1. Introduction
1. «Nos travaux ont pour but de faire disparaître les
frontières des Etats européens. Notre objectif est que l’Europe
devienne une maison commune, la maison de la liberté». Ces mots,
prononcés par Konrad Adenauer en 1950, sont les fondations mêmes
sur lesquelles repose le Conseil de l’Europe.
2. La situation des minorités devrait être au cœur des travaux
du Conseil de l’Europe, puisqu’elle joue un rôle essentiel dans
la préservation de la paix et de la stabilité. Dans l’histoire de
l’Europe, l’incapacité à apporter une réponse satisfaisante aux
questions relatives aux minorités a été une cause majeure de tensions politiques,
de conflits et de violations des droits de l’homme. Il ne s’agit
pas uniquement d’un signe caractéristique du passé, mais d’une question
d’actualité et d’une leçon qui doit guider nos décisions politiques d’aujourd’hui
et de demain. Les Etats et les organisations européens animés de
la volonté de faire de l’Europe «la maison de la liberté» et «une
maison commune» doivent avoir le courage de traiter de la situation
des minorités nationales.
3. On sait que les frontières nationales en Europe ont été modifiées
à plusieurs reprises, non seulement en raison de clivages ethniques
mais aussi pour d’autres motifs. En conséquence, presque tous les
Etats membres du Conseil de l’Europe comptent aujourd’hui des minorités
nationales traditionnelles. On sait peut-être moins que les personnes
appartenant à des minorités nationales traditionnelles représentent
10,29 %
du total de la
population européenne. Selon l’Union fédéraliste des communautés
européennes (UFCE), les 47 Etats membres du Conseil de l’Europe
regroupent quelque 340 minorités autochtones, soit près de 100 millions
de personnes. Un citoyen européen sur sept appartient à une minorité.
Dans la seule Union européenne, outre les 23 langues officielles
de l’Union, on compte plus de soixante langues régionales ou minoritaires.
On estime à 40 millions le nombre de locuteurs de ces langues.
4. La diversité ethnique, culturelle et linguistique de l’Europe
a été un facteur essentiel de compétitivité et de créativité. «L’unité
par la diversité», telle est l’une des devises de l’Europe. Ce principe
s’applique non seulement au niveau européen, mais aussi dans chaque
pays d’Europe.
5. Si cette richesse n’est pas protégée et cultivée, elle risque
de disparaître. Je suis profondément préoccupé par la détérioration
de la situation et des droits des minorités nationales traditionnelles
malgré les multiples conventions, résolutions et recommandations
adoptées par des organisations internationales, dont le Conseil
de l’Europe et plus récemment l’Union européenne.
6. Le concept d’Etat nation est apparu au cours des XVIIIe et
XIXe siècles, avec le processus d’édification des
nations en Europe. Plusieurs Etats ont cherché à regrouper sur leur
territoire une population ethniquement homogène; tous ceux qui n’appartenaient
pas à la majorité sont devenus des citoyens de seconde zone. Ainsi, au
fil des siècles, différentes parties de l’Europe ont été le théâtre
d’assimilations forcées, de déportations massives, d’atrocités,
de nettoyages ethniques, de vagues d’émigration, de dénis des droits
communautaires, de restrictions à l’utilisation de la langue maternelle
et de falsifications de l’histoire. Le siècle dernier a été marqué
par un regain d’intolérance et de tensions.
7. J’ai la conviction que l’idée moderne d’Etat est celle d’un
Etat intégrateur où la population majoritaire et les minorités vivent
ensemble, à la fois comme éléments constitutifs et comme piliers
actifs du système démocratique. Selon Francesco Palermo, premier
vice-président du Comité consultatif de la Convention-cadre pour
la protection des minorités nationales, «les différences devraient
être la règle et non l’exception
». L’avenir
de l’Europe dépend également de la capacité des Etats à reconnaître
et à protéger les droits des minorités nationales traditionnelles
et à les associer au processus politique.
8. Je regrette que la protection des droits des minorités nationales
traditionnelles, malgré son importance pour la stabilité et la sécurité,
ne soit pas encore une priorité politique. L’intolérance, l’ignorance,
le manque de confiance mais également la mondialisation ont accéléré
un processus d’assimilation des minorités nationales traditionnelles
à la majorité, processus déclenché par des politiques nationales
ou des motivations personnelles. Si le phénomène se poursuit à ce
rythme, je présage que les minorités nationales seront bientôt menacées.
Les valeurs culturelles humaines et européennes qui forment la richesse
de notre continent seront perdues et la fameuse diversité européenne
pourrait s’estomper.
9. La question des minorités nationales traditionnelles en Europe
est de la plus haute importance et devrait constituer une préoccupation
constante dans le cadre offert par le Conseil de l’Europe et l’Union
européenne. C’est ainsi que nous pourrons prévenir les conflits
et donner corps à l’idée d’une Europe qui soit notre maison commune.
Les conflits ou la paix, le déclin ou la prospérité: tels sont les
enjeux! La question est européenne, mais le risque est mondial.
Interdire la discrimination ne représente pas une solution complète
aux problèmes qui découlent de la situation des minorités nationales
traditionnelles. Le véritable objectif est de mettre fin à leur
assimilation et de faire en sorte que ces minorités puissent se
sentir totalement chez elles sur le territoire où elles sont traditionnellement
installées, intervenir dans les décisions qui les concernent et
exercer de manière autonome leurs droits culturels, éducatifs et
linguistiques. Le principe de subsidiarité devrait prévaloir en
la matière.
2. Origine
du rapport
10. Ce rapport fait suite à une proposition de résolution
présentée par Mme Elvira Kovács et plusieurs de ses collègues (
Doc. 12994). Cette proposition de résolution rappelle que l’année
2013 marque le vingtième anniversaire de la
Recommandation 1201 (1993), par laquelle l’Assemblée invitait pour la première
fois le Comité des Ministres à élaborer un protocole additionnel
à la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5, «la
Convention») sur les droits des minorités, ainsi que le dixième
anniversaire de la
Résolution 1334
(2003) sur les expériences positives des régions autonomes
comme source d’inspiration dans la résolution de conflits en Europe.
11. D’après les signataires de la proposition de résolution, «ces
documents nous rappellent que s’ils souhaitent que la présence des
minorités nationales traditionnelles devienne une source de richesse
culturelle et de stabilité politique, les Etats membres du Conseil
de l’Europe doivent définir un cadre pour la protection des droits
de ces minorités nationales traditionnelles. Il faudra également
prévoir des mécanismes spécifiques permettant de garantir ou de
renforcer la représentation politique et les différents types d’autonomies territoriales
dans le respect des traditions historiques et des normes européennes».
Eu égard à ces considérations, ils suggèrent que «l’Assemblée devrait
élaborer un rapport sur les bonnes pratiques et sur le suivi des
documents susmentionnés pour la protection des droits des minorités
nationales traditionnelles en Europe, et formuler des recommandations
en ce sens à l’attention des Etats membres».
3. Définitions
12. Il n’existe pas encore de définition généralement
acceptée de la notion de «minorité nationale». La Déclaration des
Nations Unies sur les droits des personnes appartenant à des minorités
nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques ne contient
pas de définition juridique, pas plus que la Convention-cadre pour
la protection des minorités nationales (STE n° 157, «la Convention-cadre»).
Cette absence de définition laisse aux gouvernements une assez large
latitude pour sélectionner les minorités auxquelles ils souhaitent accorder
une protection juridique, ce qui peut aisément donner lieu à des
approches différentes selon les Etats membres, même si cela est
contraire à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme. Je suis d’avis qu’une définition européenne claire du terme
de «minorité» devrait être adoptée dans un avenir proche afin d’améliorer
l’efficacité de la protection des minorités.
13. L’Assemblée parlementaire a néanmoins donné une définition
dans sa
Recommandation
1201 (1993): «L’expression “minorité nationale” désigne un groupe
de personnes dans un Etat qui: a) résident sur le territoire de
cet Etat et en sont citoyens; b) entretiennent des liens anciens,
solides et durables avec cet Etat; c) présentent des caractéristiques
ethniques, culturelles, religieuses ou linguistiques spécifiques;
d) sont suffisamment représentatives, tout en étant moins nombreuses
que le reste de la population de cet Etat ou d’une région de cet
Etat; e) sont animées de la volonté de préserver ensemble ce qui
fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs traditions,
leur religion ou leur langue». Je m’appuierai sur cette définition
dans le cadre du mon rapport.
4. Portée du rapport
14. Le terme de «minorités» tel que défini dans la
Recommandation 1201 (1993) désigne à la fois les minorités traditionnelles et nouvelles.
Dans ce rapport, j’examinerai plus particulièrement la question
des minorités nationales traditionnelles, que je définirais comme
un groupe de personnes présent depuis des siècles sur le même territoire
et qui partage une même identité nationale et culturelle. Certains
sont devenus une minorité car les frontières des Etats ont changé;
d’autres ont toujours formé une minorité et ont réussi à préserver
leur identité en tant que telle.
