1. Portée
et objectifs du rapport
1. Alors que la crise économique qui sévit en Europe
demeure l'une des principales préoccupations des Etats-nations,
la façon dont l'intégration a été menée sur le continent, en particulier
par la forme et le système adoptés par l'Union européenne, fait
aujourd'hui l'objet de réflexions, de critiques et de querelles
politiques. Par ailleurs, la gestion de la crise de l'euro ayant
conduit à une européanisation des politiques budgétaires, les citoyens
ont perdu confiance dans l'Union européenne et ses institutions.
L'intégration européenne a été vivement critiquée pour ses répercussions
économiques néfastes ou pour les disparités sociales affectant les Etats-nations
de différentes manières et à des degrés divers.
2. L'intégration européenne conduisant à une «union sans cesse
plus étroite» n'est plus acceptée comme une ligne directrice pour
l'avenir et pour la politique institutionnelle. Ce consentement
permissif a déjà commencé à s'éroder au cours de la dernière décennie
du XXe siècle. Les spécialistes ont intégré
dans leurs programmes de recherche la possibilité d'une désintégration
.
La montée des partis nationalistes indique que la politique européenne
ne s'écrit plus en termes d'opposition entre Etat et marché ou entre
Europe libérale et Europe sociale; il s'agit désormais de l'intégration
européenne contre la renationalisation de la gouvernance.
3. S'ouvre donc aujourd'hui, sur l'ordre politique européen,
un nouveau débat qui ne se borne plus à envisager des amendements
aux traités de l'Union européenne. Il porte en effet sur un éventail
bien plus large de possibilités entre un Etat européen et une dissolution
de l'Union. Entre-temps, la renationalisation et la rerégionalisation
(du moins partielles) des politiques a été recommandée comme une
façon de réduire la pression en faveur de la désintégration et ce,
même par des experts pro-européens
.
4. Cette question fondamentale et sa politisation ne sont pas
un problème en soi. Elles peuvent cependant le devenir si le débat
dégénère en une confrontation entre parties défendant des positions
extrêmes sans en exposer les conséquences pour la relation entre
économie et politique ou entre puissance des marchés et puissance
du peuple, ainsi que pour l'avenir de la démocratie. Peuvent en
découler un blocus, une fragmentation ou une dégénérescence de la
gouvernance européenne, avec des répercussions négatives sur la
légitimité démocratique.
5. Pour éviter une telle confrontation, il faut que le débat
soit canalisé et se déroule dans des cadres appropriés et autorisés,
et qu'il abandonne les aspects idéologiques pour relever les véritables
défis. Outre la gestion de la crise budgétaire et économique, l'enjeu
politique majeur actuel de l'Union européenne est de progresser
sur la voie de la démocratisation et de corriger le glissement des
rapports de force de l'Etat-nation vers les marchés transnationaux,
des institutions politiques nationales vers les forces économiques transnationales.
Ou encore, comme Ulrich Beck, professeur à Londres et à Munich,
l'a récemment déclaré: «Ma vision pour l'Europe ne cherche pas à
dépasser les Etats car, à l'époque cosmopolite dans laquelle nous vivons,
ils doivent retrouver leur puissance et leur capacité d'action.
Cela suppose l'existence d'institutions fortes d'une légitimité
démocratique, qui peuvent aller plus loin que l'Etat-nation.»
6. Pour sa part, l'ancien Premier ministre d'Italie, Enrico Letta,
lors de la présentation de son gouvernement il y un an, le 29 avril
2013, a souligné la crise de légitimité que traversait l'Union européenne
et a conclu: «Le port vers lequel nous nous dirigeons s'appelle
les Etats-Unis d'Europe et notre navire est la démocratie. Nous ne
devons pas rêver les rêves des autres, nous avons le nôtre qui est
celui de l'union politique européenne.» Deux jours plus tard, à
Paris, le 1er mai 2013, Enrico Letta
s'est prononcé fermement en faveur d'une «Europe fédérale» considérant
que le continent européen ne pourrait pas être uni seulement par
la monnaie, ni même seulement par son passé historique; les pays
membres de l'Union européenne devraient partager «un destin commun» :
«Si nous n'avons pas la capacité de regarder loin vers l'avenir,
tous ensemble, nous n'y parviendrons pas», a-t-il ajouté
.
7. Plus récemment, Romano Prodi, également ancien Premier ministre
d'Italie et ancien Président de la Commission européenne, s'est
prononcé en faveur d'une «Europe fédérale», au lieu d'une «Europe
de nations», en tant que remède aux erreurs du passé
.
8. Si les personnalités politiques italiennes sont tellement
favorables à une Constitution fédérale européenne, c'est parce que
l'Italie est le seul pays d'Europe où la majorité de la population
se soit exprimée en ce sens. En effet, le 18 juin 1989, 88 % des
81 % de citoyens italiens ayant participé au référendum ont estimé
qu'il faudrait donner au Parlement européen pour mandat d'établir
une Constitution fédérale européenne. A l'origine de ce référendum
se trouvait une proposition du
Movimento
Federalista Europeo, organisation fondée en 1943 par
un groupe d'antifascistes autour d'Altiero Spinelli (voir aussi
ci-dessous le paragraphe 12). En trois mois (en 1988/1989), la proposition
a été signée par 114 000 citoyens italiens. L'idée qui sous-tend
l'organisation de Spinelli et ce référendum réussi est la suivante:
une véritable démocratie transnationale européenne ne pourra jamais
être instaurée par une conférence intergouvernementale ou un traité;
elle ne pourra naître que d'une Constitution européenne, qui, une
fois élaborée selon une procédure adaptée, aura été acceptée par
la majorité des citoyens européens et des Etats membres lors d'un
référendum européen.
9. Après vingt an passés au Parlement européen, l'homme politique
écologiste Daniel Cohn-Bendit, l'un des rares membres du Parlement
européen à avoir été élu dans deux pays différents, a partagé une
conclusion frappante dans une de ses dernières interviews: «La façon
dont l'Allemagne domine la politique en Europe est en contradiction
avec l'idée fondatrice de l'Europe: aucun Etat ne devrait plus se
trouver dans une telle position hégémonique. Pourtant, c'est aujourd'hui
une réalité, l'Allemagne domine absolument tout. (...) Alors qu'on
n'a jamais eu autant besoin de l'Europe qu'aujourd'hui, nous sommes
beaucoup trop peu courageux dans la façon dont nous intégrons l'Europe.
Aujourd'hui, les Allemands semblent être les gagnants, mais ils
oublient qu'à l'avenir, avec la mondialisation, aucun Etat européen,
l'Allemagne y compris, ne sera assez fort pour faire partie des
huit principales puissances industrielles du monde. Il en est ainsi
parce que l'intégration européenne est beaucoup trop lente. Notre
souveraineté sera, à l'avenir, une souveraineté européenne partagée
et non plus une pure souveraineté nationale.
»
10. A mon avis, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
constitue aujourd'hui une tribune idéale pour le débat sur le futur
ordre politique de l'Union européenne et plus particulièrement les
défis d'une Europe fédérale. Comme elle réduit la fracture naissante
entre les arènes politiques européennes et nationales, elle permet
de discuter sans intervenir immédiatement dans la politique quotidienne
ni être poussé par la nécessité de prendre des décisions. Sa véritable
valeur ajoutée réside dans le fait qu'elle est composée de représentants de
parlements nationaux qui, une fois de retour dans leur pays, sont
en mesure d'enrichir et d'élargir le débat.
11. Ce n'est pourtant pas là la seule raison pour laquelle le
thème des enjeux d'une Europe fédérale pourrait et devrait être
débattu au sein de notre Assemblée parlementaire, bien qu'il ne
paraisse pas concerner directement les 47 Etats membres de la même
façon. Pour commencer, la légitimité de notre débat découle du tout
premier projet. Au milieu des années 1940, au lendemain de la seconde
guerre mondiale, ce que bon nombre des pères fondateurs du Conseil
de l'Europe avaient à l'esprit lorsqu'ils ont imaginé comment construire
la Communauté européenne pour éviter une troisième guerre mondiale,
garantir le bien-être de tous les Européens et renforcer la démocratie
sur le continent, était précisément une Europe fédérale. Ils ont ensuite
pensé à une communauté européenne fondée sur une constitution européenne,
qui serait validée par un référendum européen par une majorité de
citoyens européens et par les futurs Etats membres. Ces derniers devaient
alors transférer une partie de leur souveraineté afin de promouvoir
des politiques économique, sociale et de sécurité communes sous
le contrôle d'un parlement européen bicaméral.
12. Un des Européens ayant développé une vision de la Fédération
européenne était l'Italien Altiero Spinelli (1907-1987). Dans le
«Manifeste de Ventotene», Altiero Spinelli, avec son codétenu Ernesto
Rossi, a écrit pendant leur emprisonnement sur l'île italienne de
Ventotene en 1941: «Les esprits sont déjà beaucoup mieux disposés
que dans le passé à l'égard d'une réorganisation de type Europe
fédérale. La dure expérience de ces dernières dizaines d'années
a ouvert les yeux même à ceux qui ne voulaient pas voir et a fait
mûrir bien des éléments favorables à notre idéal. (...) [I]l faut,
dès à présent, jeter les bases d'un mouvement capable de mobiliser
toutes les forces et sachant donner naissance au nouvel organisme
qui sera la création la plus grandiose et la plus innovatrice mise
sur pied en Europe depuis des siècles; cela dans le but de constituer
un Etat fédéral solide qui disposera (...) des moyens pour faire
exécuter, dans les différents Etats fédéraux, ses propres délibérations
tendant au maintien d'une ordre commun, tout en laissant aux dits
Etats, l'autonomie nécessaire à une articulation plastique et au
déroulement d'une vie politique conforme aux caractéristiques particulières
des différents peuples.»
