1. Introduction
1. Depuis l’occupation de la Crimée
par la Fédération de Russie et le début des opérations militaires
dans les régions de Lougansk et de Donetsk, dans la partie orientale
de l’Ukraine, des centaines de militaires et de civils ukrainiens
auraient été capturés ou enlevés.
2. Certains d’entre eux ont été libérés, mais beaucoup de ceux
qui sont toujours en captivité seraient détenus dans des conditions
inhumaines et soumis à la torture, à des humiliations, au travail
forcé et à d’autres formes de violence.
3. D’autre part, les autorités de fait séparatistes affirment
que les Ukrainiens détiendraient des combattants séparatistes et
des civils soupçonnés de collaboration avec les séparatistes, et
que ces personnes détenues seraient victimes d’abus.
4. Un certain nombre de personnes sont détenues en Fédération
de Russie en rapport avec le conflit en Ukraine. La commission des
migrations, des réfugiés et des personnes déplacées est particulièrement préoccupée
par ce problème: en effet, Mme Nadiia
Savchenko, qui fait partie de ses membres, a été capturée en juin
2014 et reste détenue en Fédération de Russie, malgré plusieurs
appels lancés par l’Assemblée parlementaire.
5. Les préoccupations humanitaires concernant les personnes capturées
pendant le conflit en Ukraine incluent le problème des personnes
portées disparues pendant le conflit; en effet, certaines des personnes portées
disparues ont été capturées par les séparatistes, qui refusent d’indiquer
aux autorités ukrainiennes où elles se trouvent. Lorsque la partie
ukrainienne établit des listes pour l’échange de prisonniers, elle
y fait figurer ces personnes portées disparues dont on ignore le
sort. La question des personnes portées disparues pendant le conflit
en Ukraine a fait l’objet d’un rapport spécifique de la commission
des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées; la
Résolution 2067 (2015) et la
Recommandation
2076 (2015) ont été adoptées en juin 2015.
6. Dans le présent rapport, je traiterai à la fois des militaires
et des civils capturés, par toutes les parties au conflit.
7. Le rapport vise notamment à évaluer la mise en œuvre de l’un
des volets essentiels de l’accord de Minsk sur l’échange de prisonniers
et la libération des otages et des personnes détenues illégalement
dans le contexte du conflit en Ukraine. Il contient des recommandations
adressées à toutes les parties au conflit, qui seront encouragées
à accélérer ce processus conformément à leurs engagements internationaux.
8. En outre, le rapport examine le rôle de différents acteurs
internationaux dans le processus de protection des personnes capturées
et de libération de ces personnes, notamment le rôle de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) et du Comité
international de la Croix-Rouge (CICR), ainsi que des groupes de
travail sur les questions humanitaires créés dans le cadre de l’accord
de Minsk.
9. Dans le cadre de la préparation de ce rapport, j’ai effectué,
du 24 au 26 novembre 2015, une mission d’information en Ukraine,
où j’ai eu des discussions avec les autorités ukrainiennes, les
organisations non gouvernementales et internationales qui interviennent
sur cette question et un représentant de la «République populaire
de Lougansk» (RPL) dans les négociations du groupe humanitaire de
Minsk. Je tiens à remercier la délégation ukrainienne auprès de
l’Assemblée parlementaire et son secrétariat pour l’organisation
de cette visite. Ma gratitude va également à Mme Sasha
Romancova, de l’ONG Centre for Civil Liberties, et à Mme Anna Mokrousova,
de l’ONG Blue Bird, pour l’organisation de réunions avec les organisations
non gouvernementales et les victimes de la captivité. Je sais personnellement
gré à MM. Lev Mamay, Valerij Makeev, Oleksandr Kononov et Serhij
Samarskiy, de leurs témoignages sur l’expérience cruelle qu’ils
ont vécue en captivité.
2. Situation actuelle concernant
les personnes capturées pendant le conflit en Ukraine
10. Les premiers cas de la série
de crimes liés aux détentions illégales sont survenus entre la fin
de février et le début de mars 2014, lorsque les séparatistes ont
commencé à s’emparer des administrations locales dans l’est de l’Ukraine.
Des citoyens de différentes catégories ont été capturés et privés
de liberté, y compris des militaires, des agents des forces de l’ordre
et des civils. Ces premiers cas de captivité ont été caractérisés
par un degré de cruauté particulier. Depuis lors, des personnes
ont été continuellement enlevées et détenues illégalement
.
11. Comme l’a indiqué le Service de sécurité de l’Ukraine (SBU)
,
principal organe officiel chargé du problème des personnes capturées,
3 015 otages avaient été libérés au 27 janvier 2016 (1 116 membres
des Forces armées ukrainiennes, 264 membres de la Garde nationale
de l’Ukraine, 112 agents du ministère de l’Intérieur, 26 agents
du Service national des frontières de l’Ukraine, 28 journalistes,
66 membres des bataillons de volontaires, 39 bénévoles et 1 364
civils).
12. En tout, 123 personnes sont toujours retenues par des groupes
séparatistes: 77 sont des militaires et des agents des forces de
l’ordre (62 membres des Forces armées ukrainiennes, 4 membres de
la Garde nationale de l’Ukraine, 1 membre de la Garde nationale,
5 agents du ministère de l’Intérieur et 5 membres des bataillons
de volontaires) et 46 sont des civils (dont 3 bénévoles et 1 journaliste).
13. Un total de 693 personnes sont portées disparues: 274 sont
des militaires et des agents des forces de l’ordre (208 membres
des Forces armées ukrainiennes, 18 membres de la Garde nationale
de l’Ukraine, 5 agents du Ministère de l’Intérieur, 29 membres des
bataillons de volontaires) et 419 sont des civils (dont 13 bénévoles
et 2 journalistes).
14. Cependant, ce chiffre n’inclut pas toutes les personnes qui
ont été capturées par les séparatistes dans les territoires occupés,
sachant que de nombreuses personnes ont eu peur de déclarer la captivité
de leurs proches aux autorités ukrainiennes.
15. De leur côté, les autorités séparatistes avancent que 458
de leurs combattants militaires, 563 «prisonniers politiques» (selon
leur expression) et 199 civils ont été capturés par la partie ukrainienne.
Elles indiquent aussi avoir libéré 317 prisonniers ukrainiens
.
