et procédures
juridictionnelles à la suite de la mort de M. Magnitski
145. Fin novembre 2009, le Président russe Dimitri Medvedev
a ordonné aux procureurs et au ministère de la Justice d’enquêter
sur la mort de Sergueï Magnitski.
146. La première réaction des autorités russes a toutefois consisté
à minimiser les fautes commises. Lors d’une conférence de presse
tenue le 23 décembre 2009, le chef de la Commission d’enquête du
ministère de l’Intérieur, Alekseï Anitchine, est allé jusqu’à affirmer
que M. Magnitski était «coupable» des crimes pour lesquels il avait
été placé en détention. Le ministre de la Justice, Alexander Konovalov,
tout en reconnaissant l’existence de graves problèmes survenus dans
la maison d’arrêt, a affirmé que des preuves complémentaires devaient
être produites pour démontrer que M. Magnitski n’avait pas reçu
les soins médicaux appropriés. De l’avis du chef de la Commission
d’enquête de Moscou, Anatoli Bagmet, rien ne justifiait l’engagement
d’une procédure pénale à l’encontre des fonctionnaires
. En revanche, à la suite d’une enquête
indépendante de la Commission de surveillance publique de Moscou,
présidée par M. Valeri Borschov
, la présidente
du groupe Helsinki de Moscou, Mme Liudmila
Alekseïeva
, et des défenseurs des droits de
l’homme de plusieurs pays ont appelé le président Medvedev à faire
en sorte que les suspects fassent l’objet de poursuites pénales.
147. La campagne menée par Bill Browder a également donné lieu
à l’établissement d’une liste («la liste Magnitski») de personnes
soupçonnées d’être les auteurs d’actes répréhensibles et à l’engagement
de démarches visant à ce que les intéressés fassent l'objet de «sanctions
ciblées» (interdiction de visa, gel des avoirs)
. Le ministère
russe des Affaires étrangères considère ces mesures comme une tentative
de pression sur les enquêteurs et d'ingérence dans les affaires
internes d'un autre Etat; il estime que de telles sanctions constitueraient
une violation de la présomption d'innocence. Le Président Poutine,
peu de temps après sa réélection, est allé jusqu’à faire de la lutte
contre ces sanctions («œuvrer activement pour prévenir l’application
unilatérale de sanctions extraterritoriales par les Etats-Unis à
l’encontre des personnes morales et physiques russes»
)
l’un des objectifs prioritaires de la politique étrangère de la
Fédération de Russie.
148. En janvier 2011, le rapporteur spécial des Nations Unies sur
la torture, Juan E. Mendez, a ouvert une enquête sur le traitement
et la mort de Sergueï Magnitski. Le ministère russe des Affaires
étrangères a cependant rejeté la demande de communication au Conseil
des droits de l'homme des Nations Unies d'informations sur l'enquête
relative au décès de Sergueï Magnitski.
149. Le 6 juillet 2011, le Conseil présidentiel pour les droits
de l'homme a présenté au président Medvedev un rapport concluant
que Sergueï Magnitski avait été victime de mauvais traitements et
qu'il n'avait pas reçu de soins médicaux adéquats en prison, notamment
dans les jours et les heures qui ont précédé sa mort. «Il existe
également des raisons de penser que les coups qu’il a reçus ont
entraîné sa mort», ajoute le rapport. Le Conseil présidentiel a
désigné plusieurs fonctionnaires, qu’il juge responsables de sa
mort par négligence. Le Président aurait fait observer à ce propos
que «nul ne devrait mourir en prison. Si une personne est malade, elle
doit sortir de prison pour suivre un traitement»
. Le rapport affirme que, «soit
ce conflit d'intérêt est le fruit d'une négligence, soit il témoigne
de l’intérêt particulier de ceux qui dirigent l'enquête»
. Un autre rapport publié en juillet 2011
par la Commission nationale de lutte contre la corruption, présidée
par M. Kirill Kabanov, a apparemment conclu que M. Magnitski n'aurait
pu en aucune façon organiser le détournement de $US 230 millions
.
