1. Origine
et objectif du rapport
Le
25 juin 2014, Salwa Bugaighis, avocate, activiste des droits humains
et figure de pointe de la révolte contre le colonel Kadhafi, a été
assassinée. Ancienne membre du Conseil National de Transition libyen,
qu’elle avait quitté après quelques mois pour protester contre la
quasi absence de femmes, elle était l’une des initiateurs de la Plateforme
Libyenne des Femmes pour la Paix. Son opposition aux milices armées
et aux islamistes radicaux était bien connue. Elle venait de rentrer
en Libye pour exercer son droit de vote (contre l’avis de ses proches,
à cause des menaces de mort qu’elle avait reçues). Elle a été agressée
dans sa maison, au retour du bureau de vote, par un commando d’hommes
cagoulés qui l’ont poignardée et tiré sur elle à douze reprises.
Salwa Bughaighis n’était pas la seule femme
courageuse de cette région tourmentée, ni la seule à donner sa vie pour
la cause de la démocratie. Cependant, son sacrifice est particulièrement
douloureux, car elle contribuait de façon significative, par ses
positions indépendantes et cohérentes, à créer un pays nouveau.
Pour commémorer l’engagement de cette femme et par solidarité avec
tous ceux et celles qui continuent son combat, je souhaite dédier
ce rapport à la mémoire de Salwa Bugaighis.
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1. La
Résolution
1873 (2012) de l’Assemblée parlementaire «L’égalité entre les femmes
et les hommes: une condition du succès du Printemps arabe» suggérait
aux pays de la région un certain nombre de mesures et de réformes
à entamer pour améliorer le statut des femmes et supprimer toute
forme de discrimination à leur égard. Une partie de ces suggestions
s’adressait à tous les pays de la région, l’autre partie à des pays spécifiques.
Elles concernaient notamment la représentation politique des femmes
et leur participation à la vie publique, le droit de la famille,
la lutte contre la violence à l’égard des femmes, l’image des femmes
dans les médias et les stéréotypes de genre, ainsi que la coopération
avec la société civile.
2. En rédigeant un nouveau rapport deux ans plus tard, je me
propose de faire l’état de la situation au lendemain d’étapes importantes
dans la vie politique et institutionnelle des pays de la région.
Il s’agit de vérifier dans quelle direction s’est développée la
situation quant au respect des droits humains et au statut des femmes et,
en même temps, identifier les mesures à adopter pour améliorer ce
statut.
3. J’aimerais réitérer que formuler de telles recommandations
ne signifie pas exporter ou imposer des principes et des normes
observés en Europe. Le contenu de la
Résolution 1873 (2012) reflétait les aspirations des femmes de la région, telles
qu’elles sont revendiquées par une grande partie de leurs représentant(e)s politiques
et par la société civile. Lors de la préparation de mon rapport
de 2012, j’ai eu la possibilité d’échanger avec de nombreux représentants
de ces sphères et j’ai pu constater que nous partagions les mêmes
objectifs, fondés sur les normes internationales en matière de droits
humains. L’implication importante des femmes dans les premières
phases du Printemps arabe a sans doute contribué à renforcer la
conscience du rôle qu’elles peuvent jouer dans la société à tous
les niveaux.
4. Je souhaite à cet égard citer les propos de la sociologue
et politologue algérienne Feriel Lalami: «Dès que les associations
de femmes avancent une demande d’égalité, on les accuse de se faire
manipuler ou d’imiter platement les mouvements féministes occidentaux.
Cette critique a une visée stratégique: discréditer le mouvement.
Pourtant, cette demande de changement du statut des femmes puise
son origine au sein de la société arabe elle-même. Elle n’a pas
été importée. Les associations de femmes vont chacune prendre des formes
locales particulières en s’adaptant aux conditions sociales et politiques
du pays
.»
5. En 2012, l’Assemblée s’adressait également au Comité des Ministres,
eu égard aux activités de coopération du Conseil de l’Europe, en
vue de contribuer à définir les orientations de ce programme, de renforcer
les éléments liés à l’égalité de genre et à l’amélioration du statut
des femmes, en s’assurant qu’elles soient en tête des priorités.
Le présent rapport se propose d’être également pertinent dans cette
perspective. Il vise à fournir des indications utiles au Comité
des Ministres afin d’évaluer les activités de coopération dans la
région et d’identifier les priorités pour la suite du programme.
2. Une situation diversifiée
6. Toute la rive sud de la Méditerranée a été, de manière
plus ou moins intense, concernée par le processus souvent appelé
«Printemps arabe». Il s’agit en effet d’une dénomination partiellement
inexacte, compte tenu du fait que plusieurs pays dits arabes sont
ethniquement diversifiés, avec notamment une importante population
amazighe. Quelques années plus tard, l’image même d’un «printemps»
s’est avérée trompeuse, car dans plusieurs pays cette saison pleine
d’initiatives et d’espoir n’a pas abouti aux résultats espérés.
Toutefois, la définition de Printemps arabe a été consacrée par
les médias et restera probablement telle quelle dans la mémoire
collective.
7. Malgré les éléments communs, tels que l’origine populaire
des protestataires, l’engagement des jeunes et des femmes et l’utilisation
des réseaux sociaux sur internet, les mouvements sont très diversifiés.
L’impact a été très inégal dans les différents pays, puisque le
cadre était, dès l’origine, très différent. En Egypte, Libye et
Tunisie, des régimes autocratiques ont chuté. Au Maroc, les protestataires
ont donné une impulsion forte à un processus de réformes démocratiques
entamé depuis longtemps. En Algérie, l’impact a été bien plus limité qu’ailleurs.
8. La situation est très diversifiée même en ce qui concerne
les droits des femmes. Historiquement plus avancés en Tunisie grâce
aux choix faits au lendemain de l’indépendance, le cadre législatif
a évolué positivement également au Maroc, au cours de la dernière
décennie. En Egypte, sous le premier gouvernement post-Moubarak,
le statut des femmes s’est détérioré.
9. Dans ce rapport, je traite tout d’abord de la situation du
Maroc et de la Tunisie, qui étaient indiqués dans la
Résolution 1873 (2012) comme des exemples à suivre. Ces deux pays ont tissé
des relations étroites avec le Conseil de l’Europe: membres de la
Commission de Venise, ils ont adhéré à un certain nombre de conventions
établies par l’Organisation et sont partenaires des activités de
coopération dans le cadre de la politique de voisinage du Conseil.
Le Maroc est également membre du Centre européen pour l’interdépendance
et la solidarité mondiales (Centre Nord-Sud) et son parlement a
demandé et obtenu le statut de «partenaire pour la démocratie» auprès
de l’Assemblée parlementaire. A Rabat et à Tunis, le Conseil de l’Europe
a ouvert des bureaux de programmes. Tout en ayant suivi des parcours
très différents, ces deux pays ont en commun le fait d’avoir adopté
des normes avancées en matière de droits des femmes.
10. Par la suite, je présente la situation des femmes en Libye
et en Egypte, où la transition démocratique s’avère particulièrement
difficile. En Libye, les structures de l’Etat ne sont pas encore
suffisamment solides et la violence entre les factions continue.
En Egypte, l’après-Moubarak a été bouleversé par la chute du premier gouvernement
postrévolutionnaire guidé par les Frères Musulmans, renversé par
l’Armée après de fortes protestations populaires.
11. Finalement, j’analyse le statut des femmes en Algérie, un
pays où le vent du changement n’a apporté que des mesures limitées,
mais où l’on enregistre quelques signaux positifs, tels que l’amélioration
de la représentation politique des femmes. Tout en étant consciente
des questions politiques qui entravent les relations entre l’Algérie
et d’autre pays de la région, j’exprime le souhait qu’elle renforce
sa coopération à la fois avec ses voisins et l’Europe.
3. La Tunisie au lendemain
de l’adoption de la nouvelle Constitution
12. La Tunisie se caractérise par une révolution aboutie:
après la chute du régime au pouvoir, ce pays a su bâtir des institutions
démocratiques. L’adoption d’une nouvelle Constitution le 26 janvier
2014 représente une étape majeure dans l’histoire récente de la
Tunisie
. Trois ans après le début des manifestations
de masse et la suspension, en mars 2011, de l’ancienne loi fondamentale,
un cycle s’est conclu. La majorité écrasante lors du vote final
au sein de l’Assemblée Nationale Constituante (200 voix pour, 12
contre et 4 abstentions) atteste de la solidité de l’accord entre
les islamistes de Ennahda, ayant la majorité relative avec 89 sièges
sur 217, et les autres forces politiques.
