1. Introduction
1. Dans la
Résolution
2028 (2015) sur la situation humanitaire des réfugiés et des personnes
déplacées ukrainiens, adoptée en janvier 2015, et dans le rapport
correspondant (
Doc. 13651), l’Assemblée parlementaire a exprimé sa vive préoccupation
à propos du «nombre croissant de personnes signalées comme disparues
par toutes les parties au conflit militaire en Ukraine».
2. En ma qualité de rapporteur sur la question et d’ancien rapporteur
sur les personnes disparues en Europe, j’ai fait une déclaration,
à l’issue de l’audition organisée par la commission des migrations,
des réfugiés et des personnes déplacées le 30 septembre 2014, par
laquelle j’ai exprimé ma préoccupation face au nombre croissant
de personnes signalées comme disparues par toutes les parties au
conflit militaire en Ukraine, et j’ai appelé les autorités de l’Ukraine
et de la Fédération de Russie à prendre toutes les mesures nécessaires
pour aider les familles des personnes disparues à trouver et, le
cas échéant, à identifier sans délai, les restes de leurs proches.
3. Le présent rapport fait suite à une proposition de résolution
sur les personnes disparues déposée par la commission lors de la
partie de session de janvier 2015, qui, étant donné l’urgence de
la question, a été renvoyée à la commission pour rapport dans le
cadre du suivi du rapport précédent sur la situation humanitaire en
Ukraine.
4. D’après le Bureau de la coordination des affaires humanitaires
des Nations Unies (BCAH), plus de 5 486 personnes ont perdu la vie
au cours du conflit en Ukraine, et 12 972
autres ont
été blessées depuis la mi-avril 2014. Le bilan risque malheureusement
d’être nettement plus lourd, car l’on reste sans nouvelles de plus
d’un millier de personnes portées disparues depuis le début du conflit.
5. Il s’agit non seulement de militaires mais aussi de civils,
parmi lesquels des bénévoles venus porter secours à la population
dans les zones en conflit. Les informations sur leur nombre et le
lieu où elles pourraient se trouver sont éparpillées entre différents
organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, et difficiles à
obtenir. La situation est d’autant plus compliquée que la plupart
des personnes disparues (qu’elles soient en vie ou non) sont restées
dans les territoires contrôlés par les groupes séparatistes.
6. Je considère qu’il est indispensable d’appeler toutes les
parties au conflit ainsi que les organisations internationales concernées
à s’attaquer à ce problème humanitaire pressant. Le présent rapport
tente d’identifier les mesures concrètes qui pourraient être prises
et de définir des recommandations urgentes pour réunir des informations
sur le sort des personnes disparues.
7. Les éléments rassemblés dans le présent exposé des motifs
sont tirés des différentes sources et publications disponibles,
ainsi que de l’audition qui s’est tenue le 23 mars 2015 avec la
participation de représentants des autorités ukrainiennes et de
la société civile d’Ukraine et de la Fédération de Russie. Je tiens
également à remercier les autorités ukrainiennes pour m’avoir fourni
toutes les informations demandées, nécessaires à la préparation
du présent rapport.
2. Le point
sur les personnes disparues pendant le conflit en Ukraine
8. Suite à la décision des autorités ukrainiennes de
requalifier les interventions militaires dans l’est du pays en opération
antiterroriste, l’institution qui assume la responsabilité première
en matière de collecte de données sur le sort des personnes disparues
est, d’un point de vue juridique, le Service de sécurité de l’Ukraine.
Pourtant, dans la pratique, plusieurs autres institutions, dont
le ministère de la Défense et toutes les forces de l’ordre d’Ukraine,
collectent des informations sur les soldats tués (catégorie 200),
blessés (catégorie 300) et disparus ou capturés (catégorie 400)
pendant le conflit. Les chiffres entre parenthèses sont les codes
militaires correspondant à ces catégories. Il existe donc différentes
listes de personnes disparues, établies par différentes administrations,
et les informations disponibles sont dispersées.
9. Une personne est considérée comme disparue si l’on n’a pas
retrouvé son corps. Même si son décès est confirmé par des témoins,
du moment où elle n’est pas retrouvée son nom est inscrit dans la
catégorie 400, et n’est transféré dans la catégorie 200 que six
mois plus tard. Dans la pratique, il arrive cependant que le nom d’une
personne soit inscrit simultanément dans les deux catégories, sur
des listes différentes.