150. Le Conseil présidentiel pour les droits de l'homme a fait
remarquer que «les fonctionnaires qui ont été accusés par Sergueï
Magnitski d'avoir joué un rôle dans le remboursement d'impôt frauduleux
et qui ont participé à l'enquête sur cette affaire n'ont pas été
poursuivis au pénal; au contraire, ils ont été promus par la suite»
. Après la publication des conclusions
du Conseil pour les droits de l’homme, le Président Medvedev aurait
reconnu qu’un crime avait bel et bien été commis dans cette affaire.
Pourtant, bien que le Conseil présidentiel ait désigné précisément
les fonctionnaires jugés responsables de l’arrestation illégale
et de la torture en détention de M. Magnitski, aucune enquête judiciaire
n’a été ouverte à leur sujet et aucun d’eux n’a été poursuivi. Le
ministère russe de l’Intérieur a, au contraire, officiellement rejeté
les conclusions du Conseil présidentiel, qu’il a qualifiées d’inadmissibles.
151. Le 13 juillet 2011, «Physicians for Human Rights», une organisation
non gouvernementale (ONG) qui vient en aide aux victimes de torture,
a publié une évaluation indépendante du dossier médical de M. Magnitski, en
qualifiant les mauvais traitements qu’il avait subis au cours de
sa détention provisoire de «délibérés, calculés et inhumains»
.
152. Le 18 juillet 2011, la Commission d’enquête russe a accusé
le médecin de la prison de Butyrka, Mme Litvinova,
et l’ancien directeur adjoint de l’établissement, M. Kratov, de
négligence ayant entraîné la mort de Sergueï Magnitski
.
153. Le 30 juillet 2011, le Procureur général adjoint Victor Grin
a ordonné l’ouverture d’une enquête judiciaire posthume à l’encontre
de Sergueï Magnitski
.
Elle a été confiée aux enquêteurs du ministère de l’Intérieur O.
Siltchenko et M. Sapunova, qui faisaient partie de l’équipe chargée
de la procédure ouverte à l’encontre de M. Magnitski avant son décès.
154. En août et septembre 2011, la mère et la veuve de M. Magnitski
ont été convoquées pour être interrogées en qualité de témoins dans
le cadre de la procédure posthume ouverte à l’encontre du défunt.
Elles se sont opposées à la réouverture de la procédure et aux pressions
psychologiques exercées sur elles par les mêmes fonctionnaires qui
avaient, selon elles, torturé Sergueï Magnitski au cours de sa détention.
155. En septembre et octobre 2011, le ministère de l’Intérieur
a rejeté les demandes, déposées par ses proches, de clôture des
poursuites engagées à titre posthume à l’encontre de M. Magnitski
et de dessaisissement de l’enquête confiée aux enquêteurs soupçonnés
d’avoir pris part aux mauvais traitements infligés à M. Magnitski
et à son décès; ce rejet a été confirmé par les services du Procureur
général en novembre 2011. En janvier 2012, le ministère de l’Intérieur
a insisté pour que la famille du défunt, soit participe aux poursuites
engagées à titre posthume, soit renonce à son droit à la réhabilitation
de M. Magnitski. En février 2012, la mère de M. Magnitski a déposé
une nouvelle plainte contre les pressions exercées sur la famille du
défunt par le ministère russe de l’Intérieur dans le cadre des poursuites
engagées à titre posthume à l’encontre de son fils. Le 2 mars 2012,
elle s’est également plainte auprès du Conseil présidentiel pour
les droits de l’homme des fortes pressions et de l’intimidation
subies par la famille. En avril et mai 2012, plusieurs recours déposés
contre les poursuites engagées à titre posthume à l’encontre de
Sergueï Magnitski par sa mère ont été rejetés par les juridictions
russes. Le 4 avril 2012, Amnesty International a apporté son soutien aux
recours déposés par la mère de M. Magnitski
.
