1. Introduction
1.1. Procédure
1. La proposition de résolution
sur la «Détention administrative» a été renvoyée le 1er octobre
2012 à la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
pour rapport. Lors de sa réunion du 11 décembre 2012, la commission
a désigné M. Roman Jakić (Slovénie, ADLE) rapporteur. A la suite
du départ de ce dernier, la commission a nommé M. Agustin Conde
rapporteur le 25 avril 2013. Lors de ses réunions des 4 et 30 septembre
2013, la commission a examiné une note introductive présentée par
M. Conde. Le 12 décembre 2013, la commission a examiné une note
introductive révisée et a convenu de procéder, lors d’une prochaine
réunion, à l’audition d’experts sur les questions générales relatives
à la détention administrative. Le 18 mars 2015, la commission a
pris note de la démission de M. Conde de ses fonctions de rapporteur,
en raison de ses obligations accrues au Parlement espagnol; elle
m’a nommé nouveau rapporteur le 20 avril 2015. A l’occasion de sa
réunion du 28 septembre 2015, le Bureau a invité la commission à
tenir compte, pour l’élaboration de ce rapport, de la proposition
de résolution déposée par M. Wold et d’autres membres de l’Assemblée,
«Quand les droits de l’homme assurent la protection d’individus
qui représentent une menace pour la sécurité nationale»
, comme le recommandait la commission
lors de sa réunion du 23 juin 2015. Le 28 septembre 2015, la commission
a examiné une autre note introductive révisée
. Le renvoi a finalement été prolongé
jusqu’au 31 décembre 2016
. Lors de sa réunion
du 7 mars 2016, la commission a procédé à l’audition des trois experts
suivants: M. Michael Fordham, avocat de la Couronne (étude d’avocats
Blackstone), le professeur Stefan Trechsel (Université de Berne,
Suisse, ancien président de la Commission européenne des droits
de l’homme, ancien juge au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie)
et le professeur Jon Petter Rui (Université de Bergen, Norvège).
1.2. Questions en jeu
2. Il n’existe pas de définition
internationale unique de la détention administrative. Toutefois,
selon l’une des définitions généralement admises, la détention administrative,
ou internement administratif, s’entend d’une privation de liberté
qui de fait et/ou de droit a été ordonnée par le pouvoir exécutif
et qui relève uniquement de la compétence de l’autorité administrative
ou ministérielle, même si cette décision est susceptible de recours
a posteriori devant une juridiction.
La compétence des tribunaux se limite dans ce cas à l’examen de
la légalité de la décision et/ou du caractère approprié de sa mise
en œuvre
.
3. La définition de la détention administrative n’englobe donc
pas la détention provisoire d’une personne soupçonnée d’une infraction
pénale (détention préventive ou détention provisoire)
. Elle n’inclut pas non plus l’internement
des prisonniers de guerre dans un conflit armé international.
4. Il existe en droit international comme en droit interne, y
compris dans les Etats membres du Conseil de l’Europe, une grande
variété de termes pour qualifier ce type de placement en détention.
Selon les circonstances propres à chaque cas et la perspective dans
laquelle se place celui qui commente cette situation, on parlera
notamment de «détention sans inculpation ni procès», de «détention
extrajudiciaire», de «détention administrative», de «mise aux arrêts»,
d’«internement administratif», d’«assignation à résidence», de «détention
ministérielle» ou de «détention préventive»
.
La détention administrative est en effet utilisée par les Etats
à des fins très diverses, notamment l’enfermement des personnes
considérées comme représentant une menace pour la sécurité. Elle
est également utilisée aux fins de contrôle de l’immigration et
des mouvements transfrontaliers, pour le traitement des personnes
qui présentent des troubles mentaux, la rééducation des mineurs,
la protection des mineurs
,
la protection de la santé publique
et
l’infliction de sanctions disciplinaires
. La détention administrative
s’applique donc à tout un ensemble de situations qui n’entrent pas
dans le cadre de la procédure ordinaire d’arrestation d’un suspect
par la police à des fins de poursuites.
5. En dépit des nombreuses formes que peut prendre la détention
administrative, les obligations internationales des Etats en la
matière restent les mêmes: la procédure judiciaire doit être la
règle, et la procédure administrative l’exception – une exception
qui doit aussi, au bout du compte, donner lieu à un contrôle judiciaire.
Le droit à la liberté et à la sûreté constitue en effet selon la
Cour européenne des droits de l’homme («la Cour») un «droit fondamental
de l'homme, à savoir la protection de l'individu contre les atteintes arbitraires
de l'Etat à sa liberté
».
Pour empêcher que la détention administrative ne dégénère en une détention
arbitraire, il est indispensable d’appliquer les normes pertinentes
en matière de droits de l’homme et de sauvegarder l’Etat de droit.
6. Le recours à la détention administrative soulève d’abord un
certain nombre de questions au sujet des garanties procédurales
et du droit à un procès équitable. Cette pratique permet en effet
dans certains cas de contourner les dispositions rigoureuses relatives
à la preuve et les garanties applicables en matière pénale. Les
personnes faisant l’objet d’une détention administrative peuvent
ainsi se voir privées du droit d’être informées des motifs de leur
détention, du droit d’accès à un avocat dans les plus brefs délais,
du droit de contester la légalité de leur détention et de celui
de bénéficier d’un réexamen périodique de cette légalité, du droit
d’être traduites devant un juge et enfin du droit à une procédure
contradictoire. Cet usage de la détention administrative met également
à mal le droit à la présomption d’innocence, puisque certaines personnes
se retrouvent placées en détention au seul motif qu’elles sont susceptibles
de constituer une menace pour la sécurité de l’Etat, en dépit du
fait qu’elles n’ont encore commis aucune infraction et qu’il n’existe
aucune preuve en ce sens.
7. Le recours à la détention administrative soulève ensuite la
question du risque que l’intéressé qui en fait l’objet soit victime
d’actes de torture ou de traitements inhumains ou dégradants. Non
seulement les instances des droits de l’homme ont, à maintes reprises,
mis en avant l’existence d’un lien entre cette pratique et l’existence
d’un risque accru de torture
,
mais cette détention est susceptible, du fait de ses conditions
et de sa durée (et de sa durée incertaine), de constituer en soi
un traitement inhumain ou dégradant prohibé par les normes internationales
applicables
.
