1. Introduction
1. Le groupe terroriste connu sous le sigle «EI» («Daesh»
an arabe)
a pris de
l'importance en 2014 en semant la mort et la destruction parmi ceux
qui se mettent en travers de son chemin dans le nord de l'Irak et l'est
de la Syrie. Son chef, Abou Bakr al-Baghdadi, a proclamé un califat
islamique
et nourrit l'envie
d'une expansion ambitieuse au Proche et au Moyen-Orient ainsi qu'au
sud de la Méditerranée. Et ce dans une région déjà en proie au conflit
syrien: l'une des crises humanitaires les plus graves des temps
modernes. L'ascension menaçante de l'«EI» aggrave encore la catastrophe
humanitaire qui touche la région, affectant déjà près de 10,8 millions
de personnes dans la seule Syrie, dont de nombreux chrétiens et
d’autres communautés religieuses ou ethniques dans ce pays et en
Irak.
2. L'«EI» a enregistré sa plus forte progression cette année,
avec comme conquête la plus notable la prise de la deuxième ville
d'Irak, Mossoul. Son avancée rapide et dévastatrice au Proche et
au Moyen-Orient a transformé la persécution sans cesse croissante
des communautés religieuses en une offensive meurtrière à grande
échelle. Si les milliers de personnes visées ne prennent pas la
fuite avant l'arrivée des militants djihadistes, elles n'ont d'autre
choix que de se convertir, payer des taxes ou être assassinées.
3. Les communautés religieuses, mais aussi les communautés ethniques,
sont confrontées à une situation terrifiante et ont absolument besoin
d'un soutien accru – tant sur le plan humanitaire que de la sécurité
– de la part des Gouvernements iraquien et syrien, des puissances
locales de la région, et de la communauté internationale en général.
4. La communauté internationale dans son ensemble s'est efforcée
de répondre de façon adéquate à la catastrophe humanitaire, et la
réponse à apporter à la violence elle-même se révèle un défi encore
plus complexe. Les dirigeants des pays occidentaux étaient réticents
à l'idée d'engager leurs nations dans une nouvelle guerre sanglante
au Moyen-Orient si peu de temps après le conflit de 2003 en Irak.
Toutefois, l'avancée de l'«EI» a poussé les Etats-Unis à prendre
la tête d'une coalition réunissant plus de 40 pays afin d'engager
des actions destinées à empêcher le groupe de réaliser de nouvelles
conquêtes et de déstabiliser totalement l'Irak et la Syrie. L'implication
des Kurdes semi-autonomes et du gouvernement de Bashar al-Assad ne
fait que compliquer davantage une situation déjà bien délicate.
5. Au jour d'aujourd'hui, la communauté internationale agit mais
doit faire plus pour alléger les souffrances de toutes les personnes
touchées dans la région, en particulier les membres des communautés
religieuses et ethniques ainsi que les femmes et les enfants. Entre
l'insurrection de l'«EI» et la guerre civile qui sévit actuellement
en Syrie, des milliers de personnes ont été tuées et des millions
déplacées dans les zones de conflit. Il convient de déployer une
aide humanitaire immédiate sur le terrain, dans le cadre d'une approche stratégique
à plus long terme, afin de promouvoir la pluralité et les droits
de l'homme, tout en ayant conscience du fait que la dissipation
de cette crise hautement conflictuelle est loin d'être imminente.
6. La suite de ce document présente un aperçu d'une situation
en évolution rapide, articulé autour de cinq grandes sections. La
première détaille les récents efforts déployés par l'Assemblée parlementaire
pour sensibiliser l'opinion à la situation désespérée des communautés
religieuses dans la région, avant même que l'«EI» ne soit au cœur
de l'actualité européenne. La deuxième section fournit quelques
informations succinctes sur le groupe terroriste connu sous le sigle
«EI». La troisième partie propose une évaluation de la situation politique
et humanitaire dans la région affectée par l'«EI», en particulier
l'Irak et la Syrie. La quatrième décrit en détail la réponse apportée
par la communauté internationale à l'émergence de l'«EI» depuis
l'été 2014, tandis que la cinquième et dernière section propose
quelques recommandations d'action dans ce domaine.
2. Précédents travaux
de l'Assemblée
7. Dès 2011, l'Assemblée a reconnu la situation précaire
des communautés religieuses – en particulier des chrétiens – au
Proche et Moyen-Orient ainsi qu'au sud de la Méditerranée. S'appuyant
sur les rapports de M. Luca Volontè (PPE/DC), l'Assemblée a adopté
la Recommandation
1957
(2011) sur la violence à l'encontre des chrétiens au Proche
et au Moyen-Orient et, deux ans plus tard, la Résolution
1928 (2013) «Sauvegarder les droits de l'homme en relation avec la
religion et la conviction, et protéger les communautés religieuses
de la violence», qui ont mis en lumière l'augmentation des attentats
ainsi que la hausse du nombre de procès et de condamnations à mort
pour blasphème, à l'encontre de communautés chrétiennes et d'autres
groupes. Ces actions ont entraîné une diminution générale de la
population chrétienne dans des pays comme l'Irak, berceau de communautés
chrétiennes depuis 2 000 ans. Selon le rapport de 2011, près de
la moitié des 800 000 chrétiens qui vivaient en Irak en 2003 ont
dû quitter le pays. A titre d'exemple, 58 chrétiens ont été tués
en Irak en octobre 2010 lors d'une attaque contre la cathédrale
catholique syriaque de Bagdad, et 21 autres ont trouvé la mort dans
un attentat-suicide à la bombe dans une église copte d'Alexandrie,
Egypte, perpétré en janvier 2011. D'après le rapport de 2013, il
s'agit désormais d'une violence physique autant que psychologique,
les autorités publiques s'impliquant rarement pour tenter de désamorcer
les tensions avec l'un ou l'autre groupe. Les événements survenus
en Irak au cours du mandat de Nuri al-Maliki – documentés ultérieurement
dans le présent rapport – en sont un exemple.
