1. Introduction
1. Après avoir déposé la proposition de résolution intitulée
«Accroître la transparence de la propriété des médias» (
Doc. 13121), j’ai été nommée rapporteure par la commission de la
culture, de la science, de l’éducation et des médias le 25 avril
2013. En tant qu’ancienne journaliste et écrivain, je suis particulièrement attentive
à la liberté, au pluralisme et à la transparence des médias, qui
sont les pierres angulaires d’un environnement médiatique indispensable
à une société démocratique et propice à celle-ci.
2. Il y a vingt ans, le Comité des Ministres a adopté sa Recommandation
(94) 13 sur des mesures visant à promouvoir la transparence des
médias. D’importants travaux complémentaires ont suivi, tant au
sein du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne qu’au sein
d’organisations non gouvernementales (ONG). Néanmoins, la situation
en Europe est encore marquée aujourd’hui par des différences nationales
en ce qui concerne les règles de transparence, et certains pays
présentent même des failles permettant des structures de propriété
déguisées. Etant donné que les médias subissent des pressions économiques
croissantes en raison du développement rapide des médias numériques,
ils peuvent être sensibles à des pressions politico-financières
concernant leurs décisions éditoriales. Cela nécessite l’attention
et la réaction des parlements nationaux en Europe.
2. Travaux
préparatoires
3. Dans le cadre de l’élaboration de son rapport sur
l’état de la liberté des médias en Europe, la commission de la culture,
de la science, de l’éducation et des médias avait organisé le 18
décembre 2012 à Paris un échange de vues avec Mme Fiona
Harrison d’Access Info Europe (Madrid) au sujet de son étude sur la
transparence de la propriété des médias. Cette étude a également
été présentée le 25 avril 2013 au Comité directeur intergouvernemental
du Conseil de l’Europe sur les médias et la société de l’information
(CDMSI).
4. En partenariat avec Access Info Europe, le Programme médias
de l’Open Society et la Division de soutien de projets parlementaires
de l’Assemblée, la sous-commission des médias et de la société de l’information
de la commission de la culture, de la science, de l’éducation et
des médias a organisé le 24 septembre 2013 à Bruxelles une conférence
sur la transparence de la propriété des médias. Je tiens à remercier
tous les participants pour leurs contributions
.
5. Lors de sa réunion du 13 mai 2014 à Istanbul, la sous-commission
des médias et de la société de l’information a eu un échange de
vues avec le professeur Peggy Valcke, université de Louvain, M. Martin Zachariev,
membre de la commission de la culture et des médias du Parlement
bulgare, et Mme Corina Fusu, vice-présidente
de la commission de la culture, de l’éducation, de la recherche,
de la jeunesse, du sport et des médias du Parlement de la République
de Moldova.
6. Le professeur Peggy Valcke a par la suite été chargée d’élaborer
à ce sujet un rapport de fond, qu’elle a présenté à la commission
le 30 septembre 2014 à Strasbourg (document AS/Cult/Inf (2014) 04)
. Le présent exposé des motifs s’inspire
largement de ce rapport étoffé et j’en suis particulièrement reconnaissante
au professeur Valcke.
7. J’ai aussi trouvé très utile l’Etude de 2009 sur les indicateurs
du pluralisme des médias dans les Etats membres [de l’Union européenne]
– Vers une approche fondée sur les risques, qui avait été menée
par le professeur Valcke
.
8. Enfin, j’ai apprécié le rapport actualisé sur la transparence
de la propriété des médias dans l’Union européenne et les Etats
voisins, élaboré par Rachael Craufurd Smith et Yolande Stolte de
l’université d’Edimbourg sur un projet d’Access Info Europe et du
Programme de l’
Open Society sur
l’indépendance du journalisme [«Open Society Program on Independent
Journalism»]
.
3. Transparence de
la propriété des médias
9. La transparence de la propriété des médias est une
condition essentielle au bon fonctionnement des démocraties. Même
si les chartes internationales relatives aux droits de l'homme ne
font pas explicitement mention de la transparence, il est clair
qu'un exercice effectif de la liberté d'expression et du droit de
recevoir et de diffuser des informations la requièrent, tel que
reconnu à l'article 19 du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques, à l'article 10 de la Convention européenne
des droits de l'homme (STE no 5) et à l'article
11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.
