1. Introduction
1. Le 21 mars 2014, deux propositions de résolution
ont été déposées concernant les pouvoirs de la délégation russe.
La première (
Doc. 13457), signée par 74 membres, demandait à l’Assemblée parlementaire de
réexaminer, en vertu de l'article 9.1.
a du
Règlement de l'Assemblée, les pouvoirs ratifiés de la délégation russe
pour des raisons substantielles. Condamnant «sans réserve la violation
de l'intégrité territoriale et de la souveraineté de l'Ukraine par
les forces armées de la Fédération de Russie au début du mois de
mars 2014» et se déclarant «extrêmement préoccupé[s] par le fait
que les membres de la Chambre haute du Parlement russe aient autorisé
par avance à l'unanimité une telle action», les signataires faisaient
part de leur conviction d’«être en présence d'une grave violation
des principes fondamentaux du Conseil de l'Europe mentionnés dans
l’article 3 et dans le préambule du Statut».
2. La deuxième proposition, qui portait sur la suspension des
droits de vote de la délégation russe (article 9 du Règlement de
l'Assemblée) (
Doc. 13459
corr), a été signée par 53 membres. Les signataires se déclaraient
en particulier très préoccupés par «le manque de respect persistant,
par la Fédération de Russie, de ses obligations et engagements»
comme le prouvaient les «actions menées par les forces militaires
russes dans la péninsule de Crimée, ainsi que les menaces explicites
d'actions militaires dans le reste du territoire ukrainien». En
outre, ils soulignaient que «l'intervention de forces armées sur
le territoire de l'Ukraine a été autorisée par le Conseil de la
Fédération de Russie le 1er mars 2014».
3. Conformément à l'article 9.2 du Règlement, le Bureau de l’Assemblée,
lors de sa réunion du 7 avril 2014, a proposé de renvoyer les deux
propositions à la commission de suivi pour rapport et à la commission
du Règlement, des immunités et des affaires institutionnelles pour
avis. Ce renvoi a été confirmé par l’Assemblée à l’ouverture de
la deuxième partie de session.
4. J'ai été désigné rapporteur par la commission de suivi lors
de sa première réunion pendant la partie de session, le 7 avril
2014. Il était convenu qu’afin de satisfaire aux exigences de la
procédure accélérée, un projet de rapport et de résolution serait
soumis à la commission pour examen et adoption dès le 8 avril 2014.
5. Il semble approprié de souligner que mon mandat est spécifiquement
limité à la question des pouvoirs déjà ratifiés de la délégation
russe, à savoir, s’ils doivent être ou non confirmés, annulés ou
confirmés sous réserve de restrictions comme prévu à l’article 9.4.a, b ou c, à la lumière des développements
récents qui sont mentionnés dans les deux propositions déposées.
6. Le présent rapport ne porte donc pas sur la situation en Crimée
et ne fera référence aux événements en Ukraine que si cela est directement
utile à l'appréciation des actions menées par les autorités de la Fédération
de Russie et du respect de leurs obligations et engagements découlant
de leur appartenance au Conseil de l'Europe.
7. Il convient de mentionner qu’un rapport spécifique sur la
situation en Ukraine, préparé par les corapporteures sur ce pays,
sera présenté par la commission de suivi pour débat selon la procédure
d’urgence au cours de la présente partie de session de l’Assemblée.
Lorsque cela est pertinent, je fais référence à ce rapport.
8. Il va sans dire que je n’ai pas mandat pour évaluer de manière
générale le respect par la Russie de ses obligations et engagements,
ce qui est la tâche des corapporteures sur la Russie. En conséquence,
je ne me réfère qu’aux obligations et engagements qui présentent
un intérêt direct pour l'objet du présent rapport.
2. Sujets
d’inquiétude à propos des actions de la Fédération de Russie
9. Depuis novembre 2013, à la suite d’une décision inattendue
du Président Ianoukovitch de ne pas signer un accord d’association
avec l’Union européenne à Vilnius, d’immenses manifestations ont
eu lieu quotidiennement à Kiev et dans d’autres régions de l’Ukraine.
Plus de 80 personnes ont perdu la vie au cours de ces manifestations.
Le 21 février 2014, dans une tentative pour calmer la situation,
les ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais,
en présence de M. Loukine pour la Fédération de Russie, négocient un
compromis prévoyant notamment une élection présidentielle anticipée
en décembre 2014. Le 22 février 2014, cependant, le Président Ianoukovitch
disparaît. La Verkhovna Rada vote par conséquent à la majorité des
deux tiers: a) de revenir aux amendements constitutionnels de 2004;
et b) de destituer le Président Ianoukovitch. Le 23 février 2014,
la Verkhovna Rada élit un président par intérim et, le 27 février
2014, un nouveau gouvernement de coalition par intérim est formé
à Kiev. Une élection présidentielle anticipée est prévue pour le
25 mai 2014. Cela met fin à trois mois de manifestations antigouvernementales
et aux effusions de sang.