8. Enfin, la détention administrative, lorsqu’elle permet la
détention d’opposants sur le fondement d’une réglementation administrative
suffisamment imprécise pour permettre de sanctionner toute une gamme
de comportements relevant de la contestation politique, porte également
atteinte à la liberté d’expression, d’association et de réunion
pacifique et au principe de légalité («pas de peine sans loi»),
qui constitue un élément essentiel de l’état de droit.
9. Compte tenu de la grande diversité des pratiques en matière
de détention administrative, il me sera impossible de les traiter
toutes dans ce rapport. Je propose de m’attacher plus particulièrement
à trois d’entre elles, les plus répandues ces dernières années et
qui ont suscité les plus vives inquiétudes sur le plan de la préservation
des normes relatives aux droits de l’homme et de l’état de droit.
Il s’agit des pratiques suivantes:
9.1. la rétention administrative fondée sur la nécessité de
gérer les flux migratoires;
9.2. la détention administrative conçue comme un moyen de répression
des opposants politiques et des contestations ;
9.3. la détention administrative fondée sur des motifs de sécurité,
notamment de sécurité nationale.
10. S’agissant de la détention administrative fondée sur des motifs
de sécurité, ce groupe d’affaires comprend à la fois le placement
en détention administrative sur le fondement de la législation militaire
et de l’état d’urgence (il s’agit en particulier du cas d’Israël)
et le placement en détention administrative sur le fondement des
lois anti-terroristes
.
Il est vrai que les auteurs de la proposition de résolution initiale
il y a trois ans avaient particulièrement mis l’accent sur le recours
d’Israël à la détention administrative, qu’une version antérieure
de la présente note établie sur les instructions de mon prédécesseur
présentait de façon assez détaillée. Mais entre-temps, il est devenu
clair, selon moi, que l’Assemblée parlementaire a suffisamment à faire
avec le traitement des problèmes posés par la détention administrative
au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe pour ne pas aborder
en détail la situation en Israël. Cette dernière est en outre assez particulière,
en raison d’une situation de conflit qui dure et évolue depuis fort
longtemps. Il est donc peu probable que nous puissions tirer des
enseignements au profit de nos Etats membres d’une analyse plus approfondie
de la situation en Israël, qui supposerait également de tenir compte
des pratiques et tactiques utilisées par la partie adverse dans
ce conflit, dont certaines ont été décrites dans l’excellente note d’information
consacrée à l’abolition de la peine de mort
.
11. Pour ce qui est, une fois encore, de la détention administrative
fondée sur des motifs de sécurité, l’Assemblée nous a demandé de
tenir compte d’une deuxième proposition de résolution déposée par
M. Wold et d’autres membres de l’Assemblée, «Quand les droits de
l’homme assurent la protection d’individus qui représentent une
menace pour la sécurité nationale». Compte tenu de cette demande,
j’ai examiné non seulement ce que les Etats ne peuvent faire sans
enfreindre leurs obligations en matière de droits de l’homme, mais
également ce qu’ils peuvent faire pour garantir la sécurité de leurs
citoyens, face aux nouvelles menaces du terrorisme. Le droit des
citoyens à être protégé contre le terrorisme est lui aussi un droit
de l’homme.
12. En Norvège, par exemple, les autorités se sont heurtées à
un certain nombre de difficultés avec le cas d’un religieux fondamentaliste,
le mollah Krekar. Depuis 1991, date à laquelle il est venu trouver
refuge en Norvège, ce dernier a été mis en accusation à de nombreuses
reprises pour incitation à la violence et menaces de mort proférées
à l’encontre de responsables politiques norvégiens et d’autres Kurdes
comme lui. Condamné à être expulsé en février 2003, ce mollah, qui
refuse de se conformer aux normes de la société norvégienne tout
en désirant rester sur le territoire norvégien, a systématiquement
fait échec à toute tentative d’expulsion. Le sentiment de l’impossibilité
apparente de procéder à son expulsion et de l’interprétation perverse
qui a été faite des droits de l’homme a rendu les citoyens norvégiens
très amers. Lorsque je me suis entretenu récemment en Norvège avec
un large éventail de citoyens de tous horizons politiques, je n’ai
pas trouvé une seule personne favorable au maintien de la présence
du mollah Krekar en Norvège.
13. Il importe que chaque Etat soit avant tout capable de protéger
ses citoyens et que la Convention européenne des droits de l’homme
(STE no 5) ne soit pas interprétée dans
un sens qui rende cette protection impossible. Grâce à l’aide que
m’ont fournie les experts que nous avons entendus lors de la réunion
de la commission du 7 mars 2016, j’ai par conséquent mis en avant
un certain nombre de mesures qui pourraient remplacer la détention
administrative lorsque celle-ci n’est pas légalement possible.
2. Le droit international applicable
en matière de détention administrative de manière générale
2.1. Le droit international relatif
aux droits de l’homme et humanitaire
14. Le droit à la liberté et à
la sûreté et le droit à un recours en
habeas
corpus pour contester la légalité de toute privation
de liberté, quels que soient sa nature et ses motifs, sont consacrés
par de nombreux instruments internationaux relatifs aux droits de
l’homme
.
15. Il en résulte que, selon la jurisprudence des organes des
traités des Nations Unies, la détention administrative est généralement,
mais pas systématiquement, incompatible avec l’état de droit et
avec les obligations qui découlent, pour les Etats, du droit international
des droits l’homme, sauf dans des exceptions très limitées. Le Comité
des droits de l’homme des Nations Unies considère en particulier
que cette pratique est en principe contraire à l’article 9 du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques et estime
que les motifs de sécurité ne peuvent justifier de porter atteinte
au droit à la liberté et à la sûreté
.
16. Le Comité contre la torture des Nations Unies, tout comme
le Rapporteur spécial des Nations Unies sur la torture et autres
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
,
considère que certaines formes de détention administrative (tout
spécialement le placement à l’isolement et la détention à durée
indéterminée) constituent des mauvais traitements au sens de l’article
16 de la Convention contre la torture. Le point de vue du Comité
contre la torture des Nations Unies sur la question est particulièrement
restrictif
.
17. Les exceptions au principe de l’interdiction générale de la
détention administrative se limitent généralement aux cas d’état
d’urgence dûment proclamé et sont strictement encadrées par un certain
nombre de principes, dont :
- le
principe de légalité et de la primauté du droit;
- le principe de légitimité (notamment de proportionnalité);
- le principe de non-discrimination.