15. J’ai décidé de limiter autant que possible la portée de mon
rapport afin de formuler des recommandations précises, susceptibles
d’avoir davantage d’impact. Conformément à cette approche, bien que
je juge ces questions tout aussi importantes, je n’examinerai pas
ce qu’il est convenu d’appeler les «minorités nouvelles»: les Roms
et les minorités religieuses, car le champ du rapport deviendrait
alors trop vaste. Par exemple, la Charte européenne des langues
régionales ou minoritaires (STE n° 148) elle-même établit une distinction
entre les langues dites «nouvelles» ou souvent non-européennes et
les langues régionales ou minoritaires. Ce texte affirme également
que les langues dites «nouvelles» et les langues régionales ou minoritaires
devraient être traitées séparément
.
16. Dans ce rapport, je souhaite apporter des éclaircissements
sur la situation et les droits des minorités nationales traditionnelles,
et notamment sur leur droit à participer effectivement à la vie
politique et publique et sur l’utilisation des langues minoritaires
dans l’éducation et les médias. Je me pencherai à la fois sur les aspects
individuels et collectifs des droits des minorités.
17. Je citerai les travaux précédents de l’Assemblée et rappellerai
les dispositions de la Convention-cadre et les commentaires du Comité
consultatif pour formuler des recommandations visant à renforcer
la protection des minorités nationales traditionnelles en Europe.
18. Le présent rapport repose sur des recherches documentaires
et sur des données collectées au cours de visites d’information
menées en Italie les 9 et 10 mai 2013, en Finlande les 6 et 7 novembre
2013 et en Serbie du 11 au 13 décembre 2013. Je tiens à remercier
les délégations parlementaires de leur soutien pour la préparation
et le déroulement de ces visites. J’ai également rencontré M. Mark
Lattimer, directeur exécutif de Minority Rights Group International,
après une audition lors d’une réunion de la commission sur l’égalité
et la non-discrimination le 3 décembre 2012, à l’occasion de laquelle
j’ai présenté un schéma de rapport. Les membres de la commission
ont examiné la première version du mémorandum lors de la réunion
de la commission à Varsovie le 18 mars 2013. La commission a tenu
une audition avec Mme Athanasia Spiliopoulou Åkermark, présidente
du Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection
des minorités nationales, et avec M. Stefan Oeter, président du
Comité d’experts de la Charte européenne des langues régionales
ou minoritaires, lors de sa réunion du 17 septembre 2013 à Madrid.
La commission a également tenu une discussion sur la politique linguistique
en Espagne avec la participation de M. Rafael Rodríguez Ponga, secrétaire
général de l’Instituto Cervantes, et de M. Fernando Rey Martínez,
président du Conseil pour la promotion de l’égalité de traitement
et de la non-discrimination en raison de l’origine raciale ou ethnique.
Le 1er octobre 2013, la commission a
tenu une audition sur la participation politique et les autonomies
territoriales avec Mme Michèle Akip, chef du Secrétariat de la Convention-cadre
pour la protection des minorités nationales, et M. Stefan Wolff,
directeur de recherches et du transfert de connaissances, Collège
des études sociales, Université de Birmingham.
19. Je souhaite également remercier les membres de la commission
sur l’égalité et la non-discrimination pour leur participation active
aux discussions concernant ce rapport et pour leurs contributions
et observations tout au long de ce processus.
5. Objectifs du rapport
20. J’espère que ce rapport contribuera à donner une
place plus importante à la question des minorités nationales parmi
les priorités politiques des Etats membres du Conseil de l’Europe.
21. Je tiens à démontrer que le respect des droits des minorités
présente un intérêt pour tous ceux qui vivent dans tel ou tel pays,
qu’ils appartiennent à la majorité ou à des minorités, et que la
protection des minorités renforce la structure démocratique du système
politique.
22. Enfin, je tiens à insister sur le fait que la situation des
minorités nationales traditionnelles comporte une dimension économique
qui est trop souvent négligée. Sur plusieurs territoires pour lesquels
des mesures appropriées ont été prises pour apaiser les tensions
ethniques, on observe une croissance économique importante, qui
donne satisfaction à la fois à l’Etat et aux minorités concernées.
Le Haut-Adige/Tyrol du Sud est un exemple à cet égard.
6. Instruments internationaux
de protection des droits des minorités nationales traditionnelles
23. La protection des droits des minorités nationales
et l’interdiction de la discrimination font aujourd’hui partie intégrante
du système international de protection des droits de l’homme. Le
système international de protection des minorités qui s’est développé
au cours des dernières décennies repose néanmoins principalement
– quoique non exclusivement – sur une logique individuelle.
24. Plusieurs décennies après l’abandon du régime des minorités
de la Société des Nations (et le recul durable du système général
de protection qui a suivi), l’adoption en 1992 par l’Assemblée générale
des Nations Unies de la Déclaration des droits des personnes appartenant
à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques
a marqué la relance et le développement
de la protection et de la promotion des droits des minorités au
niveau mondial.
25. Pour mesurer l’importance globale de la Déclaration pour l’évolution
des droits des minorités, il ne faut pas perdre de vue que son adoption
a été à l’origine de plusieurs développements institutionnels majeurs
dans le domaine de la protection des minorités. Un Commentaire sur
la Déclaration, adopté en 2004
, souligne que la protection des
minorités repose sur quatre conditions: la protection de leur existence
et l’interdiction de leur exclusion, de leur discrimination négative
et de leur assimilation. Il établit également que, si les droits
énoncés dans la Déclaration prennent toujours la forme de droits
individuels, les devoirs des Etats, en revanche, sont en partie
formulés comme des devoirs envers les minorités considérées comme
groupes et que, dans certains cas, la meilleure façon de les appliquer
consistera à mettre en place différents types de participation au processus
décisionnel. La Déclaration sur les droits des peuples autochtones
est un autre instrument des Nations
Unies venu enrichir le cadre juridique dans lequel s’inscrit le
développement des normes relatives à la protection des minorités.
26. Tandis que les instruments mis en place au niveau mondial
tendent à confirmer un degré de protection minimal pour les minorités
nationales, les instruments régionaux peuvent définir des normes
plus élevées. La Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales
, traité multilatéral signé en 1995,
est entrée en vigueur en 1998. Elle constitue aujourd’hui l’instrument
international le plus complet pour la protection des droits des
personnes appartenant à des minorités nationales. A ce jour, 39
Etats sont Parties à la Convention-cadre, quatre Etats – la Belgique,
la Grèce, l’Islande et le Luxembourg – l’ont signée mais pas encore
ratifiée, et quatre autres – Andorre, la France, Monaco et la Turquie
– ne l’ont ni signée ni ratifiée.
27. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires
adoptée en 1992 met l’accent sur l’obligation de l’Etat de protéger
et de promouvoir les langues régionales ou minoritaires en tant
qu’éléments du patrimoine culturel. C’est un instrument international
unique en son genre, qui vient compléter la Convention-cadre
. On relève des ressemblances notables
entre la Convention-cadre et la Charte, notamment dans les dispositions
détaillées de la Partie III de la Charte. «Si la nature et le champ
d’application des deux instruments peuvent donc différer, l’approche
axée sur les droits individuels qui caractérise la Convention-cadre
et la conception plus large de la protection et de la promotion
de la culture qui prévaut dans la Charte ont pour effet de renforcer
le cadre juridique général régissant la protection des droits linguistiques des
personnes appartenant aux minorités nationales
.»
28. L’Assemblée parlementaire a toujours été un moteur de la protection
des minorités dans les Etats membres du Conseil de l’Europe (
Recommandation 1609 (2003) et
Résolution
1334 (2003) sur les expériences positives des régions autonomes
comme source d’inspiration dans la résolution de conflits en Europe,
et
Résolution 1832 (2011) «La souveraineté nationale et le statut d’Etat dans
le droit international contemporain: nécessité d’une clarification»).
Dans sa
Recommandation
1201 (1993), l’Assemblée étend sensiblement sa liste des droits
spécifiques aux minorités, notamment en matière de langues et d’éducation, dans
une proposition de protocole additionnel à la Convention européenne
des droits de l’homme sur les droits des minorités. Je rappellerai
aussi ses
Recommandations
1492 (2001),
1623 (2003),
1766 (2006) et
1713 (2010) concernant les droits des minorités.