16. Par ailleurs, différentes organisations non gouvernementales
collectent des informations sur les personnes en captivité. La base
de données de l’ONG Blue Bird, qui recueille des informations sur
les civils capturés dans les territoires occupés, recense 247 personnes
portées disparues. Pour 63 d’entre elles, il est confirmé qu’elles
ont été capturées par les séparatistes. L’ONG Centre for Civil Liberties,
qui a réalisé une étude spéciale sur le problème de la détention
illégale dans le Donbass
, indique
que le nombre de personnes capturées par les séparatistes se situe
entre 500 et plusieurs milliers de ressortissants ukrainiens. L’écart important
entre les chiffres donnés par les ONG et les chiffres officiels
s’explique par le fait que les ONG tiennent compte des civils portés
disparus qui ne sont pas officiellement déclarés aux autorités et
comptabilisés par ces dernières dans leurs estimations.
17. Comme je l’ai mentionné plus haut, le problème des personnes
capturées est directement lié à celui des personnes portées disparues.
Une personne est considérée comme «capturée» dès lors que sa captivité
est confirmée, tandis qu’une personne dont le sort n’est pas déterminé
est considérée comme «disparue». Malheureusement, il est arrivé
que des personnes qui étaient considérées comme «capturées» aient
ensuite été «portées disparues». C’est le cas lorsque des personnes
capturées sont transférées d’un lieu de captivité à un autre ou,
pire, lorsqu’elles sont enlevées pendant leur captivité par un autre
groupe séparatiste. En pareil cas, les informations sur leur sort
deviennent caduques et les autorités ukrainiennes les incluent sur
les listes des personnes portées disparues.
18. J’ai compris qu’en fait personne ne peut donner le chiffre
exact des individus capturés et portés disparus à ce stade où le
conflit est toujours en cours. Au cours de ma visite à Severodonetsk,
j’ai appris qu’un nombre élevé de personnes étaient portées disparues
dans la ville (environ 1 500) mais que, leur disparition n’ayant pas
été officiellement déclarée, elles n’étaient pas enregistrées comme
telles. Et ce chiffre ne concerne qu’une seule ville libérée par
l’armée ukrainienne.
19. On ne dispose malheureusement pas d’informations sur la situation
dans les territoires occupés; cela étant, j’ai eu connaissance de
plusieurs allégations de disparition de personnes dans ces zones.
2.1. Militaires capturés
20. Pendant ma visite à Kiev, le
vice-ministre ukrainien de la Défense, M. Ihor Dolgov, m’a indiqué
que 62 militaires étaient aux mains des séparatistes. Sur l’ensemble
de la période du conflit, 988 militaires avaient été capturés par
les séparatistes, dont 926 avaient été libérés à la date de ma visite.
21. S’agissant de la Garde nationale, force militaire du ministère
de l’Intérieur, 392 de ses éléments avaient été capturés ou avaient
disparu. En outre, 210 personnes avaient été libérées et 72 avaient
été trouvées mortes.
22. Parmi le personnel militaire capturé, il y avait aussi huit
membres de la mission spéciale d’observation de l’OSCE, qui ont
été libérés peu de temps après.
2.2. Civils capturés: quelques
exemples
23. Les forces séparatistes de
ce que l’on appelle la «République populaire de Lougansk» («RPL»)
et de la «République populaire de Donetsk» («RPD») ont capturé un
certain nombre de civils, dont des journalistes, des bénévoles et
des militants locaux. Plusieurs de ces personnes ont été victimes
de torture, d’esclavage, de traitements humiliants, voire de viol.
Les conditions de leur captivité ont été très mauvaises et les organisations internationales
n’ont pas eu accès aux captifs.
24. A Severodonetsk, j’ai rencontré M. Oleksandr Kononov. Dès
le début de la guerre, lui et sa femme, Viktoria Kononova, ont bénévolement
apporté leur aide aux forces militaires ukrainiennes. Ce fut une
décision très courageuse, étant donné que le couple vivait en territoire
occupé et que de nombreux militants pro-ukrainiens y avaient été
tués ou capturés. Un jour, ils furent eux-mêmes capturés par des
séparatistes en se rendant sur la ligne de front avec de l’aide
humanitaire. Le premier jour de leur captivité, ils furent tous
deux soumis à des tortures: Viktoria fut étouffée au moyen d’un
sac en plastique jusqu’à perdre connaissance; elle fut aussi soumise
à des décharges électriques devant son mari; Oleksandr fut battu
et soumis à la «roulette russe», simulacre de tir dans la tête;
il s’en sortit avec des blessures. A la fin, les séparatistes demandèrent
au couple de se dire adieu, feignant d’emmener Viktoria pour l’exécuter.
Oleksandr fut conduit au centre de détention provisoire du Département
de la police du district de Leninskyi dans la ville de Lougansk,
où il fut détenu. Trois jours plus tard, il apprit que sa femme
se trouvait dans la cellule voisine. Ils ont été détenus dans des
conditions terribles: entre 15 et 20 personnes dans une petite cellule
de huit mètres carrés, hommes et femmes mélangés. Au total, ils
ont passé trois mois en captivité. Cette affaire est d’autant plus
choquante qu’Oleksandr est un ancien combattant de la guerre d’Afghanistan,
durant laquelle il a perdu sa main droite et sa jambe gauche. J’ai
du mal à imaginer comment il a pu survivre à ces conditions inhumaines.
Finalement, Oleksandr et Viktoria ont été libérés à l’occasion de
l’échange de prisonniers organisé par des anciens combattants d’Afghanistan
le 28 octobre 2014.
25. En Crimée, après l’occupation de la péninsule par la Fédération
de Russie, les autorités locales se sont appuyées sur la législation
russe de lutte contre l’extrémisme, le séparatisme et le terrorisme
pour placer en détention des militants tatars de Crimée et ukrainiens.
Par ailleurs, des procédures pénales forgées de toutes pièces ont
été ouvertes, concernant de prétendues infractions commises avant
l’occupation russe et à l’extérieur du territoire de la Crimée.
Ainsi, huit personnes ont été privées de liberté pour des motifs
d’ordre politique et sont toujours en captivité en Crimée: MM. Ahtem
Chijzov, Ali Asanov et Mustafa Degerzhmendzhi ont été capturés lors
de la manifestation du 26 février 2014 et accusés d’émeutes; MM. Ruslan
Zejtulajev, Rustem Vaitov, Nuri Primov et Refat Sajfulaev, membres
de l’association religieuse des Tatars de Crimée, ont été placés
en détention sous le chef d’accusation d’activités terroristes;
M. Yuri Ilchenko, propriétaire d’une école privée de langues étrangères,
qui avait publié un article condamnant l’occupation russe de la
Crimée et la guerre dans le Donbass sur son site internet, a été
arrêté pour provocation à la haine. Il risque une peine de 20 ans
d’emprisonnement.