10. Une véritable liberté d'expression suppose également l'existence
de différents médias et une diversité dans la propriété des médias,
condition nécessaire mais pas suffisante du pluralisme des médias.
Depuis un certain nombre d'années, les Etats ont adopté des mesures
visant à préserver le caractère pluraliste du paysage médiatique.
Ces mesures proscrivent, entre autres, qu'une seule personne ou
un petit nombre de personnes physiques ou morales détiennent une
participation excessive dans les médias qui influencent l'opinion
publique et le débat politique. La Cour européenne des droits de
l'homme a explicitement confirmé dans l'affaire Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie que,
au moins dans le contexte sensible des médias audiovisuels, les
Etats sont soumis, en vertu de l'article 10 de la Convention européenne
des droits de l'homme, à l’obligation positive de «mettre en place
un cadre législatif et administratif approprié pour garantir un
pluralisme effectif». Aux fins de surveiller, dépister et, s'il
y a lieu, sanctionner les situations de concentration de pouvoir
dans le secteur des médias, les acteurs compétents doivent impérativement
disposer d'informations adéquates sur la structure de propriété
des médias.
3.1. La reconnaissance
internationale de ce sujet
11. La nécessité d'une transparence accrue de la propriété
des médias a été reconnue ces dernières années par un nombre croissant
d'instances politiques, organisations de la société civile, ONG,
associations de journalistes, organes de réglementation et universitaires.
Le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a été le premier
à attirer l'attention sur l'importance de la transparence de la
propriété des médias et à inviter instamment les Etats membres à
veiller à ce que «les membres du public [aient] la possibilité d'accéder
de manière équitable et impartiale à certaines informations de base
sur les médias afin de se former une opinion sur la valeur à accorder
aux informations, aux idées et aux opinions diffusées par ces médias»
(1994) et à «adopter les mesures réglementaires et financières qui
s’imposent en vue de garantir la transparence (...) des médias»
(2007).
12. La
Résolution 1636
(2008) de l'Assemblée parlementaire sur les indicateurs pour
les médias dans une démocratie a de même stipulé que «la propriété
des médias et l’influence qu’exercent les acteurs économiques sur
les médias doivent être transparentes». A propos du pluralisme des
médias dans un paysage médiatique en mutation, Thomas Hammarberg,
ancien Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe,
avait conclu en 2011 à la nécessité d'une transparence de la propriété
des médias. Et l'année dernière, l'Assemblée a adopté la
Résolution 1920 (2013) sur l'état de la liberté des médias en Europe, dans
laquelle elle souligne ceci:
«L'Assemblée
regrette que l'appartenance des médias ne soit pas transparente
dans tous les Etats membres et leur demande de prendre les dispositions
nécessaires à cette fin. Le manque de transparence est un moyen
typiquement utilisé pour masquer des intérêts politiques ou commerciaux dans
le contrôle des grands groupes de médias. L'Assemblée exhorte les
Etats membres à prendre les mesures appropriées pour garantir la
transparence et le pluralisme des médias et promouvoir des normes
journalistiques.»
13. Au niveau de l'Union européenne, le Parlement européen a souvent
fait état de sa préoccupation au sujet du manque de transparence
de la propriété des médias en Europe, et appelé la Commission européenne et
les Etats membres à prendre des initiatives à cet égard. L'importance
de la transparence de la propriété des médias et des sources de
financement, en tant qu'élément fondamental pour garantir la liberté
et le pluralisme des médias, a été reconnue dans les conclusions
du Conseil de l’Union européenne sur la liberté et le pluralisme
des médias dans l'environnement numérique de novembre 2013. En mai
2014, le Conseil de l’Union européenne a souligné que l'Union européenne
soutiendrait les initiatives des pays tiers visant à améliorer la transparence
de la propriété des médias.
14. L'étude indépendante sur les indicateurs du pluralisme des
médias dans les Etats membres, réalisée à la demande de la Commission
européenne en 2008-2009, a traité des garanties réglementaires pour
la transparence de la propriété et/ou du contrôle vis-à-vis du public,
d'une part, et de l'autorité compétente, d'autre part, en tant qu'indicateurs
clés pour évaluer les risques pour le pluralisme des médias. Le
Groupe de haut niveau sur la liberté et le pluralisme des médias
de la Commission européenne a identifié le manque de transparence
de la propriété des médias et l'opacité des sources de financement
comme un défi pour la liberté et le pluralisme des médias en Europe.