13. L’Assemblée Nationale Constituante a demandé à la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
de préparer un avis sur le projet de Constitution. La Commission
de Venise a examiné les dispositions, article par article, afin
de vérifier la conformité du projet avec les textes fondamentaux du
droit international en matière de fonctionnement démocratique, de
libertés publiques et d’Etat de droit. Son but était également de
signaler d’éventuelles insuffisances et de proposer, le cas échéant,
des recommandations de correction. L’avis
, publié
le 17 octobre 2013, a salué «le remarquable travail qui a été accompli
par l’Assemblée Nationale Constituante de la Tunisie» et la nette
référence aux «droits fondamentaux», se réjouissant que le projet
de Constitution, d’une part, soit fondé sur «les principes universels de
démocratie et de droits de l’homme» et, ait prévu «la création,
pour la première fois dans l’histoire de la Tunisie, d’une Cour
Constitutionnelle indépendante».
14. La Commission de Venise a relevé en même temps des tensions
entre certains articles, par exemple en matière d’équilibre et de
fonctionnement des pouvoirs ou du cadre d’exercice des cultes. Après
la publication de l’avis, les travaux de l’Assemblée nationale constituante
ont continué pendant plusieurs mois jusqu’à la promulgation de la
Constitution. Je tiens à souligner que la demande d’avis présentée
par le Président Ben Jaafar s’est traduite en une opportunité de
coopération fructueuse entre la Tunisie nouvelle et le Conseil de l’Europe
ainsi qu’une réponse positive aux indications contenues dans la
Résolution 1873 (2012) de l’Assemblée.
15. L’adoption d’une nouvelle loi fondamentale tunisienne représente
la concrétisation des aspirations démocratiques des manifestants
de 2010 et 2011. En même temps, un nouveau cycle s’est ouvert. Une
fois l’ancien Etat démantelé et des institutions démocratiques conçues,
il s’agit de mettre en œuvre les principes démocratiques de la nouvelle
Constitution.
3.1. Le principe d’égalité
homme–femme dans la nouvelle Constitution: le défi de la mise en œuvre
16. Au cours des travaux de l’Assemblée Nationale Constituante
tunisienne, le débat autour du principe de «complémentarité» entre
les femmes et les hommes avait engendré de graves inquiétudes. Le
texte approuvé par la Commission des droits et libertés de l’Assemblée
en août 2012, stipulait que «l’Etat assure la protection des droits
de la femme, de ses acquis, sous le principe de complémentarité
avec l’homme au sein de la famille et en tant qu’associée de l’homme
dans le développement de la patrie». Cette norme visait à la suppression du
principe de l’égalité des sexes et exprimait «le rejet total des
droits humains de la femme» en portant un coup à leur dignité et
leur citoyenneté, comme dénoncé par la section tunisienne d’Amnesty
International et par l’Association tunisienne des femmes démocrates.
17. Dans sa version finale, l’article 21 consacre le principe
d’égalité entre les femmes et les hommes. Le texte approuvé en plénière
le 6 janvier 2014, par une majorité écrasante de 159 voix sur 169
votants, proclame que «[t]ous les citoyens et les citoyennes ont
les mêmes droits et les mêmes devoirs. Ils sont égaux devant la loi
sans discrimination aucune (…)».
18. Lors de la visite d’information en Tunisie effectuée le 16
juin 2014, mes interlocuteurs m’ont confirmé leur sentiment de satisfaction,
voire de soulagement pour le travail accompli avec l’adoption de
la nouvelle Constitution. Cependant, en matière de droits humains,
les acquis ne sont jamais irréversibles, que ce soit pour la Tunisie
ou d’autres Etats. Le risque que l’acquis tunisien en matière de
droits des femmes soit remis en discussion n’est pas éliminé et
comme l’exprimait bien Mme Samira Merai, parlementaire du parti
Afek Tounes, «la menace est toujours là».
19. L’article 46 établit des obligations pour l’Etat tunisien
visant à concrétiser le principe d’égalité: «L’Etat s’engage à protéger
les droits acquis de la femme, les soutient et œuvre à les améliorer.
L’État garantit l’égalité des chances entre la femme et l’homme
pour assumer les différentes responsabilités et dans tous les domaines.
L’Etat œuvre à réaliser la parité entre la femme et l’homme dans
les conseils élus. L’État prend les mesures nécessaires afin d’éradiquer
la violence contre la femme.» Il s’agit d’un libellé assez complet
et, à mon avis, positif. Le défi pour les années à venir réside
dans la mise en œuvre effective de ces engagements.
3.2. La participation
politique des femmes: le principe de parité et d’alternance sur
les listes électorales
20. Le 11 avril 2011, la Haute Instance chargée de préparer
l’élection de l’Assemblée constituante tunisienne du 24 juillet
a décidé de consacrer la parité sur les listes électorales. La Fédération
Internationale des ligues des Droits de l’Homme (FIDH) a salué cette
décision, en définissant la Tunisie comme un pays à l’avant-garde
«en ce qui concerne la participation des femmes à la vie politique».
Ce vote, qui avait fait l’objet d’une large majorité, prévoyait
que toutes les listes devaient être impérativement paritaires et
faire figurer en alternance des candidats hommes et femmes.
21. Cinq mois plus tard, lors du dépôt des listes, les femmes
ne représentaient que 5 % des têtes de liste. La fragmentation des
forces politiques a produit une prolifération de listes, ce qui
a énormément réduit l’impact du principe d’alternance. Seules 49
femmes (sur 217 membres de l’Assemblée) ont eu l’opportunité de participer
à l’élaboration de la nouvelle Constitution et à la consolidation
de leurs acquis. Il conviendrait de prévenir de tels effets non
voulus de la législation électorale par l’élaboration de lois qui
favorisent la parité aux niveaux vertical et horizontal.
22. Les femmes tunisiennes, y compris les plus jeunes, peuvent
et veulent participer à la vie politique. Ce sont pourtant le manque
d’occasions d’acquérir de l’expérience et l’absence d’un véritable
dialogue au sein des plateformes existantes qui empêchent de nombreuses
femmes de participer plus activement à la vie politique. Dans ce
contexte, le cyber-militantisme a offert aux femmes une nouvelle
plateforme pour s’engager dans le dialogue politique et exprimer
librement leurs opinions politiques. Comme l’a constaté le Centre
de recherche et de formation pour les femmes arabes (CAWTAR) qui
fournit de la documentation sur la participation des femmes tunisiennes
à la politique depuis 2011, il est plus facile pour une femme en
Tunisie de gérer un blog ou un site web en toute autonomie que de
participer aux activités d’un mouvement politique. Malgré le cyber-militantisme,
la politique a tendance à reproduire les formes traditionnelles
de discrimination: les femmes ont toujours un accès plus difficiles
aux institutions
. En plus, comme mes interlocuteurs
en Tunisie l’ont indiqué, il y a eu jusqu’à présent un manque de
formation des élu(e)s dans les questions d’égalité.
3.3. La violence à l’égard
des femmes
23. Comme déjà indiqué, l’Etat tunisien s’est engagé
à prendre les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre
les femmes. Je ne peux que saluer la formalisation dans le texte
de la Constitution de cet engagement ambitieux. La violence fondée
sur le genre est répandue et sous-estimée dans la quasi-totalité des
pays et la Tunisie n’est pas une exception. Un rapport très complet
sur la violence à l’égard des femmes a été publié en décembre 2010,
à la veille des manifestations qui ont déclenché le Printemps arabe.
Selon ce rapport, 47,6 % des femmes âgées de 18 à 64 ans déclarent
avoir subi au moins une forme de violence (physique ou psychologique)
durant leur vie.
24. Pour mettre en œuvre l’article 46 de la Constitution, il sera
nécessaire d’investir des ressources pour mettre à jour et compléter
les connaissances sur cette question, établir un cadre législatif
adéquat et adopter des politiques pertinentes.
25. Le lancement par le ministère des Affaires de la Femme et
de la Famille, en décembre 2013, d’une consultation élargie avec
les représentants des différents ministères et la société civile,
en vue d’élaborer un projet de loi-cadre contre les violences faites
aux femmes, qui devrait être présentée le 25 novembre 2014, est un
pas dans la bonne direction. Non seulement cela témoigne de la volonté
politique de s’attaquer au problème, mais également de le faire
d’une façon inclusive, en coopération avec la société civile, ce
qui ne peut qu’augmenter l’efficacité de l’action.
26. Mme Neila Chaabane, Secrétaire d’Etat des Affaires de la Femme
et de la Famille, que j’ai eu l’opportunité de rencontrer à Tunis,
m’a informée qu’en juin 2014 ce projet de loi-cadre était toujours
en cours d’élaboration et dans un état très avancé, tandis qu’un
projet de loi sur la lutte contre la traite des êtres humains a
été finalisé. Malheureusement il n’était pas sûr que ces deux projets
soient discutés avant la fin du mandat de l’Assemblée (les élections
se tiendront en octobre 2014).
27. La Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et
la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence
domestique (STE n° 210, «Convention d’Istanbul»), entrée en vigueur
le 1er août 2014, représente une référence
importante dans cette matière, même au-delà des frontières européennes.
Les autorités tunisiennes pourraient rapprocher leur législation
avec les normes de la convention et s’inspirer de ce texte pour
élaborer des politiques intégrées. A terme, elles devraient, à mon
avis, considérer la possibilité d’accéder à la convention.
