1. Introduction
1. Le handicap est susceptible de toucher chacun d’entre
nous. Le Secrétaire Général des Nations Unies, M. Ban Ki-moon, a
justement souligné que le handicap fait partie de la condition humaine
et que presque tout le monde sera à un moment de sa vie en situation
d’incapacité temporaire ou permanente. Les personnes handicapées
représentent aujourd’hui 10 % à 15 % de la population en Europe.
Avec le vieillissement de la population européenne, le nombre de
personnes en situation de handicap devrait s’accroître de façon substantielle
dans les années à venir.
2. Les personnes handicapées sont confrontées à une multitude
de problèmes dans leur vie quotidienne ainsi qu’à de multiples formes
de discrimination qui ont une incidence sur leur accès aux droits
fondamentaux, aux services de première nécessité ainsi qu’à leur
pleine jouissance de la vie en société. Leur situation a fait l’objet
d’une attention particulière au cours de la dernière décennie, dont
le point d’orgue a été l’adoption puis l’entrée en vigueur de la
Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées.
Cette convention marque un changement de paradigme en appréhendant
le handicap sous l’angle du respect des droits humains et de l’inclusion
et non plus sous l’angle quasi-exclusif de la santé et de la sécurité
sociale.
3. Toutefois, même si, ces dernières années, un certain nombre
d’Etats ont mis en place des politiques spécifiques, la situation
des personnes handicapées est loin d’être perçue comme une priorité
par les gouvernements des Etats membres du Conseil de l’Europe.
Il faut également constater que les restrictions budgétaires résultant
de la crise économique qui touche les Etats européens affectent
les programmes sociaux et les investissements destinés à faciliter
la participation des personnes handicapées à la vie en société.
4. Ainsi, le sentiment d’inachevé reste fort. Les droits des
personnes handicapées restent trop souvent invisibles au reste de
la société. Je voudrais dans ce rapport mettre en lumière trois
questions qui illustrent de manière patente cette invisibilité:
l’accès à l’emploi, la capacité juridique et la violence à l’égard
des personnes handicapées. Ce rapport ne prétend pas à l’exhaustivité
mais à faire prendre conscience, à travers des cas concrets, de
l’urgence à garantir aux personnes handicapées leurs droits les
plus fondamentaux.
5. La référence générale dans le présent rapport aux «personnes
handicapées» s’explique par l’accent mis sur les droits des personnes
et les obstacles rencontrés à l’exercice de ces droits. Il importe
également de rappeler que les personnes handicapées ne constituent
pas un groupe homogène. Il existe différents types (physiques, intellectuels,
sensoriels, psycho-sociaux) et degrés de handicap. Nier l’hétérogénéité
des handicaps peut être source de discrimination lorsque des mesures
identiques sont appliquées à des personnes se trouvant dans des
situations différentes.
2. Etat
des lieux
6. Le cadre juridique au niveau international s’est
considérablement étoffé ces dernières années avec l’adoption de
multiples instruments et programmes d’action en faveur des droits
des personnes handicapées. Pourtant, leur mise en œuvre par les
Etats reste globalement insuffisante.
2.1. Le cadre juridique
international relatif aux droits des personnes handicapées
2.1.1. La Convention des
Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées
7. La Convention des Nations Unies relative aux droits
des personnes handicapées peut certainement être qualifiée de traité
historique. Elle est le premier traité global relatif aux droits
des personnes handicapées. Entrée en vigueur en 2008, la convention
est le résultat d’un long processus engagé dans les années 70 et
de la forte mobilisation des associations de défense des droits
des personnes handicapées
.
Avec 151 Etats Parties au 25 novembre 2014, elle est l’un des traités
des Nations Unies relatifs aux droits de l’homme les plus ratifiés.
8. La convention ne crée pas de droits nouveaux ou de droits
spécifiques aux personnes handicapées, mais adapte les droits fondamentaux
existants à la situation des personnes handicapées afin d’en assurer
la pleine jouissance. Elle contient une définition du handicap qui
marque un changement fondamental d’approche en mettant l’accent
non plus sur les incapacités des personnes mais sur le fait que
ce sont les barrières rencontrées par ces personnes qui créent la
situation de handicap. La convention traduit également en termes juridiques
le slogan du mouvement pour les droits des personnes handicapées
«Rien sur nous sans nous» en faisant obligation aux Etats Parties
de consulter de manière étroite et active les organisations représentatives des
personnes handicapées lors de l’élaboration et la mise en œuvre
des lois et politiques adoptées aux fins de l’application de la
convention.
9. La convention met en place un comité, composé de 18 experts
indépendants, qui est chargé du suivi de la mise en œuvre de la
convention. Pour les Etats qui ont ratifié le Protocole facultatif
à la convention, le comité peut également recevoir et examiner des
pétitions individuelles ou collectives.
10. La Convention des Nations Unies constitue aujourd’hui l’instrument
de référence dans le domaine du handicap, à la lumière duquel les
mesures prises au niveau international et national sont évaluées.
Tous les Etats membres du Conseil de l’Europe qui ne l’ont pas encore
fait devraient ratifier cette convention
.
2.1.2. Les instruments
et les initiatives du Conseil de l’Europe
11. Le Conseil de l’Europe s’est montré très actif dans
la défense et la protection des droits des personnes handicapées,
à travers différents instruments, parmi lesquels il convient de
citer la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5)
et son Protocole n° 12 (STE n° 177) qui font du handicap un des
motifs de discrimination interdits, et la Charte sociale européenne
(révisée) (STE n° 163) dont l’article 15 affirme le droit des personnes
handicapées à l’autonomie, à l’intégration sociale et à la participation
à la vie de la communauté.
12. Le Plan d’action du Conseil de l’Europe «pour la promotion
des droits et de la pleine participation des personnes handicapées
à la société: améliorer la qualité de vie des personnes handicapées
en Europe 2006-2015» a été adopté par le Comité des Ministres en
avril 2006. Il contient un ensemble de principes et d’actions que
les Etats membres sont invités à mettre en œuvre dans leurs politiques,
législations et pratiques. Ce Plan d’action constitue une mise en
application au niveau régional des règles et principes contenus
dans la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes
handicapées. Son arrivée à terme en 2015 devrait donner l’occasion
de faire le bilan des mesures prises par les Etats membres du Conseil
de l’Europe dans ce domaine et d’élaborer sur cette base un nouveau
plan d’action post-2015.
2.1.3. Les instruments
et initiatives de l’Union européenne
13. L’Union européenne est également très active dans
le domaine des droits des personnes handicapées, notamment à travers
sa stratégie en faveur des personnes handicapées pour la période
2010-2020. L’Union européenne a également ratifié en décembre 2010
la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes
handicapées, ce qui fait naître à son égard un certain nombre d’obligations
juridiques concrètes. Cela implique notamment l’adoption par l’Union
européenne d’une législation conforme à la convention, qui lie les
Etats membres de l’Union et dont le respect est soumis au contrôle
de la Cour de justice de l’Union européenne.
