1. Introduction
1. Chômage en hausse, plus grande pauvreté, inégalités
de revenus grandissantes, montée de la discrimination et de l’intolérance,
tensions sociales, soutien accru aux partis politiques et mouvements populistes:
la grande majorité des Etats membres du Conseil de l’Europe ont
été touchés très durement par la crise économique, dont les conséquences
dépassent largement le cadre économique. Les mesures d’austérité,
qui se traduisent dans des coupes budgétaires drastiques, ont été
la réaction la plus immédiate. Mais sont-elles la solution ou contribuent-elles
à aggraver au contraire la situation? L’Europe sortira-t-elle de cette
crise totalement transformée ou fidèle à ses valeurs de solidarité,
d’égalité et de dignité pour tous?
2. Ces questions sont en plein cœur des préoccupations du Conseil
de l’Europe. Les droits sociaux ne devraient pas être un luxe que
l’on peut s’offrir uniquement en période de prospérité: il s’agit
de droits humains consacrés par un certain nombre d’instruments
juridiquement contraignants. En outre, la réaction face à la crise
risque de mettre en péril non seulement le modèle social que de
nombreux Etats ont mis plusieurs dizaines d’années à construire
mais aussi leurs fondements démocratiques, marginalisant certains
groupes, accentuant la désaffection de la population pour la politique
et affaiblissant les organismes qui participent à la surveillance
de la gouvernance démocratique.
3. En tant que membres de parlements nationaux, nous devrions
également placer ces questions au cœur de nos préoccupations. Comme
l’a affirmé M. Espen Barth Eide, ancien ministre norvégien des Affaires étrangères:
«la crise est beaucoup plus qu’une simple question de chiffres et
de données économiques. Elle touche les individus et la dramatique
réalité sociale à laquelle ils sont confrontés au quotidien»
. Une réponse responsable à la crise
ne peut se limiter à l’ajustement des indicateurs économiques dans
une perspective à court terme: elle doit tenir compte des répercussions
sur les individus et être en cohérence avec notre vision de la société
à long terme, une fois la crise terminée.
4. Je ne suis certes pas le premier à tirer la sonnette d’alarme:
les politiques mises en place par les gouvernements de toute l’Europe
pour faire face à la crise ont fait l’objet de vifs débats au niveau
national. Dans certains Etats membres de l’Union européenne qui
ont été le plus durement touchés, ces débats ont également viré
à une critique ouverte du rôle de l’Union européenne et de certains
autres Etats membres de l’Union européenne, accusés de prôner des
mesures draconiennes, sans se soucier des répercussions sur la population.
Le Fonds monétaire international (FMI), qui fait partie de ladite
«Troïka», a lui aussi été visé par des critiques similaires.
5. Un certain nombre de personnalités éminentes, notamment le
Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Nils
Muižnieks
, et l’ancienne Haute Commissaire
aux droits de l’homme des Nations Unies, Mme Navenethem
Pillay
, ont attiré l’attention sur le fait
que les coûts de la crise n’ont pas été assumés par ceux qui en
étaient les premiers responsables mais imposés à ceux qui étaient
le moins à même de les absorber.
6. J’analyserai, dans le présent rapport, l’impact de la crise
et des mesures d’austérité sur certains groupes spécifiques qui
sont au centre de l’attention de la commission sur l’égalité et
la non-discrimination: les femmes, les personnes handicapées et
les personnes âgées. Je m’attacherai également à la situation des
jeunes, leur inclusion et leur participation à la société dans toutes
les sphères étant essentielles pour jeter les bases solides des
démocraties de demain. J’évoquerai aussi l’impact de la crise sur
la société en général, s’agissant notamment de la résurgence des
actes d’intolérance, de haine et de racisme.
7. Le présent rapport contient des informations et des observations
que j’ai pu recueillir lors de trois visites d’information, respectivement
au Portugal (17-18 mars 2014), en Islande (4-5 juin 2014) et en
Grèce (15-16 septembre 2014). Je tiens à remercier les délégations
du Portugal, de l’Islande et de la Grèce auprès de l’Assemblée parlementaire
pour leur soutien et leur excellente coopération pendant les visites
d’information. Le rapport s’appuie également sur les échanges de
vues que la commission a tenus respectivement avec M. Des Hogan,
directeur général délégué de la Commission irlandaise des droits
de l’homme et de l’égalité (28 janvier 2014), M. Nils Muižnieks,
Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe (23 juin 2014),
M. Alejandro Cercas
, membre du Parlement européen (23
juin 2014) et M. Luis Jimena Quesada, président du Comité européen
des Droits sociaux (8 septembre 2014). J’ai tenu une réunion bilatérale
avec M. Paulo Pinheiro, président du Conseil consultatif pour la
jeunesse du Conseil de l’Europe (24 juin 2014) et assisté à la Conférence
à haut niveau sur la Charte sociale européenne «L’Europe redémarre
à Turin» (16-17 octobre 2014).
2. Les droits
humains et la crise
8. «Les normes juridiques dans le domaine des droits
de l’homme imposent une obligation positive aux Etats d’identifier
les groupes à risque et d’élaborer des politiques, notamment économiques,
prenant en considération la vulnérabilité de ces derniers et atténuant
les répercussions des décisions gouvernementales. Les Etats peuvent
y parvenir en mettant en œuvre les principes de non-discrimination,
d’égalité, de transparence, de participation et de responsabilité,
en tenant compte en particulier des besoins des catégories à risque
.»
9. La Charte sociale européenne (révisée) (STE n° 163) est un
instrument essentiel pour l’examen des rapports entre égalité et
crise économique, en ce qu’elle énonce des principes clés de la
protection des droits humains, mettant l’accent sur les droits économiques
et sociaux et la non-régression de la sécurité sociale (article
12.3)
.
A l’occasion de la publication du rapport annuel du Comité européen
des Droits sociaux le 29 janvier 2014, le Secrétaire Général du
Conseil de l’Europe a souligné que «la crise et l’austérité ne devraient
pas nous amener à accepter le sacrifice des plus vulnérables» et
a appelé à une meilleure protection des droits en période d’austérité
. Le Comité européen des Droits sociaux
a recensé 180 violations des dispositions de la Charte sociale européenne
en matière d’accès à la santé et à la protection sociale dans 38 pays
européens
et déclaré que plusieurs lois anticrise
mises en œuvre dans des Etats membres du Conseil de l’Europe étaient
en contradiction avec la Charte. Au nombre de ces textes figurent
la loi portant sur la réforme du marché du travail en Grèce en 2012,
susceptible de donner lieu à une discrimination fondée sur l’âge
pour les travailleurs de moins de 25 ans, et la loi relative aux
réductions dans les pensions.