10. Alors qu’une majorité écrasante de la communauté internationale,
dont l’Union européenne, les Etats-Unis et les Nations unies, reconnaît
sans réserve les nouvelles autorités ukrainiennes, la Fédération
de Russie refuse de le faire, qualifiant le nouveau gouvernement
d’«illégitime» et refusant tout dialogue direct. Le Président destitué
Ianoukovitch, qui est réapparu en Fédération de Russie le 28 février
2014, est autorisé à organiser une conférence de presse, au cours
de laquelle il annonce qu’un «coup d’Etat» a eu lieu dans son pays
et demande de l’aide au Président russe.
11. Je suis confiant que, dans leur rapport, les corapporteurs
sur le suivi des obligations et des engagements de l’Ukraine feront
une analyse approfondie et équilibrée des développements eu égard
au fonctionnement des institutions démocratiques dans ce pays, et
je ne vais pas interférer dans leur travail. Je suis certain qu’ils
tiendront pleinement compte de la complexité de la situation et
qu’ils évalueront les actions – et peut-être les erreurs – des nouvelles
autorités de transition en Ukraine.
12. Dans le présent rapport, cependant, je souhaite souligner
qu’en ces temps très difficiles, dès le tout début de la mise en
place des nouvelles autorités à Kiev, et même avant, les autorités
russes n’ont pas ménagé leurs efforts pour discréditer – au moyen
d’accusations injustifiées – le consensus politique fragile. En particulier,
elles ont fait de nombreuses déclarations qui, en dépit de l’absence
de preuves matérielles, n’ont cessé de se référer à la nature «fasciste»
et «néonazie» du Gouvernement ukrainien et des forces qui l’ont amené
au pouvoir, l’accusant d’actions qui n’ont par la suite pas été
confirmées et attisant ainsi les peurs de la population russophone
.
13. Dans son discours prononcé devant les deux chambres du Parlement
russe le 18 mars 2014, le Président Poutine déclare: «Des nationalistes,
des néo-Nazis, des antisémites et des russophobes sont les principaux
responsables du coup d’état et même aujourd’hui, ce sont eux qui
décident principalement de la vie en Ukraine».
14. De même, de nombreux responsables russes se réfèrent à des
présumées violences et menaces de violence contre la population
russophone, ainsi qu’à des cas présumés de violations des droits
de l’homme et des droits des minorités. De nombreux éléments de
preuve apportés par la société civile nationale et internationale,
par des organisations comme l’OSCE et par des journalistes indépendants,
ainsi que des déclarations des personnes concernées sont venus réfuter
ces graves accusations, qui généralisaient quelques cas isolés et
comportements marginaux.
15. Pour illustrer ce phénomène, j’aimerais attirer l’attention
sur la déclaration faite par le représentant russe, M. Vitaly Tchourkine,
au Conseil de sécurité des Nations Unies lors de sa réunion extraordinaire
du 3 mars 2014, au cours de laquelle il a cité une présumée attaque
du célèbre monastère des grottes à Kiev, qui a fait l’objet d’une
large couverture dans les médias russes. Cependant, avant même cette
déclaration, les autorités du monastère avaient déclaré qu’aucune
attaque n’avait eu lieu.
16. Répondant aux questions sur le prétendu antisémitisme pendant
les manifestations en Ukraine, le Grand Rabbin d’Ukraine, Iakov
Dov Bleich, a déclaré le 4 mars 2014 que la principale menace pour
les juifs ukrainiens était les «provocations» mises en scène par
la Russie, ajoutant: «de la même façon que les Nazis lorsqu’ils
voulaient entrer en Autriche et qu’ils avaient créé des provocations».