Et un volet important de la campagne de l'Initiative [citoyenne] européenne
pour le pluralisme des médias concerne la propriété et la transparence
des médias et la prévention des conflits d'intérêt avec les responsabilités
politiques.
15. La Représentante de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias a aussi
instamment invité les Etats membres, à plusieurs reprises, à respecter
la transparence de la propriété des médias. Un nombre croissant
de publications universitaires, d'études et d'enquêtes d'ONG attirent
spécialement l'attention sur la question – par exemple, la récente
étude d'Access Info Europe et le programme Open Society sur le journalisme
indépendant (OSPIJ), anciennement dénommé programme «médias», qui
a examiné la disponibilité d'informations sur la propriété dans
19 pays européens (plus le Maroc) en 2012. L'étude a abouti à la
formulation de dix recommandations pour la transparence de la propriété
des médias, qui ont été présentées à la Conférence des Ministres
du Conseil de l'Europe responsables des médias et de la société
de l'information à Belgrade (Serbie) en novembre 2013 et qui seront
examinées plus en détail dans le dernier volet de ce rapport.
16. En d'autres termes, il semble exister chez les organisations
européennes un consensus assez large sur le fait que la transparence
de la propriété des médias est essentielle pour la liberté et le
pluralisme des médias et la démocratie.
3.2. Les normes internationales
17. Un certain nombre de normes relatives à la transparence
de la propriété des médias ont été élaborées à différents niveaux
ces dernières années. Même s'il s'agit là d'initiatives indéniablement
louables, les instruments sur lesquels elles se fondent ne sont
généralement pas contraignants ou n'ont qu'une utilité limitée.
Au niveau du Conseil de l'Europe, trois instruments présentent un
intérêt particulier, à savoir la Convention européenne sur la télévision
transfrontière (STE no 132), la Recommandation
no R (94) 13 du Comité des Ministres
sur des mesures visant à promouvoir la transparence des médias et
la Recommandation CM/Rec(2007)2 sur le pluralisme des médias et
la diversité du contenu des médias.
18. Dans le contexte de l'Union européenne, une obligation légale
d'information a été introduite pour les fournisseurs de services
de médias audiovisuels, à l'occasion de la révision de la directive
«Télévision sans frontières» en 2007. La Directive relative aux
services de médias audiovisuels en vigueur souligne, au considérant
45, que «compte tenu de la nature spécifique des services de médias
audiovisuels et, en particulier, de l’influence qu’ils exercent
sur la manière dont le public se forme une opinion, il est essentiel
que les utilisateurs sachent exactement qui est responsable du contenu
de ces services» et qu'«il importe donc que les Etats membres veillent
à ce que les utilisateurs disposent à tout moment d’un accès simple
et direct aux informations concernant le fournisseur de services
de médias». Malgré cet engagement apparemment fort pour la transparence,
le libellé effectif de la disposition pertinente est beaucoup moins
consistant: l'article 5 impose seulement que les fournisseurs de
services de médias audiovisuels offrent aux destinataires du service un
accès facile, direct et permanent au moins aux informations suivantes:
- le nom du fournisseur de services
de médias;
- l’adresse géographique à laquelle le fournisseur de services
de médias est établi;
- les coordonnées du fournisseur de services de médias,
y compris son adresse de courrier électronique ou son site internet,
permettant d’entrer rapidement en contact avec lui d’une manière
directe et efficace;
- le cas échéant, les organismes de régulation ou de supervision
compétents.
19. Une disposition similaire figure dans la directive sur le
commerce électronique de 2000 concernant les prestataires de services
de la société de l'information, qui s'apparente à des obligations
d'information imposées dans le passé ou actuellement dans le contexte
de la législation sur la protection des consommateurs. Ces obligations
de fournir certaines informations – en particulier l'identité et
les coordonnées du fournisseur – avant la fourniture du service/bien
visent à permettre au consommateur de contacter rapidement le fournisseur
et de communiquer avec lui de manière efficace en cas de conflits
typiques (livraison tardive ou non effectuée, discordances entre
le service/bien livré et le service/bien commandé, prix incorrect,
etc.). Cependant, elles permettent simplement au client d'obtenir
la dénomination, l'adresse et la personne à contacter de la société, et
non pas de «sa[voir] exactement qui est responsable du contenu des
services en question». Cela contraste avec l'importance proclamée
de cette information, à la lumière de l'impact des services audiovisuels
sur la manière dont le public se forme une opinion, comme la Directive
relative aux services de médias audiovisuels le souligne elle-même.