13. La philosophe allemande Hannah Arendt, qui a dû chercher refuge
tout d'abord à Paris puis aux Etats-Unis durant la seconde guerre
mondiale, a sans doute saisi l'état d'esprit des intellectuels ainsi
que de nombreux Européens lorsqu'elle a relevé, en 1945, qu'une
paix réelle ne pouvait être établie que si les Etats-nations étaient
prêts à transférer une partie de leur souveraineté économique et
politique à une autorité paneuropéenne supérieure. Quant au type
d'union, un Conseil européen ou une fédération des Etats-Unis d'Europe,
elle jugeait cette question secondaire
.
14. Au printemps 1948, 190 députés du Parlement britannique et
169 députés de l'Assemblée nationale française ont appelé à «établir
une constitution européenne portant création d'une Assemblée chargée
de mettre en place les institutions d'une fédération démocratique
européenne. Cette assemblée serait constituée de délégués des parlements
de toutes les nations d'Europe qui seraient disposées à s'unir au
sein d'une fédération européenne»
.
15. Les conditions étaient ainsi réunies pour la création de l'Assemblée
parlementaire du Conseil de l'Europe, qui a été instituée un an
plus tard, en mai 1949. Cependant, elle n'a pas répondu aux attentes
des pionniers les plus engagés. En effet, l’Assemblée parlementaire
n'a pas été investie du pouvoir d'élaborer la constitution d'une
fédération européenne. C'est pourquoi son premier Président, Paul-Henri
Spaak (1899-1972), a démissionné en décembre 1951, au motif que
«cette Assemblée n'était plus celle qui lutterait pour une Europe
unie»
.
16. Cette ambition visant à créer l'Assemblée constituante d'une
Fédération européenne était trop élevée pour l'époque; les conditions
nécessaires n'étaient pas remplies. L'objectif d'origine et le projet
fédéral ont été abandonnés par la suite en faveur d'un concept plus
pragmatique. Au lieu d'une constitution, le fondement du projet
serait un traité; au lieu des citoyens, les maîtres d'œuvre seraient
les gouvernements; et au lieu des politiques, le point de départ
serait des efforts économiques communs.
17. Cette deuxième option «élitiste», économique, gouvernementale
et fondée sur un traité a rencontré un tel succès qu'au début des
années 1990, alors que les conditions historiques auraient pu être
réunies pour que le modèle fédéral d'origine de l'intégration européenne
retrouve sa place, celui-ci a tout simplement été oublié par les
principaux acteurs. Ils ont même approfondi le second choix en adoptant
une monnaie unique sans qu'existe une véritable démocratie européenne
commune qui rende légitime les politiques budgétaire, sociale et
économique communes.
18. Il est clair que lorsque l'Union européenne traverse une crise
institutionnelle profonde, comme c'est le cas aujourd'hui, tous
les Etats membres du Conseil de l'Europe, liés à l'Union européenne
de manières et à des degrés divers, en subissent les conséquences.
De ce fait, ils bénéficieraient eux aussi de la mise en œuvre de
réformes institutionnelles à même de préserver l'Union, ainsi que
l'euro, et de réconcilier les citoyens, leurs besoins et leurs intérêts
avec les politiques européennes.
19. Par ailleurs, des réflexions sur le modèle fédéral élaboré
pour l'Union européenne peuvent inspirer les Etats membres du Conseil
de l'Europe, ainsi que leurs parlementaires et leurs citoyens, dans
la conception de leur propre organisation politique, qu'ils fassent
ou non partie de l'Union européenne. Dernier point, mais non des
moindres, je voudrais souligner que si deux unions se dessinent
actuellement dans l'Europe élargie, celle du Conseil de l'Europe,
à savoir l'Union européenne et l'Eurasie, il faut que toutes deux
réfléchissent à la façon d'organiser la relation entre d'une part,
l'intégration politique et, d'autre part, l'intégration économique.
Pour ce faire, tous les Etats membres du Conseil de l'Europe sont
concernés par le débat.
20. Nous ne sommes pas les seuls à penser que le moment est venu
pour les Européens de poser la question du fédéralisme. Le très
expérimenté député britannique, Andrew Duff, qui a de longs états
de service, a récemment écrit que si l'Union européenne veut sauver
l'Euro et empêcher l'Europe de se désagréger, elle doit traiter
la question fondamentale du fédéralisme et se demander comment il
convient d'administrer une Union européenne plus profondément et
mieux intégrée. Andrew Duff nous rappelle que le Parlement européen
pourrait appeler à convoquer une nouvelle convention pour examiner
cette question et estime qu'il faudrait le faire peu après les élections
britanniques de mai 2015
.
21. C'est pour toutes les raisons précitées que ce rapport, s'appuyant
sur des recherches effectuées par le professeur Arthur Benz, de
l'Université de technologie de Darmstadt, entend contribuer à ce
débat en concevant l'idée d'une démocratie fédérale pour l'Europe,
afin de rendre à la démocratie ses moyens d'action, de renouveler
l'organisation politique de l'intégration européenne et de surmonter
les différentes crises ainsi que la désaffection dont souffre l'Union
européenne aujourd'hui et l'éloignement qui en découle vis-à-vis
des millions d'Européens qui voudraient voir en elle une partie
de la solution et non du problème. Le rapport fait suite à des travaux
antérieurs réalisés par le rapporteur sur les problèmes de la démocratie
dans l'Europe contemporaine dans le cadre des rapports suivants:
La situation des droits de l'homme et de la démocratie en Europe
(
Résolution 1547 (2007)); La situation de la démocratie en Europe – Défis spécifiques
des démocraties européennes: le cas de la diversité et des migrations
(
Résolution 1617 (2008)); La démocratie en Europe: crises et perspectives (
Résolution 1746 (2010)); et La crise de la démocratie et le rôle de l'Etat
dans l'Europe d'aujourd'hui (
Résolution
1888 (2012)).
22. Cela fait longtemps que l'on recourt au fédéralisme comme
concept d'intégration des Etats-nations en Europe et ailleurs (Inde,
Amérique du Nord, Afrique du Sud). Cependant, ce concept a causé
bien des incompréhensions qui pèsent encore sur nos discussions
et qui doivent être surmontées. Ainsi, le fédéralisme est souvent
vu et compris, à tort, comme un obstacle à la démocratie. Le présent
rapport explique que l'idée d'une fédération s'appuie sur une compréhension
particulière à la fois du concept de fédéralisme et du concept de
démocratie, et pourquoi une Europe fédérale pourrait être plus efficace,
plus démocratique, plus stable et mieux servir les citoyens qu'une
Europe d'Etats-nations (coopérant ou rivalisant) ou qu'un Etat européen.
2. Le concept de fédéralisme
23. Le fédéralisme relève d'un principe d'organisation
politique qui répartit les pouvoirs entre les différents niveaux
de gouvernement. Plutôt que de constituer un modèle ou un idéal
pour une union politique sans cesse plus étroite ou pour un Etat
européen, il fait appel à un processus d'équilibrage des pouvoirs
au sein d'un système politique différencié
. C'est pourquoi il peut offrir un cadre
de référence utile pour orienter l'indispensable débat politique
sur de nouveaux moyens de gouverner l'Europe de façon efficace et convaincante.
24. Le concept de fédéralisme a de multiples racines historiques
, ce qui explique des divergences d'interprétation
provoquant une certaine confusion lors des discussions. En Europe
continentale, l'idée de fédéralisme a vu le jour au XVIe siècle
comme solution de remplacement à la notion de pouvoir souverain. Johannes
Althusius (1604)
a
formulé la version la plus célèbre de cette théorie fédérale, par
laquelle il contestait l'argumentation de Jean Bodin en faveur d'un
Etat souverain.
25. Cette notion politique, fondée sur la théologie politique
du protestantisme réformé, a refait surface à la fin du XVIIIe siècle
dans les Etats nord-américains nouvellement créés. Les fondateurs
de la Constitution des Etats-Unis ont transformé cette notion pour
justifier l'unification d'Etats indépendants coopérant au sein d'une confédération.
Afin de donner une identité propre à la nouvelle union souveraine,
ses fondateurs ont inventé le terme de gouvernement fédéral
.
Ainsi, l'usage du terme fédéralisme chez les Anglo-Saxons fait communément
référence à un Etat composite mais souverain, et à un processus
de centralisation (ou d'intégration), tout en invoquant un système
décentralisé dans la tradition continentale européenne où le principe
de subsidiarité s'inscrit dans le concept de fédéralisme
.
26. La subsidiarité est liée à la responsabilité et à l'attribution
des pouvoirs au sein d'un système fédéral. Elle signifie que la
responsabilité doit en principe incomber prioritairement aux échelons
de plus petite taille. Dans l'Eglise protestante réformée et l'enseignement
social dispensé par l'Eglise catholique, ce principe se justifiait
à l'origine par le postulat que la communauté naturelle (famille,
collectivité) ne devait pas être contrainte par le biais d'un contrôle
étatique.