2.3. Séparatistes détenus par
les autorités ukrainiennes
26. Depuis le début de l’opération
anti-terroriste, le Service de sécurité de l’Ukraine a arrêté 640 personnes impliquées
dans les activités terroristes de groupes armés illégaux de ce que
l’on appelle la «RPD» et la «RPL». Depuis mars 2014, le SBU a engagé
3 000 procédures pénales concernant des crimes contre la sûreté nationale
et l’ordre public, des activités de groupes armés illégaux et d’organisations
terroristes et d’autres infractions ayant trait à la propagation
du séparatisme et du terrorisme dans le sud-est de l’Ukraine. En
tout, 911 enquêtes pénales ont été menées à terme, ce qui a permis
d’engager des poursuites pénales dans 529 affaires.
27. En 2015, le Service de sécurité a ouvert 2 592 procédures
pénales pour des crimes relevant d’une ou plusieurs des catégories
susmentionnées, dans le cadre desquelles 493 personnes ont été inculpées
et ont vu leur affaire renvoyée pour procès. Par décision de justice,
141 personnes ont été arrêtées parce que soupçonnées d’avoir commis
de tels crimes et 856 personnes ont été inscrites sur une liste
de personnes recherchées.
28. Les autorités séparatistes soutiennent qu’un millier de personnes
ont été détenues par la partie ukrainienne.
29. Dans son dernier rapport sur la situation des droits de l’homme
en Ukraine, la mission des Nations Unies de surveillance des droits
de l'homme en Ukraine (HCDH)
indique qu’elle a continué
à enregistrer les allégations de mauvais traitements lors des arrestations
et des premiers interrogatoires d’une heure conduits par le SBU,
ainsi que les allégations de détention de personnes dans des lieux
de détention informels.
30. Il y a eu des cas de détention de membres de différents bataillons
militaires, y compris des bataillons de combattants séparatistes
volontaires sur la ligne de front. Dans certains cas, les détenus
ont été soumis à des mauvais traitements par les forces ukrainiennes
et les procédures de détention ont été enfreintes. Ces cas sont décrits
dans les rapports du Bureau du Haut-Commissaire des Nations Unies
aux droits de l’homme
.
D’après les autorités ukrainiennes, elles enquêtent sur chacun de
ces cas et les auteurs des infractions sont poursuivis conformément
à la loi. La police et les autorités militaires ont ainsi engagé
plusieurs actions pénales, y compris pour enlèvement et mauvais
traitement de prisonniers par des membres du bataillon de volontaires
Aidar, notamment une action pénale contre l’ancien commandant de
ce bataillon, M. Serhij Melnichuk.
31. Il y a également eu des cas de capture de civils pro-séparatistes
par les autorités ukrainiennes. Certaines de ces personnes ont été
arrêtées par le Service de sécurité de l’Ukraine parce que soupçonnées de
soutien direct aux séparatistes. Dans la majorité des cas, elles
sont avisées des accusations motivant leur détention le deuxième
ou le troisième jour après leur arrestation. Cependant, les organisations
bénévoles ont enregistré 10 cas de détention de personnes sans inculpation.
32. Plusieurs cas d’exécution de civils par les forces pro-ukrainiennes
ont été rapportés au «Centre pour les libertés civiles», une ONG
ukrainienne. La plupart impliquaient des combattants de bataillons
de volontaires comme Aidar et Kiev-2. M. Volodymyr Nazdrychkin aurait
ainsi été arrêté à un point de contrôle par trois combattants du
bataillon Kiev-2 qui l’auraient dévalisé, torturé et tué sur place.
Ils ont ensuite détruit sa voiture pour effacer les traces de leur
crime
.
33. Il est de la plus haute importance que tous ces cas de violation
des droits de l’homme pendant la guerre en Ukraine fassent l’objet
d’une enquête approfondie par les autorités ukrainiennes et que
les auteurs répondent de leurs actes. Ces enquêtes doivent être
transparentes et les victimes ou leurs familles doivent obtenir
réparation.
2.4. Ressortissants ukrainiens
détenus illégalement sur le territoire de la Fédération de Russie
34. En Fédération de Russie, 13
militants ukrainiens sont détenus illégalement par les autorités
russes. Nombre d’entre eux ont été arrêtés par des agents du Service
fédéral de sécurité de la Fédération de Russie et illégalement transférés
sur le territoire russe.
35. Oleg Sentsov, célèbre cinéaste ukrainien, Olexandr Kolchenko,
Olexii Cheerniy et Gennady Afanasyev ont été accusés d’activités
terroristes sur le territoire de la Crimée et condamnés à des peines d’emprisonnement
allant de 7 à 20 ans. D’après le médiateur ukrainien, ils ont été
torturés pendant la procédure d’enquête
.
36. Hayser Dzhemilev, fils de M. Mustafa Dzhemilev – qui est membre
de l’Assemblée parlementaire et dirigeant de la communauté tatare
de Crimée en Ukraine –, a été illégalement transféré de Crimée en
Russie et condamné à une peine d’emprisonnement de trois ans et
demi.
37. Viktor Shur, Vlentyn Vyhivskyy et Yuriy Solonenko ont été
accusés d’espionnage et risquent une peine d’emprisonnement de 20
ans.
38. Mykola Karpyuk et Stanislav Klyh ont été accusés d’homicide
durant les actions militaires de la guerre de Tchétchénie. D’après
les avocats des accusés, les enquêteurs n’ont pas apporté la preuve
de l’implication de ces personnes dans les actions militaires en
Tchétchénie.
39. Sergiy Litvinov risque la prison à vie pour l’accusation d’homicide
durant les actions militaires dans le Donbass. Il est détenu à Rostov.
40. Le cas de M. Oleksandr Kostenko a créé un précédent très dangereux.
Il a été arrêté en Crimée en février 2015 et accusé d’«actes de
violence motivés par la haine politique et idéologique» pendant
les évènements de Maïdan en 2014. Après cela, il a été illégalement
transféré en Fédération de Russie, puis accusé par cette dernière
d’actes commis sur le territoire de l’Ukraine contre des ressortissants
ukrainiens.