20. Il est vrai que la compétence législative de l'Union européenne
en ce qui concerne le pluralisme des médias et la transparence de
la propriété des médias est sujette à controverse, raison probable
pour laquelle le législateur européen n'a pas introduit d'obligations
plus strictes dans la Directive relative aux services de médias
audiovisuels en 2007. Dans sa Résolution du 21 mai 2013, le Parlement
européen a demandé à la Commission d'inclure dans l'évaluation et
la révision de la directive «Services de médias audiovisuels» des dispositions
sur la transparence de la propriété des médias et sur la concentration
des médias, ainsi que des règles en matière de conflits d'intérêts
en vue d'empêcher toute influence abusive des forces économiques
et politiques sur les médias, mais il reste à voir les mesures concrètes
qui s'ensuivront. Reconnaissant l'importance de la transparence
de la propriété des médias lors de sa réunion du 26 novembre 2013,
le Conseil de l'Union européenne estime qu'il incombe aux Etats
membres de prendre les mesures adaptées pour parvenir à une véritable
transparence de la propriété des médias, et se limite à inviter
la Commission à «renforcer, au moyen d'actions non législatives,
la coopération entre les instances de régulation de l'audiovisuel
des Etats membres et promouvoir les bonnes pratiques concernant
la transparence en matière de propriété des médias».
3.3. Exigences pour
assurer la transparence
21. En général, on peut distinguer deux types d'obligations
de divulgation: d'une part, les règles visant à assurer une transparence
vis-à-vis des autorités de régulation (divulgation indirecte) et,
d'autre part, les règles visant à assurer une transparence vis-à-vis
du public (divulgation directe). La première catégorie d'obligations se
subdivise elle-même en obligations de divulgation spécifiques aux
médias, qui figurent dans les lois relatives aux médias, et les
obligations de transparence non spécifiques aux médias, qui sont
généralement énoncées dans les lois de caractère général sur les
sociétés et/ou les lois sur les conflits d'intérêt axées sur les
responsables politiques et/ou les agents publics.
3.3.1. Quelles sont les
organisations de médias soumises aux obligations de divulgation?
22. Pour se faire une idée complète sur la question de
savoir qui contrôle ou influence la fourniture de nouvelles et d'informations,
il importe pour commencer de couvrir tous les secteurs de médias
concernés – presse écrite, audiovisuel et médias en ligne – sans
exceptions notables.
23. Cependant, pour éviter tout fardeau excessif pour les organes
de presse indépendants de petite dimension, réduire au minimum le
risque d'effet paralysant sur la liberté d'expression et limiter
la charge de travail pour les autorités de régulation à un niveau
raisonnable, il convient d'envisager un régime de minimis. Un tel
régime pourrait être axé sur une exemption pour certaines catégories
de fournisseurs de services de médias – par exemple, les médias
communautaires à but non lucratif, les organes de presse ayant une
part d'audience ou de recettes très limitée ou des recettes inférieures
à un certain seuil ou les entreprises unipersonnelles de presse.
Ou encore, les obligations de divulgation pourraient être limitées
à certaines catégories d'organisations de médias, telles que celles
qui mènent des activités commerciales; ont un intervalle de publication
régulier; atteignent un certain seuil de tirage, de distribution
et de recettes; impliquent plusieurs auteurs et exercent un contrôle
éditorial sur le contenu (comme c'est le cas, par exemple, en Lettonie et
en Islande).