27. Aujourd'hui, la raison d'être de la subsidiarité est la proximité
avec les citoyens et les possibilités de participation qu'elle offre,
c'est-à-dire la démocratie. Cependant, ces raisons ne convainquent
généralement pas et la vieille croyance dans l'ancrage au sein de
la communauté est toujours vivace. L'application de ce principe
n'est donc pas totalement exempte de difficultés.
28. La subsidiarité privilégie la multiplicité, alors que le fédéralisme
exige un équilibre entre unicité et multiplicité. En d'autres termes,
il faut considérer le fédéralisme comme une condition préalable
à l'application de la subsidiarité et les deux concepts doivent
aller de pair.
29. La subsidiarité est donc le principe directeur de l'attribution
des pouvoirs et, en cas de doute, de la décentralisation, au sein
d'une fédération; a contrario, toute centralisation doit être explicitement
motivée. Seul le principe de fédéralisme justifie l'unification
d'échelons, de régions ou d'Etats de taille modeste, à la condition que
ceux-ci ne soient pas pour autant absorbés. On pourrait également
faire valoir à cet égard que fédéralisme et subsidiarité sont des
concepts dont le sens diffère, mais qui sont néanmoins interdépendants
– à tout le moins pour comprendre le fédéralisme tel qu'il s'est
élaboré en Europe et tel qu'il est défendu par le rapporteur.
30. La recherche comparative sur le fédéralisme a par ailleurs
mis en lumière une grande variété de systèmes fédéraux, dont des
confédérations, des gouvernements fédéraux mixtes (interétatiques),
des gouvernements fédéraux coopératifs (intra-étatiques), des Etats
fédéraux mono- ou multinationaux, des fédérations centralisées et
décentralisées, etc
.
Cette diversité démontre que le fédéralisme n'est jamais une structure
figée, mais reste, la plupart du temps, un processus évolutif.
31. Etant donné l'interdépendance et la diversité des économies
et des sociétés, ni un Etat-nation souverain ni un Etat européen
«supranational» n'offre de solutions alternatives envisageables
pour un ordre politique de l'Europe satisfaisant. D'un point de
vue pragmatique, d'autres scénarios de structures politiques réalisables méritent
d'être comparés. Dans un premier scénario, les Etats-nations harmonisent
mutuellement leurs politiques dans un système de «type anarchique»
. Dans un marché commun,
leurs gouvernements doivent faire face à des dynamiques de concurrence.
Un deuxième scénario prévoit un ordre intergouvernemental multilatéral
au sein duquel les gouvernements négocient des décisions communes
et concluent des traités ratifiés par leurs institutions démocratiques.
Un troisième scénario envisage un véritable ordre fédéral de l'Europe.
L'Union européenne comprend actuellement des éléments provenant
des trois scénarios, créant ainsi un genre de système hypercentralisé
et sous-démocratique qui désintègre et met en danger la multiplicité au
lieu d'intégrer les différentes populations et de convaincre la
plupart des citoyens.
32. Le premier scénario ne peut garantir une gouvernance efficace
et démocratique; il y a en effet fort à parier qu'en fin de compte,
les Etats les plus puissants domineront les autres et que de graves
problèmes de coordination surgiront, ce qui nuira à une bonne gouvernance
dans les Etats concernés. En principe, l'élaboration de politiques
intergouvernementales peut faire progresser la démocratie. Cependant,
il est également possible qu'une Europe démocratique fonctionne
mieux dans le cadre d'un ordre fédéral et ce, malgré toutes les
tensions entre fédéralisme et démocratie, comme nous l'expliquerons
ci-après. En outre, le fédéralisme constitue un cadre dans lequel
d'autres types de relations interétatiques peuvent devenir des modes
de gouvernance efficaces et démocratiques.
33. On a souvent établi une distinction entre ordre politique
fédéral et ordre politique intergouvernemental en fonction du degré
de décentralisation ou de centralisation du pouvoir, ou encore d'autonomie
– par opposition à l'intégration – des unités constitutives. C'est
pourtant là une catégorisation qui prête à confusion.
34. En fait, un ordre fédéral consiste en au moins deux niveaux
de gouvernement, soit l'union et les Etats qui la composent, tous
deux dotés de pouvoirs législatifs. Ceux-ci peuvent être plus ou
moins centralisés et uniformes mais, en principe, un système fédéral
est «non centralisé»
. C'est
pourquoi le modèle fédéral, tel que défini dans le présent rapport,
peut intéresser de grands Etats pour renforcer leur unité dans la
diversité en évitant la centralisation et sans mettre en danger
l'autonomie des groupes qui réclament autant de subsidiarité que
possible.
35. Cela étant, pour acquérir une stabilité et intégrer différentes
communautés, le fédéralisme doit être fondé sur la démocratie. Si
le gouvernement central choisit et contrôle les responsables de
l'échelon inférieur de gouvernement, ou si les gouvernements des
deux niveaux se révèlent autoritaires et s'unissent contre le peuple,
l'ordre fédéral devient une coquille vide: c'est ce que l'on observe
en Russie depuis 2004 et c'est ce qui s'est passé dans les fédérations
d'Amérique latine lorsqu'elles étaient dirigées par des militaires
(Argentine, Brésil). Sous un régime autoritaire, les conflits de
territoires peuvent cesser pendant un certain temps, mais ils se
renforcent sous la surface du pouvoir central.
36. Il est possible de parvenir à un degré élevé d'uniformité
dans l'élaboration des politiques au niveau intergouvernemental,
grâce à des accords portant uniquement sur les politiques, ce qui
suppose une concentration des pouvoirs dans les gouvernements parties
aux négociations. Dans une Europe fédérale, la loi est légitimée
par les décisions d'institutions législatives de l'union, alors
que les dispositions législatives intergouvernementales s'appuient
sur des traités conclus par des gouvernements nationaux et ratifiés
par leurs parlements. Dans le modèle fédéral, les intérêts de l'union
sont défendus par ses propres institutions, alors que sous un régime
intergouvernemental, ils font l'objet de négociations entre gouvernements
des Etats constitutifs. Les institutions fédérales réunissent des
représentants de l'union et des Etats membres. Ainsi, alors que
la gouvernance intergouvernementale suppose une répartition horizontale
des pouvoirs, le fédéralisme y ajoute une dimension verticale.
37. Vue sous cet angle, une Europe fédérale est davantage une
réalité qu'une utopie, bien que les éléments indispensables à une
telle organisation politique – constitution, système bicaméral,
claire séparation des pouvoirs et mesures de protection contre la
centralisation – manquent encore ou ne sont pas suffisamment mis
en œuvre. Si un retour à l'Etat-nation doit être exclu eu égard
à l'interdépendance de l'économie et de la société, le défi consiste
à trouver entre les institutions européennes, nationales et territoriales
un équilibre des pouvoirs adapté à l'exercice des fonctions et à
la diversité des Etats membres. Il faut en outre adapter les institutions
et processus démocratiques à la multiplicité des niveaux de (l'élaboration
de) la politique
.
3. Le concept de démocratie
38. Différents types de démocratie ont fait leurs preuves
dans nos sociétés modernes aux niveaux communal, régional et national.
Ils ont fait leur apparition à la fin du XVIIIe siècle. A cette
époque, la conception antique de la démocratie comme le gouvernement
des citoyens, c'est-à-dire de l'ensemble ou de la majorité d'entre
eux, a évolué vers l'idée selon laquelle certains gouvernent, mais
tous participent à l'élection du gouvernement. Ceux qui gouvernent
jouent le rôle de représentants du peuple et sont responsables devant
les citoyens qui contrôlent le gouvernement. Dans certains systèmes,
tous les citoyens peuvent même prendre part à l'élaboration des
lois et à l'établissement de la Constitution, qui sont préparées
par les organes représentatifs. En tout état de cause, les représentants
doivent avoir la confiance des citoyens et leur rendre des comptes
.
39. La démocratie représentative a donc été conçue comme un mécanisme
incitant les gouvernements à prendre des décisions répondant au
mieux aux vœux du peuple. Si les décisions politiques s'éloignent
des souhaits des citoyens, elle oblige les gouvernements à les revoir
en conséquence. La démocratie directe comprend toujours une dimension
de représentation mais ne réduit pas la participation institutionnelle
des citoyens à l'élection. En effet, elle leur permet aussi de se
prononcer sur les lois et les amendements constitutionnels par le
vote, provoqué par l'initiative populaire ou le référendum.
40. La représentation constitue une relation «verticale» entre
institutions légitimes et citoyens, les premières étant chargées
de prendre des décisions concernant ce qui est présumé être le bien
commun et de les mettre en œuvre, et les seconds de les contrôler
et d'agir en conséquence si ces décisions ne semblent pas conformes
à leur perception du bien commun. Dans un processus permanent de
gouvernance fiable et réactive, représentants et citoyens peuvent
mûrir et mettre en pratique les décisions les meilleures pour l'ensemble
des citoyens. La caractéristique d'une démocratie solide est un
gouvernement par, pour et avec le peuple, et dans laquelle les pouvoirs
politiques sont subtilement répartis horizontalement et verticalement.
41. Au-delà de la relation verticale entre représentants et représentés,
la démocratie exige que les citoyens soient unis par une relation
horizontale de communication et de reconnaissance
. S'ils se contentent
de considérer les propositions ou décisions politiques d'un point
de vue individualiste, ils n'accepteront jamais de décisions ayant
des répercussions redistributives, et le pouvoir en place aura tendance
à éviter de prendre de telles décisions.
