1. Introduction
1. En raison de l’annexion de
la Crimée par la Fédération de Russie et de la «guerre hybride»
dans la région du Donbass, qui ont entraîné la proclamation des
«républiques populaires» de Donetsk («RPD») et de Lougansk («RPL»),
l’Ukraine a perdu le contrôle effectif de parties importantes de
son territoire. L’Assemblée a condamné avec fermeté l’annexion de
la Crimée par la Fédération de Russie et l’intervention militaire
russe dans la région du Donbass, qui constituent des violations
du droit international et des valeurs fondamentales du Conseil de
l’Europe
. Je partage sans réserve ce point
de vue, mais il reste que l’objet de mon mandat de rapporteure est
d’examiner la situation des droits de l’homme des personnes qui
vivent dans ces régions, dans l’objectif de définir des voies de
recours pour les victimes de ce drame. Toutefois, pour être pleinement
objectif et ne pas céder à la tentation de simplement condamner
«les deux camps», il n’est pas inutile de rappeler qui est l’agresseur
et qui est la victime de l’agression. Dans une telle situation,
l’équidistance constitue en fait une forme d’inégalité de traitement.
Cela dit, le «statut de victime» de l’Ukraine ne donne pas à ce
pays l’autorisation de violer les droits de l’homme. Bien au contraire,
comme Mme Kristýna Zelienkova et moi-même l’avons
appris lors de la visite conjointe que nous avons effectuée dans
la région du Donbass cette année, les personnes courageuses qui
continuent de vivre dans la zone de conflit et les admirables militants
de la société civile qui s’emploient à les aider et à aider les
personnes déplacées en raison du conflit attendent à juste titre beaucoup
des autorités ukrainiennes. Ces dernières doivent donner l’exemple,
dans toute la mesure de leurs capacités.
2. J’aborde donc dans ce rapport la situation des droits de l’homme
en Crimée, en «RPD» et en «RPL», ainsi que la question des voies
de recours dont disposent les victimes de violations des droits
de l’homme – y compris les mesures en vue de prévenir de nouvelles
atteintes. Le droit à des élections libres et équitables, garanti
par l’article 3 du Protocole additionnel à la Convention européenne
des droits de l’homme (STE no 9), fait
partie des droits fondamentaux de la personne.
3. S’agissant des faits, je m’appuie en premier lieu sur mes
propres recherches, notamment la visite d’information effectuée,
en tant que rapporteure de l’Assemblée, conjointement avec Mme Zelienkova,
sur ce que j’ai appris dans le cadre de dizaines de visites dans
la zone de conflit ces dernières années en tant que membre du Bundestag allemand, et sur les auditions
d’éminents experts par notre commission lors des parties de session
de l’Assemblée de janvier, avril et juin 2016.
4. Je m’appuie en outre sur les rapports remarquablement complets
et cohérents publiés depuis le début des conflits par des représentants
du Conseil de l’Europe, d’autres organes internationaux et de nombreuses organisations
non gouvernementales (ONG), notamment:
- le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe,
et le représentant spécial du Secrétaire Général, l’ambassadeur
Gérard Stoudmann;
- la Mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine
(HRMMU) du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme
(HCDH);
- la Mission spéciale d’observation en Ukraine de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (SMM/OSCE), ainsi que
le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l’homme (BIDDH)
et le Haut-Commissaire pour les minorités nationales (HCNM) de cette
organisation;
- les nombreux rapports présentés par des ONG nationales
et internationales, notamment Amnesty International (AI), Human
Rights Watch (HRW), International Crisis Group (ICG), Open Dialogue Foundation
(ODF), Open Russia Foundation, le Centre des libertés civiques de
Kiev, International Partnership for Human Rights–Kiev, le Groupe
de défense des droits de l’homme de Crimée, la coalition «Justice
pour la paix dans le Donbass», le Groupe de défense des droits de
l’homme de Kharkiv, et les multiples organisations de terrain dont
nous avons rencontré les représentants à Marioupol et Dnipro.
5. S’agissant de l’analyse juridique, je me fonde en premier
lieu sur la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5,
«la Convention») telle qu’interprétée par la Cour européenne des
droits de l’homme («la Cour»).
6. En conclusion, j’avancerai quelques propositions – résumées
dans le projet de résolution – pour faire en sorte que les victimes
de violations des droits de l’homme dans les régions relevant de
mon mandat puissent obtenir réparation et que leur situation s’améliore
à l’avenir.
2. La situation des droits de l’homme
dans les territoires ukrainiens se trouvant hors du contrôle des autorités
ukrainiennes
2.1. La
situation des droits de l’homme en Crimée
7. N’ayant pas été en mesure de
me rendre en Crimée, je m’appuie pour l’essentiel sur le rapport
du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, M. Niels
Muižnieks, et celui du représentant spécial du Secrétaire Général,
l’ambassadeur Gérard Stoudmann
, ainsi que sur les rapports
d’autres organisations internationales (en particulier la HRMMU
du HCDH) et d’ONG. Une contribution essentielle a été celle de M. Mustafa
Dzhemilev, ancien président du Mejlis et actuellement membre de
la Verkhovna Rada et de la délégation ukrainienne au Conseil de
l’Europe, qui a communiqué une description impressionnante de la situation
dans son pays lors de la réunion de notre commission le 21 juin
2016.
2.1.1. 1 Le
Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe
8. Le Commissaire aux droits de
l’homme du Conseil de l’Europe a publié le 27 octobre 2014 un rapport sur
la situation des droits de l’homme en Crimée à la suite de sa visite
à Kiev, à Moscou et en Crimée du 7 au 12 septembre 2014
. Il a insisté sur le fait
que toutes les enquêtes devaient être menées dans le respect des principes
établis par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme et a souligné que les auteurs de graves violations des droits
de l’homme devaient répondre de leurs actes. Il a mis en avant un certain
nombre de cas précis, dont:
- la
disparition et la mort d’un opposant, M. Reshat Ametov, dont l’enlèvement
le 3 mars 2014 a été diffusé sur la chaîne de télévision tatare
de Crimée ATR;
- la mort suspecte d’un jeune homme de 16 ans, Mark Ivanyuk,
le 21 avril 2014;
- les cas de trois militants de la société civile locale,
Leonid Korzh, Timur Shaimardanov et Seiran Zinedinov, portés disparus
entre le 22 et le 30 mai 2014;
- l’enlèvement par des hommes en uniforme de MM. Islyam
Dzhepparov et Dzhevdet Islyamov le 27 septembre 2014.
9. M. Muižnieks a également évoqué l’implication alléguée dans
des actes de violence des unités dites d’autodéfense («Samo-oborona»),
dont le statut et les fonctions demeurent imprécises, et les actes d’intimidation
perpétrés à l’encontre des Tatars de Crimée et des Ukrainiens de
souche qui avaient critiqué «l’évolution politique récente»
. En avril 2015, le Commissaire a
fait une déclaration publique dans laquelle il a pris la défense
de la chaîne de télévision tatare de Crimée ATR TV et a réaffirmé
l’idée que les minorités de Crimée devaient pouvoir pratiquer librement
leur religion, recevoir un enseignement dans leur langue et exprimer
leur point de vue sans crainte
.
2.1.2. Le
rapport Stoudmann
10. La visite de l’ambassadeur
Stoudmann, qui était mandaté par le Secrétaire Général du Conseil
de l’Europe, a donné lieu à quelques polémiques. Plusieurs représentants
ukrainiens, et en particulier tatars, ont estimé que le rapport
montrait un parti pris en faveur du camp russe
.
Le rapport, qui a été publié avant l’interdiction du Mejlis, déclaré
«organisation extrémiste», considérait que «les cas de répression,
aussi graves qu’ils puissent être, semblent davantage cibler des
opposants à titre individuel, qu’il s’agisse de Tatars de Crimée,
d’Ukrainiens ou d’autres, plutôt que de refléter une politique de
répression collective à l’encontre des Tatars de Crimée en tant
que groupe ethnique»
.
11. Toutefois, le rapport affirmait également que si le Mejlis
du Peuple tatar de Crimée venait à être déclaré «organisation interdite»
(ce qui s’est de fait produit entre temps), cela «indiquerait un
nouveau niveau de répression visant la communauté tatare de Crimée
dans son ensemble».
12. Fait important, M. Stoudmann a conclu que, dans cette situation,
«il n’est ni normal ni acceptable qu’une population de 2,5 millions
de personnes soit tenue hors d’atteinte des mécanismes des droits
de l’homme établis pour protéger tous les Européens». Je ne peux
que souscrire à cela.
2.1.3. Rapports
de la Mission de surveillance des droits de l’homme en Ukraine (HRMMU)
du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme
13. La HRMMU
, à qui les autorités de fait ont refusé
l’autorisation d’ouvrir un bureau en Crimée, a fréquemment signalé
des actes d’intimidation contre les membres des groupes de population
«pro-ukrainiens», notamment les minorités nationales et religieuses
comme les Tatars de Crimée. Dans son rapport de juin 2015, elle
souligne le durcissement du contrôle des médias, qui a par exemple
pris la forme d’un refus de réenregistrer en application de la législation
russe au moins sept entreprises de médias de langue tatare de Crimée,
ce qui a entraîné leur fermeture. Cette obligation de réenregistrement
a également compromis la liberté de religion. La HRMMU a également
pointé du doigt la situation «dramatique» de groupes vulnérables, comme
les toxicomanes privés d’une thérapie de substitution vitale pour
eux
.
Dans son rapport de décembre 2015, la HRMMU relève également la
violation du droit à la citoyenneté:
«Leur
droit à la citoyenneté a été violé. Bien qu’elles puissent conserver
leur passeport ukrainien et n’encourent pas de sanction si elles
omettent de le signaler, les personnes qui vivent en Crimée reçoivent
la nationalité russe par défaut et n’ont d’autre possibilité que
de prendre un passeport russe si elles ne veulent pas perdre leur
emploi et le bénéfice des prestations sociales.»
14. Dans son dernier rapport (le 14e),
publié en juin 2016
, la HRMMU
attire l’attention sur le climat d’intimidation persistant, nourri
par le fait que les disparitions et les homicides perpétrés en 2014
et 2015 n’ont pas fait l’objet d’enquêtes, et en particulier sur
le harcèlement incessant de la minorité tatare (fouilles et perquisitions
violentes, arrestations de masse, transfert de détenus de Crimée
dans des prisons russes, ouverture d’une nouvelle chaîne de télévision
– «Millet» – diffusant en langue tatare, dans l’objectif déclaré
de contrer la «propagande anti-russe»
).
2.1.4. Rapports
de l’Union européenne
15. A la demande de la sous-commission
des droits de l’homme du Parlement européen, la direction générale
des politiques externes du Parlement européen a préparé une étude
intitulée «The situation of national minorities in Crimea following
its annexation by Russia»
, axée sur la situation des minorités nationales
en Crimée. Elle relève de nombreuses violations des droits de l’homme
visant spécifiquement les minorités, notamment des violations du
droit à la vie, à la liberté, à la sûreté, à l’intégrité physique
et à la protection de la propriété, de la liberté d’expression,
d’association, de religion et de circulation, et des droits des
minorités en matière de culture et d’éducation.
