1. Introduction
1. La proposition de résolution présentée par M. Dick
Marty et plusieurs de ses collègues
a été renvoyée à la commission des
questions juridiques et des droits de l’homme pour rapport le 9
mars 2012. La commission m’a désigné rapporteur le 24 avril 2012.
Le 1er octobre 2012, la commission a
examiné une note introductive
, a procédé
à un échange de vues et m’a autorisé à effectuer des visites d’étude
en Fédération de Russie, en Turquie et en Ukraine. Le 10 décembre
2014, la commission m’a autorisé à effectuer une visite d’étude
en Géorgie en 2015, au lieu de la visite initialement prévue en
Ukraine. J’ai effectué les trois visites du 11 au 13 novembre 2013
(Moscou), les 11 et 12 juin 2014 (Ankara) et du 15 au 18 février
2015 (Tbilissi). En raison du retard imprévu pris par mes travaux,
le renvoi a été prolongé à plusieurs reprises, la dernière fois
jusqu’au 30 septembre 2015.
2. J’ai dû opérer un certain nombre de choix en raison des ressources
limitées disponibles pour l’établissement de ce rapport: effectuer
une visite d’étude dans un pays plutôt qu’un autre, ce qui a été
fait en fonction de l’analyse statistique des violations constatées
par la Cour européenne des droits de l’homme, ou analyser un nombre
limité d’exemples dans le rapport, ce qui se justifiait par une
nécessité pratique et non par le choix arbitraire d’un esprit critique
ou l’application de deux poids, deux mesures.
3. En résumé, les auteurs de la proposition de résolution constataient
avec inquiétude que, dans un certain nombre d’Etats membres du Conseil
de l’Europe, la détention provisoire
- était utilisée trop fréquemment;
- était souvent excessivement longue;
- s’accompagnait de conditions de détention bien souvent
inadmissibles.
4. Il s’agit de profondes inquiétudes, compte tenu du contexte
juridique dans lequel s’inscrit l’instrument de la détention provisoire,
à savoir la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5,
«la Convention») à laquelle l’ensemble des Etats membres du Conseil
de l’Europe ont adhéré:
- le
droit à la liberté est un droit de l’homme essentiel et son respect
constitue une condition préalable indispensable de l’Etat de droit;
- toute ingérence dans le droit à la liberté doit être strictement
conforme à la liste limitative de restrictions autorisées par l’article
5 de la Convention;
- les personnes placées en détention provisoire sont présumées
innocentes et ont le droit d’être traitées comme telles;
- le recours ou le recours abusif à la détention provisoire
a d’importantes répercussions sur le caractère équitable du procès,
qui est garanti par l’article 6 de la Convention.
5. A la lumière des faits recueillis au cours de mes trois visites
d’information et de certaines recherches effectuées sur la jurisprudence
et les statistiques, je suis parvenu à la conclusion que les inquiétudes exprimées
au sujet des questions précitées sont bel et bien justifiées. Dans
un certain nombre de pays, il convient d’y ajouter une autre question:
la détention provisoire est utilisée pour de mauvaises raisons, notamment
pour faire pression sur les détenus afin de les contraindre à coopérer
avec les autorités répressives, voire pour discréditer et handicaper
l’opposition politique, en emprisonnant ses personnalités publiques
majeures.
6. Contrairement aux intentions qui étaient les miennes initialement,
la question de la détention par les forces de police (garde à vue
policière) ne sera pas traitée ici, pour la simple raison que la
prise en compte de ces deux questions dans un seul rapport outrepasserait
largement les limites budgétaires imposées aux rapporteurs de l’Assemblée
pour un mandat.
7. Pour ce qui est de la détention provisoire, je compte tout
d’abord rappeler les dispositions de la Convention européenne des
droits de l’homme. Je rendrai compte, dans un deuxième temps, de
mes constatations faites au cours des trois visites d’étude effectuées
en Fédération de Russie, Turquie et Géorgie. Enfin, à la lumière
de ces exemples, choisis en accord avec la commission, je tirerai
un certain nombre de conclusions sur la situation dans les Etats
membres du Conseil de l’Europe en général.
2. Principes
relatifs à la détention provisoire applicables aux Etats Parties
à la Convention européenne des droits de l’homme
8. Pour un rapporteur de la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme, la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme («la Cour») représente la toute
première source d’inspiration, tant pour les problèmes posés dans
un domaine donné que pour la recherche d’une solution fondée sur
la Convention (ci-dessous partie 2.1). Mais, comme d’habitude, j’utiliserai
également les autres travaux du Conseil de l’Europe (partie 2.2)
et tirerai, dans la mesure du possible, des enseignements des débats
actuels qui accompagnent les réformes entreprises dans divers Etats
membres du Conseil de l’Europe (partie 2.3) et des études comparatives
réalisées par des universitaires (partie 2.4).
2.1. La jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme
9. L’instrument essentiel pour déterminer si une situation
constitue un «abus» de détention provisoire/préventive dans un Etat
membre du Conseil de l’Europe est la Convention européenne des droits
de l’homme, selon l’interprétation retenue par la Cour européenne
des droits de l’homme. Les dispositions relatives à la détention
provisoire figurent, notamment, à l’article 5 de la Convention.
Mais les abus de détention provisoire peuvent également être constitutifs
de violations de l’article 6 (droit à un procès équitable), de l’article
3 (protection contre la torture et les peines ou traitements inhumains
ou dégradants), ainsi que de l’article 18 (limitation de l’usage
des restrictions aux droits, qui interdit notamment les atteintes
aux droits de l’homme motivées par des considérations politiques)
.
10. Les questions et affaires de référence suivantes sont particulièrement
dignes d’intérêt.
2.1.1. L’objet de la détention
11. En vertu de l’article 5.1.
c,
l’arrestation ou la détention doit avoir pour objet de conduire
la personne détenue devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il
y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction.
La détention doit être une mesure proportionnée à la réalisation
du but déclaré. Cela exclurait les arrestations effectuées pour
des infractions mineures, pour lesquelles il est peu probable que
le juge inflige une peine d’emprisonnement, même si la culpabilité
du suspect est établie
.
2.1.2. Exigence de l’existence
de raisons plausibles de soupçonner
12. Bien qu’il ne soit pas indispensable de disposer
de la preuve absolue de la commission d’une infraction qui a conduit
à l’arrestation pour justifier une détention, il doit exister des
«raisons plausibles de soupçonner» une personne d’avoir commis une
infraction, qui convaincraient un observateur objectif que l’intéressé
peut en être l’auteur
. Il faut
également pour cela que les faits sur lesquels reposent ces soupçons
puissent être raisonnablement considérés comme relevant d’un article
du Code pénal qui qualifie pénalement cet acte
.
2.1.3. Interdiction du
recours excessif à la force
13. Le recours excessif à la force rend une arrestation
illégale et peut également emporter violation d’autres droits fondamentaux,
comme le droit à la vie
.
2.1.4. Exigence de comparution
rapide de l’intéressé devant un juge
14. Il existe une jurisprudence abondante sur ce que
l’on entend par «rapide» et sur le statut que doit avoir l’agent
qui exerce le pouvoir judiciaire au sens de l’article 5.3. Cet agent
doit jouir d’une indépendance vis-à-vis du pouvoir exécutif et des
parties, tout en ayant le pouvoir de prendre une décision contraignante
au sujet du maintien en détention
.
2.1.5. Déroulement convenable
de l’audience
15. La Cour européenne des droits de l’homme exige que
l’audience consacrée à l’examen juridictionnel de la détention se
déroule de façon convenable et dépourvu de caractère menaçant
,
et en présence du détenu
et de
son avocat
, qui doivent avoir
accès au dossier
.
2.1.6. Obligation de rendre
des comptes au sujet des personnes maintenues en détention
16. L’obligation de rendre des comptes au sujet des personnes
maintenues en détention est une mesure essentielle pour prévenir
les disparitions forcées. La Cour
et l’Assemblée parlementaire,
dans les rapports qu’elle a consacrés à la lutte contre les disparitions
forcées
,
ont énoncé des exigences rigoureuses qui visent à soumettre les
autorités à l’obligation de rendre des comptes pour toute privation
de liberté.
2.1.7. Conditions de détention
et prévention des mauvais traitements
17. La prévention des mauvais traitements, tant au cours
de la garde à vue que pendant la détention provisoire, est une préoccupation
majeure. Elle est primordiale pour garantir le caractère équitable
du procès, en évitant toute pression excessive pour obtenir des
aveux ou de faux témoignages contre des tiers, et, en soi, pour
prévenir les actes de torture et les traitements inhumains et dégradants
au sens de l’article 3 de la Convention. Malheureusement, un certain
nombre d’affaires récentes ont montré que les conditions de détention
provisoire continuaient à poser problème, de façon souvent pire
que dans les établissements pénitentiaires où les personnes déjà
condamnées purgent leur peine. J’aimerais rappeler à cet égard que
les personnes placées en détention provisoire sont présumées innocentes.