42. C'est pourquoi, pour qu'il y ait gouvernance démocratique,
il faut que les citoyens puissent exprimer leurs propres intérêts
à la lumière de ceux d'autrui, considérés comme également justifiés.
Ils agissent en faveur de ce qu'ils perçoivent comme le bien commun,
qui représente davantage qu'une somme d'intérêts privés. Ces relations
horizontales faites de confiance et de processus de communication,
de différends et d'efforts de compréhension font d'une multitude
d'individus isolés «un peuple», non pas au sens d'une communauté
fermée définie par des normes et une culture communes, mais d'une
pluralité communicante de citoyens.
43. Dans les processus de communication publique, sous condition
d'une reconnaissance réciproque, les citoyens peuvent aussi constituer
des partis s'affrontant pour le pouvoir, formulant de nouvelles
propositions quant aux politiques et aux élus, jouant le rôle d'intermédiaires
entre représentants et représentés et encourageant la communication
publique entre citoyens.
44. Cette conception de la démocratie représentative est devenue
le principe fondamental régissant l'organisation d'une gouvernance
permanente dans les Etats modernes, ainsi que la première source
de légitimité. La réalité de la démocratie représentative est cependant
loin d'être parfaite, tant dans sa dimension verticale qu'horizontale.
Aussi cet aspect fondamental de la représentation démocratique est-il
consacré dans d'autres structures et processus, comme la prise de
décision par les citoyens dans le cadre de référendums ou d'initiatives,
la participation d'associations à un schéma pluraliste ou corporatiste
d'intermédiation de défense d'intérêts, divers modes de surveillance
par les médias de l'élaboration des politiques, des organismes scientifiques
et organisations privées ou internationales, des institutions et
procédures conçues pour contrôler les dirigeants par des systèmes
d'équilibre des pouvoirs, des décisions de justice, ainsi que d'autres
sources de légitimité définies par les experts ou par le législateur.
Cependant, bien que tous ces éléments puissent favoriser la réactivité
et la responsabilité des gouvernants envers les citoyens, ils ne
peuvent jamais les remplacer.
45. On prétend que l'échec de la démocratie en Europe est dû à
deux raisons principales: d'une part, les relations entre les représentants
et les citoyens sont plutôt limitées et se caractérisent par des
asymétries de l'information; d'autre part, des spécialistes maintiennent
que l'Europe se composant de nations établies de longue date, il
n'y existe aucun «demos» (peuple).
Ce second aspect pourrait justifier l'instauration d'un système
fédéral destiné à rassembler de multiples «demoi» (peuples).
En fait, il existe déjà de vieilles démocraties dont l'Etat comprend
de nombreuses nations différentes et de nombreux demoi (Belgique, Canada, Suisse).
Ces démocraties et Etats multinationaux pourraient démontrer qu'un demos,
en tant que fondement et source de pouvoir dans une démocratie,
peut aussi être constitué de différents demoi, et
qu'il peut même exister en dehors du schéma où tous les citoyens
partagent la même histoire, la même langue ou la même identité culturelle.
46. Comme le montre l'expérience dans ces fédérations, dans une
démocratie multinationale qui fonctionne, les citoyens peuvent avoir
de multiples attachements aux niveaux national, régional et local.
Ces attachements ne sont pas donnés mais résultent de la pratique
politique et de la participation des citoyens à l'élaboration des politiques,
qui peuvent être assez différentes. En Suisse, la démocratie directe
a contribué à combler le fossé linguistique et culturel entre les
parties du pays. En Belgique, la décentralisation a entraîné la
dissolution des partis nationaux, mais les organisations de partenaires
sociaux et leur coopération pragmatique dans le domaine de la politique
sociale maintiennent la cohésion du pays. Au Canada, des décennies
de débats publics sur la constitution ont fait comprendre aux citoyens
et aux responsables politiques des différentes provinces que la
diversité était plutôt un avantage qu'une charge pour un Etat démocratique.
Par conséquent, nous avons toutes les raisons de penser que la dualité
du peuple en tant que demos européen
et que demoi national n'est
pas un fardeau, mais enrichit plutôt la démocratie.
47. Néanmoins, on reproche au fédéralisme d'aggraver deux problèmes
fondamentaux: premièrement, il éloigne les citoyens du pouvoir parce
que les pouvoirs sont délégués aux institutions européennes; deuxièmement,
il fait obstacle à ce que les citoyens jouissent d’une reconnaissance
égale en donnant la préséance à la représentation des gouvernements
ou des nations. En effet, l'enjeu d'un fédéralisme démocratique
est de préserver un juste équilibre des pouvoirs. De plus, dans
une fédération multinationale rassemblant de multiples demoi, il convient d'adapter le
concept de représentation à une structure à plusieurs niveaux. Pourtant,
un ordre fédéral instaure des conditions favorables à l'enrichissement
de la démocratie représentative par de nouveaux éléments.
4. Fédéralisme démocratique:
garanties pour un équilibre fédéral des pouvoirs
48. Un gouvernement démocratique crée du pouvoir et,
en même temps, limite le pouvoir des représentants élus. Le fédéralisme
limite encore le pouvoir des gouvernements démocratiques. Cependant,
on a souvent avancé qu'en raison de mécanismes intrinsèques de centralisation,
une Europe fédérale serait menacée par l'intégration à outrance,
et nombre de ceux qui dénoncent ce risque maintiennent que l'intégration
européenne est d'ores et déjà allée trop loin pour ce qui est d'un
juste transfert de pouvoirs des Etats-nations. Ces arguments vont
dans le sens des débats qui animent des Etats fédéraux comme les
Etats-Unis ou l'Allemagne, où les tendances centralistes l'emportent
effectivement. D'aucuns prétendent qu'une Europe fédérale manque des
forces d'intégration qui permettraient la cohésion de l'union
.
Ils font souvent référence à des fédérations qui ont échoué comme
l'ancienne Yougoslavie ou l'URSS aujourd'hui dissoute. Or, dans
les fédérations démocratiques, il existe des pouvoirs susceptibles
de compenser toute centralisation excessive, tandis que les fédérations
qui n'ont pas fonctionné manquaient souvent d'institutions démocratiques
conçues pour gérer les conflits. Le fédéralisme démocratique met
en place des institutions et des procédures permettant de maintenir un
équilibre des pouvoirs.
49. Quoi qu'il en soit, un système fédéral a besoin de mécanismes
d'intégration. Discuter des différences est précisément le meilleur
moyen d'intégrer la diversité. En ce sens, la démocratie directe
suisse contribue essentiellement à l'intégration d'un Etat très
divers et décentralisé mais néanmoins intégré.
50. En effet, le fédéralisme n'implique pas de ne faire qu'une
de diverses entités politiques, aussi décentralisée soit-elle. Il
suppose au contraire de conserver ce qui est séparé, les
demoi, malgré tout ce qui est commun.
Le fédéralisme ne signifie donc pas plus d'Europe et moins d'Etats-nations.
Il n'est pas non plus simplement synonyme de gouvernement décentralisé.
C'est au contraire un mode d'organisation aussi ancien que la société
humaine, et qui est plus compatible avec l'existence de nombreux
demoi que d'un seul
demos . C'est
un système politique qui requiert un équilibre constant entre intégration
et différentiation.
51. D'un point de vue comparatif, aucun système politique susceptible
d'organiser l'Union européenne ne promet d'éviter les risques d'une
trop grande décentralisation ou intégration ou d'une différentiation
trop importante pouvant conduire à la désintégration. En effet,
les autres modèles précités, qui pourraient gérer l'interdépendance
entre Etats-nations, ne sont pas moins exposés à ces risques et
probablement plus instables que le modèle fédéral, bien que les
conséquences d'un échec soient différentes.
52. Dans une situation où des Etats interdépendants fonctionnent
dans un système de type anarchique, aucune adaptation mutuelle ne
peut garantir que les difficultés ou divergences communes entre
les juridictions nationales se résoudront si aucun gouvernement
hégémonique ne vient prendre les rênes. Toutefois, un déséquilibre
des pouvoirs peut amener, par une décision unilatérale, à avoir
recours à la force pour résoudre les conflits. L'échec d'une politique
intergouvernementale peut aboutir à un «terrain de jeu» anarchique
pour les Etats-nations souverains si des blocages persistants conduisent
à la dissolution d'une gouvernance fondée sur des traités.
53. Un ordre fédéral est lui aussi notoirement instable
et exposé aux
tendances centralistes ou, dans le cas de conflits non réglés, à
une désintégration aboutissant à une structure intergouvernementale.
Cependant, contrairement aux deux autres types d'ordres, l'équilibre
d'un ordre fédéral peut être maintenu par des garanties institutionnelles
s'opposant à la centralisation excessive et à la désintégration,
alors qu'un système intergouvernemental repose sur l'engagement
des gouvernements, dont chacun est en mesure de brandir la menace
de son retrait.
54. La possibilité de moduler le degré de centralisation et de
décentralisation, inexistante dans d'autres ordres politiques, est
la principale cause de l'instabilité des ordres fédéraux: à tous
les niveaux, les décideurs politiques ne se contentent pas de traiter
de questions politiques, mais se disputent également le pouvoir.
