1. Introduction
1. Le 15 juillet 2016, la Turquie
a subi un coup d’État avorté, après qu’un groupe au sein des forces
armées a essayé de renverser les institutions démocratiques et d’abolir
l’ordre constitutionnel en faisant usage de la force et de la violence.
Ces événements ont fait 248 morts et plus de 2 000 blessés. Les
autorités ont immédiatement affirmé que les membres du mouvement
dirigé par Fethullah Gülen
et
considéré comme une organisation terroriste depuis 2014 (ce qui
lui a valu l’appellation de «FETÖ/PDY», un acronyme signifiant: «Organisation
terroriste fethullahiste/Structure d’État parallèle») était derrière
le coup d’État avorté et avait ainsi tenté de s’emparer des institutions
démocratiques et de détruire l’ordre constitutionnel en Turquie
– ce qu’a contesté Fethullah Gülen. Il existait cependant un large
consensus sur le fait que le mouvement avait notamment infiltré
le système judiciaire et la police, ainsi que d’autres institutions
étatiques et ce, depuis plus de quarante ans. L’influence du mouvement
güleniste dans lesdites institutions avait déjà été mentionnée dans le
rapport de postsuivi de 2013 présenté par la rapporteure de l’Assemblée
parlementaire, Mme Josette Durrieu (France,
SOC), mais niée à l’époque par les autorités
. Dans l’intervalle, la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
a communiqué des informations factuelles sur le mouvement et la
participation de certains de ses membres à des actes illégaux en
vue d’accroître leur influence, lesdits actes consistant prétendument
en «triche aux examens d’entrée dans diverses institutions étatiques,
collecte d’un «impôt» de fait
obligatoire
sous prétexte de dons volontaires à des projets caritatifs du réseau,
fabrication de preuves à charge contre des opposants politiques»,
comme dans ce qu’il est convenu d’appeler les procès Ergenekon et
Balyoz «qui ont abouti à la condamnation de nombreuses personnes
sur la base de preuves dont une partie au moins a été fabriquée»
.
2. Le Conseil de l’Europe a été l’une des premières organisations
à condamner cette tentative de renversement d’un gouvernement élu:
le président de l’Assemblée parlementaire, Pedro Agramunt, son Secrétaire
Général, Thorbjørn Jagland, et le ministre estonien des Affaires
étrangères, Marina Kaljurand, en sa qualité de présidente du Comité
des Ministres du Conseil de l’Europe, ont condamné le coup d’État
au nom de l’Organisation et effectué une visite dans le pays dans
les semaines ayant suivi cette tentative ratée
, témoignant
ainsi de la solidarité des peuples européens avec la Turquie. Depuis,
des délégations de l’Assemblée parlementaire, du Congrès des pouvoirs
locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, du Comité pour la prévention
de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT) et de la Commission de Venise, ainsi que le Commissaire aux
droits de l’homme du Conseil de l’Europe, se sont également rendus
dans le pays et continuent à suivre de près la situation en Turquie,
ainsi que la compatibilité des mesures prises après le coup d’État
avec les normes du Conseil de l’Europe.
3. Le coup d’État avorté a incité les autorités à déclarer l’état
d’urgence et à lancer un vaste processus de «purge» des institutions
étatiques afin d’en chasser les agents considérés comme loyaux envers
le mouvement güleniste.
4. Même si, selon la Commission de Venise, il est incontestable
que les autorités turques ont été confrontées «à une dangereuse
conspiration armée» et «avaient de bonnes raisons de proclamer l’état d’urgence
et de conférer au gouvernement des pouvoirs extraordinaires»
, les incidences de
l’état d’urgence sur la protection des droits de l’homme et l’ampleur
de la purge soulèvent de graves questions. Même si la Turquie peut
prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5)
(voir l’article 15 de cet instrument), le régime de l’état d’urgence
ne saurait donner carte blanche aux autorités et devrait «respecter
les limites fixées par la Constitution, ainsi que les obligations imposées
à l’État par son droit interne et par le droit international»
.