18. Le droit international humanitaire, qui est applicable aux
conflits armés et aux autres situations de violence, n’interdit
pas la détention administrative. Mais son emploi se limite à des
circonstances exceptionnelles, lorsque la sécurité de la Puissance
au pouvoir de laquelle se trouvent les personnes protégées par la
Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes
civiles en temps de guerre la rend «absolument nécessaire»
. C’est également le cas lorsqu’il
existe «d’impérieuses raisons de sécurité»
.
19. Le droit international humanitaire fixe également un certain
nombre de principes selon lesquels la détention administrative ne
peut se substituer à des poursuites pénales, ne peut être ordonnée
qu’au cas par cas, à titre individuel et sans discrimination aucune,
doit cesser dès que les causes qui l’ont motivée n’existent plus
et doit respecter le principe de légalité et être assortie de garanties
procédurales
.
2.2. La Convention européenne
des droits de l’homme
2.2.1. La jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme
21. La Cour a conclu de manière répétée que la liste des exceptions
énoncées à l’article 5.1(
a-f),
en vertu desquelles une personne peut être légalement détenue, était
exclusive et exhaustive et que ces exceptions devaient faire l’objet
d’une interprétation étroite, afin de garantir que nul ne soit arbitrairement
privé de sa liberté
. Saisie d’affaires
relatives à des mesures de privation de liberté prises «préventivement»
à l’encontre d’individus soupçonnés de participation à des infractions
de droit commun, y compris à des entreprises terroristes, la Cour
a affirmé qu’«il est établi de longue date que l’internement ou
la détention préventive lorsqu’aucune poursuite pénale n’est envisagée
dans un délai raisonnable ne figurent pas parmi les motifs exhaustivement
énumérés à l’article 5.1 [pour lesquels la détention peut être autorisée]»
.
22. La Cour a également indiqué à plusieurs reprises que, pour
qu’une détention soit «légale» selon les exceptions énumérées à
l’article 5.1(
a-f), elle devait
examiner la procédure et les garanties du système national, afin
de déterminer si les autorités compétentes avaient suivi une «procédure
prévue par la loi», comme l’exige l’article 5.1
. La Cour
a conclu que le droit interne ne satisfaisait pas à un niveau de
«qualité du droit» suffisant pour qu’une détention soit légale lorsqu’il
n’existe aucune limite de durée applicable à cette détention
ou lorsqu’un
requérant est maintenu en détention «sans fondement légal précis
ni disposition régissant clairement sa situation»
. Dès
lors qu’un ordre juridique national ne protège pas un individu contre la
détention arbitraire, cette détention ne peut être jugée «légale»
au titre de la Convention.
23. Sur les cas d’expulsion, la Cour a conclu que «le refoulement
d’un individu par un Etat contractant vers un Etat où il serait
exposé à un risque réel de violation flagrante de l’article 5 emporterait
violation de cet article»
. Elle a néanmoins
fixé un seuil élevé pour déterminer l’existence d’une violation
«flagrante» de l’article 5, en faisant remarquer que seules des
circonstances extrêmes, comme la détention arbitraire d’une personne
pendant plusieurs années ou sans intention de la traduire en justice,
était susceptible de constituer une violation flagrante de l’article
5
.
24. La Cour a déclaré que diverses formes de contrôle juridictionnel
satisfaisaient à la garantie, consacrée par l’article 5.4, du contrôle
de la légalité de la mesure en application de laquelle une personne
est détenue et qu’il ne lui appartenait pas de décider du système
de contrôle juridictionnel le plus approprié
. Elle a néanmoins
indiqué que les autorités ne pouvaient se prévaloir du fait qu’une
affaire touche à des questions de sécurité nationale pour échapper
à tout contrôle effectif des juridictions nationales
.
2.2.2. Travaux pertinents de l’Assemblée
parlementaire et du Comité des Ministres
25. L’Assemblée parlementaire n’a
pas encore traité de la question de la détention administrative
en général, mais elle a constamment condamné les pratiques abusives
de rétention des réfugiés et des migrants
.
Elle a récemment réitéré sa position: le recours à la rétention
ne saurait intervenir qu’en dernier ressort, notamment pour les
demandeurs d’asile, et le plus brièvement possible; il importe,
chaque fois que cela s’avère possible, de privilégier les mesures
alternatives à la rétention
.
Elle s’est montrée particulièrement critique à l’égard de la rétention
des enfants migrants
.
26. Le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a affirmé à
diverses occasions le principe du respect des droits fondamentaux
de toutes les personnes privées de liberté
et a élaboré un certain
nombre de normes générales en la matière
, parmi lesquelles le principe
de légalité et l’interdiction de l’arbitraire, le droit à un recours
en
habeas corpus, l’exigence
de proportionnalité de la mesure de détention, le droit d’accès
à un avocat et l’autorisation des contacts avec l’extérieur. Compte
tenu du caractère général de ces principes, ils s’appliquent également
en matière de détention administrative.
3. La rétention administrative
des migrants et des demandeurs d’asile dans les Etats membres du Conseil
de l’Europe
3.1. Le cadre juridique
27. La rétention administrative
des migrants en situation irrégulière et des demandeurs d’asile
est autorisée dans un nombre limité de circonstances. Elle est possible
pour faciliter, soit le renvoi d’un migrant en situation irrégulière
présent sur le territoire national, soit l’application de la procédure
qui vise à déterminer s’il y a lieu d’autoriser le séjour d’un ressortissant
étranger. Cette rétention doit être motivée par un «objectif d’application rapide
de la procédure», dont Michael Fordham a souligné la nécessité lors
de l’audition du 7 mars 2016. Si le renvoi s’avère irréalisable
dans un délai raisonnable, «l’objectif d'application rapide de la
procédure» disparaît et la rétention doit prendre fin. Le Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a également rappelé
qu’une «rétention est arbitraire lorsqu’elle n’est pas étroitement
liée aux motifs pour lesquels elle a été ordonnée»
.
28. La rétention des migrants doit par ailleurs respecter les
normes légales de sécurité juridique, c’est-à-dire être conforme
aux critères et à la procédure prévus par la loi
, notamment par la définition d’une durée maximale.
La nécessité de prévoir une durée maximale a été soulignée par la
Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt rendu en 2012
dans l’affaire
Mathloom c. Grèce .