28. Cependant, Mme Chaabane m’a expliqué que l’adhésion de la
Tunisie à la Convention d’Istanbul n’est pas envisagée à l’heure
actuelle. La priorité des autorités du pays est celle de se doter
d’un arsenal juridique adéquat en matière de lutte contre la violence
à l’égard des femmes, sans que cela s’inscrive nécessairement dans
le cadre de ses obligations internationales.
29. Cette démarche me paraît raisonnable, à la condition que la
lutte contre la violence soit poursuivie de manière volontariste,
proportionnée à la gravité du problème. La Tunisie est, à juste
titre, fière de ses avancées démocratiques et souhaite suivre son
propre parcours dans le développement d’une législation et de politiques en
matière d’égalité de genre. Cela ne devrait pourtant pas exclure,
à moyen terme, la possibilité d’un rapprochement progressif avec
les normes internationales, qui serait utile en matière de violence
à l’égard des femmes mais également d’autres violations des droits
humains. En ce qui concerne la traite d’êtres humains, par exemple,
l’harmonisation des normes juridiques – afin d’assurer la compatibilité
des conduites incriminées – est aussi importante que la coopération
entre les forces de police.
3.4. La levée des réserves
à la CEDEF: relancer les réformes législatives
30. Parmi les recommandations adressées spécifiquement
à la Tunisie dans la
Résolution
1873 (2012), il y a l’appel à retirer la déclaration générale concernant
l’interprétation de la Convention internationale sur l’élimination
de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDEF),
par laquelle le Gouvernement tunisien déclare «qu’il n’adoptera
en vertu de la Convention, aucune décision administrative ou législative
qui serait susceptible d’aller à l’encontre des dispositions du
Chapitre 1er de la Constitution tunisienne».
Au lendemain de l’adoption d’une nouvelle Constitution, les autorités
tunisiennes devraient reconsidérer cette déclaration, qui affaiblit
la portée des obligations assumées en vertu de la convention.
31. Cependant, malgré le maintien de la déclaration générale,
les Nations Unies ont confirmé, le 24 avril 2014, la réception de
la notification de la levée des réserves spécifiques formulées par
le Gouvernement tunisien en 1985, lors de la ratification de la
CEDEF. Le Conseil des ministres du Gouvernement de transition avait
en effet adopté le projet de décret-loi relatif à la levée des réserves
spécifiques le 16 août 2011. Les réserves portaient notamment sur
l’égalité des époux pendant le mariage et lors de la dissolution,
sur l’autorité parentale, sur le droit pour l’épouse d’octroyer
son nom de famille ou de transmettre sa nationalité à ses enfants
et sur le droit de choisir son domicile
. La conséquence directe de ces réserves
a été la stagnation des réformes destinées à améliorer le statut
juridique de la femme et à traduire le principe d’égalité en réalité. Aujourd’hui,
la formalisation de la levée des réserves devrait faciliter la mise
en œuvre des principes consacrés dans la Constitution: je ne peux
que saluer avec enthousiasme ce développement encourageant.
3.5. Femmes et médias
en Tunisie
32. Les femmes tunisiennes ne sont pas suffisamment visibles
dans les médias. Cet aspect de la réalité tunisienne, présenté par
différentes études
,
a été évoqué, à plusieurs reprises, lors de mes entretiens en Tunisie.
Les médias, notamment la télévision, continuent de diffuser une
image de la femme liée aux anciens stéréotypes de genre. De plus,
les femmes engagées en politique n’y sont que très peu représentées,
ce qui constitue un obstacle de plus à leur activité publique.
4. Maroc: l’égalité
homme–femme dans la législation et sa mise en œuvre
33. Cette année marque le dixième anniversaire de l’adoption
du Code de la famille («la Moudawana») qui avait
été salué, lors de son adoption, comme un progrès majeur pour les
droits des femmes au Maroc. Une décennie plus tard, on constate
que malgré les avancées remarquables, des efforts sont encore nécessaires pour
améliorer la mise en œuvre de ce texte.
34. Il reste un écart entre les principes inspirateurs du droit
marocain de la famille et la pratique, y compris celle des tribunaux.
L’exemple des mariages de mineurs illustre cette situation. L’article
19 du Code de la famille actuel établit que la capacité matrimoniale
s’acquiert à 18 ans pour les jeunes des deux sexes (dans l’ancien
code, l’âge requis était de 16 ans pour les filles). Cependant,
l’article 20 accorde aux magistrats de la famille le pouvoir d’autoriser
le mariage des personnes en dessous de cet âge. Selon les données
diffusées par le ministère de la Justice, le nombre de mariages
de mineurs a doublé entre 2004 et 2011, en passant d’environ 18 000
à 39 000
. Ces mariages concernent parfois
des filles comprises dans la tranche d’âge entre 13 et 15 ans. Cette
pratique est conforme au libellé de la loi mais certainement pas
à son esprit: il s’agit d’une forme de discrimination et d’une atteinte
au développement personnel de ces jeunes filles. Les autorités marocaines
devraient limiter strictement la possibilité d’autoriser le mariage
des mineurs et en aucun cas ne le permettre en dessous de l’âge
de 16 ans.
35. Un problème général est l’application non uniforme du code
de la famille. Dans les zones rurales, notamment les plus reculées,
les femmes et les enfants sont plus vulnérables à la discrimination
et aux violations de leurs droits. En même temps, ils ont plus de
difficultés dans l’accès à la justice. Dans les dernières années,
des activités de sensibilisation des femmes afin de les informer
de la protection que la loi leur offre ont été organisées. Il importerait
de former en même temps les magistrats, notamment ceux qui appliquent
le droit de la famille, afin d’harmoniser les pratiques dans le
pays. La sensibilisation des citoyens, notamment les femmes, et
l’amélioration du fonctionnement des tribunaux, ainsi que la formation
des magistrats, sont des activités cruciales pour élargir l’accès
des femmes à la justice.
36. Une amélioration du système judiciaire du pays pourrait se
produire dans un futur proche grâce, entre autres, à la coopération
avec le Conseil de l’Europe. En mai 2013, le Maroc a obtenu du Comité
des Ministres du Conseil de l’Europe le statut d’observateur auprès
de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ).
La CEPEJ collaborait étroitement avec les autorités marocaines depuis
2012 dans le cadre d’un programme de coopération mené par le Conseil
de l’Europe avec le Maroc et la Tunisie avec le soutien de l’Union
européenne. Il s’agit d’un programme de renforcement de l’indépendance
et de l’efficacité des systèmes judiciaires des deux pays. L’accès
des femmes à la justice et la mise en œuvre du Code de la famille pourrait
bénéficier de l’impact de ces activités de coopération.
37. La Constitution marocaine de 2011 a marqué une étape importante
sous le profil du principe d’égalité de genre dans le pays: selon
l’article 19, «l’homme et la femme jouissent, à égalité, des droits
et libertés à caractères civil, politique, économique, social, culturel
et environnemental, énoncés dans le présent titre et dans les autres
dispositions de la Constitution, ainsi que dans les conventions
et pactes internationaux dûment ratifiés par le Royaume et ce, dans
le respect des dispositions de la Constitution, des constantes et
des lois du Royaume. L’État marocain œuvre à la réalisation de la
parité entre les hommes et les femmes. Il est créé, à cet effet,
une Autorité pour la parité et la lutte contre toutes les formes
de discrimination».
38. Cette autorité, qui s’occupera principalement d’égalité entre
les femmes et les hommes, sera cruciale dans la mise en œuvre de
ce principe consacré dans la Constitution. La création de l’Autorité
semblait être très proche depuis la finalisation, en octobre 2013,
d’un projet de loi portant sur cela. Le texte a été élaboré par
une commission multidisciplinaire qui a examiné les mémorandums
présentés par la société civile et a opéré en concertation avec
plusieurs départements étatiques et le Conseil de l’Europe (Commission
de Venise, Secrétariat de la Division de la Dignité et l’Egalité).
Il s’agit d’une réponse positive aux sollicitations de l’Assemblée
parlementaire et de l’énième signal d’ouverture à la coopération
avec le Conseil de l’Europe de la part des autorités marocaines
. Cependant, lors de ma visite au
Maroc, j’ai constaté qu’il n’y a pas eu d’avancées depuis lors.
39. Il n’y a pas de nouvelles récentes même en ce qui concerne
les réserves formulées par le Maroc lors de la ratification de la
Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination
à l’égard des femmes. La réserve formulée relative à l’article 29.1
sur l’obligation de soumettre à l’arbitrage tout différend concernant l’interprétation
ou l’application de la convention ainsi que la déclaration relative
à l’article 2 sont toujours en place. Cette déclaration précise
que le Gouvernement marocain est prêt à appliquer les dispositions
de l’article dans la mesure où elles ne portent pas atteinte à la
loi islamique.