24. Une autre question importante est de savoir si les obligations
déclaratives couvrent les médias nationaux et étrangers. Les citoyens
auront accès aux informations dont ils ont besoin pour faire des
choix informés sur les médias qu'ils utilisent et pour être en mesure
d'évaluer les informations qu'ils reçoivent seulement si les règles
s'appliquent à tous les médias opérant dans le pays. Il est difficile
dans la pratique d'étendre les obligations de divulgation aux entreprises
étrangères. Une meilleure coopération entre les autorités responsables
des médias et le rattachement des bases de données nationales en
Europe peuvent partiellement aider à surmonter ces problèmes, parce
que l'environnement médiatique est maintenant mondialisé. Il faudrait
se poser la question de savoir si, eu égard à leur capacité à sélectionner
ou classer les informations, les intermédiaires en ligne devraient
également être soumis aux obligations de divulgation.
25. Toutefois, la législation nationale sur la transparence de
la propriété des médias ne devrait pas discriminer les médias étrangers,
mais se concentrer seulement sur la transparence, quel que soit
l'endroit où se trouvent les propriétaires. Dans quelques Etats
membres du Conseil de l'Europe, il semble y avoir une tendance politique
pour limiter ou même exclure la propriété étrangère des médias,
souvent pour des raisons politiques. L'article 10 de la Convention
européenne des droits de l'homme protège la liberté des médias «sans considération
de frontière» et, par conséquent, les médias ne devraient pas travailler
derrière des murs nationaux.
3.3.2. Auprès de qui la
divulgation doit-elle être faite?
26. Le scénario idéal combine des obligations de divulgation
directe et indirecte pour assurer une transparence maximum. Mettre
en place seulement des obligations de divulgation directe induit
le risque que les informations fournies soient de nature trop technique
et difficiles à comprendre pour le grand public. On peut surmonter
ce problème avec un système d'obligations de divulgation indirecte,
dans le cadre duquel les instances de régulation des médias collectent
des données pertinentes et les rendent accessibles au public de façon
utile (par exemple, en identifiant les liens croisés entre les propriétaires
des médias et en présentant des données sous forme de graphiques
ou de schémas clairs). Il est vrai que cela requiert un organe de
régulation indépendant et efficace, doté de ressources matérielles
et humaines suffisantes – une condition qui peut ne pas être (encore)
remplie dans certains pays du Conseil de l’Europe.
27. Si ces obligations sont déjà assez courantes dans le secteur
audiovisuel, ce n'est pas le cas, ou c'est beaucoup moins le cas,
s'agissant de la presse écrite et d'internet, compte tenu du caractère
sensible de la régulation de ces secteurs par l'Etat. A la lumière
de la convergence croissante entre la presse écrite et les médias
audiovisuels, il peut toutefois être justifié que certaines obligations
juridiques – telles que les obligations de transparence – s'appliquent
pareillement à tous les segments des médias.
3.3.3. Les données – que
faut-il divulguer?
28. Pour commencer, la quantité et les types de données
requises devraient être pertinents, appropriés, suffisants et proportionnés
au but visé, qui est de dépister les formes de contrôle ou d'influence
indues concernant les médias et de permettre aux citoyens d'évaluer
la qualité des informations communiquées par les médias de sorte
à pouvoir prendre des décisions politiques et personnelles mieux
informées. De toute évidence, les données d'identification et de
contact, telles que requises actuellement par la Directive relative aux
services de médias audiovisuels, sont loin d'être suffisantes pour
atteindre cet objectif. Pour déterminer qui contrôle un organe de
presse particulier, il convient en premier lieu d'obtenir des données
sur la structure de propriété de l'organisation ayant la responsabilité
éditoriale: qui y détient une participation ou des actions et à
hauteur de quel pourcentage? Il importe ici de fixer des limites
de divulgation à un niveau approprié. S'il est vrai qu'il n'est
peut-être pas judicieux d'exiger des données sur les actionnaires
de second plan, les seuils de divulgation ne devraient pas non plus
être fixés à un niveau trop élevé.
29. Pour déterminer qui est le véritable propriétaire d'une organisation
de médias, il est souvent nécessaire de regarder au-delà des participations
de première ligne et de prendre en compte les participations indirectes ainsi
que les participations effectives dans le cas desquelles il se peut
que le véritable propriétaire ne soit pas du tout dévoilé. Même
lorsque la législation requiert des informations sur les bénéficiaires
effectifs, il peut s'avérer difficile d'établir si les informations
fournies sont correctes. Le but recherché dans un mécanisme de participation
effective est souvent de dissimuler l'identité du véritable propriétaire
pour des raisons commerciales ou politiques; dès lors, on peut s'attendre
à ce que les informations en question ne soient pas spontanément
divulguées.