La lecture de l’énoncé des faits de certaines affaires de référence
de la Cour, qui décrit de façon relativement détaillée les conditions
de détention lamentables qu’ont véritablement connues les requérants,
fait froid dans le dos
.
La visite que j’ai effectuée dans un centre de détention provisoire
à Tbilissi en février 2015 m’a préoccupé, surtout la situation des
détenus coupés de leur famille pendant une longue période
.
2.1.8. Fourniture de soins
médicaux adéquats
18. La controverse sur le caractère inadapté des soins
médicaux fournis à l’ancien Premier ministre Ioulia Timochenko est
notoire
. L’insuffisance des soins médicaux
en détention provisoire peut avoir des conséquences tragiques, comme
dans le cas d’un patient atteint d’un cancer, dont le diagnostic
n’a pas été établi à temps et qui n’a pas été traité pour une rechute
. En Russie, une pancréatite
aiguë a été diagnostiquée chez Sergueï Magnitski alors qu’il était
en détention. Le fait de ne pas avoir été traité pour cet état de
santé dangereux et douloureux a contribué à ce qu’il meure dans
d’horribles circonstances, ce qui a fait l’objet d’un rapport distinct
de l’Assemblée en 2014
.
N’oublions pas, une fois encore, que les intéressés sont présumés
innocents!
2.1.9. Justification de
la détention provisoire
19. La Cour européenne des droits de l’homme a établi
des normes très strictes, en vertu desquelles les autorités compétentes
doivent justifier, d’une part, d’avoir vérifié que les motifs légaux
de détention étaient réunis au vu des circonstances de l’affaire
et, d’autre part, d’avoir examiné les éventuelles mesures de substitution
à la détention
(notamment le versement d’une
caution). Au nombre des motifs acceptables de (maintien en) détention
figurent, selon la jurisprudence de la Cour: a) le risque que l’accusé
ne se présente pas au procès; b) le risque que l’accusé, une fois
remis en liberté, n’entrave la bonne administration de la justice (par
exemple en exerçant des pressions sur les témoins ou en portant
atteinte d’une autre manière aux éléments de preuve); c) ne commette
de nouvelles infractions; ou d) ne trouble l’ordre public
.
20. Si le maintien de l’ordre public est invoqué comme motif de
détention, la Cour applique des critères particulièrement rigoureux
. Lorsque les autorités
provoquent délibérément des troubles à l’ordre public en menant
une campagne coordonnée contre d’anciens hauts responsables bien
connus, comme il m’est arrivé de le voir en Géorgie, cela ne penche
certainement pas en faveur de la validité de ce motif de détention
.
21. Il ne suffit pas d’évoquer l’existence de motifs tels que
la gravité des accusations ou la probabilité que le suspect prenne
la fuite ou fasse obstruction à la justice
.
Les arguments en faveur de la remise en liberté et contre cette
dernière ne doivent pas être «généraux et abstraits», mais mentionner
des faits précis et les circonstances personnelles du suspect qui
justifient sa détention
. La
charge de la preuve des circonstances qui justifient la détention
pèse sur le ministère public
.
La Cour européenne des droits de l’homme souligne également que
les considérations pertinentes peuvent évoluer avec le temps et
qu’il est par conséquent indispensable de procéder régulièrement
à une nouvelle appréciation
. Malheureusement,
la pratique concrète de bon nombre d’Etats membres diffère considérablement
de ces normes, même dans les Etats membres de l’Union européenne
pris en compte pour un projet d’étude comparée approfondie, menée
sous les auspices de la Commission européenne
.
Selon un certain nombre d’observations, les demandes de placement
en détention provisoire d’un suspect faites par le ministère public
ne mentionnent habituellement pas les faits particuliers de l’espèce
et vont jusqu’à reproduire les mêmes fautes de frappe. Elles sont
pourtant entérinées par les juges, qui sont d’ordinaire débutants
dans la carrière judiciaire, manquent de ce fait d’expérience et
préfèrent ne pas attirer l’attention sur eux par des rejets de demandes
de placement en détention
. Malheureusement, alors que ces pratiques
sont clairement contraires aux normes fixées par la Cour européenne
des droits de l’homme, il est fréquent qu’elles ne parviennent pas
jusqu’à cette dernière, qui, selon les professionnels interrogés
dans le cadre de l’étude parrainée par l’Union européenne, «n’est
plus considérée comme une juridiction utile, devant laquelle les
problèmes posés par la détention provisoire (...) peuvent être soulevés,
en raison de la longueur de la procédure et des frais encourus»
.
2.1.10. Durée de la détention
provisoire
22. L’article 5.3 de la Convention consacre le droit
d’être jugé dans un délai raisonnable ou libéré pendant la procédure.
La Cour n’a pas défini de durée maximale fixe pour la détention
provisoire. Le caractère raisonnable ou non de la période de détention
doit être apprécié au cas par cas, selon les circonstances propres
à l’affaire, et notamment la complexité de l’enquête
.
Bien que la sévérité de la peine encourue soit un critère d’appréciation
pertinent du risque que le détenu prenne la fuite, la gravité des
chefs d’accusation ne saurait en soi justifier de longues périodes
de détention provisoire
.
Par ailleurs, avec le temps, les exigences de l’enquête ne suffisent
plus à justifier la détention: normalement, les risques d’entrave
à l’enquête diminuent à mesure que le temps passe, car les enquêtes
sont menées, les témoignages sont recueillis et les vérifications
sont effectuées
. Lorsque le suspect est
en détention, les autorités doivent faire preuve d’une «diligence
particulière» dans la procédure
.
Il convient de noter qu’il est uniquement possible d’exiger le versement
d’une caution tant que les raisons qui justifient la détention prévalent
.
2.1.11. Motifs de détention
autres que l’administration de la justice répressive (article 18
de la Convention européenne des droits de l’homme)
23. Dans un récent arrêt rendu dans l’affaire Iouri Loutsenko
, ancien ministre ukrainien
de l’Intérieur arrêté en compagnie de l’ancien Premier ministre
Ioulia Timochenko après l’arrivée d’un nouveau gouvernement, la Cour
a rappelé que l’arrestation et le placement ultérieur en détention
provisoire étaient également contraires à la Convention lorsqu’ils
étaient motivés par des considérations autres que l’administration
de la justice. Dans le cas de M. Loutsenko, la Cour a conclu à la
violation de l’article 18 de la Convention – fait rare au vu du
seuil de preuve extrêmement élevé défini dans l’arrêt qu’elle avait
rendu à la suite de la première requête de Mikhaïl Khodorkovski
.
La Cour a estimé que la détention de M. Loutsenko était à l’évidence
motivée par des «considérations politiques», comme le désir d’affaiblir
cette personnalité de l’opposition, dont la dirigeante, Mme Timochenko,
était également emprisonnée
.
Dans un arrêt antérieur rendu contre la Fédération de Russie, la
Cour a conclu que la détention de M. Gusinskiy, soupçonné de fraude,
était en vérité motivée par le désir qu’avaient les autorités de
faire pression sur lui pour qu’il vende sa société, Most Media/NTV,
à Gazprom (qui a ensuite cessé les activités de la chaîne d’actualité
qui avait notamment couvert de façon réaliste les atrocités du premier
conflit tchétchène)
. La Cour a par conséquent conclu
que la détention de M. Gusinskiy constituait une violation de l’article
18
. Les
critères établis par la Cour pour démontrer l’existence d’une violation
de l’article 18 sont extrêmement exigeants, au point que, dans son
premier arrêt Khodorkovskiy
,
la Cour n’a pas conclu à cette violation, malgré les nombreux indices
de motifs politiques de la détention de Mikhaïl Khodorkovski résumés
dans le rapport de l’Assemblée sur «Les circonstances entourant
l’arrestation et l’inculpation de hauts dirigeants de Ioukos»
. Au cours de mes propres visites
d’études, j’ai eu connaissance d’un certain nombre d’affaires dans
lesquelles ces motifs «extrajudiciaires» pouvaient bien être la
véritable cause du placement d’une personne en détention provisoire
.