40. L’introduction au plan gouvernemental ICRAM (Initiative Concertée
pour le Renforcement des Acquis des Marocaines) que je traite plus
bas, précise que «l’engagement du Maroc à mettre en œuvre les dispositions
des conventions internationales, en particulier la Convention Internationale
sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard
des femmes “CEDAW” telle que ratifiée». Cela précise donc bien que
le Maroc ne veut pas lever la réserve générale.
41. J’espère que dans le futur proche le Maroc se rapprochera
encore plus des standards de la CEDEF en renonçant à toute réserve
et à cette déclaration. Il serait opportun également de signer et
ratifier le Protocole facultatif à la CEDEF, qui reconnaît la compétence
du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des
femmes à recevoir les plaintes de particuliers ou de groupes, ainsi
que le recommande la
Résolution
1873 (2012).
42. Le Plan ICRAM, que j’ai déjà cité, est un dispositif important
pour la réalisation de l’égalité entre les femmes et les hommes.
Adopté en juin 2013 sur la base d’une convention de partenariat
entre le Maroc et l’Union européenne pour son financement, ce programme
comprend huit axes. Ceux-ci comprennent la mise à niveau du système
éducatif et de formation sur la base de l’équité et de l’égalité,
l’autonomisation sociale et économique des femmes et la réalisation
de l’égalité des chances entre les sexes sur le marché du travail.
43. En partant de prémisses réalistes (le gouvernement reconnaît
que «les leçons apprises au cours de la dernière décennie confirment
la persistance de disparités entre les femmes et les hommes»), ce
plan se base sur une approche transversale, qui fait de l’égalité
entre les femmes et les hommes une thématique suivie par l’ensemble
des ministères, sous la coordination du ministère de la Solidarité,
de la Femme, de la Famille et du Développement social.
44. Lors de ma visite au Maroc j’ai pu rencontrer Mme Bassima
Hakkaoui, ministre de la Solidarité, de la Femme, de la Famille
et du Développement social, pour faire le point sur l’évolution
du statut de la femme au Maroc. Mme Hakkaoui estime qu’il y a une
amélioration constante de ce statut, une évolution positive des mentalités
et une visibilité accrue des thèmes de l’égalité homme–femme. Elle
a exprimé sa volonté de se concerter régulièrement avec la société
civile. J’estime que des avancées importantes ont été effectuées
mais les inégalités qui persistent demandent un effort constant
de la part des autorités. Par ailleurs, l’ouverture à l’égard des
organisations représentant les droits des femmes est un aspect très
positif. Il devrait concerner l’ensemble de ces organisations, dont
le rôle très important dans les avancées des dernières années doit
être reconnu.
45. Le plan ICRAM exprime la volonté du Gouvernement marocain
d’avancer vers l’égalité de genre. Il s’agit d’un objectif qui demande
un effort important et convaincu. Cependant, le 17 juin, jour de
ma rencontre avec Mme Hakkaoui, le chef
du gouvernement intervenant au parlement a déclaré: «aujourd’hui
la femme marocaine néglige son rôle ancestral de compagne et de
mère pour trouver une position dans la société», ajoutant que les
femmes auraient «un rôle plus important à jouer dans un foyer que
dans une entreprise ou une administration». J’estime que ces propos
sont en flagrante contradiction avec le plan adopté par le gouvernement
et qu’il convient de dépasser une telle contradiction pour fournir
au plan tout le soutien nécessaire.
46. Ce plan démontre en même temps le rôle important que la coopération
internationale peut jouer. L’appui de l’Union Européenne au programme,
avec une contribution de l’ordre de 45 millions d’euros, a représenté un
levier très significatif pour renforcer l’action sur ce front.
4.1. La participation
des femmes à la vie publique et politique
47. Au cours des dernières années, la représentation
politique des femmes au parlement s’est améliorée de façon importante.
Cela est dû en premier lieu à la législation électorale en vigueur:
un système de quota réserve 60 sièges aux listes réservées aux femmes,
tout en laissant à d’autres candidates la possibilité de se présenter
sur les listes générales. Le résultat de ce système lors des dernières
élections a été de porter à 67 le nombre de femmes sur les 395 membres
de la Chambre des représentants: presque le double que dans la législature
précédente.
48. L’Assemblée parlementaire a toujours recommandé l’adoption
de quotas électoraux réservés aux femmes. Il s’agit d’une mesure
nécessaire pour débloquer des situations d’inégalité enracinées
dans les différents pays. Il doit s’agir d’une mesure limitée dans
le temps. Au Maroc, cette mesure a produit des résultats positifs.
Dans le futur, il est souhaitable que même le nombre des femmes
élues sur les listes générales augmente. Je tiens à souligner que
tous les acteurs de la vie politique peuvent et devraient contribuer
à ce changement: les partis politiques, en particulier, ont un rôle
important à jouer. Il s’agit de refléter dans la vie politique les
changements qui se sont produits depuis longtemps dans la société
marocaine, où la femme occupe une place importante et de plus en
plus visible.
49. Au niveau des autorités locales, la loi adoptée en 2011 prévoit
également des quotas: au moins un tiers des sièges dans les conseils
régionaux, qui sont élus directement, doit être réservé aux femmes.
Pour les élections dans les communes et les arrondissements, la
loi adopte le système des circonscriptions électorales additionnelles
réservées aux femmes
. Malgré son adoption récente, cette
législation sera entièrement réformée dans le futur proche
. Les prochaines élections communales
se tiendront en 2015. Avant cela, «pas moins de 10 lois dont 5 lois
organiques» devront être élaborées, comme l’a annoncé le ministre
de l’Intérieur, Mohamed Hassad. J’espère que les nouvelles normes
mettront en œuvre le principe de parité consacré dans la Constitution
marocaine, en consolidant et renforçant l’acquis de la législation
électorale précédente.
50. La participation de plus en plus importante des femmes à tous
les niveaux de la vie politique marocaine devrait se refléter dans
la composition du gouvernement. Deux femmes siègent actuellement
dans l’exécutif en tant que ministres et quatre sont ministres déléguées.
J’espère que les gouvernements futurs verront une participation
plus significative des femmes, comme cela a déjà été le cas dans
le passé, voire idéalement une composition paritaire. Ce serait
un exemple important d’application du principe d’égalité tel qu’annoncé
dans la Constitution marocaine à l’article 19.
4.2. Violence à l’égard
des femmes
51. Des avancées sont à enregistrer en ce qui concerne
la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Il y a quelques
mois, par exemple, nous avons salué l’approbation d’un amendement
à l’article 475 du Code Pénal marocain. Désormais, il ne sera plus
possible pour l’auteur d’un enlèvement ou du viol d’une mineure d’échapper
à une condamnation en épousant sa victime. Il s’agit encore une
fois d’une mesure demandée par l’Assemblée dans la
Résolution 1873 (2012) et vivement revendiquée par la société civile marocaine.
En 2012, le suicide d’Amina Filali, une jeune fille qui a préféré
la mort à une vie conjugale aux côtés de son violeur, avait déclenché
les protestations des défenseurs des droits des femmes.
52. Cette réforme a confirmé la volonté des autorités marocaines
d’agir pour améliorer le statut des femmes. Elles devraient s’affirmer
davantage à cet égard, notamment en se dotant d’une législation
et de politiques cohérentes et systématiques en matière de lutte
contre la violence à l’égard des femmes, fondées sur la protection
des victimes et sur la reconnaissance de leurs droits.
53. En novembre 2013, le ministre de la Solidarité, de la Femme,
de la Famille et du Développement social, Mme Hakkaoui, a présenté
un projet de loi sur la violence à l’égard des femmes. Ce texte
vise à criminaliser la violation de l’intégrité physique de la femme,
le harcèlement, le mariage forcé ainsi que l’utilisation abusive et
de mauvaise foi des fonds de la famille. Il a été critiqué par la
société civile à cause de certaines incohérences (le texte contient
en même temps des normes sur les violences à l’égard des enfants)
et du fait que les mouvements et associations n’ont pas été consultés.
Dès lors, et sans le soutien politique espéré, l’examen de ce texte
n’a pas progressé au cours des derniers mois.
54. Ce que j’ai écrit au sujet de la Tunisie vaut également pour
le Maroc: j’espère que la législation de ce pays se rapprochera
progressivement des normes de la Convention d’Istanbul et que les
autorités prendront en considération la possibilité de demander
d’y adhérer. L’Assemblée parlementaire et, plus généralement, le Conseil
de l’Europe sont prêts à coopérer dans ce domaine.
4.3. La représentation
de la femme dans les médias marocains
55. Au Maroc, la représentation des femmes dans les médias
demeure insuffisante et s’inspire trop souvent des stéréotypes.
La Haute Autorité de la communication audiovisuelle (HACA) avait,
dès 2012, effectué une étude à ce sujet et recommandé d’amender
la loi sur l’audiovisuel, afin de lutter contre toute atteinte à
la dignité de la femme dans les médias et, en même temps, de renforcer
sa présence. En juillet 2014, le ministre de la Communication, Mustapha
El Khalfi, en réponse à une question parlementaire, a regretté la
situation actuelle. L’intervention des femmes dans les programmes
médiatiques durant le quatrième trimestre de 2013 n’a pas atteint
10 % du temps d’antenne.