41. Le cas de Mme Nadiia Savchenko,
membre de l’Assemblée parlementaire, constitue la violation la plus flagrante
des droits de l’homme de ressortissants ukrainiens par la Fédération
de Russie. Mme Savchenko, qui combattait
en tant que soldat d’infanterie dans le bataillon de volontaires
«Aidar», fut capturée lors d’une bataille par des séparatistes le
17 juin 2014. Après cela, elle fut transférée de force et détenue
illégalement en Russie. Elle est accusée d’avoir effectué des missions
de repérage pour l’artillerie et d’avoir délibérément demandé et
guidé la frappe qui a tué deux journalistes russes, MM. Kornelyuk
et Voloshin. Les avocats de la défense de Mme Savchenko
affirment être en possession de données de son téléphone mobile,
qui prouvent qu’elle a été capturée une heure avant la frappe ayant
coûté la vie aux journalistes.
42. Le cas de Mme Savchenko est devenu
emblématique de la résistance ukrainienne, notamment lorsqu’elle
a entamé une grève de la faim. Il est aussi devenu un sujet de pourparlers
politiques lors des négociations de Minsk, mais malheureusement
les autorités russes ont rejeté tous les appels à la libération
de Mme Savchenko lancés par la communauté
internationale. Actuellement, Mme Savtchenko
est toujours détenue dans la Fédération de Russie et le tribunal
russe, par sa décision du 22 mars 2016, l’a reconnue coupable et
l’a condamnée à une peine d’emprisonnement de 22 ans.
3. Echanges de prisonniers
43. L’échange de prisonniers a
été l’un des principaux sujets de l’accord de Minsk, dont le point
6 prévoit la libération et l’échange de l’ensemble des otages et
des personnes retenues illicitement, sur la base du principe de
«tous contre tous», en précisant que ce processus devra prendre
fin au plus tard le cinquième jour suivant le retrait des troupes.
Cependant, l’application de cette partie de l’accord a été bloquée.
44. Il convient de noter que l’accord de Minsk ne couvre pas tous
les prisonniers ukrainiens dans la Fédération de Russie.
45. Les autorités ukrainiennes soutiennent que les séparatistes
incluent dans leurs listes les noms de détenus qui ont été inculpés
et condamnés pour différentes infractions et purgent leur peine
d’emprisonnement dans un établissement pénitencier, ou qui ont été
inculpés et attendent leur procès. Cela complique sérieusement le
processus d’échange dans la mesure où, pour libérer ces auteurs
d’infractions pénales, les tribunaux doivent réexaminer les accusations,
ce qui constitue une violation de la législation ukrainienne.
46. La libération de civils capturés est encore compliquée par
le fait que les autorités ukrainiennes ne peuvent pas échanger des
combattants capturés contre des civils: si elles procédaient ainsi,
elles mettraient en danger la population civile des territoires
contrôlés par les séparatistes.
47. Deux des échanges de prisonniers les plus récents sont intervenus
le 29 octobre 2015, date à laquelle 20 prisonniers ont été échangés
(les séparatistes ont remis 8 soldats ukrainiens et un civil en
échange de 11 séparatistes capturés au cours des combats) et le
1er décembre 2015, date à laquelle l’officier
ukrainien Andrij Grechanov, chef du Service des enquêtes de la 81e brigade
des forces ukrainiennes, a été échangé contre l’officier russe Vladimir
Strelkov, capturé par le Service des gardes-frontières ukrainien
durant l’été 2015.
48. Il y a eu des cas où les proches de prisonniers ont négocié
la libération de ces derniers directement auprès de séparatistes
à titre privé. Très souvent, ils versent une rançon pour obtenir
la libération du membre de leur famille détenu. Ce phénomène a créé
un risque préoccupant d’extorsion et d’escroquerie: des bandits et
des bandes criminelles prétendant avoir des nouvelles de personnes
portées disparues ou capturées pourraient venir terroriser leurs
familles. L’aspect le plus odieux est que certains négociateurs
officiels, selon les accusations d’organisations bénévoles, solliciteraient
de l’argent des familles de prisonniers en vue de faciliter leur
libération.
49. L’implication de personnalités controversées telles que l’oligarque
Viktor Medvedchuk, qui entretient des liens personnels avec le Président
Poutine et intervient en tant que représentant de l’Ukraine au sein
du sous-groupe humanitaire du Groupe de contact trilatéral, est
vivement contestée par la société civile et les organisations bénévoles
qui traitent du problème des prisonniers. Elles l’accusent de saper
et de ralentir le processus d’échange.
50. Si le processus d’échange était à peine encadré du côté des
séparatistes au début du conflit, deux représentantes des négociations
du groupe humanitaire de Minsk sont désormais chargées de cette
question: Mme Darya Morozova, de la dite
«République populaire de Donetsk», et Mme Olga
Kobceva, de la dite «République populaire de Lougansk». La «RPD»
a même établi une commission sur l’échange de prisonniers. Néanmoins,
des échanges sont encore organisés par les chefs de groupes séparatistes,
qui ne coordonnent pas leur action avec le gouvernement séparatiste
et sont guidés par leurs propres intérêts.
51. Le principal problème dans l’échange de prisonniers est la
coordination des listes et des catégories de personnes capturées
des deux côtés. Ce processus est aussi compliqué par l’absence d’informations
précises sur le nombre de personnes détenues en captivité par les
différents groupes séparatistes. Maintenant que le Centre du Service
de sécurité de l’Ukraine va devenir l’organe unique responsable
de la libération des personnes capturées en Ukraine, j’espère que
le processus de négociations sur la base du principe «tous contre
tous» sera facilité. Trouver une solution pour la libération de
l’ensemble des prisonniers devrait être une priorité pour toutes
les parties au conflit.
4. Préoccupations majeures
liées à la situation de captivité
4.1. Considérations juridiques
52. La question de l’échange de
prisonniers n’est pas correctement réglementée par le droit ukrainien,
ce qui peut se comprendre dans la mesure où le pays ne s’était pas
préparé à ce conflit militaire. Par conséquent, outre le Code de
procédure pénale, qui réglemente les termes de la détention des
personnes soupçonnées d’avoir commis des infractions pénales, deux
autres actes normatifs concernent directement le problème des personnes
capturées. Malheureusement, ils comportent de nombreuses lacunes
en termes de protection des droits de l’homme.