10. Par ailleurs, il est malheureusement très fréquent que le
décès d’un soldat tué soit signalé par le commandement alors que
son corps n’a pas été récupéré. Dans certains cas, les corps sont
abandonnés sur le champ de bataille ou brûlés. Les soldats disparus
peuvent alors figurer dans la liste 200 ou dans la liste 400.
11. D’après les informations qui m’ont été communiquées par le
Service de sécurité de l’Ukraine, entre le 1er avril
2014 et le 12 mai 2015, 1 330 personnes ont été enregistrées comme
disparues. Parmi celles-ci, on comptait 3 journalistes, 43 agents
des affaires intérieures, 481 militaires, 8 gardes-frontières, 14 combattants de
régiments volontaires, 36 agents de la Garde nationale, 16 bénévoles,
621 civils et 108 personnes non identifiées. L’augmentation la plus
forte du nombre de personnes disparues a été enregistrée après les attaques
d’août 2014. Ces chiffres évoluent tous les jours, car de nombreuses
personnes, en particulier dans les territoires occupés, ne signalent
pas la disparition des membres de leur famille. Certains préfèrent
ne pas le faire pour des motifs d’ordre psychologique.
2.1. Civils portés disparus
12. D’après les informations fournies par les défenseurs
des droits de l’homme présents dans les territoires occupés par
les séparatistes, de nombreux militants, journalistes et civils
ont été kidnappés par des militants terroristes. Beaucoup ont été
frappés, torturés et même utilisés comme esclaves pour creuser des
tranchées et construire des barrages routiers
. Les proches des civils disparus,
terrifiés par la répression qu’exercent les occupants, ont peur
de signaler les disparitions.
13. J’ai été très touché par le récit de Lera Kulish de Lougansk:
«Il était 4 heures du matin le 8 août 2014 lorsque huit individus
armés ont fait irruption au domicile de mes parents situé à Peremozhne,
dans la région de Lougansk. Je n’étais pas là, mais mes parents
et mon grand-père étaient présents. Les terroristes cherchaient
des armes mais n’en ont pas trouvés. Ils ont donc emmené ma mère,
Elena Kulish, et mon beau-père, Vladimir Alekhin, ainsi que deux
de nos voitures qui étaient garées dans la cour. Ma mère avait créé
un blog sur internet donnant des nouvelles de la ville à nos proches
résidant en dehors des territoires occupés. Je suppose que c’est
à cause de cela que mes parents ont été enlevés. En décembre, les
autorités de la LNR [République populaire de Lougansk] m’ont appelée
pour procéder à l’identification des corps, mais il ne m’a pas été
possible de le faire compte tenu de leur très mauvais état. Les
autorités ne s’occupent pas des corps et ne prélèvent pas d’échantillons
ADN. Elles ont promis de les envoyer dans l’oblast de Rostov en
Russie pour une expertise biométrique, mais rien n’a été fait».
14. Il existe également des informations faisant état d’enlèvements
de civils ukrainiens suivis de leur transfert illégal vers le territoire
de la Fédération de Russie. L’un des chefs du parti UNA-UNSO, Mykola Karpiuk,
a été enlevé dans la région de Chernigiv (Ukraine) et transféré
en Russie le 21 mars 2014. La Commission d’enquête russe compétente
a informé sa famille des chefs d’accusation portés contre lui. Elle leur
a dit qu’il avait été placé en détention à Iessentouki (Fédération
de Russie, Caucase du Nord) et poursuivi pour «banditisme» car il
était soupçonné d’avoir participé à la campagne militaire tchétchène
en 1994-1996. Depuis son enlèvement, sa famille n’a reçu qu’une
lettre de sa part, le 6 février 2015. En violation de la législation
de la Fédération de Russie, un avocat et consul ukrainien n’a pas
été autorisé à lui rendre visite. Le 14 mai 2015, son avocat, M. Illia
Novikov a affirmé qu’il ne pensait pas que Mykola Karpiuk soit encore
en vie
.
15. Il faudrait de mon point de vue enjoindre aux groupes séparatistes
qui contrôlent les territoires occupés dans les régions de Donetsk
et Lougansk de s’abstenir de toute violation des droits de l’homme
– ce qui inclut notamment les enlèvements, les disparitions forcées,
les actes de torture et les assassinats à motivation politique visant
des citoyens ukrainiens. Ils doivent mener des enquêtes et poursuites
effectives contre les auteurs de ces crimes.
2.2. Personnes disparues
en Crimée
16. Human Rights Watch (HRW) et des organisations non
gouvernementales locales ont signalé plusieurs cas de disparitions
de personnes en Crimée depuis mai 2014
.