14. Un acte européen sur l’accessibilité est en cours d’élaboration
au sein de l’Union européenne. Sa finalisation par la Commission
européenne, initialement prévue en 2012, a toutefois été reportée
à plusieurs reprises. L’adoption d’un tel acte constituerait une
étape importante en vue de l’égalité et de l’insertion des personnes
handicapées, à condition qu’il soit suffisamment ambitieux et ait
une valeur ajoutée par rapport aux normes déjà en vigueur dans les
Etats membres de l’Union européenne.
2.2. Les mesures prises
au niveau national
15. Il incombe en premier lieu aux Etats d’adopter un
cadre juridique approprié et de mettre en œuvre des mesures destinées
à garantir l’égalité des droits et leur exercice effectif par l’ensemble
des personnes placées sous leur juridiction. De nombreuses législations,
mesures et politiques ont été adoptées par les Etats membres du
Conseil de l’Europe et des progrès peuvent être constatés par secteur.
Toutefois, leur mise en œuvre d’ensemble et leur impact en faveur
de l’égalité des droits et de l’insertion des personnes handicapées restent
insuffisants pour des raisons diverses tenant notamment à l’absence
de moyens budgétaires consacrés au handicap, à l’absence de volonté
politique réelle ou encore à la persistance d’obstacles juridiques
à la pleine participation des personnes handicapées à la vie publique.
16. L’état de la mise en œuvre du Plan d’action du Conseil de
l’Europe par les Etats membres oblige à constater que les Etats
membres sont loin de satisfaire aux lignes d’action définies par
le Comité des Ministres en 2006. Les obstacles à la pleine participation
des personnes handicapées persistent et l’amélioration de leur situation
est fréquemment perçue comme n’étant pas prioritaire. Par exemple,
s’agissant de l’accessibilité des bâtiments publics, le Gouvernement
français a décidé en avril 2014 de reporter l’obligation de mise
aux normes des bâtiments accueillant du public au-delà de 2015,
date butoir qui avait été fixée par la loi du 11 février 2005 pour
l’égalité des chances, la participation et la citoyenneté des personnes
handicapées. En France, 15 % seulement des établissements recevant
du public répondent aux normes d’accessibilité aux personnes handicapées
malgré des engagements pris par
les autorités publiques depuis plusieurs décennies.
17. Des mesures importantes ont été prises ces dernières années
en Fédération de Russie, où vivent 13 millions de personnes handicapées
d’après les chiffres officiels. La loi fédérale sur la protection
sociale des personnes handicapées offre ainsi de nombreuses garanties.
Il a toutefois été constaté que des mécanismes de contrôle de la
mise en œuvre de cette loi font défaut au niveau fédéral et que
sa mise en œuvre est laissée à la discrétion des gouvernements régionaux
et municipaux
.
Ainsi, malgré cette loi et l’ambitieux programme en faveur d’un
environnement accessible (2012-2015), les personnes handicapées
restent encore trop souvent confinées chez elles, faute d’accessibilité
des bâtiments publics et privés ou des transports. De plus, les
personnes handicapées en Russie sont confrontées à une inégalité
territoriale puisque leur situation varie fortement en fonction
de la région où elles vivent.
18. En Roumanie, la situation des personnes handicapées est particulièrement
préoccupante. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de
l’Europe a récemment constaté que beaucoup de personnes handicapées
sont mises à l’écart de la société dans des institutions de plus
en plus nombreuses, où elles vivent souvent dans des conditions
inhumaines ou dégradantes et subissent même parfois des mauvais
traitements délibérés
. Le cas particulièrement
dramatique d’un jeune homme atteint d’un grave handicap mental,
orphelin et séropositif qui était décédé dans un hôpital psychiatrique
a été porté devant la Cour européenne des droits l’homme. La Cour
a conclu à l’unanimité à la violation de l’article 2 de la convention sur
le droit à la vie en raison de son placement en hôpital psychiatrique
et de l’absence de soins et de traitements appropriés
. Les
conditions de vie des personnes handicapées en Roumanie sont fréquemment dénoncées.
Les autorités nationales doivent prendre des mesures résolues pour
remédier à cette situation dramatique et le Parlement roumain doit
veiller à ce que les engagements de la Roumanie auprès des institutions
internationales se traduisent en actions concrètes.
19. La crise économique et les mesures d’austérité qui sont actuellement
prises en Europe affectent tout particulièrement les personnes handicapées.
Elles font également peser un lourd poids économique sur leur famille.
Une étude d’impact de ces mesures sur les personnes handicapées
au sein de l’Union européenne a démontré que le risque de pauvreté
est de 21,1 % pour les personnes handicapées contre 14,9 % pour
les personnes sans handicap
. S’agissant des femmes handicapées,
ce risque est double voire triple selon les pays. Le Commissaire
aux droits de l’homme a également souligné que «les budgets d’austérité
restreignent l’accès des personnes handicapées à la vie en société,
à l’éducation, aux soins primaires et à une assistance, en érigeant
des obstacles à la désinstitutionalisation»
.
20. Dans ces conditions, la mise en œuvre des instruments internationaux
et nationaux en faveur des droits des personnes handicapées apparaît
particulièrement ardue. Pourtant, l’objectif de pleine égalité et
d’insertion des personnes handicapées ne doit pas être perdu de
vue. Il est de la responsabilité de chaque Etat membre du Conseil
de l’Europe de respecter les engagements pris et de veiller à ce
que les personnes handicapées ne soient pas traitées comme des citoyens
de seconde zone.
3. Des citoyens invisibles:
la difficile participation des personnes handicapées à la vie publique
21. L’insertion des personnes handicapées suppose leur
participation à la vie publique. Or, des barrières importantes empêchent
leur pleine participation et l’exercice effectif de leurs droits,
rendant ainsi les personnes handicapées invisibles au grand public.
3.1. L’accessibilité:
condition de la pleine insertion dans la communauté
22. La notion d’insertion dans la communauté renvoie
tout d’abord à celle d’accessibilité. Il est évident que la pleine
insertion des personnes handicapées passe tout d’abord par la possibilité
qui leur est faite d’accéder aux lieux de la communauté. Toutefois,
l’accessibilité ne se limite pas à l’accès à l’environnement bâti.
Il s’agit également de permettre la pleine insertion dans la communauté
en rendant possible l’accès à l’école, à l’emploi, aux activités
culturelles et sportives, à la vie politique, etc. Cette approche
est celle de la Convention des Nations Unies sur les droits des
personnes handicapées qui se fonde sur l’idée que la situation de handicap
est générée par l’interaction entre des personnes présentant des
incapacités et les barrières comportementales et environnementales
qui font obstacle à leur pleine et effective participation à la
société.
23. Le Conseil de l’Europe a introduit en Europe le concept de
«conception universelle» qui est devenu un standard reconnu dans
le domaine du handicap et des aménagements intergénérationnels.