En règle générale, c'est le pouvoir exécutif qui prend part à cette
lutte et qui peut tirer profit de la gouvernance à divers niveaux.
C'est pourquoi l'instabilité peut également être préjudiciable à
la démocratie. D'un autre côté, démocratiser le fédéralisme contribue
à stabiliser l'équilibre entre centralisation et décentralisation
ou entre unité et diversité, à condition de renforcer la démocratie
aux différents niveaux.
55. L'enjeu d'une Europe fédérale est de parvenir à équilibrer
les pouvoirs entre les différents niveaux de gouvernement. La quête
permanente d'équilibre et l'existence de mécanismes de correction
des déséquilibres sont une condition fondamentale. C'est pourquoi
le fédéralisme a besoin d'un système de «garanties»
.
5. Enseignements à
tirer, pour l'Europe, des expériences fédérales
56. La recherche comparative montre que différents systèmes
fédéraux mettent en place différentes institutions et combinent
différentes procédures pour remédier aux déséquilibres. Certains
tirent leur légitimité de sources non démocratiques, d'autres contribuent
à la démocratisation de la gouvernance fédérale.
57. La plupart des systèmes fédéraux ont créé des cours constitutionnelles
pour sauvegarder l'équilibre fédéral
.
La solution allemande, qui a influencé la discussion sur le Traité
constitutionnel de l'Union européenne, se fonde sur une énumération
précise des pouvoirs établis dans la Constitution. En outre, la
Loi fondamentale allemande inclut le principe de subsidiarité en
tant que norme juridique. Par conséquent, les actions en justice
devant la Cour constitutionnelle fédérale se sont révélées être
le principal mécanisme de sauvegarde d'un équilibre des pouvoirs,
bien que les gouvernements des
Länder puissent
en principe défendre leurs pouvoirs en rejetant la législation fédérale
au
Bundesrat. Même si les
décisions sur l'attribution de compétences sont de nature politique,
l'Allemagne préconise qu'elles soient dépolitisées et prises par
les autorités judiciaires.
58. La Cour européenne de justice (CEJ) exerce une fonction similaire
au sein de l'Union européenne. Contrairement à la Cour allemande,
elle contribue à «l'intégration par la loi»
, en renforçant ainsi
le pouvoir de l'Union par rapport aux Etats membres. En Allemagne,
des décisions de justice peuvent être révisées par des amendements
constitutionnels. Etant donné la nécessité d'un accord unanime des
Etats membres pour modifier les traités, ce système est beaucoup
plus difficile à envisager au sein de l'Union européenne.
59. Aux Etats-Unis, la Cour suprême dispose de pouvoirs tout aussi
importants. Contrairement à ceux de la Cour constitutionnelle fédérale
allemande, les juges sont choisis, entre autres critères, en fonction
de leurs opinions politiques. Aussi leurs décisions sont-elles influencées
par une logique politique, ce qui est admis pour ce qui concerne
les décisions à caractère constitutionnel. De ce fait, la Cour fait
désormais partie de la politique du pouvoir dans le fédéralisme
américain.
60. Parmi les mécanismes destinés à préserver un équilibre des
pouvoirs, il convient de mentionner le référendum constitutionnel
appliqué en Suisse. Il est cependant bon de noter que la démocratie
directe dans ce pays fonctionne plus ou moins dans des conditions
propres à la Suisse (absence de cour constitutionnelle fédérale,
manque de transparence et d'égalité financières, relation incomplète
entre démocratie et droits de l'homme). Il faut bien comprendre
que ces insuffisances sont la conséquence des particularités suisses
et ne doivent pas être imputées au principe de démocratie directe,
qui devrait beaucoup mieux fonctionner dans l'intérêt des citoyens.
61. Dans l'Union européenne, l'accord unanime de tous les Etats
membres est exigé pour des modifications fondamentales, ce qui serait
probablement impossible à obtenir dans un référendum européen aujourd'hui. Notamment,
les accords entre exécutifs qui préparent les modifications au Traité,
souvent proposés par des groupes d'intérêt, augmentent la centralisation
du pouvoir. Par conséquent, une autre procédure de modification
constitutionnelle en Europe contribuerait probablement à un meilleur
équilibre des pouvoirs
.
62. En Suisse fédérale, les révisions constitutionnelles sont
effectuées par la double majorité des citoyens et des cantons, qui
sont encore considérés dans la Fédération suisse comme des «Etats».
Ce système nécessite une loyauté mutuelle au sein de la société,
solidement bâtie et pourtant toujours menacée, qu'il nous faut encore
établir dans l'Union européenne. Je suis néanmoins convaincu que
les décisions constitutionnelles fondamentales peuvent être prises
par la majorité des citoyens et des Etats européens, et que les
perdants accepteraient leur défaite s'ils avaient l'occasion d'appartenir
à une nouvelle majorité dans le cadre d'un autre référendum constitutionnel
européen qui ne tarderait pas à arriver. Comme nous l'enseignent
les expériences suisses, la probabilité d'obtenir un résultat positif
à un référendum constitutionnel peut être accrue par une intense
consultation des organisations de la société civile de différents
secteurs.
63. Les spécialistes comparant les systèmes fédéraux conviennent
que les constitutions et les cours constitutionnelles ne peuvent
garantir un équilibre des pouvoirs entre les divers échelons de
gouvernement. A cet égard, le mécanisme de contrôle de la subsidiarité,
instauré par le Traité de Lisbonne, a récemment retenu l'attention
. En effet,
cette procédure se fonde sur l'hypothèse que la subsidiarité est
un principe politique. En conséquence, les parlements nationaux
sont chargés de s'assurer que ce principe est pris en compte.
64. L'efficacité des mécanismes de contrôle de la subsidiarité
ne doit pas être surestimée, dans la mesure où elle exige une coordination
des interventions des parlements nationaux. A ce jour, ils ont empêché
le vote par le Conseil et le Parlement européen d'une seule directive
proposée par la Commission. Certaines expériences ne sont pourtant
pas décevantes. En outre, grâce au contrôle de l'attribution de
compétences effectué par les institutions élues des Etats membres,
ces décisions constitutionnelles se sont démocratisées.
65. Un autre moyen de préserver un équilibre des pouvoirs, également
appliqué dans d'autres fédérations, a été inventé au Canada: il
donne aux échelons de gouvernement inférieurs le droit de «ne pas
opter» pour des décisions uniformes. Ce choix permet aux parlements
des unités constitutives de contrer des tendances centralisatrices.
Dans les fédérations multinationales, ce mécanisme peut menacer
l'équilibre fédéral et provoquer des appels à la sécession, comme
on peut l'observer en Espagne. Dans ce pays, les communautés autonomes
peuvent obliger le gouvernement central à négocier sur la décentralisation
des pouvoirs. Cette disposition constitutionnelle visant à protéger
les communautés autonomes historiques a favorisé la compétition
pour le pouvoir, ce qui a menacé d'affaiblir le gouvernement central.
Les partis politiques du centre étaient divisés et incapables de
s'entendre sur une réforme constitutionnelle fédérale et la Cour constitutionnelle
a dû intervenir pour mettre fin à ce cercle vicieux.
66. Cette expérience montre que les dispositifs institutionnels
protégeant les unités constitutives d'une fédération doivent être
complétés par des mécanismes permettant de maintenir la cohésion
fédérale, comme une constitution et une cour constitutionnelle ou,
de manière sans doute plus efficace, le droit de véto d'un parlement
fédéral. En Allemagne, un amendement constitutionnel datant de 2006
a mis en œuvre un tel mécanisme, mais limité à très peu de compétences
législatives. Dans certains domaines législatifs parallèles, les Länder peuvent, dans des conditions
bien précises, déroger à une loi fédérale tant que le corps législatif fédéral
ne l'a pas révisée.
67. Les garanties peuvent être plus ou moins efficaces. Cela dépend
des charactéristiques de la fédération et des problèmes constitutionnels
particuliers rencontrés. Nous pouvons également distinguer les garanties fondées
sur la loi et les décisions de justice de celles qui s'appuient
sur des décisions politiques prises par les parlements. Non seulement
ces dernières sont conformes à la nature politique de la question,
mais elles contribuent également à la légitimité démocratique d'un
ordre fédéral. Au sein de l'Union européenne, c'est en particulier
le mécanisme de contrôle de la subsidiarité qu'il convient de renforcer
dans le «système de garanties»
.
68. Les institutions et procédures stabilisant l'équilibre fédéral
mobilisent des forces compensatrices contre une «migration» involontaire
des pouvoirs. Dans le même temps, elles contraignent les décideurs
politiques à expliquer comment ils entendent user de leurs pouvoirs.
Dans les procédures mises en place pour décider de l'attribution
des compétences, il convient de fixer des normes relatives à l'élaboration
des politiques. De la sorte, les conflits concernant l'attribution
des pouvoirs ressortent clairement et les processus destinés à régler ces
conflits se transforment en délibérations sur la manière dont les
politiques sont conçues aux différents échelons.
69. Dès lors, un système de garanties dans l'Europe fédérale qui
incite les décideurs politiques à justifier leurs revendications
et leurs décisions repose sur des instances de suivi. Celles-ci
sont particulièrement utiles pour défendre la démocratie dans des
contextes transnationaux
. Ainsi,
tout en œuvrant à maintenir un équilibre des pouvoirs entre les
divers niveaux de gouvernement, le système de garanties contribue
à renforcer l'obligation des gouvernements de rendre des comptes
à leurs parlements et à leurs citoyens.