D’après l’organisation non gouvernementale (ONG) ukrainienne Centre
of Civil Liberties, une vingtaine de civils au moins ont été portés
disparus depuis le début de l’occupation de la péninsule. Les victimes
sont, dans l’immense majorité, des opposants à l’occupation illégale
de la Crimée. Trois d’entre elles ont été retrouvées mortes, huit
autres ont été libérées et on ignore encore où se trouvent les neuf
restantes.
17. Au moins six personnes enlevées ont subi des actes de torture
et des traitements inhumains. Le militant Tatar de Crimée Reshat
Ametov, par exemple, a été retrouvé mort, son corps portant de nombreuses
traces de torture (il est décédé d’un coup de couteau dans l’œil).
Cet acte a semé la peur parmi les autres membres de la communauté
des Tatars de Crimée et poussé de nombreuses personnes à quitter
leur terre natale. Près de 20 000 personnes ont fui la Crimée depuis
son annexion par la Fédération de Russie pour trouver refuge dans
d’autres régions d’Ukraine et à l’étranger.
18. D’après les chiffres donnés par l’Ombusdman russe, Mme Ella
Pamfilova,
dans son rapport annuel 2014, depuis
le passage de la Crimée sous la houlette de la Russie, 13 Tatars
de Crimée, 24 Ukrainiens et 119 Russes ont été portés disparus.
19. Il est toutefois impossible de déterminer le nombre réel de
personnes portées disparues en Crimée, les autorités des secteurs
occupés n’enquêtant pas sur les affaires de disparition et n’autorisant
pas les observateurs internationaux des droits de l’homme à entrer
en Crimée. Dans l’ensemble, la situation des droits de l’homme en
Crimée est extrêmement préoccupante, comme le confirment les récents
rapports du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
et du Haut-Commissaire
des Nations Unies aux droits de l’homme
.
2.3. Soldats russes
portés disparus
20. Les autorités russes ne fournissent aucune information
officielle sur les soldats russes disparus, ne reconnaissant pas
pour l’heure leur implication dans le conflit. Cela dit, des officiels
russes, en particulier le Président Poutine, ont à plusieurs reprises
admis l’existence de «volontaires» russes venus aider leurs «frères»
dans l’est de l’Ukraine.
21. Le Service de sécurité de l’Ukraine a quant à lui mis en place
une ligne d’assistance téléphonique pour les proches des soldats
russes disparus. Depuis sa création, celle-ci a reçu plus d’une
vingtaine d’appels de familles russes demandant des informations
sur des soldats russes disparus dans le Donbass. Le Service de sécurité
de l’Ukraine signale au Consulat de Russie à Kiev tous les cas de
citoyens russes capturés, de sorte que leurs proches puissent être
tenus informés de l’endroit où ils se trouvent.
22. Les faits suivants, à propos d’un soldat russe disparu en
Ukraine, ont été relatés dans
Deutsche
Welle le 4 mars 2015: «Un orphelin du nom de Petr Khokhlov
a signé en 2014 un contrat à durée limitée avec l’armée russe. Un
jour, il a disparu de sa base, sans dire un mot ni à sa fiancée,
ni à son frère. Quelque temps après, il a été vu dans une vidéo
tournée par les autorités ukrainiennes, où il apparaissait en tant
que prisonnier de guerre. Son frère a appris par la suite que Petr
avait été échangé contre des soldats ukrainiens et donné aux séparatistes.
Mais le représentant de l’armée russe ne voulait pas en entendre
parler. Officiellement, Petr Khokhlov était un déserteur. On a perdu
sa trace jusqu’à ce que, quelques mois plus tard, un reporter du
New York Times le retrouve à un
poste de contrôle séparatiste dans l’est de l’Ukraine. Il a expliqué
au journaliste qu’il était là de son plein gré
».
3. Réponse et actions
pour l’identification des personnes disparues
3.1. Réponse des autorités
ukrainiennes
3.1.1. Mécanisme de coordination
et listes de personnes disparues
23. Les autorités ukrainiennes ont créé une structure
spécifique chargée de la coordination et de l’aide à la recherche
de personnes faites prisonnières ou disparues. Le 2 septembre 2014,
sur instruction du Président de l’Ukraine, un Centre interinstitutionnel
fournissant une aide pour la libération des prisonniers et des otages et
la recherche des personnes disparues a été mis en place sous l’égide
du Service de sécurité de l’Ukraine. Le responsable adjoint du Service
de sécurité de l’Ukraine, Vitaly Yalovenko, a été nommé à sa tête.