53. La loi portant modification de la loi sur la lutte contre
le terrorisme
inclut
une disposition applicable dans la zone des opérations anti-terroristes
concernant la détention préventive, pendant une durée supérieure à
72 heures, des personnes impliquées dans des activités terroristes.
Ces personnes peuvent être détenues sans décision de justice pendant
une période pouvant aller jusqu’à 30 jours. Cela signifie que les
organes d’application de la loi, sans devoir engager une procédure
pénale, peuvent placer une personne en détention pendant un mois
sans qu’une décision judiciaire ait été prise à cet effet. Dans
ces conditions, la personne concernée ne bénéficie d’aucune garantie
contre l’arbitraire; en particulier elle est privée du droit d’assurer
sa défense, du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination
et de la présomption d’innocence.
54. Le projet de loi sur la prévention de la persécution et du
châtiment des personnes impliquées dans les évènements qui ont eu
lieu sur le territoire des régions de Donetsk et Lougansk
, dite loi d’amnistie, comporte de
nombreuses lacunes de nature procédurale et contextuelle. En particulier,
il n’exclut pas du champ des bénéficiaires d’une telle amnistie
les personnes ayant commis des actes de torture et de mauvais traitement. Cela
crée la possibilité que des personnes ayant commis des crimes de
guerre et des crimes contre l’humanité se soustraient à leurs responsabilités
sur le plan judiciaire, ce qui constitue une violation d’un principe
clé du droit international humanitaire et de la Constitution de
l’Ukraine. Il convient de noter que cette loi attend toujours la
signature du Président ukrainien.
55. L’entrée en vigueur de la loi d’amnistie est l’une des principales
conditions préalables à un échange de prisonniers à grande échelle
formulées par les séparatistes. La loi a été adoptée par le Parlement
ukrainien en 2014, mais n’a pas encore été signée par le Président.
La mise en œuvre de cette loi est prévue par l’accord de Minsk II
(paragraphe 5: «Garantir la grâce et l’amnistie en promulguant la
loi interdisant toutes poursuites et toutes sanctions à l’encontre
de personnes en rapport avec les événements qui ont eu lieu dans
certaines zones des régions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk»).
56. Quoi qu’il en soit, les négociateurs de la partie séparatiste
ne sont pas pleinement satisfaits de cette loi et souhaiteraient
la voir modifiée. La partie ukrainienne se dit disposée à examiner
des modifications, mais la violation continue du cessez-le-feu rend
impossible l’adoption d’un nouveau projet de loi. Toute idée d’amnistie et
d’échange de prisonniers sur la base du principe «tous contre tous»
ne serait réalisable qu’à la condition d’un arrêt de toutes les
opérations militaires des deux côtés.
57. S’agissant du droit international humanitaire, les droits
et les obligations des parties en rapport avec les prisonniers de
guerre sont énoncés par la troisième Convention de Genève de 1949.
Ils peuvent être résumés en une phrase: «Les détenus doivent toujours
être traités avec humanité.» Le fait de soumettre des prisonniers de
guerre à la torture ou à tout autre traitement cruel constitue un
crime de guerre.
58. La protection des civils contre la prise d’otages dans les
territoires occupés et dans les zones militaires est réglementée
par la quatrième Convention de Genève de 1949 et les deux Protocoles
additionnels de 1977 (sur les conflits armés internationaux et non
internationaux).
59. Pour résumer, en tenant compte de la situation actuelle de
conflit militaire sur son territoire, l’Ukraine devrait mettre sa
législation interne, y compris son Code pénal et son Code de procédure
pénale, en harmonie avec les dispositions du droit international
pénal. La loi d’amnistie élaborée pour mettre en œuvre les points pertinents
de l’accord de Minsk devrait inclure une procédure claire garantissant
que ceux qui ont commis des crimes graves et actes de trahison ne
bénéficient pas de l’amnistie.
60. L’Ukraine devrait également ratifier le Statut de Rome afin
de permettre à la Cour pénale internationale de mener des enquêtes
effectives sur des cas concrets de violation du droit international
humanitaire pendant la guerre en Ukraine. Il s’agit également de
l’une des obligations des autorités ukrainiennes vis-à-vis de l’Union européenne,
conformément à l’accord d’association.
61. Je pense également que la mise en œuvre du paragraphe 6 de
l’accord de Minsk sur la libération de tous les prisonniers de guerre
et otages civils devrait constituer un objectif prioritaire et ne
devrait pas être lié à l’adoption de la loi sur l’amnistie.
4.2. Traitement inhumain des
prisonniers
62. L’ONG Centre pour les libertés
civiles a rédigé un rapport sur les otages, la torture et les exécutions extrajudiciaires
dans la région de Lougansk. Elle a interrogé 130 personnes libérées
par les séparatistes. Un otage civil sur deux a déclaré avoir été
torturé par des séparatistes. Dans plus de 40 % des cas, les personnes capturées
ont indiqué avoir été interrogées par des militaires ou des volontaires
russes. Dans certains cas, les prisonniers avaient été transportés
sur le territoire de la Fédération de Russie et y avaient été torturés.
63. Lors de ma visite en Ukraine, j’ai personnellement rencontré
quatre civils qui avaient été capturés par les séparatistes. Tous
ont déclaré avoir été battus, torturés et soumis à de mauvais traitements.
Les types de mauvais traitements les plus courants sont les coups
et les passages à tabac. Souvent, les personnes capturées sont battues
plusieurs fois par jour; parfois, le passage à tabac peut durer
20 minutes. Au cours des interrogatoires, les séparatistes recourent
souvent à la méthode de la suffocation. Certaines personnes capturées
sont aussi soumises à la torture sous forme de décharges électriques
et de simulacres de tir et d’exécution, en plus d’être détenues
dans des conditions inhumaines, notamment dans des bâtiments dépourvus
d’installations sanitaires, peu ouvertes à la lumière naturelle
et très humides (par exemple, des caves).
64. De nombreux prisonniers ont été témoin de l’exécution d’autres
personnes pendant leur période de captivité. Des prisonniers ont
aussi indiqué que les séparatistes avaient placé en détention de
nombreux habitants locaux et même des combattants issus de leurs
propres rangs pour différentes sortes de violations de l’ordre public.
Ces personnes ont elles aussi été soumises à des passages à tabac,
des actes de torture et des exécutions.
65. Les «défilés de prisonniers de guerre» constituent une des
formes les plus cruelles de traitement des soldats ukrainiens capturés.