2.2. Travaux antérieurs
du Conseil de l’Europe
2.2.1. Recommandation
Rec(2006)13 du Comité des Ministres concernant la détention provisoire,
les conditions dans lesquelles elle est exécutée et la mise en place
de garanties contre les abus
24. Dans cette recommandation, le Comité des Ministres
a précisé que:
«Considérant la
nécessité de veiller à ce que l’usage de la détention provisoire
soit toujours exceptionnel et toujours justifié;
Ayant à l’esprit les libertés et droits fondamentaux de
toutes les personnes privées de liberté et la nécessité spécifique
de faire en sorte que les personnes placées en détention provisoire
soient non seulement en mesure de préparer leur défense et de maintenir
leurs liens avec leur famille, mais ne soient pas non plus détenues
dans des conditions incompatibles avec leur statut juridique de
présumés innocents; (…)
Recommande aux gouvernements des Etats membres de veiller
à ce que leur législation et leur pratique soient inspirées des
principes énoncés dans l’annexe à la présente recommandation (…)
et à diffuser ces principes.»
25. Le texte annexé à la recommandation rappelle les grands principes
énoncés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme, ainsi que par les travaux du Comité européen pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT) et des organes de suivi pertinents des traités des Nations
Unies.
2.2.2. Recommandation
Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les Règles pénitentiaires
européennes
26. De même, dans l’annexe à la Recommandation Rec(2006)2,
le Comité des Ministres synthétise de façon relativement détaillée
les normes minimales applicables au traitement des détenus (y compris
des prévenus en détention provisoire). Ces «Règles pénitentiaires
européennes» demeurent l’ensemble de normes le plus complet sur
les conditions de détention en Europe. Bien qu’elles précisent expressément
que «[l]e
manque de ressources ne saurait justifier des conditions de détention
violant les droits de l’homme», de nombreux arrêts dans lesquels
la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une violation
en la matière montrent que, dans la pratique, ces Règles ne sont
toujours pas pleinement appliquées dans l’ensemble des Etats membres
du Conseil de l’Europe.
2.2.3. Statistiques de
la SPACE
27. Les Statistiques pénales annuelles du Conseil de
l’Europe (SPACE) fournissent des informations sur les populations
carcérales (effectifs et flux) de tous les Etats membres du Conseil
de l’Europe et les ventilent en fonction de différents critères
(comme le motif de détention, sa durée, la nationalité des détenus,
etc.). Les statistiques SPACE sont extrêmement utiles pour procéder
à des comparaisons entre les pays et d’une période à l’autre, tout
en permettant aux décideurs politiques de discerner un certain nombre
de tendances et de replacer la situation de leur pays dans une perspective
comparée.
2.3. Travaux des organes
de l’Union européenne et des Nations Unies
28. Compte tenu de l’importance de la question de la
détention provisoire, il n’est guère surprenant qu’un nombre considérable
d’études comparées aient déjà été réalisées. Les deux études suivantes
n’en sont que deux exemples particulièrement intéressants.
2.3.1. Etude de la Commission
européenne sur la détention provisoire au sein de l’Union européenne
29. La Commission européenne a commandé une étude approfondie
sur la détention provisoire au sein de l’Union européenne
. Ce document fournit une information
factuelle et une analyse juridique détaillées de la situation de
la détention provisoire dans les Etats membres de l’Union européenne.
Le Livre vert de la Commission européenne de juin 2011, «Renforcer
la confiance mutuelle dans l’espace judiciaire européen – Livre
vert sur l’application de la législation de l’Union européenne en
matière de justice pénale dans le domaine de la détention»
, renvoie
à cette compilation. Comme l’explique le Livre vert, la confiance
mutuelle est une condition préalable à la reconnaissance et à l’exécution
mutuelles des décisions de justice. Mais cette confiance mutuelle
suppose elle-même l’existence de dispositions légales et de pratiques
judiciaires raisonnablement comparables dans l’ensemble de la région.
30. En juin 2014, l’organisation non gouvernementale (ONG) «Fair
Trials International» a lancé un autre projet essentiel de droit
comparé sur la pratique de la détention provisoire dans les Etats
membres de l’Union européenne, financé par la Commission européenne,
auquel ont participé 10 partenaires issus de la Grèce, la Hongrie,
l’Irlande, l’Italie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, l’Espagne,
les Pays-Bas, ainsi que de l’Angleterre et du pays de Galles
.
31. La mise en œuvre satisfaisante du droit de l’Union européenne,
fondée sur la confiance mutuelle, peut effectivement contribuer
à réduire le recours à la détention provisoire vis-à-vis des résidents
étrangers. Les suspects de nationalité étrangère font sans doute
plus souvent l’objet d’un placement en détention provisoire que
les ressortissants nationaux dans des situations comparables, car
les services répressifs nationaux estiment qu’ils risquent davantage
de prendre la fuite. Les ressortissants étrangers sont de fait surreprésentés parmi
les détenus dans tous les pays pris en compte par l’étude comparée.
Les dispositions de l’Union européenne relatives à la reconnaissance
mutuelle des décisions de justice, y compris des décisions qui substituent
à la détention provisoire des mesures de surveillance non privatives
de liberté, peuvent donner à un juge l’assurance que le contrôle
d’une mesure de substitution sera aussi fiable dans le pays d’origine
du suspect que dans celui où l’infraction alléguée a eu lieu
. Mais il faut un certain temps pour
que s’installe la confiance mutuelle indispensable pour que ces
dispositions soient pleinement opérationnelles. Les auteurs d’une
proposition de résolution au Parlement européen de mars 2014 sur
l’examen à mi-parcours du programme de Stockholm on fait remarquer
que les normes applicables en matière de détention provisoire dans
de nombreux Etats membres ne respectaient pas les droits de l’homme
et ont invité la Commission à envisager à nouveau la définition
de «normes minimales et exécutoires en matière de détention préventive»
à travers des mesures législatives
. Le Parlement européen
se prépare à présent à négocier une nouvelle directive sur «la présomption
d’innocence», afin de garantir que le droit à la présomption d’innocence
d’une personne jusqu’à ce que sa culpabilité soit démontrée soit
pleinement respecté dans les Etats membres de l’Union européenne
.
32. Je ne peux que me féliciter de l’attention soutenue accordée
par différents organes de l’Union européenne à la détention provisoire.
Mais il convient de noter qu’il existe déjà des normes minimales communes.
Elles sont énoncées par la Convention européenne des droits de l’homme,
qui est en vigueur dans tous les Etats membres de l’Union européenne.
Afin d’éviter tout chevauchement des travaux en la matière et toute
divergence de normes, il importe que ce domaine d’activité relativement
nouveau de l’Union européenne soit mis en place en étroite coopération
avec le Conseil de l’Europe.
2.3.2. Compilation de
normes et pratiques réalisée par le Haut-Commissariat des Nations
Unies aux droits de l’homme
33. Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits
de l’homme a établi un précieux résumé des normes et pratiques relatives
à la détention provisoire, sur la base du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques (PIRDCP) et de la jurisprudence
des organes de suivi des traités pertinents; il renvoie également à
la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
.
3. La détention provisoire
dans les Etats membres du Conseil de l’Europe: quelques éléments
factuels et chiffrés et son évolution récente
3.1. Quelques éléments
factuels et chiffrés
34. Les données statistiques détaillées les plus récentes
dont nous disposons (SPACE I 2013, publiées en février 2015) montrent
que le recours à la détention provisoire continue à varier considérablement
entre les Etats Parties à la Convention européenne des droits de
l’homme, alors même qu’ils sont tous soumis aux mêmes normes (voir
plus haut les paragraphes 8-23).
35. Le nombre de personnes détenues sans avoir été condamnées
par une décision de justice définitive pour 100 000 habitants est
le plus élevé en Turquie (89,2), en Albanie (68,1), en Russie (65,6),
à Monaco (63,4), en Lettonie (61,9), au Monténégro (58,3) et au
Luxembourg (55,5). Les chiffres les plus bas sont ceux de l’Islande
(4,0)
et du Liechtenstein (5,4) et, parmi les pays de taille plus importante,
ceux de la Bulgarie (10,6), de la Finlande (10,8), de la Slovénie
(12,4), de l’Irlande (12,8) et de l’Allemagne (13,8). La moyenne
se situe à hauteur de 31 personnes pour 100 000 habitants.
36. Pour ce qui est de la proportion, dans la population carcérale
totale, des personnes détenues sans avoir été condamnées par une
décision de justice définitive, les chiffres les plus élevés sont
ceux de l’Andorre (59,6 %), de la Turquie (49,6 %), des Pays-Bas
(46,3 %), du Luxembourg (41,6 %) et de la Suisse (40,6 %). Les meilleurs
résultats sont ceux de la Pologne (8,3 %), de l’Islande (8,6 %),
de la Bulgarie (8,8 %) et de la Roumanie (10,9 %). La moyenne se
situe à hauteur de 25,8 %.
