1. Remarque
préalable
1. L’internationalisation de la
criminalité, et notamment de la grande criminalité, qui accompagne
la mondialisation et le développement de la mobilité en général
rend la coopération internationale entre les services de répression
essentielle pour s’assurer que des suspects ne puissent échapper
aux poursuites ou à l’exécution de leur peine en se cachant à l’étranger.
2. L’Organisation internationale de police criminelle (Interpol)
a pour but principal de contribuer à la lutte contre la criminalité
internationale. L’arrestation de personnes en fuite en vue de leur
extradition vers le pays où elles sont recherchées, afin qu’elles
y soient poursuivies ou qu’elles y purgent leur peine, peut contribuer de
façon essentielle à ce but

. Interpol
a mis en place des moyens d’entraide extrêmement efficaces entre
les services répressifs nationaux, qui doivent être actionnés dans
une parfaite neutralité et dans le respect rigoureux des droits
de l’homme.
3. Le système des notices internationales permet à la police
des pays membres de partager des informations essentielles en matière
pénale. Les services de police peuvent les utiliser pour alerter
les services répressifs d’autres pays des risques de menaces ou
pour demander leur assistance afin d’élucider des affaires criminelles.
Le Conseil de sécurité des Nations Unies, la Cour pénale internationale
et les autres juridictions pénales internationales peuvent également
recourir aux notices internationales pour avertir les autorités
que certaines personnes ou entités font l’objet de sanctions des
Nations Unies ou sont recherchées par des juridictions internationales.
Au cours de ces dix dernières années, grâce aux progrès des technologies
de l’information, le système des notices internationales a considérablement
gagné en efficacité et son utilisation s’est nettement plus étendue.
Entre 2005 et 2015, le nombre de notices rouges a été à lui seul
multiplié par cinq, puisqu’il est passé de 2 343 à 11 492

. En 2016, 12 787 notices rouges
(voir paragraphe le10 ci-dessous) ont été publiées.
4. Bien que «toute activité ou intervention dans des questions
ou affaires présentant un caractère politique, militaire, religieux
ou racial [soit] rigoureusement interdite à l’Organisation»

, il a été fait
état à plusieurs reprises ces dernières années d’allégations de
détournements du système des notices rouges par certains États membres
à des fins politiques, en vue de réprimer la liberté d’expression
ou de persécuter des opposants politiques à l’étranger

.
Il semble que les garanties légales aient bel et bien un temps de
retard sur les progrès technologiques et le recours accru au système
des notices.
5. La proposition de résolution

sur laquelle se fonde le
présent rapport définit le cadre de mon mandat, qui est «d’étudier
cette question de manière plus approfondie et de produire des conclusions
sous la forme d’un rapport relatif au détournement du système Interpol
à des fins politiques». Il importe que les services répressifs du
monde entier coopèrent pour empêcher ou élucider les crimes graves
et traduire leurs auteurs en justice. Interpol a pour objectif premier
de rendre possible et de faciliter cette coopération. C’est pourquoi je
souhaite préciser d’emblée que mon mandat a pour but d’aider Interpol
à améliorer l’efficacité de ses procédures, qui visent à assurer
le respect des droits de l’homme. Améliorer la prévention des violations
des droits de l’homme est un moyen de renforcer la crédibilité d’Interpol,
et donc l’efficacité de cet outil de lutte contre la criminalité
internationale. Je me suis opposé résolument à toute tentative visant
à utiliser ce rapport pour promouvoir ou légitimer quelque forme
d’impunité que ce soit.
2. Le système des notices internationales
d’Interpol
6. Le but premier d’Interpol est
d’«assurer et de développer l’assistance réciproque la plus large
de toutes les autorités de police criminelle, dans le cadre des
lois existant dans les différents pays et dans l’esprit de la Déclaration
universelle des droits de l’homme»

.
7. Interpol permet un large échange d’informations grâce à plusieurs
bases de données sur les documents de voyage perdus ou volés, les
criminels connus, les personnes disparues et l’identification des
cadavres etc.
8. Le bon fonctionnement de ce système dépend de la confiance
mutuelle entre les divers acteurs et de la conviction que les pays
membres utilisent Interpol de bonne foi, uniquement dans les buts
pour lesquels l’Organisation a été créée. Ceux qui détournent les
infrastructures d’Interpol pour persécuter leurs adversaires compromettent
les fondements mêmes de la coopération policière internationale.
2.1. Le
traitement des notices internationales et des diffusions
9. Les notices sont des alertes
internationales utilisées par les services de police pour communiquer
à leurs homologues du monde entier des informations sur des infractions,
des malfaiteurs ou des menaces en matière de sécurité. Interpol
les diffuse auprès de tous les pays membres à la demande d’un pays
ou d’une entité internationale autorisée. Les informations diffusées
par voie de notice concernent les personnes recherchées pour des
infractions graves, les personnes disparues, les corps non identifiés,
les risques de menaces en matière de sécurité, les évasions de détenus
ou les méthodes employées par les malfaiteurs. Les notices renforcent
la visibilité internationale des infractions et des incidents graves

. Elles
sont de couleur différente selon leur fonction: noires, mauves,
bleues, oranges, jaunes, vertes et rouges.
10. Les notices rouges, utilisées pour «demander la localisation
et l’arrestation d’une personne recherchée par une autorité judiciaire
ou par un tribunal international en vue de son extradition»

,
sont tout particulièrement en cause à propos des allégations de
détournement de la procédure d’Interpol.
11. Les notices internationales sont soumises au Règlement d’Interpol
sur le traitement des données,

adopté
en 2011 par l’Assemblée générale de l’Organisation, qui a procédé
à une révision majeure du cadre légal régissant le fonctionnement
de son système d’information des services de police. Ce règlement
stipule à l’article 73.3 que «des conditions de publication sont
définies pour chaque catégorie de notices ou de notices spéciales».
12. Les notices sont publiées en anglais, en arabe, en français
ou en espagnol par le Secrétariat général d’Interpol, à la demande
des Bureaux centraux nationaux (BCN) et d’autres entités autorisées.
Toutes les notices sont diffusées sur le site internet sécurisé
d’Interpol. Des extraits de notices peuvent également être publiés
sur le site public de l’Organisation si l’entité qui formule la
demande y consent. Les notices rouges ne peuvent être publiées que
si la demande concerne une grave infraction de droit commun et présente
un intérêt pour la coopération policière internationale. Lorsqu’ils
soumettent une demande, les BCN doivent fournir à Interpol un exposé
des faits relatifs à l’infraction alléguée et préciser la qualification
de l’infraction en question, les dispositions légales pertinentes
qui incriminent cette infraction et la peine maximale encourue,
ou la peine infligée si l’intéressé a déjà été condamné. La demande
doit aussi comporter les éléments d’identification de l’intéressé:
son nom, sa photographie, sa nationalité et d’autres éléments, notamment
les données biométriques telles que les empreintes digitales et
le profil ADN. Outre ces «notices», les pays membres peuvent adresser
directement aux pays de leur choix des demandes à des fins identiques.
Ces «diffusions» sont également consignées dans les bases de données
policières d’Interpol. En 2014, Interpol a publié au total 21 922
notices et diffusions, dont 10 718 notices rouges. 60 187 notices
et 74 625 diffusions au total étaient en circulation fin 2014

.
2.2. Niveaux
de contrôle
13. Il convient de rappeler qu’Interpol
a pour but de faciliter la coopération policière internationale
afin de lutter contre les infractions graves. Mais il peut arriver
que l’exercice de sa mission se révèle préjudiciable aux droits
de l’homme et aux libertés individuelles. Il est donc de la plus
haute importance que des garanties adéquates préviennent tout abus
et assurent le respect des engagements d’Interpol en matière de
droits de l’homme et de neutralité politique.
14. Trois niveaux de contrôle ont été mis en place pour assurer
le respect des normes générales du droit international et des droits
fondamentaux.
15. Premièrement, les BCN établis pour assurer la liaison avec
Interpol dans chaque État membre sont chargés de veiller à l’exactitude,
à la pertinence et à la conformité avec la réglementation d’Interpol
de toute information communiquée à Interpol pour insertion dans
ses bases de données ou son système d’information. De plus, toute
autorité nationale ayant accès aux informations d’Interpol est sous
la supervision directe de son BCN correspondant. Les Bureaux centraux
nationaux exercent aussi un contrôle sur les demandes soumises par
d’autres BCN et peuvent saisir le Secrétariat général d’Interpol
lorsqu’ils soupçonnent que les dispositions d’Interpol ont été enfreintes