17. Plus récemment, le caractère infondé de ces accusations a
été confirmé par le rapport ad hoc du Comité consultatif de la Convention-cadre
pour la protection des minorités nationales du Conseil de l'Europe,
qui a effectué une visite ad hoc en Ukraine du 21 au 26 mars 2014,
à la suite de la décision du Comité des Ministres prise le 14 mars
2014, pour revoir, à la lumière des développements récents, la situation
des minorités nationales en Ukraine. Dans ses conclusions, le Comité
consultatif a déclaré qu’il n’a «observé aucune menace directe visant
l’exercice des droits des minorités dans la situation que connaît
actuellement la partie continentale de l’Ukraine». Il a toutefois
fait part de sa préoccupation concernant «les conséquences négatives que
peut avoir la couverture de ces événements par certains médias,
au plan national ou international, sur les relations interethniques
en Ukraine. Les informations, souvent sans fondement – d'après ce
qu'a cru comprendre la délégation –, que relaient régulièrement
les médias et qui font état de violations constantes des droits
de l’homme et des droits des minorités en Ukraine suscitent des
tensions et un sentiment de peur au sein de la population, ce qui
ne contribue pas à un climat d’apaisement et s’avère particulièrement
inopportun dans le contexte pré-électoral actuel. Cette situation
exige de la part des acteurs nationaux et internationaux une attention
immédiate pour éviter une nouvelle escalade». Ces conclusions du
mécanisme de suivi du Conseil de l’Europe lui-même doivent susciter
la plus vive préoccupation.
18. Aux déclarations des officiels russes vient s’ajouter une
couverture partiale de la situation par les médias russes contrôlés
par l’Etat, notamment la télévision publique. Dès le début des manifestations
à Kiev, les médias russes en général se sont employés à faire naître
de l’anxiété parmi la population russophone, la convaincant que
la «révolte fasciste» visait les Russes et les russophones et que,
pour cette raison, il fallait «protéger» la Crimée, peuplée d’une
majorité de locuteurs russophones.
19. La télévision d’Etat russe s’est employée à forger une image
des manifestants comme appartenant à un mouvement d’extrême droite
dont le but ultime était de déstabiliser la Russie. Là encore, pour
illustrer cette manipulation, j’aimerais citer les informations
diffusées par la chaîne de télévision russe «ORT» le 1er mars 2014,
montrant des centaines de milliers de réfugiés ukrainiens qui auraient
fui en Russie. Lors d’une interview, un responsable du Service fédéral
des gardes-frontières de Russie a déclaré qu’environ 675 000 Ukrainiens avaient
déjà fui l’Ukraine et qu’on craignait une aggravation de cette crise
humanitaire. Cependant, les images des files d’attente formées à
la frontière utilisées pour illustrer ces affirmations se sont révélées
être les images des files d’attente habituelles qui se forment à
la frontière ukraino-polonaise de Shegni-Medyka. Il n’y a depuis plus
eu aucune trace de ces prétendus «réfugiés». Le Haut-commissaire
des Nations Unies pour les réfugiés a déclaré qu’il n’y avait aucune
preuve de migrations inhabituelles à la frontière, mais la chaîne
de télévision n’a jamais rectifié ses «informations» trompeuses.
La commission ukrainienne sur l’éthique du journalisme a déposé
une plainte à Moscou contre un journaliste de la télévision russe
particulièrement malhonnête, Dmitry Kiselyov.
20. Il convient de souligner que cette réduction injustifiée du
mouvement démocratique populaire en Ukraine à une «révolte inspirée
par les Nazis» par les responsables russes et les médias contrôlés
par l’Etat a largement contribué à l’escalade des affrontements
dans la péninsule de Crimée, où le facteur ethnique est d’une importance
particulière.
21. Dans ce contexte, depuis la mise en place des nouvelles autorités
à Kiev, d’importants mouvements militaires des unités de la flotte
russe de la mer Noire basée en Crimée, y compris de chars et d’hélicoptères, ont
pu être observés. A cela est venue s’ajouter une présence de plus
en plus importante de soldats lourdement armés en uniforme mais
sans insignes, qui ont occupé les bâtiments publics et, le 27 février
2014, ont envahi le parlement régional. Leur équipement et leur
discipline de toute évidence militaire était clairement en contradiction
avec les affirmations selon lesquelles ils faisaient partie d’unités
d’autodéfense. Un grand nombre d’éléments confirment que ces soldats
sans insignes étaient en fait des forces militaires russes.
22. C’est en présence de ces hommes lourdement armés que, le 28
février 2014, le Parlement de Crimée a remplacé le Premier Ministre
par Sergueï Axionov, un extrémiste pro-russe dont le parti a remporté
4 % des voix lors des élections régionales de 2010. Le 1er mars
2014, le nouveau Premier ministre de Crimée, Sergueï Axionov, a
déclaré publiquement que des troupes de la flotte russe de la mer
Noire étaient déjà déployées dans la péninsule pour surveiller des
sites stratégiquement importants,
confirmant ainsi l’importance cruciale
des manœuvres militaires russes dans l’évolution de la situation
en Crimée. Le 6 mars 2014, le Parlement de Crimée a décidé d’organiser
un référendum sur l’intégration de la Crimée à la Fédération de
Russie, en violation flagrante de la Constitution ukrainienne et
de la Constitution de Crimée. Le 11 mars 2014, il a déclaré l’indépendance
de la Crimée vis-à-vis de l’Ukraine.