2.1.5. Rapports
d’ONG
16. Pour ce qui est de la situation
en Crimée, les rapports de suivi mensuels de la «Mission de terrain
sur les droits de l’homme en Crimée» mise en place en mars 2014
par un groupe d’ONG, parmi lesquelles l’Union ukrainienne Helsinki
pour les droits de l’homme, le Youth Human Rights Movement et le
Centre «Almenda» des droits de l’homme (avec le soutien du Programme
des Nations Unies pour le développement (PNUD) et du ministère danois
des Affaires étrangères) semblent être la source d’information non
gouvernementale la plus sérieuse et la plus fiable
. Les rapports mensuels
de la Mission de terrain en Crimée fournissent de précieuses informations
sur l’évolution des affaires individuelles et des tendances. La
Mission de terrain donne également des informations détaillées sur
les menaces qui pèsent sur la liberté d’expression en Crimée, notamment
sur la liberté des médias, la liberté de réunion et la liberté de
religion, depuis l’annexion. Exemple de cas suivi par la Mission
de terrain, le rapport sur la situation en mai 2015
relève l’évolution d’une pratique employée
en Crimée, où les militants pro-ukrainiens sont poursuivis pour
des actes commis avant la prise de contrôle de la Fédération de
Russie ou pour leur participation à des événements qui ont eu lieu
hors de Crimée (c’est-à-dire dans d’autres villes ukrainiennes)
et qui, selon les autorités de Crimée, menacent l’ordre établi. C’est
également le cas de «l’affaire du 26 février», dans laquelle des
poursuites pénales ont été engagées au titre de l’article 212 du
Code pénal de la Fédération de Russie (organisation et participation
à des «troubles de l’ordre public à grande échelle») à l’encontre
du vice-président du Mejlis, M. Ahtem Chiygoz, et de quatre autres
militants (MM. Ali Asanov, Eskender Nebiev, Eskender Kantemirov
et Eskender Emirvaliev
). Le rapport sur mai
2015 fournit également des détails troublants sur l’arrestation
et la torture du militant pro-ukrainien Oleksandr Kostenko, condamné
par un tribunal de Simferopol sur la base d’aveux qui auraient été obtenus
sous la torture et au terme d’un procès truqué, qui présente de
nombreuses caractéristiques d’un procès motivé par des considérations
politiques
.
Le rapport couvrant le mois de mai 2016 fait état d’un nouveau cas
de disparition d’un militant tatar, à savoir l’enlèvement, le 24 mai
2016, d’Erwin Ibragimov. Dans son dernier rapport, qui couvre le
mois de juin 2016, le groupe d’ONG cite des déclarations publiques
de la procureure générale de Crimée qui font douter de l’effectivité
de l’enquête sur la disparition de M. Ibragimov. Outre les rapports
mensuels, le Groupe de défense des droits de l’homme de Crimée élabore
des documents thématiques. L’un d’eux («Crimea: Ukrainian identity
banned»), publié en février 2016, présente de nombreux exemples
de persécutions et de discriminations motivées par des considérations
politiques à l’égard des personnes exprimant des idées pro-ukrainiennes.
Daté de juin 2016, «The victims of enforced disappearance in Crimea
as a result of the illegal establishment of the Russian Federation
control (2014-2016)», le plus récent de ces rapports thématiques,
expose en détail les circonstances dans lesquelles ces disparitions
se sont produites et analyse les obstacles qui viennent entraver
la tenue d’une enquête effective (et notamment les relations que
l’on peut qualifier au mieux d’opaques entre les «forces d’autodéfense
de Crimée», soupçonnées d’implication dans ces infractions, et les
autorités – de fait – chargées de l’application des lois en Crimée).
17. Un groupe d’experts ukrainiens, le CHROT, publie également
des analyses détaillées sur des questions spécifiques en matière
de droits de l’homme dans le contexte de l’occupation, en particulier
sur la liberté de circulation, le droit de choisir librement sa
résidence et le droit de propriété – entre autres: nationalisation
de biens (entreprises, institutions et organisations détenues par
l’Etat ou par des syndicats, entreprises privées); interdiction
de la libre disposition de biens privés en cas de non-enregistrement
des biens immobiliers conformément à la procédure russe; démolition
de constructions non autorisées par les autorités de fait (par exemple:
démolition d’un édifice de 16 étages dans le quartier de Cape Crystal
à Sébastopol); difficultés rencontrées lors du déménagement de biens
entre le territoire occupé et une autre région de l’Ukraine, et inversement;
obligation de réenregistrement conformément à la législation russe
de toutes les personnes morales enregistrées sur le territoire de
Crimée et de Sébastopol, au risque d’un refus dans certains cas, s’accompagnant
de la nationalisation du ou des biens
.
18. Des organisations de défense des droits de l’homme de premier
plan, notamment Amnesty International et Human Rights Watch, ont
elles aussi publié des rapports approfondis sur la situation des
droits de l’homme en Crimée
. Couvrant la période
de février 2014 à février 2016, le rapport élaboré par une coalition
d’ONG ukrainiennes et intitulé «The Peninsula of Fear: Chronicle
of Occupation and Violation of Human Rights in Crimea»
est le document le plus complet
sur les violations des droits de l’homme en Crimée. Enfin, le Centre antidiscrimination
Memorial a consacré un rapport détaillé aux violations des droits
des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres (LGBT)
en Crimée (ainsi que dans la région du Donbass)
. S’appuyant sur des dizaines de
témoignages directs, il évoque la persécution des minorités sexuelles
et de genre ainsi que l’atmosphère de peur, de secret et d’insécurité
créée par des individus armés ouvertement homophobes, et par les
décrets et autres dispositions réglementaires pris par les «autorités»
locales sous l’influence de la législation russe, qui limitent les
droits des minorités et interdisent la «propagande en faveur des
orientations sexuelles non traditionnelles».
2.2. La
situation des droits de l'homme dans la «RPD» et la «RPL»
2.2.1. Le
Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l'Europe
19. Le Commissaire s’est rendu
du 30 novembre au 5 décembre 2014 à Kiev et dans les régions orientales de
l’Ukraine, y compris dans deux villes (Kurakhove et Krasnoarmiysk)
situées près de la ligne de front (de l’époque). Il a fait la déclaration
suivante:
«Ainsi que le signale
notamment le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations
Unies (HCDH), de nombreuses violations graves des droits de l’homme
se sont produites, impliquant pour l’essentiel les forces rebelles
mais aussi les forces gouvernementales et les bataillons de volontaires combattant
à leurs côtés.»
20. Le Commissaire a évoqué des informations portant sur «des
centaines de cas d’exécutions illégales, d’enlèvements et de disparitions
forcées, ainsi que de torture et de mauvais traitements» et a insisté
sur le fait que les responsables de ces actes devaient en répondre,
quelle que soit la partie au conflit à laquelle ils appartiennent.
Il a également mis en avant le drame des 500 000 personnes déplacées
à l’intérieur de leur propre pays et les difficultés rencontrées
par les personnes qui résident dans les territoires se trouvant
hors du contrôle des autorités ukrainiennes, notamment les groupes
vulnérables comme les personnes âgées, les personnes handicapées
et les personnes internées dans des établissements pénitentiaires
ou psychiatriques
.
21. Le Commissaire a entrepris une autre visite en Ukraine, du
29 juin au 3 juillet 2015, y compris dans certaines régions de l’est
de l’Ukraine se trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes
(Donetsk). La déclaration qu’il a faite à la suite de cette visite
porte principalement sur les questions humanitaires, notamment l’accès
à l’aide humanitaire des résidents et leur liberté de circulation
à travers la ligne de démarcation et la zone tampon
.
22. La dernière visite du Commissaire dans la zone de conflit
de la région du Donbass a eu lieu du 21 au 25 mars 2016. Une courte
visite à la ville de Donetsk, durant laquelle s’est déroulée une
réunion avec un cadre de l’équipe de l’«ombudsman» de la «RPD»,
a été facilitée par la HRMMU des Nations Unies. Dans son rapport du
11 juillet 2016
, le Commissaire a présenté
les résultats de ses entretiens avec plus d’une dizaine de personnes
privées de leur liberté de chaque côté de la ligne de contact. Il
a jugé particulièrement convaincants leurs récits détaillés de tortures
et de mauvais traitements, qui étaient extrêmement cohérents alors
que les entretiens avaient été menés individuellement. S’agissant
des détentions non reconnues, il a noté que plusieurs de ces personnes
détenues dans des zones contrôlées par le gouvernement affirmaient
avoir été détenues au secret et/ou dans des lieux de détention non
reconnus pendant au moins une partie de leur privation de liberté.
Celles qui avaient été détenues dans des zones non contrôlées par
le gouvernement étaient placées dans les sous-sols de bâtiments
administratifs utilisés «par diverses structures locales exerçant
des fonctions militaires ou sécuritaires, ainsi que par des groupes
armés». Le Commissaire a noté que sa demande de visite de lieux
de détention à Donetsk avait été rejetée par les autorités de fait,
qui ne permettaient pas ce type de visite par des observateurs internationaux
au motif qu’elle n’était pas prévue par la «législation locale».
Il a souligné que les autorités ukrainiennes, de leur côté, accordaient
généralement ce type d’accès. Par contre, en ce qui concerne certains
lieux de détention présumés gérés par le Service de sécurité d’Ukraine
(SBU), plusieurs interlocuteurs lui ont dit que des mouvements suspects
de détenus avaient lieu avant une visite de suivi internationale
anticipée
. Le Commissaire
a également estimé que le rétablissement de la peine de mort dans
les zones non contrôlées par le gouvernement constituait un «recul regrettable»
et qu’il fallait «revenir» sur cette décision
. Enfin, et ce n'est
pas le moins important, le Commissaire rappelle dans son rapport
la situation sociale et administrative difficile dans laquelle vivent
les habitants de la zone de conflit.
23. Dans un entretien daté du 26 juillet 2016, le Commissaire
Muižnieks s’est dit déçu de ne pas avoir obtenu l’accès qu’il espérait,
pendant sa visite à Donetsk, aux représentants des autorités de
fait et aux lieux présentant un intérêt spécial du point de vue
des droits de l’homme.
2.2.2. La
Mission de surveillance des droits de l'homme en Ukraine du HCDH
24. En mars 2014, le HCDH a déployé
une importante mission de surveillance des droits de l'homme en Ukraine
(HRMMU), dont les bureaux ont été installés à Kiev, Lviv, Odessa,
Donetsk et Kharkiv
. Cette mission regroupant
environ 35 observateurs et dirigée initialement par M. Armen Harutunyan
a été chargée de rendre compte
de la situation des droits de l’homme et d’aider le Gouvernement
ukrainien à promouvoir et à protéger les droits de l’homme.
25. La HRMMU a publié à ce jour 14 rapports de suivi sur la situation
des droits de l’homme
, dont le dernier date
de juin 2016 et couvre la période du 16 février au 15 mai 2016.