29. Outre les documents susmentionnés (Nations Unies et Conseil
de l’Europe), d’autres instruments peuvent présenter un intérêt
pour la protection des minorités nationales traditionnelles. Ils
vont de normes et standards juridiquement contraignants à des recommandations
et lignes directrices. La Convention européenne des droits de l’homme
et la jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits
de l’homme, ainsi que la Charte sociale européenne révisée (STE
n° 163), prévoient la protection des minorités. En outre, les recommandations
et lignes directrices publiées par le Haut-Commissaire de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour les minorités
nationales présentent aussi un intérêt. Les actes, normes et recommandations
du Conseil de l’Europe, de l’OSCE et des Nations Unies ont inspiré
des accords bilatéraux entre Etats. Ces accords bilatéraux, qui
– lorsqu’ils sont respectés – ont pris un caractère juridiquement
contraignant pour les Etats signataires, peuvent contribuer à la
protection des droits des minorités nationales. Sur un plan plus
général, la Convention internationale sur l’élimination de toutes
les formes de discrimination raciale, le Pacte international relatif
aux droits civils et politiques, le Pacte international relatif
aux droits économiques, sociaux et culturels et la Convention relative
aux droits de l’enfant touchent aussi aux droits des minorités.
Dans le cas des minorités nationales vivant dans l’Union européenne,
l’acquis communautaire relatif aux droits linguistiques s’applique,
de même que les traditions constitutionnelles communes aux Etats
membres. Les bonnes pratiques mises en œuvre dans les Etats membres
du Conseil de l’Europe pourraient servir d’inspiration.
30. La Résolution du Parlement européen sur la protection des
minorités et les politiques de lutte contre les discriminations
dans l’Europe élargie (2005/2008(INI)) souligne l’incohérence de
la politique à l’égard des minorités: alors que leur protection
est l’un des critères de Copenhague, la politique communautaire
ne repose sur aucune norme relative aux droits des minorités, et
il n’existe pas de consensus communautaire au sujet des personnes
qui peuvent être considérées comme membres d’une minorité. Le Parlement
européen recommande qu’une telle définition repose sur celle de
«minorité nationale» contenue dans la
Recommandation 1201 (1993) de l’Assemblée. Dans son arrêt
Timichev
c. Russie , la Cour européenne des droits
de l’homme définit les minorités comme des groupes sociaux.
7. Réussites et défis
dans la mise en œuvre de la Convention-cadre pour la protection
des minorités nationales
31. La Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales est l’une des réussites majeures du système international
de protection des minorités. Elle affirme la nécessité de protéger
et de promouvoir les droits des membres de ces communautés, considérés
comme détenteurs de valeurs culturelles et économiques et d’autres
valeurs importantes pour l’ensemble de la société. Les cultures
et les langues minoritaires ne sont plus considérées, du moins en
théorie, comme un problème ou une menace pour l’intégrité de la
société, mais comme une ressource précieuse et souvent sous-exploitée.
Les Etats s’accordent à considérer que la protection des minorités
nationales n’est pas un problème national.
32. La Convention-cadre montre la voie à suivre pour améliorer
le système de protection des minorités. Cependant, il est essentiel
de noter que viser à préserver les cultures ou les langues des minorités
sous leur forme actuelle peut ne pas suffire. La Recommandation
286 (2010) adoptée par le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
du Conseil de l’Europe, intitulée «Les langues minoritaires: un
atout pour le développement régional», précise que «[l]es langues
régionales et minoritaires ne sont pas un luxe inutile: elles font
partie intégrante du riche patrimoine culturel européen et peuvent
contribuer de manière déterminante à l’intégration et à la prospérité
économique de la Grande Europe».
33. Certaines conditions doivent être réunies pour permettre le
développement, et donc la survie, des cultures et des langues minoritaires.
Si un Etat, responsable de la protection d’une minorité nationale
donnée, ne met pas en place toutes les structures adéquates et ne
prend pas les mesures appropriées pour protéger efficacement cette
minorité (sa culture, sa langue et ses membres), la culture minoritaire
en question déclinera, même si l’Etat respecte en théorie toutes
les obligations qu’il a contractées en vertu du droit international.
34. Comme le souligne le professeur Spiliopoulou Åkermark, Présidente
du Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection
des minorités nationales
, «[l]es minorités
ne sont pas des groupes homogènes et monolithiques et il peut être
nécessaire d’appliquer des mesures différentes (…) La Convention est
mise en œuvre et son application contrôlée selon une approche article
par article». Les commentaires (notamment le récent Commentaire
n° 3) du Comité consultatif de la Convention-cadre, fondés sur un
suivi rigoureux de la mise en œuvre de la Convention dans les Etats
Parties, sont à considérer non comme des textes figés, mais comme
des documents dont l’interprétation est appelée à évoluer en même
temps que le processus de suivi de la Convention: ils reconnaissent
que les normes évoluent constamment ou, en d’autres termes, qu’il
est toujours possible de les améliorer.
35. Si le mécanisme de suivi de la Convention-cadre permet d’améliorer
les normes et de définir son champ d’application, certains problèmes
entravent au contraire sa mise en œuvre. Le rythme insuffisant du
processus de ratification de la convention ainsi que les réserves
émises par les Etats Parties tendent à affaiblir sa portée. Notons
cependant que l’amélioration des normes et le développement de bonnes
pratiques dans certains Etats constituent des modèles valables et
des références même pour les Etats qui ne sont pas encore Parties
à la convention. Dans ce contexte, je tiens à rappeler que, selon
l’article 27 de la Convention de Vienne sur le droit des traités,
une Partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne
comme justifiant la non-exécution d’un traité. Par conséquent, les
dispositions de la Convention-cadre s’appliquent à tous les organes
de l’Etat, sans restrictions ni exceptions, quelle que soit sa structure:
fédérale, centralisée ou décentralisée.
36. Bien que la mise en œuvre de la Convention-cadre ait conduit
à l’adoption de solutions novatrices et efficaces, on constate des
lacunes s’agissant de garantir une protection adéquate aux personnes
appartenant à une minorité nationale. Dans certains Etats, le processus
de mise en œuvre de la Convention-cadre a donné lieu à de bonnes
pratiques mais aussi engendré d’importantes difficultés. La protection
des personnes appartenant à une minorité nationale peut être considérée
comme une question politique et son étendue dépend de la situation
politique du moment. L’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti ou
d’une nouvelle coalition interrompt souvent la mise en œuvre des
politiques visant à renforcer cette protection. Ces changements entraînent
aussi parfois un transfert de compétences entre diverses institutions
publiques. En outre, à la suite de changements politiques, certains
Etats mettent en place des politiques de promotion de la langue
et de la culture majoritaires (officielles ou «d’Etat») qui, dans
la pratique, peuvent porter préjudice à la protection des personnes
appartenant à des minorités nationales. Par ailleurs, l’absence
de définition de l’expression «minorités nationales» demeure problématique.
8. Droit à l’identité
37. «Le droit à l’identité représente à bien des titres
l’élément essentiel du corpus des droits de l’homme pour les minorités
– la revendication d’un caractère distinctif et la contribution
d’une culture propre à l’héritage traditionnel, culturel et linguistique
de l’humanité
». La protection de l’identité
est spécifiquement établie à l’article 5.1 de la Convention-cadre,
selon lequel: «[Les Etats Parties] s’engagent à promouvoir les conditions propres
à permettre aux personnes appartenant à des minorités nationales
de conserver et développer leur culture, ainsi que de préserver
les éléments essentiels de leur identité que sont leur religion,
leur langue, leurs traditions et leur patrimoine culturel.» La protection
de l’identité fait partie intégrante d’une politique de non-assimilation.
Cette protection est par ailleurs évoquée à l’article 6 de la Convention-cadre,
qui interdit la discrimination sur la base de l’identité ethnique,
culturelle, linguistique ou religieuse. L’identité à protéger et
à promouvoir peut être l’identité ethnique, culturelle, linguistique
ou religieuse ou l’ensemble de ces identités. Le concept d’identité
est large et important pour les individus et les communautés car
il a trait à leur appartenance et à leur façon de penser, de ressentir
et d’agir. Le respect et la protection de l’identité peuvent donc
être considérés comme des éléments constitutifs du respect de la
dignité humaine.
38. Le droit à l’identité est à la croisée des chemins entre les
droits des droits individuels et collectifs
, présentant
ces deux aspects à la fois, puisqu’il bénéficie aux individus aussi
bien qu’aux communautés
.
Le droit individuel de participer à la vie culturelle, par exemple,
n’a pas de sens en l’absence de communauté.
39. L’article 5.2 de la Convention-cadre interdit l’assimilation
forcée et dispose que «[s]ans préjudice des mesures prises dans
le cadre de leur politique générale d’intégration, les Parties s’abstiennent
de toute politique ou pratique tendant à une assimilation contre
leur volonté des personnes appartenant à des minorités nationales
et protègent ces personnes contre toute action destinée à une telle
assimilation». Dans le cas de minorités nationales traditionnelles
qui ont vécu et développé leurs identités et institutions nationales
pendant des siècles alors qu’elles vivaient sur le même territoire,
je considère que l’intégration en tant que communauté pourrait éviter
une assimilation forcée des groupes minoritaires et une sécession
de certaines parties du territoire de l’Etat. L’intégration en tant
que membre d’un groupe favorise la promotion de la paix et de la stabilité,
alors que l’intégration au niveau individuel peut facilement entraîner
l’assimilation, et donc potentiellement devenir source de tensions
et de risques sécuritaires. Les minorités nationales traditionnelles devraient
être intégrées à la société en tant que communautés. Toutes les
personnalités que j’ai rencontrées dans le Haut-Adige/Tyrol du Sud,
en particulier M. Joseph Marko, directeur de l’Institut des droits
des minorités de l’Académie européenne de Bolzano/Bolzen, ont confirmé
cette analyse. Elle a également été appuyée lors de ma visite d’information
en Serbie.