156. En février 2012, le tribunal de la ville de Moscou a rejeté
le recours déposé par la mère de M. Magnitski contre le refus de
la Commission d’enquête russe de mener des investigations sur un
certain nombre de fonctionnaires de grade intermédiaire et supérieur
des différents services répressifs pour l’arrestation illégale, la
torture et le meurtre de son fils.
157. En mars 2012, la Commission d’enquête a chargé un nouvel enquêteur,
M. Strizhov
, de
poursuivre l’enquête sur l’intégralité de l’affaire de la mort de
M. Magnitski
.
Mais l’enquêteur Strizhov a depuis refusé de nombreuses demandes
d’information au sujet de l’enquête, faites par la famille, et a
clos la procédure en mars 2013 pour «absence de crime». Selon les
avocats, la Commission d’enquête a refusé entre juin et octobre
2012 plusieurs autres demandes visant à interroger des témoins oculaires
essentiels et à réunir les preuves documentaires disponibles au
sujet de cette affaire.
158. En mars 2012, le rapporteur spécial des Nations Unies sur
la torture, Juan E. Mendez, a rendu publiques les conclusions de
son analyse de l’affaire Sergueï Magnitski, que lui avait demandées
l’ONG britannique «Redress», dont la spécialité consiste à obtenir
des autorités qu’elles rendent des comptes aux victimes d’actes
de torture. M. Mendez a qualifié la réponse du gouvernement russe
de «peu convaincante» et a souligné que la Russie n’avait pas respecté
ses obligations internationales nées de la Convention anti-torture des
Nations Unies et des Principes des Nations Unies relatifs à la prévention
efficace des exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires
.
159. Le 2 avril 2012, la Commission d’enquête a levé les chefs
d’accusation retenus contre Mme Litvinova, l’un
des deux fonctionnaires pénitentiaires accusés de négligence ayant
entraîné la mort de M. Magnitski en raison de «l’exercice impropre
de leurs fonctions»
.
La modification de la législation début décembre 2011 a restreint
le délai de prescription à deux ans; les chefs d’accusation retenus
en décembre 2011 tombent ainsi sous le coup de cette prescription.
160. En mai 2012, la Commission d’enquête a ouvert une procédure
pénale sur le remboursement d’impôt d’une partie des $US 230 millions
effectué par le Service des impôts no 28
de Moscou, dont M. Magnitski est accusé à titre posthume d’être
l’auteur alors qu’il l’avait dénoncé. Les recours déposés par les
avocats de la famille Magnitski contre cette accusation posthume
ont été rejetés
.
J’ai appris à Moscou en février 2013 que l’enquête poursuivait son
cours. Cette procédure a été ouverte en sus d’une autre procédure
(no 678540), engagée le 1er juillet
2011 par le ministère russe de l’Intérieur, sur ordre du Procureur
général adjoint Grin, en vue d’enquêter sur le blanchiment de capitaux
lié au détournement des $US 230 millions, pour lequel M. Magnitski
est également accusé à titre posthume de complicité. Le Procureur
général adjoint Grin a rendu des conclusions qui exonèrent tous
les agents du ministère de l’Intérieur chargés des poursuites engagées
à l’encontre de M. Magnitski, considérant que leurs actes n’étaient
pas contraires à la loi. Selon les avocats de la famille Magnitski,
les services du Procureur général ont refusé de leur communiquer
ces conclusions et les raisons qui les ont motivées.
161. En octobre 2012, au cours du procès de Dmitry Kratov, directeur
adjoint de la prison de Butyrka, responsable des services médicaux,
Natalia Magnitskaïa (la mère de M. Magnitski) a, dans son témoignage, attiré
l’attention du tribunal sur le rôle de plusieurs autres fonctionnaires,
dont aucun n’avait été mis en accusation. Lors de ce même procès,
en novembre 2012, Olga Grigorieva, témoin et ancien agent pénitentiaire,
aurait déclaré à l’audience qu’elle avait reçu des menaces de mort
à l’encontre de sa mère et de son fils plusieurs semaines avant
de témoigner et que les auteurs de ces menaces lui avaient déclaré
que l’affaire était «réglée», que tout était déjà «décidé» et qu’elle
ne devait pas «parler».