5. La commission de suivi s’est intéressée à l’évolution de la
situation après le coup d’État, dans le cadre du dialogue postsuivi
en place depuis 2004. Elle a procédé, à chacune de ses réunions,
à des échanges de vues afin de suivre la situation en Turquie et
notamment les conséquences de l’état d’urgence et des décrets-lois
promulgués dans le cadre de ce régime. Le 9 novembre 2016, la commission
a adopté une déclaration faisant part de sa profonde préoccupation
après l’arrestation de 12 membres du parlement et l’application
de l’état d’urgence, «notamment sur les révocations massives et
continues de fonctionnaires et de membres de l'appareil judiciaire,
ainsi que sur les conséquences des mesures contenues dans les décrets
lois en matière de libertés fondamentales et de procès équitables,
qui entraîneront l’introduction de nombreuses requêtes devant la
Cour européenne des droits de l’homme si la Turquie ne remédie pas
à ces défaillances et ne garantit pas des recours effectifs», ainsi
que les arrestations des principaux journalistes de
Cumhuriyet – pour leur soutien allégué
au PKK et au mouvement güleniste –, la fermeture récente de médias
kurdes et les restrictions à l’autonomie des universités; la commission
a également fait part de sa consternation après la reprise de discussions
concernant la réintroduction de la peine de mort en Turquie et souligné
que cette mesure est incompatible avec l’appartenance au Conseil
de l’Europe
.
6. Lors de sa réunion du 14 décembre 2016, la commission de suivi
a fait part de ses inquiétudes croissantes concernant les conséquences
du coup d’État avorté et décidé de demander la tenue d’un débat selon
la procédure d’urgence sur le fonctionnement des institutions démocratiques.
Elle nous a également demandé, en notre qualité de corapporteures
sur la Turquie, d’effectuer une visite dans ce pays.
7. Notre visite d’information s’est déroulée du 9 au 13 janvier 2017
à Istanbul et à Ankara. Nous avons rencontré le vice-président de
la Grande Assemblée nationale de Turquie, le ministre de l’Éducation,
les vice-ministres des Affaires étrangères et de la Justice, des
représentants du ministère de l’Intérieur, la délégation turque
auprès de l’Assemblée parlementaire, des membres des formations
politiques représentées au parlement, le président de la Commission
de la justice du Parlement, l’Ombudsman, des représentants des syndicats,
la communauté diplomatique, des représentants des médias et des
organisations non gouvernementales (ONG), des universitaires et
des responsables de collectivités locales. Nous aimerions remercier
la délégation et les autorités turques pour l’organisation de la
visite qui s’est déroulée en plein vote des modifications à la Constitution.
Nous n’avons malheureusement pas pu rencontrer le Président de la République,
le Premier ministre, le président de la Commission de la Constitution
du Parlement et le vice-président du Haut conseil des juges et des
procureurs.
8. Dans sa lettre en date du 23 févier 2017, le Président de
la délégation turque, M. Talip Küçükcan, nous a apporté des informations
additionnelles et mises à jour, dont nous avons tenu compte dans
la préparation de ce rapport. Nous souhaitons le remercier pour
ces informations.
9. Il convient de signaler, en plus des activités de la commission
de suivi, la visite effectuée par une sous-commission ad hoc – composée
de représentants de plusieurs partis
–
de la commission des questions politiques et de la démocratie, présidée
par Mogens Jensen (Danemark, SOC), à l’invitation des autorités turques.
Ladite sous-commission a soumis une note d’information après sa
visite des 21 et 22 novembre 2016, laquelle expose très bien la
situation et formule des recommandations valables dont nous nous
sommes inspirées
. Selon les conclusions de la sous-commission
ad hoc, telles qu’elles ont été avalisées par la commission des
questions politiques le 15 décembre 2016, «il est nécessaire que
l’Assemblée décide de rouvrir la procédure de suivi à l’égard de
la Turquie, qui ne fait actuellement l’objet que d’un dialogue postsuivi» (paragraphe 115).
Nous avons également repris à notre compte l’opinion de la sous-commission
selon laquelle «une contestation des pouvoirs de la délégation parlementaire
turque serait non seulement une erreur, mais également une initiative
contre-productive. Elle ciblerait à la fois les membres de la majorité
et de l’opposition du Parlement turc, nuirait au dialogue qui s’est
instauré et pourrait pousser ce pays à prendre ses distances avec
l’Organisation» (paragraphe 115). Par conséquent, la commission
des questions politiques a également demandé l’organisation d’un
débat d’urgence sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie pendant la partie des session de janvier 2017.