8. L'avancée de l'«EI» depuis l'année dernière n'a fait que pousser
davantage de personnes à fuir leur patrie; une évolution dangereuse
pour la région dans la mesure où «la disparition des communautés chrétiennes
au Proche et au Moyen-Orient serait également catastrophique pour
l'islam, car elle signifierait la victoire du fondamentalisme»
. En réponse au rapport de 2011 susmentionné
et à la Recommandation
1957 (2011), le Comité des Ministres
n'a pas jugé utile de créer une
«capacité permanente» pour suivre la situation: une réponse qualifiée
ultérieurement d’«insatisfaisante» par M. Volontè. Les derniers
développements témoignent malheureusement du caractère bien fondé
de ses premières inquiétudes quant aux droits des groupes vulnérables.
9. Bien qu'elle s'attache plus particulièrement au sort des communautés
vulnérables, l'Assemblée a également prêté attention au conflit
en Syrie. Dans une proposition de résolution que j'ai déposée avec
d'autres membres de l'Assemblée en juillet 2013, nous avons évoqué
les agressions visant les chrétiens en Syrie qui «ont dépassé les
pires craintes: meurtres, déplacements internes, agressions sexuelles,
destruction d'églises, assassinats et enlèvements de prêtres». La
proposition de résolution mentionne «parmi ces événements intolérables
... l'enlèvement, par des activistes syriens armés, de deux évêques
orthodoxes d'Alep, Boulos Yaziji, chef de l'Eglise orthodoxe grecque
et Yohanna Ibrahim, chef de l'Eglise orthodoxe syrienne, le 22 avril 2013».
10. En août 2013, M. Björn von Sydow et M. Pietro Marcenaro, anciens
présidents de la commission, ont fait part de leur vive préoccupation
concernant la disparition du père Paolo Dall'Oglio, influent prêtre
jésuite italien qui avait travaillé en Syrie et également participé
à la réunion de la commission des questions politiques et de la
démocratie organisée en décembre 2012 à Turin
. Il aurait été enlevé par des membres
de l'«EI» et n'a toujours pas été retrouvé.
11. En octobre 2013, dans son rapport consacré à la Syrie, M.
Björn von Sydow (Suède, SOC)
a conclu que «les violences se sont
aggravées ... et ... ont dégénéré en une véritable guerre civile
et une tragédie humanitaire: plus de 100 000 personnes sont mortes
depuis le début du conflit, deux millions ont cherché refuge à l'étranger
et 4,25 millions de personnes ont été déplacées à l'intérieur du
pays, soit un total de 6,8 millions de personnes ayant besoin d'une
assistance humanitaire». Le rapport décrit par ailleurs en détail l'accent
mis par l'Assemblée parlementaire sur le conflit en Syrie, et notamment
l'adoption des Résolutions
1878
(2012),
1902 (2012) et
1940 (2013), qui respectivement condamnent fermement les violations systématiques
des droits de l'homme, évoquent la réponse européenne face à la
crise humanitaire et critiquent les actes d'hostilité du régime
de Bashar al-Assad contre des pays voisins. Dans le passé, les communautés religieuses
étaient protégées par l'ordre existant. Cet ordre étant aujourd'hui
déstabilisé, ces groupes sont sérieusement menacés dans la mesure
où aucune des parties belligérantes n'assure une protection sûre
et crédible de leurs droits.
12. Plus récemment, j'ai une nouvelle fois mis en avant la question
des communautés religieuses vulnérables à l'occasion d'une conférence
sur «Liberté de religion ou de croyance au Proche-Orient et dans
le Sud de la Méditerranée: la situation et la sécurité des communautés
chrétiennes», tenue à Athènes en mai 2014. J'ai rappelé aux participants
– juste avant que l'«EI» ne fasse régulièrement la une des médias traditionnels
– que la situation des chrétiens au Proche-Orient et dans le Sud
de la Méditerranée «s'est aggravée dans des proportions dramatiques»,
«un chrétien [subissant] de graves violences physiques toutes les
5 secondes». La conférence a convenu de la nécessité «d'un respect
effectif de la diversité», et a par ailleurs reconnu que le développement
économique et l'éducation pourront dans une certaine mesure saper l'influence
du fanatisme religieux, en offrant des alternatives à ceux qui seraient
tentés de rejoindre le combat.
13. En juin 2014, le Bureau de l'Assemblée parlementaire a reconnu
la progression de l'«EI». Se fondant sur un projet de texte que
j'avais proposé, il s'est dit particulièrement préoccupé par les
signalements de violations massives des droits de l'homme par des
membres de l'«EI», déclarant que «ces agissements sont en opposition
totale avec les valeurs défendues par le Conseil de l'Europe et
ne peuvent être tolérés». L'Europe s'est également vu rappeler sa
part de responsabilité dans la situation en Irak: «L'Europe ne peut
pas rester inactive tandis qu'éclate cette crise majeure
.» Par ailleurs, dans un communiqué
de presse publié le 19 août 2014, j'ai condamné les violences et
appelé instamment la communauté internationale à faire davantage
pour soutenir les minorités persécutées
.
14. Le 4 septembre 2014, la commission a appuyé ma proposition
de demander au Bureau de l'Assemblée que mon rapport sur la violence
à l'encontre des chrétiens et d’autres communautés religieuses soit
débattu dans le cadre de la procédure d'urgence au cours de la 4e
partie de session 2014 de l'Assemblée, sous un titre modifié reflétant
l'actualité et l'urgence du débat, à savoir «Les menaces posées
par l'“Etat islamique” (EI) et la violence à l'encontre des chrétiens
et d’autres communautés religieuses». Le 29 septembre 2014, l'Assemblée
est tombée d'accord sur la proposition du Bureau de tenir un débat
d'urgence intitulé «Les menaces posées par l'“Etat islamique” (EI)
et la violence contre l'humanité». Réunie le même jour, la commission
des questions politiques et de la démocratie a décidé de remodifier
le titre du rapport afin qu'il reflète les observations exprimées
par plusieurs de ses membres et par moi-même, et de l'intituler
«Les menaces contre l'humanité posées par le groupe terroriste connu
sous le sigle “EI”: la violence à l'encontre des chrétiens et d’autres
communautés religieuses ou ethniques».