162. En novembre 2012, le Comité contre la torture des Nations
Unies (UNCAT) a fait observer que l’affaire Sergueï Magnitski était
«symptomatique» d’une tendance à des intimidations et à des meurtres
qui ne font l’objet d’aucune enquête en bonne et due forme. Dans
ses observations finales, le comité a indiqué: «A cet égard, bien
que les autorités aient rouvert une enquête criminelle sur le décès
en détention, en 2009, de Sergueï Magnitski à la suite d’un rapport
du Comité de contrôle public de Moscou, un seul membre de l’administration
pénitentiaire, de rang relativement peu élevé, a été poursuivi dans
cette affaire à ce jour, bien que le Comité de contrôle ait indiqué
dans son rapport que l’enquête devrait également porter sur un certain nombre
d’enquêteurs et d’agents pénitentiaires, y compris l’enquêteur principal
de l’affaire pénale contre M. Magnitski (art. 2 et 11)
.»
163. Enfin, le 28 décembre 2012, le Dr Dmitri Kratov, ancien directeur
adjoint et responsable des services médicaux de la prison de Butyrka,
qui avait été accusé d’homicide involontaire par négligence, a été
acquitté par le tribunal de Tverskoï à Moscou. Le 24 décembre 2012,
alors que le procès touchait à sa fin, l’avocat général qui dirigeait
l’accusation contre le Dr Kratov a subitement modifié la position
du ministère public et a demandé l’acquittement du prévenu. Ce revirement
a fait suite à une conférence de presse donnée par le Président
le 20 décembre 2012, dans laquelle celui-ci aurait déclaré: «Magnitski
est mort. Il n’est pas mort en raison d’actes de torture. Il n’a
pas été torturé. Il est mort d’une insuffisance cardiaque
.»
164. Le 27 avril 2013, l’ensemble des principales chaînes de télévision
de Russie ont diffusé une intervention du ministre de l’Intérieur,
M. Kolokoltsev, qui a félicité les agents Karpov, Kuznetsov, Tolchinsky,
Siltchenko, Vinogradova et Droganov pour leur excellent travail
dans l’affaire Magnitski/Hermitage et a déclaré qu’ils ne devaient
pas s’inquiéter de voir leur nom figurer sur la «liste Magnitski»
américaine. Ce même jour, le ministre de la Justice, M. Konovalov,
a félicité Mme Prokopenko (directrice
de la prison de Matrosskaya Tishina) et M. Komnov (directeur de
la prison de Butyrka) pour leur excellente action vis-à-vis de Magnitski.
2.3.4. Evaluation générale
des causes de la mort de Sergueï Magnitski
165. Au vu de ce qui précède, il est clair que la mort
tragique de Sergueï Magnitski a plusieurs causes, parmi lesquelles
figurent les problèmes de santé, provoqués par ses effroyables conditions
de détention et l’absence du traitement médical requis, qui étaient
devenus particulièrement aigus le jour de sa mort, auxquels s’ajoutent les
coups qui lui ont été portés le dernier soir, après son admission
à Matrosskaya Tishina, et le fait qu’il ait été laissé ensuite sans
surveillance médicale. Il ne sera pas possible d’établir avec certitude
si la combinaison de tous ces facteurs a finalement provoqué une
insuffisance cardiaque et/ou un traumatisme crânien qui peut avoir
été mortel. Mais il ne fait aucun doute que certaines des causes
de la mort de M. Magnitski ont été créées délibérément, par des
individus identifiables, tandis que d’autres sont le fruit d’une
négligence. Le refus d’accorder à M. Magnitski le traitement médical
nécessaire a été décidé par l’enquêteur chargé de l’affaire pour laquelle
M. Magnitski a été arrêté, M. Siltchenko
,
au moment même où il aurait dû, selon un diagnostic antérieur, subir
une nouvelle échographie et une opération chirurgicale. M. Magnitski
avait auparavant témoigné contre deux collègues de M. Siltchenko,
qu’il accusait de complicité dans les infractions qu’il avait dénoncées
et qui lui sont à présent reprochées. Ce pourrait être une solide
raison d’accroître les pressions déjà dénoncées par M. Magnitski
pour obtenir de lui qu’il modifie son témoignage. Ces pressions
n’ayant pas produit le résultat escompté, les enquêteurs ont-ils
décidé de réduire totalement au silence M. Magnitski? Que s’est-il
passé le soir du 16 novembre 2009 à la prison de Matrosskaya Tishina?