. Avant de demander la publication
d’une notice, le BCN ou, le cas échéant, l’entité internationale
autorisée

s’assure: a)
de la qualité et de la licéité des données qu’il ou elle fournit
à l’appui de sa demande; b) du respect des conditions de publication
applicables à sa demande; c) de l’intérêt de ces données pour la
coopération policière internationale; d) de la conformité de sa
demande à la règlementation d’Interpol, en particulier aux articles
2.1 et 3 du Statut d’Interpol, ainsi qu’aux obligations nées du
droit international qui s’appliquent à la partie qui demande la
publication

.
16. Deuxièmement, le Secrétariat général d’Interpol est chargé
de traiter l’information qu’il reçoit ou collecte et de veiller
à ce que la réglementation d’Interpol soit respectée pendant toute
opération de traitement de l’information par les canaux de l’Organisation.
En cas de doute, le Secrétariat général peut prendre toute mesure
appropriée pour empêcher tout préjudice direct ou indirect qui pourrait
être causé par un traitement incorrect de l’information, y compris
en supprimant l’information fournie ou en restreignant temporairement l’accès
à cette dernière

.
Compte tenu du nombre élevé de demandes de notices de diffusion,
il importe que ces contrôles préventifs disposent des moyens nécessaires
à leur exercice. Interpol m’a indiqué que parmi les modifications
apportées en 2016 figurait la création d’une équipe spéciale dans
ce domaine, qui se compose d’équipes pluridisciplinaires de juristes,
de fonctionnaires de police et d’analystes. De plus, en cas de besoin, une
aide et une expertise supplémentaires sont dispensées, de sorte
que le nombre des personnes qui procèdent aux contrôles ou assurent
une assistance dans le cadre d’un contrôle fluctue aux alentours
de 30 à 40 agents professionnels.
17. Troisièmement, un contrôle est effectué par la Commission
de contrôle des fichiers d’Interpol (CCF), qui est chargée de vérifier
que l’information est obtenue, traitée et conservée conformément
à la réglementation d’Interpol. La CCF est un organe indépendant
chargé de trois fonctions principales: a) contrôler l’application des
dispositions adoptées par l’Organisation en matière de protection
des données aux données à caractère personnel traitées par Interpol;
b) conseiller l’Organisation pour toute opération ou tout projet
concernant le traitement d’informations à caractère personnel; et
c) traiter les demandes d’accès aux fichiers d’Interpol
![(16)
Les fonctions de la
Commission sont décrites plus en détail dans le statut de la CCF,
qui vient d'être adopté et entrera en vigueur le 11 mars 2017 (<a href='https://www.interpol.int/About-INTERPOL/Legal-materials'>https://www.interpol.int/About-INTERPOL/Legal-materials</a>); voir également les Règles de fonctionnement de la
Commission de contrôle des fichiers d’Interpol [II.E/RCCF/CCF/2008],
qui sont entrées en vigueur le 1er novembre
2008.](/nw/images/icon_footnoteCall.png)
. Elle peut, par exemple, procéder à des
vérifications impromptues ou donner des conseils sur les aspects
à propos desquels une amélioration lui paraît nécessaire. La CCF
est aussi habilitée à recevoir les demandes de personnes désireuses
d’exercer leur droit d’accès aux informations qui les concernent
et figurent dans les bases de données d’Interpol. Ce droit d’accès
comprend le droit de faire corriger ou supprimer des informations,
le cas échéant

. Cette possibilité de recours est
examinée ci-dessous de manière plus approfondie.
3. La
Commission de contrôle des fichiers: l’instance de recours d’Interpol
3.1. Origine
et composition
18. La Commission de contrôle des
fichiers d’Interpol

a
été créée en 1984 après la renégociation par Interpol de son Accord
de siège avec l’État français. Les autorités françaises soutenaient
que la loi de 1978 relative à l’informatique et aux libertés était
applicable aux données nominatives détenues dans les locaux d’Interpol,
situés à Saint-Cloud (France), et que les individus devaient avoir
accès aux données les concernant. Interpol soutenait, quant à elle,
que cette loi n’était pas applicable parce que les informations
en question provenaient des pays membres et n’étaient pas la propriété
d’Interpol, et que la coopération policière internationale serait
menacée si des informations étaient divulguées sous l’effet de l’application
de la loi de 1978. Un accord a été trouvé aux termes duquel la France
acceptait de s’abstenir d’appliquer la loi de 1978 aux fichiers
d’Interpol, en garantissant l’inviolabilité de ses archives et de
sa correspondance officielle, à condition que les archives d’Interpol
soient soumises aux contrôles internes d’un organe indépendant:
la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol

.
19. À compter du 11 mars 2017 (entrée en vigueur du nouveau Statut
de la CCF), la Commission de contrôle comptera sept membres. Depuis
septembre 2014, elle est présidée par Mme Nina
Vajić, ancienne juge et présidente de section de la Cour européenne
des droits de l’homme au titre de la Croatie. Dans le cadre de la série
de réformes adoptées à Bali, la CCF a été divisée en deux chambres,
qui exercent chacune respectivement ses compétences consultatives
et ses fonctions de recours. La Chambre de traitement des demandes
individuelles compte cinq membres; les deux autres membres exercent
les fonctions de conseil et de contrôle

. La réforme a également défini
clairement le calendrier de travail de la CCF, a rendu contraignantes
les conclusions de la Commission et a augmenté les ressources mises
à sa disposition. En 2015, sept agents assistaient la CCF

. À l’heure actuelle,
la CCF bénéficie de l’assistance de huit personnes, six juristes
et deux agents administratifs.
3.2. Fonctions
de contrôle
20. La Commission de contrôle est
chargée de vérifier que les informations conservées par le Secrétariat général
sont obtenues, traitées et conservées conformément à la réglementation
d’Interpol, qui fait partie de l’ordre judiciaire interne de l’Organisation.
À cette fin, elle effectue également des contrôles sur le terrain.
21. Parmi ses fonctions de contrôle, la Commission examine les
demandes individuelles. L’article 9 du Règlement relatif au contrôle
des informations et à l’accès aux fichiers d’Interpol stipule à
cet égard que «toute personne le désirant peut gratuitement et librement
exercer son droit d’accès aux informations à caractère personnel
la concernant, enregistrées dans les fichiers d’Interpol».
22. Néanmoins, les spécialistes du droit et les organisations
non gouvernementales (ONG) s’inquiètent de l’équité des procédures
engagées devant la CCF et de sa capacité à offrir un recours effectif
aux individus. En effet, le résultat de ces demandes reste incertain,
car la communication des données à caractère personnel pertinentes
– sans même parler d’une réparation conséquente – par la CCF n’est
pas automatique. En vertu du principe de «souveraineté nationale»,
les données détenues par Interpol restent, en règle générale, sous le
contrôle du BCN qui les a fournies et dont le consentement est nécessaire
pour que des informations soient rendues publiques. Dans certains
cas, les autorités nationales autorisent la communication. Dans
d’autres, elles refusent même de confirmer ou de démentir l’existence
d’informations sur la personne concernée.
23. En 2013, lorsque la proposition de résolution sur laquelle
se fonde le présent rapport a été déposée, la CCF était vivement
critiquée pour l’absence d’effectivité de la voie de recours qu’elle
proposait:
«la procédure prend
des années; l’expertise des membres de la Commission est insuffisante,
les décisions rendues par cette dernière sont motivées de façon
insuffisante – ces motivations tiennent littéralement en une lettre
abstraite d’une page, dépourvue de tout raisonnement sur le fond
– et ne sont officiellement pas contraignantes pour INTERPOL; qui
plus est, ce qui est peut-être le pire pour un avocat, les éléments
de preuve avancés par les pays qui cherchent à justifier le maintien
d’une notice rouge ne sont pas communiqués aux personnes qui les
contestent»
.
24. Lors de son échange de vues avec la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme en décembre 2016, le Secrétaire
général d’Interpol a affirmé que la nature même de l’action policière
exigeait que la communication d’informations aux suspects se fasse
uniquement au cas par cas. Or je considère que dès lors que des
mesures restrictives prises à l’encontre d’une personne ont de graves
effets sur ses droits fondamentaux, le droit relatif aux droits
de l’homme exige que l’intéressé obtienne un minimum d’informations sur
les raisons qui motivent ces mesures, afin de pouvoir assurer sa
défense. L’Assemblée s’est prononcée clairement en faveur de cette
exigence dans sa
Résolution
1597 (2008) «Listes noires du Conseil de sécurité des Nations Unies
et de l’Union européenne» et les réformes pertinentes ont d’ailleurs
été mises en œuvre en tenant compte de la procédure de sanction
à la fois du Conseil de sécurité des Nations Unies et du Conseil
de l’Union européenne

