1. Introduction
1. Le nombre de migrants qui se sont noyés depuis le
début de l’année 2015 en tentant de traverser la mer Méditerranée
atteindrait 1 500. Ce chiffre est cinquante fois supérieur à celui
enregistré l’année passée sur la même période. La semaine dernière
en particulier a été marquée par une hausse sans précédent du nombre de
victimes. Le dernier épisode de la série d’incidents meurtriers
s’est déroulé le 18 avril 2015, battant le précédent funeste record:
pas moins de 700 hommes, femmes et enfants auraient péri au cours
d’un seul naufrage. Jusqu’à présent, l’incident le plus tragique
avait fait, selon les estimations, 500 victimes au large des côtes
maltaises à l’automne dernier. Au moment même de la rédaction du
présent rapport, le 20 avril 2015, il est fait état d’un nouveau
naufrage qui, s’il venait à être confirmé, ferait 400 victimes supplémentaires.
2. Un phénomène particulièrement inquiétant est la cruauté grandissante
des passeurs sans scrupules qui, attirés par l’appât de gains encore
plus importants, n’hésitent pas à commettre les infractions les
plus graves entraînant des violations sérieuses des droits de l’homme:
selon les allégations, ils enfermeraient les migrants dans les cales,
ouvriraient le feu sur les garde-côtes afin de récupérer leur bateau,
les empêchant ainsi de porter secours aux victimes, ou encore abandonneraient
à la dérive des «vaisseaux fantômes» délabrés et surchargés, mettant
grandement en danger la vie des passagers.
3. La situation n’est pas près de s’arranger dans un avenir proche.
Les conflits armés et l’instabilité, les persécutions fondées sur
des motifs religieux ou ethniques, ainsi que la pauvreté économique
qui règne en Afrique et au Moyen-Orient continueront de générer
un nombre sans cesse croissant de migrants et de demandeurs d’asile.
Selon les estimations, 70 000 personnes attendraient un bateau sur
les côtes libyennes qui constituent le point de départ vers l’Europe
pour près de 90 % des migrants par voie maritime. Des dizaines de
milliers d’autres sont en chemin vers les rives sud de la Méditerranée.
Une fois arrivés, ils continuent de vivre dans des conditions épouvantables
et seraient victimes de maltraitance de la part des passeurs avant d’embarquer.
Les actes de violence extrême sont fréquents dans ces centres d’hébergement
temporaires. Les passeurs agissent dans une relative impunité, particulièrement
en Lybie, où les institutions étatiques sont totalement inefficaces.
4. L’arrivée massive de réfugiés sur les rivages européens, principalement
italiens, fait peser des pressions extrêmes sur les pays d’accueil.
Depuis le début de l’année, 31 500 migrants ont traversé la mer
et sont arrivés en Italie. Cependant, rien qu’en une semaine, entre
le 10 et le 17 avril 2015, quelque 13 500 migrants ont été secourus
par les garde-côtes italiens.
5. Les récentes déclarations des chefs de l’organisation terroriste
dénommée «Etat islamique» annonçant leur intention de mêler aux
flux de réfugiés certains de leurs membres, chargés de commettre
des attentats terroristes en Europe, ont suscité des questions légitimes
de sécurité.
6. Par ailleurs, l’incident tragique rapporté la semaine dernière,
à la suite d’une bagarre sur un bateau durant laquelle neuf migrants
chrétiens ont été jetés par-dessus bord par les passagers musulmans,
conjugué aux récents rapports sur l’assassinat de 27 migrants chrétiens
par ledit «Etat islamique» sur les côtés libyennes, font craindre
au plus haut point une transposition de conflits religieux ou ethniques
sur le sol européen.
7. Tous ces problèmes interconnectés ont déjà été abordés et
continuent de figurer à l’ordre du jour de la commission des migrations,
des réfugiés et des personnes déplacées
.
Le présent rapport, établi selon la procédure d’urgence, fait suite
à la hausse soudaine et extrêmement préoccupante de pertes en vies
humaines et à l’amplification de la situation de crise. A mon avis,
le problème des victimes en Méditerranée dépasse la question des
migrations et a une dimension politique, beaucoup plus large. Elle
revêt une dimension humanitaire, mais est aussi devenue un problème
politique qui appelle une réaction politique urgente au niveau de
l’Europe.