10. M. Jimena Quesada, président du Comité européen des Droits
sociaux, a souligné l’importance du principe de non-discrimination
dans la Charte sociale européenne et le fait que le Comité européen
des Droits sociaux s’efforçait d’assurer le respect de l’égalité
y compris dans un contexte de crise économique. De plus, la crise
économique pourrait aussi être à l’origine d’une certaine discrimination
concernant les changements dans la répartition des ressources financières
affectées aux prestations sociales.
11. Selon le Pacte international des Nations Unies relatif aux
droits économiques, sociaux et culturels, les Etats Parties ont
l’obligation d’améliorer l’accès universel aux biens et aux services,
comme la santé, l’éducation, le logement et la sécurité sociale,
et de garantir des conditions de travail justes et favorables, sans discrimination.
Je ne peux que saluer les initiatives comme la lettre adressée en 2012
par le président du Comité des droits économiques, sociaux et culturels
des Nations Unies à tous les Etats Parties au Pacte afin de leur
rappeler d’éviter de prendre des décisions qui pourraient provoquer
des atteintes aux droits économiques, sociaux et culturels
.
12. Les instruments juridiques nationaux, comme les Constitutions
nationales, jouent un rôle essentiel pour la protection des droits
humains puisqu’ils reconnaissent les droits civils, politiques,
économiques et sociaux. La crise économique ne devrait pas être
envisagée comme le moyen de remettre en cause les acquis sociaux. Comme
l’a souligné M. de Sousa Ribeiro, président de la Cour constitutionnelle
portugaise, «la crise n’a pas suspendu la Constitution ni les obligations
de l’Etat. Tout amenuisement de la protection doit être justifié»
.
13. Le respect des droits humains a été miné par une tendance
à la hausse des inégalités qui a commencé déjà avant la crise en
Europe. Selon l’Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), le revenu des 10 % les plus pauvres de la population
est en moyenne neuf fois inférieur à celui des 10 % les plus riches
au sein de ses Etats membres. Ce ratio est de 1 pour 10 en Italie
et au Royaume-Uni, de 1 pour 14 en Turquie et inférieur à 9 dans
les pays du Nord de l’Europe
.
14. Qu’un niveau élevé d’inégalités nuise à l’économie est un
fait reconnu. D’après le FMI, «Il est de plus en plus prouvé qu’une
forte inégalité de revenu peut empêcher d’atteindre la stabilité
macroéconomique et la croissance»
.
15. Dans certains pays, les politiques d’austérité ont contribué
à augmenter le niveau des inégalités en creusant l’écart entre la
frange la plus riche de la population et la frange la plus pauvre.
Selon le Professeur Joseph Stiglitz, lauréat du Prix Nobel d’économie
et ancien économiste en chef à la Banque mondiale, «[l]’austérité
affaiblit l’économie. Elle augmente le chômage, diminue les salaires
et creuse les inégalités. Il n’existe aucun exemple de grande économie
pour laquelle l’austérité a permis la reprise de la croissance»
.
16. L’Organisation internationale du travail (OIT) a consacré
l’un de ses derniers rapports à la reprise économique et à la justice
sociale et souligné que «les réussites du modèle social européen,
qui a réduit considérablement la pauvreté et stimulé la prospérité
après la Seconde Guerre mondiale, ont été érodées par les réformes
d’ajustement à court terme»
. Sylvie Goulard, membre du Parlement
européen, a souligné à la conférence de Turin que les problèmes
économiques étaient cycliques et ne devraient donc pas entraîner
de changements irréversibles dans la législation sociale.
17. Au cours de mes travaux, la question de la responsabilité
de la Troïka vis-à-vis des mesures d’austérité et de leurs répercussions
sur les populations sous le coup d’un programme d’ajustement s’est
posée à maintes reprises. Les représentants de la Troïka à Lisbonne
m’ont indiqué durant notre entretien que la Troïka n’avait pas pour
mission d’imposer une réduction spécifique des dépenses et laissait
aux gouvernements la responsabilité de choisir où opérer les coupes
budgétaires; les restrictions budgétaires répondaient dès lors à des
choix politiques. De leur côté, les gouvernements ont tendance à
placer la responsabilité des coupes sur la Troïka. Selon moi, plutôt
que de responsabilité unique, nous devrions commencer à parler de
responsabilité partagée. Le Parlement européen a adopté deux résolutions
le 13 mars 2014 critiquant le manque
de responsabilisation démocratique de la Troïka et a appelé à la
création d’un mécanisme européen de suivi financier pour aider les
pays endettés. Ce mécanisme devrait être tenu de rendre compte de
ses actions. M. Alejandro Cercas, l’un des rapporteurs, a insisté
sur le fait que les mesures d’austérité représentaient une menace
pour les valeurs et principes fondamentaux de l’Union européenne.
Il a réitéré l’importance de la Charte sociale européenne et déploré
que les droits fondamentaux ne soient pas pris en compte au moment de
décider comment affronter la crise. Selon lui, les mesures proposées
par la Troïka sont contraires à l’article 9 du Traité sur l’Union
européenne
.
18. Je tiens à souligner l’importance d’ajouter un chapitre sur
l’assistance sociale dans les futurs programmes d’assistance afin
d’aider à préserver les services sociaux. De même, le lien entre
égalité et croissance devrait être clairement présenté et mis en
avant dans la conception et la mise en œuvre des programmes de ce
type. Dans le cas spécifique de la Grèce, le gouvernement et les
organisations internationales avaient sous-estimé les difficultés
quant à la réforme des institutions, notamment le système de recouvrement
des impôts. Les flux anticipés de privatisation semblaient trop
optimistes eux aussi. Au cours de ma visite d’information, plusieurs
interlocuteurs ont déploré l’absence de dialogue social et le fait
qu’il n’y a pas de répartition égale du fardeau de la crise économique,
tout en affirmant comprendre les mesures prises vu l’ampleur et
la gravité de la crise.
19. L’augmentation de la pauvreté et la réduction des aides accordées
par l’Etat peuvent exacerber le sentiment de marginalisation dans
la société, qui peut retentir sur la cohésion sociale dans son ensemble.