La législation des Etats membres du Conseil de l’Europe prévoit
une durée de rétention administrative qui peut atteindre jusqu’à
un ou deux ans. La «directive retour» préconise, pour les pays de
l’Union européenne, une période maximale de rétention aux fins d’éloignement
de dix-huit mois
. La durée réelle de la période
de rétention peut s’étendre encore au-delà, dans les cas notamment
où le contrôle juridictionnel de cette durée est inopérant et où
il existe des obstacles, en particulier financiers, à la mise en
œuvre des décisions concernées
ou lorsque la mesure
d’éloignement est plus complexe à mettre en œuvre pour certaines
nationalités
. Aucune durée maximale
n’a encore été fixée au Royaume-Uni, mais cette situation pourrait
changer prochainement
.
29. La rétention des migrants doit également satisfaire à un critère
de «stricte nécessité», c’est-à-dire qu’elle doit être nécessaire
pour procéder au contrôle de l’entrée ou du renvoi, comme l’a réaffirmé
la Cour européenne des droits de l’homme
.
Cette exigence vaut pour toute rétention (ou pour toute mesure de substitution
moins intrusive, lorsqu’elle existe), ainsi que pour sa durée, qui
ne doit pas excéder la durée raisonnable nécessaire pour parvenir
au but poursuivi. La rétention doit être ordonnée en appréciant
la situation particulière de l’intéressé et n’est par conséquent
pas automatique.
30. Enfin, toute personne retenue doit être rapidement déférée
devant un juge. Celui-ci doit décider si, pour quel motif et pour
combien de temps, la rétention peut être ordonnée. M. Fordham a
rappelé que le renvoi devant un juge devait intervenir, en Espagne
et au Danemark, dans un délai de trois jours, en Finlande et en Suisse
dans un délai de quatre jours et en France dans un délai de cinq
jours. Il a souligné qu’il ne s’agissait pas d’une «bonne pratique»
volontaire, mais d’une garantie judiciaire essentielle
.
31. Au vu de ce qui précède, le fait que certains Etats placent
systématiquement en rétention les migrants en situation irrégulière
à leur arrivée sur le territoire national ou lorsqu’ils font l’objet
d’une ordonnance d’expulsion, sans envisager de mesures moins coercitives,
même s’ils appartiennent à une catégorie de personnes vulnérables
,
serait contraire à la Convention
. De plus, dans un arrêt rendu contre
la Belgique, la Cour a conclu que la rétention administrative des
demandeurs d’asile mineurs et de leur mère constituait une violation
de l’article 3 de la Convention (traitement inhumain ou dégradant)
. La
rétention pendant une durée indéterminée des personnes apatrides
qui n’ont aucun statut dans le pays d’accueil et ne peuvent être expulsées
serait également inadmissible
.
3.2. La pratique dans les Etats
membres
32. Les principes et les normes
minimales du droit international en matière de détention s’appliquent
aux personnes retenues à des fins de contrôle de l’immigration de
la même manière qu’aux personnes détenues pour d’autres motifs.
Cependant, les migrants placés en rétention administrative se trouvent
dans une situation particulièrement vulnérable lorsqu’ils ne parlent
pas la langue du pays d’accueil et peuvent de ce fait rencontrer des
difficultés à contester la légalité de leur rétention. Le Comité
des Ministres a par conséquent énoncé les garanties procédurales
auxquelles les personnes placées en rétention ont droit, y compris
le droit d’être informées, dans les plus brefs délais et dans une
langue qu’elles comprennent, des raisons juridiques et factuelles
de leur rétention et des recours dont elles disposent, ainsi que
la possibilité immédiate de contacter un avocat, un médecin et la
personne de leur choix afin de l’informer de leur situation
.
33. En principe, les migrants maintenus en rétention administrative
doivent être placés dans des centres spécialement conçus pour eux
et qui satisfont à leurs besoins particuliers
. En pratique, les
conditions de détention s’apparentent parfois elles-mêmes à des
traitements inhumains ou dégradants
,
que ce soit en raison de conditions de vie déplorables (surpopulation,
défaut d’installations élémentaires, personnel insuffisant, manque
d’assistance médicale, psychologique, sociale et juridique appropriée)
ou de conditions générales de nature
à susciter un profond désarroi pour le demandeur d’asile
.
34. L’Assemblée a déploré en 2010 que les conditions de vie et
les garanties offertes aux migrants placés en rétention administrative,
qui ne sont pas, rappelons-le, des délinquants, soient souvent pires
que celles qui sont réservées aux personnes condamnées à une peine
d’emprisonnement (saleté, manque d’hygiène, manque de lits, de vêtements
et de nourriture, soins insuffisants, par exemple) et constaté que
le régime de rétention ne permettait souvent pas l’exercice d’activités
normales (éducation, accès à l’extérieur et exercice en plein air,
par exemple). En outre, l’Assemblée a déploré les allégations persistantes
de mauvais traitements, de violences et d’abus commis par le personnel
.
Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines
ou traitements inhumains ou dégradants (CPT) a pour sa part constaté,
au cours de ses visites dans les Etats membres, que les migrants
en situation irrégulière étaient parfois placés en rétention dans
des commissariats de police, dans des conditions déjà difficilement
acceptables pour une durée de vingt-quatre heures, et plus difficilement
encore pendant des semaines
. Il est peu probable
que la situation se soit améliorée dans la situation actuelle de
migration de masse vers l’Europe.
35. Les établissements adaptés aux personnes vulnérables (y compris
les familles avec enfants, les femmes enceintes et les mineurs non
accompagnés), en particulier, disposent de capacités d’accueil limitées. Pour
ce qui est des mineurs non accompagnés, les organisations internationales
et les organisations non gouvernementales (ONG) préconisent des
mesures de substitution à la rétention. Le groupe de travail des Nations
Unies sur la détention arbitraire a précisé qu’il était difficile
d’imaginer une situation dans laquelle la détention d’un mineur
non accompagné soit compatible avec la deuxième phrase de l’article
37.
b de la Convention relative
aux droits de l’enfant, selon laquelle l’emprisonnement d’un enfant
doit uniquement être ordonné en dernier ressort
. Les personnes handicapées
ou atteintes de troubles mentaux ou physiques chroniques graves
doivent avoir accès à des soins appropriés
.
4. La détention administrative
conçue comme un moyen de répression des opposants politiques dans certains
Etats membres du Conseil de l’Europe
4.1. Le cadre juridique
36. La détention administrative,
prévue par le droit interne pour certaines infractions administratives
qui se situent sous le seuil passible du droit pénal, est utilisée
par certains Etats comme un moyen de restriction de la liberté d’expression
et de réunion. Selon moi, il est inadmissible que la détention administrative
soit employée à cette fin, d’autant que cette utilisation abusive
rend sa justification plus difficile lorsqu’il s’agit de lutter
contre la menace terroriste.