Cette forme de traitement vise à humilier et déshonorer encore davantage
les prisonniers aux yeux des médias et du public. Les images de
ces «défilés» sont diffusées dans les médias locaux et sur internet.
66. Des militaires et des civils capturés témoignent de l’existence
d’une pratique de travail forcé pendant la période de leur détention
par les séparatistes. Des prisonniers ont été contraints de creuser
des tranchées, de reconstruire des maisons, d’assurer la propreté
de locaux
et
de voies publiques et de décharger des «convois russes» d’armes.
Certains prisonniers ont également été forcés de procéder à des
exhumations ou d’enterrer des cadavres.
67. A l’occasion de mes réunions officielles à Severodonetsk,
j’ai appris que pendant l’occupation de ce territoire, de nombreux
citoyens locaux ont été emmenés de force par les séparatistes pour
effectuer un travail forcé dans des mines et sur le territoire russe.
On ignore toujours ce qu’il est advenu de 1 500 personnes.
68. J’ai été informée que les autorités ukrainiennes ont envoyé
aux autres parties au conflit 24 demandes d’information concernant
les conditions de détention des Ukrainiens capturés et les lieux
où ils sont détenus. Elles n’ont reçu aucune réponse officielle
à ce jour. Le Comité pour la prévention de la torture et des peines ou
traitements inhumains ou dégradants (CPT) du Conseil de l'Europe
devrait, selon moi, mettre en place une mission spéciale de contrôle
pour vérifier les conditions de détention des prisonniers ukrainiens
détenus pour des motifs politiques en Fédération de Russie ainsi
qu’en Crimée, et de ceux détenus illégalement dans les territoires
contrôlés par ce que l’on appelle la «RPL» et la «RPD». La mission
devrait également vérifier la situation des personnes qui sont détenues
par les autorités ukrainiennes sur la base d’allégations selon lesquelles
elles auraient été impliquées dans des activités séparatistes et
terroristes pendant la guerre en Ukraine.
4.3. Assistance aux personnes
libérées et à leurs familles par le Gouvernement ukrainien
69. Depuis le début du conflit,
des négociations en vue de la libération de prisonniers de la partie ukrainienne
ont été menées par différents acteurs et organismes officiels, mais
aussi par des bénévoles et organisations non gouvernementales, des
acteurs privés et des proches de prisonniers. Cependant, jusqu’à récemment
ces efforts n’étaient pas coordonnés, ce qui explique en partie
les écarts notables entre les estimations du nombre de prisonniers.
70. Au niveau gouvernemental, un Centre interministériel d’aide
à la libération des captifs et des otages et de recherche des personnes
portées disparues a été établi en septembre 2014 en tant que principal
organe responsable des négociations en vue de l’échange de prisonniers.
Cependant, dans la pratique, le Centre a seulement fait office de
ligne téléphonique d’urgence pour l’enregistrement d’informations
sur les personnes capturées et portées disparues. Il n’a pas joué
le rôle d’un mécanisme de coordination avec les autres organes d’application
de la loi et, par conséquent, n’a pas réellement assuré sa fonction.
71. Ce n’est qu’en octobre 2015, après les critiques formulées
par différentes ONG et les recommandations faites par l’Assemblée
dans la
Résolution 2067
(2015) sur les personnes portées disparues pendant le conflit en
Ukraine, que le Gouvernement ukrainien a restructuré le Centre et
l’a placé sous l’autorité du Service de sécurité de l’Ukraine, en
tant que nouveau Centre unique de coordination de la recherche et
de la libération des personnes illégalement privées de liberté et
des otages, et de localisation des personnes portées disparues dans
la zone des opérations anti-terroristes. Le nouveau centre devrait
réunir des représentants de tous les organes d’application de la
loi, mais aussi des représentants d’ONG et d’organisations bénévoles
ainsi que certains particuliers. Il devrait établir une liste des
personnes capturées depuis le 7 avril 2014, coordonnera le processus
de négociation en vue de la libération des prisonniers et traitera
les demandes des citoyens en rapport avec ce problème.
72. Comme indiqué lors de mes entretiens au ministère de la Défense
et à la Garde nationale de l’Ukraine, ces organes sont représentés
au sein du nouveau centre et contribuent activement à son travail.
73. En cas de capture d’un militaire, à la suite du rapport adressé
par le commandant au quartier général de l’armée sur la capture
ou la disparition d’un de ses éléments, une procédure d’enquête
est immédiatement déclenchée. Conformément à l’article 6 de la loi
sur la protection sociale du personnel militaire, la famille d’un militaire
capturé perçoit sa solde mensuelle. Les militaires libérés ont aussi
droit à une réadaptation psychologique gratuite, garantie par la
nouvelle loi du 3 novembre 2015 portant modification du régime de protection
sociale des militaires et de leurs familles.
74. Les autorités ukrainiennes ont pris quelques mesures concrètes
en coopération avec les ONG pour apporter une aide directe aux personnes
capturées. Le ministère de la Défense a organisé plusieurs distributions
de vivres et de vêtements chauds aux personnes détenues par les
séparatistes dans les territoires occupés. Le ministre de l’Intérieur
de l’Ukraine a aussi pris la décision d’allouer une enveloppe de
10 000 UAH à chaque personne libérée.
75. La situation est beaucoup plus compliquée en cas de capture
d’un civil. Etant donné que cette situation est nouvelle d’un point
de vue juridique, elle n’est pas réglementée par la législation
ukrainienne en vigueur. En pratique, les familles de prisonniers
doivent informer la police ou le Service de sécurité de l’Ukraine
des cas de captivité, et ces autorités doivent engager une procédure
et une enquête pénales pour chaque demande. La législation ukrainienne
ne définit pas de statut spécial de «personne capturée»; par conséquent,
les familles des personnes capturées n’ont pas droit à une assistance
financière ou sociale. En théorie, en cas d’ouverture de la procédure
pénale par le parquet général, les personnes libérées peuvent se
voir reconnaître le statut de victime. Le ministère de la Politique
sociale doit fournir une aide médicale et sociale à ces personnes.
Dans les faits, les hôpitaux sont surchargés et la procédure administrative
à suivre pour bénéficier d’une aide est si compliquée que les citoyens
n’ont pas le courage de déposer une demande d’aide.