La réduction de l’Etat providence conjuguée à une augmentation des
inégalités peut générer des tensions sociales. Par ailleurs, l’inégalité
de revenus exerce une influence sur l’engagement et la participation
politiques. Des études montrent que dans les pays qui enregistrent
une inégalité de revenus plus forte, les personnes pauvres ont tendance
à moins s’investir dans la vie politique, ce qui signifie que leurs
intérêts seront moins représentés
. Ce phénomène peut favoriser le
mécontentement au sein de la population.
20. Dans le rapport «L’exclusion sociale – un danger pour les
démocraties européennes», M. Mike Hancock, rapporteur de la commission
des questions sociales, de la santé et du développement durable,
a souligné que l’exclusion sociale portait atteinte à la participation
démocratique et présenté des moyens d’action afin de lutter efficacement
contre l’exclusion sociale et d’encourager la participation, notamment
des personnes menacées d’exclusion et des groupes nécessitant un
soutien spécifique
.
21. Les mesures d’austérité sont souvent présentées comme un moindre
mal et la seule voie possible pour sortir de la crise. Mais selon
moi, il n’y pas qu’une seule façon de les concevoir et le fait qu’elles
écornent l’Etat providence ne doit être pas considéré comme une
fatalité. Les consultations entre représentants du gouvernement
et de la société civile sont essentielles pour une approche structurée
de la crise économique tenant compte des différents besoins.
Etude
de cas: Islande
Bien que le niveau de la
pauvreté reste élevé en Islande, plusieurs initiatives adoptées
en réaction à la crise économique sont largement reconnues en tant
que bonnes pratiques, à l’instar de «Welfare Watch» et de la coopération
accrue entre les partenaires sociaux. «Welfare Watch» regroupe près
de 40 représentants du gouvernement et de la société civile et se
consacre principalement aux jeunes, aux personnes handicapées et
aux femmes, et travaille sur certaines questions considérées auparavant
comme taboues ou marginales (par exemple, la violence à l’égard
des femmes, notamment les femmes handicapées). «Welfare Watch»,
a proposé des améliorations et suivi les effets de la crise économique
sur ces groupes, et est considéré comme une bonne pratique car il
a institutionnalisé le dialogue dans une conjoncture difficile, permis
d’intensifier la coopération, raccourci les circuits de communication
et mis l’accent sur les catégories de personnes vulnérables en adoptant
une approche collective des problèmes. La mise en place de structures
telles que «Welfare Watch» devrait être encouragée aussi souvent
que possible et peut contribuer à faire face à l’impact disproportionné
et aux effets cumulés de la crise et des mesures d’austérité sur
les catégories vulnérables.
L’institution du médiateur
en charge de la protection des personnes endettées a été créée en
réponse immédiate à la crise économique en Islande, en vue d’aider
les personnes incapables d’assumer leurs dettes suite à une forte augmentation
de leurs prêts. Cette institution relevant du ministère des Affaires
sociales met à disposition des avocats qui viennent gratuitement
en aide aux individus en proie à de graves difficultés financières
et sert d’intermédiaire, guidé par les intérêts des débiteurs, avec
les créanciers. Le médiateur a insisté sur le fait qu’il importait
d’envisager la crise économique dans une approche solidaire, ce
qui me paraît fondamental pour qu’une cohabitation harmonieuse se poursuive,
notamment en temps de crise économique.
|
3. Les femmes
22. La crise économique a eu des répercussions sur les
femmes, qui se sont manifestées sous diverses formes et de façon
différente selon les pays. Le plus souvent négatives, ces répercussions
ont toutefois, à de rares occasions, ouvert des possibilités aux
femmes qui n’auraient pas existé dans d’autres circonstances, mais
leurs effets à long terme demeurent incertains
.
3.1. Une précarité et
une insécurité accrues pour les femmes sur le marché du travail
23. A ses débuts en 2008, il semblerait que la crise
ait davantage touché les hommes. On a alors parlé de récession au
masculin («he-cession»), mais
elle est rapidement devenue une «récession au féminin» («she-cession»), avec des répercussions
sur l’accès des femmes à l’emploi et sur les conditions de travail
pour celles qui avaient un emploi.
24. Quatre ans plus tard, les données présentées par Mme Nursuna
Memecan
dans son rapport de 2010 sont toujours
d’actualité. Elle s’était dite préoccupée par l’impact différent
de la crise économique sur les femmes par rapport aux hommes et
appelait à des mesures favorisant l’accès des femmes à des postes
de décision dans l’économie, la finance et la politique comme moyen
de lutter contre l’impact disproportionné de la crise sur les femmes.
25. Je souhaiterais également évoquer la résolution sur l’impact
de la crise économique sur l’égalité entre les hommes et les femmes
et les droits des femmes adoptée par le Parlement européen le 12
mars 2013: cette résolution insiste sur le fait que, «malgré des
taux de chômage comparables entre hommes et femmes, la crise a eu
des effets différents sur celles-ci; souligne que les femmes subissent
une précarisation plus importante de leurs conditions de travail,
en particulier en raison du développement de formes de contrats
atypiques, et que leurs revenus ont baissé de manière significative
du fait de plusieurs facteurs, tels que la persistance d’inégalités
de salaires (près de 17 %) entre hommes et femmes et d’inégalités
dans l’indemnisation du chômage qui en découle, l’essor du travail
à temps partiel subi ou la multiplication des emplois précaires
ou à durée déterminée au détriment des emplois plus stables»
.
26. Selon Eurostat, les femmes étaient historiquement plus touchées
par le chômage que les hommes (moins de 8 % pour les hommes et 10 %
pour les femmes en 2000). Les taux de chômage ont toutefois convergé
en 2009, le taux de chômage augmentant pour les hommes dans l’Union
européenne des 28 au deuxième trimestre 2009. Eurostat indique que
les taux de chômage des femmes et des hommes ont baissé au second
semestre 2013, passant respectivement à 10,8 % et 10,6 % à la fin
de l’année dans l’Union européenne
. Les taux de chômage sont aujourd’hui
globalement les mêmes pour les femmes que pour les hommes dans l’Union
européenne, sachant que d’importantes différences subsistent d’un
pays à l’autre.
27. Dans l’ensemble de l’Union européenne, les réductions budgétaires
opérées dans les secteurs publics touchent en premier les femmes,
lesquelles représentent 69 % des travailleurs dans ce domaine et
la majorité des employés de l’éducation et de la santé
.