24. Le Centre examine les demandes de ressortissants ukrainiens
ou étrangers qui recherchent des personnes disparues, et leur apporte
aide et conseils. Il est également chargé d’établir une liste des
personnes disparues pendant le conflit en Ukraine. A la date du
12 mai 2015, il avait reçu 1 172 demandes par courrier électronique,
1 390 appels à sa permanence téléphonique et 1 033 visites sur place.
25. Au ministère de la Défense de l’Ukraine, la Division des services
généraux des forces militaires a mis en place une ligne téléphonique
spéciale pour les échanges d’informations sur les soldats décédés
ou disparus pendant les opérations. Celle-ci vise à aider les soldats,
les représentants des forces de sécurité et leurs familles.
26. Le ministère de l’Intérieur a établi plusieurs groupes de
travail locaux dans les régions, dans la ville de Kiev et dans les
gares ferroviaires, dont la mission principale est de recueillir
des informations sur les personnes disparues, enlevées ou emprisonnées
en vue de les inscrire dans le Registre unique des enquêtes préliminaires.
Ces groupes sont également chargés d’ouvrir les enquêtes opérationnelles
sur ces affaires.
27. En vue de focaliser l’attention du public et des médias sur
la recherche des personnes disparues dans la région de l’opération
antiterroriste, le ministère de l’Intérieur a publié sur sa page
web officielle des consignes aux citoyens dont les proches ont disparu
dans la région, une présentation de la procédure d’identification
des corps, une liste des personnes disparues et les numéros de téléphone
des responsables des groupes de travail.
28. Le principal problème qui se pose est que ces listes sont
en partie dressées sur la base d’affirmations écrites ou orales
de citoyens, qui n’ont pas été dûment vérifiées. Elles ne sont donc
pas totalement fiables. Comme les proches des personnes disparues
contactent souvent différentes institutions, les mêmes noms peuvent
figurer sur différentes listes. Il peut aussi arriver qu’une personne
dont le sort a été élucidé reste inscrite sur une ou plusieurs listes.
29. A ma connaissance, le pouvoir central ne possède aucune liste
unifiée des civils portés disparus pendant le conflit. Les noms
de ces personnes se retrouvent sur de nombreuses listes différentes,
y compris celles d’organisations non gouvernementales et bénévoles
qui tentent de pallier ce problème.
30. On peut comprendre que les autorités centrales ukrainiennes,
confrontées à la nécessité d’apporter une réponse d’urgence, aient
réagi en demandant à l’ensemble des organismes concernés de s’occuper
de la question des personnes disparues dans le cadre de leurs compétences
respectives. Un certain nombre d’améliorations restent toutefois
possibles dans les mécanismes et le système de coordination existants.
De mon point de vue, l’organe de coordination devrait être placé
dans un cadre institutionnel et sous la responsabilité du gouvernement,
pour pouvoir travailler avec tous les organes gouvernementaux jouant
un rôle dans la résolution du problème des personnes disparues.
Il devrait inclure des représentants de la société civile et des
familles des personnes disparues. Cet organe devrait également être
doté des pouvoirs et ressources nécessaires pour pouvoir mener à
bien sa mission. Enfin, il devrait être chargé de tenir un registre unifié
de toutes les personnes disparues au cours de l’opération antiterroriste.
3.1.2. Localisation, identification
et gestion des restes humains
31. Les autorités ukrainiennes ont pris un certain nombre
de mesures pour permettre la localisation et l’identification des
personnes disparues, qu’elles soient militaires ou civiles. Le 1er octobre
2014, le Président de l’Ukraine a désigné le Centre national de
recherche médico-légale du ministère de l’Intérieur comme étant l’unique
institution chargée de tenir une base de données des profils génétiques
des corps non identifiés et des proches des personnes disparues
dans la région de l’opération antiterroriste.
32. Le ministère de l’Intérieur s’occupe également d’un certain
nombre de mesures relatives aux analyses ADN sur les restes de soldats
disparus. Il dispose de sept laboratoires modernes pour procéder
à ces analyses (dans les oblasts de Vinnytsia, Zaporijia, Lviv,
Mykolaïv et Kiev et dans la ville de Kiev). La famille d’une personne
disparue, qu’il s’agisse d’un civil ou d’un militaire, a la possibilité
de fournir au poste de police local des informations sur cette personne
pour obtenir, après accomplissement des formalités administratives, l’autorisation
de faire procéder gratuitement à une analyse ADN. Les résultats
de cette analyse alimentent ensuite la base de données unifiée.