37. Le champ d’application des diverses législations qui prévoient
ce type de disposition est généralement étendu. Peuvent ainsi tomber
sous le coup d’une infraction administrative et être passibles de
détention pour ce motif les faits de refus d’obéissance à un agent
de police, de participation à des émeutes, de hooliganisme et d’autres
formes d’infraction à la réglementation en matière de réunion publique
.
38. Là encore, la détention administrative se caractérise généralement
par une érosion des garanties procédurales applicables. La procédure
judiciaire prévue pour les infractions administratives ne respecte
pas systématiquement toutes les exigences d’un procès équitable
.
Jusqu’à l’an dernier, le Code des infractions administratives de
Géorgie prévoyait une détention maximale de 90 jours, qui a été
réduite à 15 jours après la refonte du Code adoptée en novembre
2014. Cette réforme a également renforcé les droits procéduraux
des personnes détenues. Auparavant, les services de police n’étaient
pas même tenus d’informer rapidement les prévenus de leurs droits
ni de motiver un placement en détention. Bien souvent, les personnes
détenues n’avaient accès ni à leur famille ni à un avocat et leur
procès se déroulait sur un ton péremptoire
. Lorsque les
personnes détenues avaient accès à un avocat, celui-ci disposait
uniquement de quelques minutes pour préparer le dossier et il était
rare que la défense puisse présenter des éléments de preuve
. Il reste à voir dans
quelle mesure cette récente réforme parviendra à modifier ces pratiques.
39. Les Etats disposent d’une certaine latitude pour décider de
la durée de la détention d’une personne avant qu’elle soit traduite
devant un tribunal. Le 14 mai 2013, par exemple, l’Azerbaïdjan a
adopté une nouvelle disposition législative qui étend la durée de
la détention administrative – sans décision d’un juge – dans un large
éventail d’infractions: l’organisation d’une manifestation non autorisée
est désormais passible de 60 jours de détention et le refus d’obéissance
à un agent des forces de l’ordre de 30 jours de détention (contre
15 jours auparavant dans les deux cas)
.
4.2. La pratique dans les Etats
membres
40. Les situations dans lesquelles
la détention administrative est utilisée pour emprisonner les opposants politiques,
les manifestants et les militants dans des périodes de tension politique,
en particulier avant ou après les périodes électorales, sont loin
d’être isolées. Ces pratiques ont été observées ces dernières années
en Arménie
, Azerbaïdjan
, Géorgie
, République de Moldova
, Fédération de Russie
, Turquie
et Ukraine
.
41. La détention administrative fait souvent suite à des arrestations
massives effectuées au cours de manifestations politiques
.
Elle est parfois mise en œuvre de manière préventive, avant même
qu’une hypothétique infraction administrative puisse être commise,
par exemple lorsque des personnes susceptibles de participer à une
manifestation prévue sont arrêtées à leur domicile ou au cours de
leur trajet en direction du lieu de la manifestation
.
42. La détention administrative a été utilisée pour arrêter toute
personne considérée comme étant impliquée de manière directe ou
indirecte dans ces manifestations: les organisateurs et participants
– y compris lorsque ces
manifestations ont été dûment autorisées – mais également, les observateurs
de
ces manifestations et les journalistes qui en assurent la couverture
.
La détention, au Bélarus, de 16 personnes qui participaient à une
manifestation organisée pour l’anniversaire de la catastrophe de
Tchernobyl en offre un exemple récent
.
43. La finalité du recours à la détention administrative dans
ce type de cas est clairement politique : il s’agit de restreindre
la liberté d’expression et de réunion en emprisonnant les militants
et opposants sans leur donner les moyens de se défendre dont ils
pourraient bénéficier dans le cadre d’une procédure pénale classique.
Cette pratique a été sanctionnée par la Cour européenne des droits
de l’homme à maintes reprises, que ce soit directement sous l’angle
de la privation de liberté en tant que telle (violation du droit
à la liberté et à la sûreté garanti par l’article 5 de la Convention)
ou sur le plan de ses effets indirects (violation du droit à un
procès équitable consacré par l’article 6 de la Convention, du principe,
garanti par l’article 7, selon lequel il n’existe pas de peine sans
loi et/ou de la liberté de réunion et d’association garantie par
l’article 11)
.
44. Le rapporteur de l’Assemblée sur le suivi de la question des
prisonniers politiques en Azerbaïdjan, Christoph Strässer, a observé
un autre type de recours abusif à la détention administrative à
cette fin
: certains opposants politiques
sont tout d’abord placés en détention administrative
,
où ils subissent des pressions exercées pour leur faire avouer des
infractions pénales plus graves. Au terme de la période maximale
de détention administrative, ils sont à nouveau placés en détention,
cette fois en détention provisoire dans l’attente de leur procès
au pénal pour les infractions reconnues sous la pression pendant
leur détention administrative.
5. La détention administrative
fondée sur des raisons de sécurité
5.1. Introduction
45. La deuxième proposition de
résolution déposée par M. Wold et d’autres membres de l’Assemblée («Quand
les droits de l’homme assurent la protection d’individus qui représentent
une menace pour la sécurité nationale»)
, que la commission a été invitée à prendre
en considération pour l’élaboration du présent rapport, soulève
un certain nombre de questions importantes.
46. Afin d’éviter tout malentendu, j’aimerais débuter cette partie
en faisant mienne la position solidement établie de l’Assemblée
sur la question
: il est indispensable
que les sociétés démocratiques «ne jettent pas le bébé avec l’eau
du bain» en réagissant de manière excessive face à la menace du
terrorisme, au point de sacrifier les droits et libertés fondamentaux
au nom d’un renforcement souvent illusoire de la sécurité. Comme l’a
déclaré l’ancien président et rapporteur de notre commission sur
plusieurs questions connexes pertinentes lors d’une audition organisée
par la commission le 18 mars 2015, ces réactions excessives font
le jeu des terroristes, dont l’objectif est précisément de détruire
nos sociétés libres. Les exécutions extrajudiciaires, les enlèvements,
les détentions secrètes, les actes de torture et autres violations
des droits de l’homme commis dans le cadre de la guerre contre le
terrorisme sont autant d’arguments invoqués par les groupes terroristes pour
recruter de nouveaux membres, comme on peut le constater très directement
dans la région du Nord Caucase, en Fédération de Russie
.