37. Le premier ensemble de chiffres reflète le nombre, en valeur
absolue, des personnes placées en détention provisoire (plus précisément
des personnes détenues qui n’ont pas encore fait l’objet d’une décision de
justice ayant force exécutoire) par rapport à la population générale;
le deuxième ensemble présente la proportion des personnes placées
en détention provisoire, en pourcentage de la population carcérale
totale. Ces chiffres montrent qu’il existe une corrélation entre,
d’une part, le nombre élevé de placements en détention en général
et, d’autre part, le nombre élevé de détentions provisoires et le
pourcentage élevé de personnes en détention provisoire parmi la
population carcérale globale. Les chiffres compilés dans le monde
entier par le Centre international d’études pénitentiaires (International
Centre for Prison Studies)
révèlent que
les pays dont la proportion de personne en détention provisoire
parmi la population carcérale totale est la plus élevée sont ceux
qui font face à de graves difficultés institutionnelles et de gouvernance
à tous les niveaux: les Comores (92 %), la Libye (87 %), le Libéria
et la Bolivie (83 % chacun) et la République démocratique du Congo
(82 %)
. Dans
ces pays, la population carcérale totale n’est pas particulièrement
importante, mais les magistrats ne parviennent à l’évidence pas
à suivre le rythme des arrestations effectuées par les forces de police,
qui pratiquent le placement en détention provisoire pour obtenir
le versement de pots-de-vin, hors de tout contrôle.
38. Quels enseignements est-il possible de tirer de ces chiffres?
Premièrement, cette comparaison à l’échelle du monde amène à conclure
que le nombre élevé de détenus nous impose de tirer la sonnette d’alarme
à propos du fonctionnement du système judiciaire et des activités
répressives en général. Deuxièmement, les démocraties dites établies
et les démocraties plus récentes affichent toutes deux un nombre
de détentions provisoires élevé et bas. Cela signifie que ce nombre
élevé de détenus n’est pas une fatalité: des progrès sont possibles,
comme le montrent les exemples positifs impressionnants de la Pologne, de
la Bulgarie et de la Roumanie. Parallèlement, le risque de recul
n’épargne pas même des pays pourtant solidement ancrés dans l’Etat
de droit, comme les Pays-Bas, le Luxembourg et la Suisse, ce qui
témoigne de la nécessité de maintenir une vigilance constante.
39. Il convient par conséquent de rappeler les inconvénients de
la détention provisoire par rapport aux autres mesures de contrainte,
comme la caution, l’assignation à résidence, l’imposition d’heures
de couvre-feu (dont le respect est contrôlé, si besoin est, au moyen
d’appareils électroniques), les obligations déclaratives, la surveillance
ciblée des communications (pour éviter la falsification des preuves)
et d’autres encore
.
3.2. Les effets préjudiciables
de la détention provisoire sur les détenus et la société dans son ensemble
40. La détention provisoire a de fortes conséquences
négatives sur le suspect, qui se trouve subitement coupé de sa vie
professionnelle et familiale. La stigmatisation sociale qui en résulte
est durablement préjudiciable aux détenus et à leur famille. De
plus, il arrive souvent que les détenus subissent, au sein de la maison
d’arrêt, des actes de violence et de torture et la violence des
bandes qui y sévissent. Les taux d’homicide et de suicide sont plus
élevés chez les personnes en détention provisoire que chez les détenus condamnés.
La détention provisoire est donc une mesure extrêmement coûteuse
non seulement pour le suspect, mais également pour le contribuable,
compte tenu des frais élevés de détention
.
41. Les conditions de vie en détention provisoire sont souvent
pires que les conditions de détention des condamnés
.
Elles peuvent également empêcher le détenu de préparer son procès,
voire contribuer à la dégradation de sa santé psychologique, ce
qui nuit parfois à sa capacité à se préparer et à faire face de manière
satisfaisante à son procès
.
42. J’ai rencontré un certain nombre de détenus au cours de mes
visites d’étude, ce qui m’a permis de constater personnellement
à quel point l’isolement prolongé affecte leur bien-être psychologique.
Je ne peux pas m’empêcher de penser que la dureté de ces conditions
est parfois délibérée et qu’elle vise à faire pression sur les détenus
pour obtenir d’eux des aveux ou une coopération avec les services
répressifs. De telles situations peuvent parfaitement porter atteinte
au droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme, qui comprend la présomption d’innocence
et le droit de garder le silence, le droit de ne pas s’accuser soi-même
et le droit d’assister à son procès. Selon leur dureté, les conditions
de détention peuvent également constituer une violation de l’article
3 de la Convention européenne des droits de l’homme (interdiction
de la torture et des traitements inhumains ou dégradants).
43. Le coût de la détention, à la fois pour le détenu et pour
la société dans son ensemble, augmente avec la durée de la détention.
Malheureusement, les chiffres de 2013 cités dans la dernière série
de statistiques publiées en février 2015
montrent que la situation ne s’est pas améliorée
depuis 2011. La durée médiane de la détention provisoire est toujours
de 3,8 mois, mais avec d’énormes disparités entre les pays, où elle
va de 31,1 mois dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine»,
16,6 mois en Turquie, à 0,3 mois au Liechtenstein, 0,6 mois en Suisse
et 0,7 mois en Suède.
3.3. Evolutions positives
survenues récemment dans certains Etats membres du Conseil de l’Europe
3.3.1. Pologne
44. Le recours excessif à la détention provisoire était
habituellement fréquent en Pologne, comme le montrent les nombreuses
violations constatées par la Cour européenne des droits de l’homme.
Le dernier rapport de l’Assemblée consacré à la mise en œuvre des
arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme constate un certain
nombre d’avancées en la matière
. Ces réformes
ont généré une tendance positive à la diminution du recours à la
détention provisoire en Pologne, qui s’est poursuivie au cours de
ces dernières années jusqu’à culminer dans les excellents chiffres
indiqués dans le rapport SPACE I de 2013 (voir plus haut, paragraphe
36).
3.3.2. Allemagne
45. Une importante réforme des dispositions qui régissent
la détention provisoire en Allemagne est entrée en vigueur en janvier
2010. Les principales améliorations portent sur le droit du détenu
à être assisté par un avocat (le cas échéant rémunéré par l’aide
juridictionnelle, en fonction des revenus du détenu) dès le premier jour
de détention, au lieu du délai de trois mois prévu auparavant. L’avocat
doit également avoir accès au dossier tout au long de la période
de détention et non, comme par le passé, au terme de l’enquête.
Enfin, le prévenu doit être informé de ses droits dès le début de
sa détention, par écrit et dans une langue qu’il comprend
. Les statistiques du
rapport SPACE révèlent une tendance à la diminution du recours à
la détention provisoire et de sa durée
.
4. La situation dans
les pays visités (Fédération de Russie, Turquie et Géorgie)
46. Conformément aux décisions prises par la commission
sur la base, notamment, des données statistiques sur le nombre de
violations pertinentes constatées par la Cour européenne des droits
de l’homme, je me suis rendu dans trois pays, à savoir en Fédération
de Russie, en Turquie et en Géorgie, dans le but de tirer de ces
exemples un certain nombre d’enseignements qui pourraient être utiles
aux autres Etats membres. J’aimerais profiter de cette occasion
pour remercier l’ensemble des trois délégations nationales de leur excellente
coopération et de leur hospitalité pendant mes visites d’étude.
4.1. Fédération de Russie
47. Quelques avancées générales peuvent être constatées
en Russie sous la forme d’une diminution du nombre de personnes
en détention provisoire par rapport à la population carcérale globale,
bien qu’il faille préciser que cette tendance à la baisse part de
très haut
. Les autorités ont
également pris des mesures pour améliorer les conditions de détention,
y compris sur le plan des soins médicaux. Au cours de ma visite
d’étude à Moscou à l’automne 2013, j’ai eu communication de statistiques
officielles assez impressionnantes, qui attestent d’une diminution
du nombre de détenus et de la surpopulation des établissements de
détention provisoire. A titre d’exemple, j’ai visité les cellules
récemment rénovées de la maison d’arrêt de Butyrka. J’ai également
été informé des récentes réformes législatives pertinentes, et notamment
du transfert de la compétence suprême des soins médicaux dispensés
aux détenus, qui est passée du directeur local de l’établissement
pénitentiaire au personnel médical du Service pénitentiaire fédéral.
48. L’impression positive qui en découle est vivement contredite
par un rapport spécial que m’a transmis la
Fédération Internationale de
l’Action des Chrétiens pour l’Abolition de la Torture (FIACAT), qui présente de nombreux exemples de graves
défaillances des conditions de détention provisoire en Russie. Parmi
celles-ci figure la surpopulation notoire des établissements, leur
mauvais entretien, l’insuffisance de leur aération en été et de
leur chauffage en hiver, leur manque de soins médicaux élémentaires
et le contournement fréquent des mesures prises pour prévenir la
torture et les autres formes de pressions exercées sur les détenus
.