15. Au cours de cette même réunion, la commission des questions
politiques et de la démocratie a organisé une audition à laquelle
ont participé M. Gert Westerveen, représentant l'agence des Nations
Unies pour les réfugiés (HCR) auprès des institutions européennes
à Strasbourg, et M. Salih Muslim Muhammad, Président du Parti de
l'Union démocratique de Syrie. M. Westerveen a fait le point sur
la situation humanitaire et communiqué les derniers chiffres disponibles
concernant les personnes déplacées. M. Muhammad a pour sa part rendu
compte de la situation dans le nord de la Syrie, et plus particulièrement
à Kobanê.
3. L'ascension et
la menace du groupe terroriste connu sous le sigle «EI»
16. Le groupe terroriste connu sous le sigle «EI» («Daesh»
an arabe)
, héritier
de la branche d'Al-Qaïda en Irak (AQI), existe sous sa forme actuelle
depuis avril 2013. Il a depuis lors été rejeté par Al-Qaïda. Le
groupe est dirigé par un chef relativement peu connu, Abou Bakr
al-Baghdadi – dont les origines remonteraient à Quraiche, la tribu
de Mahomet – et qui revendique l'établissement d'un califat.
17. L'«EI» a rapidement gagné en notoriété de par ses actes de
barbarie ostentatoire et les assassinats apparemment aveugles de
ceux qui ne défendent pas sa cause. Le groupe adhère à une doctrine
de guerre totale, sans limites ni contraintes, d'où les difficultés
pour les chefs libéraux occidentaux de traiter avec lui et l'exaltation
qu'il suscite chez ceux qui partagent ses idéaux. En effet, Amnesty
International accuse le groupe d'engager «une vague de nettoyage
ethnique», tandis que les Nations Unies ont déclaré vouloir enquêter
«sur des actes inhumains à une échelle inimaginable»
.
18. La question de savoir d'où l'«EI» tire son soutien suscite
bien des interrogations. Par le passé, les dons généreux de particuliers
des Etats du Golfe étaient monnaie courante. Mais il est apparu
récemment que les fonds et les armes fournis par l'Arabie saoudite
et le Qatar, avec le concours d'une police des frontières turque douteuse,
et destinés à l'origine à des groupes à forte connotation islamiste
dans la région, se sont en réalité retrouvés par mégarde et indirectement
entre les mains de l'«EI», qui incorporait au fur et à mesure de
sa progression les groupes initiaux plus petits.
19. L'«EI» contrôle aujourd'hui des gisements pétroliers en Syrie
et exporterait environ 9 000 barils de pétrole par jour dont une
partie serait revendue au gouvernement
. Par ailleurs, certains affirment
que le groupe procède à la vente d'antiquités provenant de sites
historiques de la région, et notamment des objets chrétiens. Selon
les derniers rapports, l'«EI» a déjà mis en place les prémisses
de structures quasi étatiques – des ministères, des tribunaux et
un régime fiscal rudimentaire, prouvant ainsi que le groupe peut
plus efficacement subvenir à ses propres besoins. L'«EI» disposerait
d'avoirs financiers et d'autres actifs dont le montant s'élèverait
de 900 millions à 2 milliards de dollars
.
20. Plus préoccupant encore, le groupe affirme avoir à sa disposition
des jeunes combattants dynamiques venus du Royaume-Uni, de France,
d'Allemagne et d'autres pays européens, ainsi que des Etats-Unis,
du monde arabe et du Caucase. Ainsi, l'auteur de l'assassinat du
journaliste américain James Foley commis le 20 août 2014 est soupçonné
d'être britannique. Selon Aaron Stein du 'think tank' britannique
RUSI, la position idéologique extrémiste de l'«EI» semble avoir
exercé un certain attrait en Turquie, dont 1 000 ressortissants ont
rejoint les rangs de l'organisation: «des centres de recrutement
ont à l'évidence été installés à Ankara et ailleurs en Turquie,
mais le gouvernement fait mine de ne pas s'en soucier», en raison
de son opposition à Assad. La CIA a désormais triplé son estimation
de l'effectif de l'«EI» qu'elle évalue entre 20 000 et 31 500 combattants
.
21. L'«EI» a enregistré des avancées rapides, s'emparant de la
ville syrienne de Raqqa, capitale provinciale. En juin 2014, le
groupe a pris le contrôle de la deuxième ville d'Irak, Mossoul.
Cet événement a marqué l'attention mondiale dans la mesure où il
s'agissait de la ville la plus importante à tomber entre les mains
des activistes. Elle constitue également un point d'échanges commerciaux
clé proche de la frontière syrienne et abrite le barrage de Mossoul,
passé brièvement sous le contrôle de l'«EI» avant d'être repris
le 19 août. Le barrage est essentiel pour le pays dont il constitue
la principale source d'approvisionnement en eau et en électricité.
L'«EI» a par ailleurs pris au piège en août, dans les monts Sinjar,
des milliers de personnes qui fuyaient les violences face à la progression
du groupe. Début septembre, des troupes formées de milices iraquiennes
et de forces kurdes – appuyées par des frappes aériennes américaines
et la fourniture d'armes par l'Iran – ont brisé le siège d'Amerli
en place depuis deux mois, où près de 15 000 Turkmènes chiites étaient pris
au piège sans eau, nourriture ou médicaments. Le 7 septembre, les
frappes aériennes américaines ont permis d'éloigner les activistes
de l'«EI» d'un autre barrage important situé à Haditha.
4. La région touchée
4.1. Irak
22. L'Irak est le pays le plus sévèrement touché par
le militantisme de l'«EI», qui a su profiter des faiblesses de cet
Etat déchiré par la guerre et de la mauvaise gestion politique de
l'ex-Premier ministre Nuri al-Maliki. Le pays compte 32 millions
d'habitants à 97 %-99 % musulmans, dont 60 % à 65 % de chiites
. La chute du régime de Saddam Hussein
a causé la destruction d'une grande partie du pays et donné naissance
à un conflit sectaire entre cette principale branche de l'islam,
le chiisme, et l'autre branche, le sunnisme.