Ces rapports réguliers sont autant de précieux documents qui fournissent
des détails pertinents pouvant permettre d’identifier les victimes
et les personnes soupçonnées d’être les auteurs de graves violations
des droits de l’homme comme les exécutions arbitraires (par exemple
de soldats capturés), les actes de torture, les enlèvements et les
bombardements aveugles de civils. La HRMMU exerce clairement ses
activités de façon neutre et indépendante, sur le fondement de son
mandat international. Cette attitude est particulièrement appréciable
dans le climat actuel de défiance mutuelle entre, d’une part, les
autorités ukrainiennes et, d’autre part, les dirigeants des «républiques
populaires» autoproclamées de Donetsk et Lougansk et les autorités
russes, qui est alimenté par de fréquentes violations du cessez-le-feu
et la lutte menée en ce moment sur le front de la propagande.
26. Les conclusions de la mission du HCDH sont désastreuses. Sur
les violations des droits de l’homme commises par les groupes armés
(séparatistes pro-russes), la HRMMU a fait les constats suivants,
parmi d’autres.
«[L]es infrastructures
de services publics vitaux, comme l’eau, l’électricité et les eaux
usées, ont été délibérément la cible de groupes armés et ont cessé
de fournir leurs services essentiels aux habitants. Des biens publics
et privés ont été saisis illégalement et des logements ont été détruits.
Les banques ont été dévalisées et les mines de charbon ont été la
cible d’attaques. Le réseau ferroviaire est désagrégé. Les hôpitaux
et les cliniques ont été contraints de fermer […]. L’Etat de droit
n’existe plus, il a été remplacé par le règne de la violence.»
«[L]es groupes armés continuent à terroriser la population
dans les zones qu’ils contrôlent, en poursuivant leurs exécutions,
leurs enlèvements, leurs actes de torture, leurs mauvais traitements
et leurs autres graves violations des droits de l’homme, y compris
sous forme de destruction de logements et de saisie de biens. Ils
enlèvent des personnes contre rançon, pour les contraindre à effectuer
un travail forcé ou pour les échanger contre leurs combattants détenus
par les autorités ukrainiennes.»
«[L]’effondrement de l’ordre public dans les territoires
contrôlés par les entités autoproclamées de la “république populaire
de Donetsk” et de la “république populaire de Lougansk” est encore
aggravé par les hostilités qui opposent actuellement les forces
armées ukrainiennes et les groupes armés. La poursuite des hostilités
s’accompagne de violations du droit international humanitaire et
a des conséquences désastreuses sur la jouissance générale des droits
de l’homme par les habitants de cette région, dont le nombre est
estimé à 5 millions. Dans les lieux directement touchés par les
combats, comme à Debaltseve, Donetsk et Horlivka, les habitants
ont imploré l’aide de la HRMMU, en déclarant “tout ce que nous voulons,
c’est la paix”.»
27. Les rapports de la HRMMU constatent clairement que la «professionnalisation»
des «groupes armés» qui combattent dans l’est de l’Ukraine est de
plus en plus «ouvertement reconnue» et «va de soi».
«Leur commandement est en bonne
partie composé de ressortissants de la Fédération de Russie entraînés
et endurcis par l’expérience de conflits tels que ceux de Tchétchénie
et de Transnistrie […]. Ils utilisent désormais de l’armement lourd,
notamment des mortiers et des canons anti-aériens, des chars d’assaut
et des véhicules blindés, ainsi que des mines terrestres.»
«L’absence de contrôle effectif du Gouvernement ukrainien
sur de larges portions de la frontière avec la Fédération de Russie
(dans certaines zones des régions de Donetsk et de Lougansk) a continué
de faciliter l’arrivée de munitions, d’armements et de combattants
dans les territoires contrôlés par les groupes armés. La forte présence
militaire de part et d’autre de la ligne de contact s’accompagnait
de risques persistants de reprise des hostilités. Malgré le respect
général du cessez-le-feu, la présence d’équipement militaire près
d’infrastructures civiles demeurait une menace pour la sécurité
de la population locale.»
28. D’après les éléments réunis, entre le début des hostilités
à la mi-avril 2014 et le 15 mai 2016, au moins 9 371 personnes ont
été tuées et 21 532 blessées, tandis que des centaines d’autres
restent portées disparues. La HRMMU considère ces chiffres comme
une estimation prudente. La tendance générale à la baisse du nombre
de victimes civiles depuis le cessez-le-feu de septembre 2015 s’est
poursuivie. Pour autant, la HRMMU a encore recensé 113 victimes
liées au conflit dans l’est de l’Ukraine entre février et mai 2016 (14 tués
et 99 blessés)
. La HRMMU a reçu de nouvelles
informations sur des assassinats, des actes de torture et des mauvais
traitements, ainsi que des arrestations illégales, des cas de travail
forcé, des actes de pillage, des demandes de rançon et des extorsions
de fonds dans les territoires contrôlés par les groupes armés. La
persécution et l’intimidation des personnes soupçonnées d’être favorables
au pouvoir central demeurent très répandues. La population des territoires
contrôlés par les groupes armés est de plus en plus isolée du reste
de l’Ukraine, car le Gouvernement ukrainien a décidé de réinstaller
provisoirement ailleurs les institutions publiques de ces territoires
et de cesser le versement de fonds et le décaissement des dépenses sociales
aux établissements et aux particuliers. Les catégories de population
les plus vulnérables (les retraités, les familles avec enfants,
les personnes placées en établissement) sont évidemment celles qui
souffrent le plus de cette situation. Enfin et surtout, les habitants
des «républiques populaires» subissent le système de permis mis
en place par un arrêté provisoire du SBU le 21 janvier 2015, qui
restreint la liberté de circulation à travers la ligne de contact.
D’après la mission du HCDH, ce système continue d’entraîner des
retards et des pratiques de corruption intolérables (même si une
permanence téléphonique créée par la Direction des opérations antiterroristes
pour recueillir les plaintes semble avoir quelque peu amélioré les
choses
).
Quatre civils ont été tués et huit autres blessés le 27 avril 2016
lors du bombardement de nuit d’un point de contrôle dans le village
d’Olenivka (situé sur la route reliant Marioupol à la ville de Donetsk).
L’analyse du cratère réalisée par l’OSCE établit la responsabilité
des forces armées ukrainiennes
. Pour la HRMMU, «[i]l s’agit
d’une puissante illustration des conséquences des restrictions imposées
à la liberté de mouvement, qui obligent les civils à s’exposer durablement
à la violence et aux risques liés aux hostilités en cours près de
la ligne de contact».
29. Les rapports antérieurs de la HRMMU fournissent des récits
détaillés d’autres violations particulières des droits de l'homme
et du droit international humanitaire par les combattants séparatistes,
comme:
- les tirs de roquettes
qui ont visé, le 24 janvier 2015, la place du marché de la ville
de Marioupol, contrôlée par le gouvernement, et ont fait au moins
31 morts et 112 blessés et, le 13 janvier 2015, un bus à un point
de contrôle ukrainien situé près de la ville de Volnovakha, contrôlée
par le gouvernement, et qui ont fait 13 morts et 18 blessés parmi
les civils ;
- les boucliers humains utilisés pour installer des équipements
militaires et servir de base au lancement d’attaques au sein de
zones densément peuplées, ce qui met la population civile en danger ;
- le pilonnage des civils qui tentent de quitter les zones
de conflit (notamment l’attaque qui aurait été lancée par des groupes
armés le 18 août 2014, entre les localités de Novosvitlivka et Khryashchuvate, contre
une colonne de véhicules dans laquelle se trouvaient des civils
qui évacuaient Lougansk et qui a fait au moins 17 morts) .
Selon la HRMMU, «[l]es informations recueillies laissent penser
que certains épisodes de pilonnage ont coïncidé avec l’évacuation
des civils, qui peuvent avoir été pris pour cible pour empêcher
cette évacuation» ;
- l’assassinat délibéré de soldats qui s’étaient rendus
ou cherchaient à se rendre et
les mauvais traitements infligés à des soldats capturés ;
- l’instauration de la peine de mort par les «républiques
populaires» de Donetsk et
Lougansk ;
- la violation des droits électoraux des habitants des «républiques
populaires» de Donetsk et Lougansk, que des groupes armés ont empêchés
de participer aux élections présidentielle et législatives nationales en
mai et octobre 2014 ,
tout en les obligeant à prendre part au «référendum d’autodétermination»
du 11 mai 2014 et aux prétendues «élections» du 2 novembre 2014,
organisés par les groupes armés en violation de la Constitution
ukrainienne et de la plupart des normes internationales fondamentales .
30. La HRMMU a constaté que les «structures de gouvernance» parallèles
de la «république populaire de Donetsk» et de la «république populaire
de Lougansk» poursuivaient leur consolidation, avec leur propre
cadre législatif, y compris un système parallèle d’application des
lois et d’administration de la justice («police», «procureurs» et
«tribunaux»), en violation de la Constitution ukrainienne et contre
l’esprit des Accords de Minsk. Le rapport le plus récent publié
en juin 2016 indique que «[l]e HCDH craint que le développement
de structures parallèles d’“administration de la justice” n’entraîne
des violations systématiques des droits des personnes privées de
liberté par les groupes armés et l’adoption de décisions contraires
aux normes relatives aux droits de l’homme»
.
31. La HRMMU rappelle que les «cadres» de la «RPD» et de la «RPL»
sont responsables et devront rendre des comptes pour les violations
des droits de l’homme commises sur les territoires placés sous leur
contrôle. Cela vaut tout particulièrement pour les personnes assumant
une responsabilité directe en raison de la chaîne de commandement
pour les actes perprétrés par les auteurs
.
32. La HRMMU ne manque pas non plus de signaler des violations
présumées du droit international humanitaire et du droit international
relatif aux droits de l’homme commises par les forces ukrainiennes,
en particulier le SBU et certains bataillons de volontaires, sous
la forme de bombardements disproportionnés ou aveugles de zones
habitées
,
d’enlèvements de civils aux fins d’échanges de détenus
,
d’arrestations arbitraires, de détentions au secret et de mauvais
traitements sur des détenus
.
La HRMMU a raison d’insister sur le fait que les auteurs de ces
violations doivent rendre compte de leurs actes au même titre que
les combattants séparatistes
.
Dans son dernier rapport, elle relaie des allégations concernant
plus de 20 cas de détention arbitraire et au secret et d’actes de
torture. Un centre de détention géré par le SBU à Kharkiv est soupçonné
d’être utilisé à ces fins
. Jusqu’à présent, le SBU a refusé l’accès
aux observateurs internationaux, tout comme les «autorités de fait»
de la «RPL» et de la «RPD»
.
La HRMMU note que «la détention arbitraire, la torture et les mauvais
traitements demeurent des pratiques profondément enracinées»
.