.
La quantité d’informations à communiquer dépend des circonstances
de chaque affaire. Le droit d’une personne à se défendre contre
des accusations dépourvues de fondement doit être mis en balance
avec l’intérêt légitime de l’intégrité de l’enquête en cours, et
en particulier de la protection des témoins.
25. La CCF a donc fort justement, à mon sens, prévu un certain
nombre d’exceptions au principe de la souveraineté nationale, en
s’attribuant le pouvoir de divulguer des informations provenant
des fichiers d’Interpol, même en l’absence du consentement de l’État
concerné, dans certains cas. Par exemple, lorsque le BCN décide
de faire publier des extraits d’une notice rouge sur le site web
public d’Interpol, la Commission communiquera, en principe, à l’intéressé
la copie de tout autre document détenu par Interpol, à moins que
le BCN ne fournisse des raisons convaincantes de ne pas le faire.
La CCF approuve également les demandes d’accès à des informations
chaque fois qu’une personne est en mesure de démontrer qu’Interpol
détient des informations à son sujet. Cependant, d’après les juristes
spécialisés dans ce domaine, il est rare que l’intéressé parvienne
à apporter une telle preuve

.
26. En outre, les praticiens du droit dénoncent la durée de ces
procédures de contrôle. Théoriquement, en effet, lorsqu’un BCN ne
donne pas suite à une demande d’autorisation de communiquer des
informations avant le délai fixé par la CCF, celle‑ci présume que
le BCN n’est pas opposé à cette divulgation. Toutefois, en pratique,
certaines procédures ont duré plus d’un an, prolongeant ainsi les
effets négatifs d’une notice rouge sur la vie de l’intéressé

.
27. La CCF examine en parallèle les demandes individuelles de
suppression d’informations ou de notices. La procédure ressemble
à celle qui est appliquée à propos des demandes d’accès à l’information,
mais aucune disposition ne donne expressément à une personne la
possibilité de contester les informations détenues par Interpol
qui la concernent. Plus généralement, il apparaît que les procédures
engagées devant la CCF manquent de transparence, d’équité et d’effectivité,
ce qui compromet en particulier les droits à un procès équitable
et à un recours effectif, définis aux articles 6 et 13 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5).
Cette situation pourrait s’avérer problématique pour la poursuite
de l’immunité de juridiction d’Interpol.
28. Comme l’ont souligné des experts en droit indépendants, les
activités d’Interpol échappent à la compétence des tribunaux nationaux,
car elles sont protégées par son immunité de juridiction. Interpol
a conclu des accords d’immunité avec les pays dans lesquels l’Organisation
est physiquement présente, notamment la France et les États-Unis
(et plus récemment Singapour). Fair Trials International, à qui
j’ai posé la question, m’a répondu qu’elle n’avait pas connaissance
d’un pays dans lequel les victimes pouvaient contester les notices
rouges d’Interpol devant une juridiction nationale; les contestations
similaires des décisions des BCN devant les juridictions nationales
ont elles aussi échoué en raison de l’absence d’un lien suffisant
entre les BNC et Interpol. Comme l’a souligné M. Alex Tinsley (l’un
des experts qui s’est exprimé devant la commission en mai 2015 à
Erevan) dans un récent article

,
la personne qui fait l’objet d’une notice rouge peut contester certains
effets de cette notice devant les juridictions nationales lorsqu’ils
proviennent d’une autorité nationale. Mais les effets que produisent
en soi la notice rouge (c’est-à-dire l’impossibilité de se déplacer
sans risque sérieux d’être arrêté à la frontière, le stress causé
par le fait d’être «recherché» et l’atteinte à la réputation) sont attribuables
à Interpol, qui est seul compétent pour publier et maintenir les
notices rouges.
29. Le Secrétaire général d’Interpol a fait remarquer lors de
l’audience de décembre 2016 que, techniquement, l’immunité de juridiction
était uniquement prévue par les accords passés au sujet des sièges d’Interpol
avec le petit nombre de pays dans lesquels il est physiquement présent.
Son directeur des services juridiques a précisé qu’Interpol maintenait
sa position: en sa qualité d’organisation internationale, il jouit
d’une immunité et la CCF est seule compétente pour traiter les demandes
individuelles; en conséquence, aucune juridiction nationale ou autre
ne peut songer à exercer sa compétence ni à intervenir de quelque
manière que ce soit dans les affaires de notices/diffusions ou d’autres
données traitées par les canaux d’Interpol.
30. Selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de
l’homme

et
de la Cour de justice de l’Union européenne

, cette immunité est uniquement acceptable
et une organisation internationale peut uniquement échapper à la
compétence des juridictions nationales lorsqu’elle propose un système
de substitution qui permet aux intéressés d’avoir accès à la justice.
Il s’agit donc de savoir si la CCF, qui représente en fait ou en droit
la seule voie de recours dont disposent les individus désireux de
parer à un détournement de notice rouge, peut être considérée comme
un recours effectif ou, pour reprendre les termes de la Cour européenne des
droits de l’homme, comme une solution qui leur offrirait «d’autres
voies raisonnables pour protéger efficacement leurs droits garantis
par la Convention». Il est par conséquent dans l’intérêt même d’Interpol
que la CCF satisfasse aux critères qui lui permettent d’être reconnue
comme un recours effectif. La principale fonction de la CCF est
d’offrir un recours effectif à toute personne visée par une notice
rouge abusive, ce qui justifierait alors l’immunité de juridiction
dont jouit Interpol.
31. Le fait que la CCF puisse ou non être considérée comme un
recours effectif ou comme une autre voie raisonnable d’assurer un
accès à la justice dépend d’un certain nombre de facteurs, et notamment
de l’indépendance de la CCF, de l’équité de sa procédure (en particulier
du droit du requérant à être entendu et à être informé des motifs
des soupçons qui pèsent sur lui) et du caractère effectif de la
réparation du préjudice subi octroyée par la CCF (par exemple pour
ce qui est de la durée de la procédure, de la possibilité de réparation
provisoire et du caractère contraignant, pour Interpol, des conclusions
de la CCF).
32. Selon moi, la CCF pouvait difficilement être considérée comme
un recours effectif avant les réformes décidées à Bali en novembre
2016. Pour ce qui est de son indépendance, la CCF a connu quelques
avancées jusqu’en 2015, dans la mesure où le Secrétariat général
n’est plus partie à l’examen des affaires, qui relèvent de la seule
compétence de la Commission. Quant au caractère effectif de la réparation
accordée, le Secrétariat général met «généralement» en œuvre les
conclusions de la Commission