47. En parallèle, la démocratie doit avoir la volonté et la capacité
de se défendre contre ses ennemis. En Allemagne, cette notion (wehrhafte Demokratie), qui découle
des enseignements tirés de l’échec de la République de Weimar, a
été adoptée par les auteurs de la Loi fondamentale de 1949 et constamment réaffirmée
par la Cour constitutionnelle fédérale. Selon moi, la défense de
la démocratie et de l’état de droit contre leurs ennemis demeure
une nécessité face à Al Qaïda et à Daech. Mais cette action doit
être entreprise sans que nous renoncions nous-mêmes à la démocratie
et à l’Etat de droit.
48. Comme je l’ai déjà indiqué, mon intention n’est pas de traiter
ici de la détention, pourtant également à des fins de sécurité,
dans une situation de conflit armé, comme celui qui oppose Israël
et les autorités palestiniennes. Cela vaut tout autant pour les
conflits que connaissent l’Afghanistan, l’Irak, la Somalie, la Syrie et
d’autres pays ou régions situés hors de l’espace territorial du
Conseil de l’Europe. Les situations les plus proches d’un conflit
armé en Europe sont celles de la région du Caucase du Nord en Fédération
de Russie et de l’est de l’Ukraine. Les questions des droits de
l’homme dans ces deux régions font actuellement l’objet des mandats
distincts de deux rapporteurs, Michael McNamara (le Caucase du Nord)
et Marieluise Beck (l’est de l’Ukraine, y compris la Crimée). Je
compte sur nos deux collègues pour aborder toutes les questions
relatives aux droits de l’homme, y compris l’éventuel recours abusif
à la détention administrative. Le rapport sur le Caucase du Nord
adopté par la commission le 18 avril 2016 comporte d’ailleurs de
nombreuses mentions de cas de détention arbitraire survenus dans
le cadre de la lutte contre le terrorisme.
5.2. Le principe: illégalité
de la détention préventive au regard de l’article 5 de la Convention
49. Lors de l’audition à laquelle
a procédé la commission en mars 2016, tous les experts étaient d’accord sur
le fait que l’interprétation de l’article 5 de la Convention retenue
par la Cour européenne des droits de l’homme excluait, en principe,
le recours à la détention administrative à des fins de prévention
du terrorisme. A première vue, cette interprétation est un peu surprenante,
puisque l’article 5.1.
c mentionne
expressément qu’un individu peut être placé en détention «lorsqu’il
y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction
ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire
à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction»
[l’emploi des caractères gras ne figure pas dans le texte original].
La Cour a, dans plusieurs arrêts de Grande Chambre, interprété ce
passage de manière restrictive. Stefan Trechsel, l’un des experts
de la commission, observe que «[l]a Cour a conclu que toute personne
détenue au titre du paragraphe 5.1.
c devait au
bout du compte être traduite devant un tribunal. Cela n’a de sens
que si l’intéressé est soupçonné d’avoir effectivement commis une
infraction. Compte tenu de la première possibilité, la deuxième
devient superflue»
. Mais M. Trechsel
a également expliqué au cours de l’audition, de manière convaincante
à mon avis, pourquoi cette interprétation était la bonne: si l’on
part du principe généralement admis que le but premier de l’article
5 est de prévenir la détention arbitraire, il existe, pour toutes
les exceptions au droit à la liberté prévues à l’article 5.1(
a-f)
« des moyens avérés et éprouvés de vérifier
si les conditions qui justifient l’arrestation et la détention d’une
personne précise sont réunies ou non (…) L’alinéa (c) prévoit une
exception, dans laquelle la justification essentielle repose sur
le soupçon. Par définition, le bien-fondé d’un soupçon n’est pas,
ou pas encore, démontré. La détention provisoire reste certes provisoire
et, plus important encore, contrôlée par une autorité judiciaire.
Mais, à ma connaissance, il n’existe aucun moyen fiable de démontrer
qu’une personne est dangereuse. Le soupçon se vérifie rétrospectivement
et doit au bout du compte être démontré pour se justifier. S’il
est impossible de prouver son bien-fondé, le suspect doit être remis
en liberté. La dangerosité d’un individu représente, pour ainsi
dire, un soupçon qui porte sur l’avenir. Le seul élément qui permette
de démontrer qu’il se justifiait apparaît lorsque le danger se concrétise.
Or, c’est précisément ce que la détention vise à prévenir » .
Le
fait de retenir une interprétation contraire équivaudrait à s’engager
sur un terrain glissant, qui nous conduirait infailliblement à un
«Guantanamo européen», où les individus prétendument «dangereux»
seraient placés en détention pendant une durée indéterminée, ce
qui ne serait pas compatible avec le droit à la liberté consacré
par la Convention.
5.3. Une exception envisageable:
la détention préventive légale de courte durée en cas de danger imminent
50. Selon notre expert norvégien,
le professeur Jon Petter Rui, l’interdiction de la détention préventive
n’est pas absolue. Il a premièrement souligné qu’il pouvait être
dérogé à l’article 5, en vertu de l’article 15 de la Convention,
«en cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie
de la nation». Le seuil fixé par l’article 15 est élevé, mais une
campagne soutenue de graves attentats terroristes peut justifier
cette dérogation, comme cela a été le cas au plus fort de la série
d’attentats à la bombe de l’IRA et, plus récemment en France, à
la suite des attentats de Paris.
51. M. Rui estime, en se fondant sur un arrêt de Grande Chambre
de la Cour de Strasbourg et sur les opinions séparées de deux juges,
qu’une détention préventive de courte durée est également possible
dans les cas extrêmes, en l’absence de dérogation. Dans l’arrêt
Ostendorf c. Allemagne (voir plus
haut note 30), la Cour a d’ailleurs considéré que la détention provisoire
pendant quatre heures, sans mise en accusation, d’un supporter de
football soupçonné de hooliganisme n’était pas contraire à l’article
5. M. Rui a également souligné que la réglementation policière de
plusieurs Länder allemands permettait la détention de personnes
pendant une durée maximale de deux semaines en cas de danger évident
et actuel pour la sûreté publique
.