33. Sur le plan de l’obligation de répondre de ses actes, la HRMMU
prend note des efforts faits par l’Ukraine pour traduire en justice
les auteurs de violations issus de ses propres rangs. Entre mars
2014 et février 2016, le Bureau du procureur militaire aurait enquêté
sur 726 infractions commises par des membres des forces armées (dont
11 homicides, 12 cas de torture et 27 privations arbitraires de
liberté). 622 personnes ont été inculpées et 381 d’entre elles ont
fait l’objet d’un acte d’accusation; 272 personnes ont été jugées
jusqu’à présent
.
Mais le HCDH reste préoccupé par la façon dont les autorités ukrainiennes
administrent la justice, en particulier à l’égard des personnes
accusées d’implication dans les groupes armés:
«L’application d’un cadre antiterroriste et sécuritaire
aux détentions liées au conflit a créé un environnement permissif
et un climat d’impunité.»
34. Le HCDH relève également que les groupes armés ont eux aussi
pris des mesures pour «poursuivre» les auteurs dans leurs propres
rangs. Le «Bureau du procureur général» de la «RPL» aurait déclaré
que des poursuites pénales contre les membres de deux groupes armés
dirigés par «Batman» et Serhii Ksohorov avaient été engagées devant
le «tribunal militaire» de la «RPL».
2.2.3. La
mission d’observation de l’OSCE
35. La Mission spéciale d’observation
de l’OSCE en Ukraine (SMM), actuellement dirigée par l’ambassadeur
Ertuğrul Apakan (Turquie), a été instituée le 21 mars 2014 par la
décision no 1117 du Conseil permanent
de l’OSCE. Cette décision a chargé la SMM, entre autres tâches,
d’«établir et [de] consigner les faits en réponse à des incidents
et des rapports d’incidents spécifiques, notamment ceux concernant
des violations présumées des principes et engagements fondamentaux
de l’OSCE» et de «suivre et soutenir le respect des droits de l’homme
et des libertés fondamentales, notamment les droits des personnes
appartenant à des minorités nationales»
. La SMM est une mission
civile, non armée, qui assure une présence permanente sur le terrain
dans toutes les régions d’Ukraine, à l’exception de la Crimée. Elle
est principalement chargée d’observer et de rendre compte de manière
impartiale et objective de la situation en Ukraine, ainsi que de
faciliter le dialogue entre toutes les parties à la crise. Son mandat
couvre l’ensemble du territoire ukrainien, y compris la Crimée.
Le siège de la mission est à Kiev, où Mme Zelienkova
et moi-même avons eu une réunion très constructive avec l’ambassadeur
Apakan. Les équipes d’observation de la SMM sont présentes dans
les 10 plus grandes villes du pays: Chernivtsi, Dnipropetrovsk,
Donetsk, Ivano-Frankivsk, Kharkiv, Kherson, Kiev, Lougansk, Lviv
et Odessa. Quelque 350 observateurs travaillent actuellement dans
les régions de Donetsk et Lougansk.
36. La SMM rédige des rapports quotidiens
, qui sont synthétisés
sous forme de rapports hebdomadaires
et fournissent des informations (très)
précises sur les faits constatés, notamment les violations du cessez-le-feu
(avec des précisions sur le nombre et la nature des tirs et des
détonations, ainsi que sur leur origine et auteur probables), l’évaluation
des dommages (notamment de l’origine probable d’un tir de grenade
ou de missile grâce à «l’analyse du cratère»), la surveillance des
sites sur lesquels est transféré l’armement retiré conformément
aux accords de cessez-le-feu de Minsk I et II, les documents relatifs
au franchissement des frontières, etc. La SMM rend également compte
des incidents à l’occasion desquels l’accès à certains sites a été
refusé aux observateurs, ou lorsqu’ils n’ont pu y accéder en raison
de problèmes de sécurité ou de sûreté qui n’avaient pas été réglés.
Selon la SMM, la majorité de ces incidents sont la responsabilité
des groupes armés. Le 26 juillet 2015, une patrouille d’observation
de l’OSCE a même été la cible de tirs de mitrailleuse, de mortier
et de grenade, qui ont gravement blessé l’un des observateurs
.
37. J’ai lu un grand nombre de ces rapports, dont l’objectivité,
la neutralité et les précisions sont impressionnantes. Il est regrettable
qu’ils aient si peu retenu l’attention des responsables politiques
en Europe. Au vu de ces rapports, il est bien difficile de ne pas
désespérer de la situation, puisque des violations des accords de
cessez-le-feu continuent chaque jour de se produire. Le fait que
la SMM, dû à son mandat limité, n’est à l’occasion même pas autorisée
de faire rapport sur des faits effectivement observés, tels que
des transports à travers la frontière entre la Russie et l’Ukraine,
est aussi très regrettable.
38. La SMM réalise également des rapports thématiques
. Le dernier en date,
qui porte sur «L’accès à la justice et le conflit en Ukraine» (22
décembre 2015), examine les implications de la réinstallation de
tous les services judiciaires, répressifs et administratifs des
zones non contrôlées par le gouvernement à celles sous contrôle
gouvernemental. Il décrit les difficultés d’accès à des services
judiciaires effectifs et équitables, qui trouvent leur origine dans
les mesures prises par les «républiques populaires» autoproclamées
et dans la réinstallation des services publics, motivée par la perte
de contrôle de l’Etat sur certaines zones. Le rapport indique que
l’accès à la justice reste très limité en raison de l’absence de
services judiciaires légitimes dans les zones non contrôlées par
le gouvernement, de la perte de dossiers judiciaires, des restrictions
de la liberté de mouvement et de la difficulté de notifier l’ouverture
des procédures dans ces régions. La SMM souligne également que l’administration
judiciaire «réinstallée» est confrontée à des problèmes comme le
manque de ressources, les difficultés pour reconstituer les dossiers
judiciaires ainsi que l’incapacité à exécuter les jugements dans
les zones se trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes.
Les auteurs du rapport se penchent aussi sur les détentions illégales
dans les zones sous contrôle gouvernemental et dans celles non contrôlées
par le gouvernement. Le processus de réinstallation des tribunaux
et le développement de systèmes de «justice» parallèles s’est aussi
traduit par des privations de liberté arbitraires de part et d’autre
de la ligne de contact. Dans les zones contrôlées par le gouvernement,
la perte de dossiers concernant les régions contrôlées par la «RPD»
et la «RPL» empêche des personnes condamnées d’interjeter appel
et les détentions provisoires se prolongent pendant que les procureurs
tentent de reconstituer les dossiers judiciaires. Dans les régions
contrôlées par la «RPD» et la «RPL», les personnes privées de liberté
sont présentées à des «tribunaux» parallèles nouvellement créés
qui n’offrent aucune garantie de transparence et suscitent des préoccupations
en matière d’équité de la procédure; de plus, les jugements des
tribunaux «réinstallés» qui acquittent ou libèrent des personnes
détenues dans les zones non contrôlées par le gouvernement ne peuvent
être exécutés. En résumé, le rapport atteste de l’incapacité des
autorités ukrainiennes comme des «républiques populaires» autoproclamées
de Donetsk et de Lougansk à garantir l’accès à la justice
.
2.2.4. Les
rapports d’ONG internationales ou nationales de défenseurs des droits
de l’homme
39. Les principales organisations
internationales de défense des droits de l’homme, comme Amnesty International
et Human Rights Watch, ont publié plusieurs rapports approfondis
sur les violations des droits de l’homme commises au cours de l’actuel
conflit dans l’est de l’Ukraine, qui confirment et corroborent les constatations
des missions d’observation du HCDH et de l’OSCE. Les groupes locaux
de défense des droits de l’homme assurent également la publication
régulière d’informations, dont de brefs articles et des déclarations,
qui contribuent à continuer de sensibiliser l’opinion publique à
la situation critique des victimes
. Amnesty
International se concentre avant tout sur les violations des droits
de l’homme «classiques», telles que les meurtres, les disparitions
forcées et les actes de torture
. Human Rights Watch a choisi
de privilégier surtout les allégations de violations du droit international
humanitaire, comme les tirs de roquettes non guidées contre des
zones peuplées
et le recours aux
munitions à fragmentation, qui seraient le fait des deux parties au
conflit
, ainsi que l’impossibilité
pour les civils d’avoir accès aux soins médicaux
. Dans un rapport
rédigé conjointement avec le Harvard Law Human Rights Program, Human
Rights Watch conteste de manière générale la légalité de l’utilisation
des armes explosives dans les zones peuplées et appelle à la conclusion d’un
accord mutuel pour enrayer cette utilisation
.
40. En juillet 2016, Amnesty International et Human Rights Watch
ont publié un rapport conjoint
présentant 18 cas de disparition
forcée dans la zone de conflit de l’est de l’Ukraine – 9 apparemment
commis par les autorités ukrainiennes, en particulier le SBU, et
9 par les autorités de fait de la «RPD» et de la «RPL». Ce rapport
basé sur des entretiens avec de nombreux témoins, membres des familles
et responsables ne prétend pas à l’exhaustivité, ni que le nombre
de cas soit identique dans les deux camps
. En revanche, il atteste
d’une série de violations qui pourraient bien être liées indirectement
aux dispositions des Accords de Minsk sur l’échange de détenus:
des personnes sont apparemment arrêtées pour servir de «monnaie d’échange»,
ce qui constituerait une forme hautement illégale de «prise d’otage»,
à bannir.
41. Dans un rapport («Ukraine: the Line») du 18 juillet 2016
, International Crisis Group décrit
notamment la situation dramatique de la population civile, toujours
nombreuse, qui vit le long de la ligne de contact. Ces personnes
paient un lourd tribut en vies humaines et vivent dans une peur
permanente, qui a de graves répercussions sur leur santé. Les civils
restent exposés au danger lié à l’entreposage, par les deux camps, d’armes
lourdes dans des zones densément peuplées.
42. Le rapport d’un collectif d’ONG ukrainiennes, intitulé «Justice
in exile»
, met en lumière des
problèmes d’administration de la justice de chaque côté de la ligne
de contact, qui sont similaires à ceux décrits dans le rapport thématique
de l’OSCE cité plus haut. Il accorde une attention particulière
au fonctionnement des tribunaux «exilés» dans les zones sous contrôle
gouvernemental des
oblasts de
Donetsk et de Lougansk, désormais compétents pour examiner les affaires
concernant les zones non contrôlées par le gouvernement.
43. Enfin, le Centre antidiscrimination Memorial, dans son rapport
de juin 2016 «Violations of the rights of LGBT people in Crimea
and Donbass: The problem of homophobia in territories not under
Ukrainian control», dresse un bilan alarmant de la situation des
minorités sexuelles qui se dégrade dans les «républiques populaires»
autoproclamées
.
3. Quels
recours juridiques pour les victimes des violations des droits de
l’homme commises dans les territoires ukrainiens se trouvant hors
du contrôle des autorités ukrainiennes?