23. Ce contexte marqué par le conflit et l'intervention militaire
étrangère a provoqué l'exode massif de chrétiens d'Irak, principalement
vers les pays voisins comme la Syrie, la Jordanie et le Liban. Depuis
2003, la population a diminué de près de moitié pour atteindre aujourd'hui
selon les estimations 400 000 personnes. Au cours des dernières
années, les partisans islamiques de la ligne dure ont exercé de
plus en plus de pressions afin «d'islamiser» le pays et son système
juridique – une tendance cristallisée dans la constitution de 2005
– mettant en danger les communautés religieuses minoritaires. Durant
la dernière décennie, les islamistes ont mené plusieurs attaques
à l'encontre de communautés chrétiennes et de leurs dirigeants.
A titre d'exemple en octobre 2010, des fidèles ont été la cible
de coups de feu tirés au hasard et de grenades dans la cathédrale syriaque
catholique de Bagdad, faisant 58 morts. En fait, depuis 2002, 73
églises au moins ont été attaquées et des centaines de chrétiens
tués
, sans compter les récents massacres
perpétrés par l'«EI».
4.1.1. Le rôle du Gouvernement
iraquien
24. Les actions du gouvernement, dirigé jusqu'à récemment
par Nuri al-Maliki, doivent être remises en cause à la lumière de
l'analyse de l'actuelle crise qui sévit au nord-ouest de l'Irak.
Durant les trois dernières années, M. al-Maliki, chiite, a fait
preuve d'un «état d'esprit sectaire»
, semblant réserver à la population sunnite
un traitement inéquitable. Selon Human Rights Watch
, les forces de sécurité iraquiennes
sous le commandement de M. al-Maliki, souvent accompagnées de milices
progouvernementales, ont commis des actes illégaux tels que des
enlèvements et assassinats de prisonniers sunnites, et ont par ailleurs
lancé sans discernement des frappes aériennes dans des zones peuplées
en tentant de repousser les combattants de l'«EI». Les actions du
gouvernement pro-chiite ont privé de leurs droits une bonne part
de la communauté sunnite, exacerbant encore davantage les tensions
au sein du pays au fur et à mesure de l'ascension de l'«EI» sunnite.
Par ailleurs, devant l'incapacité d'al-Maliki de répondre aux demandes
américaines de formation d'un gouvernement inclusif, l'aide supplémentaire
pour son peuple a été freinée.
25. M. al-Maliki a démissionné du gouvernement après avoir perdu
une partie de ses soutiens. Le 11 août 2014, Haider al-Abadi, également
chiite, a été désigné pour lui succéder au poste de Premier ministre.
Il pourrait adopter une approche modérée plus acceptable aux yeux
des sunnites et de la communauté internationale dans son ensemble.
Après avoir condamné la violence de l'«EI», l'Union européenne a
bien accueilli la nomination d'Haider al-Abadi en tant que Premier
ministre et décidé de renforcer l'aide humanitaire, portant la contribution
globale envers l'Irak à 17 millions d'euros en 2014
.
4.1.2. La situation humanitaire
26. Le conflit iraquien est aujourd'hui aggravé par la
violence de l'«EI» qui a contraint des milliers de personnes à fuir,
les plaçant en situation de besoin urgent d'aide humanitaire. Cette
fuite s'est, selon Gert Westerveen (HCR), déroulée en trois vagues.
La première a eu lieu au début de 2014, lorsque l'«EI» s'est emparé
de Ramdi et Falluja. La deuxième a suivi l'assaut mené par l'«EI»
sur Mossoul, et la troisième est intervenue en août, sous la forme
d'un déplacement massif de population dans la région du Sinjar.
Ces personnes nouvellement déplacées se composent pour une bonne
moitié d'Arabes sunnites et pour plus d'un quart de Kurdes sunnites.
27. Sur la période allant de janvier à septembre 2014, l'Organisation
internationale des Migrations (OIM) a dénombré 1 725 432 personnes
déplacées éparpillées entre 1 715 localités différentes en Irak.
Ces personnes déplacées sont en majorité des musulmans sunnites
arabes; viennent ensuite des Yazidis kurdes et des Turkmènes chiites,
puis des groupes plus petits de chrétiens issus des minorités assyrienne
et chaldéenne.
La crise humanitaire que connaît
le pays exerce sur les autorités et les communautés d'accueil une
énorme pression, en particulier pour ce qui concerne l'accès aux
services essentiels. L'un des problèmes majeurs est de parvenir
à offrir un abri aux personnes déplacées qui vivent en plein air
et dans des écoles.
28. Un programme du HCR s'efforce d'acheminer 2 410 tonnes de
matériel d'urgence pour venir en aide à 500 000 personnes déplacées
au nord de l'Irak. Quelques 700 000 autres résident dans la région
semi-autonome du Kurdistan, où les autorités ont grand besoin d'être
encouragées et soutenues pour pouvoir fournir aux réfugiés un abri
sûr
. Pour l'heure, il est très difficile
d'approvisionner en eau et en denrées alimentaires de base tous
les camps de réfugiés. Selon le HCR, 12 nouveaux camps devraient
ouvrir afin d'accueillir 140 000 personnes supplémentaires. Ce nombre
demeure toutefois insuffisant compte tenu des estimations faisant
état de 600 000 personnes déplacées rien qu'entre juin et août,
à la suite des attaques à Mossoul et Sinjar respectivement
. Les Nations Unies évaluent aujourd'hui
à 1,8 millions le nombre d'Iraquiens déplacés dans le pays en 2014,
l'Irak accueillant par ailleurs 215 000 réfugiés syriens
.
29. Au début du mois d'août 2014, l'«EI» s'est emparé de Qaraqosh
la «capitale chrétienne» iraquienne, forçant à fuir un quart semble-t-il
de la communauté chrétienne d'Irak (soit environ 100 000 personnes).
Les militants leur ont laissé le choix entre trois options s'ils
restaient: se convertir, payer une taxe ou mourir. Selon des témoins
à Qaraqosh, les activistes de l'«EI» ont décroché les crucifix dans
les églises et brûlé des manuscrits religieux. Certains chrétiens,
dont des Yazidis, ont été pris au piège et n'ont pas réussi à s'échapper à
temps
.