30. En outre, pour avoir une vue complète de la situation, il
est aussi important de prendre en compte:
- les intérêts liés (c'est-à-dire, les intérêts détenus
dans des organes de presse par des individus liés au propriétaire,
en particulier des membres de la famille);
- les participations liées ou les participations croisées
dans d'autres entités (c'est-à-dire, les informations sur la nature
et le périmètre des intérêts détenus par les propriétaires de médias
dans d'autres organisations de médias voire dans d'autres secteurs
économiques).
31. Pour comprendre de façon plus précise non seulement qui détient
les médias mais aussi qui les contrôle (transparence de l'influence),
il est impératif de disposer également de détails sur les autres
personnes ou organes susceptibles d'exercer une influence significative
sur la politique éditoriale. Il y a la catégorie des personnes qui
occupent des postes clés dans l'entreprise (membres de la haute
direction, tels que les directeurs, et le rédacteur en chef). Il
y a aussi la catégorie des bailleurs de fonds; en effet, des données financières,
en particulier des informations sur les sources de financement des
médias, peuvent révéler des influences commerciales ou politiques
potentiellement significatives (à travers des subventions publiques, annonces
publicitaires ou dons), ainsi qu'une influence de médias sur des
partis politiques ou des organes de l'Etat.
32. En outre, d'aucuns ont fait valoir que les obligations de
divulgation devraient également s'étendre aux liens politiques ou
religieux afin de contribuer à éclairer les possibles influences
sur la politique de programmation ou la politique éditoriale (ou,
à l'inverse, l'influence des médias sur des partis politiques ou
des organes de l'Etat).
3.3.4. Quelle est l'accessibilité
des informations au public?
33. L'accessibilité est non seulement une question de
disponibilité des informations mais aussi une question de réduction
du degré de complexité de ces informations. Les données économiques
sont souvent très techniques et pas aisées à saisir pour les personnes
non expertes. Il est donc recommandé de prendre également en considération
les aspects procéduraux dans l'élaboration des dispositions sur
la transparence de la propriété des médias.
3.3.5. Quelle est l'efficacité
du régime de divulgation?
34. Pour s'assurer que les informations sont complètes,
exactes et facilement accessibles au public, en d'autres termes
que la divulgation est effective, il importe que les bases de données
soient actualisées et que les obligations de divulgation soient
assorties d'un contrôle effectif et de sanctions appropriées.
4. La situation en
Europe
35. Plusieurs études comparatives récentes ont examiné
de plus près les obligations de divulgation existantes dans les
Etats européens, la plus récente étant l'étude sur l'intégrité dans
les médias réalisée entre juillet 2013 et février 2014 dans le cadre
du projet régional de l'Observatoire des médias de l'Europe du Sud-Est.
Cette étude a couvert les cinq pays d'Europe du Sud-Est suivants:
Albanie, Bosnie-Herzégovine, Croatie, «l'ex-République yougoslave
de Macédoine» et Serbie (tous membres du Conseil de l'Europe). Les conclusions
des études sur la transparence de la propriété des médias dressent
un sombre tableau de la situation dans ces pays, malgré un certain
nombre d'initiatives louables prises ces dernières années pour accroître
la transparence et lutter contre l'instrumentalisation politique
des médias.
36. Une étude systématique spécialement axée sur la transparence
de la propriété des médias a été réalisée par le programme Open
Society sur le journalisme indépendant et Access Info Europe en
2012 (ci-après, l'«étude sur la TPM»). L'étude a examiné des règlements
spécifiques aux médias et des lois sur les sociétés de 19 pays du
Conseil de l'Europe situés dans différentes parties du continent
(plus le Maroc) afin d'évaluer la mesure dans laquelle le public
a accès à des données sur la propriété des organes de presse (directement
ou par le biais de l'organe de régulation).
37. Sa principale conclusion est que dans plus de la moitié des
pays examinés, les règles en vigueur sur la propriété des sociétés
et des médias ne permettent pas aux membres du public de savoir
qui sont les bénéficiaires réels ou effectifs des médias, et que,
dans la plupart des pays, le cadre juridique ne garantit pas au
public un accès aux informations sur les propriétaires des organes
de la presse écrite ou des médias en ligne.