23. Je ne m’étendrai pas ici sur le déroulement des événements
qui ont conduit au prétendu référendum; je suis confiant qu’ils
seront minutieusement repris dans le rapport sur l’Ukraine. Je partage
pleinement la conviction des corapporteurs que le «soulèvement populaire»
en Crimée a été orchestré depuis la Russie.
24. Malheureusement, certains membres du Parlement russe ont joué
un rôle important dans ce processus, se rendant en Crimée dès février
2014 et contribuant à la déstabilisation de la situation. Notre
collègue de l’Assemblée, M. Leonid Slutsky, qui préside la commission
de la Douma sur les affaires de la CIS, l’intégration eurasienne
et les relations avec les compatriotes, est arrivé en Crimée dès
le 24 février 2014 et a promis en public que son gouvernement protégerait
les compatriotes russophones.
25. Mentionnant le projet de loi autorisant une procédure de naturalisation
simplifiée pour les citoyens ukrainiens d’origine russe soumis à
la Douma par son parti (Parti libéral-démocrate) quelques jours auparavant,
il a promis devant les caméras des passeports à tous les russophones.
En outre, il a déclaré publiquement: «S’agissant de l’affiliation
de la Crimée à la Russie, si cela est l’avis du référendum ou du Conseil
suprême de Crimée, nous étudierons la situation, et nous l’étudierons
vite. Si les habitants de Crimée annoncent leur décision, nous pourrions
œuvrer ensemble pour trouver un terrain commun et des mesures concrètes
afin de la mettre en œuvre». Cette déclaration a été faite avant
la décision du Parlement de Crimée d’organiser un référendum illégal.
26. Sergueï Mironov, membre de la Douma, chef du parti de l'opposition
Russie Juste, à l’origine d’un projet de loi controversé sur l’admission
de nouveaux sujets dans la Fédération de Russie, qu’il a présenté
à la Douma le 26 février 2014 en vue de faciliter l’annexion de
la Crimée
,
s’est rendu à Sébastopol le 27 février 2014. Lors d’une visite distincte
le même jour, un certain nombre de parlementaires russes célèbres,
dont le champion de boxe Nicolaï Valuev, l’ancienne patineuse artistique
Irina Rodnina et la première femme à aller dans l’espace, Valentina
Terechkova, sont arrivés à Sébastopol et ont rencontré des manifestants
pro-russes, pas encore très nombreux à l’époque – «quelques dizaines»,
selon les médias russes. Il a également été annoncé
que, lors du rassemblement, les orateurs
«ont condamné le nouveau régime de Kiev comme étant fasciste et
ont appelé à une intervention russe».
27. Par ailleurs, le 1er mars 2014,
les présidents des chambres haute et basse du Parlement russe ont appelé
le Président Poutine à «stabiliser» la situation en Crimée et à
protéger les citoyens russes. La Présidente de la Chambre haute
du Parlement, Mme Valentina Matviyenko, a déclaré que le recours
à la force militaire pourrait être justifié «à la demande du gouvernement
de Crimée». M. Sergueï Naryshkine, le Président de la Douma d’Etat,
a déclaré que «tous les moyens disponibles devraient être déployés
pour protéger les citoyens russes».
28. Le même jour, la chambre haute du Parlement russe a approuvé
à l’unanimité une demande du Président Poutine soumise quelques
heures plus tôt de déployer des forces militaires au prétexte qu’il
y avait une menace pour les vies des ressortissants russes et des
forces militaires dans les bases navales de la péninsule méridionale
de l’Ukraine. Cette décision du Conseil de la Fédération est arrivée
au milieu d’informations rapportant d’importants mouvements de troupes
russes en Crimée. Le Kremlin a annoncé que des troupes resteraient
déployées jusqu’à ce que « la situation politique et sociale du
pays soit normalisée».
29. En réaction à la décision du Conseil de la Fédération, le
Président par intérim de l’Ukraine, Oleksandre Tourtchinov, a annoncé
qu’il considérait la conduite de la Russie comme un «acte d’agression
directe contre la souveraineté de l’Ukraine»
. Les autorités ukrainiennes ont accusé
la Russie de chercher à provoquer un conflit et ont exhorté le Kremlin
à rappeler tous les soldats dans les bases navales russes sur les
rives de la mer Noire.
30. La menace d’intervention militaire et le renforcement du dispositif
militaire en Crimée se sont poursuivis pendant toute la période
précédant le prétendu référendum, malgré la condamnation des dirigeants
mondiaux qui ont exprimé leur vive préoccupation face aux mouvements
de troupes russes et averti que la violation de la souveraineté
et de l’intégrité territoriale de l’Ukraine serait fortement déstabilisante
et aurait de graves conséquences.