Il s’agit de concevoir et d’élaborer différents environnements,
produits, communications, technologies de l’information et services
qui soient accessibles, compréhensibles et utilisables par tous
sans qu’il soit nécessaire de recourir à une adaptation ou conception
spéciale. Ce concept se situe également au cœur de l’article 9 de
la Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées
relatif à l’accessibilité.
24. Il est souvent avancé que la mise en œuvre de la conception
universelle a un coût trop élevé compte tenu des difficultés économiques
et financières traversées par nos Etats. Je pense qu’il faut envisager
la question sous un autre angle. Les Etats membres du Conseil de
l’Europe ont pris un certain nombre d’engagements en termes d’accessibilité,
tant au niveau national qu’auprès d’organisations telles que le Conseil
de l’Europe, les Nations Unies ou l’Union européenne. L’adaptation
de l’environnement bâti pour le rendre accessible aux personnes
handicapées représente indéniablement un coût important et l’ampleur
des travaux à réaliser est considérable. C’est pour cela que je
suis convaincue que de tels coûts pourraient être minimisés, voire
évités, si la conception universelle était appliquée dès le stade
de la conception des bâtiments, des services et autres produits.
25. Les politiques publiques d’appel d’offre devraient intégrer
des conditions d’accessibilité. Comme le souligne le Comité des
Nations Unies sur les droits des personnes handicapées dans son
commentaire général de l’article 9 sur l’accessibilité, il est inacceptable
que des fonds publics soient utilisés pour créer ou perpétuer l’inégalité
qui résulte indéniablement de services et d’équipements inaccessibles
.
26. Un exemple de bonne pratique est fourni par l’Union européenne
qui a révisé en 2014 sa réglementation sur la passation des marchés
publics et a inclus parmi les spécifications techniques devant figurer
dans les appels d’offre les critères d’accessibilité pour les personnes
handicapées ou d’adaptation de la conception à tous les utilisateurs.
De même, la réglementation de l’Union européenne relative à l’octroi
de fonds structurels et d’investissement européens (fonds ESI) pour
la période 2014-2020 prévoit que tous les produits, biens, services
et infrastructures qui sont ouverts ou fournis au public et cofinancés
par les Fonds ESI soient accessibles à l’ensemble des citoyens,
y compris aux personnes handicapées. L’accessibilité pour les personnes
handicapées fait ainsi désormais partie des critères examinés par
la Commission européenne avant d’allouer des fonds à un projet.
27. La Banque de développement du Conseil de l’Europe finance
également de nombreux projets d’adaptation de bâtiments dans le
domaine de la santé et de l’éducation afin de les rendre accessibles
aux personnes handicapées. Un pas supplémentaire pourrait être franchi
en intégrant le critère de l’accessibilité dans les conditions d’octroi
de prêts par la Banque, comme le demandait déjà l’Assemblée parlementaire
dans sa
Recommandation
1592 (2003) «Vers la pleine intégration des personnes handicapées».
28. L’accessibilité est un principe central puisqu’il détermine
la jouissance effective des droits. Sans transports ou bâtiments
accessibles, les personnes handicapées ne peuvent pas exercer leur
droit à l’éducation ou à l’emploi. L’accessibilité permet également
de sortir les personnes handicapées de l’invisibilité dans laquelle
nos sociétés les repoussent trop souvent. Je suis convaincue que
la pleine participation à la vie de la communauté, à l’école, au
travail, est non seulement un droit, mais également un moyen de
faire changer le regard sur le handicap.
3.2. Les personnes handicapées
et l’emploi
29. J’ai déjà souligné que la crise économique et les
mesures d’austérité touchent particulièrement les personnes handicapées
au point de les intégrer dans la catégorie de «groupe vulnérable».
Il faut également prendre en compte le fait que les familles dont
l’un des membres est handicapé doivent supporter des coûts financiers
importants pour lui permettre de réaliser, comme les autres, les
actes de la vie quotidienne. Or, il est constaté que le niveau d’emploi
des personnes handicapées a diminué au sein de l’Union européenne,
que leurs contrats de travail sont plus souvent précaires et leurs
salaires moins élevés que ceux des personnes sans handicap
. Dans un rapport récent
sur la Fédération de Russie, Human Rights Watch a recueilli le témoignage
d’un chauffeur de camion ayant un handicap physique qui exposait
ainsi l’attitude de son employeur envers lui: «Il me dit qu’il prend
une responsabilité supplémentaire en m’embauchant, et que par conséquent
il ne peut pas me payer autant.
»
30. D’après une étude de l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), le taux d’emploi des personnes handicapées dans
les Etats membres de l’organisation se situait en 2010 autour de 44 %
(contre 75 % pour les personnes non handicapées)
. Ce taux est toutefois
inférieur s’agissant des femmes handicapées, lesquelles se trouvent
dans une situation de plus grande vulnérabilité parce qu’elles sont
victimes d’une discrimination multiple qui s’aggrave si l’on prend
en compte des facteurs tels qu’être une femme, avoir un handicap,
vivre en milieu rural. De même, ce taux varie en fonction de la
nature du handicap, les personnes présentant un handicap intellectuel
ou psycho-social ayant le taux d’emploi le plus faible. De plus,
ce taux ne doit pas masquer de grandes disparités selon les pays.
A titre d’exemple, le taux d’emploi des personnes handicapées en
âge de travailler était en 2011 de 13 % en Serbie d’après le Programme
des Nations Unies pour le développement (PNUD) et en 2012 de 18 %
en Hongrie et de 20 % en Fédération de Russie d’après les chiffres
officiels de ces pays
.
Les difficultés d’accès ou de maintien à l’emploi des personnes
handicapées contribuent à l’appauvrissement de ces personnes et
de leur famille, mais ont également un coût pour l’Etat en termes
d’assistance et de protection sociales. En période de crise économique,
il est ainsi de l’intérêt de l’Etat d’identifier les obstacles à
l’emploi des personnes handicapées et les mesures permettant de
développer leur accès au marché du travail.
31. Les causes principales du faible accès des personnes handicapées
au marché du travail sont multiples. Elles peuvent résider dans
l’absence de mesures positives en faveur de l’emploi des personnes
handicapées, la persistance de stéréotypes sur la capacité des personnes
handicapées à travailler, ou encore le manque de services de soutien
ou de transport adéquat vers le lieu du travail. Le faible niveau
d’emploi des personnes handicapées est également le résultat de
leur faible accès à l’éducation supérieur et à la formation professionnelle.
32. L’objectif à poursuivre devrait être la participation des
personnes handicapées au marché du travail ordinaire. Pour cela,
des aménagements doivent parfois être réalisés. La notion d’aménagement
raisonnable est un concept clé pour l’égalité des personnes handicapées.
Elle est inscrite dans la Convention des Nations Unies sur le droit
des personnes handicapées, mais également dans la Charte sociale
européenne révisée et la directive de l’Union européenne en faveur
de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail. Elle fait
obligation aux employeurs de prendre les mesures nécessaires visant
à assurer l’égalité de traitement des travailleurs handicapés, à
moins que cela ne fasse peser sur les employeurs une charge disproportionnée.