44. Parmi les voies de recours
à la disposition des victimes, la possibilité de déposer une requête
auprès de la Cour européenne des droits de l'homme revêt une importance
capitale, en particulier dans un contexte où les «tribunaux» créés
par les autorités de fait manquent de légitimité et restent sous-développés
(comme dans la «RPD» et la «RPL») et/ou dans la mesure où il est
peu probable que ces juridictions offrent une audience équitable
aux personnes se disant victimes de violations des droits de l'homme
causées par les agissements de ces mêmes autorités. La Cour pénale
internationale (CPI) pourrait aussi avoir un rôle à jouer à la suite
des deux déclarations faites par l’Ukraine qui ont eu pour effet
d’attribuer à la CPI la compétence de juger tous les crimes internationaux
commis sur le territoire ukrainien depuis le 21 novembre 2013.
3.1. Saisine
de la Cour européenne des droits de l'homme
45. L’Ukraine et la Fédération
de Russie sont toutes deux parties à la Convention européenne des
droits de l’homme
.
Toute personne qui estime que ses droits garantis par la Convention
ont été violés peut introduire une requête devant la Cour européenne
des droits de l’homme, après épuisement des voies de recours internes
disponibles (article 35.1).
3.1.1. Jurisprudence
de la Cour et affaires pendantes
46. Selon la jurisprudence établie
par la Cour au sujet de la situation de la partie nord de Chypre
, de la région de Transnistrie
de la République de Moldova
et, tout récemment, de
la région du Haut-Karabakh de l’Azerbaïdjan
, les résidents d’une région d’un Etat
Partie placée de fait sous le contrôle d’un autre Etat Partie peuvent
introduire une requête à la fois à l’encontre de l’Etat auquel appartient
de jure le territoire dans lequel ils
résident et à l’encontre de l’Etat qui le contrôle de fait. La Cour
a conclu que la partie nord de Chypre était contrôlée de fait par
la Turquie, la Transnistrie par la Russie, et le Haut-Karabakh par
l’Arménie. Des affaires similaires émanant d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie,
régions séparatistes de Géorgie soutenues par la Russie, ont été
portées devant la Cour mais n’étaient pas encore tranchées fin juillet
2016.
47. Il en va de même pour les nombreuses requêtes déposées devant
la Cour par des habitants de Crimée et de la zone de conflit dans
le Donbass
. J’ai été informée par le greffe
de la Cour qu’à la mi-juin 2016, la Cour avait reçu plusieurs milliers
de requêtes individuelles liées aux événements en Crimée (avant
et après l’annexion de la péninsule par la Russie, y compris des
requêtes ne portant pas directement sur le conflit mais nécessitant
d’examiner la question de la compétence). Les requêtes concernent
un large éventail de droits – droit à la vie, interdiction de la
torture, droit à la liberté, droit à un procès équitable, droit
au respect de la vie privée, liberté d’expression, droit à un recours
effectif, protection de la propriété, etc.
48. Plus de 3 400 requêtes ont été introduites dans le contexte
du conflit contre l’Ukraine et la Russie dont certaines contre l’un
des deux uniquement. 420 requêtes ont été déposées contre la Russie,
l’Ukraine et le Royaume-Uni – dans ce dernier cas, au motif que
le Royaume-Uni, qui est partie au mémorandum de Budapest de 1994
et garant de la sécurité et de la souveraineté de l’Ukraine, n’a
pas pris les mesures nécessaires pour porter assistance à ce pays,
victime d’agression.
49. Plus de 250 requêtes ont été introduites par des soldats et/ou
leurs proches en lien avec l’enlèvement et la captivité de soldats
dans le cadre d’opérations militaires. Dans ces cas, les griefs
des requérants ont aussi trait à la détention illégale, aux mauvais
traitements en détention, aux mauvaises conditions de détention
et au travail forcé. Plus de 3 500 requêtes ont été déposées par
des civils qui se plaignent essentiellement de dommages causés à
leurs biens dans le cadre des activités militaires dans la région.
La plupart des requérants se plaignent aussi de l’absence d’accès
à un tribunal, de violations du droit au respect de la vie privée
et de la liberté d’expression, ainsi que de l’impossibilité de recevoir
une pension. Dans 150 cas, les allégations concernent des homicides,
des blessures, des tortures ou des disparitions forcées dont eux-mêmes
ou leurs proches ont été victimes aux mains de combattants séparatistes
ou lors des activités militaires.
50. A mes yeux, la jurisprudence développée par la Cour au sujet
du nord de Chypre, de la Transnistrie et du Haut-Karabakh, qui permet
aux victimes de violations des droits de l’homme commises dans ces
régions de déposer des requêtes (également) contre la Turquie, la
Russie et l’Arménie en raison du contrôle effectif exercé par ces
pays sur lesdites régions, pourrait aussi s’appliquer à la Crimée,
à la «RPD» et à la «RPL»
.
51. Comme l’a résumé le professeur Luzius Wildhaber, ancien président
de la Cour:
«Selon la jurisprudence
de la Cour, la compétence d’un Etat est établie lorsqu’il exerce
dans les faits un contrôle effectif sur une certaine zone. Ce contrôle
peut être exercé soit directement, par l'intermédiaire des forces
armées, soit indirectement, par le biais d'une administration locale
subordonnée. Les violations de la Convention européenne des droits
de l’homme sont imputables à l’Etat qui exerce le contrôle lorsque
l’administration locale survit grâce au soutien militaire, économique
et politique de cet Etat.»
3.1.2. «Contrôle effectif» de la Russie sur
la Crimée, la «RPD» et la «RPL»?
52. Dans le cas de la Crimée, en
vérité la Fédération de Russie ne nie pas exercer un contrôle réel,
effectif. Les forces armées russes exercent bel et bien un contrôle,
même si les autorités ont nié
que les «petits hommes
verts» sans insigne ayant pris le contrôle de points stratégiques
pendant l’«annexion rampante» fussent des militaires russes, jusqu’à
ce que le président Poutine reconnaisse publiquement leur implication en
novembre 2014
. Il ne fait par ailleurs
aucun doute que les autorités de fait en Crimée sont «subordonnées»
à la Fédération de Russie. Les autorités russes elles-mêmes considèrent
d’ailleurs qu’elles font partie intégrante des structures étatiques
russes.
53. Dans le cas de la zone de conflit dans le Donbass, il peut
être nécessaire de faire une distinction chronologique. Pendant
le conflit militaire proprement dit, le contrôle effectif faisait
– littéralement – l’objet d’un combat entre les forces ukrainiennes
et les groupes armés «pro-russes»; les zones contrôlées par les
uns et les autres évoluaient ainsi quotidiennement. Pour établir
la compétence de la Russie, les requérants potentiels auprès de
la Cour devront montrer non seulement que les «groupes armés» étaient
en fait contrôlés par la Russie mais aussi qu’ils contrôlaient le
«locus delicti», l’endroit où la violation présumée s’est déroulée,
au moment où elle a été commise.
54. En ce qui concerne le point précédent, le parallèle avec la
période qui a précédé l’annexion de la Crimée plaide pour un rôle
important de militaires russes en exercice dans ces groupes armés.
Cette forme de «guerre hybride» menée par des soldats non identifiés
a été apparemment utilisée pour la première fois par la Russie lors
du conflit de 1992 en Transnistrie
. Un rapport d’enquête sur l’implication
militaire de la Russie dans le conflit dans l’est de l’Ukraine et
en Crimée («Putin. The War»
), commencé par Boris
Nemtsov avant son assassinat et terminé par Ilya Yashin et d’autres,
a été présenté par M. Vladimir Kara-Murza pendant la réunion de
notre commission en janvier 2016
.
Ce rapport et un autre mentionné par M. Kara-Murza («An invasion
by any other name: the Kremlin’s dirty war in Ukraine»
) contiennent des éléments de preuve
tangibles sur la présence de soldats russes et leur rôle décisif
lors des combats dans le Donbass. Leur participation active a provoqué
de nombreux décès dans leurs rangs, répertoriés par le Comité des
mères de soldats
et par d’autres
militants de la société civile qui rassemblent et vérifient les
informations sur le «chargement 200» (nom de code désignant le transport
des «sacs mortuaires» contenant les corps des soldats morts), en
particulier grâce aux réseaux sociaux – et malgré les tentatives
agressives des autorités visant à garder ces informations secrètes
. Des soldats russes ont également
été faits prisonniers par les forces ukrainiennes
. Durant notre visite
d’information, pendant la «réunion à la mairie» de Marioupol, nous
avons entendu le témoignage détaillé d’un pasteur militaire ukrainien
ayant survécu à la bataille d’Ilovaisk, qui a parlé de manière très
convaincante des prisonniers russes capturés par son unité. La présence
de ces derniers parmi les soldats ukrainiens piégés dans le «corridor
vert» par lequel ils étaient censés quitter la zone n’a pas empêché
leurs camarades de l’autre côté de les pilonner à faible distance.
Des cadres séparatistes se sont vantés de la participation de nombreux soldats
russes au conflit, même s’ils ont également affirmé que ceux-ci
étaient des «volontaires», qui étaient en fait «en vacances»
. Ironie de la situation, d’après
le règlement militaire russe cité dans le rapport Nemtsov
,
les soldats doivent obtenir une autorisation préalable pour partir
en vacances à l’étranger et il leur est expressément interdit de
participer à des combats pendant leurs congés. En tout état de cause,
les deux rapports présentés par M. Kara-Murza montrent qu’au moment
le plus critique, des unités entières de militaires étaient déployées
dans l’est de l’Ukraine
depuis
la Russie et que des tirs d’artillerie contre des positions ukrainiennes
(«secteur D») ont été effectués depuis le territoire russe, de l’autre
côté de la frontière
.
Alors que les forces ukrainiennes étaient parvenues à «refouler»
la rébellion au printemps et au début de l’été de 2014, cela n’a
plus été le cas avec la «professionalisation» des groupes armés
– ce dont s’est également fait l’écho la HRMMU
– en particulier à partir d’août 2014. La
situation des forces ukrainiennes est devenue de plus en plus intenable,
ce qui a contraint l’Ukraine à accepter les conditions désavantageuses
des deux accords de cessez-le-feu négociés à Minsk. Il est évident
qu’une puissance militaire aussi décisive ne pouvait être déployée
par de simples milices locales ayant volé quelques armes dans les
arsenaux ukrainiens. En outre, l’Ukraine ne possédait pas certaines
armes modernes, sophistiquées, utilisées par les «groupes armés»,
qui n’avaient jamais été exportées auparavant – comme la version
récemment modernisée (T72 B3) du principal char de combat T72
et le système de lance-roquettes
multiples «Tornado». Comme l’a souligné M. Kara-Murza en janvier,
le Gouvernement russe lui-même a admis la présence du système «Tornado» lorsque
son représentant a signé un protocole à l’Accord de Minsk qui faisait
référence à son retrait de la ligne de contact.
55. Aux fins de l’analyse juridique sur la compétence de la Cour,
peu importe que cette force militaire ait été mis en œuvre par la
Russie grâce à un déploiement ouvert de forces militaires ou par
une «guerre hybride» mêlant «volontaires» et «soldats en vacances»,
équipés de matériel militaire moderne et performant. Un chef de
haut rang séparatiste a lui-même admis que le soutien massif apporté
par la Russie avait été décisif, que les milices étaient «subordonnées»
aux «vacanciers» et que les «livraisons» russes étaient vitales
. Cette dépendance (expressément reconnue)
crée un contrôle effectif. Par conséquent, je n’hésiterais pas à
attribuer à la Russie un contrôle effectif sur les groupes armés
et, partant, sur les zones contrôlées par ces derniers.