31. La déclaration d’indépendance vis-à-vis de l’Ukraine adoptée
par le Parlement de Crimée le 11 mars 2014 et le prétendu référendum
qui lui a fait suite le 16 mars 2014 ont été considérés comme illégaux, illégitimes
et inopportuns par l’écrasante majorité de la communauté internationale,
y compris les gouvernements de nombreux Etats membres du Conseil
de l’Europe, l’Union européenne et le Parlement européen, les Secrétaires
généraux des Nations Unies et de l’OSCE. La Russie a été prévenue
par plusieurs pays ainsi que par l’Union européenne que le résultat
du référendum ne serait pas reconnu et que la position de la Russie
sur l’Ukraine serait sanctionnée.
32. Le Conseil de l’Europe a condamné le référendum dans plusieurs
déclarations des Délégués des Ministres (les 27 février 2014, 14
mars 2014, 20 mars 2014 et 3 avril 2014) et dans les déclarations
de la Présidente de l’Assemblée des 17 et 18 mars 2014. La Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
a adopté un avis dans lequel elle indique sans ambiguïté qu’elle
considère le référendum envisagé comme inconstitutionnel et illégal
.
33. Le 15 mars 2014, la Russie a opposé son veto à une résolution
du Conseil de sécurité des Nations Unies dénonçant comme non valide
le référendum annoncé sur le statut futur de la République autonome
de Crimée et invitant instamment tous les Etats à ne pas reconnaître
ses résultats. Treize autres membres du Conseil de sécurité ont
voté en faveur de la résolution; la Chine s’est abstenue.
34. A ce jour, les efforts diplomatiques intensifs déployés par
les dirigeants européens et américains pour inverser le processus
d’annexion en mettant un terme au renforcement militaire russe et
aux actions compromettant et menaçant l’intégrité territoriale de
l’Ukraine ont échoué. La mission d’observation de l’OSCE s’est vu
refuser l’entrée en Crimée le 6 mars 2014, l’envoyé spécial du Secrétaire
général des Nations Unies en Crimée a été contraint d’écourter sa
mission à la suite de violentes menaces dirigées contre lui. Les
Russes ont persisté à rejeter toute proposition de dialogue avec
l’Ukraine ou de mise en place d’un groupe de contact. Ils ont refusé
la proposition émise le 5 mars 2014 par le Secrétaire d’Etat américain
en vue d’une désescalade du conflit, qui prévoyait de ramener les
effectifs des forces au niveau d’avant la crise, de désarmer les
milices «d’autodéfense» et d’envoyer en Crimée et dans d’autres
régions d’Ukraine des observateurs internationaux chargés de protéger
la minorité russe et les autres minorités contre les supposées violences.
A aucun moment du conflit la partie russe n’a cherché à faire appel
aux mécanismes intergouvernementaux à sa disposition pour rechercher
une solution pacifique et négociée eu égard à ses engagements bilatéraux
et multilatéraux.
35. La Russie est restée indifférente aux appels de la communauté
internationale et a activement soutenu les préparatifs et la conduite
du prétendu référendum – lequel, en plus d’être contraire au droit
national et international, n’était nullement conforme aux lignes
directrices régissant l’organisation de ce type de consultation.
Mené dans une situation d’occupation et dans des circonstances absolument
incompatibles avec un processus démocratique, il ne saurait être
considéré comme reflétant la volonté de la population de Crimée. Il
est particulièrement regrettable qu’une mission d’observation parlementaire
russe conduite par M. Slutsky n’ait relevé aucune violation relative
à ce prétendu référendum.
36. En dépit de la très large condamnation du prétendu référendum
et de la non-reconnaissance de ses résultats, le Président Poutine
a signé, le 17 mars 2014, un décret reconnaissant la Crimée comme
un Etat indépendant.
37. En guise de protestation contre le soutien apporté par la
Russie à la Crimée, l’Union européenne, les Etats-Unis, le Canada
et quelques autres pays ont imposé des sanctions à l’encontre de
hauts responsables russes, consistant notamment en des interdictions
de visas et des gels d’actifs. C’est la première fois que l’Union
européenne imposait des sanctions à la Russie depuis la fin de la
guerre froide. Elle avait auparavant suspendu la libéralisation
des visas et les négociations commerciales dans le cadre d’une première
série de sanctions.