Ces mesures peuvent être tant matérielles qu’organisationnelles.
Elles peuvent consister en un aménagement du poste de travail ou
en une réduction du temps de travail
.
33. Les entreprises qui embauchent des travailleurs handicapés
reçoivent dans certains pays des aides pour réaliser les aménagements
nécessaires des postes de travail ou couvrir les frais de transport
vers le lieu de travail, comme par exemple au Luxembourg. Une aide
à l’accès au lieu de travail peut également être versée directement
au travailleur, comme cela est le cas au Royaume-Uni grâce au programme gouvernemental Access to work. Ces mesures sont
importantes, en particulier celles qui permettent au salarié de
se rendre sur son lieu de travail. En effet, un travailleur handicapé
doit supporter des coûts que les autres travailleurs n’ont pas et
qui, s’ils sont à sa seule charge, peuvent peser lourdement sur
ses revenus.
34. En Espagne, l’Organisation nationale espagnole des aveugles
(ONCE) et sa Fondation pour la coopération et l’insertion sociale
des personnes handicapées ont développé des bonnes pratiques et
sont parvenus, par le biais de la formation, de la création d’emplois
et d’initiatives d’accessibilité, à réaliser la pleine autonomie
et l’insertion sociale d’un grand nombre de personnes handicapées.
En 25 ans, les actions de la Fondation ont généré plus de 80 000
emplois pour les personnes handicapées, les rendant ainsi visibles
au reste de la société espagnole en tant que citoyens qui apportent
de la valeur.
35. Parmi les mesures incitatives, les quotas sont souvent cités.
Ils consistent à prévoir un pourcentage de travailleurs handicapés
dans l’entreprise. De très nombreux Etats européens ont introduit
des quotas dans leur législation. En Espagne, un quota de 7 % est
prévu par la loi dans la fonction publique. Il s’agit d’un des quotas les
plus élevés en Europe. Toutefois, leur fonctionnement varie grandement
d’un pays à l’autre ce qui rend très difficile toute comparaison,
d’autant plus que le handicap n’est pas défini de la même manière
dans tous les pays. Des différences peuvent également être constatées
au sein d’un même pays. En Russie par exemple la loi prévoit l’introduction
d’un quota dans les entreprises de plus de 35 salariés, mais laisse
aux régions le soin de fixer le taux de ce quota qui varie de 2 %
à 4 % selon les régions et les villes. De même, en Belgique, les quotas
d’emploi pour les personnes handicapées dans la fonction publique
varient selon les communautés et régions. Il est par exemple de
2 % à Bruxelles et de 4,5 % en Flandres, et s’établit à 3 % s’agissant
de l’administration fédérale. En revanche, il n’existe aucune obligation
spécifique en matière d’emploi dans les secteurs privé et public
dans la communauté germanophone. Les statistiques, lorsqu’elles
existent, sont ainsi difficiles à comparer.
36. Les quotas sont généralement accompagnés d’incitations financières
pour les entreprises, tels que des allègements fiscaux, et parfois
de pénalités pour celles qui ne les respectent pas. En Autriche,
la loi fédérale sur l’emploi des personnes handicapées prévoit un
quota de 4 % et le paiement d’une amende en cas de non-respect.
En 2010, 22,8 % des entreprises du secteur privé et 66 % des entreprises
publiques respectaient le quota. Cela signifie que dans leur majorité
les entreprises préfèrent s’acquitter d’une amende que d’embaucher
des personnes handicapées. La même situation se retrouve dans bien
d’autres pays européens.
37. D’autres mesures existent telles que l’interdiction de la
discrimination en raison du handicap ou la protection des travailleurs
handicapés contre le licenciement. Le Comité européen des droits
sociaux exige de telles mesures de la part des Etats Parties à la
Charte sociale européenne (révisée) en application de son article
15, paragraphe 2. Les conclusions de non-conformité du Comité sont
pourtant fréquentes
. Elles sont souvent le
résultat d’une information insuffisante voire d’absence de données
statistiques sur l’emploi des personnes handicapées. Par ailleurs,
certains Etats Parties à la Charte sociale européenne (révisée)
n’ont pas accepté d’être lié par l’article 15, paragraphe 2: l’Albanie,
l’Autriche, l’Azerbaïdjan, la Bosnie-Herzégovine, la Bulgarie et
la Géorgie. J’appelle ces Etats à accepter cette disposition sans
tarder.
38. Le bilan des diverses mesures incitatives n’est pas concluant
et il s’avère impossible d’attribuer à un type de mesure un effet
positif systématique en matière d’emploi des personnes handicapées.
Un employeur peut ainsi préférer renoncer à une aide financière
si les procédures bureaucratiques sont trop lourdes. L’Organisation
internationale du travail a relevé qu’un ensemble de mesures doit
être pris pour faire face aux divers obstacles rencontrés par les
personnes handicapées dans le monde du travail et que l’implication
active des employeurs dans ces mesures participe grandement à leur
réussite
.
39. La sensibilisation et l’information des employeurs sont en
effet essentielles pour dépasser les nombreux stéréotypes négatifs
liés au handicap. Le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des
Nations Unies a ainsi observé, d’une part, que les personnes handicapées
sont souvent considérés comme inaptes à la vie active et, d’autre
part, que les mesures prises en faveur de l’emploi des personnes
handicapées, comme par exemple les quotas, peuvent donner à penser
qu’elles sont embauchées uniquement en raison de leur handicap et
non pour leurs compétences professionnelles
.
40. Une étude de l’Organisation internationale du travail a mis
en lumière diverses bonnes pratiques en matière de sensibilisation
au handicap au sein des entreprises. Elles peuvent par exemple consister
en une formation obligatoire au handicap pour le personnel d’encadrement,
la désignation d’une personne responsable du recrutement et de l’assistance
aux nouveaux employés handicapés pour aménager leur lieu de travail,
ou encore l’élaboration et la diffusion de guides sur le handicap
auprès de l’ensemble des employés
. Toutes ces mesures ont eu
des résultats très positifs pour les entreprises, et notamment en termes
d’image auprès du personnel et de la clientèle. Enfin, je voudrais
mentionner l’organisation britannique d’employeurs
Business Disability Forum, créée
en 1986, qui accompagne, conseille et forme les employeurs en matière
de recrutement et dans leurs relations avec les travailleurs handicapés
ainsi qu’avec les consommateurs et les clients en situation de handicap.
L’organisation a développé des normes en matière de handicap à l’intention
des entreprises et a contribué à la définition des lois britanniques
sur l’égalité et la non-discrimination de 1996 et 2010.
41. Pour conclure, je voudrais souligner qu’il est nécessaire
que les Etats membres mettent en place des politiques en faveur
des personnes handicapées afin de maintenir et accroître leur taux
d’emploi en tant qu’élément clé de la participation sociale. Ces
politiques devraient prévoir des instruments qui favorisent l’inclusion
active, la durabilité et la qualité de l’emploi, la cohésion et
le développement territorial. De plus, les Etats devraient prendre
des mesures complétant la législation européenne sur l’égalité des
chances et la non-discrimination, y compris la collecte de données
statistiques sur le taux d’emploi des personnes handicapées par
rapport aux personnes non handicapées. Il convient enfin de garder
à l’esprit que près d’un tiers des travailleurs développent un handicap
au cours de leur vie professionnelle
.