8. Compte tenu des délais extrêmement courts, le présent rapport
ne peut offrir une analyse exhaustive de la situation et n’entend
pas constituer une vue d’ensemble détaillée des migrations irrégulières
à travers la Méditerranée. De même, il n’a pas pour objectif de
remplacer d’autres rapports pertinents en préparation par la commission
des migrations (voir note de bas de page 3). Il propose en revanche
une évaluation politique qui sert de base à quelques propositions
concrètes visant à identifier des solutions possibles à cette situation dramatique
qui ne peut durer plus longtemps.
2. Bref
aperçu des migrations irrégulières en Méditerranée
9. Le nombre de migrants en situation irrégulière qui
traversent la Méditerranée a enregistré une progression constante
au cours des dernières années, avant d’exploser à partir du second
semestre 2014. En 2012, 12 000 migrants en situation irrégulière
sont parvenus à traverser la Méditerranée; en 2013, ils étaient près
de 60 000 à avoir débarqué sur les rivages de l’Europe (parmi lesquels,
43 000 en Italie). En 2014, le nombre total de migrants est passé
à plus de 210 000, parmi lesquels 170 000 sont arrivés en Italie.
D’après les chiffres communiqués par le ministère de l’Intérieur
de l’Italie, au 30 avril 2014, on comptait au total 26 644 arrivées.
En 2015, on en compte 5 000 de plus pour la même période. Si aucune
mesure n’est prise, il faut s’attendre à des chiffres record pour
toute l’année 2015.
10. Malheureusement, le nombre de morts a affiché une augmentation
proportionnelle: 500 personnes étaient portées disparues en 2012;
ce chiffre est passé à 600 en 2013, avant d’atteindre le triste
record de 3 500 morts en 2014. On compte déjà plus de 1 500 morts
cette année, chaque jour apportant son lot de tragiques nouvelles.
11. Les migrants empruntent plusieurs itinéraires, qui changent
très rapidement face aux conditions extérieures, notamment aux mesures
de contrôle des migrations dans certains pays. A l’heure actuelle, l’itinéraire
privilégié traverse la Méditerranée en son centre et a pour principaux
points de départ la Libye (90 %) et l’Egypte, et pour principaux
points d’arrivée l’Italie et Malte. Les flux migratoires mixtes
vers l’Europe sont composés de réfugiés, de demandeurs d’asile et
de migrants économiques, qui viennent en majorité de l’Afrique subsaharienne,
de l’Erythrée (23 %), de la Somalie, de l’Afghanistan et de la Syrie
(17 %), et dont la plupart ont été secourus dans les eaux internationales.
12. La traversée de la Méditerranée est facilitée par les passeurs
de migrants. Ces groupes adaptent leurs itinéraires et leurs méthodes
aux changements de situation, notamment aux mesures prises par les
autorités européennes. Les pertes humaines en Méditerranée sont
dues en grande partie aux méthodes employées par les passeurs qui
organisent les transports maritimes: pour réduire les coûts au minimum,
les bateaux utilisés sont souvent impropres à la navigation et,
pour faire un maximum de profits, ils sont toujours excessivement bondés;
la traversée s’effectue souvent dans des conditions météorologiques
périlleuses; le matériel de sécurité de base est insuffisant voire
totalement absent; la quantité d’eau et de nourriture disponible
est insuffisante pour les passagers; et, bien souvent, les passeurs
abandonnent les navires en haute mer, avec à leur bord des migrants
livrés à eux-mêmes, qui ont des connaissances minimales en matière
de navigation et ne peuvent qu’espérer être secourus par les autorités
publiques. Comme je l’ai indiqué dans l’introduction, le mépris
flagrant des passeurs pour la vie humaine semble s’être intensifié
au cours des dernières semaines.