56. Il importerait de mettre les médias en adéquation avec la
réalité sociale du pays, voire de la devancer. La législation devrait
être réformée, comme l’a recommandé la HACA, mais les différents
acteurs du monde de la communication peuvent jouer un rôle important
de leur propre initiative. La deuxième chaîne nationale marocaine,
2M, par exemple, a adopté, en mars 2014, une «Charte pour la valorisation
de l’image de la femme». La chaîne s’est ainsi engagée à mettre
en valeur le rôle de la femme en tant qu’acteur économique, social
et politique, à lutter contre les stéréotypes et diversifier ses
programmes en tenant compte de l’évolution du statut de la femme.
5. L’Algérie entre
isolement et progrès
57. En 2013, l’Algérie a été classée à la 124e place
sur 136 pays par le Forum Economique Mondial à l’occasion de la
publication de son rapport annuel sur les inégalités entre les sexes.
Ce rapport fut notamment établi sur la base de critères statistiques
tels que la participation dans les entreprises et les perspectives économiques
des femmes, l’éducation, les responsabilités politiques, la santé
et l’espérance de vie
.
58. En Algérie, les protestations n’ont pas suscité des résultats
aussi importants que dans d’autres pays de la région et les mesures
adoptées par les autorités ont été un mélange de répression, d’ouvertures
politiques limitées et d’aides sociales, comme si le seul but était
celui de restaurer l’ordre plutôt que de réaliser de vraies avancées.
En avril 2014, au lendemain de la réélection du Président Bouteflika
avec une majorité écrasante, M. Amar Saadani, Secrétaire Général
du Front de Libération National (FLN) – le parti qui domine la scène politique
algérienne depuis l’indépendance – a déclaré que le FLN s’opposait
à toute forme de transition et que «celui qui veut importer le printemps
arabe en Algérie ne connaît pas bien l’Algérie»
.
59. L’Algérie suit son parcours dans un relatif isolement, en
répondant à des dynamiques internes plutôt qu’aux grands courants
politiques internationaux. L’activisme politique des femmes a été
laminé par les années de violence et de terrorisme qu’a traversé
le pays. Cependant, la société civile a eu un regain d’activités
dans les dernières années – un reflet du rôle important qu’elle
a joué dans la région – et les ONG féminines ne font pas exception.
Ces organisations exercent des pressions de plus en plus fortes
sur les autorités algériennes afin qu’elles légifèrent, entre autres,
sur la violence faite aux femmes et qu’elles réforment le Code de
la Famille. De plus, elles ont tissé des liens de coopération avec
leurs homologues des pays voisins, en participant, entre autres,
au Forum social de Tunis en 2013. Cela constitue une rupture de
la tendance à l’isolement d’une partie des forces sociales et politiques
du pays, qui doivent être soutenues et encouragées.
5.1. Vie publique et
politique, la participation des femmes en hausse
60. En 2008, la réforme de la Constitution algérienne
a introduit un premier élément important de rupture, avec l’introduction
de l’article 31
bis . En vertu de cet article «l’Etat
œuvre à la promotion des droits politiques de la femme en augmentant
ses chances d’accès à la représentation dans les assemblées élues».
En janvier 2012, les modalités d’exécution de cet article furent
fixées par une loi organique
instaurant des quotas. Au cours
des nombreux débats qui ont précédé son vote, elle fut amendée de
sorte que son contenu fut partiellement dénaturé, mais elle a tout
de même permis une augmentation considérable du nombre de femmes
élues.
61. Ainsi, le taux de représentation des femmes est passé de 7,7 %
à 32 % à l’Assemblée Populaire Nationale, de 6,6 % à 29,7 % dans
les Assemblées Populaires des wilayas (collectivités territoriales),
et de 9 % à 16,5 % dans les Assemblées Populaires des communes.
Aucunes d’entre elles n’a accédé à la fonction de Présidente de
son institution. S’agissant du pouvoir exécutif, le Gouvernement
algérien compte 9 femmes parmi ses 33 ministres, dont 7 ayant été
intégrées le 7 mai 2014. Le pouvoir judiciaire comprend 45 % de magistrats
femmes – un taux élevé qui n’a pas connu d’évolution notable récemment.
L’effort de l’Algérie pour s’orienter vers une situation paritaire
sur le plan institutionnel ne doit pas être ignoré.
5.2. Participation des
femmes à la vie économique
62. Selon un rapport de l’Office National des Statistiques
publié fin 2013
, les femmes ne constituent que 17,6 %
de la population active totale: un taux très faible et qui a peu
progressé au cours des dernières années. Les données publiées par
cet institut montre, par ailleurs, qu’il est plus difficile pour
les femmes d’intégrer le secteur privé. Il est cependant intéressant
de noter qu’elles sont nombreuses à poursuivre leurs études, et
que, plus leur niveau d’instruction monte, plus l’écart avec le
taux d’embauche des hommes se resserre.
63. Le poids des traditions demeure un frein important à la participation
des femmes à la vie économique: si une grande majorité des hommes
qui ne recherchent pas d’emploi le justifie par la croyance qu’ils
n’en trouveront pas (39,8 %), ce sont des raisons familiales qui
poussent 53,7 % des femmes (contre 1,2 % des hommes) à faire le
choix de l’inactivité.
64. La législation et les politiques actuelles en matière de travail
ne garantissent pas une protection adéquate aux femmes. La loi 11
de 1990 introduit certes le principe d’égalité de rémunération entre
les travailleurs sans aucune discrimination. Toutefois, l’égalité
entre les hommes et les femmes dans le monde du travail ne se réduit
pas à une simple question de rémunération: elle concerne aussi l’accès,
les perspectives de carrière et bien d’autres aspects.
5.3. Violence à l’égard
des femmes
65. En matière de lutte contre la violence faite aux
femmes, l’Algérie a lancé en 2007 une stratégie nationale, mais
les résultats ne sont pas encore à la hauteur des enjeux. La législation
nécessite également des améliorations importantes. La loi actuelle
se base sur une approche très partielle et ne pénalise que les agressions
physiques. En janvier 2012, le collectif d’ONG «Stop à la violence!
Les droits aux femmes maintenant» est parvenu à obtenir les 40 signatures
de députés nécessaires à une proposition de loi, mais cette dernière
n’a jamais été soumise à une discussion en assemblée plénière
. Il s’agit d’un exemple démontrant
le regain d’activité des ONG, qui font pression sur le parlement
afin d’obtenir une loi moderne, criminalisant tous les types de
violence dont sont victimes les femmes.
66. L’attitude des différents sujets concernés face au phénomène
représente un problème: en 2008, une enquête de l’Office National
des Statistiques a révélé que 68 % des femmes algériennes acceptent
des violences de leur mari. Les magistrats se montrent également
peu préparés à traiter les cas de violence, y compris de viol
. C’est à partir de ce constat qu’a
été initié un plan de communication
qui fait partie intégrante de la
stratégie nationale de lutte contre la violence faite aux femmes
, et qui est devenu opérationnel
en novembre 2013 avec la mise en place d’un comité national. Sa
mission principale est de former les médias à sensibiliser les différents
publics à la problématique.
5.4. Le Code de la Famille:
la nécessité d’une réforme
67. Le Code de la Famille algérien a été réformé en 2005
. De nombreux changements ont été
introduits, ayant souvent une force symbolique importante: c’est
le cas de l’abolition du devoir d’obéissance de la femme au mari,
ainsi que la proclamation formelle d’une égalité entre les conjoints
dans la famille. Cependant, les inégalités persistent dans un bon
nombre de dispositions. La femme, par exemple, doit être assistée
par un tuteur pour se marier. La polygamie est légale: c’est le
cas dans la plupart des pays de la région, la Tunisie étant la seule
à l’avoir bannie, mais il s’agit néanmoins d’une violation évidente
de l’égalité entre les femmes et les hommes. L’autorité parentale
est reconnue aux femmes seulement en cas de divorce. Par ailleurs,
les conditions pour demander le divorce sont bien plus strictes
pour les femmes que pour les hommes.
68. Malgré les innovations introduites en 2005, le Code de la
Famille nécessite de nouvelles réformes radicales. L’enjeu que représente
ce dossier va bien au-delà des relations réglées par le droit privé.
Comme l’explique la sociologue Feriel Lalami, que j’ai déjà citée,
«les syndicats et les partis progressistes se sont emparés de la
question du Code de la Famille. Par exemple, les associations qui
se battent contre les violences faites aux femmes depuis le début
des années 2000 mettent comme première source de violence ce Code»
.
69. Une réforme du Code de la Famille dans un sens volontairement
égalitaire est réellement nécessaire. J’estime qu’il faudrait soutenir
les efforts de la société civile vers cet objectif et impliquer
en même temps, notamment par le biais de la coopération interparlementaire,
les autorités nationales susceptibles de réaliser une telle réforme.