70. Un ordre fédéral est menacé par l'instabilité, laquelle lui
confère paradoxalement l'avantage de la flexibilité. Les règles
constitutionnelles ne définissent jamais l'attribution des compétences
dans le moindre détail. Les décideurs politiques peuvent dans une
très large mesure choisir entre différents cadres politiques. Ceux-ci
peuvent être élaborés par l'union ou laissés aux échelons de gouvernement
inférieurs, et l'attribution des compétences en matière d'élaboration
des politiques permet souvent une «autonomie du pouvoir» ou un «partage
du pouvoir». Le partage du pouvoir, qui serait davantage la norme
que l'exception dans une Europe fédérale (comme dans d'autres systèmes
fédéraux), peut être appliqué de différentes façons et selon divers modes
et à plusieurs niveaux de gouvernance.
71. Afin de coordonner les politiques entre divers niveaux et
juridictions, une adaptation mutuelle entre gouvernements rivaux
(concours de meilleures pratiques), des négociations intergouvernementales
en vue d'accords volontaires, et une gouvernance commune (fondée
sur des accords contraignants) peuvent constituer d'autres modes
d'élaboration des politiques. Quoi qu'il en soit, le fédéralisme
est un système politique dynamique et variable qui offre différentes
options de gestion des missions.
72. Comme indiqué ci-dessus, l'attribution des compétences et
le mode de gouvernance influent sur l'élaboration des politiques.
C'est pourquoi les décisions «constitutionnelles» portant sur les
règles en matière d'élaboration des politiques et de choix politiques
pour des missions spécifiques sont étroitement liées, bien qu'il
faille les différencier d'un point de vue normatif. Ce plus large
éventail de choix offert par un ordre fédéral contribue à une démocratie
vibrante. Il peut néanmoins surcharger les processus d'élaboration
des politiques par des problèmes constitutionnels. Un système fédéral
stable requiert un juste équilibre entre ce qui est défini dans
une constitution et ce qui est laissé à l'appréciation des décideurs
politiques concernant la souplesse d'ajustement de la constitution
fédérale. Le défi consiste à déterminer quelle est la rigidité voulue
et à accorder suffisamment de souplesse par des procédures visant
un usage optimal de cette souplesse
.
Il s'agit là pour l'Union européenne d'un point décisif à régler
pour assurer, en prévision des difficultés relatives à la révision de
ses traités, le bon fonctionnement d'une Europe fédérale.
73. Une fédération équilibrée peut être prémunie contre la centralisation
et la désintégration par des garanties efficaces. Outre la Cour
constitutionnelle, les institutions et les processus démocratiques
constituent ces garanties. Par conséquent, seule la démocratie peut
permettre le bon fonctionnement du fédéralisme, entendu comme un
système politique capable de surmonter les conflits dans des sociétés
multinationales et plurielles telles qu'elles existent en Europe.
74. En organisant le pluralisme à partir du principe de subsidiarité
et en divisant – et par là même, en limitant – les pouvoirs dans
un système équilibré à plusieurs niveaux, une fédération crée des
conditions indispensables à la démocratie. Pourtant, le fédéralisme
n'est pas démocratique en soi. Il convient de relever trois défis:
1) une fédération européenne doit intégrer à la fois les citoyens
en tant qu'Européens, mais aussi en tant que citoyens nationaux;
2) elle doit parvenir à un équilibre horizontal des pouvoirs et
des possibilités entre les membres de la fédération sans mettre
la diversité en péril; et 3) elle doit garantir l'efficacité de l'élaboration
des politiques en dépit de la complexité d'une gouvernance à plusieurs
niveaux.
75. La démocratie renforce les systèmes fédéraux de deux façons:
d'une part, elle crée les conditions nécessaires à la limitation
des pouvoirs de manière stable; d'autre part, elle peut fournir
des procédures favorisant l'intégration dans des sociétés divisées.
76. Pour donner quelques exemples, au Canada, le système fédéral
de parti a eu un effet intégrateur. En outre, c'est la mise en place
d'un processus d'élaboration de la Constitution reposant sur le
débat public qui a contribué à l'intégration de cette société très
diverse. Dernier point mais non le moindre, mentionnons le fait que
des démocraties parlementaires provinciales fortes se sont développées
pour contrer un type de fédéralisme susceptible de limiter la décentralisation
et de mener à la simple exécution de décisions prises à un échelon
centralisé.
77. Depuis les années 1970, la Belgique a connu six grandes réformes
de son système fédéral, faisant de ce pays l'un des Etats les plus
décentralisés. Les partis politiques ont aussi subi l'influence
de cette décentralisation et n'existent, jusqu'à présent, qu'à titre
de partis régionaux. Bien que l'équilibre fédéral paraisse globalement
plus précaire qu'au Canada, on observe, en Belgique, des facteurs
qui maintiennent l'équilibre fédéral, notamment l'Etat providence,
le système de partenariat social ainsi que l'esprit de consensus
qui caractérise les gouvernements fédéraux belges.
78. En Suisse, pays considéré encore par beaucoup comme un Etat
fédéral multiculturel ou multinational bien qu'il se qualifie lui-même
de «Confédération», la démocratie directe ainsi que la société civile,
renforcée par ses éléments participatifs, maintiennent la cohésion
de la Fédération suisse pourtant très diverse. Les mécanismes de
démocratie directe, selon lesquels une double majorité de citoyens
et de cantons est nécessaire pour qu'une loi fédérale soit adoptée,
et qui renforcent la légitimité, contribuent aussi au respect de l'autonomie
des cantons et de la structure décentralisée de la Fédération.
6. La démocratie fédérale
dans une Europe multinationale
79. Pour ce qui est d'une union politique européenne,
d'aucuns soutiennent que la démocratie est vouée à l'échec en raison
de l'absence d'un
demos européen,
c'est-à-dire d'une communauté de citoyens qui, avec l'aide des médias,
des partis et des groupes d'intérêts, sont capables de réfléchir
et de revoir leur opinion sur les politiques publiques à la lumière
d'avis exprimés par autrui
.
Dans sa décision sur le Traité de Lisbonne, la Cour constitutionnelle
fédérale allemande a considéré que la légitimité démocratique doit
continuer d'être fondée sur l'obligation de rendre des comptes devant
les parlements nationaux et pas seulement sur les pouvoirs exercés
par le Parlement européen
. C'est pourquoi
la Cour qualifie l'Union européenne de «
Staatenverbund»,
une association d'Etats particulière combinant des éléments fédéraux
et confédéraux.
80. Bien qu'elle ne plaide pas en faveur d'un retour à l'Etat-nation,
le raisonnement de la cour sur la démocratie peut être exploité
par les défenseurs d'une renationalisation. Néanmoins, la «thèse
de l'absence de
demos» se
révèle peu convaincante si l'on conçoit l'Union européenne comme
un ordre fédéral qui englobe de multiples «
demoi».
La «
demoicratie» se définit
comme une union de peuples compris à la fois comme des Etats et
comme des citoyens
. L'Union européenne constitue
à vrai dire un double système de représentation démocratique des
citoyens. Associés dans un
demos européen
par les liens comparativement ténus d'une population multilingue,
les citoyens sont directement représentés au Parlement européen.
Les
demoi nationaux sont représentés
par des membres du Conseil responsables devant leurs parlements
nationaux. Eu égard à la ténuité des liens unissant les citoyens
européens, cette deuxième structure de représentation indirecte
complète nécessairement la représentation au Parlement européen,
alors que la représentation directe des citoyens européens dans
ce même Parlement témoigne du niveau atteint par l'intégration sociétale et
politique en Europe.
81. La représentation de
demoi par
un pouvoir exécutif obligé de rendre des comptes constitue un type particulier
de «gouvernance collégiale»
.
Dans l'Union européenne, cette obligation engage les membres du Conseil
envers leurs circonscriptions mais ils sont en fait responsables
devant les majorités parlementaires nationales. La structure verticale
de la représentation existe donc bel et bien. Bien que la Commission européenne
fournisse tous les documents, l'asymétrie de l'information en faveur
du pouvoir exécutif pourrait certainement réduire l'influence des
parlements nationaux.
82. Cependant, le véritable problème de cette représentation indirecte
a trait à sa structure horizontale. Si les parlements se laissent
guider par des intérêts purement nationaux, soit les membres du
Conseil se trouvent empêchés de conclure un accord juste, soit ils
décident sans tenir compte de l'avis de leurs parlements, qui n'ont
alors d'autre choix que d'accepter ou de ratifier. Le premier cas
de figure a été décrit comme le «piège de la décision commune»
, alors que le second est comparé
à une constellation dont le débat a lieu au niveau des Etats fédéraux
sous le terme de «fédéralisme exécutif».
83. En conséquence, tout comme les citoyens ont besoin de réfléchir
à leurs opinions personnelles à la lumière de celles de leurs concitoyens,
les parlements nationaux doivent analyser leurs prises de position politiques
par rapport à celles d'autres parlements, si la représentation indirecte
des demoi devait contribuer
à définir un bien commun en matière de gouvernance européenne (dimension
horizontale de la représentation).
84. De fait, le Traité de Lisbonne a introduit le concept de relations
interparlementaires et prend ainsi en compte la dimension horizontale
de la demoicratie. En outre,
grâce au mécanisme de contrôle de la subsidiarité, il a mis en place
une procédure qui peut favoriser ces relations. Afin de faire entendre
leur voix, les parlements nationaux doivent coordonner leurs opinions,
et ils ont commencé à communiquer sur les questions de politique.