28. La crise économique a également des répercussions sur le niveau
des revenus en raison du gel des salaires pratiqué. Si les hommes
comme les femmes sont touchés, ces phénomènes entretiennent les
écarts de salaires, quand ils ne les aggravent pas. On constate
également une augmentation du travail non rémunéré, comme la prise
en charge des personnes âgées en famille ou des enfants, la hausse
des tarifs de garde d’enfants poussant certaines femmes à quitter
leur emploi. «Les personnes ayant des personnes à charge – principalement
des femmes – sont contraintes de réduire ou de quitter leur activité
salariée pour assurer des services qui ne sont plus fournis par
l’Etat ou qu’elles n’ont plus les moyens de payer»
.
29. La crise entraîne des changements de comportement qui menacent
l’égalité et la participation des femmes au marché de l’emploi.
Le Lobby européen des femmes a publié des informations sur l’impact
de la récession sur les femmes et observé une plus grande «précarité
de l’emploi et des conditions de travail touchant plus particulièrement
les femmes, notamment le licenciement des travailleuses enceintes
ou en congé de maternité et la conversion des contrats à durée indéterminée
en contrats à durée déterminée, plus particulièrement pour les femmes
qui reviennent d’un congé maternité»
. Les femmes sont davantage exposées
au risque de discrimination dans leur emploi et lorsqu’elles recherchent
un emploi. D’après Stella Kasdagli, co-fondatrice de Women on Top,
en Grèce, on demande parfois aux femmes de faire connaître leur intention
de fonder une famille lors d’un entretien d’embauche.
30. L’OIT a signalé que l’Estonie et la Lituanie avaient raccourci
la durée du congé maternité et paternité en conséquence de la crise
économique. L’OIT a fait Etat en outre d’une aggravation de la discrimination
liée à la maternité à l’échelle mondiale dans le contexte de la
crise
. «En Croatie et en Italie, on signale
l’utilisation de “lettres de démission en blanc” – lettres de démission
non datées que les travailleurs sont contraints de signer lorsqu’ils
se voient offrir un poste. Ces lettres sont utilisées par la suite
pour licencier les employés en cas de maternité, de longue maladie
ou de responsabilités familiales»
.
31. En Grèce, le Médiateur a indiqué que la crise économique affectait
la participation des femmes au marché du travail. La crise a eu
pour conséquence directe le licenciement de certaines femmes pendant
ou peu après leur congé maternité ou l’obligation qui leur a été
faite de travailler à temps partiel.
32. La crise économique peut aussi impacter sur la décision des
femmes d’avoir des enfants. «Du fait de l’incertitude quant au prochain
emploi, les jeunes femmes décident parfois de retarder le moment
d’avoir des enfants – ce qui réduit en outre la période totale de
reproduction chez la femme
.»
33. La Commission européenne considère que les crises économiques
ont tendance à augmenter le risque de voir les emplois de qualité
diminuer en nombre. Les employés sont plus enclins à accepter une
détérioration de leurs conditions de travail pour conserver leur
emploi
. La sécurité de l’emploi n’est
plus assurée ce qui peut engendrer des tensions au travail. Une
pression de plus en plus forte est exercée pour introduire une flexibilité
du travail, touchant davantage les emplois faiblement rémunérés
et précaires, souvent occupés par des femmes et des jeunes. Lorsqu’on
a perdu son emploi, on est plus susceptible d’accepter des contrats temporaires
ou à temps partiel.
34. A titre d’exemple, en Islande, on a demandé à davantage de
femmes de réduire leur temps de travail hebdomadaire. Avant la crise
économique, 17 % des femmes travaillaient à temps partiel; elles
sont aujourd’hui 35 % dans cette situation (contre 10 % d’hommes)
.
35. Cependant, je souhaiterais faire observer que, aussi surprenant
que cela puisse paraître, la crise économique peut avoir un effet
positif sur le rôle de la femme dans la société. J’ai par exemple
été surpris de constater que la participation politique des femmes
avait augmenté en Islande. Plusieurs de mes interlocuteurs ont insisté
sur le fait que la crise économique avait contribué à augmenter
la participation des femmes à la vie politique, étant donné que
la responsabilité de la crise était avant tout attribuée aux hommes
et qu’il y avait une volonté de voir la situation gérée différemment.
36. La crise peut offrir des possibilités de renforcer l’égalité
dès lors qu’il existe une prise de conscience de la nécessité de
s’adapter à la situation et une volonté de saisir une occasion lorsqu’elle
se présente. Je suis convaincu qu’en investissant dans l’égalité,
nous pourrons contrer les effets de la crise. Les femmes peuvent aussi
envisager de chercher un emploi dans des secteurs traditionnellement
considérés comme des bastions masculins. Elles sont parfois jugées
plus fiables que les hommes et associées dans une moindre mesure
aux causes profondes de la crise. Il est intéressant de noter que
beaucoup de femmes portugaises sont devenues la principale source
de revenu de leur famille et le chef de famille, inversant les rôles
traditionnellement dévolus à chacun des deux sexes.
3.2. La violence à l’égard
des femmes
37. «Quand la pauvreté entre par la porte, l’amour s’enfuit
par la fenêtre» a déclaré Titina Pantazi, présidente de l’Union
des femmes en Grèce, reprenant un vieux dicton grec
. La dépendance économique est souvent
le premier obstacle qui empêche de briser le cycle de la violence.
La précarité économique peut dissuader les victimes de porter plainte,
qui craignent de ne plus pouvoir subvenir aux besoins de leur famille si
elles venaient à se séparer de leur conjoint. La crise économique
a globalement eu des répercussions négatives sur les femmes victimes
de violence, qui hésitent davantage à quitter leur domicile ou à
demander à leur partenaire de partir et qui sont réticentes à porter
plainte.
38. La peur de perdre son emploi ou de passer à côté d’une embauche
éventuelle peut amener à supporter un climat de harcèlement sexuel
.
39. La préservation des systèmes d’aide et de protection est essentielle
pour faire respecter les droits des femmes. Or, non seulement la
crise a provoqué une augmentation des cas de violence domestique,
mais elle s’accompagne également d’une baisse des budgets accordés
aux programmes de prévention et d’aide aux victimes de violence.
Au Royaume-Uni, les financements ont été réduits au niveau central
et local, mettant en péril la solidité financière et la stabilité
des organisations non gouvernementales (ONG) qui viennent en aide aux
victimes de violence. De ce fait, le nombre de lits disponibles
pour les victimes a été réduit et certains centres d’hébergement
ont dû fermer ou risquent de le faire. Les restrictions touchent
aussi les organisations qui apportent une aide juridique aux victimes.