33. Le prélèvement d’échantillons et les analyses de génétique
moléculaire aux fins d’identification d’une personne tuée dans la
région de l’opération antiterroriste, réalisés à la demande d’un
enquêteur, sont totalement gratuits, les frais correspondants étant
pris en charge par l’Etat. Depuis avril 2014, les services du ministère
de l’Intérieur ont engagé des procédures pénales dans plus de 5 000 affaires
de disparitions de citoyens ; des échantillons ADN ont été prélevés
sur plus de 1 130 proches de personnes disparues, plus de 1 000 échantillons
biologiques ont été reçus d’autres agences et près de 652 profils
génétiques correspondant à des corps non identifiés ont été entrés
dans la base de données en vue d’une analyse comparative. Un total de
325 corps ont été identifiés
.
34. L’un des problèmes majeurs est celui des fosses communes.
Après la tragédie d’Ilovaïsk, au cours de laquelle 243 soldats ukrainiens
ont péri, la capacité des morgues s’est révélée insuffisante pour
accueillir toutes les dépouilles. La réglementation prévoit que
si un corps n’est pas identifié dans les 10 jours, il doit être enterré.
Les corps des soldats non identifiés ont donc été placés dans trois
fosses communes temporaires (au cimetière Krasnopilsk de Dniepropetrovsk
(plus de 170 corps), au cimetière central de Kushugum (54) et à Starobilsk
(37)). Dans chaque cas, des échantillons ADN ont été prélevés et
enregistrés dans une base de données unifiée. 47 corps ont été identifiés.
Pour simplifier et accélérer la procédure d’identification des restes non
identifiés, il conviendrait de créer un laboratoire d’analyse ADN
supplémentaire à Dniepropetrovsk.
35. L’un des principaux obstacles à l’identification des corps
de soldats ukrainiens est l’absence de plaques militaires. Récemment
encore, seuls les officiers de l’armée ukrainienne en possédaient
une, et leur utilisation ne s’est toujours pas généralisée.
36. Il y aurait également plusieurs fosses communes sur les territoires
occupés des régions de Lougansk et Donetsk, mais il n’existe à ce
stade aucune possibilité de procéder à l’exhumation et à l’identification
des restes humains qu’elles contiennent. D’après les ONG, il existe
dans la région de Donetsk un Centre de restitution et de recherche
de personnes disparues, qui relève du «ministère de la Défense de
la DNR», tandis que dans la région de Lougansk, de nombreux corps
sont envoyés vers l’oblast de Rostov, en Fédération de Russie. Il
va sans dire que l’accord de toutes les parties au conflit est nécessaire
pour coordonner l’échange d’informations sur les personnes disparues,
à tout le moins au niveau des organisations humanitaires.
3.2. Cadre juridique
37. Le droit international humanitaire, et en particulier
le Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève (1977) (articles 32
et 33) définit très clairement le droit des familles de connaître
le sort de leurs membres portés disparus. Ainsi, «dès que les circonstances
le permettent et au plus tard dès la fin des hostilités actives»,
chaque Partie au conflit doit rechercher les personnes dont la disparition
a été signalée par une Partie adverse ; afin de faciliter la collecte
des informations nécessaires à ces recherches, chaque Partie doit
enregistrer toutes les personnes détenues, emprisonnées ou d’une
autre manière gardées en captivité ou qui sont décédées au cours
d’une période de détention et transmettre ces informations à l’Agence
centrale de recherches du CICR; elles doivent également effectuer
la recherche des personnes décédées dans d’autres circonstances
en raison des hostilités.
38. La Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5)
impose à ses Etats signataires de nombreuses obligations relativement
aux disparitions de personnes. Ainsi, selon la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme, des enquêtes insuffisantes
sur le sort d’une personne disparue ou la non-transmission par les
autorités des informations en leur possession peuvent être considérées
comme une forme de torture pour les proches de la victime (article 3).
De même, la détention non reconnue d’un individu par les autorités
puis sa disparition constitue une violation du droit à la liberté
et à la sûreté (article 5), voire du droit à la vie (article 2).
Enfin, le respect du droit à un recours effectif (article 13) implique
de la part des autorités, outre le versement d’une indemnité, l’obligation
de mener une enquête effective et approfondie pour identifier et punir
les responsables, lorsque les parents d’une personne ont des motifs
défendables de prétendre que celle-ci a disparu alors qu’elle se
trouvait entre leurs mains
.