. Cependant, en 2015, la CCF a siégé
pendant à peine 12 jours et bénéficiait de l’assistance de sept
agents pour traiter les 552 demandes individuelles au total introduites
au cours de la seule année 2015, en plus des fonctions générales
de contrôle et de conseil que les mêmes membres de la CCF devaient
exercer. La CCF a d’ailleurs indiqué elle-même dans son rapport
annuel 2015 que
«Le profil des
requérants a évolué au fil des années. Par le passé, la Commission
avait directement affaire à des personnes recherchées pour meurtre,
pour trafic de stupéfiants ou pour d’autres infractions de droit
commun. Désormais, elle traite fréquemment des requêtes émanant
de responsables politiques, d’anciens chefs d’État ou de gouvernement
ou d’hommes d’affaires recherchés pour escroquerie qui sont représentés
par des cabinets d’avocats spécialisés dans la protection des données
ou qui se sont fait une spécialité de demander la suppression de
données enregistrées dans les fichiers d’INTERPOL sur le fondement
de l’article 2 ou 3 du Statut de l’Organisation. Les requêtes ont
désormais tendance à être plus complexes et impliquent souvent la
présentation de nombreux arguments juridiques et de quantités importantes
de documents, ce qui nécessite davantage d’allers et retours avec
les BCN
.»
33. Au vu de cette évolution et de l’augmentation extrêmement
rapide du nombre de notices rouges, les ressources dont disposait
la CCF, au moins jusqu’en 2015, étaient tout simplement insuffisantes.
Le fait que, comme nous l’avons indiqué plus haut, les avocats chargés
de ces demandes se soient plaints de la durée excessive des délais
et de l’insuffisance des motifs avancés démontre amplement de manière
empirique la justesse de cette conclusion.
34. Il s’agit de savoir si les réformes précitées adoptées à Bali
en novembre 2016 suffisent à garantir que la CCF puisse offrir désormais
un recours effectif aux éventuelles victimes de notices rouges abusives.
Selon moi, cela dépendra pour beaucoup de la manière dont ces réformes
seront mises en œuvre concrètement. Cela concerne, tout d’abord,
les ressources en temps de session de la CCF et en personnel qui
seront mises à la disposition de la Commission. S’agissant du personnel,
la CCF dispose de son propre secrétariat (six juristes et deux agents
administratifs). Le directeur des services juridiques d’Interpol
m’a assuré que le secrétariat de la CCF était totalement distinct
de l’équipe spéciale qui procède à l’examen préalable des affaires.
Il importe en effet qu’il existe une séparation effective entre
les agents qui procèdent aux vérifications en amont, avant la publication
d’une notice rouge, et ceux qui examinent les demandes de contestation
des décisions rendues par les premiers dont est saisie la CCF.
35. Deuxièmement, la création d’une Chambre des requêtes distincte
dont les membres sont des juristes compétents représente indéniablement
une mesure satisfaisante; il en va de même pour les nouvelles dispositions
qui imposent des délais plus rigoureux, des décisions motivées et
contraignantes pour Interpol, en prévoyant la possibilité d’une
réparation provisoire. La procédure engagée devant la CCF réformée
devrait devenir véritablement contradictoire pour permettre aux
deux parties de présenter leurs arguments et devrait en particulier
donner à la personne visée par la notice la possibilité de formuler
des observations sur les informations présentées par le BCN à l’appui
de sa demande de notice. Il est extrêmement important que la procédure
aboutisse à une décision dans un délai raisonnable, qui devrait
être analogue à celui que fixe la Cour européenne des droits de
l’homme dans sa jurisprudence sur la durée des procédures judiciaires,
qui ont des effets tout aussi durs sur la vie quotidienne des suspects

. Il y a donc lieu de se féliciter
du fait que le nouveau Statut de la CCF prévoie dans son article
32 que la décision sur la recevabilité d’une plainte doit être rendue
dans un délai d’un mois à compter de son dépôt et qu’une décision
d’irrecevabilité doit être motivée. L’article 40 précise qu’une
demande d’accès aux données doit entraîner la prise d’une décision
dans un délai de quatre mois en principe, tandis que la demande
de correction ou de suppression des données doit aboutir dans un
délai de neuf mois à compter de la décision de recevabilité.
36. Enfin, troisièmement, la manière dont la Commission appliquera
son nouveau Statut, en particulier son article 35, sera cruciale.
Cet article donne des éléments d’orientation pour apprécier la communication
des informations au regard des intérêts contraires du requérant
et du BCN auteur de la demande de notice. Le premier alinéa de cet
article pose le principe d’un accès mutuel des deux parties aux
éléments de preuve. Le deuxième alinéa rappelle la nécessité de
procéder à une consultation avant de communiquer les informations. Le
troisième alinéa précise sur quelle base les BCN peuvent s’opposer
à la communication de ces informations (notamment, ce qui est compréhensible,
pour préserver la confidentialité d’une enquête en cours). Le quatrième
alinéa de l’article 35 vise à trouver un juste équilibre entre ces
intérêts contraires lorsqu’un BCN s’oppose à la communication d’informations.
En pareil cas, la CCF pourrait communiquer un résumé des informations
demandées au lieu de révéler les éléments de preuve eux-mêmes. L’article
35, alinéa 4, indique également que «l’absence de justification
[note de l’auteur: d’une opposition à la communication des informations]
n’entraîne pas la communication des éléments de preuve, mais peut
être pris en compte par la CCF lorsqu’elle se prononce sur la demande».
Cette disposition pourrait s’interpréter comme permettant à la CCF
de continuer à se fonder sur des éléments de preuve qui n’ont pas
été communiqués au requérant, dont il n’a pas connaissance et qu’il
n’a pas commentés, dès lors qu’un BCN convainc la CCF de la recevabilité
des motifs qui justifient son opposition à la communication de ces
éléments. Ce système serait moins protecteur des droits procéduraux
du requérant que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union
européenne sur la communication des éléments de preuve dans les
affaires liées à des questions de sécurité. L’article 35 laisse donc
une marge de manœuvre à la CCF, en lui permettant de combler cette
lacune par son interprétation du libellé et sa pratique

.
4. Les
normes de droit substantiel: les articles 2 et 3 du Statut d’Interpol
et sa politique à l’égard des réfugiés
37. Le respect des droits de l’homme
est consacré par l’article 2 du
Statut d’Interpol, qui charge l’Organisation d’assurer et de
promouvoir la coopération policière internationale «dans l’esprit
de la Déclaration universelle des droits de l’homme». C’est ce que
souligne également l’article 2.
a du
Règlement
sur le traitement d’informations pour la coopération policière internationale d’Interpol, qui prévoit que ces informations doivent
être traitées par l’Organisation ou par ses canaux «dans le respect
des droits fondamentaux des personnes, conformément à l’article
2 du Statut de l’Organisation et à la Déclaration universelle des
droits de l’homme». En 2014, le Secrétariat d’Interpol a été invité
par son Assemblée générale à élaborer et à publier un «recueil de
pratiques» sur l’article 2

, que la société civile attend avec
impatience. Ce document devrait expliquer notamment comment Interpol
tient compte des refus d’extradition opposés par les États pour
des motifs ayant trait aux droits de l’homme et comment il interprète
et applique l’interdiction de la torture et de l’utilisation des
éléments de preuve obtenus sous la torture.
38. L’article 3 du Statut d’Interpol énonce comme suit un important
aspect de l’obligation de respect des droits de l’homme:
«Toute activité ou intervention
dans des questions ou affaires présentant un caractère politique, militaire,
religieux ou racial est rigoureusement interdite à l’Organisation.»
39. Ce principe doit protéger les individus contre toute persécution
politique, religieuse ou raciale et garantir l’indépendance et la
neutralité d’Interpol. Il reflète également le droit international
de l’extradition, soulignant ainsi que le lien entre les notices
rouges et l’extradition doit exister dans un but précis. En l’absence
d’une demande d’extradition et en cas de refus ou d’impossibilité
d’y donner suite, la notice rouge perd son motif légitime et doit
par conséquent être supprimée. Il convient donc de procéder à des
vérifications régulières, afin d’éviter que les notices rouges et
leurs conséquences négatives pour les intéressés ne perdurent indéfiniment.
40. La mise en œuvre de l’article 3 présente une difficulté: il
n’existe pas seulement des infractions politiques, militaires, religieuses
ou raciales en soi (les infractions «pures»), c’est-à-dire des actes
uniquement incriminés en raison de leur caractère politique, militaire,
religieux ou racial, qui sont dirigés contre l’État et exclusivement
préjudiciables à l’intérêt général – comme les crimes de trahison,
d’espionnage, d’apostasie ou les dispositions qui incriminent l’infraction
à la réglementation de l’apartheid; les infractions de droit commun peuvent
également avoir un motif politique, militaire, religieux ou racial
(il s’agit alors d’infractions «à caractère relatif»), c’est-à-dire
être constituées par des actes qui comportent également des éléments
de droit commun et sont aussi préjudiciables aux intérêts privés.
En présence d’infractions «à caractère relatif», Interpol applique
au cas par cas le «principe de la prédominance» (Résolution
AGN/20/RES/11). L’article 34 du
Règlement
d’Interpol sur le traitement des données indique qu’il convient de tenir compte des éléments suivants:
- la nature de l’infraction, à
savoir les chefs d’accusation et les faits concernés;
- le statut des personnes;
- l’identité des sources de données;
- la position exprimée par un autre pays ou une autre entité
internationale (comme une juridiction internationale);
- les obligations de droit international;
- les implications au regard de la neutralité de l’Organisation;
- le contexte général de l’affaire.
41. Il s’agit de critères très généraux, qui offrent peu d’éléments
d’orientation pour l’appréciation de chaque affaire. Conformément
aux propositions des représentants de la société civile, Interpol
a par conséquent élaboré un «recueil de pratiques» sur l’article
3. D’après le site internet d’Interpol, le «recueil de pratiques
(…) donne des éléments d’orientation sur l’évolution de la pratique
d’Interpol relativement à l’application de cet article dans un large
éventail de circonstances telles que les infractions commises par
des personnages politiques ou d’anciens personnages politiques,
les infractions commises dans le contexte d’une prise de pouvoir
inconstitutionnelle, les infractions présentant des aspects militaires,
religieux ou raciaux et les infractions contre la sûreté de l’État».
Ce recueil pourrait offrir une ressource importante aux victimes potentielles
de notices rouges abusives et à leurs avocats, mais il n’est toujours
pas publié sur le site d’Interpol