Des centres d’aide aux victimes ont également fermé en Grèce et
en Espagne. En Irlande, le Conseil national des femmes a vu son
budget chuter radicalement (-38 % en 2012). Les autorités irlandaises
de la santé ont également revu à la baisse les subventions au Rape
Crisis Network et les dons privés aux ONG ont eux aussi baissé.
Mme Rachida Manjoo, rapporteure spéciale
des Nations Unies chargée de la question de la violence contre les
femmes, ses causes et conséquences, a confirmé que les mesures d’austérité
avaient eu un impact disproportionné sur la disponibilité et la
qualité des services proposés aux femmes et aux filles victimes
de violence
.
40. Le nombre de cas de violence domestique signalés en Islande
a augmenté, ce que les travailleurs sociaux attribuent aux effets
des campagnes de sensibilisation menées par les ONG. La crise économique
a permis ici de lever un tabou, amenant des sujets tels que la violence
à l’égard des femmes et la violence domestique dans le débat public.
41. Il m’a été dit lors de ma visite d’information en Islande
que les femmes immigrées qui sont victimes de violence domestique
sont elles aussi dans une situation particulièrement difficile,
hésitant à quitter l’auteur des violences lorsque leur permis de
séjour dépend de celui de leur partenaire.
42. En Grèce, j’ai reçu des informations selon lesquelles les
femmes se heurtent indéniablement à de plus grandes difficultés
pour se sortir de situations de violence et pour trouver un emploi
qui garantit leur indépendance financière. Un programme de prévention
et de lutte contre la violence à l’égard des femmes a été lancé
à grande échelle avec le concours de la Commission européenne en
2009. Ce programme a permis d’ouvrir et de gérer 15 centres d’aide
aux victimes dans tout le pays. Une ligne d’assistance téléphonique nationale,
joignable 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, a été créée pour les
victimes de violence, proposant des services de conseil en anglais
et en grec. Il n’y a cependant aucune certitude quant à la pérennité,
après 2015, de ce programme, qui est tributaire de ressources affectées
par la Commission européenne.
43. Au Portugal, le nombre de plaintes déposées auprès des services
de police était de 27 318 en 2013, soit une augmentation de 2,4 %
par rapport à 2012 (640 plaintes supplémentaires)
.
44. Mme Teresa Morais, secrétaire d’Etat
aux affaires parlementaires et à l’égalité (Portugal), m’a informé de
l’attribution, depuis 2012, d’une partie des bénéfices de la loterie
nationale au financement de programmes visant à prévenir et à combattre
la violence à l’égard des femmes, initiative qui a permis de maintenir
le même niveau de financement ces dernières années. Je salue l’engagement
du Gouvernement portugais dans la prévention et la lutte contre
la violence faite aux femmes et la violence domestique, qui n’a
pas faibli des suites de la crise.
4. L’impact à long
terme sur les jeunes
45. Le chômage des jeunes a atteint des niveaux sans
précédent en Europe ces dernières années. Selon Eurostat, cinq millions
de jeunes (moins de 25 ans) étaient au chômage dans les 28 Etats
membres de l’Union européenne en juillet 2014 (21,7 %)
. Toujours d’après Eurostat, les taux
de chômage les plus élevés ont été observés en Espagne (53,8 %),
en Grèce (53,1 % en mai 2014), en Italie (42,9 %) et en Croatie
(41,5 % au deuxième trimestre 2014)
.
Le chômage des jeunes atteint de tels sommets que l’on peut le qualifier
de «chronique». Il nuit à la société dans son ensemble et aura à
long terme des répercussions sur les systèmes de retraite.
46. Ce phénomène incite de plus en plus les jeunes, souvent les
plus diplômés, à quitter leur pays à la recherche d’opportunités
professionnelles à l’étranger
. L’importance de ce taux d’émigration
et de cette fuite des cerveaux pourrait avoir des conséquences à
long terme et priver les pays concernés de ressources et de compétences
essentielles à leur redressement.
47. D’après le ministère du Travail de la Grèce, c’est la forte
hausse du taux de chômage qui pousse beaucoup de jeunes à émigrer,
sachant que ce taux était déjà élevé avant la crise économique.
48. M. Paulo Pinheiro, président du Conseil consultatif pour la
jeunesse, m’a indiqué que l’on pouvait considérer la jeune génération
européenne comme une «génération sandwich», qui subit la pression
des décisions prises par le passé et s’inquiète de leur incidence
sur les générations futures. La crise économique les touche de façon
disproportionnée et les prive de certaines possibilités. Il a souligné
que les jeunes étaient en général bien informés mais ne souhaitaient
pas participer au système politique car ils ne parvenaient pas à
s’y identifier. Ils ont tendance à rester plus longtemps chez leurs
parents et à différer leur décision de fonder une famille, parce
qu’ils ne sont pas autonomes financièrement et n’ont pas les moyens
de faire autrement. M. Pinheiro a évoqué également le cas de jeunes
qui acceptent d’être exploités dans leur travail pour pouvoir garder
leur emploi. Matilda Flemming, membre du Conseil consultatif pour
la jeunesse, a mis en garde contre le fait qu’une «génération entière
était confrontée à une hausse des niveaux de pauvreté, une aggravation
des problèmes de santé et une exclusion sociale plus marquée en
conséquence de la crise (…) L’augmentation du taux de chômage des
jeunes risque d’avoir accentué la pauvreté chez les jeunes européens;
les répercussions sur le tissu social peuvent être profondes, en
ce que la pauvreté empêche les jeunes de réaliser pleinement leur
potentiel et d’être totalement autonomes».
49. Le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
dans son commentaire «La crise menace les droits de l’homme des
jeunes» a attiré l’attention sur le fait que la crise avait eu des
répercussions négatives non seulement sur les droits sociaux et
économiques des jeunes mais aussi sur «leur droit à l’égalité de traitement
et leur droit à la participation, ainsi que leur place dans la société
et, plus largement, en Europe. Face à un chômage chronique, beaucoup
de jeunes cessent d’espérer un avenir meilleur dans leur pays, de faire
confiance à la classe politique et de croire en l’Europe
». Nous devons accorder plus d’importance
à ce phénomène qui peut avoir des conséquences dramatiques pour
l’Europe démocratique que nous avons mis tant d’années à bâtir.
Il est de notre responsabilité de veiller à ne pas mettre en danger
l’avenir de l’Europe en marginalisant la jeunesse.