4.1.3. La situation désespérée
des Yazidis et le rôle des Kurdes
30. La population yazidie d'Irak a souffert au même titre
que les chrétiens, mais sans bénéficier de toute l'attention portée
à ces derniers par l'Occident. Près de 600 000 Yazidis – pour l'essentiel
des Kurdes – vivent dans le nord de l'Irak. Ils pratiquent une ancienne
religion syncrétique qui peut les amener, selon une interprétation
islamique stricte du Coran, à être persécutés voire qualifiés «d'adorateurs
du diable». La communauté est petite et opposée à toute conversion
de personnes venant de l'extérieur. De ce fait, les Yazidis ne bénéficient
d'aucune alliance ou protection au plan régional, ce qui les rend
particulièrement vulnérables à l'«EI». Depuis le 3 août 2014, près
de 130 000 résidents yazidis de Sinjar ont fui vers le Kurdistan iraquien
après avoir été pris au piège dans les montagnes à la suite d'une
attaque de l'«EI» qui a fait 500 morts.
31. Le flux de réfugiés dans la région kurde au nord de l’Irak
– environ 860 000 personnes – combiné aux attaques perpétrées par
l'«EI» à l'encontre des Kurdes dans les monts sacrés de Sinjar a
suscité la mobilisation des peshmergas kurdes contre les activistes.
Les combattants kurdes ont tenté de résister, mais en vain compte
tenu de leur armement et de leur technologie limités. Le Gouvernement
central iraquien n'a pas immédiatement soutenu les combattants kurdes,
pas plus que la communauté internationale au sens large. Les relations
entre le gouvernement central et la région du Kurdistan étaient
tendues, ce qui était sans doute compréhensible en raison des velléités
d'indépendance et de la prise opportuniste de certaines zones de
l'Irak du Nord au lendemain de la crise. Cependant, avant de démissionner,
le Premier ministre al-Maliki a proposé de manière pragmatique son
soutien aux forces peshmergas pour les aider à repousser l'«EI»
après que ce dernier se soit emparé de plusieurs villes et gisements
pétroliers. Pour les Etats-Unis et leurs alliés, il est extrêmement
délicat de soutenir ouvertement les Kurdes alors qu'ils ont tenté
durant plusieurs années de construire et préserver un Etat iraquien
unifié. Les Etats-Unis et les gouvernements européens ont toutefois décidé,
en août 2014, d'envoyer de l'aide aux Kurdes
.
4.2. Syrie
32. L'autre pays de la région à subir les pires effets
de l'avance de l'«EI» est la Syrie, déjà en proie à une violente
guerre civile et à des rebelles tentant de chasser l’homme au pouvoir,
Bashar al-Assad. Le pays compte environ 18 millions d'habitants,
dont 87 % de musulmans. Comparativement à l'Irak, la communauté chrétienne
est relativement nombreuse et forme la majorité du reste de la population.
33. Le printemps arabe a touché la Syrie en 2011, mais contrairement
à la Tunisie et l'Egypte, les manifestations et la violence n'ont
pas réussi à renverser le régime Assad. Bien au contraire, le conflit
a perduré, dégénérant en une guerre civile qui a fait plus de 140
000 victimes à ce jour
. Récemment,
des groupes militants tels que l'«EI» et le Front al-Nosra ont commencé
à prendre le pas sur les rebelles anti-gouvernementaux, la révolte
contre le régime Assad se mutant en une guerre djihadiste contre
toutes les populations non sunnites. Avant le soulèvement de 2011,
les groupes religieux – en particulier les chrétiens – bénéficiaient
d'une égalité de traitement, de la sécurité et de la liberté, une
situation peu courante au Proche et Moyen-Orient. Mais les choses
ont bien changé, les chrétiens sont désormais considérés par les
sunnites comme trop proches du régime Assad et par d'autres comme
trop proches de l'Occident en raison des liens historiques. La faible
concentration des chrétiens en Syrie ne fait qu'accentuer leur vulnérabilité,
avec la menace de voir l'«EI» prendre de l'ampleur. Les chrétiens
d'Irak ont fui vers la Syrie pour se mettre à l'abri de l'«EI»,
mais au milieu de l'année 2013, face à une situation de plus en
plus dangereuse, ils ont été contraints de chercher refuge ailleurs,
dans la région kurde de l'Irak ou en Europe par exemple. C'est à
ce moment que l'usage d'armes chimiques sur des civils par le régime
Assad a été confirmé, en particulier le 21 août 2013, avec le bombardement
au gaz sarin de faubourgs de la ceinture agricole de Ghouta autour
de Damas. Tout ceci n'a fait qu'aggraver, si tant est que cela soit
possible, la situation déjà difficile des civils.
34. Avec l'apparition de l'«EI» dans ce tourbillon de la guerre,
la Syrie est devenue aujourd'hui le théâtre de «la plus grande catastrophe
humanitaire et sécuritaire au monde»
. L'éventail de statistiques rapportées
est choquant. Depuis le début des troubles en 2011, 2,5 millions
de personnes ont fui le pays, 6,4 millions restent déplacées en
Syrie, et 10,8 millions ont besoin d'une assistance humanitaire.
En mars 2014, les rapports de l'UNICEF ont fait état de trois millions
d'enfants déplacés et d'au moins 8 000 enfants orphelins arrivés
à la frontière syrienne
. En outre, la Turquie accueille
déjà 1,3 million de réfugiés syriens environ21. Kobanê, qui a pourtant
réussi jusqu'ici à tenir l'«EI» à l'écart, attire tout particulièrement
l'attention de ce dernier en raison de sa position stratégique à
la frontière de la Turquie.
35. Face à ces chiffres, il est de plus en plus manifeste que
la communauté internationale doit renforcer son action. Selon les
Nations Unies, les dons se sont élevés à plus de 4 milliards de
dollars depuis 2012, mais deux milliards supplémentaires sont requis
à l'approche de l'hiver
. Les Etats-Unis ont été le principal
donateur dans cette crise, le Secrétaire d'Etat John Kerry ayant
annoncé un complément d'aide pour parvenir à un total de 2,4 milliards
de dollars, répartis à égalité entre les Syriens dans et en dehors
du pays
. L'Union européenne a également
apporté une contribution significative, l'assistance fournie s'élevant
pour la seule année 2014 à 100 millions d'euros.