6. Libye: les droits
des femmes dans le contexte de la reconstruction du pays
70. «La Tunisie se bat, solitaire, pour maintenir l’espoir
de la démocratie. L’Egypte est retombée dans une dictature militaire
qui écrase toute velléité d’opposition. La Libye est dans la tourmente
d’un chaos destructeur.» C’est ainsi qu’un éditorial du Monde du
13 janvier 2014 résumait la situation de ces pays d’Afrique du Nord,
trois ans après le déclenchement des rebellions du Printemps arabe.
A la conférence des 16 et 17 juin 2014 à Rabat, Shahrazad Magrabi,
représentante du Forum des Femmes Libyennes, a bien décrit les difficultés
que vivent les femmes de son pays. Les inégalités flagrantes, les
pressions politiques et les mentalités patriarcales persistent,
aggravées par le cadre d’un Etat qui s’écroule. Son appel à l’aide
était explicite et doit être entendu. Je souhaite, par ce rapport,
contribuer à ce qu’il soit écouté.
71. Après la chute du régime dictatorial du colonel Kadhafi, la
situation en Libye ne s’est jamais entièrement apaisée. Pour décrire
ce chaos, il suffit de rappeler les 260 manifestations contre le
gouvernement et le parlement qui se sont succédées en 2013 ou la
proclamation d’un gouvernement autonome de la Cyrénaïque par Ibrahim
Jadhran, un chef de milice.
72. Les manifestations et, plus graves encore, les épisodes de
violence n’ont jamais cessé: entre autres, l’enlèvement du Premier
ministre dans un hôtel en plein centre de Tripoli en octobre 2013
(il a été relâché quelques jours plus tard), l’attaque d’un poste
de sécurité militaire à 50 km de Benghazi par des hommes armés,
l’assassinat de Fethallah Al Gaziri (nouveau chef des renseignements)
fin décembre. Sans compter l’évasion de 1 200 détenus de la prison
de Benghazi le 28 juillet, à la fin d’une semaine qui avait vu la
ville frappée par une série d’assassinats politiques. Au cours du
mois de janvier dernier, des hommes armés ont fait irruption au
parlement pour demander la démission du Premier ministre, le Vice-ministre
de l’industrie, Hassan Al-Droui, a été assassiné à Syrte et cinq
employés de l’ambassade d’Egypte ont été enlevés.
73. Bâtir des institutions démocratiques s’avère difficile dans
un pays où Mouammar Kadhafi n’avait pas construit d’État, ni entièrement
démantelé le système tribal préexistant. Il s’agit d’un pays profondément
divisé, où «les rivalités entre les partis, qui s’appuient sur des
milices armées, sont telles que la stabilisation du pays semble
une perspective lointaine»
.
La division est également géographique, car les trois régions principales, la
Tripolitaine, la Cyranéïque et le Fezzan, sont bien différenciées.
En outre, il existe une minorité amazighe ayant des revendications
spécifiques.
74. Malgré ces difficultés, la Libye s’efforce de tourner la page
et de se doter d’un nouveau cadre institutionnel fondé sur l’Etat
de droit. Les premières élections démocratiques dans l’histoire
du pays ont eu lieu en juillet 2012. L’Alliance des Forces Nationales,
considérée d’orientation plutôt laïque, a remporté ces élections
et obtenu 39 des 80 sièges, face aux 17 des Frères Musulmans. Le
pays a voté de nouveau en février 2014 pour élire son Assemblée
constituante. Deux mois plus tard, l’Assemblée a élu son Président,
le libéral Ali Tarhouni, ancien exilé et ancien ministre du Pétrole
et des Finances au sein du Conseil national de transition. Connue
également sous le nom de Conseil des 60 d’après le nombre des membres
qui aurait dû en faire partie, l’Assemblée constituante en compte
en fait 47: dans certaines circonscriptions, le vote n’a pas eu lieu
à cause des violences et des boycotts (la minorité amazighe a renoncé
à participer malgré les deux sièges qui lui étaient réservés).
75. Autre signe de l’instabilité du pays, l’Assemblée siège dans
la ville d’Al Bayda, à un millier de kilomètres de la capitale.
Cela non seulement pour des raisons symboliques (la première Constitution
libyenne avait vu le jour dans cette ville en 1951), mais surtout
car il s’agit d’un endroit plus sécurisé. Le Parlement national, siégeant
à Tripoli, a souvent fait l’objet d’attaques.
76. Dans un contexte si troublé, la difficulté de promouvoir les
droits des femmes est évidente et le risque d’un recul toujours
présent. En février 2013, par exemple, la Cour suprême libyenne
a partiellement révoqué la prohibition faite aux hommes d’épouser
plusieurs femmes. Une régression significative, considérant que sous
Kadhafi la polygamie était strictement interdite.
6.1. Représentation
politique des femmes
77. Un sondage effectué en 2013 par la Fondation internationale
pour les systèmes électoraux indique qu’un pourcentage élevé de
femmes libyennes s’intéresse à la situation politique de leur pays
(77 %). Deux tiers d’entre elles (66 %) déclarent avoir pris part
aux élections de 2012, le chiffre correspondant pour les hommes
étant 88 %. Il y a donc un écart remarquable entre les deux groupes,
que davantage d’informations et de sensibilisation auprès des femmes
aiderait à combler.
78. Parmi les 200 membres du Congrès Général National, 33 (17 %)
sont des femmes. La loi électorale de 2012 a introduit un système
mixte: 120 sièges sont liés à des collèges uninominaux et 80 à un
système proportionnel, dont les listes doivent obligatoirement faire
alterner les candidats hommes et femmes. Il s’agit d’une première
pour la Libye. Ce système a eu un impact positif, permettant d’élire
un certain nombre de femmes au Congrès. Toutefois, comme l’indique
le rapport de la mission d’observation électorale de l’Union européenne,
l’impact de l’alternance hommes–femmes dans les listes a été limité
par la fragmentation, car un certain nombre de listes n’a pu élire
qu’un chef de liste, généralement un homme.
79. Au niveau municipal, la loi prévoit trois types de listes,
dont une réservée aux femmes. Cependant, cette loi n’introduit ni
de quotas ni d’autre mesures assurant qu’un pourcentage minimum
de femmes soit représenté dans les conseils municipaux. A mon avis,
si la volonté de promouvoir la représentation politique des femmes à
tous les niveaux apparaît clairement, il importerait maintenant
de la mettre en pratique à travers une législation cohérente. Le
Conseil de l’Europe, notamment au moyen de la Commission de Venise,
serait un des organismes les plus pertinents pour soutenir un tel
processus. J’espère qu’un lien de coopération puisse s’établir entre
le Conseil de l’Europe et la Libye, comme c’est le cas avec la Tunisie
voisine et d’autres pays de la région.
80. Lors de l’élection de l’Assemblée constituante, où les partis
politiques n’étaient pas officiellement représentés, toutes les
candidatures étant individuelles, 73 femmes seulement figuraient
parmi les 692 candidats inscrits.
6.2. Participation des
femmes à la vie économique
81. Traditionnellement, et même sous le régime de Kadhafi,
malgré son apparente ouverture aux questions de genre, la femme
libyenne exerçant une activité économique était stigmatisée et son
travail était perçu comme le signe d’un état de besoin ou du manque
d’un homme en mesure de subvenir aux nécessités de la famille. La
révolution de 2011 a eu un impact sur les mentalités, car les femmes
ont joué des rôles importants et nouveaux, y compris celui de soutenir
financièrement la révolte (elles ont, entre autres, organisé des collectes
de fonds et vendu leurs bijoux pour soutenir les coûts de la lutte
contre le régime). La situation actuelle est très fluide, car le
pays est en train de reconstruire son économie après les destructions
de la guerre civile. Il est primordial que les autorités soutiennent
la participation des femmes dans la vie économique de la Libye.
En considération de leur taux d’instruction égal à celui des hommes
(en effet, d’après les données de l’UNESCO, en Libye comme dans
d’autre pays arabes, les femmes dépassent les hommes parmi les diplômés dans
les matières scientifiques), elles devraient pouvoir apporter leur
contribution dans tous les secteurs productifs et à tous les niveaux.
6.3. Violence à l’égard
des femmes – le viol comme arme de guerre
82. La législation libyenne en matière de violence à
l’égard des femmes est à présent gravement inadéquate. Les autorités
du pays devraient s’attaquer à cette question sans retard car la
seule réglementation disponible, contenue dans la loi sur le mariage
et le divorce datant de 1984, est dépassée et inefficace. En premier
lieu, la violence est considérée comme «un crime contre l’honneur
et la famille de la femme» et non pas contre la femme en tant que
personne. En ce qui concerne le viol, le violeur peut se disculper
par une simple déclaration que la femme était consentante. Cela
explique le nombre limité de victimes qui dénoncent les violences
subies: au stigmate social associé au viol s’ajoute un manque total
de protection pour la victime.