. C’est d’autant plus
regrettable que les décisions de la CCF sont à l’heure actuelle
dépourvues de motifs déterminants et ne sont en aucun cas accessibles.
Ceci signifie que le «recueil de pratiques» offre véritablement
le seul moyen d’accéder à la «jurisprudence» d’Interpol sur l’interprétation
de l’article 3.
42. La nouvelle politique à l’égard des réfugiés d’Interpol a
été rendue publique au cours d’une série de réunions en 2015, notamment
lors de l’audition organisée par notre commission à Erevan (Arménie)
le 19 mai 2015

. Le Haut-Commissariat des Nations
Unies pour les réfugiés (HCR) m’a également indiqué qu’il avait connaissance
de cette politique. Malheureusement, celle-ci ne figure toujours
pas sur le site internet d’Interpol [note du Secrétariat: voir note
en bas de page 35
in fine publication
intervenue après l’adoption du rapport].
43. Cette nouvelle politique à l’égard des réfugiés suppose en
substance qu’une notice rouge ou une diffusion soit en principe
retirée si le statut de réfugié ou de demandeur d’asile de la personne
recherchée est confirmé par le pays d’asile, si la notice ou la
diffusion a été demandée par le pays où l’intéressé craint d’être persécuté
et si l’octroi du statut de réfugié n’est pas en soi un acte politique
dirigé contre le pays dont émane la notice rouge ou la diffusion.
Par ailleurs, si le pays d’asile, lorsqu’il confirme le statut de
réfugié de la personne recherchée, demande à ne pas être indiqué
dans les communications avec le pays d’origine, Interpol ne le révèle
pas.
44. Cette nouvelle politique est considérée par les spécialistes
comme un net progrès par rapport à l’ancienne pratique, qui consistait
à maintenir la notice rouge, en y ajoutant seulement une mention
du statut de réfugié de la personne recherchée ou un avertissement
à ce sujet

. En laissant l’appréciation de l’accusation
lancée contre le réfugié au pays d’asile, qui est le mieux placé
pour évaluer toutes les circonstances du cas, cette politique contribue
également à préserver l’intégrité de l’institution de l’asile dans les
cas où la personne recherchée pourrait se dissimuler derrière son
statut de réfugié pour échapper à la responsabilité de son infraction

. Cette politique mérite
indéniablement d’être rendue publique de manière suffisamment importante
pour pouvoir développer tout son potentiel.
45. Il convient enfin de se féliciter du fait qu’en 2015 la CCF
a décidé de mettre en place une procédure spéciale pour les réfugiés
et a chargé un «rapporteur» spécialement désigné à cet effet de
traiter ces affaires dans l’intervalle entre les sessions de la
CCF.
5. Allégations
de détournement du système Interpol
46. Ces dernières années, il a
été allégué à plusieurs reprises qu’Interpol et le système des notices
rouges, en particulier, ont été détournés par certains Etats membres
à des fins politiques pour réprimer la liberté d’expression ou persécuter
des opposants politiques à l’étranger.
47. Des cas de détournement supposé du système Interpol à des
fins politiques, notamment la persécution de militants des droits
de l’homme, d’opposants politiques et de journalistes, ont été établis
documents à l’appui par un certain nombre d’ONG, comme Fair Trials
International et Open Dialogue Foundation, dont les représentants
ont été entendus par la commission lors des auditions organisées
à Erevan en mai 2015 et à Paris en décembre 2016.
48. Ainsi, M. Akhmed Zakaïev, président de la République tchétchène
autoproclamée d’Itchkérie (le gouvernement séparatiste non reconnu
de Tchétchénie) a été arrêté au Danemark sur la base d’une notice rouge
motivée par des allégations de terrorisme. Après un mois de détention
provisoire, il a été libéré pour manque de preuves à l’appui de
la demande d’extradition. Arrêté une nouvelle fois au Royaume-Uni
sur la base de la même notice rouge, il a obtenu l’asile politique
dans ce pays en 2003, la demande d’extradition présentée par la
Russie ayant été rejetée par les tribunaux britanniques, qui ont
jugé que cette demande était motivée par des considérations politiques

.
49. En 2011, M. Benny Wenda, dirigeant du mouvement pour l’indépendance
de la Papouasie occidentale, bénéficiant du statut de réfugié politique
au Royaume-Uni, a découvert qu’il faisait l’objet d’une notice rouge demandant
son arrestation

.
50. M. Baran Kimyongür, militant belgo-turc, avait perturbé un
échange de vues entre la commission des affaires étrangères du Parlement
européen (AFET) et le ministre turc des Affaires étrangères en 2000.
Des années plus tard, les autorités turques ont lancé un mandat
d’arrêt par l’intermédiaire d’Interpol, en affirmant que cette action
démontrait son appartenance à une «organisation terroriste». M. Kimyongür
a été en conséquence arrêté à trois reprises dans trois pays différents,
où il a passé plus de 100 jours en détention. Trois juridictions,
aux Pays-Bas (2006), en Espagne (2014) et en Italie (2014), ont
refusé l’extradition de M. Kimyongür au motif que les autorités
turques n’avaient pas apporté la preuve de sa participation à une organisation
terroriste et en tenant compte de son droit à la liberté d’expression.
À la suite de l’intervention en son nom de Fair Trials International,
Interpol a procédé à la suppression en bonne et due forme de la
notice. Mais en avril 2015, M. Kimyongür et sa famille ont été interceptés
à l’aéroport de Zurich, alors qu’ils se rendaient en vacances en
famille en Thaïlande, sur la base de faits «extrêmement anciens»
selon les propos de l’agent de la police des frontières. Cette arrestation
n’a pas été effectuée sur le fondement d’une nouvelle notice rouge,
mais sans doute parce qu’il subsistait dans le système des traces
de l’ancienne notice rouge.
51. M. Azer Samadov avait quitté l’Azerbaïdjan par crainte de
persécutions politiques après avoir soutenu un candidat qui s’opposait
au président Aliyev en 2003. Il a été arrêté une première fois en
Géorgie, accusé de participation à des «troubles à l’ordre public»
en vertu de l’article 220 du Code pénal azerbaïdjanais. Sa qualité
de réfugié a par la suite été reconnue par le HCR et les Pays-Bas
lui ont octroyé leur protection. Mais en 2009 il a été à nouveau
détenu à l’aéroport d’Amsterdam en raison d’une alerte Interpol
publiée par l’Azerbaïdjan. Sa demande auprès de la CCF en 2010 n’a
obtenu aucune réponse. En 2014, le chef de l’Unité centrale de la
Police nationale néerlandaise a contacté la CCF, en lui rappelant
que son silence durait depuis quatre ans et en soulignant que M. Samadov
était le bienvenu aux Pays-Bas. N’ayant toujours reçu aucune réponse,
M. Samadov est demeuré dans l’incapacité de se déplacer, y compris
pour subir un traitement médical capital en Allemagne, en raison
de la notice rouge publiée à son encontre. Cette notice a finalement été
supprimée en 2015, soit huit ans après sa première publication,
en application de la politique à l’égard des réfugiés d’Interpol

.
52. M. Djamel Ktiti, ressortissant français, a été arrêté une
première fois au Maroc, puis en Espagne sur la base d’une notice
rouge d’Interpol publiée à la demande de l’Algérie. Il a passé en
tout deux ans et demi en détention. Son extradition a été refusée
à ces deux occasions sur la base des conclusions établies en 2011 par
le Comité des Nations Unies contre la torture (CAT), selon lesquelles
son extradition présenterait le risque inacceptable qu’il soit soumis
à la torture et poursuivi sur la base de preuves obtenues sous la
torture. Fair Trials International et Redress ont saisi la CCF d’une
demande en janvier 2015, à la suite de laquelle la notice rouge
a été supprimée au cours de cette même année