En outre, ils ont créé la Conférence des organes spécialisés dans
les affaires communautaires (COSAC), qui réunit régulièrement les
membres des commissions des affaires européennes des parlements
nationaux. Des conférences des commissions spécialisées ou des visites
entre délégations parlementaires viennent s'ajouter à cette structure
horizontale des relations interparlementaires.
85. Jusqu'à présent, les relations interparlementaires sont plutôt
fragmentées et ne constituent toujours pas un forum public adapté
où les représentants de multiples
demoi en
Europe communiquent sur les politiques et les questions constitutionnelles.
Par ailleurs, la crise de l'euro a nui aux relations interparlementaires multilatérales
naissantes et a donné lieu à des relations bilatérales
. Pourtant, les parlements
des Etats membres ne sont pas les seuls concernés. Si une fédération
européenne est considérée comme un système politique ouvert à géométrie
variable et dont certains espaces se recoupent partiellement, les
assemblées parlementaires d'autres organisations européennes peuvent
participer à la formation d'un espace public interparlementaire.
Parmi ces assemblées, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe
bénéficie sans nul doute d'un statut particulier, pour des raisons
historiques et eu égard à ses fonctions et au champ d'action de
ses membres.
7. Aperçu d'une réforme
fédérale pour une Europe plus inclusive et une démocratie plus solide
86. Ce fondement horizontal d'une fédération européenne
doit encore être développé plus avant. Il convient cependant d'en
faire un élément décisif d'une fédération démocratique. Par conséquent,
au lieu de rechercher l'idéal des citoyens européens, une Europe
fédérale devrait être fondée sur un public transnational de députés représentant
les demoi nationaux. Il s'agit
là d'un complément nécessaire à l'espace public de débat mis en place
par le Parlement européen
87. Ainsi, l'Europe est et restera un continent composé de différentes
nations. Si celles-ci doivent contribuer à résoudre des problèmes
communs en matière de gouvernance européenne, elles doivent être
traitées sur un pied d'égalité. A première vue, l'égalité entre
nations semble plaider en faveur d'un ordre intergouvernemental.
Pourtant, la réalité politique en matière de gouvernance intergouvernementale
répond rarement à cette exigence. Le pouvoir de négociation présente
généralement une grande hétérogénéité. En revanche, un ordre fédéral
permet de corriger les inégalités entre pays en protégeant chaque
société distincte, en définissant les droits des minorités et en
équilibrant les pouvoirs dans les relations horizontales entre gouvernements
des Etats membres. Il crée ainsi un équilibre entre égalité et diversité.
88. La diversité peut justifier une répartition asymétrique des
compétences entre les divers niveaux, le degré de centralisation
ou de partage des pouvoirs variant entre les différents territoires
(«géométrie variable»). Dans la théorie du fédéralisme, des unités
fonctionnelles qui se chevauchent (comme la zone euro ou l'espace Schengen)
sont considérées comme une bonne réponse aux intérêts et capacités
particuliers des Etats membres
. Elles ne contredisent
ni n'édulcorent l'idée d'une Europe fédérale.
89. Comme l'a révélé la crise de l'euro, le déséquilibre des pouvoirs
effectifs entre les Etats membres plonge ses racines dans les disparités
économiques. A long terme, une fédération peut être menacée par
des divisions économiques et sociales, même si les règles régissant
la prise de décisions protègent les Etats membres ou les minorités
de taille modeste. En fonction de la volonté et des capacités des
Etats membres, une Europe fédérale peut permettre de réduire ces
déséquilibres économiques par diverses mesures.
90. Cela ne signifie pas non plus qu'il devrait y avoir – en plus
des fonds structurels – une péréquation au niveau européen, ni qu'une
Europe fédérale implique la centralisation des pouvoirs budgétaires.
Cependant, étant donnée l'interdépendance économique des diverses
économies nationales et régionales, un ordre politique de l'Union
européenne ne devrait pas exclure de prendre des mesures pour réduire
les inégalités économiques graves, d'autant moins que ces disparités
pourraient se révéler préjudiciables à tous les Etats membres. La
renationalisation de l'Europe exclurait donc certaines options politiques
qu'il convient de prendre en compte et d'examiner avec soin. Même
partielle, la renationalisation est assimilable à un refus de solidarité.
91. Dans les sociétés pluralistes, les décisions politiques ne
peuvent se justifier comme étant «la panacée»
. Par conséquent, la gouvernance
démocratique ne vise jamais
le bien
commun, mais plutôt un bien commun considéré comme tel par une majorité
des citoyens et accepté par tous à condition qu'il puisse être réévalué.
La politique démocratique doit offrir des solutions de remplacement,
à la fois en ce qui concerne les détenteurs de pouvoirs et les politiques
mises en œuvre. L'apprentissage politique, indispensable à un ordre
démocratique, permet de concevoir d'autres solutions. Ceci vaut
encore davantage pour une fédération multinationale.
92. En principe, un ordre fédéral offre un plus large choix entre
des politiques différentes en répartissant les pouvoirs entre les
différents niveaux. Toutefois, ces pouvoirs peuvent être partagés,
et de nombreuses politiques doivent être coordonnées entre les différents
niveaux ou gouvernements. Ainsi, la gouvernance à plusieurs niveaux
donne lieu à une prise de décisions en commun qui réduit les choix
au plus petit dénominateur commun des intérêts défendus par les
différents gouvernements, et qui associe généralement les pouvoirs
exécutifs et limite l'obligation de rendre compte aux parlements.
Dans le pire des cas, la gouvernance tombe dans le «piège de la
décision commune», c'est-à-dire qu'elle n'autorise que des changements
marginaux des politiques existantes. Pourtant, si les dirigeants
politiques ne fournissent aucune solution de rechange, la technocratie
règne, une gouvernance élitiste s'instaure, ou c'est la pression
des contraintes qui justifie les décisions. Certes, aucun ordre
politique ne peut empêcher ces formes de pouvoir de faire obstacle
à la démocratie, en particulier en cas de crise, mais un ordre complexe
à plusieurs niveaux peut paraître particulièrement à même de renforcer
les structures exécutives et de réduire les choix.
93. Toutefois, des dispositions en faveur de l'autonomisation
des parlements, ainsi que l'existence de lieux d'échanges pour des
relations parlementaires à plusieurs niveaux, peuvent justement
empêcher la montée d'un fédéralisme exécutif ou éviter le piège
des décisions communes, comme mentionné ci-dessus. En outre, la
division multiple des pouvoirs étant propice à une plus grande multiplicité
des solutions dans un ordre fédéral, une limitation des choix est
moins probable que dans des systèmes politiques où le pouvoir est concentré.
Si le dispositif institutionnel est approprié, le fédéralisme permet
notamment d'élaborer des politiques expérimentales et d'innover
sur le plan politique.
94. Dans un ordre fédéral, l'apprentissage politique est consolidé
par le haut et peut venir de la base. Dans les deux variantes, l'interaction
entre les gouvernements centraux et décentralisés dans un ordre
fédéral non centralisé est décisive.
95. L'apprentissage par la base peut être stimulé par la concurrence
entre gouvernements
.
En affirmant fournir à leurs citoyens les meilleurs biens ou services
publics, les gouvernements sont incités à renchérir sur les propositions
politiques des partis d'opposition et les politiques mises en œuvre
par d'autres gouvernements. La concurrence entre juridictions peut
favoriser l'innovation et la diffusion de politiques novatrices
dans d'autres juridictions. En règle générale, c'est dans un ordre
fédéral où le gouvernement central organise l'échange d'informations
qu'un tel processus d'innovation et de diffusion est le plus efficace.
96. La «méthode ouverte de coordination» introduite par la Commission
européenne visait à créer un tel processus d'apprentissage compétitif
de la politique
.
Dans la pratique, elle a pâti de la réticence des Etats membres
à fournir les informations nécessaires dans les domaines politiques
où l'Union européenne n'a pas le pouvoir de légiférer.
97. L'apprentissage encouragé par le niveau supérieur est possible
si le gouvernement fédéral permet d'expérimenter de nouvelles politiques
dans les Etats membres
.
Le gouvernement peut sélectionner un Etat pour mettre en œuvre une
nouvelle politique afin d'en tester les effets, ou pousser des gouvernements sélectionnés
à se mettre en concurrence pour dégager les meilleures pratiques
dans un domaine donné. Alors que l'Union européenne évite les politiques
expérimentales au sens premier du terme, elle a recours à la deuxième
stratégie pour mettre en œuvre les fonds structurels.
98. Il importe de souligner que les systèmes fédéraux peuvent
également réduire les possibilités d'apprentissage politique, non
seulement en raison de la nécessité d'aboutir à des compromis entre
les gouvernements engagés dans la prise de décision commune, mais
aussi d'un déséquilibre économique empêchant une concurrence loyale
en matière de bonnes pratiques. L'apprentissage politique exige
que les décideurs et les citoyens acceptent la différence entre
les politiques formulées dans les Etats membres, mais aussi que
tous les Etats membres aient une chance égale de découvrir et de
mettre en œuvre des pratiques innovantes.