Cet homme gravement malade a été frappé sans aucun motif valable
et a été laissé sans surveillance médicale
ni aucune autre surveillance jusqu’à ce qu’il meure, quand dans
le même temps il existait de solides raisons de commettre un acte
criminel, que j’ai décrites dans le présent rapport. S’agit-il d’un
meurtre ou s’agit-il «seulement» d’un exemple supplémentaire de
cette brutalité habituellement employée contre les prévenus, qui
a connu un dénouement tragique, mais finalement involontaire? Selon
moi, le maquillage de l’«acte de décès» initial porte fortement
à croire à une volonté officielle d’étouffer l’affaire. C’est également
le cas du rejet des deux demandes d’autopsie indépendante faites
par la famille de M. Magnitski les 17 et 19 novembre 2009, ainsi
que de l’épisode que m’a rapporté l’un des avocats de M. Magnitski:
il avait invité une fonctionnaire du Service pénitentiaire fédéral
à témoigner à l’audience, mais elle a refusé de le faire parce qu’elle
avait été menacée. Je pressens que je ne connais pas encore tous
les éléments de cette affaire
, mais il
ne m’appartient pas de porter un jugement sur chacun des intéressés.
166. Néanmoins, ceux qui avaient pour mission de veiller à ce qu’une
décision de justice soit rendue se sont conduits, selon moi, de
façon lamentable. Les enquêtes tardives, lentes et contradictoires
ont uniquement abouti à la mise en accusation de deux médecins de
Butyrka, l’un d’entre eux étant d’ailleurs poursuivi pour négligence
parce qu’il n’avait pas diagnostiqué des pathologies que M. Magnitski
n’a en réalité jamais eues. Tous les autres acteurs de cette affaire
ont été exonérés de toute responsabilité, y compris l’ensemble de
ceux qui étaient présents lorsque M. Magnitski est mort à la prison
de Matrosskaya Tishina, ceux qui étaient responsables du fait qu’il
n’ait pas reçu le traitement qu’imposaient les pathologies diagnostiquées
dont il souffrait réellement, ainsi que ceux qui ont été responsables
des coups qui lui ont été portés et des nombreuses démarches effectuées
pour étouffer l’affaire. Pour couronner le tout, les poursuites
engagées à l’encontre de l’une des deux personnes mises en accusation,
Mme Litvinova, ont été abandonnées en
raison de l’abaissement du délai de prescription; M. Kratov, quant
à lui, a été acquitté le 28 décembre 2012, à la suite d’un revirement
de dernière minute de la position du ministère public dans le contexte
politique de la réaction des plus hautes autorités russes, en colère
contre l’adoption de la «loi Magnitski» par le Congrès américain.