Il est ainsi de l’intérêt de tous de prendre les mesures qui permettent
l’accès et le maintien dans l’emploi et de lutter contre les stéréotypes.
3.3. La capacité juridique
des personnes handicapées
42. La capacité juridique des personnes handicapées est
une question fondamentale puisqu’elle détermine largement la jouissance
et l’exercice des droits. La capacité juridique se définit comme
l’aptitude à acquérir un droit et à l’exercer
. Lorsqu’une personne
est privée de sa capacité juridique, elle ne peut plus exercer ses droits
et c’est un tiers qui prend les décisions la concernant à sa place.
Sans capacité juridique pour les exercer, les droits fondamentaux
garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et la Convention
des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées ne sont
alors plus qu’une coquille vide.
43. Le Plan d’action du Conseil de l’Europe pour la promotion
des droits et de la pleine participation des personnes handicapées
à la société et la Convention des Nations Unies sur les droits des
personnes handicapées prévoient en des termes identiques que «les
personnes handicapées ont droit à la reconnaissance en tous lieux
de leur personnalité juridique»
.
De même, dans sa
Résolution
1642 (2009) sur l’accès aux droits des personnes handicapées et
leur pleine et active participation dans la société, l’Assemblée parlementaire
invitait les Etats membres à s’assurer que les personnes handicapées
disposent de la capacité juridique et l’exercent au même titre que
les autres membres de la société, notamment en garantissant que personne
ne limite ni n’exerce à leur place leur droit de prendre des décisions,
que les mesures les concernant soient adaptées à leur situation
et qu’une tierce personne puisse les aider à prendre des décisions.
44. La Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée à
plusieurs reprises sur des affaires touchant à la capacité juridique.
Dans les arrêts
Chtoukatourov c. Russie (2008)
et
Salontaji-Drobnjak c. Serbie (2009),
la Cour a considéré, au vu des faits de l’espèce, que l’incapacité
totale prononcée contre les requérants qui souffraient de troubles
mentaux n’était pas proportionnée au but poursuivi et constituait
une atteinte à leur droit au respect de la vie privée protégé par
l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. De plus,
la Cour a relevé, dans l’arrêt
Stanev
c. Bulgarie (2012), que la privation de la capacité juridique,
même partielle, a de graves implications en termes d’accès à la
justice et a rappelé que le droit de demander à un tribunal de réexaminer
une déclaration d’incapacité est l’un des droits les plus fondamentaux
pour les personnes concernées. Enfin, dans un arrêt récent, la Cour
a précisé que la privation, même partielle, de la capacité juridique
ne devrait être qu’une mesure de dernier recours lorsque d’autres
mesures moins restrictives ont échoué
.
45. En 2012, le Commissaire aux droits de l’homme constatait que
les dispositifs européens en matière de capacité juridique étaient
dépassés et nécessitaient une réforme urgente pour se mettre en
conformité avec la Convention des Nations Unies
.
Le Commissaire appelait également à la suppression des mécanismes prévoyant
une déclaration d’incapacité totale et une tutelle complète et à
la mise en place de mécanismes d’aide à la prise de décision.
46. Aucun mouvement allant dans le sens préconisé par les différents
instruments et institutions internationales ne peut être observé
aujourd’hui. La grande majorité des Etats membres du Conseil de
l’Europe connaît un système de tutelle qui s’applique aux personnes
ayant un handicap intellectuel ou psychosocial. A ce jour, seuls
deux pays européens, l’Allemagne et la Suède, ont aboli leur système
de tutelle et l’ont remplacé par des mécanismes moins intrusifs
d’accompagnement des personnes handicapées
. Certains pays, tels que Chypre,
l’Irlande et la Roumanie, ne prévoient que la privation totale de
la capacité juridique résultant de la mise en place d’une mesure
de tutelle. Dans ces pays, aucune autre alternative n’existe.
47. Dans son Commentaire général sur l’article 12 de la Convention
des Nations Unies relatif à la reconnaissance de la personnalité
juridique dans des conditions d’égalité, le Comité de suivi a adopté
une position de principe en vertu de laquelle tout système de tutelle
doit être aboli
. Cette position s’inscrit
dans la droite ligne de l’approche actuelle du handicap fondée sur
les droits humains, qui implique de passer d’un mécanisme de prise
de décision substitutive à un mécanisme d’accompagnement à la prise
de décision. Le Comité rappelle dans son Commentaire général que
la capacité juridique est inhérente à toute personne et estime qu’elle
doit être distinguée de la capacité à exercer des droits, pour laquelle
un soutien doit être proposé lorsque cela est nécessaire, conformément
à l’article 12 de la convention. Par conséquent, selon le Comité, les
Etats Parties à la Convention des Nations Unies doivent, sans délai,
supprimer de leur ordre juridique interne les mécanismes existants
de prise de décision substitutive.
48. Cette position est critiquée par certains Etats qui estiment
qu’elle ne prend pas en compte la situation de personnes qui se
trouvent dans un état végétatif ou qui ont de très profondes déficiences
intellectuelles et qui ne sont pas en mesure de comprendre une décision
et ses implications. Pour ces Etats, l’instauration d’une tutelle
complète ne doit pas être exclue, en tant que mesure de dernier
recours et avec toutes les garanties nécessaires
. Ils considèrent que, dans de tels
cas, un mécanisme d’accompagnement à la prise de décision ne serait
qu’une fiction puisque, dans les faits, ce serait la personne de
soutien qui prendrait la décision et non la personne handicapée
concernée elle-même.
49. Pour comprendre la position du Comité de suivi et de nombreuses
organisations actives dans ce domaine, il faut rappeler que les
conséquences d’une privation de la capacité juridique sont particulièrement lourdes.
En effet, lorsque la mesure de tutelle est complète, la personne
se trouve privée de la jouissance et de l’exercice d’un grand nombre
de droits civils, voire de leur totalité. A titre d’exemple, dans
de très nombreux pays européens, cette personne ne pourra plus voter
ou être candidat à une élection. Dans mon pays, l’Espagne, les tribunaux
qui prononcent une privation de la capacité juridique, même partielle,
l’accompagnent très souvent d’une privation du droit de vote. Ainsi,
environ 80 000 personnes handicapées ne peuvent pas voter en Espagne
. L’Agence des droits fondamentaux
a relevé dans une étude récente que seuls sept Etats membres de
l’Union européenne ne lient pas le droit de vote à la capacité juridique
et a appelé les Etats membres à amender leur législation lorsqu’elle
prive des personnes du droit de vote en raison de leur handicap
.