.
53. Le capitaine Paul Watson, militant canadien de la défense
de l’environnement, a été arrêté à Francfort sur la base d’une notice
rouge demandée par le Costa Rica 10 ans après un incident survenu
en 2002, lorsque son navire appartenant à l’organisation «Sea Shepherd
Conservation Society», était intervenu à la demande du Gouvernement
du Guatemala pour s’opposer au braconnage d’ailerons de requins
auquel se livrait un bateau de pêche costaricain dans les eaux guatémaltèques.
Peu après cet incident, il avait été acquitté par un tribunal costaricain
des chefs d’accusation de tentative d’homicide et d’agression sur
les pêcheurs costaricains. La juridiction costaricaine a été clairement
convaincue de l’innocence de M. Watson grâce aux abondantes images
filmées au cours de cet incident, qui ont par la suite été diffusées
dans le documentaire «Sharkwater»

. Mais selon son avocat, le capitaine
Watson fait toujours ou à nouveau l’objet d’une notice rouge publiée
sur la base de ces mêmes faits.
54. Dans certains cas, Interpol a rejeté une demande parce qu’elle
soupçonnait que les accusations étaient motivées par des considérations
politiques, comme dans le cas de M. William Browder. M. Browder,
homme d’affaires et financier britannique, a mené campagne avec
succès aux Etats‑Unis pour faire adopter la «loi Magnitski», qui
prévoit des sanctions à l’encontre de certains responsables russes
impliqués dans le meurtre de Sergueï Magnitski, l’ancien avocat
russe de M. Browder, et dans la dissimulation de l’infraction que M. Magnitski
avait dénoncée et qui a ensuite été reprochée à M. Browder. M. Browder
fait aujourd’hui campagne auprès des gouvernements et des parlements
des pays européens pour faire adopter des lois similaires

.
En mai 2013, la CCF a jugé que la demande de localisation de William
Browder émanant de la Fédération de Russie présentait un caractère
essentiellement politique et a par conséquent recommandé la suppression
de toutes les données se rapportant à cette demande russe

. En juillet 2013, Interpol a rejeté une
autre demande de localisation et d’arrestation de M. Browder, adressée
par le BCN de Moscou, en vue de son extradition pour «escroquerie
qualifiée» au titre du Code pénal russe

. Les autorités russes continuent néanmoins
de poursuivre M. Browder et, selon certaines allégations, le président
Poutine aurait lui‑même tenté d’influencer Interpol lors d’une rencontre
avec M. Ronald Noble, Secrétaire général sortant d’Interpol, en octobre
2014

. En janvier 2015, la troisième tentative
faite par la Russie pour obtenir l’émission d’une notice rouge à
l’encontre de M. Browder a été rejetée, la CCF jugeant une nouvelle
fois la demande mal fondée, car de nature «essentiellement politique»

.
55. Voici un résumé de quelques affaires plus récentes:
- Nikita Kulachenkov, ressortissant
russe auquel la Lituanie a octroyé le statut de réfugié en raison
de ses liens avec un militant de premier plan de la lutte contre
la corruption, a été arrêté à Chypre en janvier 2016 sur la base
d’une notice rouge d’Interpol qui émanait de la Russie. Son extradition
était demandée pour le vol supposé d’un dessin d’une valeur légèrement
supérieure à un euro réalisé par un balayeur, qui apparemment n’était
pas opposé à ce que cette œuvre d’art soit emportée par un tiers. M. Kulachenkov
a été détenu pendant près de trois semaines avant que les autorités
Chypriotes ne refusent son extradition et décident de le remettre
en liberté;
- Mehdi Khosravi a été arrêté dans le nord de l’Italie en
août 2016 sur la base d’une notice rouge d’Interpol iranienne. M. Khosravi
avait fui l’Iran à la suite des manifestations politiques de 2009
et avait obtenu l’asile au Royaume-Uni. L’arrestation de M. Khosravi
a suscité de vives critiques internationales, notamment de la part
de M. Reza Pahlavi; il a finalement été libéré et sa notice rouge
a été supprimée à la suite d’une demande déposée par son avocat
auprès de la CCF;
- Oleg Vorotnikov dirige un collectif de street art et vit
en exil depuis 2011 par crainte de représailles de la Russie à l’égard
de ses œuvres publiques controversées. Il a été détenu en République
tchèque sur la base d’une notice rouge russe en septembre 2016.
Malgré sa libération ultérieure, la notice rouge qui le concerne
n’a toujours pas été supprimée;
- Dolkun Isa, militant des droits de l’homme primé et secrétaire
général du Congrès mondial ouïgour, a obtenu le statut de réfugié
en Allemagne, où il a par la suite été naturalisé. Il fait l’objet
d’une notice rouge demandée par la Chine depuis 2003, qui l’a empêché
de se déplacer à l’étranger pour exercer ses activités de défense
et de promotion de l’autodétermination des Ouïgours; plus récemment,
en avril 2016, son visa pour l’Inde a été annulé et il n’a pu se
rendre à une conférence organisée par le gouvernement tibétain en
exil;
- Mme Aysen Furhoff est une ressortissante
turque naturalisée suédoise après avoir obtenu la protection de
la Suède au titre des droits de l’homme, en raison des actes de
tortures qu’elle risquait de subir en cas de retour en Turquie.
Elle a été arrêtée en Géorgie sur la base d’une notice rouge demandée
par la Turquie en 2015 et a dû y demeurer pendant plus d’un an en
raison d’un certain nombre de retards pris par la procédure d’extradition
qui la concernait. En décembre 2016, elle a quitté la Géorgie et
a regagné la Suède sans qu’aucune conclusion ne soit rendue dans
cette procédure d’extradition; la notice rouge dont elle fait l’objet
reste en vigueur;
- Mme Natalya Bushueva a été
interceptée alors qu’elle se trouvait en transit dans un aéroport
de Moscou sur la base d’une notice rouge demandée par l’Ouzbékistan
en juillet 2016. Elle était auparavant correspondante de la station
de radio internationale allemande Deutsche Welle et avait quitté l’Ouzbékistan
après avoir couvert les événements du massacre d’Andijan en 2005.
Elle a ensuite obtenu le statut de réfugié en Suède, où elle a été
naturalisée. Bien qu’elle soit parvenue à éviter toute arrestation,
Mme Bushueva risque encore d’être arrêtée
et extradée vers l’Ouzbékistan en raison de la notice rouge dont
elle fait l’objet, qui n’a toujours pas été supprimée
;
- Mukhtar Ablyazov, chef de l’opposition kazakhe et homme
d’affaires, a obtenu l’asile politique au Royaume-Uni en 2011. Bien
qu’Interpol en ait été rapidement informée, il a fait l’objet de
notices rouges publiées à la demande du Kazakhstan et, à la demande
de ce même pays, de la Fédération de Russie et de l’Ukraine entre
2010 et 2013. Il a été arrêté en France en juillet 2013 et remis
en liberté le 9 décembre 2016, jour du rejet définitif par le Conseil
d’État français de sa demande d’extradition. Des dizaines de membres
de la famille de M. Ablyazov et de ses partisans sont toujours persécutés, notamment
au moyen de notices rouges
;
- Alexander Lapshin, «blogueur-voyageur» titulaire des nationalités
russe, ukrainienne et israélienne, a été arrêté à Minsk mi-décembre
2016 sur le fondement d’une notice rouge demandée par l’Azerbaïdjan en
raison des voyages qu’il a effectués au Haut-Karabakh en 2011 et
2012 et qui ont donné lieu à une série de commentaires sur son blog
;
- Dernier point, mais non des moindres, j’ai également été
informé d’un certain nombre d’affaires dans lesquelles des réfugiés
kurdes originaires de Turquie ont fait l’objet de notices rouges
d’Interpol à la demande de la Turquie. Ces situations semblent de
plus en plus fréquentes depuis les troubles politiques survenus
en Turquie l’année dernière.
56. Ces affaires récentes m’amènent à juger préoccupante l’efficacité
concrète de la politique mise en place par Interpol, en particulier
sa politique à l’égard des réfugiés, qui aurait dû empêcher des
situations comme celles de MM. Kulachenko, Khosravi et Isa, ainsi
que celles de Mme Furhoff et Mme Bushueva.
57. Dans le cadre de mes recherches sur l’éventuel détournement
du système Interpol, j’ai également suivi la réponse donnée par
la Commission européenne à une question posée par le Parlement européen,
dans laquelle la Commission se déclarait «disposée à assister l'Assemblée
parlementaire du Conseil de l'Europe dans la préparation de son
rapport, et à communiquer ses conclusions sur la question des éventuelles utilisations
abusives du système d'Interpol à des fins politiques, dans le cadre
de la consultation prévue avec la commission APCE AS/Jur»