167. La conséquence de tout ceci, c’est-à-dire la complète «impunité
pour les meurtriers de Sergueï Magnitski», selon l’intitulé retenu
pour la proposition de résolution qui sous-tend le présent rapport, est
tout simplement inadmissible. La position officielle, qui m’a été
une nouvelle fois exposée dans les locaux du Procureur général en
mai 2013, autrement dit le fait que la mort de M. Magnitski soit
simplement la tragique conséquence de son incapacité à supporter
les rigueurs ordinaires de la détention, est inacceptable. C’est
tout autant le cas du point de vue légèrement nuancé exprimé par
des représentants de la Commission d’enquête, selon laquelle Mme Litvinova
n’a pas été réellement exonérée de la négligence dont elle était
accusée, puisque l’abandon des poursuites est intervenu en raison
de la modification du délai de prescription.
168. Cette situation devrait avant tout être inacceptable pour
les citoyens russes et l’Etat russe. Sergueï Magnitski a dénoncé
une gigantesque escroquerie, dont la victime est la Russie elle-même.
Il est mort parce qu’il refusait de céder aux pressions exercées
sur lui par des fonctionnaires corrompus de grade intermédiaire,
soucieux d’échapper à la justice. Pourquoi, alors, l’Etat russe
consacre-t-il tant d’énergie, et à un niveau aussi élevé, pour étouffer
ce crime? Pourquoi les autorités compétentes ne font-elles pas simplement
une vraie enquête sur cette entente criminelle, l’exposent, en mettent
les auteurs derrière les barreaux et remontent la «piste de l’argent»
pour récupérer les impôts détournés?
169. Trois raisons susceptibles d’expliquer l’étrange comportement
des autorités russes exposé tout au long de ce rapport m’ont été
données. Je tiens à préciser d’emblée que je ne souscris à aucune
d’entre elles, mais que je n’en vois aucune autre à l’heure actuelle.
170. La première est l’explication assez simple donnée par M. Browder:
dans une structure de type mafieux, le «chef» ne peut en aucun cas
permettre, sous peine de perdre la position qu’il occupe au sommet
de l’édifice, que ses «subordonnés» soient tenus de rendre des comptes
à la justice pour quelque acte qu’ils auraient commis, tant qu’ils
continuent à faire preuve de loyauté à son égard. Cela explique
également, selon M. Browder, la colère manifestée par le Président
Poutine à l’égard de sa campagne en faveur de l’application de sanctions
ciblées aux fonctionnaires corrompus.
171. La deuxième approche, formulée par d’autres interlocuteurs,
est un peu plus sophistiquée: selon eux
, la
Russie dispose d’un gigantesque «budget parallèle», composé d’énormes
«fonds occultes» utilisés pour asseoir et étendre le pouvoir de
l’élite, en Russie et à l’étranger, surtout sur le territoire de
l’ancienne Union soviétique: il s’agit d’un pouvoir «acheté», dans
l’esprit du «Meilleur des mondes» d’Aldous Huxley, par opposition
à un pouvoir qui «se fait respecter», comme dans «1984» de George Orwell.
Ce budget parallèle doit être alimenté. D’après mes interlocuteurs,
le mode de financement comprend les remboursements d’impôt frauduleux
à grande échelle (du type de ceux que dénonçait M. Magnitski), les
«contributions» de 20 % à 30 % prélevées sur les soumissionnaires
qui obtiennent les contrats de marché public, les versements effectués
par les candidats aux postes potentiellement lucratifs du secteur
public, les contributions qui ne figurent pas au bilan des entreprises
publiques (du type de celles auxquelles Hermitage cherchait à mettre
fin en sa qualité d’actionnaire minoritaire) et d’autres méthodes
encore. Sergueï Magnitski a simplement eu la malchance de découvrir
une opération (le remboursement d’impôt frauduleux de $US 230 millions
qu’il a dénoncé) qui faisait partie de ce «système», déjà menacé
auparavant par l’«effet Hermitage» (c’est-à-dire la dénonciation vigoureuse
de l’inefficacité et de la corruption par les actionnaires minoritaires).