4.3. Egypte
36. A ce jour, l'Egypte demeure hors de portée de la
terreur de l'«EI». Cependant, les communautés vulnérables restent
menacées au lendemain de la révolution du printemps arabe de 2011.
L'Egypte compte environ 87 millions d'habitants, dont 90 % de musulmans.
La population chrétienne représente les 10 % restant dans un pays
qui a connu un islamisme violent.
37. Après la chute de Moubarak en 2011, les agressions violentes
et les persécutions contre les communautés coptes se sont multipliées,
et sous la présidence de Mohamed Morsi, des églises ont été attaquées,
des prêtres assassinés et des coptes ont été poursuivis devant les
tribunaux pour blasphème. L'un des incidents les plus graves a été
le massacre de Maspero le 9 octobre 2011, au cours duquel 28 coptes manifestant
contre l'incendie d'une église ont trouvé la mort suite à une répression
d'une rare violence de la part des forces de sécurité égyptiennes.
38. En juin 2012, M. Jean-Charles Gardetto (Monaco, PPE/DC), a
présenté à l'Assemblée un rapport
soulevant de graves interrogations
quant au rôle de la charia dans les futures dispositions constitutionnelles égyptiennes.
Le recours à cette loi islamique menacerait l'égalité entre les
hommes et les femmes, et entre les musulmans et les minorités non
musulmanes, en particulier les chrétiens. Le rapport a fait état
de quelques 100 000 chrétiens chassés d'Egypte en 2012.
39. Cependant, la situation pour la communauté chrétienne s'est
encore aggravée sous le gouvernement Morsi, après son annonce controversée
d'une constitution reposant largement sur la charia islamique. Il s'agissait
d'une attaque politique manifeste contre les droits des minorités
non musulmanes en Egypte. De plus, les actes de violence à l'encontre
des chrétiens se sont poursuivis. Ainsi, le 7 avril 2013, une foule
de manifestants musulmans a lancé une bombe incendiaire dans la
cathédrale copte du Caire, la première attaque contre une cathédrale
de toute l'histoire moderne. L'édifice a été détruit sous les yeux
d'une police égyptienne totalement passive.
40. En juillet 2013, Morsi a été destitué par l'armée, sous le
commandement du Général Abdel Fattah al-Sissi, et les agressions
contre les communautés chrétiennes se sont multipliées, profitant
du désordre qui régnait dans le pays. Des chrétiens ont été enlevés
et assassinés, des églises ont été détruites. En 2013 des milliers
de maisons et de commerces, ainsi que 47 églises, ont été attaqués
.
41. Au printemps 2014, al-Sissi a été élu nouveau Président de
l'Egypte, mais il avait déjà fait montre de ses tendances à l'autoritarisme:
arrestation de 40 000 sympathisants des Frères musulmans, exactions
graves commises contre des personnes placées en garde à vue, répression
de manifestations populaires, et accusations excessives de terrorisme
à l'encontre de trois journalistes occidentaux.
4.4. Israël/Palestine
42. La situation d'ensemble et le conflit israélo/palestinien
perdurent depuis des décennies et sont trop complexes pour pouvoir
être détaillés dans ce rapport. Cependant, la persécution des communautés chrétiennes
reste source de sérieuses préoccupations.
43. Le nombre d'attaques violentes à l'encontre de Palestiniens
chrétiens, d'églises et de monastères perpétrées par des colons
israéliens a considérablement augmenté. A titre d'exemple, une bombe
incendiaire a explosé dans un monastère palestinien en août 2013,
et plusieurs actes de vandalisme ont été rapportés, notamment des
graffitis offensants dans des églises ou des cimetières, en 2012
et 2013.
44. En Israël, l'Etat a tenté d'imposer aux Palestiniens chrétiens
le service militaire ou civil. Mais la communauté a jugé cette décision
difficilement acceptable en raison de la nature violente de l'action
des forces armées israéliennes en Palestine. Le projet d'extension
de la barrière de sécurité israélienne à travers des zones telles
que les collines de Bethléem est un autre problème urgent. Des plans
ont été élaborés pour prolonger le mur et couper ainsi l'accès des
Palestiniens vivant à Battir aux terrasses de terres fertiles qu'ils cultivent
dans les collines grâce aux systèmes d'irrigation mis en place par
les Romains; un acte qui priverait les citoyens de leurs libertés
et de leur capacité à subvenir à leurs besoins.
5. Action internationale
et développements
45. La communauté internationale a été relativement lente
à réagir aux avancées avides de l'«EI», et s'est montrée réticente
à intervenir dans une région à l'origine de controverses récentes
largement documentées. La présence de l'«EI» en Syrie complique
encore les choses pour les acteurs internationaux potentiels, en raison
de la volonté récente et délibérée de la plupart des gouvernements
occidentaux – à laquelle s'oppose la Russie – de mettre fin au régime
Assad. Pourtant aujourd'hui, ces mêmes gouvernements pourraient
n'avoir d'autre choix que de soutenir Assad – même indirectement
– dans sa lutte contre l'«EI». Cela étant, fin août et début septembre
2014, la communauté internationale a redoublé d'efforts pour contenir
une situation en train d'échapper à tout contrôle.
46. En juillet 2014, le Conseil de sécurité des Nations Unies
a adopté la Résolution 2169, qui condamne la violence et encourage
les Etats membres à soutenir les missions humanitaires dans la région
.
Le 15 août, le Conseil de sécurité a adopté une autre résolution
(Résolution 2170) reconnaissant que certaines parties de l'Irak
et de la Syrie sont désormais sous le contrôle de l'«EI».
47. Dans l'intervalle, les Etats de la communauté internationale
se sont montrés réticents, pour diverses raisons, à s'immiscer une
nouvelle fois dans l'écheveau complexe des conflits dans la région.