10. Le 23 janvier 2017, la demande d’un débat d’urgence sur la
situation en Turquie, déposée à la fois par les commissions des
questions politiques et de suivi, a été rejetée par le Bureau de
l’Assemblée et n’est pas parvenue à réunir la majorité des deux
tiers dans l’hémicycle, malgré le soutien de près de 60 % des membres ayant
voté. Le jour suivant, la commission des questions politiques a
adopté une déclaration relative à la situation en Turquie et à son
évolution récente
. Pour sa part, la commission
de suivi a déploré, dans une déclaration du 26 janvier 2017, la
décision de l’Assemblée de ne pas organiser un débat d’urgence et
a demandé qu’un débat sur «Le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie» se tienne au cours de la partie de session d’avril 2017
en vue de permettre à l’Assemblée d’«examiner l’évolution récente
du pays, de poursuivre le dialogue et d’inciter la Turquie, l’un
des plus anciens États membres du Conseil de l'Europe et parmi les
premiers signataires de la Convention européenne des droits de l’homme,
à respecter ses obligations à l’égard du Conseil de l'Europe et
à renforcer sa stabilité démocratique et sa sécurité».
2. Contexte politique
2.1. Considérations
générales
11. La Turquie reste confrontée
à des conditions géopolitiques défavorables. Elle mène des opérations militaires
sur le terrain dans le nord de la Syrie pour combattre Daech et
contenir les organisations kurdes en Syrie perçues comme une menace
pour sa sécurité nationale. Elle participe aujourd’hui aux opérations militaires
visant à libérer la ville irakienne de Mossoul occupée par Daech.
La Turquie parraine, de concert avec la Fédération de Russie et
l’Iran, un cycle de pourparlers de paix à Astana. En raison du conflit
sévissant en Syrie depuis 2011, la Turquie héberge près de trois
millions de réfugiés. L’Assemblée n’a cessé de louer les efforts
et les ressources consacrés à l’hébergement des réfugiés, une question
qui est au centre d’un accord conclu avec l’Union européenne et
de négociations en cours visant à faire bénéficier les citoyens
turcs d’un régime d’exemption de visa.
12. La Turquie est confrontée à de multiples menaces et attaques
terroristes perpétrées par «l’État islamique d’Irak et du Levant»
(EIIL/Daech), le «Parti des travailleurs du Kurdistan» (PKK)
et un mouvement affilié
au PKK du nom de «Faucons de la liberté du Kurdistan» (TAK), qui
ont encore récemment perpétré des actes terroristes. La liste qui
suit répertorie une partie seulement des attaques les plus récentes:
- un attentat à la bombe perpétré
le 10 décembre 2016 à l’extérieur du stade Vodafone Arena du Beşiktaş a
fait 46 morts, dont 37 policiers, et 150 blessés. Il a été revendiqué
par les TAK;
- le 17 décembre 2016, une attaque à la voiture piégée menée
par le PKK a fait au moins 13 morts et 56 blessés parmi les membres
des forces armées, lorsque le véhicule a explosé à proximité d’un autobus
transportant des soldats en permission dans la ville de Kayseri
au centre du pays;
- la discothèque Reina à Istanbul a été attaquée le 1er janvier 2017
par l’EILL (39 victimes);
- une attaque à la voiture piégée, revendiquée plus tard
par les TAK, ciblant le tribunal d’Izmir, a tué deux personnes le
5 janvier 2017.
13. À cet égard, pendant notre visite dans le pays, nous avons
reconnu l’étendue des menaces terroristes et des attaques auxquelles
est confrontée la Turquie
et nous
avons mesuré le prix payé par les citoyens turcs qui se sont opposés
aux comploteurs à Istanbul, à Ankara et dans d’autres villes. Malheureusement,
la menace terroriste, combinée à un environnement politique incertain,
a eu un impact négatif sur l’activité économique –et plus particulièrement
sur le tourisme – et cette situation commence à peser de manière
dramatique sur l’économie domestique, avec la chute du cours de
la livre turque.
14. Nous avons souligné que l’État turc a le droit et le devoir
de lutter contre le terrorisme sous toutes ses formes. Parallèlement,
cette lutte antiterroriste ne peut être efficace que si elle est
menée dans le cadre de l’État de droit et du respect des valeurs
défendues par le Conseil de l’Europe.