172. Cette explication correspondrait en partie avec l’étonnante
déclaration du président sortant de la Banque centrale de Russie
, M. Ignatiev, qui a précisé que,
selon les éléments dont dispose la Banque centrale, un montant équivalent
à environ $US 49 milliards par an est transféré hors de Russie de
manière illicite, la moitié de ces malversations étant apparemment
l’œuvre d’un groupe bien organisé. Les recherches menées par les journalistes
de
Novaïa Gazeta sur la «piste
de l’argent» confirment également que le remboursement d’impôt frauduleux
est très largement répandu: les échantillons relativement limités
de remboursements d’impôt sur lesquels ils ont enquêté ont rapporté
l’équivalent de $US 1 milliard de remboursements d’impôt frauduleux.
173. M. Ignatiyev, que j’ai rencontré le 21 mai 2013, a pour l’essentiel
réaffirmé ce qu’il avait indiqué dans la déclaration précitée, en
précisant que, alors que les sociétés créées pour être les initiatrices
et les bénéficiaires effectifs des opérations de blanchiment de
capitaux étaient fréquemment modifiées, les étapes intermédiaires utilisées
pour les virements successifs restaient souvent longtemps les mêmes,
peut-être parce que les auteurs de ces escroqueries craignaient
de se perdre dans leur propre dédale. L’action efficace de l’Etat
contre ces fraudes est entravée par le fait que les informations
et la compétence pour agir sont éparpillées entre de nombreux organismes
publics, qui ont du mal à coordonner leur action. Bien qu’il n’ait
jamais entendu parler de «budget parallèle» ou de «budget occulte»,
il a semblé d’accord avec moi sur le fait que de nombreux fonctionnaires
russes étaient encore dépourvus du sens du devoir et de la loyauté
envers leur Etat, qu’ils se contentent bien souvent de traiter comme
une vache à lait.
174. La troisième explication possible de l’apparente volonté officielle
d’étouffer l’affaire Magnitski m’a été donnée par les milieux politiques
et diplomatiques: l’ingérence de M. Browder dans les affaires internes
de leur pays a mis les dirigeants russes dans une telle colère qu’ils
ont réagi de manière irrationnelle, voire malveillante. Comment
expliquer sinon, selon mes interlocuteurs, que la Russie ait stoppé
l’adoption des orphelins russes (pour l’essentiel des enfants handicapés
qui ont peu de chance d’être adoptés en Russie) par des familles
américaines, en représailles de l’adoption de la «loi Magnitski»?
Un célèbre défenseur russe des droits de l’homme estime que l’adoption
d’une «loi Guantanamo», qui aurait imposé une interdiction de visa
et un gel des comptes bancaires pour les fonctionnaires américains
concernés par les violations des droits de l’homme commises à Guantanamo,
aurait eu plus de sens de la part de la Douma russe. Mais il semblerait
que les orphelins et leurs parents adoptifs potentiels soient une
cible de représailles préférable: un parlementaire irlandais m’a
précisé que la Russie avait récemment dissuadé le Parlement irlandais
de se prononcer en faveur de l’application de sanctions ciblées
sur le modèle de la «loi Magnitski», en menaçant d’étendre l’interdiction d’adoption
aux familles irlandaises. Mais il m’a également rappelé que l’étouffement
de l’affaire avait commencé juste après la mort de M. Magnitski,
soit bien avant que la campagne en faveur des sanctions lancée par
M. Browder ne porte ses fruits.
3. Conclusions
175. Comme je le précisais dans ma note introductive en
janvier 2013, je continue à envisager l’affaire Sergueï Magnitski
sous l’angle de l’indispensable lutte contre la corruption en Fédération
de Russie, dont cette affaire semble offrir un exemple particulièrement
impressionnant et bien documenté
.
L’objectif du présent rapport n’est donc pas seulement de permettre
d’apporter davantage d’éclaircissements sur le sort de Sergueï Magnitski
et sur les responsabilités des différents agents publics en la matière,
mais également de contribuer à mieux protéger à l’avenir les particuliers
contre les actes illégaux des agents publics. L’affaire Magnitski représente
simplement un exemple emblématique de la situation désespérée dans
laquelle se trouvent les citoyens isolés lorsqu’ils sont placés
en détention provisoire. De nombreux prévenus anonymes ont subi
un sort similaire sans avoir bénéficié du soutien des meilleurs
avocats du pays et d’un gestionnaire de fonds d’investissement fortuné.