38. Le 18 mars 2014, le Président Poutine s’est adressé aux deux
chambres du Parlement, ainsi qu’aux dirigeants des régions russes
et aux représentants des organisations publiques lors d’une assemblée extraordinaire
réunie au Kremlin. Il a justifié sa décision dans un discours ponctué
par des applaudissements nourris, déclarant que la période de transition
avant l’adhésion pleine et entière de la région séparatiste à la Russie
durerait jusqu’en 2015.
39. Plus tard dans la même journée, la Douma a adopté une déclaration,
approuvée par tous les groupes politiques, saluant la décision du
peuple de Crimée de rejoindre la Fédération de Russie et qualifiant
le référendum de «libre manifestation de la volonté du peuple».
40. Le même jour, le Président russe et les dirigeants de la Crimée
ont signé un traité sur le rattachement.
41. Le 19 mars 2014, à la suite d’une demande officielle du Président
Poutine sollicitant une évaluation de la constitutionnalité de l’accord
signé le 18 mars 2014, la Cour constitutionnelle russe a tenu une
séance d’urgence au cours de laquelle elle a jugé à l’unanimité
que le traité réunifiant la région ukrainienne séparatiste de Crimée
à la Russie était légale et conforme à la Constitution russe.
42. Plus tard dans la même journée, la Douma a ratifié le traité
par 443 voix pour, une voix contre et aucune abstention. Au cours
de la même séance, le Président Poutine a soumis à la Douma un projet
de loi constitutionnelle fédérale précisant les conditions d’admission
des deux nouveaux sujets (la Crimée et la Ville de Sébastopol) dans
la Fédération de Russie. La chambre haute a voté en faveur du traité
le 21 mars 2014.
43. Tout ce processus d’annexion illégale, dans lequel sont intervenus
des institutions et des responsables politiques russes, s’est accompagné
d’une répression accrue de la liberté d’expression et de l’élimination
des quelques médias indépendants qui subsistaient et tentaient de
faire entendre leur voix dans le flot de propagande produit par
les médias sous contrôle de l’Etat. Le 12 mars 2014, Galina Timtchenko,
rédactrice en chef du populaire site d’information russe indépendant
Lenta.ru a été licenciée après avoir interviewé un membre du groupe
nationaliste ukrainien Secteur de droite. De nombreux journalistes
du site web ont démissionné en signe de protestation; on pouvait
lire dans leur déclaration: «Le problème n’est pas que nous ayons
perdu notre emploi. Le problème est que vous n’ayez plus rien à
lire.»
44. La seule chaîne de télévision indépendante, Dojd, qui avait
couvert de façon objective les manifestations anti-gouvernementales
de Kiev, a été exclue de tous les grands réseaux câblés en février;
des sites d’information ont été bloqués; le directeur général de
la radio libérale Echo de Moscou, Iouri Fedoutinov, a été licencié.
45. Le 14 mars 2014, le Procureur général a ordonné le blocage
de plusieurs sites internet bien connus au motif qu’ils auraient
«appelé à se livrer à des activités illégales et à participer à
des manifestations de masse organisées en violation de l’ordre établi».
Les sites bloqués comprenaient notamment: Grani.ru; Kasparov.ru; EJ.ru;
le site web de la station de radio Echo de Moscou et le site web
LiveJournal.com, qui hébergent de nombreux blogs populaires, dont
celui d’un célèbre pourfendeur de la corruption, M. Alexeï Navalny.
Les sites visés sont ceux qui proposaient des informations indépendantes
et des opinions différentes, et en particulier des renseignements
détaillés sur le référendum.
46. L’arrestation de centaines de manifestants anti-guerre les
1er et 2 mars 2014 a été une autre manifestation
du durcissement de la répression contre la liberté d’expression
et de réunion en Russie. Le 3 mars 2014, un tribunal de Moscou a
ordonné le placement en détention pendant cinq jours de deux manifestants
sur la base d’accusations d’ordre administratif. Amnesty International
a considéré qu’ils étaient des «prisonniers d’opinion»
. Vingt-huit
manifestants protestant contre l’intervention militaire russe en
Ukraine ont été arrêtés devant le ministère de la Défense et sur
la place Manejnaïa. Plusieurs dizaines de personnes ont été arrêtées
à Saint-Pétersbourg.
47. Toute critique a été éliminée, comme le montre le cas du professeur
Andreï Zoubov qui a fait paraître le 1er mars 2014 dans le journal Vedomosti un
article comparant l’annexion potentielle de la Crimée par Poutine à
l’annexion de l’Autriche en 1938. Le 3 mars 2014, il a été renvoyé
de son poste à l’université (MGIMO).