Les Etats-Unis restaient opposés à une nouvelle intervention extérieure
après les précédentes expériences traumatisantes en Afghanistan
et en Irak
. La Russie maintenait sa
position inébranlable en faveur du respect explicite de la souveraineté
des Etats concernés. Cependant, l'Amérique et la Russie ont profité
de leur position dans la région pour soutenir le Gouvernement iraquien.
Les Etats-Unis ont fourni des informations recueillies lors des missions
de surveillance de drones, aidant ainsi les forces iraquiennes à
localiser les combattants de l'«EI», alors que la Russie a livré
12 avions de combat Sukhoi SU-15 aux forces iraquiennes.
48. Vers le milieu du mois d'août, les Etats-Unis et leurs alliés
européens ont commencé à mener des frappes aériennes à l'aide d'avions
de combat F/A-18 et à dépêcher un millier de conseillers militaires
pour aider les forces iraquiennes à mener des opérations. Le 23
août 2014, les Etats-Unis ont effectué pas moins de 60 raids aériens
contre l'«EI», alors que le Royaume-Uni et l'Australie envoyaient
respectivement des hélicoptères Chinook et deux avions C130. C'est
à peu près à cette date que certains pays, notamment le Royaume-Uni,
la France et l'Allemagne, ont commencé à livrer aux peshmergas kurdes,
qui réclamaient une assistance internationale, du matériel militaire
allant de lunettes de haute technologie à des munitions. Cette étape
importante a mis en lumière la véritable menace posée par l'«EI»,
car un soutien aussi visible aux forces kurdes est en contradiction
avec les efforts déployés durant la dernière décennie pour mettre
en place un gouvernement fort et un Etat iraquien unifié.
49. En réponse à ces interventions de plus en plus nombreuses,
le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a rappelé
le 25 août 2014 que les Américains et certains Européens avaient
commencé par soutenir l'«EI» dans sa lutte contre le Président syrien
Bashar al-Assad. La Russie était prête à collaborer avec la communauté
internationale et à coordonner ses actions avec les pays directement
soumis à la menace terroriste, l'Irak et la Syrie, dans le respect
de leur souveraineté.
50. Cependant, la décapitation des journalistes américains James
Foley le 20 août et Steven Sotloff le 3 septembre 2014 a soulevé
l'indignation du monde entier et entraîné un revirement de l'opinion
publique américaine, désormais prête à voir les Etats-Unis jouer
un rôle plus important dans le conflit. Les Etats-Unis ont intensifié
leurs raids aériens, au nombre de 143 le 8 septembre, et élargi
leur mandat d'intervention dont l'objectif initial était de protéger
les communautés vulnérables telles que les Kurdes ou les Yazidis,
pour défendre désormais les infrastructures iraquiennes et soutenir
les forces de défense iraquiennes et kurdes
. Le 11 septembre 2014, le Président
Obama et le Secrétaire d'Etat John Kerry ont ouvertement menacé
de renforcer l'intervention américaine contre l'«EI» et détaillé
la stratégie qu'ils comptaient mettre en œuvre à cet effet. «Notre
objectif est clair» a déclaré Obama, «nous affaiblirons et, à terme,
détruirons “l'Etat islamique” par une stratégie antiterroriste complète
et soutenue»
. Cette stratégie s'articulera sur:
des frappes aériennes contre l'«EI», même en Syrie; un soutien aux
forces alliées sur le terrain, mais pas aux forces d'Assad; l'intervention
de 475 membres non combattants des forces militaires américaines;
des mesures de lutte contre le terrorisme pour faire obstacle au
financement et au recrutement de l'«EI»; et un renforcement de l'assistance humanitaire.
Cette vaste réponse à l'«EI» envisagée par les Etats-Unis a commencé
à porter ses fruits le 15 septembre 2014. Le Secrétaire d'Etat John
Kerry a recueilli le soutien de 10 pays de la région, ainsi que
de nombreux pays européens dont la France, le Royaume-Uni, et dans
une moindre mesure la Turquie, en raison des 49 otages turcs qui
étaient alors détenus par les militants.
51. Le 24 septembre 2014, le Conseil de sécurité des Nations Unies
a adopté à l'unanimité une résolution qui fait date (S/RES/2178
(2014))
, «Menaces contre la paix et la sécurité
internationales résultant d'actes de terrorisme», enjoignant les
Etats à empêcher leurs citoyens de rejoindre les rangs des djihadistes.
En particulier, les Etats signataires sont tenus de prévenir et
empêcher le recrutement, l'organisation, les déplacements et l'équipement
des combattants terroristes étrangers
.
52. Au 25 septembre, la coalition contre l'«EI» menée par les
Etats-Unis était pleinement opérationnelle, avec déjà trois nuits
de frappes aériennes à son actif. Les avions américains, saoudiens
et émiratis ont bombardé 12 raffineries de pétrole syriennes contrôlées
par l'«EI», tuant 14 militants de «l'Etat islamique» et, malheureusement,
cinq civils. Le but est de réduire les capacités de l'«EI» à subvenir
à ses besoins grâce à la vente illicite, sur le marché noir, du
pétrole provenant de ces raffineries. Selon les Etats-Unis, l'«EI»
en tire 2 millions de dollars par jour de revenus. Plus de 40 pays
font désormais partie de la coalition anti-«EI» conduite par les
Etats-Unis, dont le Royaume-Uni, le Danemark et l'Australie. Le
Premier ministre britannique, David Cameron, a déclaré aux Nations
Unies: «Nous sommes confrontés à un mal contre lequel le monde entier
doit s'unir»
, mais il représente l'un de ces nombreux
Etats occidentaux qui n'ont pas oublié la guerre de 2003 en Irak
et restent opposés à l'envoi de troupes au sol.
53. En Europe, la communauté musulmane présente s'est mobilisée
pour rejeter et dénoncer les actions de l'«EI», dont elle estime
qu'elles ne représentent pas l'Islam dans son ensemble. Une organisation communautaire
britannique, l'Active Change Foundation, a lancé une campagne baptisée
«Not In My Name» (Pas en mon nom) qui a suscité l'attention des
internautes et a été remarquée aux Nations Unies. Des manifestations
suivies par des milliers de musulmans ont aussi eu lieu partout
en France, en réaction à l'assassinat d'un ressortissant français,
Hervé Gourdel, en Algérie.