15. Au vu de l’évolution de la situation en 2015/2016 et plus
particulièrement depuis la rupture des discussions sur la résolution
du problème kurde et les mesures de répression contre les médias
et le système judiciaire, l’Assemblée a décidé d’organiser un débat
sur le fonctionnement des institutions démocratiques. Dans sa
Résolution 2121
(2016) adoptée le 22 juin 2016, c’est-à-dire trois semaines
avant le coup d’État avorté, l’Assemblée avait conclu que l’érosion
de l’État de droit, les violations de la liberté de la presse et
de la liberté d’expression et les violations des droits de l’homme
liées aux opérations de sécurité antiterroristes menées dans le
sud-est de la Turquie «[menaçaient] le fonctionnement des institutions
démocratiques de ce pays et le respect de ses obligations vis-à-vis
du Conseil de l’Europe».
16. Parallèlement, l’Assemblée a rappelé à plusieurs reprises
que la Turquie est un partenaire stratégique pour le Conseil de
l’Europe et réitéré ses appels à un dialogue constructif avec ce
pays. Nous sommes convaincus qu’en ces temps difficiles, une coopération
renforcée avec la Turquie s’impose pour préserver les libertés fondamentales,
l’État de droit et la démocratie. À l’heure actuelle, le Conseil
de l’Europe et en particulier notre Assemblée doit et désire s’engager
davantage avec la Turquie.
2.2. Le
coup d’État avorté du 15 juillet 2016
17. Le 15 juillet 2016, un groupe
organisé composé de membres des forces armées turques a tenté de renverser
les institutions démocratiques et d’abolir l’ordre constitutionnel
en faisant usage de la force et de la violence. Selon l’état-major
des armées, 8 651 militaires y ont participé et 35 avions, dont
des chasseurs à réaction des forces armées turques, 37 hélicoptères,
246 véhicules blindés, dont 74 tanks, et quelque 4 000 armes légères
ont été utilisés
. Ce groupe a fait
une déclaration à la Radio-télévision de Turquie (TRT) au nom du
«Conseil de la paix dans le pays». Pendant le putsch, plusieurs
institutions nationales ont été ciblées par des avions et des bombes
(dont le Parlement turc, le Palais présidentiel, la Direction de
la sécurité à Ankara, les forces d’opérations spéciales de la police
de la Direction générale de la sécurité et le Service national de
renseignement).
18. Le Président Erdoğan a échappé à une tentative d’assassinat
à son hôtel de Marmaris. Il s’est adressé au peuple turc par visiophone
sur la chaîne privée CNN Türk la nuit même et a exhorté les citoyens
à descendre dans la rue pour s’opposer au putsch. Des milliers de
personnes ont manifesté et affronté les comploteurs. Le coup d’État
s’est soldé par un échec au petit matin du 16 juillet 2016; il a
causé la mort de 248 personnes et fait 2 200 blessés, provoquant
un grand traumatisme dans la société. Ce putsch a été unanimement
condamné par l’ensemble des partis politiques et organisations civiles,
ainsi que par la communauté internationale
. Le 7 août 2016,
le Président Erdoğan a organisé une réunion à Yenikapi avec le Premier
ministre M. Binali Yildirim, président du Parti de la Justice et
du Développement (AKP), M. Kemal Kiliçdaroğlu, chef du Parti républicain
du Peuple (CHP), et M. Devlet Bahceli, chef du Parti du Mouvement nationaliste
(MHP). Le chef du Parti démocratique des Peuples (HDP), M. Selahattin
Demirtas, n’a pas été invité à cette réunion. Le 9 août 2016, des
millions de Turcs ont manifesté pour exprimer leur attachement à la
démocratie.
19. Les autorités ont depuis lors demandé l’extradition de M. Fethullah
Gülen
des
États-Unis. Le Gouvernement américain a exigé des preuves de l’implication
directe de l’intéressé dans la tentative de coup d’État. Le 13 septembre 2016,
la Turquie a envoyé une première demande d’arrestation provisoire
de Fethullah Gülen
.
20. À la suite du coup d’État avorté, le débat sur la réintroduction
de la peine de mort a refait surface. Le Président de la République
a signalé qu’il n’hésiterait pas à promulguer une mesure en ce sens,
à condition que le parlement adopte une loi adéquate. Pour l’instant,
aucun projet de loi n’a été introduit ou débattu, mais la commission
de suivi – et plus tard la sous-commission de la commission des
questions politiques – ont déjà pris clairement position sur la
question: la peine de mort est tout simplement incompatible avec
l’appartenance au Conseil de l’Europe
.
21. Cette tentative de coup d’État, qualifiée par le Président
de la République de «cadeau de Dieu», a été suivie d’une purge massive
à la fois dans l’administration publique et dans le secteur privé.