48. Malgré cette propagande omniprésente, il existe une opposition
à l’annexion de la Crimée au sein de l’opinion publique, comme il
ressort des manifestations des 1er et
2 mars et de celle du 15 mars 2014 lors de laquelle des milliers
de personnes ont défilé à Moscou.
49. Le 26 mars 2014, le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux
du Conseil de l’Europe a adopté une déclaration sur la situation
en Ukraine ainsi libellée: «[Le Congrès] n’accepte pas la validité
du référendum, organisé le 16 mars dernier sans les garanties démocratiques
minimales qui doivent entourer tout scrutin (…) Cette pseudo-consultation
ne saurait en aucune façon ouvrir la voie à un changement de frontière
entre la Russie et l’Ukraine. (…) Le Congrès condamne donc l’annexion
de la Crimée et de Sébastopol par la Russie en violation du droit
international.»
50. Le 27 mars 2014, l’Assemblée générale des Nations Unies a
adopté à une écrasante majorité une résolution qualifiant de non
valide le référendum sur la sécession de la Crimée et condamnant
son annexion par la Russie. Cent pays ont voté en faveur de la résolution,
58 se sont abstenus et 10 ont soutenu la Russie, résultat qui met
une fois de plus en évidence l’isolement de la Russie sur la scène
internationale pour ce qui est de son action en Ukraine. Les dix
voix opposées à la résolution étaient celles de l’Arménie, du Bélarus,
de la Bolivie, de Cuba, du Nicaragua, de la Corée du Nord, du Soudan,
de la Syrie, du Venezuela et du Zimbabwe. A la surprise générale,
le représentant russe auprès des Nations Unies a proclamé lors d’une
conférence de presse que le vote était une «victoire»: «Le résultat
est assez satisfaisant pour nous, car nous avons remporté une victoire
morale et politique. Cela démontre clairement que la Russie n’est
pas isolée.»
3. Préoccupations
pour l’avenir
51. La situation actuelle des minorités en Crimée sous
l’occupation russe ne laisse pas d’être préoccupante. Dans son rapport
ad hoc, le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection
des minorités nationales a noté que «[l]a sécurité des personnes
appartenant à la communauté des Tatars de Crimée, de même que l’accès
aux droits qui sont les leurs, posent des problèmes graves et immédiats».
Il a par ailleurs souligné la nécessité d’une présence internationale
afin de surveiller l’évolution de la situation sur le terrain en Crimée.
52. La mobilisation de forces armées russes le long de la frontière
orientale avec l’Ukraine a augmenté et continue d’augmenter régulièrement
et sensiblement à proximité des régions habitées par la population russophone.
Les agences de sécurité des Etats-Unis et européennes estiment que
les unités militaires et les milices déployées par la Russie représentent
au total plus de 30 000 hommes; on observe aussi un afflux continu
de forces russes le long de la frontière ukrainienne. Bien que la
Russie soit, sur le plan juridique, en droit de déployer ses troupes
sur son propre sol, cela ne contribue pas à l’apaisement de la situation
mais peut être considéré comme une tentative d’intimidation, sinon
une menace directe de poursuite du démembrement de l’Ukraine.
53. Le 28 mars 2014, dans sa déclaration diffusée par la chaîne
publique Rossiya 24 News, le Président évincé Victor Ianoukovitch
a appelé les régions d’Ukraine à tenir un référendum en lieu et
place de l’élection présidentielle prévue le 25 mai 2014, sapant
ainsi les efforts démocratiques entrepris par le pays avec le soutien
plein et entier du Conseil de l’Europe. Il est regrettable que la
télévision publique russe serve de plate-forme à cette initiative
irresponsable.
54. Des informations partiales et des déclarations tendancieuses
de la part de responsables russes continuent de nourrir les peurs
parmi les russophones d’Ukraine. Les propositions de la diplomatie
russe concernant la création d’un «groupe de soutien» international
qui «aiderait le pays à élaborer une nouvelle Constitution, à conduire
un référendum, puis à organiser des élections à l’échelon national»,
assorties de déclarations sur la nécessité d’une fédéralisation
de l’Ukraine, ne peuvent qu’alerter sur les intentions réelles de
leurs auteurs.
55. Une inquiétude compréhensible règne dans certains Etats membres
du Conseil de l’Europe qui comptent de fortes minorités russes sur
leur territoire. A n’en point douter, ces Etats suivront très attentivement le
débat sur les pouvoirs de la délégation russe: si le recours au
prétexte fallacieux de la nécessité de protéger une minorité peut
rester impuni même dans la «Maison de la démocratie», cela augure
mal de leur avenir.
56. La République de Moldova est concernée au premier chef. Les
troupes russes massées à la frontière ukrainienne sont ressenties
comme une menace pour la Transnistrie, région séparatiste russophone
qui a proclamé son indépendance vis-à-vis du reste de la République
de Moldova en 1991.