13. Lorsque 366 personnes ont péri dans un naufrage au large de
l’île italienne de Lampedusa en octobre 2013, les autorités italiennes,
et elles seules parmi tous les pays européens, ont pris des mesures
concrètes pour éviter que la mer ne fasse d’autres victimes. Elles
ont lancé l’opération Mare Nostrum, qui a vu le déploiement d’une
part significative des forces maritimes du pays, avec pour mission
de secourir les migrants dans les eaux internationales. Cette opération
humanitaire a relégué à l’arrière-plan des différends de longue date
entre l’Italie et Malte au sujet de l’ampleur de leurs opérations
de recherche et de sauvetage respectives, qui avaient nui à leur
efficacité. Entre octobre 2013 et septembre 2014, la marine italienne
a secouru plus de 100 000 personnes.
14. Durant des mois, les autorités italiennes ont fait pression
auprès de l’Union européenne pour qu’elle prenne la direction de
l’opération Mare Nostrum ou, au moins, pour qu’elle y contribue
de manière significative. En novembre 2014, les autorités italiennes
ont décidé finalement de mettre un terme à l’opération. S’il est certain
que cette décision a été prise en grande partie pour des raisons
financières, il y a lieu de souligner que le Règlement de Dublin
de l’Union européenne, dans sa version actuelle, dissuade les pays
du Sud de l’Europe de mener toute opération effective de recherche
et de sauvetage. En effet, ils se trouvent tous confrontés à la responsabilité,
après le sauvetage, de prendre en charge les demandeurs d’asile,
de traiter les demandes d’asile et, éventuellement, de renvoyer
chez eux les demandeurs d’asile déboutés. La commission des migrations
prépare en ce moment un rapport portant spécifiquement sur la nécessité
d’une révision du Règlement de Dublin et d’une répartition plus
équitable des responsabilités entre les pays européens.
15. En août 2014, la Commission européenne a lancé sa propre opération
nommée «Triton», dont la mise en œuvre est confiée à Frontex (Agence
européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières
extérieures des Etats membres de l’Union européenne). Cependant,
la capacité de Frontex à répondre aux besoins en matière de recherche
et de sauvetage en Méditerranée n’est pas d’un niveau comparable
à celle de Mare Nostrum pour ce qui est des ressources matérielles
et opérationnelles. Qui plus est, son champ d’action est beaucoup
plus restreint.
16. Force est de constater que l’augmentation actuelle du nombre
de victimes découle en partie de l’interruption de l’opération Mare
Nostrum. D’un autre côté, nul ne peut ignorer les répercussions
indirectes de cette opération de sauvetage humanitaire qui, d’après
de nombreux observateurs, aurait contribué à l’intensification de
l’afflux de migrants quittant l’Afrique du Nord par la mer.
17. Le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR)
a fait part de sa vive inquiétude au sujet de la sécurité de dizaines
de milliers de migrants actuellement pris au piège en Libye. Il
en est de même en Egypte.
18. La forte augmentation du nombre d’arrivées remet à nouveau
en question le Règlement de Dublin, selon lequel la responsabilité
de l’accueil et de la prise en charge des migrants en situation
irrégulière et des demandeurs d’asile incombe intégralement à un
nombre limité de pays de destination, l’Italie en particulier. Cette
forte augmentation donne également à réfléchir quant à la pertinence
de la procédure et de la législation en vigueur en matière d’asile.
3. Moyens possibles
de relever ces défis
19. Il est clair que cette situation humanitaire insupportable
ne peut pas continuer et que l’Europe doit prendre rapidement des
mesures pour éviter de nouvelles pertes en vies humaines. Les opérations
de sauvetage doivent être renforcées et les contributions doivent
être mieux équilibrées entre les pays européens. Il conviendrait
également de mettre en place un système collectif renforcé de recherche
et de sauvetage au niveau de l’Union européenne. Cependant, les
opérations de secours et de sauvetage ne peuvent pas être considérées
comme le principal remède à un problème aux multiples facettes et
doivent être accompagnées d’autres mesures. Elles ne doivent pas,
en particulier, encourager les migrants en situation irrégulière
à prendre la mer.
20. Des mesures adéquates devraient être prises pour combattre
les activités des réseaux criminels de passeurs. Force est de reconnaître
que la lutte contre le trafic de migrants est loin d’être efficace
et que la coopération européenne a encore beaucoup de progrès à
faire dans ce domaine. Le succès de la Task Force 120, dont l’efficacité
a permis d’éliminer la piraterie somalienne, pourrait être considéré
comme un exemple à suivre pour sauver des vies et lutter contre
les trafiquants. J’espère que M. Chikovani, qui prépare actuellement un
rapport sur la criminalité organisée et les migrants au nom de la
commission des migrations, examinera en profondeur les mesures qui
pourraient être recommandées aux Etats membres du Conseil de l’Europe
à cet égard.