39. En vertu du Code civil de l’Ukraine (section 1, article 43),
un tribunal peut reconnaître une personne comme étant disparue si,
dans un délai d’un an après sa disparition, aucune information n’est
obtenue à son lieu de résidence permanente concernant l’endroit
où elle se trouve. Si aucune information de ce type n’est disponible
dans les trois ans suivant la disparition de la personne, celle-ci
peut être déclarée morte. Dans certaines situations, cette période
est réduite à six mois (si la disparition peut être reliée à une
situation où la personne était en danger de mort).
40. Les personnes disparues au cours d’actions militaires peuvent
être déclarées mortes par un tribunal après un délai de deux ans,
conformément à l’article 46 de la section 2 du Code civil de l’Ukraine.
Toutefois, dans des circonstances bien particulières (disparition
au combat ou en mission), une personne peut être déclarée disparue
au plus tôt après un délai de six mois. Les personnes sont déclarées
disparues à compter de la date de leur décès probable et non de
celle de la décision du tribunal.
41. Le Code de procédure civile de l’Ukraine définit la procédure
à suivre pour demander la reconnaissance d’une personne comme étant
disparue ou morte. Conformément à son article 246, une requête doit
être déposée au tribunal du dernier lieu de résidence connu de la
personne disparue. Le tribunal débute alors l’instruction puis rend
sa décision. Si la personne est reconnue comme étant disparue, le
notaire engage une procédure pour placer ses biens sous tutelle.
Si la personne est reconnue comme étant décédée, le tribunal envoie
sa décision à l’organe compétent de l’état civil et au notaire,
chargé d’identifier les bénéficiaires des biens de la personne.
42. La loi de l’Ukraine «relative aux pensions des personnes démobilisées
du service militaire et de certaines autres personnes», prévoit
dans sa section 2, article 29 une égalité de traitement entre les
familles des militaires de carrière tués lors d’actions militaires
et celles des appelés morts en service. Par conséquent, si un soldat
est porté disparu durant une action militaire, il peut immédiatement
être déclaré mort, sans avoir été reconnu au préalable comme étant
disparu. Sa famille aura droit à une pension. Pour l’obtenir, elle
devra en faire la demande au service local du Fonds de retraite
de l’Ukraine.
43. Le principal problème est que les familles des personnes disparues
n’ont que très rarement connaissance de ces dispositions légales
et que leur application par les autorités compétentes est bien souvent
insatisfaisante. Le système de reconnaissance du droit des familles
à une aide de l’Etat est également très complexe et devrait être
revu et simplifié. Il faut bien voir que la législation de l’Ukraine
n’a pas été élaborée pour tenir compte de l’éventualité d’actions
militaires sur son territoire et ne pouvait prévoir tous les aspects juridiques
des problèmes qui en découleraient. De ce point de vue, l’expérience
d’autres pays européens ayant connu une situation de conflit militaire
pourrait aider le pays à adapter sa législation à la situation actuelle.
Le législateur ukrainien pourrait tirer profit de l’expertise juridique
du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) et utiliser sa
loi type sur les personnes portées disparues pour renforcer les
mesures juridiques visant à résoudre ce problème.
3.3. La réponse de la
société civile et des organisations de bénévoles
3.3.1. Réponse des ONG
ukrainiennes
44. Un certain nombre d’ONG, d’organisations de défense
des droits de l’homme et de groupes de bénévoles ukrainiens se sont
engagés dans un travail d’identification et de collecte d’informations
sur les soldats et civils disparus. Ils apportent également une
assistance logistique, juridique et matérielle aux familles des
personnes disparues.
45. La base de données de l’ONG «Good Action» créée par la bénévole
Anna Mokrousova inclut les personnes disparues des régions de Lougansk
et Donetsk principalement: elle recense 371 militaires disparus, 260 otages
militaires et 883 militaires décédés (qui avaient été considérés
comme disparus). Elle contient également des informations sur 239 civils
disparus et 73 otages.
46. Des organisations comme la mission humanitaire «Black Tulip»,
«Donbas-SOS», «Crimean field mission» et «The Centre for Civil Liberties»
recueillent également auprès des proches des informations sur les personnes
disparues. Il convient de signaler que les parents des personnes
disparues ne s’adressent pas tous à des ONG pour bénéficier d’une
aide, nombre d’entre eux vivant dans les territoires occupés et
n’ayant pas d’accès à internet.
47. Ces ONG s’inquiètent en particulier de la coexistence de plusieurs
listes de personnes disparues, chacune d’elles en tenant une, et
de l’absence d’action systématique de comparaison et de compilation
de ces listes. Ce travail devrait être réalisé par le Gouvernement
ukrainien.