52. Personnellement, il ne me paraît pas sage de remettre en question
la jurisprudence bien établie de la Cour européenne des droits de
l’homme. Une détention de quatre heures, tolérée par la Cour dans
l’affaire Ostendorf, voire
de deux semaines, comme le prévoit la réglementation de certains
Länder allemands, n’offre pas véritablement de solution durable
aux difficultés présentées par certaines situations, comme celle
du mollah Krekar en Norvège. La solution adoptée par l’Europe ne
doit en aucun cas équivaloir à un nouveau Guantanamo.
5.4. Les défaillances de la détention
préventive au Royaume-Uni
53. Au Royaume-Uni, la détention
en Irlande du Nord pendant une durée indéterminée de personnes soupçonnées
d’activités terroristes, sans qu’elles aient été jugées, au titre
(des dispositions provisoires) de la loi relative à la prévention
du terrorisme de 1984 a fini par s’avérer un choix malheureux. La
Cour européenne des droits de l’homme a conclu sans surprise que
cette pratique emportait violation de l’article 5.3 de la Convention
européenne des droits de l’homme
. Le gouvernement
a réagi en dérogeant à l’article 5.3 sur le fondement de l’article
15 de la Convention. L’internement ultérieur de près de 2 000 hommes,
principalement catholiques, a provoqué des troubles civils plus
importants et a été qualifié par un ancien chef de l’IRA de «meilleur
instrument de recrutement dont l’IRA ait jamais disposé»
. La loi relative à la prévention
du terrorisme (et la dérogation à l’article 5.3) a été utilisée
jusqu’à l’expiration de sa validité, puis remplacée en 2000 par
la loi relative au terrorisme, qui a considérablement restreint
la possibilité de détenir des personnes soupçonnées d’activités
terroristes sans mise en accusation. La durée maximale de cette
détention «pré-inculpation» a été par la suite étendue à nouveau,
puisqu’elle est passée de 7 à 14 jours dans la loi relative à la
justice pénale de 2003 et de 14 à 28 jours dans la loi relative
au terrorisme de 2006. Une nouvelle extension à 42 jours a été rejetée,
après bien des doutes sur sa compatibilité avec les obligations
du Royaume-Uni en matière de droits de l’homme
,
aussi de la part de cette commission. Cette détention «pré-inculpation»
de personnes soupçonnées d’activités terroristes pose cependant
problème, y compris sur le plan de son efficacité à des fins de
détention. Même une période de 42 jours finit par arriver à son
terme et il faut alors, soit mettre en accusation l’intéressé, soit
le remettre en liberté.
5.5. Les autres solutions
5.5.1. La procédure de huis clos
documentaire au Royaume-Uni
54. Dans bien des cas, cette situation
pose également un autre problème, sous-jacent celui-là: il peut
arriver que des éléments de preuve aient été bel et bien réunis,
mais qu’ils ne puissent, du fait de leur nature, être divulgués
au cours d’une audience publique sans dévoiler les méthodes de travail
des autorités compétentes ou leurs sources (en particulier l’identité
des informateurs). Pour prévenir ce genre de préjudice durable,
les autorités britanniques ont préféré à plusieurs reprises ne pas
mettre des suspects en accusation et les remettre en liberté, alors
même qu’elles savaient qu’ils avaient commis de graves infractions
terroristes
. La loi relative à
la justice et à la sécurité de 2013 a tenté de trancher ce dilemme
en mettant en place la procédure de huis clos documentaire («closed
material procedure» – CMP)
. Cette loi prévoit un certain nombre
de garanties pour éviter tout glissement vers des «procès secrets»
de personnes soupçonnées d’activités terroristes, mais elle repose
pour l’essentiel sur la culture ancienne et bien ancrée d’indépendance
et de regard critique à l’égard des autorités de l’exécutif, qui
prévaut parmi les juges britanniques. Je ne souhaite pas me livrer
à des spéculations sur la capacité de ce système à fonctionner de
manière satisfaisante dans les pays dont la magistrature n’a pas
le même «état de service» ou présente des traditions différentes.
Mais si cette attitude fondamentale était adoptée, elle contribuerait
pour beaucoup selon moi à rendre cette pratique acceptable – comme
l’a laissé entendre le professeur Trechsel lors de l’audition de
mars dernier.
5.5.2. La mise en résidence forcée,
de M. Guzzardi au mollah Krekar
55. Il reste cependant à déterminer
– notamment au vu de la proposition de M. Wold et d’autres membres de
l’Assemblée que j’ai été invité à prendre en considération – ce
qu’il convient de faire lorsqu’une personne représente une menace
pour la sécurité nationale sans avoir – encore – commis d’infraction
pénale ou après avoir purgé une peine d’emprisonnement. M. Wold
m’a très aimablement fourni quelques informations sur une affaire
qui s’est produite en Norvège et qui l’a amené à prendre cette initiative.
Comme nous l’avons indiqué plus haut (aux paragraphes 11 à 13),
un mollah radical originaire d’Irak, qui prêche la haine des infidèles
dans sa mosquée d’Oslo et est allé jusqu’à proférer des menaces
de mort contre le Premier ministre norvégien, ne peut être expulsé
de Norvège, essentiellement parce que l’Irak refuse de garantir
qu’il ne sera pas condamné à la peine de mort et qu’aucun autre
pays n’accepte de l’accueillir. Ce genre de problème ne concerne évidemment
pas seulement la Norvège. L’audition organisée au mois de mars avait
pour but de recenser les solutions envisageables, y compris celles
qui ne relèvent pas du champ d’application de la détention administrative.
Plus précisément, je songe aux mesures restrictives qui se situent
en deçà du seuil de la détention, laquelle suppose une privation
complète de liberté de circulation. La méthode employée par la Norvège,
qui a interdit de séjour à Oslo le mollah Krekar en le réinstallant
à Kyrksæterøra, une ville éloignée du centre de la Norvège où on
peut supposer qu’il représentera une moindre menace pour la sécurité nationale,
pourrait être un exemple de ce type de mesure
.