56. Cette dépendance se poursuit, même si l’intensité des combats
a diminué à la suite du cessez-le-feu et du retrait signalé d’une
partie des «soldats en congé» russes du territoire ukrainien. Cela
reste vrai tant que la menace d’une autre intervention, qui est
clairement implicite au vu du renforcement du dispositif militaire récemment
observé du côté russe de la frontière, a un effet dissuasif concret
sur une nouvelle tentative éventuelle de «refoulement» de la part
des forces gouvernementales ukrainiennes
. Si la dépendance immédiate
et importante des groupes armés à l’égard du soutien militaire (sous
la forme de «volontaires», d’armes et de munitions) s’est quelque
peu réduite, la mise en place progressive des structures parallèles observée
notamment par la HRMMU
correspond à la deuxième
option développée par la Cour dans sa jurisprudence sur la justification
du contrôle effectif, à savoir un contrôle exercé par le biais d’une
administration locale subordonnée. Comme pour la présence militaire,
l’existence d’une administration locale subordonnée est un point
factuel, qui doit être établi par la Cour en tenant compte de toutes
les preuves disponibles. Il ne peut pas y avoir de doute que la
«RPD» et la «RPL» sont entièrement dépendantes de la Russie. Lors
de notre visite d’information, Mme Zelienkova
et moi avons découvert tellement d’éléments prouvant cette dépendance que
nous avons parlé d’«annexion rampante hybride» de ces régions par
la Russie
. Ces éléments incluent la dépendance
économique des autorités de fait, illustrée par exemple par la livraison
depuis la Russie de biens de première nécessité (appelés «assistance
humanitaire» et livrés par de larges convois de camions échappant
à tout contrôle de l’Ukraine). Alexander Khodakovsky, secrétaire
du «conseil de sécurité» de la «RPD», a annoncé en septembre 2015
que les «convois humanitaires» ne représentaient qu’une infime fraction
de l’aide financière russe et qu’en réalité quelque 70 % du budget
de la «RPD» provient de la Russie
. Même le réseau
électrique aurait été réorienté pour être approvisionné en électricité
depuis la Russie
.
Le rouble russe est devenu la monnaie la plus utilisée dans la «RPD»
et la «RPL», et des figures centrales des autorités de fait sont
des citoyens russes
. Nous avons appris
que les traitements des fonctionnaires de la «RPD» et de la «RPL»
étaient versés par la Russie; même les livres d’histoire utilisés
dans les écoles des «républiques populaires» viennent de Russie
(et présentent l’histoire en conséquence). Un média allemand a donné
des détails sur le cadre financier et identifie même des structures
hiérarchiques spécifiques allant de différents ministères à Moscou
aux «contreparties» dans les «républiques populaires», au niveau
des vice-ministres
. Les parallèles avec
la situation des autorités de fait dans le nord de Chypre, en Transnistrie
et dans le Haut-Karabakh sont évidents.
3.1.3. Le Royaume-Uni, un autre Etat défendeur?
57. Je suis plus sceptique au sujet
des requêtes déposées (également) contre le Royaume-Uni en sa qualité de
puissance garante, parmi d’autres, au titre du Mémorandum de Budapest
de 1994 sur les garanties de sécurité
. Je considère véritablement
la violation par la Russie, l’une des puissances garantes, de l’intégrité territoriale
ukrainienne, que la Russie, les Etats-Unis et le Royaume-Uni avaient
solennellement garantie en échange de l’abandon par l’Ukraine de
l’arsenal nucléaire «hérité» de l’Union soviétique, comme une violation attristante
de la légalité internationale. L’idée de rendre d’une manière ou
d’une autre le mémorandum de Budapest «opposable en justice» est
séduisante; en droit pénal, ne pas agir malgré une obligation légale
de prévenir la violation d’un intérêt juridiquement protégé peut
ainsi équivaloir à une violation active de cet intérêt. Mais la
Convention européenne des droits de l’homme n’est pas un instrument
de type pénal visant à «punir» les Etats. Elle est un accord conclu
entre Etats pour protéger les droits des personnes relevant de la
juridiction de ces Etats. Les habitants de la zone de conflit n’ont
été touchés qu’indirectement par le fait que les signataires du
mémorandum de Budapest n’ont pas mis fin à l’agression (ou ne se
sont pas abstenus d’agresser). Il sera difficile aux requérants
d’établir non seulement que le Royaume-Uni avait une obligation légale
d’intervenir contre la Russie (malgré le danger d’une guerre majeure?
Ad impossibilia nemo tenetur?) mais
aussi qu’il a exercé d’une manière ou d’une autre un «contrôle effectif»
sur la zone de conflit en s’abstenant simplement d’intervenir dans
le conflit.
3.1.4. Epuisement des voies de recours internes
58. Afin de déterminer à quel moment
les victimes de violations des droits de l’homme peuvent saisir
avec succès la Cour européenne des droits de l’homme, il sera indispensable
d’examiner le caractère effectif de toute voie de recours disponible
au sein des Etats Parties concernés. Selon la jurisprudence de la
Cour, les voies de recours internes peuvent, à titre exceptionnel,
ne pas être épuisées si elles ne sont pas effectives ou si le fait
de saisir au préalable les juridictions locales serait trop dangereux
pour les victimes ou ne serait pas faisable pour d’autres raisons
.
59. En Crimée comme dans la «RPD» et la «RPL», les autorités de
fait ont créé (ou maintenu) des «tribunaux» qui leur sont propres,
tandis que les autorités ukrainiennes ont «délocalisé» la justice
en transférant des tribunaux entiers hors des zones non contrôlées
et/ou en attribuant une compétence aux tribunaux existants dans
les régions voisines, contrôlées par le gouvernement. Les victimes
de violations des droits de l’homme sont confrontées à un dilemme:
si elles s’adressent aux tribunaux légitimes «délocalisés», il est
probable qu’elles obtiennent un jugement en leur faveur (en dépit
des difficultés administratives décrites plus haut au paragraphe 38)
mais ce jugement ne sera pas exécuté par les autorités de fait sur
leur territoire; si elles saisissent les «tribunaux» créés par les
autorités de fait, il est peu probable qu’elles bénéficient d’un procès
équitable, surtout si leur plainte est liée aux conséquences de
l’occupation ou de l’annexion. Parallèlement, les tribunaux russes
seront peu enclins à se déclarer compétents pour ce type d’affaires
ou à accorder réparation
. J’aurais par conséquent tendance à
considérer que l’on devrait épargner aux victimes de violations
présumées des droits de l’homme commises par les autorités de fait
de s’adresser aux «tribunaux» gérés par ces autorités.
60. Cette solution serait par ailleurs la plus cohérente avec
la non-reconnaissance de l’annexion de la Crimée et de la sécession
unilatérale de la «RPD» et de la «RPL» d’avec l’Ukraine en droit
international. Certes, la Cour internationale de justice a estimé
dans son avis consultatif de 1971 sur la Namibie
que tous les actes des autorités
de fait (sud africaines) n’étaient pas nuls, et en particulier pas
ceux en faveur des droits de la population. Pour reprendre les termes
de la CIJ:
«[…] la non-reconnaissance
ne devrait pas avoir pour conséquence de priver le peuple namibien
des avantages qu'il peut tirer de la coopération internationale.
En particulier l'illégalité ou la nullité des mesures prises par
le Gouvernement sud-africain au nom de la Namibie ou en ce qui la
concerne depuis la cessation du mandat ne saurait s'étendre à des
actes comme l'inscription des naissances, mariages ou décès à l'état
civil.»
61. Dans son arrêt
Demopoulos c
. Turquie , la Cour européenne des
droits de l’homme s’est référée à l’avis de la CIJ lorsqu’elle a
reconnu la «Commission des biens immobiliers» créée par les autorités
de fait dans le nord de Chypre comme une voie de recours interne
effective que les requérants chypriotes grecs, qui avaient été déplacés
par l’intervention turque en 1974 et dont les droits patrimoniaux
avaient été violés, auraient dû épuiser avant de saisir la Cour.
La Cour, qui veut naturellement éviter de créer un vide juridique
et de devoir agir comme un tribunal de première instance dans un
grand nombre de cas, a estimé de manière pragmatique que «permettre
à l'Etat défendeur de redresser les torts qui lui sont imputables
n'emporte pas légitimation indirecte d'un régime illégal au regard
du droit international»
.
62. Le présent rapport n’est pas le cadre approprié pour débattre
de la question de savoir si la Cour s’est montrée trop pragmatique
dans l’arrêt
Demopoulos, aux
dépens du principe juridique, et si les décisions de la «Commission
des biens immobiliers», habilitée à ordonner des compensations financières
en lieu et place de la restitution des biens, peuvent être comparées
à l'inscription des naissances ou des mariages à l'état civil
. La Cour s’appuie, entre
autres, sur l’écoulement du temps (depuis 1974) alors que l’annexion
et l’occupation des territoires ukrainiens ne remontent qu’à trois
ans. Lorsque les violations présumées des droits de l’homme sont
liées directement à l’occupation et l’annexion illégales tout particulièrement,
la Cour aurait donc toute liberté de distinguer ces cas du précédent
Demopoulos – comme elle l’a fait
dans son arrêt
Chiragov (paragraphe 46
ci-dessus).
3.2. Référence à la Cour pénale internationale
63. L’Ukraine a signé le Statut
de Rome de la Cour pénale internationale en 2000 mais ne l’a pas
encore ratifié, la Cour constitutionnelle ayant jugé en 2001 dans
une décision que la ratification serait contraire à la Constitution.
J’ai appris lors de mes réunions à la Verkhovna Rada en avril 2016
qu’une modification de la Constitution visant à permettre la ratification
du Statut de Rome figurerait dans la série de réformes constitutionnelles
en préparation, même si de nouveaux retards n’étaient pas à exclure.
Mais l’Ukraine a fait deux déclarations au titre de l’article 12.3
du Statut de Rome, qui permet à un Etat non Partie à ce texte d’accepter
l’exercice de la compétence de la CPI
. La première déclaration
prend expressément en compte les crimes présumés commis entre le
21 novembre 2013 et le 22 février 2014. Le 8 septembre 2015, l’Ukraine a
fait une autre déclaration, qui a étendu indéfiniment l’acceptation
de la compétence de la CPI
. Cela signifie que la CPI est aujourd’hui
compétente pour la période couvrant les plus violents combats entre
les combattants séparatistes et les forces ukrainiennes, sans limite
de temps – et sans obligation de se restreindre aux auteurs présumés
(tous du côté «pro-russe») désignés dans la déclaration
.