76. Une fois libérés, de nombreux prisonniers sont confrontés
à plusieurs problèmes de taille. Les civils libérés éprouvent des
difficultés pour quitter les zones militaires, sachant que, très
souvent, ils n’ont pas d’argent et que leurs documents d’identité
ont été détruits par les séparatistes. Le principal problème auquel ils
sont confrontés est de trouver une nouvelle habitation.
77. Toutes les personnes libérées ont besoin de mesures spéciales
d’aide psychologique et de réadaptation. Hélas, l’Ukraine ne dispose
pas d’un nombre suffisant de spécialistes médicaux qualifiés prêts
à prendre en charge les victimes de captivité. Par ailleurs, le
niveau de culture en la matière est faible dans la société: les
gens n’ont pas l’habitude des consultations psychologiques et préfèrent
ne pas parler de leurs problèmes, craignant d’être stigmatisés.
Cependant, des organisations non gouvernementales telles que le Service
psychologique de crise, Pouvoir des femmes d’Ukraine et les Ligues
des officiers dispensent une assistance psychologique aux victimes
d’actions militaires. La Garde nationale de l’Ukraine et le ministère
de la Défense ont créé des services spécialisés en aide psychologique
et organisent des formations à l’intention de leurs personnels avec
l’appui de professionnels en provenance de pays qui ont acquis une
expérience en matière de conflits militaires. Le ministère de la
Défense a ouvert quatre centres de réadaptation psychologique.
78. L’expérience de la guerre du Vietnam et d’autres conflits
militaires a montré que les traumatismes psychologiques doivent
être traités aussitôt que possible. Si les personnes ayant subi
une «blessure invisible» ne sont pas prises en charge sans délai
par des professionnels, des répercussions négatives du traumatisme (telles
que la violence, la toxicomanie ou l’alcoolisme) pourraient se manifester
au cours des vingt années suivantes.
5. Contribution de la société
civile et de la communauté internationale à la libération et au
soutien des personnes capturées
5.1. Rôle des organisations bénévoles
et des organisations non gouvernementales dans la libération et
le soutien des personnes capturées
79. Dès les premiers jours du conflit,
les organisations bénévoles et les ONG, en particulier celles qui
étaient établies dans les zones nouvellement occupées, ont activement
participé à la recherche et à l’échange des victimes de captivité,
et leur ont apporté une assistance.
80. Notamment au début du conflit, bon nombre de personnes capturées
n’ont été relâchées qu’à l’initiative et grâce aux efforts de bénévoles.
Certains de ces bénévoles ont eux-mêmes été capturés et, après leur libération,
ont fait tout leur possible pour obtenir la libération d’autres
personnes en captivité. J’aimerais ici exprimer mon soutien à ces
personnes courageuses qui risquent leur vie pour sauver celle d’autrui,
à savoir Mme Anna Mokrousova, M. Valerij
Makeev, Mme Gajde Rizaeva, Mme Alla
Gontar et Mme Oksana Bilozir, ainsi qu’aux
organisations Blue Bird, Patriot, South, le Centre pour la libération
des prisoniers et Donbass SOS. Parfois, les commandants militaires
des séparatistes sont plus réticents à entrer en contact et à négocier
avec les bénévoles qu’avec les autorités officielles. Les bénévoles
ont été les premières personnes à recueillir des informations sur
les civils capturés et à rendre publique la base de données de ces
personnes capturées et portées disparues.
81. Des ONG telles que le Centre pour les libertés civiles, Euromajdan
SOS, la Coalition des initiatives civiles et Justice pour la paix
dans le Donbass accomplissent un travail très important en matière
de collecte et d’enregistrement d’informations sur les violations
des droits de l’homme en Crimée et dans les territoires occupés.
Leurs rapports sont soumis à la Cour internationale de justice de
La Haye, qui, je l’espère, établira un tribunal spécial pour traduire
en justice tous ceux qui ont commis des crimes graves pendant ce
conflit.
82. L’assistance initiale aux victimes de captivité et à leurs
familles est aussi dispensée par des organisations non gouvernementales,
telles que Forpost, qui fournit des services de réadaptation aux militaires,
et Sich, qui procure une aide sociale et psychologique aux victimes
du conflit. Désormais, après presque deux ans de conflit, ces organisations
interviennent en étroite coopération avec des organismes de l’Etat,
alors qu’au début du conflit elles étaient le seul contact des familles
des personnes capturées.
83. A mon sens, il est très important que l’Etat reconnaisse le
rôle important que les organisations non gouvernementales jouent
dans la résolution du problème des personnes capturées et les associe
à l’élaboration des dispositions législatives et des procédures
administratives pertinentes, ainsi qu’à la formation des professionnels
en charge de ce problème.
5.2. Assistance des organisations
internationales
84. La mission de l’OSCE en Ukraine
ne joue aucun rôle dans le processus de Minsk en ce qui concerne les
questions humanitaires. Les autorités de ce que l’on appelle la
«RPL» et de «RPD» s’opposent à l’intervention de l’OSCE dans des
questions autres que la sécurité. Il en va de même en ce qui concerne
le territoire de la Crimée, auquel l’OSCE n’a pas accès.
85. Le CICR a commencé à participer à l’assistance aux populations
affectées par le conflit en Ukraine au printemps 2014. Il a rendu
visite respectivement en 2014 et en 2015 à 155 et 618 personnes
détenues par les autorités ukrainiennes en relation avec le conflit.
En revanche, début 2016, il n’a rendu visite qu’à quatre personnes
capturées et retenues par les séparatistes.
86. Le 29 octobre 2015, pour la première fois, le CICR a participé
à la libération et au transfert vers leur localité d’origine de
20 personnes détenues en relation avec le conflit en Ukraine. Agissant
en tant qu’intermédiaire neutre et en conformité avec son mandat,
le CICR a facilité cette libération et ce transfert en concertation
avec toutes les parties
. Le 15 novembre 2015, il a facilité une
opération similaire qui a permis la libération et le transfert de
quatre personnes détenues vers leur localité d’origine.
87. La Cour européenne des droits de l’homme traite elle aussi
le problème des personnes capturées pendant le conflit en Ukraine.