40. Le droit international en matière de droits des minorités
a clairement fixé les limites des politiques d’intégration: elles
ne peuvent se traduire par une assimilation forcée et par la renonciation
à leur identité spécifique. Les communautés de minorités nationales
traditionnelles doivent mieux s’intégrer à de plus vastes pans de
la société (aux niveaux régional, national et européen, selon les
cas) en tant que communautés autonomes composées d’individus, contribuant
à l’enrichissement culturel et économique de l’ensemble de la société.
Elles doivent préserver leur culture et leur langue en maintenant
(ou en restaurant) et en dirigeant les institutions mises en place
au fil des siècles et en préservant ou en rétablissant le statut
officiel de leur langue, comme l’expriment également les articles
9.1.a.i, 10.1.a.i et 10.2.a de
la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Ces
besoins historiques doivent être considérés comme des droits acquis
et respectés en tant que tels. Une politique d’intégration peut
être conforme aux attentes de la Convention-cadre lorsqu’elle veille
à ce que l’intégration d’une minorité nationale traditionnelle en
tant que groupe ne devienne pas une assimilation forcée ou n’affaiblisse
pas l’identité du groupe installé sur le territoire de l’Etat. Il
est essentiel d’établir une distinction entre l’intégration (de
communautés autonomes), qui est une solution, et l’assimilation
forcée, qui peut violer des droits de l’homme et menacer la sécurité.
9. Droits linguistiques
41. La langue est un aspect essentiel de l’identité culturelle.
Les droits linguistiques et la protection de l’identité des personnes
appartenant aux groupes minoritaires sont étroitement liés et ce
lien est central, car l’usage d’une langue minoritaire est pour
elles l’un des principaux moyens d’affirmer et de préserver leur identité
. Le droit d’utiliser librement et sans
entrave sa langue minoritaire est consacré par l’article 10 de la Convention-cadre
et par l’article 7.1.
d de
la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Les locuteurs
de langues régionales et minoritaires sont un atout précieux car
ils permettent d’établir un lien entre les personnes. Dans son Commentaire
thématique n° 3, le Comité consultatif souligne que «[b]ien que
la Convention-cadre protège les droits des individus appartenant
aux minorités nationales, la jouissance de certains de ces droits
revêt une dimension collective» (paragraphe 3). Comme le précise
la Convention-cadre, «certains droits, dont celui d’utiliser une
langue minoritaire en public, ne peuvent être exercés concrètement qu’en
commun avec d’autres». Le système de protection des droits de l’homme,
plutôt efficace pour garantir le libre usage des langues dans la
sphère privée, ne l’est pas autant lorsqu’il s’agit de faire valoir
le droit d’utiliser une langue dans les relations avec les administrations.
42. L’article premier de la Charte européenne des langues régionales
ou minoritaires définit les «langues régionales ou minoritaires»
comme les langues pratiquées traditionnellement sur un territoire
d’un Etat par des ressortissants de cet Etat qui constituent un
groupe numériquement inférieur au reste de la population de l’Etat, et
différentes de la (des) langue(s) officielle(s) de cet Etat. Elle
n’inclut ni les dialectes de la (des) langue(s) officielle(s) de
l’Etat ni les langues des migrants. Cette définition couvre 84 langues
régionales et minoritaires, utilisées par 206 minorités nationales
ou groupes linguistiques dans 23 des 25 Etats Parties à la Charte européenne
des langues régionales ou minoritaires
.
43. Plusieurs documents, dont le Commentaire n° 3 du Comité consultatif
de la Convention-cadre, soulignent l’importance de la réciprocité
dans les politiques linguistiques: «Pour que les langues moins répandues
soient davantage respectées, les politiques linguistiques devraient
encourager l’utilisation de différentes langues dans les lieux publics,
tels que les centres administratifs locaux, ainsi que dans les médias. Par
ailleurs, s’il est important que les locuteurs de langues minoritaires
apprennent les langues majoritaires, l’inverse est également vrai»
(article 33).
44. En Finlande, la Constitution affirme que le finnois et le
suédois sont les langues nationales officielles. Après la naissance,
les parents décident d’affilier leur enfant à l’une des langues
officielles, le finnois ou le suédois. Lorsqu’il atteint sa majorité
(18 ans), l’enfant peut revenir sur cette décision, puis changer
autant de fois qu’il le souhaite. Dans les municipalités bilingues,
les citoyens doivent avoir accès au même niveau de services en finnois
et en suédois.
45. En Serbie, la loi fédérale de 2002 sur la protection des droits
et des libertés des minorités nationales régit le droit des minorités
à l’éducation dans leur langue maternelle. Une langue minoritaire
peut être utilisée par l’administration locale lorsque 15 % des
habitants appartiennent à la minorité nationale concernée. Selon la
Médiatrice régionale de Voïvodine, la mise en œuvre de cette loi
pose encore des difficultés dans certaines communes.
46. Le Comité consultatif relève dans son troisième Commentaire
thématique que les médias jouent un rôle central pour les droits
linguistiques des minorités nationales: «Le droit de recevoir ou
de communiquer des informations ou des idées dans une langue minoritaire,
prévu à l’article 9 de la Convention-cadre, ne peut s’exercer que
s’il existe des possibilités effectives d’accéder aux médias. La
possibilité de recevoir et de communiquer des informations dans
une langue que l’on comprend parfaitement et dans laquelle on est
à l’aise pour s’exprimer est en outre une condition sine qua non
de la participation égale et effective à la vie publique, économique,
sociale et culturelle». Pour refléter la diversité culturelle et
linguistique d’une société, la radiotélévision de service public
doit garantir une présence suffisante des personnes appartenant
aux minorités et de leurs langues.
47. Je soutiens le Comité consultatif dans sa requête aux autorités
pour qu’elles financent plus généreusement les organisations ou
les médias qui représentent des minorités afin de porter leur identité,
leur langue, leur histoire et leur culture à l’attention de la majorité.
Il convient à cet égard de porter une attention particulière aux
besoins spécifiques des régions rurales et isolées traditionnellement
habitées par un nombre substantiel de personnes appartenant à une
minorité nationale. Le Comité consultatif souligne le rôle important joué
par les médias privés et communautaires pour la réalisation des
droits linguistiques des personnes appartenant aux minorités nationales:
«Entre autres conséquences négatives des quotas, les médias en langues
minoritaires peuvent subir une limitation de leur temps d’antenne,
devoir faire face à des coûts plus élevés en raison des besoins
de doublage ou de sous-titrage dans la langue officielle et même,
dans certains cas, se voir infliger des amendes pour infraction
aux dispositions légales.»
10. Droit à l’enseignement
dans sa propre langue
48. Les droits en matière d’éducation sont étroitement
liés aux droits linguistiques. L’éducation est le vecteur de reproduction
culturelle, de socialisation et de formation de l’identité le plus
important, et donc un moyen irremplaçable de préservation et de
respect de l’identité. L’enseignement dans les langues minoritaires
est vital pour la protection des droits des minorités. On ne saurait
trop souligner l’importance du droit d’utiliser la langue maternelle
dans l’éducation. La langue est une sorte de «digue», qui doit être
considérée comme un élément crucial pour l’accès à tous les niveaux
d’éducation. De fait, l’éducation est essentielle à la survie des
langues des minorités nationales traditionnelles qui constituent
le patrimoine culturel de l’Europe. Dans sa
Recommandation 1353 (1998), l’Assemblée considérait que les minorités devaient
être en mesure d’exprimer leur identité et de développer leur éducation,
leur culture, leur langue et leurs traditions, et qu’il appartenait
aux Etats de prendre toutes les mesures nécessaires à cet effet.
Le droit des personnes appartenant à des minorités nationales ou
ethniques, religieuses et linguistiques d’exprimer leurs propres
particularités et de développer notamment leur culture et leur langue
est également reconnu par la Déclaration des Nations Unies sur les
droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques,
religieuses et linguistiques (1992). La Déclaration reconnaît également
le droit de recevoir une éducation dans sa langue.
49. Le droit d’apprendre sa langue maternelle et de recevoir un
enseignement dans cette langue est reconnu à l’article 14 de la
Convention-cadre comme «l'un des principaux moyens pour ces personnes d’affirmer
et de préserver leur identité». Il est attendu des Etats Parties
qu’ils reconnaissent ce droit dans leur système juridique et éducatif.