49. Une autre réforme m’a été présentée à Moscou: il s’agit de
l’exclusion, en principe, de la détention provisoire pour des infractions
économiques. Au cours d’une réunion particulièrement intéressante
avec les membres des commissions compétentes de la Douma, j’ai eu
le sentiment que nos collègues parlementaires de Russie avaient
une bonne connaissance des problèmes qui se posent dans ce domaine.
J’ai été impressionné par la franchise de leur argumentation en
faveur de l’abolition de la détention provisoire pour les infractions
économiques: avant cette réforme, le recours abusif à la détention
provisoire par des fonctionnaires corrompus des services répressifs
était fréquent à l’encontre des entrepreneurs prospères, afin d’obtenir
d’eux qu’ils «partagent», voire cèdent intégralement leur entreprise
à des fonctionnaires des services répressifs au comportement de
prédateur, une tactique qualifiée de «prise de contrôle hostile
à la russe»
. J’espère sincèrement que
cette réforme permettra de mettre un terme à cette odieuse pratique,
qui a détruit l’existence de nombreux hommes et femmes d’affaires,
en entravant le développement d’une solide structure économique fondée
sur des petites et moyennes entreprises dynamiques.
50. Mais vu la facilité avec laquelle des chefs d’accusation pourront
être montés de toutes pièces tant que le ministère public et les
tribunaux manqueront de professionnalisme et d’indépendance, les
agents corrompus des services répressifs pourront continuer à «découvrir»
de la drogue et des armes au domicile des entrepreneurs qui sont
la cible de leur «prise de contrôle». Les procédures ensuite ouvertes
ne seront pas engagées pour «infraction économique», ce qui n’interdira
pas du même coup le recours à la détention provisoire. Selon moi,
tant que le pouvoir en place refusera de lâcher la bride à la justice
et de favoriser une véritable culture de l’indépendance, pour pouvoir
conserver la possibilité, dès qu’il le souhaite, d’engager des poursuites
à l’encontre des opposants politiques et de les faire emprisonner,
il sera impossible d’en éviter les retombées politiquement indésirables,
sous la forme d’abus commis par des agents corrompus.
51. Les avocats et les ONG m’ont présenté un certain nombre de
cas concrets, qui semblent démontrer la poursuite du recours abusif
à la détention provisoire par les forces de l’ordre russes. Il n’est
pas nécessaire que j’expose en détail un certain nombre d’affaires
qui ont déjà fait l’objet de rapports distincts de l’Assemblée ou
d’arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme:
52. Vladimir Gusinskiy a effectivement été «persuadé», pendant
sa détention provisoire, de vendre sa chaîne d’actualité NTV à Gazprom.
NTV avait contribué à l’arrêt de la première guerre de Tchétchénie
grâce au réalisme de sa couverture des horreurs de la guerre. Gazprom
a rapidement transformé NTV en une chaîne sportive
.
53. Mikhaïl Khodorkovski a passé plusieurs années en détention
provisoire, pendant lesquelles la société Ioukos Oil a été démantelée
et ses actifs repris par l’entreprise publique Rosneft; cet épisode
s’est produit lorsque M. Khodorkovski et Ioukos ont commencé à représenter
une menace pour le pouvoir, que ce soit en finançant des groupes
de l’opposition ou en menaçant la position dominante sur le marché
du gaz de Gazprom et de son réseau de gazoducs par le lancement
de projets de coopération avec des partenaires étrangers pour la
commercialisation du gaz naturel liquéfié (GNL). La Cour européenne
des droits de l’homme a conclu à plusieurs violations de la Convention
européenne des droits de l’homme dans l’affaire introduite par M. Khodorkovski,
mais n’a pas estimé que son arrestation et sa détention étaient
motivées par des considérations politiques; une autre affaire relative
au deuxième procès de M. Khodorkovski est toujours pendante devant
la Cour
.
54. Sergueï Magnitski a été placé en détention provisoire et a
été victime de mauvais traitements dans le but d’obtenir de lui
qu’il revienne sur son témoignage contre des agents corrompus et
accuse à l’inverse son propre client, William Browder. Comme il
refusait, il n’a pas bénéficié de soins médicaux pourtant vitaux
et est mort dans des circonstances suspectes pendant sa détention.
Ce n’est que tout récemment que cette affaire a été présentée en
détail dans un rapport de notre collègue Andreas Gross, qui a conduit
l’Assemblée à recommander la prise de sanctions ciblées contre les
agents impliqués dans cette affaire
.
55. «L’affaire Bolotnaïa», qui fait suite à la «Marche des millions»
en direction de la place Bolotnaïa à Moscou le 6 mai 2012, la veille
du retour controversé au pouvoir du Président Poutine, concerne
un grand nombre de détentions provisoires prolongées dont la justification
semble particulièrement douteuse
. Les arrestations
paraissent avoir eu pour but d’intimider les militants de l’opposition
et de les dissuader d’entreprendre toute manifestation de masse
à l’avenir. Plus de 200 enquêteurs auraient travaillé sur cette affaire.
Vingt-sept manifestants pacifiques, dont certains avaient tenté
de se protéger ou de protéger d’autres personnes contre les violences
policières, ont été apparemment arrêtés de façon plus ou moins aléatoire
et placés en détention provisoire, parfois pendant près de deux
ans. La procédure engagée à leur encontre a été qualifiée de «terrible
injustice» et de «mise en scène»
.
56. Outre ces exemples, qui ont eu un grand retentissement, d’autres
affaires moins connues de recours abusif à la détention provisoire
ont été portées à mon attention par les avocats et les ONG.
57. M. Sergey Mokhnatkin, militant bien connu des droits de l’homme,
avait assuré dans l’affaire Bolotnaïa précitée la défense de M. Sergey
Krivov, qui avait été placé en détention provisoire (comme de nombreux
autres participants à la manifestation de masse pacifique organisée
place Bolotnaïa) pendant plusieurs mois malgré son état de santé
critique. Le 31 décembre 2013, M. Mokhnatin a été arrêté à son tour au
cours d’un rassemblement de protestation («Stratégie 31»), après
avoir appelé les forces de police à s’abstenir de recourir de manière
excessive à la force. Il a finalement été battu par les fonctionnaires
de police (les photos des coups qui lui ont été portés sont disponibles
publiquement), qui n’ont pas été poursuivis, alors qu’il a lui-même
fait l’objet de poursuites pénales et d’un placement en détention
provisoire jusqu’à son transfert au Centre scientifique d’Etat de
psychiatrie sociale et médico-légale de Serbsky (Moscou). Son internement
à Serbsky a été prolongé au-delà de la période de détention ordonnée
par le tribunal et il a uniquement été autorisé à quitter l’établissement
psychiatrique le 8 octobre 2014, après avoir introduit une requête
d’urgence devant la Cour européenne des droits de l’homme. En novembre
2014, il a été condamné à une peine de quatre ans d’emprisonnement
.
58. M. Gleb Fetisov, milliardaire, ancien membre du Conseil de
la Fédération de Russie (Sénat) et dirigeant du Parti Vert, a été
arrêté en février 2014 pour détournement de fonds, un chef d’accusation
qualifié de «motivé par des considérations politiques» par ses partisans.
Sa détention provisoire a été prolongée dernièrement jusqu’en août
2015. Selon son avocat, au cours de la dernière audience consacrée
à la prolongation de sa détention, le procureur a lui-même déclaré
qu’une autre mesure de contrainte pouvait suffire, mais le juge
en a décidé autrement. M. Fetisov se plaint également des conditions
de détention particulièrement dures auxquelles il est exposé en
dépit de ses problèmes de santé
.
59. Dans son rapport sur la situation des droits de l’homme 2014/2015
, Amnesty International
observe que des cas répétés de torture et d’autres mauvais traitements
subis par les personnes détenues dans la colonie pénitentiaire et
le centre de détention provisoire IK-5 de la région de Sverdlovsk
ont été signalés par un organisme public de contrôle russe. Malgré
l’existence de preuves photographiques des lésions présentées par
un détenu (M. E.G.) à la suite d’actes de tortures allégués, les
services du procureur ont classé l’affaire et ont conclu, après
avoir interrogé le personnel de l’IK-5 et consulté les documents
détenus par l’administration pénitentiaire, que ces lésions étaient
antérieures au transfert de l’intéressé au centre de détention provisoire.
4.2. Turquie
60. En 2013, le taux de population carcérale générale
se situait à hauteur de 180 pour 100 000 habitants
, soit
à peu près moitié moins qu’en Russie. Mais il a connu pendant longtemps
une tendance contraire, puisque la population carcérale turque a
augmenté de 78,9 % entre 2004 et 2013
.