48. Je tiens à saluer tout particulièrement le travail de l’organisation
ukrainienne «The Union of People’s Memory» et de M. Yaroslav Zhylkinu,
directeur de son conseil d’administration. Depuis le début du conflit,
ces personnes courageuses œuvrent pour la localisation, l’exhumation
et l’évacuation de corps à partir du territoire occupé. Les corps
de plus de 450 soldats ukrainiens ont ainsi pu être retrouvés et
exhumés. Ces personnes effectuent un travail qui incombe à l’Etat
sans même recevoir une aide financière de ce dernier. Le ministère de
la Défense leur fournit quelquefois de l’essence pour le transport
des corps et le CICR met à leur disposition des sacs mortuaires.
Le coût mensuel de ces opérations représente quelque € 20 000. Pour
l’heure, toutes les missions de recherche sont financées par des
dons provenant de particuliers.
49. Les organisations de bénévoles et les ONG ukrainiennes s’efforcent
de répondre aux besoins immédiats des familles des personnes disparues.
A l’initiative de Mme Olga Bohomolets, députée ukrainienne et conseillère
du Président de l’Ukraine, un projet caritatif a vu le jour sur
internet: il s’agit de la plateforme publique «People Help the People»
(
www.lpl.com.ua). Son but est d’apporter une assistance ciblée aux familles
des personnes décédées ou disparues durant le conflit dans l’est
de l’Ukraine. Ce programme s’adresse également aux personnes handicapées
parentes des personnes disparues, la législation en vigueur ne leur
ouvrant pas droit à une aide sociale et financière en cas de perte
de leur soutien de famille.
3.3.2. Réponse des ONG
russes
50. L’ONG russe «Les mères de soldats de Saint-Pétersbourg»,
qui défend les droits des recrues et des militaires de carrière,
a mis en place un service d’assistance téléphonique pour les proches
de soldats russes disparus ; elle a reçu des informations sur au
moins 100 soldats tués et 300 soldats blessés et a exhorté les autorités
militaires russes à enquêter sur ces affaires.
3.3.3. Réactions d’organisations
et d’ONG internationales
51. Le CICR a déployé ses missions à Kiev, Lougansk,
Donetsk et Kharkiv. Il a travaillé avec la Société de la Croix-Rouge
d’Ukraine pour documenter et répertorier les cas de personnes disparues
et suit actuellement 300 dossiers individuels. Une collaboration
a été instaurée entre les autorités de toutes les parties afin d’élucider
le sort de ces personnes. Le CICR a également fourni 500 sacs mortuaires
à la Direction des affaires civiles et militaires de l’armée ukrainienne
pour une utilisation dans l’est du pays, ainsi que des stocks de fournitures
et équipements
.
52. Human Rights Watch participe activement à la surveillance
des violations des droits de l’homme en Crimée et a publié le rapport
«Rights in Retreat», dont un chapitre est consacré aux disparitions
forcées dans cette région.
3.4. Aide aux familles
des personnes disparues
53. Voici un exemple parmi tant d’autres des tragédies
familiales engendrées par le conflit: «Le premier appel inquiétant
reçu par Tatiana Efremova est arrivé quelques heures après le départ
de Poltava du groupe de bénévoles dont faisait partie sa mère Irina
Boiko, 48 ans, lorsque celle-ci lui a téléphoné pour la prévenir qu’ils
avaient été arrêtés par des rebelles et accusés de soutenir “l’ennemi”,
c’est-à-dire l’armée ukrainienne. Le deuxième appel lui est parvenu
au bout de quelques heures, de la part d’un rebelle qui lui a expliqué
que tout était fini: sa mère avait été abattue. Cela a été contredit
par un nouvel appel des heures plus tard, qui affirmait cette fois
qu’Irina Boiko avait été relâchée. Malgré les demandes insistantes
de Tatiana, qui voulait savoir où elle pourrait venir chercher sa
mère, son interlocuteur a raccroché, la plongeant dans l’impasse
et dans un cauchemar interminable fait d’incertitude et d’angoisse
.»
54. Tatiana Efremova a expliqué que le gouvernement s’occupe en
priorité de la libération de journalistes ou de militaires, mais
qu’il ne parle que rarement des bénévoles disparus
.
55. Les ONG travaillant avec les familles des personnes disparues
affirment également que l’Etat n’apporte pas à ces dernières le
soutien dont elles ont besoin. Les familles de soldats dont les
restes sont rapatriés doivent quelquefois procéder à des collectes
d’argent pour organiser l’inhumation.