L’article 14.1 mentionne explicitement «le droit» des minorités
nationales d’apprendre leur langue minoritaire comme «l’un des principaux
moyens pour ces personnes d’affirmer et de préserver leur identité».
50. L’enseignement dans la langue maternelle est considéré comme
une bonne pratique pour préserver les langues. Cependant, les minorités
nationales traditionnelles ont des difficultés à protéger et à promouvoir
en tant que droits de l’homme le droit à l’éducation dans une langue
minoritaire et celui d’apprendre une langue minoritaire. Dans sa
Recommandation 1740 (2006), l’Assemblée considère que des formes d’enseignement fondées
sur la langue maternelle «augmentent significativement les chances
de réussite scolaire, voire donnent de meilleurs résultats». Il
est incontestable que chaque langue a son propre système logique
qui ne peut être remplacé par la logique d’une autre langue. La
langue maternelle d’un enfant est la langue dans laquelle il s’exprime.
Les Recommandations de La Haye du Haut-Commissaire pour les minorités
nationales de l’OSCE rappellent que les premières années d’enseignement
ont une importance déterminante pour le développement de l’enfant
. Il ressort d’études réalisées dans
le domaine de l’éducation que l’enseignement au niveau préscolaire
et à l’école maternelle doit se faire de préférence dans la langue
de l’enfant. La poursuite de l’enseignement dans la langue maternelle
aux niveaux secondaire et supérieur (y compris dans l’enseignement
professionnel) est indispensable pour les minorités nationales traditionnelles.
Dans sa
Recommandation
1353 (1998), l’Assemblée a rappelé que les gouvernements devaient
éviter d’imposer l’usage exclusif de la langue officielle et s’abstenir
de mettre en œuvre des politiques tendant à l’assimilation des cultures
minoritaires par la culture majoritaire.
51. Le droit des personnes appartenant à des minorités nationales
d’établir et de maintenir leurs propres établissements d’enseignement,
pour lesquels elles demandent des aides privées et publiques, est
protégé par l’article 13 de la Convention-cadre. La formulation
des politiques éducatives devrait prendre en compte les besoins
réels des minorités nationales traditionnelles. Je suis convaincu
que des établissements d’enseignement spécifiques aux minorités
nationales traditionnelles constituent pour elles le meilleur moyen d’apprendre
leur langue en utilisant la méthode de leur propre système d’enseignement
minoritaire. Dans le Haut-Adige/Tyrol du Sud, chaque minorité linguistique
a son propre système éducatif. Dans le système germanophone, les
cours sont dispensés en allemand et l’italien est enseigné comme
langue étrangère. Dans le système italianophone, c’est l’inverse.
Dans le système ladin, la moitié des cours est donnée en allemand et
l’autre moitié en italien, avec deux heures de ladin par semaine.
En Finlande, les enfants parlant finlandais et suédois ont droit
à l’enseignement dans leur langue maternelle. Sur le territoire
sâme, l’enseignement fondamental devrait être principalement dispensé
en langue sâme. L’Etat accorde des subventions supplémentaires aux
entités qui enseignent leur langue maternelle aux enfants sâmes,
roms et migrants.
52. Lorsqu’un enfant est capable de s’exprimer dans sa langue
maternelle comme un locuteur natif, il est en mesure d’apprendre
correctement la langue de la majorité, indispensable pour être compétitif.
Si les politiques d’intégration sont poussées trop loin dans le
domaine de l’éducation, elles se traduisent par l’assimilation et
par la disparition de la langue minoritaire en tant que culture
distincte. L’enseignement de la langue minoritaire aux personnes
qui ne sont pas membres de la minorité peut aussi être utile pour
améliorer la compréhension entre la majorité et les minorités. En
de rares occasions, lorsque le Comité consultatif a pu examiner
la mise en œuvre des dispositions énoncées à l’article 13, il a
indiqué que les établissements d’enseignement et les institutions
pédagogiques privés des minorités étaient une ressource clé pour l’enseignement
en langues minoritaires
. Le
Comité consultatif a salué et encouragé les initiatives des Etats Parties
visant à subventionner les écoles de langues minoritaires privées
.
53. Le Comité consultatif a consacré son premier Commentaire thématique,
adopté le 2 mars 2006, à l’éducation au regard de la Convention-cadre.
Les conclusions suivantes peuvent être tirées de l’analyse du Commentaire.
Concernant la réserve «s’il existe une demande suffisante», le Comité
consultatif encourage les gouvernements à adopter une «approche
plus active en dépit de la faiblesse de la demande». L’accent est
mis sur la continuité de l’enseignement des langues minoritaires
traditionnelles à tous les niveaux, y compris pré- et post-primaires.
Le Comité consultatif souligne également qu’aux termes de l’article
12 de la Convention-cadre, les Etats Parties s’engagent à promouvoir
l’égalité des chances dans l’accès à l’éducation à tous les niveaux
pour les personnes appartenant à des minorités nationales.
54. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires
a été élaborée dans le but de protéger et de promouvoir les langues
régionales et minoritaires en tant que partie intégrante du patrimoine
culturel de l’Europe. Son article 8 vise à assurer que ces langues
soient utilisées dans l’éducation. La France, la Grèce et la Turquie
n’ont pas encore ratifié la Charte. Le système dépend également
de la bonne volonté des Etats et de l’adoption de mesures actives
pour promouvoir l’utilisation des langues régionales et minoritaires.
Ces conditions ne sont pas universellement remplies, et certains
Etats restent hostiles à la Charte ou ne l’appliquent pas effectivement.
Les recommandations du Comité d’experts de la Charte n’ont pas caractère
obligatoire. Dans plusieurs pays, on note des disparités entre la
législation en vigueur et son application. La Charte est un instrument
unique et des échanges sur les bonnes pratiques pour la mise en
œuvre de ses dispositions devraient être encouragés.
55. La Déclaration sur les droits des personnes appartenant à
des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques
et la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, adoptées
par les Nations Unies, comprennent le droit à l’éducation dans sa
propre langue. Malheureusement, ces instruments ne sont pas juridiquement
contraignants. Même s’ils montrent une reconnaissance croissante,
au niveau international, du principe selon lequel le droit de recevoir
un enseignement dans sa propre langue doit être garanti, le fait
est que le droit international n’entérine toujours pas de façon
générale, non équivoque et juridiquement contraignante l’obligation
de respecter ce droit. Au niveau mondial, il reste difficile de
parvenir à un vaste accord international pour faire de ce droit
une norme juridiquement contraignante. Cependant, le Comité des droits
de l’enfant des Nations Unies, dans sa onzième Observation générale
(2009, CRC/C/GC/11), interprète comme suit le droit des peuples
autochtones à l’éducation dans leur langue: «62. L’article 30 de
la Convention consacre le droit de l’enfant autochtone d’utiliser
sa propre langue. Pour pouvoir exercer ce droit, il est essentiel
que l’enfant puisse recevoir un enseignement dans sa propre langue.
L’article 28 de la Convention n° 169 de l’OIT dispose que les enfants
des peuples autochtones doivent apprendre à lire et à écrire dans
leur propre langue et doivent aussi avoir la possibilité d’atteindre
la maîtrise des langues officielles du pays. Les programmes d’enseignement
bilingues et interculturels sont importants pour l’éducation des
enfants autochtones. Dans la mesure du possible, les enseignants
de ces enfants devraient être recrutés au sein des communautés autochtones.
Ils devraient bénéficier de l’appui et de la formation nécessaires
».
56. D’un point de vue juridique, la Convention-cadre pour la protection
des minorités nationales et la Charte européenne des langues régionales
ou minoritaires mentionnent explicitement le droit pour les minorités nationales
traditionnelles non seulement d’apprendre, mais également dans certains
cas de recevoir un enseignement dans leur propre langue – du moins
à certaines conditions. Les dispositions contenues dans ces traités
soulèvent cependant des problèmes et ne tiennent pas vraiment les
promesses qu’elles semblaient porter. Il semblerait malheureusement
que l’enseignement dans la langue maternelle pour les minorités nationales
traditionnelles dépende en grande partie de l’attitude de la majorité
vis-à-vis de la protection des minorités. Je souhaite également
souligner l’importance d’intégrer aux programmes scolaires des cours
sur les minorités afin de sensibiliser les élèves à leur culture,
leur histoire et leurs droits.
11. Droit de participer
à la vie politique et publique
57. Les personnes appartenant aux minorités nationales
traditionnelles devraient pouvoir participer à la vie politique
et publique. Les membres d’une société devraient avoir la possibilité
non seulement de faire valoir leurs intérêts, mais aussi de décider,
directement ou indirectement, par quelles voies et méthodes ils souhaitent
le faire, en tenant dûment compte des principes démocratiques et
de la primauté du droit. De mon point de vue, les organes de l’Etat
devraient associer les représentants des minorités concernées au processus
de décision sur les voies et méthodes possibles de participation.