Cela vaut malheureusement aussi pour le nombre de détenus, qui est
passé de 44 pour 100 000 habitants en 2000 à 77 pour 100 000 en
2010 (+ 75 %). Cette tendance négative très marquée s’est atténuée
en 2013, où le taux de détention provisoire est passé à 64, ce qui
représente encore 45 % d’augmentation par rapport à 2000. Les autres
chiffres inquiétants sont ceux de la durée de la détention provisoire,
qui se situait à hauteur de 16,6 mois en 2013
,
et de la proportion de personnes en détention provisoire dans l’ensemble
de la population carcérale, qui était la même année d’environ 40 %
(23 % de l’ensemble des
détenus n’avaient même pas encore été condamnés en première instance
),
soit autant de personnes présumées innocentes.
61. Mes interlocuteurs officiels à Ankara étaient en général conscients
de ces chiffres et de leur importance. Ils ont souligné la tendance
positive qui s’est installée ces dernières années, notamment pour
ce qui est de la proportion des personnes non encore condamnées
au sein de la population carcérale totale, qui est passée de près
de 50 % en 2006 à 23 % en 2012
et
13,5 % en 2014. Selon ces statistiques, la Turquie se classerait parmi
les pays qui comptent la plus faible proportion de détenus dans
l’ensemble des Etats membres du Conseil de l’Europe, avant l’Espagne
(14,1 %) et l’Allemagne (16,7 %), par exemple
.
62. Les hauts responsables d’Ankara ont également mis en avant
les réformes législatives déjà adoptées ou en cours d’adoption,
qui devraient entraîner de nouvelles améliorations. Elles s’inscrivent
dans le cadre d’un «Plan d’action» pour l’exécution des 176 arrêts
du «groupe Demirel», dans lesquels la Cour européenne des droits
de l’homme a conclu à des violations de la Convention liées à la
détention provisoire
. Dans ces arrêts, la
Cour a constaté des violations du droit à la liberté et à la sécurité
(article 5 de la Convention) dues notamment à l’absence de motifs
pertinents et suffisants de détention, à l’absence de recours à
des mesures de substitution, à la durée excessive de la détention
provisoire et à l’absence de voies de recours. Parmi les mesures
générales prévues dans le Plan d’action figurent l’amélioration
de la protection des jeunes détenus, des dispositions légales plus
précises sur les motifs de détention provisoire et une diminution
de la période maximale de détention provisoire, qui passe de 10
ans à cinq ans. Comme le montrent les statistiques, ces mesures
ont rencontré un certain succès. C’est également ce qu’a reconnu
le Comité des Ministres, qui s’est «félicit[é] des récents efforts
faits par les autorités turques, notamment dans le contexte des
“troisième et quatrième paquets de réforme” en vue de mettre la
législation et la pratique turques en conformité avec les exigences
de la Convention [et a noté] avec satisfaction les informations
statistiques montrant une baisse significative des durées de détention
provisoire ainsi qu’un recours accru aux mesures préventives en
tant qu’alternative à la détention»
.
63. Après l’entrée en vigueur d’une réforme pertinente en 2012,
le nombre de personnes auxquelles des mesures de substitution sous
forme de contrôle judiciaire ont été appliquées a augmenté de 95 %
entre le premier et le second semestre 2012, d’après les statistiques
qui m’ont été communiquées à Ankara. Mais leur nombre reste faible
par rapport à celui des détentions ordonnées.
64. Les responsables avec lesquels je me suis entretenu à Ankara
m’ont également indiqué qu’une nouvelle loi de réforme était en
préparation pour adoption par le parlement, qui imposera l’existence
de «véritables éléments de preuve» pour qu’une détention provisoire
puisse être ordonnée. Je dois reconnaître que j’ai été surpris que
cela ne soit pas déjà le cas. Les avocats de la défense et les universitaires
que j’ai rencontrés m’ont appris qu’il était fréquent que des preuves
soient fabriquées de toutes pièces par les autorités. Ils m’ont
cité l’exemple d’une journaliste sur l’ordinateur de laquelle un
courrier électronique non protégé avait été découvert; elle prenait
paraît-il des dispositions pour poser une bombe. Mais le rapport
récemment consacré par Pieter Omtzigt aux «Opérations de surveillance
massive»
nous a démontré à quel point il
était facile de pirater un ordinateur et d’y installer des documents
compromettants. Lorsque j’ai soulevé la question de l’éventuelle
manipulation de ces éléments de preuve électroniques auprès des
services du procureur général, ceux-ci m’ont indiqué que la Turquie
disposait d’une autorité publique qui vérifiait de façon indépendante
les recours concernés.
65. Une autre réforme récente, la mise en place en 2014 des «tribunaux
pénaux de paix», a été critiquée pour ses effets négatifs sur la
détention provisoire. Ces nouvelles juridictions, qui seraient composés
de juges choisis pour leur proximité avec le parti au pouvoir, ont
été accusées d’être des instruments destinés à satisfaire les souhaits
du gouvernement, qui autorisaient l’arrestation de journalistes,
de militants, voire de fonctionnaires de police dont les opinions
étaient contraires à celles du pouvoir. D’après certaines informations, des
opérations ont bel et bien été menées contre des fonctionnaires
de police et des journalistes avec la participation des tribunaux
pénaux de paix. Des voix jouissant d’une grande crédibilité, comme
celle de l’ancien président de la Cour constitutionnelle turque,
Haşim Kılıç, ont exprimé des craintes au sujet de l’indépendance de
la magistrature, compte tenu des pressions subies par les juges
.
66. Un certain nombre d’affaires récentes m’ont paru inquiétantes;
c’est par exemple le cas de celles de jeunes militants, dont deux
lycéens de Konya de 16 et 17 ans et de plusieurs autres dans différentes
régions de Turquie, qui ont été placés en détention provisoire pour
«outrage au Président»
. Le fait de placer en détention provisoire
pendant plusieurs semaines de jeunes militants qui ont scandé des
slogans lors de manifestations ou se sont épanchés sur les réseaux
sociaux équivaut bel et bien à une sanction sommaire destinée à
servir d’exemple pour intimider les autres militants. La détention
provisoire n’a pas vocation à servir de tels desseins.
67. L’autre série d’affaires préoccupantes concerne les manifestations
organisées à propos du parc Gezi durant l’été 2013. Le 1er août
2013, à Ankara, 35 personnes accusées d’avoir organisé ces manifestations
ont été arrêtées et placées en détention provisoire; six d’entre
elles sont restées en détention au-delà de la fin du mois. Elles
étaient accusées de graves infractions, notamment d’être membres
d’une organisation illégale et de tentative de renversement du gouvernement
par la force. Fin août, les procédures ont été déclarées secrètes,
si bien que les avocats de la défense n’ont pas eu accès au dossier.
Une répression identique s’est abattue sur Istanbul, Izmir et Antakya.
A Istanbul, la police a détenu 48 membres de «Taksim Solidarity»
, dont Ali Çerkezoğlu, secrétaire
général de l’Association médicale d’Istanbul, et Mücella Yapıcı,
secrétaire générale de la Chambre des architectes et ingénieurs.
J’aimerais souligner que les demandes de placement en détention
provisoire d’Ali Çerkezoğlu, de Mücella Yapıcı et de 10 autres personnes
ont été rejetées par le tribunal
. Les poursuites ont
eu des issues diverses: certains tribunaux ont prononcé l’acquittement
de manifestants qui avaient simplement fait usage de leur droit
à la liberté d’expression, tandis que d’autres ont condamné des
manifestants sur la foi d’éléments de preuve extrêmement controversés
.
68. Le fait le plus inquiétant est aussi le plus récent; il s’agit
de la révocation, le 12 mai 2015 par le Conseil supérieur de la
magistrature (HSYK), de juges et procureurs qui avaient pris part
en décembre 2013 à une enquête anticorruption dans laquelle des
personnes proches des membres du gouvernement étaient impliquées.
Cette décision survient peu de temps après la suspension par le
HSYK et l’arrestation de deux juges qui avaient refusé de prolonger
la détention provisoire d’un journaliste et d’un certain nombre
de fonctionnaires de police, le premier ayant couvert les enquêtes
de lutte contre la corruption et les seconds y ayant pris part.
De nombreux professionnels du droit, ainsi qu’un ancien ministre
de la Justice, auraient vivement critiqué ces décisions, considérées
comme des sanctions infligées à des juges et à des procureurs pour
leurs décisions judiciaires et comme l’expression de l’influence
du pouvoir politique sur le HSYK
. Lorsque
les juges risquent de perdre leur emploi pour avoir refusé une détention
provisoire, il s’agit d’un message dissuasif adressé à tous leurs
collègues qui s’efforcent de mettre en œuvre les normes européennes dans
ce domaine.