Pendant notre séjour en Turquie, nous avons été également interpellés
par la rhétorique insistante des déclarations officielles mentionnant
«un pays sous occupation» qui devrait être «libéré» au prix d’une
«deuxième guerre d’indépendance». Ces propos confirment l’atmosphère
générale propre à un pays en proie à une phase de transition profonde,
qui remet en cause son passé et aspire à refaçonner son avenir dans
la perspective de la naissance d’une nouvelle République à l’horizon 2023.
22. Pendant notre visite, nous avons été à même de mesurer le
profond traumatisme provoqué par le coup d’État chez les citoyens
turcs. Toutes les personnes que nous avons rencontrées ont condamné
le coup d’État et approuvé l’ensemble des mesures visant à traduire
en justice les auteurs et les personnes directement et activement
impliquées dans ce crime. Toutefois, une partie de nos interlocuteurs
n’était pas moins traumatisée par les mesures prises en réaction
au coup d’État, lesquelles ont généré une insécurité juridique et
créé une atmosphère de peur. En particulier, les représentants des
ONG et des médias – qui sont en première ligne s’agissant de protéger
les droits fondamentaux des citoyens et des personnes vulnérables –
ont été affectés par ce climat.
3. Application
de l’état d’urgence
3.1. Conséquences
de l’état d’urgence et des décrets-lois postérieurs
23. Le 20 juillet 2016, le Président
Erdoğan a annoncé que la Turquie proclamerait l’état d’urgence pour
une durée de trois mois en vertu de l’article 120 de la Constitution
. Le 21 juillet 2016, les autorités
turques ont notifié au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe
une dérogation à la Convention européenne des droits de l’homme
en application de l’article 15 de cet instrument
.
Depuis lors, elles ont régulièrement fourni des informations sur
l’application de l’état d’urgence et prolongé celui-ci, les 11 octobre 2016
et 19 janvier 2017, de 90 jours.
24. Dans le cadre de l’état d’urgence, 21 «décrets ayant force
de loi» («Kanun Hükmünde Kararname» ou KHK, ci-après «décrets-lois»)
ont été promulgués. La Constitution stipule que les décrets-lois
doivent être approuvés par le parlement dans les trente jours suivant
leur publication. À ce jour, seuls cinq décrets-lois (nos 667,
668, 669, 671 et 674) ont été approuvés par le parlement. Deux d’entre
eux (nos 686 et 687) sont à l’ordre du
jour de la commission compétente et les 14 autres décrets-lois restant
sont à l’ordre du jour de la séance plénière du parlement, ce qui
soulève de sérieuses préoccupations quant à la conformité des décrets-lois
avec la Constitution, d’une part, et le rôle effectif du parlement
dans la discussion des décréts-lois de l’état d’urgence et leur
approbation, d’autre part.
25. Ces décrets-lois ont notamment réglementé
:
- les révocations de fonctionnaires,
de membres du corps judiciaire , de membres de la
fonction publique, des forces armées turques , de l’unité des
garde-côtes et de la police nationale turque . Les intéressés sont nommément désignés
sur des listes annexées aux décrets-lois, comme étant rattachés à
la catégorie des personnes «considérées comme appartenant, affiliées
ou liées à des organisations ou structures terroristes, des organisations
ou des groupes pour lesquels le Conseil de sécurité nationale a
établi qu’ils se livrent à des activités préjudiciables à la sécurité
nationale de l’État». Les personnes révoquées ne seront pas réembauchées.
Elles ne seront pas non plus – ni directement ni indirectement –
affectées à un service public. Leur licence de port d’armes a été
retirée et leur passeport annulé;
- la fermeture d’établissements et de structures de santé
privés, d’établissements et de structures d’éducation privés, ainsi
que de foyers et logements privés pour étudiants, de fondations
et associations et de leurs entreprises commerciales, d’établissements
d’enseignement supérieur gérés par une fondation, la dissolution
des syndicats, fédérations et confédérations au motif «qu’ils appartiennent
à, sont liés à ou en communication avec l’organisation terroriste
de Fethullah (FETÖ/Structure étatique parallèle)» .