21. Le partage des responsabilités concernant l’accueil et la
prise en charge des migrants en situation irrégulière et des demandeurs
d’asile est un autre problème qui nécessite une réévaluation politique.
Le Règlement de Dublin devrait être revu. Je suis convaincu que
M. Nicoletti, rapporteur de la commission des migrations sur cette
question, examinera attentivement ce point.
22. Cependant, le principal défi à relever est de réduire le nombre
de personnes qui s’embarquent pour une traversée maritime dangereuse.
Il est crucial de recenser et d’utiliser les moyens de réduire les
pressions migratoires dans les pays d’origine et de transit. La
lutte contre les réseaux de trafiquants qui exploitent et maltraitent
les migrants est nécessaire mais ne sera pas, à elle seule, une
solution au problème.
23. Les autres voies d’immigration légale (réinstallation, accès
facilité au regroupement familial et autres mécanismes d’entrée
tenant compte des besoins de protection) préconisées par les organisations
de défense des droits de l’homme et déjà en place (à une échelle
limitée) sont à recommander, mais elles ne résoudront pas non plus
l’ensemble du problème. Tant que les disparités et les difficultés
économiques subsisteront, les populations migreront pour rechercher
une vie meilleure. La seule façon de vraiment changer la réalité
est de traiter la cause profonde du problème.
24. D’où l’importance des projets d’aide humanitaire et de développement
dans les pays de transit et d’origine. En effet, l’amélioration
des conditions de vie dans ces pays permettrait certainement d’atténuer
les pressions migratoires. Il serait aussi bénéfique pour tous les
acteurs concernés de contribuer au renforcement des capacités et
à la mise en place d’institutions dans les pays de transit et de
premier asile.
25. Les pays européens devraient renforcer leur coopération, notamment
en matière judiciaire et en matière d’enquête, avec les pays d’origine
et de transit.
26. Il faudrait également examiner la possibilité d’un traitement
extérieur des demandes afin de garantir l’accès à l’asile de ceux
qui ont besoin d’une protection internationale. Une telle solution
exigerait un examen approfondi des politiques d’asile mais permettrait
de relever le défi des flux migratoires mixtes.
27. Les tragédies dont nous sommes aujourd’hui témoins presque
quotidiennement montrent que les mécanismes et dispositifs existants
ne suffisent pas à éviter une perte dramatique de vies humaines
en mer. Une approche globale est donc nécessaire pour répondre plus
efficacement à cette situation. Il faut agir de toute urgence et
en concertation.
28. En réaction à la récente tragédie survenue en Méditerranée
le 20 avril 2015, les ministres de l’Union européenne ont tenu une
réunion d’urgence à Luxembourg et proposé un plan en dix points
en vue d’apporter des solutions à la crise. Ce plan sera soumis
à un Sommet européen convoqué le 23 avril 2015. Les mesures proposées
comprennent le renforcement des opérations de contrôle aux frontières
de l’Union européenne (Triton et Poséïdon) en Méditerranée, assorti
d’une augmentation de leurs moyens financiers et matériels et d’un
élargissement de leur champ d’action. Le plan propose une action
systématique pour confisquer et détruire les embarcations utilisées
par les passeurs et la mise sur pied d’un nouveau programme en vue
du retour rapide des migrants, ainsi que d’autres mesures destinées
à renforcer la lutte contre les passeurs. Il envisage également
la fourniture d’une aide à l’Italie et à la Grèce pour le traitement
des demandes d’asile et la prise des empreintes digitales de tous
les migrants. Un projet pilote de réinstallation de personnes ayant besoin
de protection sera élaboré.
29. Ces mesures d’urgence à court terme sont bienvenues car elles
répondent à certaines préoccupations. Elles sont cependant tout
à fait insuffisantes et j’attends à ce que le programme global de
l’Union européenne en matière de migration, qui devrait être annoncé
en mai, traite des autres problèmes en suspens mentionnés plus haut.