La communauté internationale se doit, pour le bien de ces victimes
sans nom, de ne pas accepter ce qu’a été jusqu’ici l’issue de cette
affaire. Nous ne pouvons tolérer, dans l’intérêt des citoyens russes
eux-mêmes et de leur Etat, nous ne devons pas permettre que des
fonctionnaires corrompus pillent les deniers de l’Etat, tout en
réduisant brutalement au silence, en toute impunité, ceux qui se
mettent en travers de leur chemin.
176. Faut-il que nous manifestions notre détermination en ce sens
en souscrivant à l’appel en faveur de l’application de sanctions
ciblées contre les agents publics soupçonnés d’avoir pris part à
ce crime et aux manœuvres visant à l’étouffer? L’argument avancé
par de célèbres journalistes et militants de la protection des droits
de l’homme et de la lutte contre la corruption de Russie est intéressant:
si vous tenez vraiment à inciter nos élites corrompues à améliorer
la situation en Russie, vous devez les condamner «à perpétuité en
Russie», en les empêchant d’emmener hors de leur pays ce qui compte
le plus à leurs yeux: leur argent et leur famille.
177. Mais la publication d’une liste «d’agents publics corrompus»
qui feraient l’objet d’une interdiction de visa et d’un gel des
comptes bancaires se heurte à des difficultés pratiques et juridiques
considérables: il faudrait pour cela établir une procédure équitable,
appliquée par une instance quasi juridictionnelle indépendante,
qui laisse aux intéressés soupçonnés une juste possibilité de se
défendre. L’Assemblée parlementaire a précédemment estimé que la
procédure en vigueur au sein du Comité des sanctions du Conseil
de sécurité des Nations Unies, chargé d’établir une «liste noire
anti-terroriste», n’était pas conforme aux normes minimales de l’équité
de la procédure. La Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg
a censuré le Conseil de l’Union européenne pour des violations similaires
. Si
nous en venions à proposer des «sanctions ciblées» similaires appliquées
à des particuliers, nous devrions faire mieux encore. Formuler une
proposition concrète en la matière outrepasserait, selon moi, le
cadre du présent rapport. C’est la raison pour laquelle je propose que
nous nous limitions à inviter de façon plus générale les Etats membres
à réfléchir soigneusement à la mise en place de ce que j’appellerais
des «sanctions intelligentes», en tenant compte des différentes
approches possibles, y compris des méthodes informelles comme celles
que suit apparemment le Royaume-Uni
.
178. Le projet de résolution définit clairement les domaines dans
lesquels les enquêtes font encore défaut et devraient par conséquent
être menées d’urgence, au nom du «devoir d’enquête» énoncé par la
jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme en cas
d’allégations de mort infligée illégalement et de torture
.
179. J’aimerais terminer sur une note positive: la réaction vigoureuse
de l’opinion publique
et
de la société civile russes, et surtout l’action professionnelle
et courageuse de la Commission de surveillance publique (CSP) présidée
par M. Valery Borshov, avec le soutien indéfectible du Conseil présidentiel
pour les droits de l’homme, sont autant de raisons d’espérer. Le
solide mandat public et l’indépendance de la CSP, qui s’inspirent d’un
modèle britannique, est une réalisation dont la Russie peut être
fière. L’issue à ce jour de l’affaire Magnitski n’est, à l’évidence,
pas un motif de fierté.
180. C’est la raison pour laquelle j’invite l’Assemblée à signifier
clairement aux autorités russes qu’elles doivent cesser d’étouffer
cette affaire et que les coupables doivent être amenés à rendre
compte de leurs actes, en souscrivant au projet de résolution qui
précède le présent rapport.