En participant effectivement à la vie publique, les membres des
minorités nationales peuvent beaucoup apprendre, et devenir des
acteurs démocratiques de la société. La garantie du droit des minorités
nationales à participer à la vie publique constitue ainsi un outil
de démocratisation: elle aide les sociétés à surmonter les clivages
car elle force l’ensemble des parties en lice à se réunir et discuter
du processus.
58. L’article 15 de la Convention-cadre pour la protection des
minorités nationales dispose que les Parties s’engagent à créer
les conditions nécessaires à la participation effective des personnes
appartenant à des minorités nationales à la vie culturelle, sociale
et économique, ainsi qu’aux affaires publiques, en particulier celles
les concernant. De plus, les minorités devraient avoir «la possibilité
de s’exprimer sur des questions qui ne les concernent pas exclusivement,
mais les affectent en tant que membres de la société dans son ensemble»
.
Comme indiqué dans le Commentaire du Comité consultatif sur la participation
effective des personnes appartenant à des minorités nationales à
la vie culturelle, sociale et économique et aux affaires publiques,
«bien que la Convention-cadre protège les droits des individus appartenant
aux minorités nationales, la jouissance de certains droits, y compris
du droit à une participation effective, revêt une dimension collective».
Cela signifie que certains droits ne peuvent être effectivement
exercés qu’en commun avec d’autres personnes appartenant à des minorités
nationales. Si l’article 15 est l’article central de la Convention-cadre
concernant le droit à la participation effective, cette dernière
est également au cœur de la jouissance pleine et entière d’autres
droits protégés par la convention. «La relation entre l’article
15 et les articles 4 et 5 est, dans ce contexte, particulièrement
importante. Ces trois articles peuvent être comparés aux trois angles d’un
triangle qui, ensemble, forment les principaux fondements de la
Convention-cadre
.»
59. L’article 4 exige des Etats qu’ils s’engagent à promouvoir
l’égalité pleine et effective des personnes appartenant à des minorités
nationales dans tous les domaines de la vie. Cela implique le droit
à l’égalité devant la loi et à une égale protection de la loi et
le droit à une protection contre toutes les formes de discrimination
fondée sur l’origine ethnique et d’autres motifs. Par ailleurs,
l’égalité pleine et effective suppose également pour les autorités
de prendre des mesures spécifiques pour combattre les inégalités
passées ou structurelles et garantir l’égalité des chances, dans
divers domaines, aux personnes appartenant à des minorités nationales
ainsi qu’à la population majoritaire. Dans son étude
intitulée «The Law and Politics of Diversity
Management: A Neo-institutional Approach», Joseph Marko note: «Ainsi,
le concept d’égalité “substantive” impose à l’Etat non seulement
de s’abstenir de tout acte discriminatoire, mais également d’intervenir
par le biais de “mesures positives” dans les systèmes économique
et social dans le but de lever les barrières factuelles posées à
“l’égalité des chances”, voire de garantir “une égalité pleine et
effective”, telle que prescrite par l’article 4 de la Convention-cadre
du Conseil de l’Europe pour la protection des minorités nationales.
Ainsi, seuls des “mesures positives” et des “droits spéciaux” définis
sous forme de droits collectifs sont susceptibles de remédier à
ces inégalités sociales factuelles. Les droits propres à des groupes
tels que des “droits spéciaux” pour les minorités ou leurs membres
ne restreignent pas, par définition, les droits individuels, mais
peuvent – et la plupart du temps doivent – les compléter afin d’assurer
une gestion “effective” de la diversité et, par là, de surmonter
les inégalités structurelles ou de garantir une égalité institutionnelle. Pour
renforcer l’efficacité des droits de l’homme et des minorités, il
est donc encore plus important de disposer d’une combinaison de
droits individuels et de groupes, spécifique au pays, à la culture
et au contexte.»
60. L’article 5 impose aux Etats Parties l’obligation de s’engager
«à promouvoir les conditions propres à permettre aux personnes appartenant
à des minorités nationales de conserver et développer leur culture,
ainsi que de préserver les éléments essentiels de leur identité
que sont leur religion, leur langue, leurs traditions et leur patrimoine
culturel», de manière à garantir efficacement leur droit à l’identité.
Comme le souligne le rapport explicatif de la Convention-cadre,
les Etats pourraient – dans le cadre de leur ordre constitutionnel
– promouvoir diverses mesures, notamment des mécanismes de consultation,
l’association des personnes appartenant à des minorités nationales
à l’élaboration, à la mise en œuvre et à l’évaluation des plans
et programmes de développement national et régional susceptibles
de les toucher directement, la participation de ces personnes aux
processus de décision et aux instances élues aux plans national
et local, ou des formes autonomes, décentralisées ou locales d’administration.
L’Assemblée suédoise de Finlande, un organe pluripartite, peut participer
à la rédaction des lois lorsque celles-ci sont relatives aux intérêts
des suédophones. En Serbie, des conseils des minorités nationales
ont été établis pour permettre aux minorités d’exercer leurs droits
dans le domaine de la culture, de l’éducation et de l’information
. Dans
certains cas, les Etats devraient mettre en place de nouvelles institutions
et prendre des mesures supplémentaires pour garantir le droit des personnes
appartenant aux minorités nationales à une participation effective
à la vie politique et publique.
61. Dans certains cas, l’Etat devrait créer – par la voie juridique
ou tout autre moyen approprié – le cadre démocratique de la vie
politique et publique des minorités, en veillant à ce que la diversité
des points de vue des membres d’une communauté minoritaire puisse
y être représentée. Selon une recommandation adoptée par l’Assemblée
en 2001, «la légitimité démocratique exige une égale participation
de tous les groupes sociaux au processus politique»
. Cela s’applique également au sein
de la communauté minoritaire (société minoritaire) elle-même.
62. Il existe plusieurs façons, tant en théorie qu’en pratique,
de résoudre le problème de la légitimité démocratique au sein d’une
communauté minoritaire, par exemple diverses formes d’auto-gouvernance
ou même d’autonomie des minorités fondées sur des modèles territoriaux
ou non territoriaux. Selon le Comité consultatif, «la Convention-cadre
ne prévoit pas de droit pour les personnes appartenant à des minorités nationales
à l’autonomie (...) Cela étant, (...) des dispositions en matière
d’autonomie (...) peuvent favoriser une participation plus effective
des personnes appartenant à des minorités nationales à divers domaines
de la vie»
. Comme le souligne à juste titre la
Résolution 1334 (2003) de l’Assemblée sur les expériences positives des régions
autonomes comme source d’inspiration dans la résolution de conflits
en Europe, «[a]fin d’apaiser les tensions internes, le pouvoir central
doit faire preuve de compréhension lorsque des groupes minoritaires, notamment
lorsqu’ils sont numériquement importants et établis de longue date
dans une région, ont des revendications précises concernant leurs
droits relatifs à une plus grande autonomie dans la gestion des affaires.
En aucun cas, toutefois, la mise en place d’une autonomie ne doit
donner l’impression aux citoyens que l’administration locale est
l’affaire exclusive de cette minorité»
. Par ailleurs, le
Forum des Nations Unies sur les questions relatives aux minorités
estime, dans ses recommandations thématiques de 2009 concernant les
minorités et leur participation effective à la vie politique, que
«[d]ans les zones géographiques à forte concentration de groupes
minoritaires, il faudrait envisager, le cas échéant, de déléguer
des pouvoirs, en créant des entités autonomes ou d’autres subdivisions
territoriales»
. Le partage du pouvoir étant
un élément constitutif de la démocratie, la mise en place et le
fonctionnement d’une entité autonome peuvent être considérés comme
faisant partie du processus de démocratisation d’un Etat
:
«La démocratie est un processus continu et perpétuel
.»
«L’autonomie peut être considérée comme un instrument pour la protection des
minorités si elle est comprise comme un outil de gestion territoriale»,
a souligné M. Francesco Palermo, premier vice-président du Comité
consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales,
au cours de ma visite d’information en Italie
.
63. Dans les scénarios les plus favorables, des mécanismes inter-institutionnels
permanents de dialogue interculturel sont déjà en place et permettent
d’associer les représentants des minorités nationales au processus
politique et social de mise en œuvre de la Convention-cadre ainsi
qu’à d’autres processus politiques. Cela peut passer par différents
types d’autonomie ou par une représentation politique à tous les niveaux
.
Dans certains cas, les revendications relatives aux droits touchant
à l’identité ne sont pas une simple affaire de protection. Les membres
du groupe réclament également la promotion de leur identité. Le développement
et la promotion de l’identité nécessitent souvent des mesures spécifiques
visant à faciliter le maintien, la reproduction et l’évolution de
la culture des minorités
.