Tous les biens mobiliers ou immobiliers, sommes et droits à percevoir,
et tous les documents et papiers des fondations fermées ont été
saisis et transférés à la Direction générale des fondations;
- la fermeture de stations de radio et de chaînes de télévision,
de quotidiens et de périodiques ;
- la nomination de recteurs par le Président de la République
pour un maximum de deux mandats dans la même université, parmi trois
candidat/es suggérés par le Conseil de l’enseignement supérieur
(YÖK) de la Turquie. Le Président pourra également nommer un recteur
directement si, au bout d’un mois, il ne retient aucun des candidats
présentés par le YÖK et que cet organe ne présente pas de nouveaux candidats .
26. Parmi les développements récents, on trouve la publication
de quatre décrets-lois promulgués le 6 janvier 2017, qui ont conduit
à la révocation de 8 398 agents publics et 649 professeurs d’université
et l’interdiction de 83 autres organisations de la société civile.
Ces décrets-lois prévoient également que les citoyens résidant à
l’étranger, faisant l’objet d’une action judiciaire ou de poursuites
et s’abstenant de rentrer en Turquie dans un délai de trois mois
après la publication de leur nom au Journal
officiel par le ministre de la Justice, à la demande
du procureur, pourraient être déchus de leur nationalité, ce qui
en ferait des apatrides, en violation flagrante des traités internationaux.
27. Le 7 février 2017, le décret-loi no 686
a prononcé la révocation de quelque 4 500 fonctionnaires, dont 330 universitaires
sur la base d’une liste établie par le YÖK et 2 600 membres du ministère
de l’Éducation nationale
.
28. Le 8 février 2017, le décret-loi no 687
a retiré à la Commission électorale suprême (YSK/SBE) le droit d’infliger
des sanctions ou des interdictions aux radiodiffuseurs ayant failli
à leur obligation de couvrir les campagnes électorales de manière
impartiale ou n’ayant pas respecté la réglementation concernant l’interdiction
de publication de sondages dix jours avant la date du référendum.
Le même décret-loi a également modifié la loi relative aux élections
afin d’autoriser l’achat illimité de publicités politiques sur les chaînes
de télévision et les stations de radio privées pendant les campagnes
électorales et référendaires. Cette initiative marque un recul évident
par rapport aux règles en vigueur jusque-là, lesquelles avaient
déjà été décrites elles-mêmes comme problématiques dans des rapports
d’observation d’élections antérieurs.
Il conviendrait
par conséquent d’examiner la question de l’accès équilibré des partisans
et des opposants du régime aux radiodiffuseurs publics, dans la
mesure où celui-ci constitue une condition préalable garantissant la
libre formation de la volonté de l’électeur.
3.2. Problèmes
posés par les décrets-lois pris dans le cadre de l’état d’urgence
sous l’angle des obligations de la Turquie à l’égard du Conseil
de l’Europe
29. Alors que les autorités turques
avaient des raisons légitimes de déclarer l’état d’urgence et de
déroger à la Convention européenne des droits de l’homme en juillet 2016,
force est de constater que ledit état d’urgence a eu de profondes
répercussions sur bon nombre de segments de la société, lesquelles
vont largement au-delà des conséquences attendues sur les membres
supposés de «FETÖ/PDY». Les autorités turques affirment que le champ
des décrets-lois publiés a été «limité aux organisations terroristes
afin de ne pas interférer avec les droits et libertés d’autrui»
.
Cela est toutefois contredit par la Commission de Venise
, et par nos observations lors de
notre visite en Turquie: les divers représentants de la société
civile ou des médias que nous avons rencontrés ont confirmé que
l’utilisation concrète de l’état d’urgence «va bien au-delà de ce
qui est permis par la Constitution turque et le droit international»
,
comme la Commission de Venise l’a rappelé dans un de ses avis.
30. Nous avons tenté de résumer les principaux problèmes posés
par les décrets-lois sous l’angle des obligations de la Turquie
à l’égard du Conseil de l’Europe. Il importe également de rappeler
que, même dans le cadre de l’état d’urgence, la Convention européenne
des droits de l’homme continue à s’appliquer en Turquie et que toute
mesure prise dans le cadre de ce régime doit être compatible avec
cet instrument. Même dans le cadre d’une dérogation en vertu de
l’article 15 de la Convention, la Cour européenne des droits de l’homme
demeure compétente pour déterminer si le critère de proportionnalité
des mesures adoptées a été respecté dans le cadre de l’examen des
requêtes individuelles contre la Turquie dont elle sera saisie.