De même, dans sa Recommandation CM/Rec(2011)14, le Comité des Ministres
a recommandé aux Etats membres du Conseil de l’Europe de s’assurer
que leur législation ne permet à aucun niveau de priver certaines
personnes handicapées du droit de voter ou de se présenter à des
élections.
50. Enfin, je voudrais mentionner deux systèmes d’accompagnement
à la prise de décision qui ont retenu plus particulièrement mon
attention:
a. les réseaux de soutien:
un exemple fréquemment cité est celui de la loi sur l’entente de
représentation (Representation Agreement
Act) qui a été adoptée en 1996 au Canada, en Colombie
Britannique. Elle permet à un adulte de conclure un accord avec
un réseau de personnes qui seront autorisées à l’aider à prendre
des décisions et à le représenter dans le cas où il deviendrait
incapable de prendre des décisions de manière indépendante . Une entente de représentation peut
également être conclue par une personne lourdement handicapée si
elle peut communiquer ses souhaits ou si elle démontre sa confiance
dans les personnes désignées pour l’assister. Cela constitue l’une
des principales innovations de cette loi puisque les personnes concernées
n’ont plus à établir leur compétence juridique conformément aux
critères usuels, par exemple en apportant la preuve de leur capacité
à comprendre les informations pertinentes .
b. les personnes de confiance: en Suède, des ombudsmans personnels
(personligt ombud) ont été
mis en place en 2000 à l’échelle nationale pour les personnes ayant
des troubles psychiatriques. Les ombudsmans personnels sont au service
de leurs clients et agissent en fonction des souhaits de ces derniers,
par exemple pour effectuer des démarches auprès des prestataires
sociaux, mais également pour les aider à résoudre des questions
plus personnelles comme des conflits familiaux. Les ombdsmans personnels
sont disponibles tous les jours, vont à la rencontre de leurs clients
et ne sont rattachés à aucune structure psychiatrique ou sociale.
Leur indépendance vis-à-vis des autorités est un élément essentiel
du dispositif et facilite l’établissement d’une relation de confiance
avec les clients. En 2010, 325 ombudsmans personnels assistaient
plus de 6 000 personnes à travers la Suède . Une étude de l’Organisation mondiale
de la santé et de la Banque mondiale a évalué ce dispositif innovant et
relevé que «dans un premier temps, son coût peut être élevé, car
les intéressés font valoir leurs droits aux prestations et utilisent
pleinement les services. Mais dans un second temps, le coût diminue
lorsque les problèmes sont résolus et que le besoin d’aide recule» .
51. Ces deux dispositifs constituent selon moi des bonnes pratiques.
Il est indéniable que la question de la capacité juridique est à
la fois complexe et délicate dans la mesure où elle touche aux traditions
juridiques et culturelles profondément ancrées des Etats membres.
Il me paraît toutefois nécessaire d’amorcer une réflexion sur les
modèles existants dans nos pays respectifs et de développer des
alternatives aux mécanismes de prise de décision substitutifs en
s’inspirant de pratiques innovantes.
4. Des victimes silencieuses:
les personnes handicapées face à la violence
52. Les personnes handicapées sont particulièrement vulnérables
à la violence qui peut être exercée contre elles, au sein de leur
foyer ou dans les institutions spécialisées. Il s’agit d’une réalité
tout à la fois connue et souvent ignorée. La Cour européenne des
droits de l’homme a eu l’occasion de statuer sur le cas, en Croatie, d’une
femme et de son fils adulte, handicapé physique et mental, qui ont
subi pendant plusieurs années le harcèlement physique et verbal
de la part d’enfants qui étaient scolarisés dans l’école où se trouvait
l’atelier pour adultes auquel se rendait le jeune adulte handicapé.
Malgré les plaintes, les autorités compétentes, y compris la police,
n’ont pas pris de mesures pour faire cesser ce harcèlement. Dans
un arrêt rendu en 2012, la Cour a conclu à la violation de l’article
3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit
les traitements inhumains et dégradants
.
53. Ce cas n’est pas isolé. Il illustre une certaine inertie des
autorités qui peuvent parfois minimiser la gravité des faits. L’Agence
des droits fondamentaux a ainsi observé, dans une étude relative
au crime de haine, que «les systèmes pénaux de la plupart des Etats
membres de l’Union européenne ne reconnaissent pas les crimes motivés
par le handicap comme une motivation discriminatoire à part entière.
Souvent, les personnes handicapées ne peuvent donc pas obtenir réparation.
Les auteurs peuvent être poursuivis en justice pour, disons, préjudice
corporel grave, sans que le mobile discriminatoire de leur agression
soit examiné
». Ainsi, alors que les personnes
handicapées peuvent être victimes de violence en raison de leur
handicap, l’absence de prise en compte de cette donnée, tant dans
la législation que dans les statistiques officielles relatives à
la délinquance, font des personnes handicapées des victimes silencieuses.
54. Une bonne pratique peut être signalée au Royaume-Uni où, depuis
plusieurs années, une attention particulière est portée aux crimes
de haine fondés sur le handicap. Elle s’est notamment traduite en
2005 par l’ajout dans le code pénal d’une disposition qui prévoit
que le fait qu’une infraction soit motivée par l’hostilité à l’égard
d’une personne en raison de son handicap constitue une circonstance
aggravante. Toutefois, les infractions motivées par la haine envers
les personnes handicapées demeurent insuffisamment dénoncées, prises
au sérieux par la police et poursuivies
. C’est sur la base de
ce constat que le Service du Procureur de la Couronne a publié en
octobre 2014 un plan d’action destiné à combattre spécifiquement
les crimes de haine fondés sur le handicap. Il témoigne de la volonté
des autorités de combattre ces crimes de haine de manière effective
et j’encourage tous les Etats membres à s’engager dans la même voie.
55. Bien que toutes les personnes handicapées soient potentiellement
victimes de violence, je voudrais dans ce rapport porter une attention
particulière à la violence à l’égard des femmes et des enfants handicapés.
4.1. La violence à l’égard
des femmes handicapées
56. Il est estimé que les femmes handicapées sont de
1,5 à 10 fois plus exposées à la violence que les femmes sans handicap
.
L’ampleur de ce phénomène est confirmée par les nombreuses études
relatives à la violence à l’égard des femmes handicapées
.
57. Ce constat a été récemment démontré à l’échelle de l’Union
européenne par l’enquête de l’Agence des droits fondamentaux sur
la violence à l’égard des femmes dans les 28 pays membres
. D’après cette enquête, plus
d’une femme sur deux ayant un problème de santé, un handicap ou
connaissant des limitations dans leur vie quotidienne est ou a été
victime de violence psychologique par leur partenaire ou de harcèlement
sexuel. Un tiers d’entre elles sont victimes de violence physique.
Notons également que la violence touche plus particulièrement les
femmes les plus jeunes (18-29 ans).