Un groupe minoritaire doit être en mesure de préserver sa propre
culture et de promouvoir son identité, mais aussi de participer
à la vie publique de l’Etat, s’agissant en particulier des questions
touchant à sa culture, son identité et ses institutions. La manière
dont ce droit peut être défini et exercé dépend dans une large mesure
du type de groupe minoritaire concerné. Par exemple, pour les minorités
importantes en nombre et fortement soudées, la participation aux
affaires du pays, tant dans l’ensemble que pour des questions touchant
le groupe, revêt un intérêt particulier. En revanche, les groupes
aux effectifs peu nombreux et plus dispersés sont surtout intéressés
par la participation effective à la prise de décisions les concernant.
L’objectif principal du Parlement sâme est de protéger et de promouvoir
la langue et la culture sâmes. Ses membres peuvent faire des propositions
aux autorités à cet égard. En Serbie, le seuil de 5 % pour les partis
représentant des minorités nationales et les coalitions de partis
de minorités nationales a été supprimé en 2004, ce qui a contribué
à une meilleure représentation des minorités au parlement.
64. Dans ces contextes, il faut aussi tenir compte de la forme
d’implantation du groupe minoritaire: pour une minorité historique
vivant en communauté compacte, la meilleure des solutions sera probablement
de négocier une forme d’autonomie territoriale, tandis que pour
les groupes dispersés au sein de la majorité sans former eux-mêmes
de majorité dans une région donnée, d’autres formes d’institutionnalisation
de ces droits s’imposent, comme par exemple des formes d’autonomie
non territoriales et fonctionnelles. De toute évidence, on entend
par participation effective à la vie publique la participation à
la vie politique et une représentation adéquate, mais également
la participation à la vie culturelle, sociale et économique
. Ainsi, décentralisation territoriale
et participation des minorités à la vie politique et publique vont
de pair et poursuivent un même objectif, en l’occurrence le partage
du pouvoir.
65. Il est clair que le droit à l’autonomie n’existe qu’en tant
qu’émanation du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Dans son
rapport, Marina Schuster souligne à juste titre que: «L’autodétermination
de groupes minoritaires doit plutôt s’inscrire dans une participation
au gouvernement d’Etat, et sous forme de délégation de pouvoir dans
un processus d’autonomie régionale – autonomie qui doit recouvrir
les secteurs de l’éducation et de la culture, entre autres, mais
qui ne doit pas conduire à l’indépendance
.» En outre,
le fait d’exercer ce droit à «l’autodétermination interne» n’entrave
pas le droit des Etats à l’intégrité territoriale; le phénomène
de l’autodétermination interne peut donc résoudre le conflit potentiel
entre intégrité territoriale et autodétermination. L’extension du
processus décisionnel aux échelons inférieurs est directement proportionnelle
au niveau de maturité et de démocratie d’une société. Les minorités
nationales traditionnelles ont ainsi de meilleures chances de gérer
elles-mêmes leurs propres affaires. Les îles Åland, par exemple,
ont leur propre administration, assortie du droit de légiférer et
de fournir des services publics dans les domaines de l’éducation,
de la santé, de la culture et de l’administration locale.
66. La Charte européenne de l’autonomie locale (STE n° 122), élaborée
au sein du Conseil de l’Europe, est le premier instrument juridique
multilatéral à définir et à protéger les principes de l’autonomie
locale, l’un des piliers de la démocratie. Il revient au Conseil
de l’Europe de la défendre et de la développer. On peut espérer qu’elle
apportera une contribution substantielle à la protection et au renforcement
des valeurs communes européennes
.
Depuis le 30 octobre 2013, elle est ratifiée par tous les Etats
membres du Conseil de l’Europe. Elle énonce les principes de fonctionnement
démocratique des communautés et constitue le premier traité à établir
les principes du transfert des compétences vers les collectivités
locales. Ce principe, connu sous le nom de principe de subsidiarité,
permet la décentralisation du pouvoir vers le niveau le plus proche
des citoyens
. Selon
la Charte, «Les Etats s’engagent à respecter un noyau dur de principes
fondamentaux pour lesquels aucune réserve n’est possible. Par exemple,
le droit des citoyens de participer à la gestion des affaires publiques,
ainsi que les droits principaux des collectivités à l’autonomie,
aux élections des organes locaux, à des compétences, structures
administratives et ressources financières propres, ou encore au
recours juridictionnel en cas d’ingérence par d’autres niveaux
». Les dispositions substantielles de la
Charte visent à protéger les éléments essentiels de l’autonomie
locale. En vertu de son article 2, le principe de l’autonomie doit être
reconnu dans la législation nationale et, quand cela est possible,
dans la Constitution. Par ces principes fondateurs, la Charte vise
à assurer une compatibilité entre les différentes structures des
communautés locales dans les Etats membres du Conseil de l’Europe.
Cependant, le but final reste le respect de toutes les dispositions
de la Charte
.
L’article 7 du projet de Charte de l’autonomie régionale
propose
que «ce qui a été atteint avec la Charte européenne de l’autonomie
locale doit être pleinement respecté».
67. Selon M. Wolff, les accords d’autonomie territoriale réduisent
de moitié les risques de conflits violents intra-étatiques centrés
sur les territoires par rapport aux autres structures étatiques.
Les accords d’autonomie territoriale combinés à une forme de gouvernement
parlementaire et à un système électoral de représentation proportionnelle
réduisent ces risques de plus de 70% par rapport aux autres combinaisons
institutionnelles
. Sur
les 12 Etats d’Europe occidentale où des minorités nationales ont
demandé des dispositions territoriales de gestion autonome, seul
un (la Grèce) a refusé; dix Etats (Belgique, Danemark, Espagne,
Finlande, France, Italie, Portugal, Royaume-Uni, Suède et Suisse)
accordent une autonomie territoriale à au moins un groupe, même
s’ils peuvent le refuser à d’autres
.
En Europe occidentale, l’attribution d’une gestion autonome au niveau
territorial est la norme, quelle que soit la combinaison des facteurs
historiques
.
12. Défis relatifs
à la situation et aux droits des minorités nationales traditionnelles
12.1. Démographie
68. Facteur décisif pour toutes les sociétés européennes,
la démographie est encore plus cruciale pour la survie des minorités
nationales traditionnelles. En l’absence de toute forme d’autonomie,
les personnes appartenant à une minorité adaptent généralement leurs
stratégies de vie individuelles aux modèles les plus simples, par
exemple en acceptant une scolarité de meilleure qualité dans la
langue officielle de l’Etat ou en renonçant à la langue maternelle
de la minorité pour l’éducation de leurs enfants. Cela signifie
que parallèlement aux politiques menées par certains Etats pour
décourager l’utilisation de la langue minoritaire, beaucoup d’enfants
issus de la minorité ou de couples mixtes, scolarisés dans des établissements d’enseignement
dans la langue nationale, s’identifient à la population majoritaire.
Ce phénomène est plus particulièrement tangible dans les zones urbaines
et dans celles où la minorité représente moins de 30 % de la population.
Dans certains cas
,
on s’attend prochainement à un véritable effondrement démographique.
Je constate que Ies politiques nationales d’intégration orientées
vers les individus conduisent facilement à une assimilation, alors
que celles s’adressant aux communautés permettraient une coexistence
plus harmonieuse des populations majoritaire et minoritaire.
69. Certains facteurs de déclin démographique affectent également
la société majoritaire, comme l’émigration ou les faibles taux de
natalité, mais l’émigration vers l’«Etat-parent» est un facteur
additionnel pour les personnes appartenant à une minorité. D’un
autre côté, bien que la natalité puisse être identique pour les deux
communautés, une fois atteint l’âge adulte, beaucoup de personnes
issues d’une minorité se déclarent membres de la communauté majoritaire.
70. En plus des faibles taux de natalité, l’assimilation, l’homogénéisation
culturelle et l’émigration, notamment vers les Etats-parents, se
répercutent sur l’importance numérique des minorités nationales traditionnelles.
Les Etats devraient aider les minorités et communautés nationales
présentes sur leur territoire à rester dans leur région natale,
à s’y développer et à y prospérer.
12.2. Impact de la crise
économique sur la protection des minorités nationales traditionnelles
71. Les minorités contribuent de manière significative
à l’économie du pays où elles vivent. Le produit intérieur brut
(PIB) par habitant est bien au-dessus de la moyenne de l’Union européenne
au Groenland, en Catalogne, en Ecosse, au Pays basque, dans le Haut-Adige/Tyrol
du Sud, dans les îles Féroé et dans les îles Åland, qui sont toutes
des régions bénéficiant d’un certain niveau d’autonomie
. L’instrument d’autonomie le plus
efficace est le contrôle de la répartition des avoirs et de la structure
du régime fiscal. Par exemple, alors que la Catalogne représente
16 % de la population espagnole
, 20 % du PIB du pays est produit
dans cette communauté autonome
. L’Ecosse contribue également
à faire monter la moyenne de l’Union européenne: le PIB par habitant
en Ecosse est non seulement plus élevé que la moyenne de l’Union
européenne mais aussi supérieur au PIB du Royaume-Uni. Dans le Haut-Adige/Tyrol
du Sud, 90 % des impôts prélevés reviennent à la province, où le
gouvernement provincial décide de la répartition des ressources.