3.2.1. Ampleur
des mesures prises, manque de proportionnalité
31. En raison des mesures entreprises
après le coup d’État, de la proclamation de l’état d’urgence et
de la promulgation ultérieure de plusieurs décrets-lois, les licenciements
massifs, les enquêtes, les arrestations et la fermeture de médias
et d’institutions ont atteint une ampleur inégalée. Les chiffres
mentionnés par les autorités officielles et nos interlocuteurs parlent
d’eux-mêmes quant à la portée des mesures adoptées:
- 150 000 personnes révoquées, dont environ 96 000 comme conséquence
directe de la publication de leur nom sur une annexe à un décret-loi;
- 100 000 personnes faisant l’objet d’une enquête dont 44 000
ont été placées en détention provisoire ;
- 3 994 membres du système judiciaire suspendus, tandis
que 3 659 – dont 173 juges des juridictions supérieures et cinq membres
du Haut conseil des juges et des procureurs (HSYK) – ont été révoqués en
vertu d’un décret-loi d’urgence ;
- 177 organes de presse ont été fermés, y compris un bon
nombre de publications favorables aux Kurdes, mais aussi des médias
kémalistes ou de gauche. L’accès à internet est de plus en plus
restreint;
- plus de 150 journalistes ont été placés en détention , dont le rédacteur-en-chef
du journal d’opposition Cumhuriyet, Murat
Sabuncu, ainsi que le président et les membres exécutifs de la Fondation Cumhuriyet,
tous accusés «de commettre des crimes au nom de ‘FETÖ’ et du PKK
interdit sans être membres de ces organisations» dans le but de
«cacher la vérité en procédant à des manipulations et de publier
des articles visant à rendre la Turquie ingouvernable»;
- 2 500 journalistes ont perdu leur emploi depuis le 15 juillet 2016
et beaucoup d’autres pratiquent l’autocensure pour se protéger;
- environ 2 100 écoles, foyers d’étudiants et universités
ont été fermés.
- environ 1 800 associations et fondations ont été dissoutes,
y compris 370 organisations de la société civile (dont 199 représentant
la société civile kurde) accusées de lien allégué avec le «terrorisme»
le 11 novembre 2016. Tous les biens mobiliers ou immobiliers, sommes
et droits à percevoir, et tous les documents et papiers des fondations
fermées ont été saisis et transférés à la Direction générale des fondations;
- YARSAV, l’Association turque des juges et procureurs – qui
fonctionnait comme une ONG et qui est membre de l’Union internationale
des magistrats (EIM) et de l’Association européenne des magistrats (AEM) –
a été dissoute et bon nombre de ses dirigeants, dont son président
Murat Arslan, ont été arrêtés.
32. Dans une communication récente, les autorités turques avancent
qu’avec les mécanismes de réparation nationaux, à ce jour, plus
de 300 institutions ont été rouvertes (y compris 182 associations,
18 fondations, 92 institutions éducatives privées, cinq chaines
de radio et de télévision 17 journaux et un organisme privé de santé),
et plus de 31 000 employés du secteur public réintégrés
.
33. Nous avons été choquées d’apprendre les conséquences concrètes
de ces décrets-lois. Nous avons examiné la situation dans le secteur
de l’éducation, qui a été le théâtre de révocations massives. Nous
avons rencontré des représentants de divers syndicats – couvrant
un large spectre politique – et le ministre de l’Éducation. Nous
avons appris que 30 000 enseignants (ils seront 33 065 un mois plus
tard
) ont été révoqués, de même que 6 000 professeurs
ou autres personnes travaillant pour les universités. De plus, 50 000 enseignants
et autres membres du personnel ont été suspendus, la plupart pour
une période d’au moins trois mois. 20 000 permis de travail indispensables
pour exercer la profession d’enseignant dans un service d’éducation
spécialisée privé ont été annulés par le ministère de l’Éducation.
34. Il a également été noté que plusieurs professeurs de l’enseignement
supérieur n’avaient de toute évidence rien à faire avec le coup
d’État avorté, mais avaient signé la Déclaration de paix
en 2015 ce qui a été
considéré comme suffisant pour établir leur culpabilité. En février
2017,184 des 330 universitaires révoqués avaient signé la Déclaration
de paix. Au total, au 15 février 2017, 312 professeurs de l’enseignement supérieur
qui avaient signé la Déclaration ont été révoqués en vertu de décrets-lois
. Certains enseignants ont également
été contraints de quitter leur travail; c’est le cas notamment de
140 d’entre eux qui travaillaient dans la ville de Batman et ont
été poussés à la démission après la nomination d’office d’un administrateur municipal.