. J’ai appris qu’il n’existait aucun
document écrit comportant les conclusions de l’étude réalisée par
la Commission. Ces conclusions ont été présentées au groupe de travail
«Application de la loi» du Conseil en octobre 2015. D’après le résumé,
établi par le service compétent de la Commission

, des
réponses données par les autorités concernées des États membres
de l’Union européenne (22 États membres sur 28), une part importante
des répondants ont signalé que la fiabilité des notices rouges d’Interpol posait
problème, surtout en raison de leur manque d’information et de clarté.
Près de la moitié des BCN des États membres de l’Union européenne
ont déclaré avoir été confrontés à des notices rouges illégales.
Seule une minorité de BCN ayant répondu acceptent les notices rouges
et y donnent suite sans vérification supplémentaire. Les autres
ne considèrent pas qu’une notice rouge constitue en soi un motif
valable d’arrestation d’une personne. À la question posée sur les
améliorations envisageables, les répondants ont proposé qu’Interpol
durcisse sa réglementation, alloue davantage de moyens aux activités
de vérification et sanctionne les BCN auteurs de nombreuses demandes
abusives. Un certain nombre de répondants ont également déclaré
qu’ils concentraient leur travail de vérification sur les notices
qui émanent de certains pays. Mais il convient de rappeler que l’étude
réalisée par la Commission ne visait pas à recueillir des informations sur
les éventuels détournements de la procédure des notices rouges motivés
par des considérations politiques, mais à «contribuer au travail
d'approfondissement effectué par Interpol en matière de protection
des données, notamment en lui fournissant un aperçu de l'utilisation
faite actuellement par les États membres de l'UE des notices et
des diffusions d'Interpol, et de la manière dont ces outils pourraient
être améliorés, notamment dans le domaine de la protection des données»

.
6. Les
faiblesses du système actuel et les moyens envisageables d’y remédier:
application du «principe de la responsabilité causale»
58. Compte tenu du préjudice que
le détournement des notices rouges peut causer à l’existence de personnes
innocentes, il importe que les faiblesses de ce système soient recensées
et qu’il y soit porté remède. Les exemples de véritables détournements
du système montrent que ces faiblesses existent au niveau à la fois
de la prévention des abus et des solutions qui visent à remédier
aux détournements déjà commis. La faiblesse du système tient également
aux ressources limitées dont dispose Interpol et concerne aussi
bien les vérifications préalables effectuées pour déceler les détournements
éventuels que la réparation ultérieure par la CCF du préjudice subi.
Les demandes de notices rouges doivent être appréciées avant leur publication
par un personnel qualifié, qui dispose du temps nécessaire pour
tenir compte des informations disponibles auprès de sources publiques
sur les affaires en question et pour demander au BCN auteur de la demande
des informations supplémentaires. Les plaintes dont est saisie la
CCF doivent être examinées de manière à ce que toutes les informations
pertinentes soient réunies par les deux parties et évaluées à la lumière
de la réglementation applicable, y compris du Statut d’Interpol
et de toutes les normes légales relatives aux droits de l’homme
pertinentes. L’augmentation exponentielle du nombre de notices rouges
ces dernières années n’a pas été suivie par l’accroissement parallèle
des ressources disponibles pour procéder aux vérifications préalables
et postérieures.
59. La première mesure à prendre consiste donc à donner à Interpol
les moyens nécessaires pour faire face à l’utilisation croissante
de ses services. Mais dans le contexte budgétaire actuel, comme
dans toutes les organisations internationales, il est peu probable
que des fonds supplémentaires suffisants lui soient alloués prochainement.
Il est par conséquent crucial que les ressources actuellement disponibles
soient utilisées efficacement. L’une des méthodes à appliquer serait
de mettre en œuvre le «principe de la responsabilité causale», qui
consiste à faire payer aux utilisateurs (les BCN) le coût des vérifications
supplémentaires rendues indispensables par le surcroît d’affaires
occasionné par les demandes abusives qui émanent d’eux. Le «principe
de la responsabilité causale» a d’abord été reconnu par le droit
de l’environnement (principe du «pollueur-payeur»); il aurait dans
ce cas les mêmes effets bénéfiques: inciter à une diminution des comportements
préjudiciables, tout en générant des ressources supplémentaires
pour la prévention et la réparation ultérieure. Selon moi, si cette
approche reposait sur de solides données statistiques, elle ne porterait pas
atteinte au principe fondamental de l’égalité de l’ensemble des
États membres. Lorsqu’une différence de traitement se fonde sur
des éléments factuels différents, elle ne viole pas le principe
d’égalité. Outre la «responsabilité causale» pour les coûts budgétaires
occasionnés par les demandes abusives, les vérifications préalables
et postérieures des notices rouges pourraient également se révéler
plus efficaces si les ressources disponibles étaient concentrées
sur les demandes qui émanent de BCN qui présentent un fort passif
de notices rouges jugées abusives par le passé. Le «profilage» est
une technique policière largement répandue. Il ne porte pas atteinte
au principe d’égalité dès lors que les critères n’en sont pas discriminatoires
et qu’il est appliqué sur la base de faits vérifiables et solidement
établis.
60. Un recours plus intensif par Interpol aux moyens dont il dispose
en vertu des articles 130 et 131 de son Règlement sur le traitement
des données