On dénombre actuellement trois requêtes interétatiques introduites
par l’Ukraine contre la Russie (Ukraine
c. Russie, Requêtes nos 42410/15,
20958/14 et 43800/14). L’affaire Ukraine
c. Russie, la plus récente (Requête no 42410/15),
concerne principalement la responsabilité de la Russie dans les
nombreuses violations de la Convention européenne des droits de
l’homme commises en Crimée et dans les territoires de Donetsk et
de Lougansk, y compris les cas d’enlèvement et de détention de militants
de l’opposition et de membres de la communauté tatare de Crimée,
ainsi que de tortures et de mauvais traitements infligés à des civils
et des militaires ukrainiens. La Cour a invité le Gouvernement russe
à faire part de ses observations sur cette affaire.
88. Plus de 200 requêtes individuelles introduites par des soldats
et/ou leurs proches à la suite de leur enlèvement et de leur captivité
subséquente sont actuellement en instance devant la Cour. Dans plus
d’une centaine d’autres requêtes introduites devant la Cour, les
requérants se plaignent d’avoir subi des dommages corporels ou des
tortures, ou de ce que des proches ont été tués ou ont disparu à
la suite d’actions de membres du mouvement séparatiste ou dans le
cadre d’opérations militaires
.
89. Il y a aussi une requête individuelle, Savchenko
c. Russie (Requête no 50171/14),
introduite par Mme Nadiia Savchenko,
membre de l’Assemblée parlementaire, pour son placement en détention
par les autorités russes au motif qu’elle était soupçonnée de meurtre
et de passage illégal de la frontière russe. La Cour attend les
observations écrites du Gouvernement russe. Actuellement, Mme Savtchenko
est toujours détenue dans la Fédération de Russie et le tribunal
russe, par sa décision du 22 mars 2016, l’a reconnue coupable et
l’a condamnée à une peine d’emprisonnement de 22 ans.
6. Conclusions et recommandations
90. La première chose que m’ont
dite les autorités locales de Severodonetsk, ville située à 50 km
de la ligne de front et libérée des séparatistes en juillet 2014,
est qu’il n’y a pas de véritable cessez-le-feu et que le conflit est
loin d’être terminé. En fait, ce qui se passe dans la partie orientale
de l’Ukraine ne constitue pas à proprement parler un conflit. Pour
la population locale, les personnes libérées et les soldats que
nous avons rencontrés au niveau des postes de contrôle, les «opérations
anti-terroristes» ont pris la tournure d’une guerre qui ne dit pas
son nom. Et sans une volonté forte de part et d’autre d’arrêter
cette guerre, de retirer tous les armements et de restaurer un climat
de paix dans la région, un règlement du problème des personnes capturées
pendant le conflit en Ukraine est impossible.
91. Toutes les parties à ce problème, y compris la Fédération
de Russie, devraient réaffirmer leur attachement à un traitement
humain et digne des personnes en captivité. Elles devraient également
accorder aux organisations humanitaires internationales l’accès
à tous les détenus sans conditions. Concernant la question de l’échange
de prisonniers, il est très important que toutes les parties fassent
preuve d’une plus grande volonté d’appliquer l’accord de Minsk.
L’amnistie ne devrait être accordée qu’aux séparatistes qui n’ont pas
commis de crimes et d’actes de trahison graves.
92. La Fédération de Russie devrait user de son influence sur
les séparatistes afin de les exhorter à libérer tous les prisonniers.
Elle devrait aussi libérer tous les prisonniers ukrainiens qui sont
détenus sur son territoire.
93. Afin de faciliter les négociations avec chaque partie, les
autorités ukrainiennes devraient selon moi désigner un représentant
officiel dont la mission consisterait à coordonner l’aide humanitaire
et sociale à la population civile dans les territoires occupés en
étroite concertation avec des organisations humanitaires internationales,
et à faciliter le processus d’échange de prisonniers.
94. D’un point de vue juridique, il est très important d’instruire
tous les cas de traitement inhumain subi par des prisonniers des
différentes parties au conflit et de punir tous les auteurs de ces
crimes conformément à la législation ukrainienne. Le Code pénal
de l’Ukraine devrait être modifié de sorte à y inclure un statut
de personne capturée et à y ériger la torture en crime grave.
95. La communauté internationale devrait être davantage associée
au processus de libération des prisonniers, notamment en tant que
médiateur et facilitateur de ce processus. Le CICR possède une expérience
inestimable en la matière; il devrait appliquer son mandat en contrôlant
les conditions de détention des prisonniers et en facilitant leur
libération, en sa qualité d’intermédiaire neutre. L’OSCE devrait
elle aussi participer plus activement aux négociations et au règlement
du problème des personnes capturées durant les opérations militaires
en Ukraine. Je pense qu’il est très important de mettre sur pied
une commission multilatérale spéciale, avec la participation d’organisations
internationales, pour dresser des listes des prisonniers de toutes
les parties et enregistrer tous les cas de traitement inhumain de
prisonniers.
96. Une fois que des personnes capturées sont libérées, elles
devraient être transférées vers leur localité d’origine et recevoir
les premiers secours et une assistance médicale, sociale et psychologique.
Le règlement de la question de leur statut juridique est crucial
pour leur réadaptation.
97. Les autorités ukrainiennes devraient, dans les meilleurs délais,
régler la question de l’aide médicale, juridique, financière et
sociale aux personnes libérées, en particulier les civils. S’agissant
des personnes qui sont toujours en captivité, l’Etat devrait apporter
une aide financière à leurs familles. Les organes d’application de
la loi devraient ouvrir une enquête pénale pour tout cas d’enlèvement
et de détention illégale, ainsi que pour tout cas d’extorsion et
de corruption en rapport avec la libération de personnes capturées.
98. Très souvent, les personnes sortant de captivité ont des difficultés
pour récupérer leurs documents d’identité, leurs diplômes et leur
permis de conduire. Le ministère ukrainien de l’Intérieur devrait
mettre en place une procédure spéciale pour faciliter la délivrance
de nouveaux documents.
99. La nouvelle loi sur la réadaptation psychologique devrait
être élaborée en étroite concertation avec les ONG et les spécialistes
internationaux qui interviennent dans ce domaine. Cette loi devrait
avant tout répondre aux besoins des victimes des opérations militaires.
100. Enfin, même si l’on ne connaît pas le nombre exact de personnes
en captivité, on peut estimer à plusieurs milliers le nombre de
personnes libérées et de personnes capturées. Je pense qu’il est
du devoir du Gouvernement ukrainien et de toutes les structures
qui en dépendent d’agir pour atténuer les souffrances de ces personnes
et leur assurer une protection de l’Etat, une aide en réaffirmant
la responsabilité de l’Etat à leur égard pour leur avenir.