64. Le 25 avril 2014, le Bureau du procureur de la CPI a lancé
un «examen préliminaire» de la situation en Ukraine. L’examen était
initialement axé sur les crimes contre l’humanité présumés commis
lors des manifestations de Maïdan, qui ne relèvent pas de mon mandat
de rapporteure. A la suite de la seconde déclaration au titre de
l’article 12.3, le Bureau a étendu le cadre de l’examen préliminaire
afin qu’il couvre tout crime international présumé commis sur le
territoire de l’Ukraine à partir du 20 février 2014. Dans son «Rapport sur
les activités menées en 2015 en matière d’examen préliminaire»
, le Bureau du procureur indiquait
avoir effectué trois missions en Ukraine pour y tenir des réunions
avec les autorités ukrainiennes et des représentants de la société
civile, et annonçait qu’il «continuera[it] de recueillir des informations
auprès de sources fiables afin d’effectuer une analyse approfondie
sur les plans juridiques et factuels des crimes présumés commis
en Ukraine, notamment en Crimée et dans le Donbass, afin de déterminer
si les critères imposés par le Statut de Rome en vue de l’ouverture
d’une enquête sont réunis»
.
65. Parmi les crimes internationaux énumérés dans le Statut de
Rome, les plus pertinents seraient les crimes de guerre énoncés
à l’article 8. Certaines violations alléguées des droits de l’homme
pourraient également correspondre à la définition d’un crime contre
l’humanité donnée par l’article 7. Les «élements des crimes» tirés
des comptes rendus de l’Assemblée des Etats Parties de la CPI énumèrent
de manière parfaitement explicite les critères de l’engagement de
la responsabilité pénale au titre de ces dispositions
. Quant
à savoir si la «guerre hybride» décrite plus haut correspondrait
aux éléments constitutifs du crime d’agression nouvellement défini,
cette question nécessiterait un autre rapport – en tout état de
cause, ni la Russie ni l’Ukraine ne sont Parties au Statut de Rome
ni a fortiori aux amendements adoptés à Kampala en 2010.
66. Je ne pense pas que mon mandat prévoie de passer mes constatations
factuelles au crible des articles pertinents du Statut de Rome.
Il appartiendra à la CPI d’y procéder en temps utile. Mais il importe
de souligner dès à présent que les attaques aveugles, comme les
tirs de roquettes sur le marché de Marioupol le 24 janvier 2015
,
peuvent dans certaines situations donner lieu à l’engagement de
poursuites pour crimes internationaux ou crimes de guerre. Cela
vaut bien entendu également pour toute attaque aveugle ou disproportionnée
lancée par les forces ukrainiennes dans le cadre d’opérations qualifiées
d’«antiterroristes» par les autorités de Kiev.
67. Il ne fait aucun doute que la période d’intenses combats qui
a prévalu en Ukraine orientale jusqu’à la conclusion de l’accord
de cessez-le-feu de Minsk II et même bien au-delà a été une situation
de conflit armé. En dépit de l’accord de cessez-le-feu, qui n’a
jamais été vraiment respecté, la menace d’une nouvelle escalade militaire
du conflit demeure tout à fait réelle. Les opérations militaires
menées de part et d’autre devront par conséquent être évaluées à
la lumière des principes du droit international humanitaire, c’est-à-dire
notamment des principes de distinction (entre combattants et non-combattants),
de proportionnalité (entre l’avantage militaire attendu et les «dommages
collatéraux» causés aux civils) ainsi que de précaution (veiller raisonnablement
à réduire au minimum les «dommages collatéraux» inévitables et proportionnés).
Les opérations militaires qui violent l’un de ces principes, par
exemple le bombardement aveugle de zones résidentielles à l’aide
de pièces d’artillerie, mais également l’emploi de «boucliers humains»
en disposant des armes et d’autres cibles probables au milieu de
civils, peuvent constituer des crimes de guerre, qui entraînent l’engagement
de la responsabilité pénale des combattants et de leurs commandants.
4. La clause d’amnistie de l’Accord de
Minsk II: un obstacle à l’obligation de répondre de ses actes?
68. L’Accord de Minsk II, signé
le 12 février 2015 après des négociations épiques entre la chancelière allemande,
les présidents français, russe et ukrainien ainsi que les représentants
de l’Union européenne, de l’OSCE et, indirectement, des deux «républiques
populaires» autoproclamées, comporte une clause d’amnistie, qui
vise à «garantir la grâce et l’amnistie en promulguant la loi interdisant
toutes poursuites et toutes sanctions à l’encontre de personnes
en rapport avec les événements qui ont eu lieu dans certaines zones
des régions ukrainiennes de Donetsk et de Lougansk».
69. Compte tenu des circonstances dramatiques dans lesquelles
cet accord a été conclu, il est clair que certains points exigent
des éclaircissements et une interprétation
. C’est notamment le cas de la
clause d’amnistie, qui a fait naître un certain nombre d’inquiétudes
dès la publication de l’accord, en particulier aux Pays-Bas, où
on redoutait que les auteurs de la destruction du vol MH 17 puissent
être visés par cette amnistie
.
Pour interpréter la clause d’amnistie de Minsk II, il convient de
tenir compte des récentes évolutions et tendances du droit international
et du droit international des droits de l’homme, qui sont favorables à
l’obligation faite aux auteurs de graves violations des droits de
l’homme de répondre de leurs actes et sont hostiles à leur impunité
. Toute clause prévoyant
une exception au principe de l’obligation faite aux auteurs de graves
violations des droits de l’homme de répondre de leurs actes doit
faire l’objet d’une interprétation restrictive. Il faudrait exclure
du champ d’application de la clause d’amnistie les personnes qui
ont commis ou ordonné des assassinats, des actes de torture ou des
crimes de guerre, notamment lorsque ces actes atteignent le seuil
prévu pour les crimes internationaux visés par le Statut de Rome.
La clause d’amnistie resterait applicable pour protéger les instigateurs
de la rébellion armée et ceux qui ont participé aux combats dans
le respect des principes du droit international humanitaire
(ius in bellum) contre les poursuites
pénales dont ils seraient normalement passibles pour haute trahison
et pour les meurtres et les destructions causées lorsqu’ils ont
pris les armes contre leur gouvernement. Par contre, elle n’accorderait
pas l’impunité aux auteurs de crimes graves commis à l’occasion
du conflit. Une telle impunité constituerait un obstacle sérieux
à la réconciliation et à la paix.
70. Il est probable que des arguments similaires puissent être
invoqués au sujet du rôle que pourrait jouer la CPI. D’aucuns vont
jusqu’à considérer que l’amnistie injustifiée des auteurs de crimes
internationaux renforce la compétence subsidiaire de la CPI, puisqu’elle
démontre que les autorités de l’Etat concerné ne veulent pas ou
ne peuvent pas engager elles-mêmes des poursuites contre les auteurs
de ces actes
.
71. Il semblerait que le camp russe se livre également à une interprétation
restrictive de la clause d’amnistie de l’Accord de Minsk II, comme
en témoignent les poursuites engagées à l’encontre de la pilote
ukrainienne d’hélicoptère Nadiia Savchenko, qui aurait pris part
dans la zone de combat à l’assassinat de deux journalistes russes.
D’après les autorités russes, la clause d’amnistie n’est pas applicable
à Mme Savchenko. Le ministère public
avance notamment comme argument que la clause d’amnistie de l’Accord
de Minsk est uniquement applicable aux personnes de la région du
Donbass, alors que Mme Savchenko se trouve
(désormais) en Russie
. Cet argument condamnerait tous
les combattants à demeurer dans la zone de conflit, sans quoi ils perdraient
le bénéfice de l’amnistie. Une déclaration du ministre russe des
Affaires étrangères, M. Lavrov, sur l’affaire Savchenko montre également
la position restrictive adoptée par la Russie au sujet de la clause d’amnistie:
«Pour qu’une personne puisse être
amnistiée, il faut qu’un tribunal soit saisi [de l’affaire] et se
prononce sur la question. Si le tribunal décide que l’intéressée
est innocente, elle bénéficiera probablement d’une amnistie; voilà
comment peut s’interpréter l’Accord de Minsk.»
72. Voilà une interprétation qui me paraît bien étonnante: lorsqu’un
tribunal a conclu à l’innocence d’une personne, il n’est plus guère
nécessaire qu’elle soit amnistiée.
5. Conclusions
5.1. Situation des droits de l'homme en
Crimée
73. En résumé, on peut dire sans
craindre de se tromper, au vu de tous les rapports des observateurs intergouvernementaux
et non gouvernementaux, que la situation de la Crimée se caractérise
par un climat d’intimidation encouragé par des homicides, des enlèvements
et des violences physiques dont on a beaucoup parlé mais qui, fait
inquiétant, demeurent impunis. Ce climat d’intimidation a clairement
pesé sur le référendum concernant la «réunification» avec la Russie,
à tel point que j’aurais tendance à considérer ce vote comme une violation
du droit à des élections libres et équitables
. Les loyalistes ukrainiens
réels ou supposés font l’objet de diverses formes d’intimidation
et de harcèlement. La population tout entière est poussée à obtenir
des passeports russes afin de garantir son accès à des services
de base comme les soins de santé ou le logement. Les Tatars de Crimée,
en particulier, ont été victimes de mesures répressives qui ont
ciblé leurs organes autonomes historiques et leurs institutions
culturelles et médiatiques (dissolution du Mejlis et de ses instances locales,
fermeture de la chaîne de télévision tatare ATR, poursuites judiciaire
contre des dirigeants politiques et culturels de la communauté tatare
pour trahison, espionnage ou «extrémisme»). Nombre d’entre eux se
sont ainsi sentis contraints de quitter leur patrie, d’autres n’osent
pas affirmer leurs traditions historiques, au point que l’existence
même de la communauté tatare de Crimée en tant que groupe ethnique
et culturel spécifique est menacée.
5.2. Situation des droits de l'homme dans
la «RPD» et la «RPL»
74. Le bilan de la situation des
droits de l’homme dans la «RPD» et la «RPL» que dressent les rapports résumés
plus haut est plutôt déprimant. Il a été confirmé par les impressions
que Mme Zelienkova et moi-même avons
pu avoir pendant notre visite d’information dans le Donbass, ainsi
que par les experts qui ont témoigné devant notre commission en
janvier, avril et juin 2016. Je trouve tout aussi déprimant que
ces rapports percutants, basés sur un suivi à long terme, professionnel,
effectué par des centaines d’observateurs neutres dûment mandatés
par la communauté internationale, aient eu si peu de répercussions
sur l’opinion publique et les politiques occidentales. Refusons-nous
de savoir ce qui se passe afin de pouvoir continuer à ne rien faire (ou
quasiment rien) pour y mettre fin?
75. Il est indéniable que de nombreuses violations des droits
de l’homme ont eu lieu durant la phase la plus violente du conflit,
jusqu’à l’Accord de Minsk II en février 2015, et que ces violations
se sont poursuivies et se poursuivent encore après la signature
de l’accord de cessez-le-feu.