5. Personnes handicapées
50. «Nous devons veiller à ce que les progrès réalisés
en rapport avec les droits des personnes handicapées ne soient pas
compromis par les baisses des financements publics. Ensemble, les
pays de l’Union européenne doivent veiller à ce que les personnes
handicapées ne paient pas le prix de la crise économique à cause
de la réduction des aides et des services», a déclaré Morten Kjærum,
directeur de l’Agence des droits fondamentaux
. En dépit de plusieurs mises en
garde de ce type, plusieurs pays ont décidé de réduire les budgets
des programmes sociaux qui comportaient des programmes d’aide aux personnes
handicapées.
51. La crise économique et les mesures d’austérité grèvent non
seulement les programmes d’aide, mais ont aussi des conséquences
sur la participation des personnes handicapées dans la société ainsi
que sur leur accès aux services et au marché du travail. Le Commissaire
aux droits de l’homme a établi que la participation des personnes
handicapées au marché du travail avait diminué depuis le début de
la crise économique en Europe
.
52. La désinstitutionalisation des personnes handicapées est une
des clés de leur inclusion dans la société et un principe de base
de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes
handicapées. La baisse des financements des services publics et
de santé peut malheureusement conduire à une reprise des placements,
qui peuvent sembler moins chers à court terme, mais qui sont une
régression du point de vue de l’intégration sociale des personnes
handicapées. La réinstitutionalisation peut toutefois s’avérer plus
coûteuse à long terme et le fonctionnement parallèle des deux systèmes
risque lui aussi de coûter très cher. Pour Donata Vivanti, vice-présidente
du Forum européen des personnes handicapées (FEPH), «les restrictions
budgétaires des politiques sociales empêchent les personnes handicapées
d’exercer leur droit à être indépendantes»
.
53. En Espagne, le Commissaire aux droits de l’homme s’est inquiété
des coupes budgétaires opérées dans les programmes d’insertion sociale
des personnes handicapées et a demandé que leurs répercussions soient évaluées.
Il a également demandé aux autorités espagnoles de veiller à ce
que les écoles classiques soient dotées des équipements nécessaires
pour accueillir les élèves handicapés
.
54. En Islande, le gouvernement a adopté une politique censée
éviter les réductions de services destinés aux personnes handicapées.
Certaines réductions ont toutefois été opérées et les personnes
handicapées ont rencontré des difficultés pour exercer leur droit
à un niveau de vie décent, selon des représentants de la société civile.
La plupart des personnes qui vivent de manière autonome sont aidées
par un proche plutôt que par un professionnel. L’Association islandaise
des personnes handicapées est financée par la loterie et a vu son financement
augmenter ces dernières années.
55. En Grèce, M. Leonidas Grigorakos, vice-ministre de la Santé,
a confirmé que les ressources affectées à son ministère avaient
été réduites de moitié, ce qui a entraîné une réorganisation des
services hospitaliers, des réductions de personnel, un contrôle
des coûts plus strict, la diminution d’une partie des services proposés à
la population et un investissement moindre dans les nouveaux équipements
et infrastructures. Trois millions de personnes n’ont pas accès
aux soins de santé primaires en Grèce.
56. Une attention spéciale a été accordée pour ne pas réduire
les prestations allouées aux personnes handicapées et les fonds
d’aide spécifiques de l’Etat; en revanche, les coûts des services
de santé ont augmenté, entraînant de fait une diminution des ressources
disponibles. Mme Pelagia Papanikolaou, spécialiste
des questions de handicap, a mis l’accent sur le fait que les personnes
handicapées se heurtaient à des difficultés pour accéder au marché
du travail en dépit de l’adoption d’une loi imposant aux entreprises de
plus de 50 salariés de recruter un certain quota de personnes handicapées,
à condition d’avoir un bilan positif à la fin de l’année. La commission
nationale grecque des droits de l’homme a indiqué que le financement des
programmes pilotes de désinstitutionalisation permettant aux personnes
handicapées de vivre dans des logements adaptés avait été réduit.
57. Au Danemark, l’Etat a réduit les aides financières pour les
personnes handicapées et restreint l’accès à ces aides. En France
également, des réductions ont été appliquées aux services de transport
pour les personnes handicapées. Sans ce type de services, les personnes
handicapées sont davantage exposées au risque d’isolement.
58. Les programmes d’aide aux personnes handicapées sont parfois
présentés comme trop onéreux et inutiles en temps de crise. Trop
souvent, les réductions de prestations sociales et de prise en charge
nuisent à la participation de ces personnes à la société et sur
le marché du travail et les empêchent donc de mener une vie indépendante
.
Les mesures positives assurant leur participation à la vie sociale
ne devraient pas être réduites car, à long terme, cela coûterait
plus cher.
59. Avec ce rapport, j’ai l’intention de demander aux Etats membres
d’adopter des politiques qui garantiront les droits des personnes
handicapées et leur permettront de mener une vie autonome et de
participer pleinement à la société.
6. Personnes âgées
60. Les personnes âgées sont elles aussi victimes de
la crise économique, subissant des réductions de leurs prestations
de retraite, une paupérisation grandissante, une hausse du coût
des soins de santé et de la prise en charge de longue durée et des
coupes budgétaires pour les services qui leur viennent en aide.
Elles doivent souvent payer plus cher et sur leurs propres derniers
pour obtenir les mêmes services qu’auparavant. Un revenu minimum
ne leur est pas toujours garanti et notre société risque de laisser
des personnes âgées marginalisées sur le bord du chemin.
61. Les travailleurs plus âgés deviennent également plus vulnérables
sur le marché du travail en conséquence de la crise économique,
les perspectives d’emploi étant plus minces et le risque d’exclusion sociale
plus élevé.
62. Dans plusieurs Etats membres du Conseil de l’Europe, des retards
de paiement des retraites et des baisses du niveau des pensions
ont des répercussions négatives sur le niveau de vie des personnes
âgées.
63. Le soutien familial apporté aux personnes âgées est crucial
en temps de crise économique, sachant que cette forme de solidarité
peut s’exprimer de plusieurs façons. Les retraites sont parfois
le seul revenu, ou le seul revenu stable, pour les familles frappées
par le chômage. Dans d’autres familles, les jeunes générations doivent
subvenir aux besoins des personnes âgées en raison du faible niveau
des retraites, qui ne permet pas à ces dernières de vivre dans la
dignité.