58. Il doit toutefois être souligné que des statistiques précises,
par pays, sur la violence à l’égard des femmes handicapées font
largement défaut. En Espagne, la part des femmes handicapées dans
les dénonciations de violence enregistrées n’apparaissent pas. Dans
son Deuxième plan d’action pour les femmes handicapées (2013-2016),
le comité espagnol des représentants des personnes handicapées (le
CERMI) observait que «cette réalité rend bien compte du degré d’invisibilité
dont souffrent les femmes handicapées, qui ne sont pas considérées
comme des victimes potentielles de la violence de genre, ni vues
par l’imaginaire collectif comme des femmes»
.
59. Les témoignages de femmes handicapées victimes de violence
sont rares ce qui confirme l’impression de tabou qui entoure ce
sujet:
«Un jour, il a retiré la
batterie du fauteuil roulant sur lequel je suis assise maintenant.
Il l’a juste débranché et je ne pouvais plus bouger. Si un ami commun
n’était pas passé à la maison il ne l’aurait pas rebranché. Et je
ne sais pas combien de temps je serais restée là avec cette batterie
à plat. Il n’y avait personne d’autre qui était supposé venir à
la maison… Il m’aurait fait attendre son aide ou il l’aurait fait
en rechignant ou il aurait dit “Oh mon dieu, tu dois encore le faire,
oh bon, viens alors, fais-le et finissons-en”. Et il m’aurait bousculée.»
«Les gens le plaignent parce qu’il prend soin de vous…
ils hésitent à critiquer ce saint homme ou encore penser qu’il est
capable de ces choses terribles. Et peut-être aussi que… les gens
ne “voient” pas une femme handicapée comme une femme, une compagne,
une mère. Je pense que c’est pour cela qu’ils ont du mal à imaginer
que cette femme a pu être abusée sexuellement ou physiquement par
son partenaire, ou avoir été victime de violence domestique, car
les femmes handicapées ne font pas l’amour, n’est-ce pas?»
60. Les femmes handicapées connaissent les mêmes formes de violence
que les autres femmes. De plus, certaines formes de violence leur
sont spécifiques. Elles sont souvent liées à leur situation de vulnérabilité
et de dépendance vis-à-vis de la personne qui leur prodigue des
soins ou des services lorsque cette dernière est l’auteur des violences.
L’isolement et l’infantilisation des femmes handicapées accroissent
encore leur vulnérabilité aux diverses formes de violence.
61. A côté des violences physiques, psychologiques et sexuelles,
des formes particulières de violence telles que le délaissement,
le défaut de soins, la maltraitance ou l’exploitation financière
sont très fréquentes. Les avortements et stérilisations forcés touchent
particulièrement les femmes handicapées, alors que de tels actes sont
condamnés par la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte
contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique.
62. Lors de l’audition du Réseau parlementaire pour le droit des
femmes de vivre à l’abri de la violence, du 24 juin 2014, consacrée
à la violence à l’égard des femmes handicapées, Mme Ana
Peláez Narváez, membre du Comité des Nations Unies sur les droits
des personnes handicapées, a qualifié de «réalité invisible» les violences
subies par les femmes handicapées parce qu’elles surviennent souvent
dans des lieux clos et loin des regards. Elle a également souligné
la vulnérabilité particulière des femmes ayant un handicap intellectuel aux
abus et violences et leur impossibilité de les dénoncer faute de
capacité juridique.
63. Les femmes handicapées victimes de violence font face à des
obstacles particuliers qui constituent des freins à la dénonciation
des abus et violences qu’elles subissent. Parmi ces obstacles, figurent
la difficulté d’accéder à des informations, le très faible nombre
de refuges accessibles aux femmes handicapées, le risque qu’elles
ne bénéficient plus d’une assistance personnelle si elles quittent
leur domicile, la peur d’être placée dans une institution ou de
perdre la garde de leurs enfants.
64. Lors de l’audition du Réseau parlementaire pour le droit des
femmes de vivre à l’abri de la violence, la Professeure émérite
Gill Hague de l’université de Bristol (Royaume-Uni) a appelé à opérer
un changement fondamental dans les attitudes culturelles vis-à-vis
des femmes handicapées, tant pour ce qui est de la manière dont
elles sont perçues que la manière dont elles sont traitées. Le financement,
le suivi et le recensement des actes de violence à l’égard des femmes
handicapées devraient faire partie des stratégies nationales et
locales de lutte contre la violence à l’égard des femmes. La Professeure
Hague a appelé les services dédiés aux victimes de violence domestique
à améliorer leur aide aux femmes handicapées, mais également les
organisations représentatives des personnes handicapées à accorder
une plus grande place à la question de la violence domestique.
65. Des études portant spécifiquement sur la violence à l’égard
des femmes handicapées ont été élaborées comme par exemple en Allemagne
ou au Royaume-Uni
. Elles constituent des bonnes pratiques
parce qu’elles permettent de collecter des informations précises
afin de mieux appréhender l’ampleur du phénomène au niveau national
et de déterminer les mesures les plus appropriées à prendre.
66. La Convention d’Istanbul ne contient pas de dispositions spécifiques
relatives aux femmes handicapées. Toutefois, la convention protège
ces femmes par le biais du principe de non-discrimination inscrit
à son article 4, paragraphe 3. J’espère que le mécanisme de suivi
de la convention (le GREVIO) prêtera une attention particulière
à la situation et aux besoins spécifiques des femmes handicapées
victimes de violence. Pour leur part, compte tenu de leur rôle inédit
dans le suivi d’une convention du Conseil de l’Europe, les parlements nationaux
et l’Assemblée parlementaire devraient rester vigilants et s’assurer
que des mesures adaptées soient prises par les Etats Parties à la
convention.
4.2. La violence et
la stigmatisation des enfants et adolescents handicapés
67. Une étude de juillet 2012 réalisée à la demande de
l’Organisation mondiale de la santé révèle que les enfants handicapés
ont une probabilité presque quatre fois plus grande d’être confrontés
à la violence que des enfants sans handicap. Il ressort également
de cette étude que la stigmatisation, les discriminations et le manque
d’information concernant le handicap, de même que l’absence de soutien
social aux personnes s’occupant des enfants en situation de handicap,
sont les facteurs qui exposent ceux-ci à un risque accru de violences
et de rejet.
68. Certaines formes de violence sont spécifiques aux enfants
handicapés. Il s’agit par exemple des abus visant à modifier le
comportement de l’enfant (électrochocs, lourds traitements médicamenteux),
de stérilisation forcée des filles handicapées intellectuelles ou
mentales, d’abandon ou encore d’homicide «par compassion»
.
Cette dernière forme de violence peut trouver son origine dans la
croyance que la mort vaut mieux que les souffrances (réelles ou
supposées) liées au handicap. Elle révèle également le manque de soutien
aux personnes handicapées et à leur famille ainsi que le désespoir
et l’isolement des parents d’enfants handicapés.
69. La violence à l’égard des enfants handicapés est un grave
problème. Il est estimé que les enfants ayant un handicap intellectuel
ou mental sont 4,6 fois plus exposés au risque de violence sexuelle
que les enfants sans handicap
. Une attention particulière
doit être apportée sans délai aux enfants handicapés en tant que groupe
à fort risque de violence. Tous les Etats membres du Conseil de
l’Europe devraient ratifier la Convention du Conseil de l’Europe
sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus
sexuels qui prévoit que la situation de handicap d’un enfant est
une circonstance aggravante lorsque des abus sont commis à son égard.