38. Cela étant, l'étude a aussi identifié des modèles de bonnes
pratiques et des exemples sur la façon d'assurer la transparence
de la propriété des médias. Les paragraphes suivants décrivent ces
bonnes pratiques observées dans différents pays mais présentées
à travers deux études de cas spécifiques, qui concernent la Norvège
(dont le régime peut être considéré comme le plus en avance pour
un certain nombre de raisons d'après le rapport d'Access Info à
l'intention du Groupe de haut niveau sur la liberté et le pluralisme des
médias) et la Croatie (qui dispose d'une législation bien définie,
mais peu appliquée). Un troisième volet examine en particulier les
initiatives d'autoréglementation et les initiatives volontaires
partant de la base.
5. La voie à suivre
39. L'étude sur la TPM réalisée par Access Info et OSPIJ
– évoquée plus haut – a donné lieu à dix recommandations sur la
transparence de la propriété des médias
.
Les recommandations énoncent, entre autres, les types d'informations
à fournir aux autorités responsables des médias; les seuils de divulgation
qui sont nécessaires; la manière dont les informations devraient
être collectées; ainsi que la manière dont et le lieu où elles devraient
être mises à disposition. Elles ont été améliorées grâce à la consultation
de près d'une centaine de militants de la société civile et d'experts
des médias, et éprouvées à travers des échanges avec des agents
d'institutions européennes et des parlementaires, y compris – de
façon très constructive – de l'Assemblée parlementaire du Conseil
de l'Europe.
40. En substance, les recommandations prescrivent la mise en œuvre
de trois axes d'action essentiels au niveau national:
- les Etats devraient se doter
d'un cadre juridique clair et précis imposant des normes déclaratives obligatoires
aux médias audiovisuels, organes de la presse écrite et médias en
ligne analogues afin de permettre l'identification des bénéficiaires
effectifs et propriétaires en dernier ressort, jusqu’au niveau des
personnes;
- un organe indépendant devrait exercer un contrôle effectif
du respect de ces normes;
- le public devrait avoir accès, à titre gratuit, aux informations
pertinentes sur la propriété des médias, que ce soit à travers le
site internet des médias concernés (c'est-à-dire directement) ou
à travers une base de données centralisée en ligne tenue par l'autorité
responsable des médias.
41. Neuf des recommandations de l'étude sur la TPM sont axées
sur ce que les parlements nationaux en Europe peuvent ou devraient
faire pour améliorer la transparence de la propriété dans le secteur
des médias, dans la mesure où les parlements représentent le niveau
politique le plus proche du «terrain» et sont capables de produire
les résultats les plus directs. Toutefois, sachant que la réalisation
d'une véritable transparence dépend d'un effort concerté de différents
acteurs concernés à différents niveaux, la dixième recommandation concerne
à juste titre l'accès transnational et la comparabilité.
42. Le Conseil de l'Europe devrait continuer à promouvoir des
normes détaillées en matière de transparence de la propriété des
médias et à instamment inviter les membres à mettre en œuvre ces
normes au niveau national. L'Union européenne devrait envisager
d'introduire des normes sur la transparence de la propriété des médias
dans un instrument législatif de sorte à créer les outils pour faire
respecter la conformité dans les Etats membres de l'Union européenne.
Il importe que ces normes soient en harmonie avec celles élaborées
par le Conseil de l'Europe et que la cohérence avec les initiatives
dans d'autres domaines, tels que la lutte contre le blanchiment
de capitaux, soit assurée.
43. Comme indiqué ci-dessus, les parlements nationaux devraient
adopter un cadre juridique détaillé qui introduise ou développe
des obligations de divulgation fortes et habilite l'organe de régulation
à rendre opérationnelles ces obligations.
44. Les organes de régulation devraient coordonner leur action
et échanger des exemples de bonnes pratiques – par exemple via la
Plate-forme européenne des instances de régulation (EPRA) ou le
groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels
– en vue d'établir un format commun de collecte et d'enregistrement
systématiques des données. Une plus grande cohérence des différentes
bases de données nationales permettra de les relier, de rendre les
obligations administratives moins onéreuses pour les entreprises
opérant dans plusieurs pays et faciliter les comparaisons entre
les pays.