83. Un phénomène très grave, qui s’est manifesté en Libye notamment
lors de la révolution de 2011, a fait l’objet de plus d’attention.
Il s’agit des viols perpétrés systématiquement par les forces du
régime de Kadhafi, utilisés comme une arme de répression de la révolte,
notamment dans la ville de Misrata dans l’ouest du pays. La violence
sexuelle avait été largement pratiquée par Kadhafi et son entourage
tout au long de son régime, comme la presse l’a reporté après sa
chute. En 2011, pourtant, cette pratique s’était étendue d’une manière sans
précédents.
84. Je ne peux que saluer l’adoption par le Gouvernement libyen,
le 19 février dernier, d’un décret de loi reconnaissant comme «victimes
de guerre» les femmes victimes de viols lors de la révolution de
2011. En attribuant aux victimes de l’aide médicale, financière
et juridique, cette mesure vise tout d’abord à protéger ces femmes
et réparer le tort qu’elles ont subi. En même temps, la loi devrait
permettre de recenser les cas de viols et de mieux comprendre l’entité
de ce phénomène, qui n’a jamais fait l’objet d’une enquête. Il s’agit
d’une loi innovante qui va dans la bonne direction: je me joins
à ceux qui, comme Souhayr Belhassan, Présidente d’honneur de la
Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), estiment
que d’autres pays devraient s’inspirer de cette mesure. Il est crucial
que le Conseil Général National libyen s’approprie ce texte, et
qu’il vote la loi et un décret d’actuation. Ce serait également
l’occasion pour parfaire sa formulation car, comme l’explique Céline
Bardet, juriste internationale qui a participé à son élaboration,
le texte ne donne pas une définition précise de viol. Pour l’instant,
en outre, il n’y a pas de projection financière pour assurer la
mise en œuvre du décret.
7. Egypte
85. Au cours des dernières années, l’Egypte a été tout
aussi bouleversée que la Lybie. Là aussi, la révolution de 2011
avait conduit à la chute du régime autoritaire d’Hosni Moubarak
et en mai 2012, Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans, était
élu Président du pays. En décembre, le peuple égyptien approuvait,
par référendum, avec une large majorité une nouvelle Constitution.
Cependant le régime était contesté de manière virulente, les Egyptiens
étant de plus en plus déçus de la situation dégradée de l’économie
et inquiets pour l’islamisation progressive de l’Etat égyptien.
En 2013, le Président Morsi était renversé par le pouvoir militaire,
qui suspendait en juillet la nouvelle Constitution. Le chaos n’était
pas terminé: un mois plus tard, les protestations des supporteurs
du président déchu étaient réprimées dans le sang. Cinq cents manifestants
étaient tués par les militaires le 14 août 2013, 50 trouvaient la
mort deux jours plus tard
.
86. En décembre 2013, un nouveau projet de Constitution était
présenté. Basé sur le texte suspendu quelques mois plus tôt, celui
de 2013 était plus moderne et laïc. Certes, l’article 2 indiquant
la charia comme «principale source du droit» était conservé, mais
les partis politiques d’inspiration religieuse étaient bannis, comme
sous le régime de Moubarak. Le projet est bien plus moderne que
le précédent en matière de libertés civiles. La liberté de croyance
est reconnue en tant que principe absolu. L’égalité entre hommes
et femmes est réaffirmée là où la Constitution précédente ne la
prévoyait pas. En outre, pour la première fois dans la législation
du pays, le texte fait référence aux conventions internationales
en matière de droits de l’homme
. Le référendum de janvier 2014 a
approuvé la nouvelle constitution avec 98,1 % de voix favorables.
La stabilisation du pays est passée par la suite par une nouvelle
élection présidentielle en mai 2014. Abdel Fattah al-Sissi, ancien
chef de l’armée et ministre de la Défense, l’a remportée avec une
majorité écrasante d’environ 94 % des voix.
7.1. La situation des
femmes égyptiennes entre passé et futur proche
87. Au cours des années 2000, le régime de Moubarak avait
introduit plusieurs réformes pour améliorer la situation des femmes.
La loi sur la nationalité, permettant aux parents de transmettre
la nationalité égyptienne sans discrimination entre père et mère,
ainsi que l’institution du tribunal de famille pour un exercice
plus rapide de la juridiction en matière de statut personnel, étaient
des pas dans la bonne direction. L’institution du Conseil national
de la femme (ainsi que d’un Conseil national de la maternité et
de l’enfance) étaient également des signes d’une volonté politique
modernisatrice, même si, comme dans d’autres régimes autoritaires
de la région, la sincérité des motivations du pouvoir pouvait facilement
être mise en cause.
88. Aujourd’hui, le défi pour les défenseurs des droits des femmes
en Egypte est celui de défendre cet acquis, fortement menacé depuis
la chute de Moubarak, et de le renforcer sur la base de dynamiques démocratiques.
Il ne s’agit pas d’une tâche facile: selon un sondage effectué par
Thomson Reuters auprès de 336 experts en questions de genre à l’échelle
mondiale et publié en novembre 2013, l’Egypte serait le pays du monde
arabe où la situation des femmes est la plus difficile. La violence
et le harcèlement sexuel très répandus, les mutilations génitales
féminines encore largement pratiquées dans le pays expliqueraient
ce classement, ainsi que la législation discriminatoire et le fléau
de la traite d’êtres humains
.
7.2. Participation et
représentation politique des femmes
89. En Egypte comme dans les autres pays du Printemps
arabe, les femmes ont joué un rôle important dans une première phase
mais ont vu leur espace de participation à la politique se restreindre
progressivement. La représentation des femmes au sein des institutions
égyptiennes a été jusqu’à présent extrêmement limitée. Trois femmes
faisaient partie du premier gouvernement de l’après-révolution,
composé de 34 ministres. Le parlement bicaméral élu en 2011-2012
et dissout en juillet 2013 était composé de 508 membres, dont 10 femmes seulement:
le pourcentage correspondant, d’environ 2 %, était l’un des plus
faibles au monde. La commission qui a rédigé le projet de la première
Constitution post-révolution n’était composée que de 7 % de femmes.
Le chiffre est passé à 10 % dans le groupe d’experts qui a réformé
ce texte en 2013.
90. Si l’on veut créer une Egypte réellement démocratique, la
représentation des femmes devra nécessairement être renforcée. Il
serait paradoxal, après la chute d’un régime autoritaire et l’ouverture
de nouveaux espaces de liberté et de participation pour les citoyens,
d’accepter que seule une partie de la population puisse exercer
pleinement ses droits politiques. Les développements en Egypte depuis
2011 confirment que l’égalité entre les femmes et les hommes est
un préalable incontournable pour le succès du Printemps arabe: dans
ce pays si inégal en termes de genre, la création d’un Etat stable
et démocratique semble pour l’instant une perspective lointaine.
7.3. Participation à
la vie économique
91. L’Egypte est classée 125e en
termes d’indice d’égalité entre les sexes parmi les 136 pays pris
en considération par le Forum économique mondial. En ce qui concerne
la participation des femmes à l’économie, non seulement la situation
est très difficile, mais elle se dégrade progressivement. Les statistiques
les plus récentes montrent en effet une régression dans le taux
de présence des femmes sur le marché du travail, qui est actuellement
inférieur à 20 %, parmi les plus faibles du monde. Dans la tranche
d’âge 18-29 ans, les femmes représentent 19 % des effectifs, face
à 50 % des hommes. Le taux très important d’inactivité s’explique
par les conditions du marché du travail mais également par des normes
culturelles et en partie par les choix des femmes elles-mêmes. Cet
état de fait lèse non seulement les femmes, mais l’économie en général,
car il limite la possibilité d’utiliser le capital humain et réduit
à terme la croissance totale. Les femmes trouvent en outre des difficultés
à obtenir des crédits pour gérer des activités autonomes.
7.4. Violence à l’égard
des femmes
92. La lutte contre les violences à l’égard des femmes
représente une vraie urgence en Egypte. A la violence domestique,
largement sous-déclarée pour des raisons socioculturelles, s’ajoute
le harcèlement sexuel, très répandu même dans les espaces publics,
qui affecterait 91 % des femmes selon les sources citées par Thomson-Reuters.
Une étude réalisée en 2013 par le gouvernement révèle que plus de
99,3 % des filles et femmes égyptiennes interviewées affirment avoir
subi quelque forme de harcèlement sexuel au cours de leur vie. 82.6 %
ne se sentent pas en sécurité chez elles, chiffre qui monte jusqu’à
86,5 % en ce qui concerne la sécurité dans les moyens de transport
public.
93. L’impunité des auteurs est un élément constant de ces phénomènes
de violence. Selon un rapport publié en avril 2014 par un rassemblement
d’organisations des droits humains coordonnées par la FIDH, 250 cas
de viols ont été dénoncés entre 2011 et la fin de 2013 au Caire,
souvent aux alentours de la symbolique Place Tahrir. Le rapport
spécifie que, jusqu’à présent, aucun de ces cas n’a été jugé par
un tribunal
. Le message est aussi clair qu’inacceptable:
en Egypte, dans la plupart des cas, l’auteur d’un viol n’est pas
puni.