6. Conclusions
54. En conclusion, je tiens tout d'abord à souligner
une évidence: ni l'«EI» ni aucun autre groupe terroriste similaire
actif au Moyen-Orient n'agit au nom de l'Islam ni ne représente
une majorité de musulmans. Je salue par conséquent la mobilisation
de la communauté musulmane en Europe contre les agissements de l'«EI».
Il me semble à cet égard que les sociétés musulmanes devraient redécouvrir
l'inestimable héritage légué par l'islam. Cet héritage qui a doté
la ville de Bagdad au 10e siècle de 860 pharmacies agréées et d'un
éclairage des rues alors même que Paris n'en disposait pas; l'héritage
de la philosophie et de la promotion d'Aristote en Occident; l'héritage
de compassion et de bienveillance si présentes dans le Coran; et
par-dessus tout la tradition de coexistence pacifique et fructueuse
avec les autres religions «du livre», les chrétiens et les juifs, mais
aussi avec les croyants de toute autre confession. La tradition
qui a aidé les grands patriarcats de Jérusalem, Antioche et Alexandrie
à survivre jusqu’à ce jour; la tradition que Mahomet lui-même a
inauguré en protégeant personnellement le monastère Sainte Catherine
dans la péninsule du Sinaï.
55. Ceci étant dit, la première des priorités est, dans l'immédiat,
de mettre fin aux massacres perpétrés actuellement et la communauté
internationale doit faire tout ce qui est en son pouvoir pour favoriser l'instauration
de la paix dans la région.
56. Tous les Etats du Proche et Moyen-Orient et la communauté
internationale au sens large doivent condamner d'une même voix les
actions violentes et le nettoyage ethnique entrepris par l'«EI»,
et unir leurs forces pour faire face à la crise actuelle et prévenir
toute répétition à l'avenir. La communauté internationale devrait
faire en sorte que les responsables de violations graves des droits
de l'homme soient déférés en justice, sans impunité, et les Etats
de la région devraient pleinement coopérer à cette fin.
57. Les Etats membres du Conseil de l'Europe, les Etats observateurs
et les Partenaires pour la démocratie doivent reconnaître que les
missions humanitaires actuelles sont terriblement insuffisantes
compte tenu de la crise humanitaire sans précédent à laquelle nous
sommes désormais confrontés. C'est pourquoi ils devraient de concert
renforcer la fourniture de l'aide humanitaire dans les camps existants
en Irak, Syrie, Jordanie, Liban et Turquie et étendre davantage
leurs programmes d'assistance. Rien n'apaise autant les tensions
et ne lève les suspicions historiques qu'une main tendue aux heures
les plus tragiques; nous en avons été témoins au lendemain des tremblements
de terre en Grèce et en Turquie, lorsque les deux nations se sont
empressées de s'entraider. Il nous faut ensuite un programme de
reconstruction des zones touchées, organisé au plan mondial et financé
de manière adéquate, supervisé par les Nations Unies.
58. Près de 3 000 jeunes européens combattraient aux côtés de
l'«EI» en Irak et en Syrie. Les Etats membres du Conseil de l'Europe
devraient redoubler d'efforts pour identifier et démanteler les
filières de recrutement et en poursuivre les responsables. Par ailleurs,
les sources de financement de l'«EI» devraient également être recensées
et, si possible, neutralisées.
59. Le gouvernement iraquien doit être soutenu dans ses tentatives
visant à offrir une alternative crédible aux musulmans, loin des
attraits de l'«EI». Contrairement à ce qui était le cas ces dernières
années, il convient de promouvoir une inclusion universelle à tous
les niveaux. Il appartient au Gouvernement iraquien et aux forces
de sécurité du pays d'éviter toute répétition des incidents rapportés
d'usage excessif de la force et de discrimination à l'égard des
minorités religieuses et ethniques perpétrés sous Nuri al-Maliki.
60. Tout en respectant la liberté et l'indépendance des médias,
la communauté internationale devrait encourager fermement les sources
médiatiques de la région à adopter et respecter des normes de «bonne pratique»,
et à s'abstenir de toute incitation à la haine religieuse ou ethnique.
61. Les communautés chrétiennes et autres communautés religieuses
ou ethniques, en particulier les Yazidis et les Kurdes, devraient
être encouragées à participer activement aux discussions actuellement
en cours sur l'avenir de l’Irak et de la Syrie.
62. La coopération régionale devrait être renforcée entre tous
les pays du Proche et Moyen-Orient, en vue de créer une diversité
dans la compréhension et d'autonomiser les minorités. Il est utile
de rappeler, à cet égard, les travaux du Conseil de l'Europe sur
le dialogue interculturel, y compris sa dimension religieuse.
63. Les Etats membres du Conseil de l'Europe devraient user de
leurs relations bilatérales avec les Etats affectés par l'«EI» afin
de les encourager à poursuivre le développement des droits de l'homme
et des libertés civiles.
64. La communauté internationale devrait encourager le maintien
d'un statut équitable et juste pour tous les citoyens, quelle que
soit leur origine religieuse ou ethnique. Tous doivent être égaux
devant la loi, sans qu'une loi religieuse ne prévale sur les juridictions
civiles.
65. Les pays de la région doivent être encouragés à reconnaître
que la démocratie seule ne suffit pas et à faire en sorte de garantir
dans la constitution le respect des droits de l'homme, qui sont
des composantes de leur propre civilisation.
66. Le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe devrait, pour
sa part, développer le volet politique des «Echanges sur la dimension
religieuse du dialogue interculturel», qu'il organise annuellement
et envisager un examen des différentes perspectives religieuses
de la dignité humaine.
67. Enfin, comme déjà demandé dans la
Recommandation 1957 (2011), le Conseil de l'Europe devrait prévoir d'éventuels
moyens de suivre la situation concernant les restrictions gouvernementales
et sociétales à la liberté de religion et aux droits connexes dans
les Etats membres et voisins du Conseil de l'Europe et de faire
rapport périodiquement à l'Assemblée.