57. Le 26 mars 2014, lors d’une rencontre à Moscou avec une délégation
de Gagaouzie, M. Leonid Slutsky a fait l’éloge d’un référendum illégal
sur l’intégration à une Union douanière pilotée par Moscou, organisé
un mois plus tôt dans cette région autonome de la République de
Moldova, le qualifiant d’«événement opportun». «Nous approuvons
pleinement ce scrutin», a-t-il déclaré.
4. Les obligations
remises en cause
58. Les actions des forces militaires russes en Crimée,
la reconnaissance des résultats de ce «référendum» illégal et l’annexion
consécutive de la Crimée par la Fédération de Russie constituent
incontestablement une violation du droit international, et notamment
de la Charte des Nations Unies et de l’Acte final d’Helsinki de l’OSCE.
Le lancement d’une action militaire par la Russie contrevient au
traité de Budapest signé par la Russie, les Etats-Unis, le Royaume-Uni
et l’Ukraine en 1994.
59. Ces actions sont de surcroît manifestement contraires au Statut
du Conseil de l’Europe, en particulier son Préambule et les obligations
découlant de son article 3, ainsi qu’aux engagements contractés
par la Fédération de Russie lors de son adhésion au Conseil de l’Europe,
énoncés dans l’
Avis 193 (1996) de l’Assemblée.
60. Les menaces explicites d’action militaire, usant d’arguments
fallacieux et portant des accusations infondées visant à déstabiliser
le pays et à porter atteinte à sa souveraineté et à son intégrité
territoriale, sont incompatibles avec les principes et les valeurs
régissant cette Organisation, qui défend les droits de l’homme, la
démocratie et l’Etat de droit.
61. Les déclarations de hauts responsables russes qui, en généralisant
des incidents isolés, ont contribué à l’instabilité politique dans
un pays voisin qui tente désespérément de surmonter ses difficultés,
n’ont pas leur place dans un Etat membre du Conseil de l’Europe.
62. Dans ce contexte, le rôle joué par les membres des deux chambres
du Parlement russe est particulièrement préoccupant. Le vote unanime
de la chambre haute du Parlement autorisant le recours aux forces
armées sur le territoire ukrainien appelle une réaction ferme de
la part de l’Assemblée parlementaire. L’approbation inconditionnelle
des différentes mesures qui ont conduit à l’annexion de la Crimée
– adoption des modifications constitutionnelles, ratification du
traité de rattachement, disposition à adopter toute loi facilitant
une annexion illégale – doit elle aussi être vigoureusement condamnée.
Il en va de même des déclarations de membres russes du Parlement,
en particulier dans les toutes premières phases du conflit, qui ont
contribué au processus illégal.
63. La propagande trompeuse et les manipulations auxquelles se
livrent les médias russes sous contrôle de l’Etat, y compris la
télévision publique, l’élimination de toute critique des politiques
officielles par la répression de la liberté d’expression et de la
liberté de réunion constituent d’autres violations graves de la
part de la Russie.
5. Conclusions
64. Toutes les violations évoquées aux paragraphes 58
à 63 du présent rapport peuvent avoir de très graves conséquences
pour la stabilité et la paix non seulement en Ukraine, mais aussi
dans d’autres pays voisins et même dans l’ensemble de l’Europe.
Tous les Etats membres du Conseil de l’Europe sont concernés.
65. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe représente
non seulement les valeurs communes reposant sur le respect de l’Etat
de droit, des droits de l’homme et de la démocratie, mais aussi
un cadre de dialogue politique entre les Etats membres. Les préoccupations
de l’Ukraine, comme de tout Etat membre, doivent être prises au
sérieux. C’est pourquoi la proposition de mettre en place une commission
d’enquête – tout en faisant entendre clairement qu’un Etat membre
a franchi les limites de ces valeurs communes – laissera aussi la
porte ouverte au dialogue politique, c’est-à-dire à l’instrument
le plus évolué dont disposent les parlementaires. Avec des délais
définis et la possibilité d’un réexamen, nous espérons pouvoir miser
sur la force du dialogue politique pour ne pas retomber dans les
vieilles habitudes de confrontation.
66. Cependant, afin de marquer la condamnation et la désapprobation
de l’Assemblée face aux agissements de la Fédération de Russie à
l’égard de l’Ukraine, je propose que l’Assemblée décide de confirmer
la ratification des pouvoirs de la délégation russe tout en suspendant
ses droits de vote jusqu’à la fin de la session de 2014, comme le
prévoit l’article 9.4.c de
son Règlement.