56. L’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme
dans l’affaire
Guzzardi c. Italie constitue un important
précédent dans ce domaine. M. Guzzardi, soupçonné d’être membre
de la mafia, a été «mis en résidence forcée» avec d’autres personnes
soupçonnées d’appartenir à la mafia, sur la petite île d’Asinara,
au large de la Sardaigne, pendant plus d’un an après expiration
de la période de détention provisoire, avant d’être finalement jugé
et condamné pour entente criminelle et complicité. La Cour a pris
grand soin d’établir l’existence d’une «privation» de liberté au
sens de l’article 5 de la Convention, qu’il convient de distinguer
de la simple «restriction» de liberté, que l’article 2 du Protocole
no 4 à la Convention (STE no 46)
autorise plus facilement. Au vu des circonstances de l’espèce (par
exemple la petite dimension de l’île, et notamment la partie accessible
aux membres supposés de la mafia sous la surveillance de la police;
l’absence de moyen d’accès autre que celui d’un bateau de la police,
la limitation stricte des droits de visite et des communications), la
Cour a conclu que cette «mise en résidence forcée» s’apparentait
à une «privation» de liberté, qui ne correspondait pas à l’une des
exceptions énumérées à l’article 5. M. Guzzardi a ensuite été mis
en résidence forcée dans une ville isolée du centre de l’Italie,
sur le continent. Sa requête contre cette nouvelle mesure a été
rejetée par la Commission européenne des droits de l’homme – présidée
par notre expert M. Trechsel – qui l’a jugée irrecevable au motif
qu’il s’agissait d’une simple restriction de la liberté de circulation
de M. Guzzardi
.
57. Au vu des explications données par notre expert norvégien,
M. Rui, je dirais que la mise en résidence forcée du mollah Krekar
à Kyrksæterøra est effectivement comparable à celle de M. Guzzardi,
non pas la première fois sur l’île d’Asinara, mais la seconde fois,
dans cette ville isolée de l’Italie continentale. Je considère,
comme M. Rui, que cette mise en résidence forcée devrait être compatible
avec la Convention, pour autant qu’elle se fonde correctement sur
une disposition de la législation nationale, qui doit être suffisamment précise,
accessible et non discriminatoire. Une disposition légale autorisant
la mise en résidence forcée de personnes potentiellement dangereuses
ne doit pas être uniquement applicable aux ressortissants étrangers; c’est
ce qui semble poser aujourd’hui problème en Norvège.
5.5.3. Mesures restrictives, mesures
de prévention et d’investigation du terrorisme et mesures d’éloignement
pour comportement antisocial
58. Le Royaume-Uni disposait de
mesures similaires, sous la forme des «mesures restrictives» (Control Orders)
prévues par la loi relative à la prévention du terrorisme de 2005,
qui ont été remplacées en 2011 par les «mesures de prévention et
d’investigation du terrorisme» (Terrorism Prevention and Investigation Measures
– TPIMs)
. En résumé, le ministre de l’Intérieur
a le pouvoir d’imposer certaines restrictions aux personnes soupçonnées
de représenter une menace pour la sécurité nationale, y compris
sous forme d’interdiction de se rendre à certains endroits, de rencontrer
certaines personnes, d’utiliser internet, ainsi qu’au moyen d’autres
mesures, pendant une période maximale de deux ans. Ces mesures,
qui ne privent pas totalement une personne de sa liberté en la plaçant
en état d’arrestation et peuvent être appliquées par l’intermédiaire
d’une surveillance électronique, permettent d’affecter à d’autres
tâches les effectifs policiers qui auraient été nécessaires à sa
surveillance permanente.
59. Ces mesures peuvent être imposées par voie administrative,
selon une procédure appliquée par le ministère de l’Intérieur; mais
il existe un autre instrument, la mesure d’éloignement pour comportement antisocial
(anti-social behaviour order – ASBO)
, qui présente l’avantage, sur le
plan du respect de l’état de droit, de devoir être ordonnée par
un juge. Elle est utilisée à titre préventif pour maintenir une
personne violente à distance de son conjoint ou pour tenir un individu
condamné pour conduite en état d’ivresse et récidiviste éloigné
du pub où il a ses habitudes. Il convient de se demander si le discours
de haine décrit par M. Wold dans sa proposition de résolution ne
pourrait pas être qualifié de «comportement antisocial» lui aussi.
Notons que le non-respect de cette mesure d’éloignement est constitutif
d’une infraction pénale passible de sanctions pénales, y compris
d’une peine d’emprisonnement.
5.5.4. En dernier ressort, l’extension
du droit pénal positif
60. Enfin, comme l’a indiqué M.
Trechsel lors de l’audition de mars dernier, la détention (provisoire
ou après condamnation) de personnes soupçonnées d’activités terroristes
peut également être facilitée par l’extension prudente des limites
du droit pénal positif. L’une des directions à suivre pourrait consister
à incriminer spécifiquement les actes de préparation des actes terroristes
ou qui visent à les faciliter, en dépassant le champ d’application
classique de la «complicité» d’une infraction précise. On pourrait
également imaginer de créer de nouvelles infractions pénales pour
lesquelles la preuve d’une participation à leur commission pourrait être
apportée plus aisément, comme le fait d’être membre d’un groupe
terroriste. Dans les situations extrêmes, la propagande à caractère
haineux peut être en soi une infraction pénale, surtout si elle
s’accompagne d’incitation à la violence. Selon moi, le cas évoqué
en Norvège peut parfaitement se rattacher à cette catégorie. A ce
propos, il convient de prendre en compte la Convention du Conseil
de l'Europe pour la prévention du terrorisme (STCE no 196)
et son Protocole additionnel de 2015
(STCE
no 217), qui prévoient l’incrimination par
les Etats parties d’un certain nombre d’actes accessoires liés au
terrorisme, comme certains actes préparatoires, le recrutement et
la propagande.
61. Je préconiserais, en accord avec l’ensemble de nos experts,
de faire preuve de prudence dans l’extension du droit pénal, dont
la clarté, la prévisibilité et la proportionnalité ne doivent pas
souffrir d’une réaction à brûle-pourpoint du législateur face à
un attentat terroriste tout récent.
6. Conclusion
62. Comme nous l’avons vu, la détention
administrative demeure une pratique répandue dans les Etats membres.
Sa légalité fait l’objet d’un certain nombre de garanties, dont
la violation porte atteinte au droit international et européen des
droits de l’homme.
63. Si les défis auxquels se trouvent confrontés les Etats membres,
notamment en matière de contrôle des flux migratoires et de sécurité
nationale face à la menace terroriste, ne doivent pas être sous-estimés,
il n’en demeure pas moins que la gestion de ces défis ne saurait
justifier de porter atteinte à l’état de droit et au respect des
droits de l’homme, qui constituent les fondements mêmes de nos sociétés
démocratiques. Comme nous l’avons vu plus haut, il existe d’autres
solutions qu’un recours à la détention préventive préjudiciable
à la protection du droit à la liberté et à la sûreté. Le projet
de résolution contenu dans le présent rapport synthétise ces conclusions.