56. Les familles des personnes disparues ont avant tout besoin
de connaître la vérité sur le sort de leurs proches et de voir les
responsabilités établies. Elles doivent également être informées
de la marche à suivre pour enregistrer la disparition.
57. Une autre priorité de ces familles est d’obtenir une reconnaissance
officielle du statut de «personne disparue» de leur proche et l’aide
gouvernementale correspondante. L’absence de définition du statut
de conjoint ou de descendant d’une personne disparue peut avoir
des répercussions sur les droits de propriété, la garde des enfants,
les droits de succession et la possibilité de se remarier.
58. Aujourd’hui, les familles des civils disparus n’obtiennent
aucune aide du gouvernement, que ce soit financière ou autre, alors
que celles des militaires disparus bénéficient au moins de la rémunération
de leur parent disparu. Il leur faut également un soutien psychologique.
Confrontées à une telle tragédie, nombre d’entre elles refusent
de donner un échantillon de leur ADN, considérant en quelque sorte
le test comme une reconnaissance du décès de leur proche. Les familles
des personnes disparues sont presque toutes confrontées au problème
de la fraude. Elles reçoivent des appels téléphoniques d’inconnus
leur demandant de l’argent pour recevoir des nouvelles de leurs
proches. Les services de police devraient les aider à faire cesser
ce type de harcèlement.
59. Enfin, dans le cas des personnes qui ont été enlevées ou des
disparitions forcées, ou encore des personnes disparues du fait
de l’inaction des pouvoirs publics ou de groupes militaires, les
familles exigent souvent que soient reconnus la dignité et la valeur
intrinsèques de la personne disparue, le crime commis, la responsabilité
des pouvoirs publics ou des groupes militaires, ainsi que les démarches
à accomplir pour que justice soit faite.
4. Mesures nécessaires
pour déterminer le sort des personnes disparues
60. Dans un contexte de violences armées, toutes les
parties ont le devoir de respecter le droit international humanitaire.
Toutefois, la responsabilité d’éviter que des personnes ne disparaissent
et d’établir la vérité sur le sort des disparus afin d’en informer
les familles incombe en premier lieu aux pouvoirs publics et aux
groupes armés. Ils sont tenus d’enquêter sur les disparitions survenues
sur leur territoire et/ou imputables à des groupes militaires placés
sous leur contrôle. Ils doivent localiser les personnes disparues
ou déterminer ce qu’il est advenu d’elles, prévenir leurs proches
et apporter un soutien à ces derniers. Lorsque cela est nécessaire, les
pouvoirs publics doivent s’assurer que des poursuites pénales sont
engagées et que des réparations sont accordées. Par conséquent,
ils sont également responsables de la coordination du travail des
organisations humanitaires et de tous les autres acteurs impliqués
dans le processus d’élucidation des cas de personnes disparues.
61. Le préalable essentiel d’opérations efficaces d’exhumation
et d’identification des restes des personnes disparues est un cessez-le-feu.
Celui d’août 2014 a permis aux ONG et aux groupes de bénévoles actifs
dans le Donbass d’accélérer leur travail et d’exhumer davantage
de corps pour les soumettre aux laboratoires d’analyses d’ADN en
vue d’une identification.
62. Il est fondamental que les autorités de l’Ukraine et de la
Fédération de Russie prennent toutes les mesures nécessaires pour
aider les familles des personnes disparues à trouver et, le cas
échéant, à identifier sans délai les restes de leurs proches. Les
autorités devraient également créer le cadre juridique et les mécanismes
nationaux nécessaires à la résolution du problème des personnes
disparues.
63. Il est regrettable qu’il n’existe aucune liste unique des
personnes portées disparues pendant les actions militaires en Ukraine.
La recherche des disparus est assurée par diverses organisations
bénévoles et de défense des droits de l’homme, dont le travail n’est
pas coordonné par les autorités. Les informations pertinentes sur
les personnes disparues devraient faire l’objet d’échanges entre
ceux qui travaillent sur le terrain, les morgues et les laboratoires
des autorités ukrainiennes chargés des analyses ADN, mais aussi
entre les autorités ukrainiennes et les séparatistes.
64. Une mesure importante pour aider les familles confrontées
à la disparition de proches est la mise en place de lignes d’assistance
téléphonique dans tous les centres régionaux et d’oblast, pour leur
fournir toutes les informations disponibles sur la situation dans
les zones de combat de l’opération antiterroriste, c’est-à-dire les
soldats et les volontaires qui y sont présents. Tous ces services
devraient bénéficier d’une coordination régionale et nationale.