76. Premièrement, on enregistre toujours de lourdes pertes en
vies humaines et d’importants dégâts matériels dus aux bombardements,
notamment dans certains points névralgiques bien connus autour de
la ligne de contact
. Malgré les restrictions de leur liberté
de mouvement imposées aux observateurs de l’OSCE – dans la plupart
des cas par les «groupes armés» des «républiques populaires» – la
SMM a répertorié de nombreuses violations du cessez-le-feu pour
lesquelles l’analyse du cratère montre que les tirs provenaient des
zones contrôlées par les rebelles. En conséquence, les civils sont
exposés à des risques pour leur vie et leur intégrité physique,
surtout s’ils vivent près de la ligne de contact ou s’ils doivent
patienter de nombreuses heures aux points de contrôle pour entrer
dans les «républiques populaires» ou pour en sortir.
77. Deuxièmement, les actes de répression et d’intimidation tels
que les exécutions extrajudiciaires, les arrestations illégales,
les détentions au secret et/ou non reconnues, les tortures et les
mauvais traitements ainsi que les prises d’otages se poursuivent.
Si elles sont moins nombreuses que pendant la phase la plus violente
du conflit, ces violations sont encouragées par le climat d’impunité
qui prévaut. Je suis effarée par les cas solidement documentés présentés
par Amnesty International et Human Rights Watch, qui montrent que ces
types de crimes ont aussi été commis par des représentants des autorités
ukrainiennes, en particulier le SBU. Il est capital que l’Ukraine
montre l’exemple en enquêtant sur de telles allégations et en poursuivant
les auteurs de ces actes en justice, conformément aux articles 2
et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme tels qu’ils
sont interprétés par la Cour. La dérogation temporaire faite par
l’Ukraine au titre de l’article 15 de la Convention ne concerne
pas les droits à la vie et à la protection contre la torture, garantis
par les articles 2 et 3. Dans un premier temps, les deux camps devraient
établir des listes de tous les lieux de détention et ouvrir ces
derniers aux inspections des observateurs nationaux et internationaux.
Les observateurs doivent aussi obtenir rapidement l’accès aux lieux
qui sont simplement suspectés de détenir ou d’avoir détenu des personnes.
78. Troisièmement, les habitants de la «RPD» et de la «RPL» ont
de graves problèmes sociaux et administratifs, qu’il faut régler
d’urgence avec pragmatisme. Il est légitime que les autorités ukrainiennes prennent
des précautions pour éviter la fraude (notamment la perception de
pensions et d’autres prestations sociales à la fois auprès des autorités
de fait et de l’Ukraine) et la récupération illicite de fonds transférés
aux «républiques populaires» par les autorités de fait. Mais les
vérifications nécessaires doivent être effectuées sans bloquer des
paiements indispensables pendant de longues périodes. Lorsque nous
avons abordé ces questions avec les représentants de la Verkhovna
Rada en avril, ceux-ci nous ont répondu que les lois pertinentes
avaient déjà été adoptées et que leur mise en œuvre par les ministères
compétents était en cours. Les derniers rapports d’observateurs
internationaux indiquent que d’importants problèmes n’ont toujours
pas été réglés. Dans l’intérêt d’une solution durable au conflit,
il faut faire en sorte que les habitants des zones non contrôlées
par le gouvernement et de la «zone grise» ne se sentent pas abandonnés
par leur gouvernement. Nous avions remarqué pendant notre visite
au mois d’avril que ce sentiment restait général. Il convient également
de rappeler que les autorités de fait et leurs collaborateurs russes
sont responsables, au regard du droit international, de la sécurité
et du bien-être de la population des territoires qui se trouvent
sous leur contrôle de fait. Ils ont l’obligation de fournir les
infrastructures, produits et services de base, notamment la nourriture,
le logement et les soins de santé. Cela signifie aussi qu’ils doivent
s’abstenir d’exproprier des habitants et des personnes déplacées
en fixant des critères de réenregistrement de biens que les habitants
ne peuvent respecter qu’en se soumettant à des règles illégales
et, pour les personnes déplacées, en s’exposant aux risques liés
au retour dans les régions qui sont sous le contrôle des autorités
de fait.
79. Enfin et surtout, l’absence d’accès à la justice est un grave
problème pour les habitants de la «RPD» et de la «RPL» et pour certaines
personnes qui vivent dans les zones contrôlées par le gouvernement.
L’Ukraine a «délocalisé» les tribunaux qui étaient situés dans les
zones dont le gouvernement a perdu le contrôle, et/ou la compétence
pour examiner les affaires concernant ces zones a été attribuée
aux tribunaux existant dans les zones voisines, contrôlées par le
gouvernement. Mais de nombreux dossiers ont été perdus durant le
transfert parfois chaotique ou sont aujourd’hui inaccessibles. L’accès
aux tribunaux délocalisés est difficile pour les résidents des «républiques
populaires», tandis que les services «judiciaires» proposés par
les nouvelles structures parallèles dans la «RPD» et la «RPL» sont
non seulement illégitimes mais manquent en outre de professionnalisme
et d’indépendance. Les problèmes qui en résultent sont particulièrement
difficiles à résoudre sans un retour à l’Etat de droit soutenu par
les autorités légitimes. En attendant, les autorités ukrainiennes
devraient faire ce qui est en leur pouvoir pour permettre aux tribunaux
«délocalisés» de fonctionner correctement, en les dotant du personnel
et des ressources nécessaires.
5.3. Mise en œuvre des Accords de Minsk:
le lien entre cessez-le-feu et élections
80. Les Accords de Minsk ont indiscutablement
le mérite d’avoir nettement réduit les pertes en vies humaines parmi
les combattants et les civils. Mais le cessez-le-feu n’a jamais
été pleinement mis en œuvre. Les observateurs de l’OSCE constatent
de nombreuses violations, sans pouvoir rien faire à leur sujet,
et la population locale est bien consciente de leur incapacité à
agir. Lors de notre «réunion à la mairie» de Marioupol avec des
citoyens locaux et des militants de terrain, nous avons entendu
de nombreuses plaintes sur les tirs d’artillerie nocturnes qui terrorisent
la population, en particulier dans la zone dite «grise» de chaque
côté de la ligne de contact. Notre question sur une aide éventuelle
des observateurs de l’OSCE a été accueillie par des rires amers.
L’un des habitants a déclaré: «Ils ne sont pas autorisés à quitter
leur logement la nuit, comme l’autre camp le sait parfaitement;
quand ils arrivent le matin, les dégâts sont faits et les observateurs
ne peuvent que veiller à ce que notre camp ne riposte pas.» Les
Accords de Minsk, en l’état, n’ont pas réglé le conflit, ils l’ont
au mieux gelé. En l’absence de meilleures perspectives, leur mise
en œuvre par les deux camps est nécessaire. Pour autant, elle n’est
pas suffisante: sans le rétablissement des autorités légitimes et
légales, il ne peut y avoir d’Etat de droit ni de protection effective
des droits de l’homme dans la région. Il faut donc rétablir le contrôle
total de l’Ukraine sur sa frontière avec la Fédération de Russie
et organiser des élections régionales véritablement libres et équitables
– comme le prévoient les Accords de Minsk. Mais les conditions pour
ces élections doivent d’abord être créées. Elles exigent une vraie
sécurité, pendant la campagne et pendant le scrutin lui-même. Cette
condition est loin d’être remplie, comme le montre par exemple le
fait que l’OSCE a été incapable d’assurer la sécurité même pour
une courte visite de notre petite délégation dans les «républiques
populaires». Des élections libres et équitables exigent aussi que
soient respectées les libertés d’expression et d’information, y
compris l’accès aux médias pour les «pro-ukrainiens» comme pour
les «pro-russes». Il est difficile de voir comment y parvenir sans
le rétablissement préalable de l’ordre public par l’Ukraine – sous
une forte surveillance internationale pour éviter toute intimidation
ou vengeance «dans l’autre sens». Au passage, le fait même qu’une
telle solution ne soit pratiquement envisageable qu’en accord avec
la Russie et non contre la Russie indique clairement qui tire vraiment
les ficelles dans ce conflit, du côté «pro-russe».
5.4. Voies de recours
81. A mes yeux, les meilleures
voies de recours offertes aux victimes de violations présumées des
droits de l’homme commises sur le territoire ukrainien se trouvant
hors du contrôle des autorités ukrainiennes – c’est-à-dire en Crimée
et dans les «républiques populaires» de Donetsk et de Lougansk –
sont ceux qui sont prévus par la Convention européenne des droits
de l’homme. Dans la mesure où la Fédération de Russie exerce un contrôle
effectif au vu des nombreuses indications présentées plus haut (paragraphes 52-56),
que ces éléments aient été admis par la Russie (comme dans le cas
de la Crimée) ou non (comme dans le cas de la «RPD» et de la «RPL»),
les victimes de violations présumées des droits de l’homme devraient
pouvoir déposer des requêtes à la fois contre la Russie – en vertu
de la jurisprudence de la Cour qui lie la compétence au contrôle
effectif, exercé soit directement par le biais d’une présence militaire,
soit indirectement par le biais d’une administration locale dépendante –
et contre l’Ukraine, à laquelle appartiennent ces régions au regard du
droit international.
82. J’ai également fait valoir que, dans les affaires liées à
l’annexion de la Crimée ou à l’action des autorités de fait de la
«RPD» et de la «RPL», les victimes présumées ne devraient pas être
tenues d’épuiser d’abord les voies de recours internes telles que
les «tribunaux» gérés par ces autorités. Ces juridictions ne peuvent
en effet être considérées comme des voies de recours «effectives»
car elles n’atteignent pas le seuil d’indépendance et/ou de professionnalisme
nécessaire.
83. En ce qui concerne l’obligation faite aux auteurs individuels
(et à leurs commandants) de répondre de leurs actes, il incombe
d’abord et avant tout aux autorités chargées de l’application de
la loi en Ukraine comme en Russie de mener rapidement des enquêtes
exhaustives sur les crimes présumés et de poursuivre fermement leurs
auteurs en justice, indépendamment de leur allégeance dans le conflit.
Si le camp ukrainien a fait quelques progrès, il doit en faire davantage,
en particulier au sujet des détentions illégales et des tortures qui
auraient été commises par des membres du SBU. Tous les lieux de
détention officiels et non officels présumés doivent être rendus
accessibles de toute urgence aux observateurs nationaux et internationaux.
84. La Cour pénale internationale peut avoir un rôle important
à jouer étant donné que l’Ukraine a accepté sa compétence pour tous
les crimes internationaux commis sur le territoire ukrainien depuis
le 21 novembre 2013. Bien que les avancées de l’«examen préliminaire»
lancé par le Bureau du procureur de la CPI semblent plutôt limitées
jusqu’à présent, l’étendue potentielle des poursuites est considérable,
en particulier pour le conflit dans le Donbass.
85. Enfin, et cet aspect n’est pas le moindre, l’obligation de
rendre compte des graves violations des droits de l’homme ou des
crimes internationaux ne devrait pas être entravée par les clauses
d’amnistie figurant dans les Accords de Minsk, qui doivent être
interprétées de manière à exclure les auteurs de crimes graves commis à
l’occasion du conflit. Cette interprétation restrictive est également
soutenue par les déclarations de hauts représentants des autorités
russes. A mes yeux, une véritable réconciliation et une paix durable
exigent que les victimes du conflit obtiennent justice.