45. Dans ce processus, il convient de consulter les organisations
non gouvernementales, de la société civile et universitaires concernées
ainsi que les opérateurs commerciaux et les organismes professionnels,
pour deux raisons. Premièrement, ils ont souvent pris des initiatives
importantes pour renforcer la transparence de la propriété des médias
et ont ainsi acquis une expérience appréciable dans ce domaine.
Deuxièmement, leur rôle dans la création d'une «culture de la transparence»
ne doit pas être sous-estimé.
46. Enfin, il ne faudrait pas oublier que l'adoption d'un cadre
juridique solide n'est que la première étape – quoiqu'une étape
déterminante – sur la voie vers une véritable transparence de la
propriété. Tout aussi déterminante est l'application effective des
règles juridiques – qui, outre des législateurs audacieux, exige
une instance de régulation indépendante et performante, des organisations
de médias coopératives et des groupes de surveillance vigilants
au sein de la société civile. Il convient d'encourager les organes
judiciaires à tous les niveaux – européen et national – à reconnaître
explicitement les liens entre la liberté d'expression, le pluralisme des
médias et une démocratie qui fonctionne, d'une part, et la transparence
de la propriété des médias, d'autre part.
47. En d'autres termes, la promotion d'une véritable culture de
la transparence relève de la responsabilité de toutes les parties
concernées. Cependant, on ne peut nier que les parlements nationaux
sont aux commandes. Il se peut que la route qui les attend soit
parsemée d'embûches, mais comme le dit la sagesse populaire, un
fardeau partagé est un fardeau réduit de moitié. Par conséquent,
si les acteurs nationaux et internationaux coordonnent leur action,
la charge des efforts visant à assurer la transparence de la propriété des
médias – qui, de toute évidence, n'est pas légère – pourrait en
fin de compte ne pas être si difficile à porter.
6. Conclusions
48. Ainsi qu’on peut le constater dans l’étude relative
à la transparence de la propriété des médias (TPM), en raison de
l’absence ou du caractère limité, dans de nombreux Etats, en matière
de divulgation d’informations, de dispositions qui soient spécifiques
aux médias ou de portée générale, les citoyens ne sont pas en mesure
de déterminer qui possède ou contrôle les médias qui fonctionnent
dans leur pays. En conséquence, des mesures supplémentaires sont
nécessaires au niveau interne.
49. Il faudrait encourager les organes judiciaires et législatifs
à reconnaître expressément les liens entre la liberté d’expression,
le pluralisme des médias et une démocratie qui fonctionne, d’une
part, et la transparence de la propriété des médias, d’autre part.
50. Il faudrait prendre des mesures, dans les Etats qui ne l’ont
pas encore fait, pour adopter une législation conforme tant à la
Recommandation no R (81) 19 du Comité
des Ministres sur l’accès à l’information détenue par les autorités
publiques qu’à la Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès
aux documents publics (STCE no 205).
51. Afin que l’on puisse parfaitement comprendre qui possède ou
contrôle effectivement ces médias, il est indispensable aussi que
les informations ci-après soient également rendues publiques: les
holdings indirectes et cachées, les intérêts connexes, les participations
liées dans d’autres sociétés, et les influences commerciales ou
politiques qui peuvent être considérables, par exemple grâce à la
publicité ou aux dons.
52. Les Etats et leurs instances de régulation devraient coordonner
et échanger des exemples de bonnes pratiques afin d’établir peu
à peu des normes concrètes en matière de transparence de la propriété
des médias. Ces normes devraient notamment s’inspirer des catégories
mises en évidence dans la Recommandation CM/Rec(2007)2 du Comité
des Ministres sur le pluralisme des médias et la diversité du contenu
des médias.
53. Les Etats devraient adopter, s’ils n’en ont pas encore, des
mesures obligeant les responsables politiques et les hauts fonctionnaires
à déclarer tous les intérêts qu’ils peuvent avoir dans des médias.
54. Le Conseil de l’Europe et l’Union européenne devraient coordonner
encore plus leurs activités pour accroître la transparence de la
propriété des médias en Europe. Il faudrait aussi envisager sérieusement d’établir
une base de données à caractère paneuropéen, éventuellement à partir
des informations déjà réunies par l’Observatoire européen de l’audiovisuel
et concernant à la fois les médias imprimés et les médias en ligne.