Chaque habitant doit déclarer à quel groupe linguistique il appartient.
La répartition des postes dans l’administration publique et celle des
financements de programmes culturels correspond au pourcentage des
personnes ayant déclaré appartenir à l’un ou l’autre groupe
.
72. Certaines minorités nationales ont une identité étroitement
liée à l’exercice de certains métiers. Tel est le cas du peuple
autochtone Sâme qui vit dans le nord de la Finlande. La Déclaration
sur les droits des peuples autochtones adoptée par l’Assemblée générale
des Nations Unies le 13 septembre 2007 et la Convention relative
aux peuples indigènes et tribaux (1989) (n° 169) assurent la protection
des professions liées à l’identité des peuples autochtones. La Finlande
n’a pas encore ratifié cette convention, ce qui a provoqué des différends entre
les autorités finnoises et le peuple sâme sur des questions territoriales.
Le droit des Sâmes à conserver leurs modes de subsistance traditionnels
est garanti par la Constitution finlandaise.
73. L’Europe ne peut se construire uniquement sur des solutions
individuelles particulières, déterminées par les enjeux de pouvoir
découlant de certaines situations concrètes. Conformément à ses
traditions démocratiques, l’Europe devrait comprendre que des solutions
qui ont déjà fait leurs preuves dans certaines situations (par exemple
l’autonomie) devraient être accessibles à tous les groupes de personnes
connaissant une situation analogue. Dans un premier temps, il convient
que ces solutions soient admises dans le champ politique paneuropéen
comme des objectifs politiques légitimes.
74. Le développement de certaines régions sert aussi les intérêts
économiques de la société majoritaire. Du fait de leurs liens historiques
et culturels, les minorités nationales traditionnelles établissent
avec leur Etat-parent des relations formelles et informelles qui
facilitent le développement du territoire considéré, y compris sur
le plan économique.
75. Les minorités nationales traditionnelles ont été particulièrement
touchées par la crise économique et financière. Cette crise pourrait
avoir une incidence sur certains niveaux d’autonomie, étant donné
que les interventions du gouvernement central pourraient être plus
nombreuses à l’avenir. Les personnes appartenant aux minorités sont
généralement sous-représentées dans les professions les plus compétitives
et ont souvent moins accès à un enseignement adéquat. En effet,
c’est la société majoritaire qui décide pour la minorité nationale
traditionnelle combien de personnes devraient bénéficier de ressources
éducatives, pour quelles filières professionnelles et à quels niveaux.
13. Conclusions
76. Il est important que les Etats européens admettent
et reconnaissent le fait que la protection des droits des minorités
nationales est aussi source de paix, de stabilité, de prospérité
économique et de développement pour la population majoritaire. Les
avantages que la majorité tire de ces droits excèdent les inconvénients qu’elle
pourrait rencontrer, ou qu’elle redoute sur la base d’une image
de l’Etat héritée des XVIIIe et XIXe siècles.
Si elle ne garantit pas la protection des droits des minorités nationales
traditionnelles, l’Europe mettra sa sécurité et sa stabilité en
péril. La stabilité, la sécurité, la paix et la croissance de la
puissance européenne sont dans l’intérêt de tous. Tel était aussi
le rêve de Robert Schumann.
77. Les nations majoritaires et minoritaires d’Europe devraient
unir leurs forces pour préserver la dignité humaine, les droits
et les libertés collectifs et individuels. Le Comité consultatif
de la Convention-cadre a conclu que la jouissance de certains de
ces droits revêtait une dimension collective. En fait, certains
droits, dont celui d’utiliser une langue minoritaire en public,
ne peuvent être exercés concrètement qu’en commun et en interaction
avec d’autres. Au cours de ma visite d’information en Italie (Haut-Adige/Tyrol
du Sud), les collectivités locales et les chercheurs ont confirmé
la complémentarité des droits individuels et de certains droits
collectifs, notamment pour l’utilisation de sa propre langue. «Le
renforcement des droits des minorités bénéficie à tous», selon Eva
Biaudet, Médiatrice pour les minorités en Finlande
.
78. La tâche principale du législateur, à mon avis, consiste à
concilier le droit à l’autodétermination interne, l’intégrité de
l’Etat et la souveraineté nationale de façon à apaiser les haines,
à désamorcer les tensions et à transformer l’intolérance en tolérance.
Dans ce contexte, la
Résolution
1832 (2011) de l’Assemblée «La souveraineté nationale et le statut
d’Etat dans le droit international contemporain: nécessité d’une
clarification» montre la voie à suivre. La mission des principaux
groupes politiques consiste également à concilier les responsabilités
de la société majoritaire avec ses intérêts à long terme.
79. Pour les Etats membres ayant ratifié la Convention-cadre pour
la protection des minorités nationales et la Charte européenne des
langues régionales ou minoritaires, l’offre aux minorités nationales
traditionnelles d’un enseignement adéquat dans leur langue maternelle
n’est plus un choix, mais une obligation juridique. Ces instruments
instaurent l’obligation de respecter le droit à un enseignement
de/dans la langue minoritaire et d’éviter les mesures qui font obstacle
à l’exercice de ce droit. Or, les activités de suivi des comités
d’experts créés en vertu de ces deux instruments montrent clairement
que, si les politiques éducatives sont souvent excellentes du point
de vue théorique, leurs perspectives de mise en œuvre restent assez
précaires au niveau des Etats. Dans certains Etats européens, il
convient en outre d’améliorer résolument la qualité du système d’enseignement
des/dans les langues minoritaires.
80. Une Europe de sécurité et de prospérité est nécessairement
une Europe de diversité. Diversité des cultures, des langues et
des religions mais en aucun cas diversité des droits: il ne doit
pas y avoir de citoyens de seconde zone. Pour parvenir à une unité
stable et durable, une Europe prospère doit défendre et préserver sa
diversité.
81. L’avenir repose sur la promotion d’une coexistence paisible
entre les minorités traditionnelles et la majorité. La coexistence
des peuples, notamment des minorités nationales traditionnelles
et de la population majoritaire, c’est l’art de vivre ensemble et
non simplement les uns à côté des autres. Les minorités nationales traditionnelles
ont réellement besoin que leur identité culturelle soit reconnue
par la majorité pour se sentir pleinement chez elles. Pour citer
Mme Gordana Stamenić, secrétaire d’Etat auprès du ministre serbe
de la Justice et de l’Administration publique, «la stabilité de
notre société dépend des droits des minorités nationales»
. Au cours de ma visite
d’information dans le Haut-Adige/Tyrol du Sud, j’ai appris que la cohabitation
italo-germanique avait connu différentes étapes: au lendemain de
la seconde guerre mondiale, on avait une situation des «uns contre
les autres». L’étape suivante fut celle «des uns à côté des autres»,
alors que nous en sommes aujourd’hui à celle «des uns avec les autres».
La prochaine phase, tant souhaitée et attendue, sera celle «des
uns pour les autres
». Je suis
convaincu que l’Europe peut remporter la compétition mondiale à
condition que nous parvenions tous au minimum à la phase «des uns
avec les autres».
82. Le 31 octobre 2013, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
a adopté la Résolution 361 (2013) sur «les régions et territoires
disposant d’un statut spécial en Europe», reconnaissant que ce statut
spécial avait apporté stabilité et prospérité à ces régions et Etats.
La résolution souligne que le développement prospère des Etats européens
dans un climat de paix dépendra des progrès en matière de prévention
et de résolution des conflits. Pour cela, il faudra qu’existe la
volonté politique de poursuivre un dialogue politique pacifique
et d’avancer vers la négociation de solutions constitutionnelles
et juridiques, en vue de développer des modèles de gouvernance démocratique
décentralisée pour des régions avec des identités spécifiques.
83. Jusqu’à présent, beaucoup de progrès ont été réalisés dans
le domaine de la protection des minorités nationales traditionnelles,
et ce même par des Etats qui n’ont pas signé la Convention-cadre,
mais l’expérience montre que de nombreux efforts doivent encore
être déployés car la non-discrimination ne suffit pas à prévenir l’assimilation.
Les valeurs culturelles humaines et européennes qui forment la richesse
de notre continent pourraient se perdre, et la fameuse diversité
européenne pourrait s’estomper.
84. Le statut juridique et la protection des minorités nationales
traditionnelles doivent être établis à la fois au niveau national
et européen. Nous devrions envisager l’avenir comme des partenaires,
disposés à coopérer solidairement dans l’intérêt de nos enfants
et de nos pays. Nous devrions tous aspirer à une solution durable dans
le cadre européen. Cela serait possible, j’en suis convaincu, si
les nations et Etats européens finissaient tous par comprendre que
sans tolérance, sans partenariat, sans solidarité et sans coopération,
il n’y aura d’avenir pour aucun d’entre nous.