64. Les familles sont de plus en plus nombreuses à assumer avec
difficulté les frais de maisons d’accueil, notamment lorsqu’un ou
deux de leurs membres se retrouvent au chômage, et à vouloir retirer
leurs aînés de ces structures pour s’en occuper à domicile
.
65. Le Commissaire aux droits de l’homme nous a indiqué qu’il
avait reçu des informations faisant Etat de niveaux de négligence
et de violence plus élevés à l’égard des personnes âgées en raison
de la crise économique
.
66. La situation des femmes âgées mérite également qu’on y accorde
une attention particulière; en effet, dans certains pays européens,
elles présentent un taux de risque de pauvreté de près du double
de celui des hommes
. Compte tenu de leurs salaires
plus faibles, de leur carrière écourtée pour s’occuper de leurs enfants
et bien souvent de leur retraite anticipée, les femmes âgées sont
exposées à un risque accru de paupérisation
.
7. La crise économique
exacerbe les tensions et les discriminations en Europe
67. En temps de crise, et souvent lors des campagnes
électorales, quand le besoin de trouver un bouc émissaire se fait
sentir, la peur de l’autre et la méfiance vis-à-vis des pouvoirs
publics grandissent. Le discours xénophobe, hostile et discriminatoire
joue sur cette peur.
68. Le rapporteur spécial des Nations Unies sur les formes contemporaines
de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance
qui y est associée a mis en garde à maintes reprises contre les risques
d’une montée du racisme, de la xénophobie et de la discrimination
en temps de crise. «Dans ce contexte, les partis politiques extrémistes
voient dans les personnes vulnérables, dont les minorités, les émigrés,
les réfugiés et les demandeurs d’asile, une menace pour le niveau
de vie de la population générale et les rendent responsables de
l’augmentation du chômage et de la dette publique
.»
69. Le discours de haine au sein de la classe politique et de
la population ne vise pas seulement les immigrés et les Roms; on
assiste également à des manifestations d’intolérance envers des
catégories vulnérables, telles que les personnes handicapées, les
femmes ou les personnes âgées. Des tensions exacerbées en période
de crise peuvent aussi entraîner une augmentation de la violence.
Caritas Grèce a confirmé que la crise a eu pour effet l’augmentation
du nombre d’agressions contre des immigrés et des réfugiés
.
La crise économique et l’austérité peuvent alimenter la montée des
partis populistes qui rendent les étrangers responsables de la situation.
«L’exclusion sociale et l’incertitude quant à l’avenir profitent
aux populistes qui prônent l’autosuffisance nationale comme remède
à tous les maux. Nous devrions nous inquiéter de la montée en puissance
de l’extrême droite en Europe»
.
70. En Islande, le taux de chômage de la population immigrée atteint
13 %, se situant dès lors au-dessus de la moyenne de la population
islandaise. Le secteur d’activité de la plupart des immigrés – à
savoir le bâtiment – qui accuse un recul ces dernières années, pourrait
être l’une des explications à cela. La méconnaissance de la langue
et l’absence de réseaux ont été présentés comme les principales
raisons expliquant le faible niveau de participation des immigrés
sur le marché de l’emploi. Il importe de noter qu’en raison de la
crise économique, le gouvernement islandais a mis fin aux cours
d’islandais gratuits qu’il proposait aux immigrés.
71. Au Portugal, bon nombre d’immigrés travaillaient dans le secteur
du bâtiment, lourdement touché par la crise dès ses débuts. On ne
peut pas dire que le racisme et l’intolérance aient augmenté en
raison de la crise au Portugal. Les institutions apportant leur
soutien et leur aide aux immigrés, comme le bureau de la haut-commissaire
pour l’immigration et le dialogue interculturel, ont toutefois connu
une baisse de leur financement qui a eu des répercussions sur leurs
activités. Les programmes de sensibilisation aux droits des immigrés
et de promotion de la tolérance ont donc subi de sévères restrictions
budgétaires. Néanmoins, la haut-commissaire portugaise à l’immigration,
Mme Rosário Farmhouse, m’a fait part
de l’existence d’un excédent de € 316 millions sur les cotisations
sociales des immigrés, ce qui contribue à combattre les préjugés.
Il importe selon moi de sensibiliser l’opinion à la valeur ajoutée
qu’apportent les immigrés à la société afin de lutter efficacement
contre les stéréotypes et le discours de haine.
Etude
de cas: Grèce
En Grèce, les manifestations
de racisme et de xénophobie semblaient gagner du terrain pendant
les années qui ont suivi le début de la crise économique. Des représentants
du Forum grec pour les réfugiés ont souligné que le discours de
haine contre les migrants s’était amplifié et que la crise économique
avait rendu les migrants plus vulnérables. La crise économique n’a
pas mis au jour le phénomène du racisme mais a contribué à faire
entrer au parlement des forces politiques hostiles aux immigrés.
Plusieurs
interlocuteurs ont confirmé que l’attitude de la population et de
la police avait évolué ces derniers mois, à la suite de l’assassinat
du musicien Pavlos Fyssas par des partisans d’Aube dorée en septembre
2013. La condamnation de plusieurs chefs du parti «Aube Dorée» pour
actes de violence racistes a mis en lumière le phénomène et suscité
un débat public sur la question. La représentation des migrants
dans les médias aurait aussi évolué au cours des derniers mois. Toutefois,
les migrants restent méfiants à l’égard des institutions policières
et judiciaires et hésitent à porter plainte pour des incidents à
caractère raciste.
|
72. Outre un sentiment anti-immigrés, je souhaiterais
également faire part de mon inquiétude quant à la montée du sentiment
anti-Roms en Europe. Certains estiment que les fonds destinés à
encourager la participation des Roms et leur inclusion dans la société
devraient être utilisés à d’autres fins et seraient même discriminatoires
vis-à-vis de la population majoritaire
. Je ne saurais trop insister sur le fait
que la cohésion sociale, pilier fondamental de nos sociétés démocratiques,
ne peut exister sans que des efforts soient déployés pour inclure,
autant que faire que se peut, tous les groupes.
73. La crise touche plus durement ceux qui sont déjà victimes
de discriminations multiples (femmes immigrées, personnes handicapées
d’origine immigrée) et menace leur accès aux services de base. Les responsables
politiques devraient, autant que possible, contribuer à promouvoir
la tolérance et une cohabitation pacifique en expliquant la valeur
de l’autre et sa contribution à la société. En tant que responsables
politiques, il est de notre responsabilité de rappeler que le racisme
est intolérable, quelle que soit la conjoncture économique. J’attends
avec impatience d’approfondir cette question avec l’Alliance parlementaire
contre la haine.