94. Les mutilations génitales féminines représentent un autre
fléau largement répandu en Egypte. Selon les données publiées par
l’organisation Forward, 97 % des femmes égyptiennes seraient victimes
de cette pratique
. Une loi de 1995 a introduit une
interdiction générale et les plus hautes autorités religieuses ont expliqué
plusieurs fois que ces mutilations font l’objet d’une prohibition
absolue, mais cela ne suffit pas à éradiquer cette pratique dont
les chiffres demeurent très élevés, même s’ils sont en baisse.
95. Le nouveau Président égyptien, Abdel-Fattah El-Sissi, montre
une sensibilité accrue envers le fléau de la violence à l’égard
des femmes y compris dans les lieux publics. Faisant suite aux énièmes
cas de violence sexuelle de masse à la Place Tahrir lors des célébrations
pour son élection, le Président El-Sissi a rendu visite à une des
victimes dans un hôpital du Caire et a présenté ses excuses aux
femmes égyptiennes pour l’action insuffisante de l’Etat dans ce
domaine, en s’engageant à renforcer la lutte contre la violence
à l’égard des femmes. Cet engagement a été réitéré en juillet 2014
par le Premier ministre Mahlab, tandis que le ministre de l’Intérieur,
Mohamed Ibrahim, a annoncé la création d’un département spécialisé
dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes, en coopération
avec le département des droits humains au sein du Ministère
. Je ne peux que saluer ces signaux
positifs, qui indiquent une volonté politique de s’attaquer au problème.
96. La création d’un cadre législatif cohérent en matière de prévention
et de répression de la violence à l’égard des femmes sous toutes
ses formes, visant à protéger les victimes et à mettre fin à l’impunité
des auteurs, représente une priorité absolue à laquelle les autorités
égyptiennes devraient s’attaquer sans hésitation. Les standards
contenus dans la Convention d’Istanbul du Conseil de l’Europe, bien
qu’ambitieux, pourraient représenter une référence importante pour
les législateurs et les décideurs politiques égyptiens.
8. La coopération
internationale et la politique de voisinage du Conseil de l’Europe
97. Les événements en Tunisie et dans d’autres pays de
la région à partir de 2011 ont posé des questions fondamentales
en matière de respect des droits humains, de l’Etat de droit et
de la démocratie, qui sont au cœur du mandat du Conseil de l’Europe.
En réponse à l’intérêt manifesté par plusieurs pays du voisinage méridional,
une coopération plus étroite dans ces domaines s’est donc concrétisée
par le lancement, en janvier 2012, du programme intitulé «Renforcer
la réforme démocratique dans les pays du voisinage méridional» (Programme
Sud), financé par l’Union Européenne à hauteur de 4,8 millions d’euros.
98. Comme expliqué par Mme Gabriella Battaini-Dragoni, Secrétaire
Générale Adjointe du Conseil de l’Europe, lors d’un échange de vues
avec notre commission le 2 juin 2014 à Paris, des plans d’action
ont été élaborés pour le Maroc, la Tunisie et la Jordanie, en concertation
avec les autorités de ces pays. En ce qui concerne l’égalité de
genre, les plans d’action couvrent quatre grands domaines: la participation
aux processus politiques, la violence à l’égard des femmes, l’image
des femmes dans les médias et l’accès à la justice. La coopération
sur ces questions avec toutes les parties prenantes, telles que
les autorités centrales et régionales et la société civile, est
permanente, en particulier grâce à la présence des bureaux du Conseil
de l’Europe au Maroc et en Tunisie.
99. Non seulement le «Programme sud» mais toutes les activités
que le Conseil de l’Europe mène avec les pays de son voisinage méridional,
y compris la coopération interparlementaire notamment à travers
le partenariat pour la démocratie, devraient s’inscrire dans cette
logique. La coopération internationale, dans ses différentes formes
(que ce soit la coopération au développement, par le biais d’un
appui technique à l’administration publique, d’un soutien financier
à la société civile, ou bien la coopération interparlementaire) est
un aspect important des relations entre les Etats. Ces activités
sont susceptibles de consolider dès à présent les relations d’amitié
entre les deux rives de la Méditerranée. A terme, elles sont en
mesure de contribuer à la réussite de la transition démocratique
dans les pays du voisinage méridional, y compris sous l’angle des
droits des femmes. L’objectif final étant de créer des sociétés
plus justes, fondées sur l’égalité entre les femmes et les hommes.
9. Conclusions
100. Trois ans après les soulèvements qui ont donné lieu
au Printemps arabe et deux ans après mon rapport précédent, le bilan
est contrasté: il est difficile d’identifier une tendance univoque
dans la région en matière de statut des femmes et la situation varie,
profondément diversifiée d’un pays à l’autre. D’une part la Tunisie
et le Maroc, par des parcours différents, parviennent à améliorer
et consolider progressivement leurs acquis. De l’autre, la Libye
au bord de la guerre civile et l’Egypte qui peine à retrouver une
stabilité n’ont pas encore dédié aux droits des femmes l’engagement
qu’ils exigeraient. En Algérie, sur fond d’un cadre politique presque
figé, les progrès en matière de statut de la femme sont largement
insuffisants.
101. L’égalité entre les hommes et les femmes doit toujours être
considérée comme une condition pour le succès des transitions démocratiques
dans la région. Aucune démocratie ne peut se dire achevée si la
moitié de la population est victime de discriminations et de limitations
injustifiées de ses droits. Cela est d’autant plus vrai dans les
pays de la région, où les femmes ont eu un rôle et des responsabilités
importants dans les soulèvements qui ont entamé les processus de
transition démocratique.
102. L’égalité de genre est un indicateur du degré de démocratisation,
de la volonté et de la capacité d’un pays d’inclure tous ses citoyens
sans discrimination. De la même manière, les atteintes aux droits
des femmes constituent souvent une sonnette d’alerte qui révèle
que les droits et libertés de tous sont menacés. Les gouvernements
les plus conservateurs en matière de droits des femmes parmi ceux
instaurés au lendemain des révolutions, tel que le premier Gouvernement
égyptien de l’après-Moubarak, ont perdu le soutien des citoyens
et n’ont pas tenu face aux protestations populaires.
103. L’attitude attentive et vigilante que l’Assemblée prônait
il y a deux ans s’agissant de la situation des femmes dans les pays
de la région demeure nécessaire, puisqu’en matière de droits humains
des reculs sont toujours possibles et que le cadre politique et
institutionnel est particulièrement instable dans certains de ces pays.
104. Le Maroc et la Tunisie ont représenté jusqu’à présent des
interlocuteurs prioritaires du Conseil de l’Europe. Il est souhaitable
que ces relations fructueuses continuent dans le futur. En ce qui
concerne le Maroc, le statut de partenaire pour la démocratie s’est
avéré un outil précieux pour faciliter les échanges et la connaissance
réciproque, y compris en matière de droits des femmes.
105. Le Maroc et la Tunisie ont la possibilité de jouer un rôle
exemplaire de modernisateur dans la région, ainsi qu’au sein de
la communauté des pays à majorité musulmane. Ils démontrent qu’il
est possible de progresser vers l’égalité entre les femmes et les
hommes sans renoncer à ses racines culturelles et religieuses traditionnelles.
Cela est d’autant plus nécessaire dans le contexte actuel, caractérisé
par l’instabilité et par l’influence d’autres forces d’origine externe,
d’orientation intégriste.
106. La société civile est susceptible de contribuer largement
à l’amélioration du statut des femmes et du cadre démocratique en
général. Elle l’a fait dans les différents processus de transition
démocratique et peut continuer de le faire, à condition qu’elle
en ait les moyens humains et financiers et que ses activités ne
soient pas entravées par les pouvoirs publics. Les acteurs internationaux,
y compris le Conseil de l’Europe et ses Etats membres, devraient
soutenir cette dimension.
107. Les médias ont également un rôle important à jouer pour moderniser
la société et soutenir l’égalité entre les sexes. Ils ont une influence
puissante sur les mentalités et devraient l’exercer pour éradiquer
les stéréotypes de genre, en reflétant la contribution des femmes
dans toutes les sphères de la vie de leur pays.
108. Le Conseil de l’Europe et les autres acteurs internationaux,
notamment européens, doivent renforcer leurs activités de coopération
avec tous les pays de la rive sud de la Méditerranée. Il est crucial
que l’amélioration du statut des femmes soit intégrée de façon transversale
dans tous les programmes. Ces activités, y compris au niveau interparlementaire,
serviront à renforcer les relations d’amitié, de connaissance et
de reconnaissance mutuelles entre les deux rives de la Méditerranée
et à contribuer à la réussite des réformes dans les pays du voisinage
méridional, dans le but de créer une société plus juste, démocratique
et respectueuse des droits humains.