4.3. Géorgie
69. Ma troisième et dernière visite d’étude m’a conduit
en Géorgie, où j’ai rencontré des parlementaires de premier plan
qui représentent les partis du gouvernement et de l’opposition,
la ministre de la Justice, le Procureur général, le médiateur, ainsi
que les représentants des ONG locales pertinentes (dont l’Association géorgienne
des jeunes avocats et l’antenne géorgienne de Transparency International)
et, enfin et surtout, un certain nombre d’avocats qui représentent
des détenus. J’ai également rencontré en prison des détenus très médiatisés,
à savoir M. Ivane Merabishvili, ancien Premier ministre, M. Giorgi
Ugulava, ancien maire de Tbilissi, et M. Bachana Akhalaia, ancien
ministre de la Défense, ancien ministre de l’Intérieur et ancien directeur
du Service pénitentiaire du ministère de la Justice.
70. La Géorgie affichait un taux d’emprisonnement extrêmement
élevé (y compris en matière de détention provisoire) sous le gouvernement
dirigé par le Mouvement national uni (MNU) jusqu’aux élections d’octobre 2012
.
En 2014, le taux de détention provisoire en Géorgie se situait à
hauteur de 40 pour 100 000 habitants, contre 28 en 2013, mais 61
en 2010 et jusqu’à 117 en 2005
.
Mes interlocuteurs du MNU m’ont affirmé que ce taux de détention
élevé était la conséquence inévitable d’une répression indispensable
de la criminalité, et notamment de la criminalité organisée. Ils
ont reconnu que cette politique avait eu des effets secondaires involontaires,
comme une surpopulation carcérale et de dures conditions de détention.
Ils avaient prévu d’assouplir leur politique de «tolérance zéro»
en temps utile, une fois qu’elle aurait produit l’effet escompté, c’est-à-dire
protéger davantage la Géorgie contre la criminalité.
71. Les représentants du pouvoir actuel, dirigé par la coalition
«Rêve géorgien», ont vivement critiqué leurs prédécesseurs et ont
souligné l’amélioration marquée des statistiques en matière de détention
depuis le changement de gouvernement survenu à l’issue des élections
d’octobre 2012. Ils m’ont expliqué que la nouvelle tendance à la
hausse des détentions constatée en 2014 pouvait s’expliquer par
le fait qu’après la loi d’amnistie de 2012 un certains nombres de
détenus libérés avaient récidivé, en commettant notamment des infractions
liées à la drogue, ce qui avait entraîné leur placement en détention
provisoire dans le but de prévenir de nouvelles infractions. Surtout,
les tribunaux étaient nettement plus enclins à rejeter les demandes
de détention provisoire déposées par le ministère public. Selon
les autorités géorgiennes, les tribunaux répondaient favorablement
à 99,5 % des demandes de détention provisoire du ministère public
en 2010, et même jusqu’à 99,9 % en 2011. Ce chiffre est passé à
78,6 % en 2013 et 66,5 % en 2014. J’ai tendance à penser, comme
la ministre de la Justice et les représentants du Conseil supérieur
de la magistrature, que ces chiffres témoignent de l’attitude plus
indépendante adoptée par les tribunaux à l’égard des demandes du ministère
public. Ils reflètent également un net progrès dans les remèdes
apportés au recours excessif à la détention provisoire en général
et, d’après les conversations que j’ai eues avec les acteurs concernés,
j’ai l’impression que ceux-ci sont généralement conscients qu’il
est souhaitable de diminuer encore le nombre et la durée des détentions
provisoires
.
72. Parallèlement, il existe un nombre surprenant d’exemples individuels
de recours sélectif et probablement abusif à la détention provisoire
à l’encontre d’opposants politiques, qui montrent que les autorités
nouvelles ne semblent pas avoir résisté à la tentation de faire
usage des mécanismes répressifs en vigueur pour harceler et affaiblir
l’opposition. Le fait est qu’un grand nombre d’anciens hauts responsables
font l’objet, soit d’une détention provisoire, soit d’un mandat
d’arrêt, à commencer par l’ancien Président Mikheil Saakashvili,
l’ancien Premier ministre Ivane Merabishvili, l’ancien ministre
de la Justice Zurab Adeishvili, l’ancien maire de Tbilissi et ancien
directeur de campagne du MNU Giorgi Ugulava, l’ancien ministre de
la Défense Davit Kezerashvili, l’ancien ministre de la Santé, du
Travail et des Affaires sociales Zurab Tchiaberashvili, l’ancien
ministre de la Défense et de l’Intérieur Bachana Akhalaia, ainsi
que son frère David Akhalaia, ancien chef du Service constitutionnel
du ministère de l’Intérieur. En avril 2015, j’ai reçu communication
d’une liste de 24 anciens hauts fonctionnaires qui ont été poursuivis
par le nouveau pouvoir en place.
73. Lors de ma visite dans le pays, j’ai été frappé par les profondes
divisions qui règnent entre les partisans de l’actuel gouvernement
et leurs prédécesseurs. Les services du Procureur général m’ont
fait voir, dans leurs locaux, des séquences vidéo choquantes de
cas de mauvais traitements infligés en prison, qui auraient été filmées
par des donneurs d’alerte, et des images d’homicides commis pendant
des opérations menées par les forces spéciales de police, dont on
m’a affirmé que les représentants de l’ancien gouvernement, dont M. Bachana
Akhalaia (ancien ministre de la Défense, ancien ministre de l’Intérieur
et ancien directeur du Service pénitentiaire du ministère de la
Justice), étaient directement responsables. Lorsque j’ai évoqué
ces vidéos avec les représentants du MNU, ils m’ont indiqué que
la séquence sur les mauvais traitements en prison, qui avait été
diffusée à la télévision et était même à présent montrée aux élèves,
avait d’ailleurs fortement contribué à la défaite électorale du
MNU. Cette vidéo avait été rendue publique au plus fort de la campagne
électorale, plusieurs mois après avoir été tournée. Selon eux, même
s’il ne fait aucun doute que les détenus subissent des mauvais traitements,
notamment en raison d’une surpopulation carcérale provisoire, cette
pratique n’a jamais été l’expression d’une politique voulue par
le gouvernement. La date de publication de cette vidéo (dont l’authenticité
n’est pas mise en doute) et le fait que les gardiens aient été condamnés
à de légères sanctions après le changement de gouvernement laissent
supposer que ce scandaleux incident a été «orchestré» par des partisans
de Rêve géorgien. Quant aux homicides survenus au cours d’une opération spéciale,
ils étaient le résultat d’une fusillade avec des membres violents
de la criminalité organisée. L’arrestation tardive, neuf ans après
les faits, de hauts fonctionnaires de la police, dont M. Irakli
Pirtskhalava (que j’ai rencontré en maison d’arrêt), représente
selon le détenu la contrepartie politique promise par le grand ordonnateur
du mouvement Rêve géorgien, M. Ivanishvili, en échange de l’aide
que lui avait apportée, pour réunir les signatures dont il avait
besoin pour obtenir la nationalité géorgienne, un personnage important
de la criminalité organisée, dont le fils avait été tué au cours
d’une opération policière. Ce chef de la pègre avait lui-même été
tué dans une explosion survenue à côté de la sépulture de son fils
.
74. J’ai clairement indiqué aux deux parties qu’il n’entrait pas
dans mes attributions de prendre position en faveur de l’une ou
l’autre sur la culpabilité ou l’innocence des détenus que j’ai rencontrés,
ou de toute autre personne. Il m’appartient encore moins de prendre
la défense de mes collègues politiques du MNU, ce que la ministre
de la Justice, Tea Tsulukiani, m’a pourtant reproché de faire dès
le début de notre rencontre au ministère. Mon rôle se limite à recueillir
des informations et à formuler des observations sur la manière dont
la détention provisoire est appliquée dans les Etats Parties à la
Convention européenne des droits de l’homme en général, et dans
trois pays choisis sur la base de critères objectifs pour que j’y
effectue des visites d’étude en particulier; cette démarche s’effectue
sur la base des normes énoncées par la Convention européenne des droits
de l’homme, selon l’interprétation retenue par la Cour européenne
des droits de l’homme.
75. A cet égard, j’ai d’ailleurs eu connaissance de faits inquiétants,
notamment la participation de hauts représentants des autorités
actuelles à une violente campagne publique lancée contre leurs prédécesseurs avant
l’arrestation de ces derniers et qui semble porter atteinte à la
présomption d’innocence. La ministre de la Justice a notamment déclaré
publiquement que son objectif était la destruction du MNU
et a qualifié, avec d’autres personnalités
majeures de Rêve géorgien, des membres en vue de l’opposition de
«criminels et coupables»
, voire de «monstres», avant même
qu’ils ne soient placés en détention, sans parler de leur condamnation.