8. Conclusions
et recommandations
74. Ces dernières années, la crise économique et les
mesures d’austérité ont sans conteste eu un impact négatif sur l’exercice
des droits humains et l’égalité, portant notamment atteinte à l’égalité
des chances et réduisant les financements dédiés aux programmes
sociaux et aux organismes chargés de l’égalité. Ces mesures ont
touché les catégories vulnérables de manière disproportionnée.
75. Nous disposons désormais de suffisamment d’éléments pour analyser
les conséquences de la crise économique et des mesures d’austérité
et pour réfléchir à ce qui pourrait être amélioré dans notre réponse
à la crise de manière à assurer la protection des droits humains
et l’égalité. En garantissant la responsabilisation, en investissant
dans l’égalité et en œuvrant pour l’inclusion et une approche participative,
nous pouvons contribuer à promouvoir une vision de la société fondée
sur la solidarité et le respect des droits humains.
76. Avec ce rapport, j’entends promouvoir le concept de l’investissement
dans l’égalité comme un moyen de faire face à la crise économique.
Les responsables politiques devraient veiller à préserver l’Etat
providence, la crise pouvant avoir des répercussions sur le sentiment
de solidarité dans la société. M. Steingrímur Sigfússon, ancien
ministre islandais des Finances, a souligné lors de son allocution
devant l’Assemblée parlementaire le 26 juin 2012 que les structures
d’aide sociale devraient être préservées en temps de crise et que
les autorités devraient s’efforcer de protéger les personnes ayant
de faibles revenus et celles qui sont les plus fragiles. Une société
individualiste peut à long terme s’avérer très coûteuse et il pourrait
être très coûteux et très long d’avoir à reconstruire un Etat social
dans un contexte d’après-crise.
77. La justice sociale peut être bénéfique sur le long terme au
plan économique comme au plan social. Le maintien d’un niveau élevé
de protection sociale et la lutte contre les inégalités peuvent
contribuer à stimuler la croissance et à réduire la pauvreté. Les
mesures positives pour la protection des catégories vulnérables
et leur participation à la société ne devraient pas être les premières
à subir des restrictions mais devraient au contraire être préservées
autant que faire se peut de manière à garantir des seuils de protection
sociale, la cohésion sociale et éviter une régression des droits
sociaux. La crise ne pourra être résolue par des mesures à court
terme et doit l’être de manière responsable et dans une perspective
à long terme. Les restrictions budgétaires ne devraient pas ignorer
les droits humains et l’égalité.
78. Une évaluation de l’impact sur l’égalité et les droits humains
procure des données essentielles qui permettent de prendre des décisions
éclairées et d’atténuer autant que possible l’impact sur les catégories vulnérables.
Les mesures d’austérité devraient intervenir après ce type d’évaluation
par les autorités, en coopération avec les institutions nationales
des droits de l’homme (INDH).
79. Les INDH peuvent en effet jouer un rôle essentiel et proposer
une analyse et des conseils sur la protection des droits des catégories
vulnérables de personnes. Je recommande que nous intensifiions notre coopération
avec les INDH lesquelles peuvent donner des conseils sur la manière
d’éviter un effet disproportionné de la crise sur des groupes spécifiques.
Je souhaite mettre en garde contre les effets des coupes dans les
budgets de ces institutions, en raison de la crise, qui nuisent
à leur capacité d’accomplir leur mission.
80. Les décideurs politiques ont pour responsabilité de garantir
que nous avancions vers une Europe des personnes et une Europe des
droits. Les parlements doivent à cet égard remplir leur mission
de contrôle démocratique et doivent être en première ligne pour
défendre les droits humains, promouvoir l’égalité et lutter contre
la discrimination, qui plus est dans un contexte de crise et d’après-crise.
J’encourage les députés à adopter une approche proactive et à ne
pas hésiter à interpeller leurs gouvernements quant aux répercussions des
mesures proposées pour faire face à la crise, à solliciter une évaluation
de l’impact des mesures d’austérité sur l’égalité et les droits
humains et à organiser des débats parlementaires sur la situation
des catégories de personnes les plus vulnérables.
81. Evoquons également le rôle des ONG. Le représentant du FMI
que j’ai rencontré à Lisbonne a reconnu que «les activités des ONG
et le soutien aux personnes les plus vulnérables ne peuvent être
que complémentaires du rôle de l’Etat, lequel, dans un modèle classique
d’Etat providence européen, sera toujours la première ligne de défense
pour répondre aux besoins des personnes les plus vulnérables». Le
secteur bénévole peut selon moi jouer un rôle important mais il
ne saurait décharger les autorités de leurs responsabilités ni être
tenu d’atténuer les effets des politiques gouvernementales.
82. L’austérité peut être parfois nécessaire mais les mesures
d’austérité ne sont pas toutes compatibles avec les normes et les
valeurs des droits humains. D’après M. Jimena Quesada, les réductions
budgétaires, si elles s’avèrent nécessaires, devraient être justifiées
et mesurées à l’aune du risque de discrimination et de la vulnérabilité
des groupes concernés. M. Angel Gurría, secrétaire général de l’OCDE,
a souligné que «lorsque des réductions s’imposent, il est impératif
que ces mesures soient prises d’une manière qui ne nuise pas aux
perspectives des plus vulnérables ni au bien-être sur le long terme
des enfants et des jeunes»
. Si l’on continue à appliquer de
telles mesures sans examiner au préalable leurs conséquences sociales,
sur les droits humains et sur l’égalité, elles mettront inévitablement
en péril les normes en matière des droits humains.
83. La crise économique est devenue une crise sociale qui peut
avoir des répercussions à long terme sur l’égalité et sur la lutte
contre les discriminations. De mon point de vue, la crise ne saurait
justifier une diminution des niveaux de protection. Il est donc
nécessaire de donner la priorité aux droits humains dans l’affectation
de ressources et d’assurer qu’il n’y aura pas de régression des
droits, mais aussi de veiller à l’indivisibilité des droits humains
et au respect des obligations fondamentales minimales en matière
de droits humains, afin d’atténuer l’impact de la crise sur les
catégories les plus vulnérables. Notre réponse à la crise économique reflète
notre vision de la société, tout autant que notre engagement à protéger
l’égalité et à garantir le respect des personnes et de leur travail.