8. Fédéralisme et
options de démocratisation
99. Comme il est dit plus haut, la démocratie est le
fruit d'efforts permanents; c'est un processus sans fin dont on
ne peut jamais attendre la perfection. C'est pour cette raison que
les chercheurs insistent sur la nécessité d'une démocratisation
continue au sein des démocraties. La démocratisation implique de
réduire les imperfections de la démocratie tout en sachant que l'on
n'atteindra jamais la perfection. Elle est aussi synonyme de transformation
et d'amélioration des systèmes politiques existant aux niveaux local,
régional et national ainsi que de création de nouveaux échelons
démocratiques au niveau transnational, qu'il soit européen ou mondial.
100. Une fédération démocratique – qui suppose freins et contrepoids
et relations verticales et horizontales à différents niveaux – ne
peut jamais atteindre un équilibre optimal. Elle oblige les acteurs
à s'adapter à de nouvelles configurations et à apprendre en permanence
à trouver de nouvelles solutions aux conflits. Cette dynamique s'inscrit
dans le processus de démocratisation en cours. Les débats sur le
rôle des parlements ou sur la subsidiarité et l'autonomie des échelons
de moindre niveau sont des signes de ce processus.
101. En outre, un ordre fédéral a l'avantage d'ouvrir différents
points d'accès à la participation des citoyens et des associations,
et permet d'appliquer divers éléments renforçant la structure de
base de la démocratie représentative. Les différents niveaux de
gouvernement constituent également des espaces d'expérimentation pour
différents modèles de démocratisation:
- Dans la plupart des fédérations démocratiques, les gouvernements
régionaux et locaux offrent de nombreuses possibilités en matière
de participation des citoyens, d'initiatives citoyennes ou de référendums,
même s'ils jouent un rôle plus restreint au niveau central. Au sein
de l'Union européenne, des suggestions relatives à des référendums
à l'échelle européenne peuvent être problématiques en raison de
la communication publique déficiente dans une structure multinationale , mais les Etats membres
organisent de temps à autre des référendums sur les modifications
des traités (obligatoires en Irlande et consultatifs dans d'autres
Etats membres).
- Des groupes d'intérêt privés ont accès aux différents
niveaux de pouvoir. Ils sont confrontés à la difficulté consistant
à coordonner leurs opinions en tentant d'imposer une politique donnée.
Cependant, une structure fédérale leur permet également d'exprimer
les divers intérêts de leurs membres, en particulier s'ils sont
divisés selon des clivages nationaux. La répartition des compétences
entre les niveaux crée davantage de canaux de communication entre
groupes d'intérêts privés et gouvernements, mais ceux-ci sont aussi
en mesure de se protéger contre les pressions de puissantes associations
en coordonnant leurs positions par une prise de décision commune .
Les structures fédérales contribuent ainsi à l'équilibre des pouvoirs
entre gouvernements et groupes d'intérêt privés, ainsi qu'entre
intérêts organisés.
- Une organisation fédérale comprend de nombreuses organisations
de contrôle du pouvoir exécutif. Les gouvernements, aux différents
niveaux, observent comment les autres gouvernements utilisent leurs compétences.
En outre, les tribunaux jouent un rôle particulier en tant qu'arbitres
entre les gouvernements. Cependant, les systèmes fédéraux attirent
de plus en plus d'organismes privés d'évaluation et d'analyse comparative
des politiques des différents gouvernements. Bien que cette «surveillance»
consiste principalement dans l'analyse et la comparaison des échelons
de gouvernement de moindre niveau, elle utilise des normes générales
de bonne gouvernance acceptées dans la fédération comme points de
référence. Elle permet ainsi d'analyser indirectement si les politiques centrales
sont réalistes et la manière dont elles sont concrètement mises
en œuvre.
9. Conclusions
102. Sans ignorer les signes de déficits démocratiques
dans l'actuel ordre à plusieurs niveaux de l'Europe, il y a de bonnes
raisons de faire valoir qu'une démocratie fédérale européenne pourrait
être plus efficace, démocratique et stable qu'une Europe (de la
coopération ou de la concurrence) d'Etats-nations ou qu'un Etat européen.
L'idée du fédéralisme ne justifie pas nécessairement des appels
à plus d'intégration et n'implique pas non plus une plus forte décentralisation
ou renationalisation. Elle peut cependant fournir un cadre conceptuel
pour la constitution et le maintien d'un système politique territorialement
différencié et adapté aux diverses économies et sociétés de l'Union
européenne d'aujourd'hui.
103. Le fédéralisme suppose une approche pragmatique de la politique.
Comme la démocratie, il ne promet pas un système politique parfait.
Visant des objectifs contradictoires, il nécessite une réflexion
et une révision permanente des structures et des politiques. Par
conséquent, il met l'accent sur les processus d'apprentissage de
la politique et de la flexibilité constitutionnelle afin d'équilibrer
les pouvoirs et les ressources. En lieu et place d'un débat idéologique,
le concept d'une démocratie fédérale européenne oriente la discussion
vers des questions pratiques. Sans prétendre présenter une liste
complète et détaillée des suggestions, l'implication pratique et
les défis actuels d'une démocratie fédérale européenne peuvent se
résumer comme suit:
- Le concept
de démocratie fédérale européenne implique que l'intégration n'est
pas un processus à sens unique vers une union sans cesse plus étroite.
Par conséquent, la recherche permanente d'un équilibre des pouvoirs
entre les institutions et les modes de gouvernance européens et
nationaux à plusieurs niveaux est une condition indispensable. Ce
processus d'équilibrage doit être institutionnalisé comme il se
doit, afin de permettre une révision de l'attribution actuelle des
compétences et de vérifier l'exercice des pouvoirs.
- Le fédéralisme appelle la variété, non seulement entre
les niveaux et les juridictions, mais aussi dans les degrés d'intégration
des différents territoires. Une fédération, qui n'est pas un Etat
fédéral, se caractérise par des dispositifs politiques de gouvernance
à plusieurs niveaux, à la portée territoriale variable, par des
organisations territoriales dont les activités se chevauchent dans
l'espace européen, et par divers types de partenariats avec les
pays voisins. Cette variété exprime le pluralisme de l'Europe et
constitue ainsi un fondement de la démocratie.
- Dans une fédération démocratique, les processus visant
à vérifier les pouvoirs et à en revoir la répartition doivent inclure
les institutions parlementaires aux niveaux européen et national.
- En ce qui concerne la révision des pouvoirs, le droit
d'entreprendre des changements et de créer des espaces de négociations
n'est pas moins important que le droit de décider. Par conséquent,
les procédures de modification des traités pourraient être reconsidérées.
A cet effet, un dialogue interparlementaire (suggéré par le Parlement
européen en tant que processus pré-législatif) pourrait donner plus
de poids à la voix des parlements nationaux que les procédures actuelles.
En outre, des évaluations régulières de l'«état de la démocratie
fédérale européenne» peuvent contribuer à la recherche d'un équilibre
fédéral, mission que peut probablement remplir l'Assemblée parlementaire
du Conseil de l'Europe.
- Des politiques expérimentales peuvent renforcer la dynamique
des structures de pouvoir dans une démocratie fédérale européenne.
Elles doivent cependant suivre des règles guidant et limitant la flexibilité.
- En ce qui concerne la vérification de l'exercice des pouvoirs,
le «système de garanties» en vigueur, qui combine des mécanismes
judiciaires et politico-démocratiques, pourrait être développé plus
avant, en mettant l'accent sur les contrôles de subsidiarité par
les parlements nationaux.
- Les modes de gouvernance à plusieurs niveaux pratiqués
en Europe devraient dans la mesure du possible préserver l'autonomie
des niveaux inférieurs. Ils devraient en outre soutenir l'apprentissage politique
en permettant et en favorisant une variation décentralisée et une
évaluation comparative des politiques, dans un cadre de normes et
de procédures définies au niveau européen. Une démocratie fédérale
européenne devrait utiliser toute la gamme des anciens (législation)
et des nouveaux (comme la Méthode ouverte de coordination (MOC))
modes de gouvernance développés par l'Union européenne au cours
des dernières décennies.
- L'obligation du pouvoir exécutif de rendre compte aux
parlements est indispensable à la gouvernance à plusieurs niveaux.
Un système de vérification et de révision de l'équilibre du pouvoir
par les parlements peut conduire à mieux faire respecter cette obligation
si les résultats de l'évaluation sont soumis à la délibération publique
au sein des parlements.
- Les relations interparlementaires horizontales existant
dans une demoicratie fédérale pourraient être stabilisées
et étendues. Elles constituent un élément décisif d'un contrôle
de subsidiarité et d'une gouvernance efficaces.
- La structure différenciée d'une fédération permet de combiner
la démocratie représentative avec d'autres éléments d'une démocratie
directe et associative (ou participative), ainsi que des fonctions
de contrôle. Ceux-ci doivent être utilisés dans un processus continu
de démocratisation d'une démocratie fédérale, qui ne peut s'achever
par un schéma institutionnel fixe mais doit poursuivre les politiques expérimentales
en cours.
104. Ces conclusions provisoires découlent du concept d'une démocratie
fédérale européenne. Tant que le concept de fédéralisme crée des
malentendus, le raisonnement conduisant à une approche pragmatique
n'est pas probant. Par conséquent, un dialogue sur la signification
du fédéralisme et la manière dont il s'applique à l'Europe devrait
viser à combler les écarts entre les définitions, dus à la diversité
de ses racines historiques.