irait dans le bon sens. Il s’agit
de la possibilité donnée au secrétariat d’Interpol d’inviter les
BCN à suspendre ou à retirer leur droit d’accès ou de procéder lui-même
à cette suspension ou à ce retrait, voire de prendre une ou plusieurs
des mesures correctives énumérées à l’article 131. D’après les informations
communiquées par Interpol, le recours à ces moyens n’est guère fréquent.
Mais là encore, l’utilisation de ces moyens, qui peut nécessiter
d’importantes ressources (comme l’affectation d’une équipe d’évaluation
aux BCN), pourrait se concentrer sur les BCN qui ont un fort passif
de demandes abusives.
61. Interpol est une organisation policière, qui n’est soumise
à aucun contrôle judiciaire ou parlementaire direct. Selon moi,
ce statut privilégié est uniquement acceptable si l’ensemble des
États parties, ou plus précisément des interlocuteurs nationaux
d’Interpol, les BCN, sont eux-mêmes soumis à ces contrôles. C’est sûrement
le cas dans de nombreux pays membres d’Interpol, mais malheureusement
pas dans la totalité d’entre eux, comme le montrent les nombreux
exemples de détournements. C’est précisément dans les pays qui présentent
un fort passif de détournement du système Interpol que les juridictions
nationales tendent également à manquer d’indépendance et/ou de professionnalisme.
Il ne serait donc pas très utile aux victimes de leur accorder un
recours juridictionnel contre les notices rouges devant les juridictions
de l’État qui les a demandées.
62. C’est la raison pour laquelle il est tout à fait judicieux
de mettre à la disposition des victimes potentielles de notices
rouges un mécanisme de recours international comme celui de la CCF.
Ce mécanisme doit satisfaire au minimum aux critères fixés par l’article
6 de la Convention européenne des droits de l’homme et l’article
14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Ces critères minimum comprennent l’indépendance du «tribunal» compétent
et sa capacité à véritablement statuer sur les affaires dont il
est saisi, au lieu de se contenter d’adresser des recommandations;
cette question est désormais réglée par les réformes adoptées à
Bali, qui rendent les décisions de la CCF contraignantes pour Interpol.
La séparation entre les fonctions consultatives de la CCF et ses
attributions contentieuses, qui a été décidée à Bali, permettra
à Interpol de veiller à ce que les membres et les agents de son
futur organe consultatif et sa future instance de contentieux seront
parfaitement qualifiés dans leurs domaines respectifs, c’est-à-dire,
d’une part, le droit pénal, la procédure pénale et le droit relatif
aux droits de l’homme pour l’instance de contentieux et, d’autre
part, les technologies de l’information et la protection des données
pour l’organe consultatif.
63. Afin de constituer et de conserver une solide base factuelle
sur laquelle prendre les décisions politiques visant à minimiser
les détournements abusifs, il importe que le secrétariat d’Interpol
collecte, en coopération avec les BCN, des informations statistiques
sur le nombre total d’alertes publiées, ventilées par pays, le nombre
de plaintes dont est saisie la CCF, par pays d’origine de la notice,
le nombre de suppressions (et les motifs de ces suppressions) et
le nombre de notices rouges ayant donné lieu ou non à une extradition.
Il convient de publier régulièrement un résumé de ces informations,
afin, d’une part, de renforcer l’obligation faite à Interpol de
rendre des comptes à ses États membres et inversement et, d’autre
part, de fournir aux États membres une base objective qui leur permette
d’évaluer la fiabilité des alertes émanant des différents BCN. Il deviendra
alors possible de remédier de manière ciblée aux faiblesses qui
transparaissent à la lecture des statistiques, en vue de les corriger
grâce à des mesures de coopération, comme la formation et l’assistance technique.
En dernier ressort, ces statistiques pourront également servir de
fondement objectif et non discriminatoire pour la prise de sanctions
adéquates, l’allocation ciblée de ressources («profilage») ou l’application
du principe de la responsabilité causale («pollueur-payeur», voir
paragraphe 59).
64. Même les meilleures vérifications antérieures et postérieures
possibles ne sauraient suffire à prévenir tous les détournements
abusifs (intentionnels) de notices rouges; et il arrive aussi que
des erreurs soient commises de bonne foi, comme dans toutes les
activités humaines. La lutte contre la criminalité transnationale peut
imposer d’agir vite, ce qui accroît le risque d’erreur. Tout comme
à l’échelon national, le risque que des innocents se trouvent arrêtés
et placés en détention provisoire pendant un certain temps doit
être accepté comme le prix à payer pour l’efficacité des services
répressifs, qui est elle-même indispensable pour protéger bien plus
d’innocents contre la criminalité. Cette situation est admise à
l’échelon national, mais les personnes détenues alors qu’elles étaient
innocentes ont droit à une réparation pécuniaire. Les personnes
placées en détention à la suite d’une notice rouge abusive ou erronée
ont en principe également droit à cette réparation, conformément
à la législation du pays qui a procédé à l’arrestation de l’intéressé.
La seule existence d’une notice rouge n’exonère pas les autorités
qui ont effectué cette arrestation de leur responsabilité une fois l’innocence
de l’intéressé démontrée. Mais l’existence d’une notice rouge, même
lorsqu’elle n’est pas suivie d’une arrestation, peut également se
révéler extrêmement préjudiciable en soi, notamment lorsque la personne
qui en fait l’objet est un homme ou une femme d’affaires dont les
moyens d’existence dépendent de sa mobilité internationale. Le meilleur
moyen de remédier à cette situation est bien entendu de supprimer rapidement
les notices dépourvues de fondement. Mais en cas de retard, surtout
lorsque la CCF est submergée par un grand nombre de plaintes ou
lorsque le BCN auteur de la demande ne fournit pas en temps utile
les informations supplémentaires qui lui sont demandées, il serait
parfaitement équitable de prévoir une réparation pécuniaire pour
les pertes qui peuvent être établies avec une certitude raisonnable,
ainsi que pour les difficultés aggravées et l’angoisse causées par
les notices rouges qui s’avèrent injustifiées. Comme il serait irréaliste
que les victimes traduisent le BCN auteur de la demande devant les
juridictions du pays concerné, il serait souhaitable de créer un
fonds d’indemnisation des victimes de notices abusives au sein d’Interpol. Conformément
au principe de la responsabilité causale («pollueur-payeur»), ce
fonds devrait être alimenté par les contributions des États à proportion
du nombre de notices injustifiées demandées par leur BCN.
7. Conclusion
65. Il ne fait aucun doute que
les notices rouges peuvent provoquer de graves violations des droits
de l’homme lorsqu’elles sont détournées ou utilisées comme une arme,
pour reprendre les termes employés récemment par une ancienne ministre
fédérale allemande de la Justice dans le
Wall
Street Journal 
, par des régimes
oppresseurs en vue de persécuter leurs opposants, même au-delà de
leurs frontières. Les erreurs non intentionnelles, qui découlent
par exemple de la précipitation ou d’un manque de professionnalisme,
peuvent elles aussi causer d’importants préjudices. Elles empêchent
la liberté de circulation d’un individu, restreignent ses possibilités
d’emploi et ses activités commerciales et, plus généralement, portent
atteinte à sa réputation. Dans certains cas, des personnes sont
arrêtées et extradées vers un pays où elles ne peuvent espérer obtenir un
procès équitable et où elles risquent la torture ou des traitements
inhumains et dégradants sans même savoir qu’elles ont fait l’objet
d’une notice d’Interpol.
66. En revanche, lorsqu’une personne soupçonnée d’une infraction
est arrêtée conformément à des normes des droits de l’homme équivalentes
à celles qu’énoncent les articles 5 et 6 de la Convention européenne
des droits de l’homme, toute ingérence qui en résulte inévitablement
dans l’exercice des droits de cette personne à la liberté ou à la
propriété, par exemple, n’est pas constitutive d’une violation des
droits de l’homme, même si elle devrait donner lieu à une réparation
dès lors qu’un innocent est victime d’une erreur de bonne foi.
67. Comme nous l’avons constaté au cours des recherches effectuées
pour le présent rapport, la procédure des notices rouges d’Interpol
a fait l’objet d’un détournement de la part de certains États membres
et Interpol a été incapable de prévenir un grand nombre de ces abus
ou de procéder à leur sujet à une réparation en temps utile, malgré
les initiatives considérables prises pour renforcer les vérifications
antérieures et postérieures. Il a donc été décidé de procéder à
un certain nombre de réformes, qui devront selon moi être poursuivies,
afin de renforcer encore la crédibilité d’Interpol de manière à
protéger l’importante mission de lutte contre la grande criminalité
transnationale, et notamment contre le terrorisme, qui est la sienne.
Cela permettra du même coup de renforcer la protection des droits
fondamentaux et des libertés fondamentales des victimes de notices
rouges abusives ou injustifiées, mais également des victimes de
criminels qui demeurent en liberté en raison du mauvais fonctionnement
de la coopération policière internationale.
68. Le présent rapport procède à l’évaluation des principales
faiblesses du système actuel et des voies et moyens d’y remédier.
Les individus qui font l’objet de notices rouges doivent pouvoir
les contester selon une procédure équitable, conforme aux garanties
nationales et internationales en matière de droits de l’homme, et notamment
aux droits à un recours effectif et à un procès équitable, adaptés
si besoin est au contexte de la coopération internationale. L’application
du principe de la responsabilité causale («pollueur-payeur») sur
la base de statistiques solides peut justifier une utilisation plus
ciblée des ressources limitées qui sont disponibles pour procéder
à des contrôles et inciter les États ou les BCN à diminuer leurs
demandes injustifiées de notices. Le fait que le détournement abusif
de la procédure d’Interpol ne fasse l’objet d’aucune vérification
soulève clairement la question de la responsabilité judiciaire,
aussi bien des États impliqués dans de telles pratiques – que ce
soit en adressant à Interpol des demandes abusives ou en les exécutant
– que celle de l’Organisation elle-même, dans la mesure où sa responsabilité
est engagée pour avoir apporté une aide à des États coupables de
violation des droits de l’homme

. Il est donc parfaitement dans l’intérêt
d’Interpol et de ses États membres que la fonction de «recours effectif»
exercée par la CCF, au sens des normes internationales pertinentes
en matière de droits de l’homme, continue à croître afin de justifier
le maintien de l’immunité de juridiction de l’Organisation.
69. Au vu du
discours prononcé par le professeur Nina Vajić, présidente de
la CCF, lors de l’Assemblée générale d’Interpol à Bali en novembre
2016

, j’ai bon espoir que la CCF parviendra
effectivement à offrir ce «recours effectif». Dans le cadre du mandat
de suivi que j’exercerai après l’adoption du présent rapport, je
ne manquerai pas d’observer l’évolution de la CCF et l’interprétation
concrète de son nouveau Statut à laquelle elle se livrera en pratique.
Le projet de résolution comporte un certain nombre de propositions
et de recommandations constructives, destinées à promouvoir notre
but commun: continuer à renforcer l’outil essentiel de lutte contre
la criminalité internationale, et notamment contre le terrorisme,
que représente Interpol.