Les représentants du MNU ont souligné l’existence d’une tendance
récurrente, qui consiste à accuser publiquement d’anciens responsables
de violations abjectes des droits de l’homme, puis de procéder à
leur arrestation de façon extrêmement médiatisée et enfin de les
acquitter ou de les condamner pour d’autres infractions moins graves
de façon nettement plus discrète
, dans l’espoir que les intéressés
en restent éclaboussés et que le MNU tout entier ne s’en relève
pas. J’ai également eu connaissance d’exemples précis de pressions
exercées sur les juges qui refusaient d’ordonner un placement en
détention provisoire et de la recherche par les autorités des tribunaux
les plus favorables, afin de garantir que les demandes de détention provisoire
à l’encontre d’anciens hauts responsables soient tranchées par des
juges que le ministère public estime mieux disposés à l’égard du
pouvoir.
76. Je ne prétends pas que tous les anciens dirigeants du MNU
soient innocents et je ne suis certainement pas favorable à l’impunité
des responsables politiques qui ont commis des actes répréhensibles
dans l’exercice de leurs fonctions. Mais il me paraît difficile
d’imaginer que la quasi-totalité de l’ancien Gouvernement géorgien
ait été composée de criminels. De fait, les demandes d’extradition
adressées par la Géorgie au sujet de certaines des personnes précitées
ont été rejetées par les autorités judiciaires en Ukraine (M. Saakashvili),
en France (M. Kezerashvili) et en Grèce (M. Davit Akhalaia), qui
les ont jugées motivées par des considérations politiques.
77. Lorsque j’ai rencontré MM. Ugulava, Merabishvili et B. Akhalaia
sur leur lieu de détention, j’ai également constaté qu’ils avaient
été maintenus en détention provisoire pendant une période inhabituellement
longue. La détention de M. Ugulava, en particulier, a été prolongée
au-delà de la limite légale de neuf mois immédiatement après ma
visite à Tbilissi. Des ONG géorgiennes m’ont rendu attentif au fait
que la durée maximale légale était fréquemment contournée dans les
affaires «politiques» par la pratique des «accusations en série»
utilisée par les procureurs; elle consiste à lancer une procédure
après l’autre à l’encontre de la même personne, ce qui permet à
chaque fois le démarrage d’un nouveau délai de neuf mois. J’ai également
observé que ces trois hommes étaient maintenus à l’isolement de
manière inhabituelle, puisqu’ils n’ont pas même de contact avec
leur famille. M. Ugulava s’est plaint du fait que les autorités
refusent qu’il rencontre sa femme et ses enfants (âgés de cinq à
13 ans) «dans l’intérêt de l’enquête». Il n’a été autorisé à téléphoner
pour la première fois à sa famille qu’au mois de janvier, soit après
six mois et demi passés en maison d’arrêt, alors que la législation
autorise trois communications téléphoniques de 15 minutes chacune
par mois. M. Akhalaia a passé deux ans en détention provisoire.
Aucune visite ni aucun appel téléphonique ne lui ont été autorisés pendant
toute la durée de sa détention provisoire et il n’a pas même eu
l’autorisation de voir sa fille née peu de temps après son arrestation.
Lorsque j’ai soulevé ces questions auprès du Procureur général,
il ne se souvenait pas d’avoir refusé la moindre demande de visite
de la famille de ces personnes, mais m’a promis d’examiner ces dossiers.
Les informations qui m’ont été communiquées par les autorités après
ma visite sont cependant incomplètes et peu concluantes
.
78. Le «Rapport d’observation des procès en Géorgie» (
Trial Monitoring Report Georgia)
du Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE/BIDDH)
publié le 9 décembre 2014
formule
également un certain nombre de critiques à l’égard des procès des
principales personnalités de l’opposition dont il a assuré le suivi,
notamment la violation de la présomption d’innocence, les doutes
à propos de l’impartialité et de l’indépendance des services du procureur
et
le non-respect des normes internationales prévues pour ordonner
et prolonger une détention provisoire envisagée comme une mesure
de contrainte
.
79. Dans ces conditions, je ne peux m’empêcher d’avoir le sentiment
que la détention des hauts responsables de l’ancien gouvernement
s’inscrit dans le cadre d’une campagne agressive menée par les autorités
actuelles contre leurs prédécesseurs. La diabolisation des concurrents
politiques que j’ai constatée de part et d’autre de la scène politique
en Géorgie n’est pas saine dans une démocratie. La politisation omniprésente
du pouvoir judiciaire n’est d’ailleurs pas plus saine pour l’Etat
de droit. Cette politisation n’a bien entendu pas débuté avec le
changement de pouvoir en 2012, mais les nouvelles autorités n’y
ont pas mis un terme. Le pouvoir de placer en détention les personnes
soupçonnées d’avoir commis une infraction ne doit en aucun cas être
utilisé ou paraître utilisé au profit d’un règlement de comptes
politique
.
5. Conclusion
80. Comme nous l’avons vu, le recours abusif à la détention
provisoire – c’est-à-dire son application trop fréquente, trop longue
et, surtout, pour des motifs erronés – continue à prévaloir dans
de nombreux Etats parties à la Convention européenne des droits
de l’homme. Les statistiques révèlent que le problème de l’usage
excessif de la détention provisoire ne se limite pas aux «nouvelles»
démocraties, mais touche également certains Etats dont les systèmes
judiciaires fondés sur l’Etat de droit sont pourtant bien établis.
La lutte contre le recours abusif à la détention provisoire concerne
donc, en principe, tous les Etats Parties à la Convention. Le projet
de résolution et le projet de recommandation qui précèdent le présent
rapport comportent par conséquent un certain nombre de constats
et de recommandations adressés à l’ensemble de nos Etats membres.
Ils visent à mettre en avant des moyens et des voies d’amélioration
de cette pratique dans l’ensemble de l’espace du Conseil de l’Europe,
en tirant des enseignements des exemples réussis, comme celui de
la Pologne, afin d’obtenir une diminution du nombre et de la durée
des détentions provisoires dans l’intérêt des détenus et de la société
tout entière.
81. Outre la question du recours excessif à la détention provisoire,
qui concerne la plupart, pour ne pas dire la totalité des Etats
Parties à la Convention, j’ai également eu connaissance de cas de
recours abusif à la détention provisoire dans des buts autres que
la simple administration de la justice pénale: elle peut être utilisée
pour faire pression sur les détenus, afin de les contraindre à avouer
une infraction ou à coopérer d’une autre manière avec le ministère
public, y compris en témoignant contre un tiers, pour discréditer
ou neutraliser par d’autres moyens les concurrents politiques, pour
poursuivre d’autres objectifs politiques, y compris sur le plan
de la politique étrangère; pour faire pression sur les détenus en
vue de les contraindre à vendre leur entreprise ou de leur extorquer
des pots-de-vin, ou encore pour intimider la société civile et réduire
au silence les voix divergentes.
82. J’ai rencontré ces cas dans les trois pays visités (Russie,
Turquie et Géorgie), mais je n’exclus pas qu’ils existent également
ailleurs, par exemple en Azerbaïdjan, dont j’ai appris à connaître
en ma qualité de corapporteur de la commission de suivi le système
judiciaire fragile et soumis à l’influence du monde politique
. Ces cas
se produisent principalement à cause du manque d’indépendance de
la magistrature dans ces pays.
83. Tant que le pouvoir en place refusera de lâcher la bride à
la justice et de favoriser une véritable culture de l’indépendance,
pour pouvoir conserver la possibilité, dès qu’il le souhaite, d’engager
des poursuites à l’encontre des opposants politiques et de les faire
emprisonner, il sera impossible d’en éviter les retombées politiquement
indésirables, sous la forme d’abus commis par des agents corrompus
qui se conduisent en prédateurs. La magistrature ne peut être qu’indépendante
ou dépourvue d’indépendance. Lorsqu’elle n’est pas indépendante,
on ne peut exclure l’usage abusif de la détention provisoire au
bas de l’échelle, pour des motifs qui n’ont rien de politique et
ne sont d’ailleurs pas souhaitables politiquement. Les détenteurs
du pouvoir doivent faire un choix. J’ai l’impression que la Russie
n’a pas encore, à l’heure actuelle, fait le choix de la véritable
indépendance de la magistrature, ce qui est préjudiciable à la sécurité
juridique des citoyens ordinaires et au développement d’un solide
tissu économique de petites et moyennes entreprises. C’est malheureusement
également le cas de l’Azerbaïdjan. La Turquie et la Géorgie, quant
à elles, ont beaucoup progressé en direction d’une véritable indépendance
de la magistrature, mais les autorités actuelles semblent succomber
à la tentation d’un retour en arrière, comme le montrent les récents
cas de pressions exercées sur les juges, évoqués dans les parties
consacrées aux pays concernés.