70. Le placement en institution constitue un facteur majeur de
risque de violence physique et sexuelle pour les personnes handicapées,
et notamment les enfants. La tendance actuelle à la promotion de
la «désintitutionalisation» se situe dans la droite ligne de la
Convention des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées
et des organisations représentatives des personnes handicapées.
Lors d’une audition organisée par la commission sur l’égalité et
la non-discrimination et le Comité d’experts du Conseil de l’Europe sur
les droits des personnes handicapées (DECS-RPD) le 2 octobre 2014,
le Professeur Gerard Quinn de l’université de Galway (Irlande) a
déploré que, dans le monde, deux millions d’enfants handicapés vivent
en institutions et que ces enfants soient «juridiquement disparus»,
en violation de leur droit à l’inclusion dans la société. Le Commissaire
aux droits de l’homme a également dénoncé les effets toxiques des
institutions sur les personnes et a appelé les Etats membres du
Conseil de l’Europe à mettre fin au placement en institutions
.
71. La question de la vie en institution est vaste et complexe
et je n’ai pas l’ambition de la traiter en détail dans le présent
rapport. Toutefois, je suis convaincue qu’une réflexion approfondie
doit être menée dans les Etats membres pour sortir de la culture
de l’institutionnalisation et développer des alternatives pour les personnes
handicapées en prenant en compte leur propre choix. Lors de l’audition
du 2 octobre 2014, un jeune homme handicapé a en effet souligné
que le choix du lieu de vie doit revenir à la personne handicapée
elle-même et qu’elle peut parfois préférer vivre en institution
où les soins et services dont elle a besoin sont disponibles et
où elle se trouve moins isolée. La personne handicapée doit cependant
disposer de véritables alternatives pour lui permettre de faire
son choix, ce qui inclut notamment la possibilité d’accéder aux
soins et services dont elle a besoin tout en ne vivant pas en institution.
72. Pour conclure, je voudrais mentionner l’école, qui est également
un lieu où la violence à l’égard des enfants handicapés peut survenir.
De nombreux faits divers nous le rappellent régulièrement, comme
par exemple le cas d’un adolescent handicapé qu’un de ses camarades
de classe brûlait avec des cigarettes (Italie, mars 2013) ou celui
d’un adolescent ayant un handicap mental léger filmé en train d’être
maltraité et humilié par d’autres adolescents qui avaient ensuite
posté la vidéo sur Facebook (France, février 2014). Les cas d’intimidation
sont également très fréquents. Au Royaume-Uni, l’Institut de l’éducation
de Londres a observé en 2014 que les élèves de classe primaire ayant
des besoins éducatifs spéciaux sont deux fois plus susceptibles
de souffrir d’intimidations que les autres enfants.
73. Parmi les témoignages recueillis par l’Agence des droits fondamentaux
dans le cadre d’un projet sur les droits fondamentaux des personnes
ayant un handicap intellectuel ou des problèmes de santé mentale,
il y a celui d’un homme suédois de 45 ans qui décrit ainsi son expérience
de l’école: «On te répète tout le temps que tu ne vaux rien, que
tu es stupide et tout le reste. Alors, je ne me suis jamais fait
d’amis». Ce dernier exemple illustre comment la stigmatisation des
enfants et adolescents provoque leur isolement, en contradiction flagrante
avec l’objectif de pleine inclusion affiché dans tous les instruments
internationaux et nationaux relatifs au handicap.
74. Ces faits, lorsqu’ils surviennent à l’école, amènent parfois
les parents d’enfants handicapés à remettre en question l’inclusion
de leur enfant en milieu scolaire ordinaire et à privilégier des
écoles spécialisées qui leur paraissent mieux à même de répondre
à leurs besoins et de les protéger de la violence. Il s’agit d’une
réaction normale de crainte de parents qui veulent le meilleur pour
leurs enfants. Pour encourager les parents d’enfants handicapés
à inscrire leurs enfants dans des écoles ordinaires, il faut leur
garantir la protection de leurs enfants contre la violence scolaire.
Il est ainsi de la responsabilité de tous de créer à l’école un
environnement propice et paisible à l’enseignement et au développement
des enfants.
5. Conclusions
75. La protection des droits des personnes handicapées
a connu un tournant majeur avec l’entrée en vigueur de la Convention
des Nations Unies sur les droits des personnes handicapées en 2008.
Ce traité incontournable sert d’instrument de référence aux travaux
dans ce domaine tant par les organisations internationales, comme
le Conseil de l’Europe et l’Union européenne, que les organisations
non gouvernementales. Sa mise en œuvre constitue toutefois un défi
pour l’ensemble des Etats Parties. Il en va ainsi de la reconnaissance
de la capacité juridique des personnes handicapées qui implique
de reconsidérer les mécanismes de tutelle existants dans nos Etats
membres. La tendance actuelle va en effet dans le sens du développement
des mécanismes d’accompagnement à la prise de décision, en complément,
voire en remplacement, des mécanismes de prise de décision substitutifs.
Des bonnes pratiques existent dans ce domaine et méritent notre
attention.
76. Le handicap doit être intégré dans toutes les activités, initiatives
et politiques (éducation, emploi, transport, marchés publics, etc.)
de tous les Etats membres du Conseil de l’Europe et des diverses organisations
internationales. Cela est fondamental pour progresser vers l’égalité
de droits et la pleine inclusion des personnes handicapées. Les
parlements nationaux devraient veiller à ce que les mesures d’austérité
et les restrictions budgétaires soient conçues de façon à préserver
autant que faire se peut les politiques en faveur de l’égalité des
personnes handicapées. Il est tout aussi essentiel que la conception
et le développement de politiques et mesures dans le domaine du
handicap se fassent en concertation avec les organisations représentatives
des personnes handicapées.
77. Le Plan d’action du Conseil de l’Europe 2006-2015 a contribué
au développement de politiques nationales prenant en compte les
droits des personnes handicapées mais également à changer la perception du
handicap en une question relevant des droits humains. Les efforts
doivent se poursuivre. Le Plan d’action doit être évalué sans tarder
et de nouvelles actions doivent être définies par le Conseil de
l’Europe dans le domaine du handicap. Les questions fondamentales
que sont la capacité juridique, la désinstitutionalisation des personnes
handicapées et la violence à l’égard des personnes handicapées doivent
faire l’objet d’une attention prioritaire, y compris de l’Assemblée
parlementaire.
78. Les personnes handicapées représentent plus de 80 millions
de personnes en Europe. Chacun d’entre nous est susceptible au cours
de sa vie de se trouver en situation de handicap. Les personnes
handicapées ne doivent plus être invisibles ou silencieuses. L’égalité
et l’insertion des personnes handicapées dans nos sociétés sont
l’affaire de tous.