35. Les représentants des syndicats approuvent en général les
mesures prises pour arrêter les comploteurs et lancer contre eux
des poursuites, s’agissant spécialement des membres de la police
et des forces armées. Toutefois, tous ont beaucoup de mal à croire
que des centaines de milliers de personnes, dont des milliers d’enseignants
et de médecins, auraient participé au coup.
36. L’état d’urgence a également eu un impact sur les activités
syndicales déjà sérieusement entravées avant le coup d’État. Le
syndicat KESK a rappelé avoir perdu 28 de ses membres pendant l’attaque
à la bombe perpétrée à Ankara le 10 octobre 2015, ce qui ne l’a
pas empêché de faire par la suite l’objet de poursuites au titre
de ses manifestations. Ses représentants estiment que l’état d’urgence
n’a fait qu’accroître la pression exercée sur les syndicats, tandis
que les révocations et les suspensions de membres de ces organisations
se fondent sur «des listes biaisées et arbitraires dépourvues de
tout fondement juridique»: après le coup d’État avorté, 11 807 membres
et dirigeants des organisations syndicales dont nous avons rencontré
des représentants ont été suspendus de leur poste et 2 179 autres
révoqués sur la base d’un décret-loi ou d’une procédure disciplinaire.
D’aucuns soupçonnent fortement l’absence de lien entre lesdites
révocations ou suspensions et le coup d’État, ces mesures visant
uniquement à gêner l’activité syndicale. Nos interlocuteurs estiment
que les décrets-lois ont servi à supprimer la sécurité de l’emploi
dans le secteur public. Le gouvernement n’a cessé de restreindre
les libertés fondamentales indispensables à l’exercice d’activités syndicales.
Les représentants des syndicats étaient tous en faveur d’enquêtes
plus poussées visant à identifier les personnes impliquées dans
le coup d’État, mais appellent de leurs vœux la levée de l’état
d’urgence de manière à renforcer la sécurité de l’emploi.
37. Compte tenu de la forte proportion de femmes travaillant dans
le secteur de l’éducation ou de la santé, on peut supposer que l’état
d’urgence a eu un impact disproportionné sur elles. On nous a également
expliqué que bon nombre d’associations et de fondations s’occupant
des questions de genre (lutte contre la violence à l’encontre des
femmes, médecine reproductive, etc.), mais aussi des services municipaux
dans des communes HDP placées désormais sous l’administration directe
de l’État, ont été fermés, de sorte que les femmes n’ont plus accès
aux services dont elles bénéficiaient auparavant. Notre attention
a également été attirée sur le fait que le coup d’État avorté a
contribué à renforcer une mentalité sexiste qui règne désormais sans
entraves. Selon les associations de femmes, cette évolution se serait
soldée par une recrudescence des violences contre les femmes, en
particulier dans l’espace public (par exemple dans les autobus)
et par une augmentation des agressions physiques voire des viols
au cours des derniers mois.
38. Des préoccupations concernant l’échelle et la portée des purges
– effectuées dans l’administration centrale, le système judiciaire
et d’autres institutions publiques – visant des membres supposés
du mouvement güleniste ont été reflétées dans l’avis de décembre
2016 de la Commission de Venise. L’Assemblée avait, dans sa
Résolution 2121 (2016), noté que le mouvement güleniste, un ancien allié du
parti qui a opéré légalement – et pendant plus de 40 ans – jusqu’en
2014, a été ensuite qualifié d’organisation terroriste. Alors que
les fonctionnaires ont l’obligation d’être loyaux vis-à-vis de l'État
et de ne pas recevoir d'instructions de sources extérieures, il
est du devoir de l'État de clarifier à tous les fonctionnaires le
moment à partir duquel une organisation bien établie jusque-là est
considérée comme une «menace pour la sécurité nationale» – et devient
ainsi incompatible avec le service public – de sorte à éviter le
manque d'information et de clarté qui pourrait conduire à des «licenciements
injustes pouvant être considérés comme une punition rétroactive»,
selon la Commission de Venise
.
39. Enfin et surtout, nous avons été préoccupées par l’impact
de cette purge massive sur les systèmes scolaire et universitaire
et plus particulièrement sur les élèves et les étudiants, dont le
droit à l’éducation est protégé par le Protocole additionnel (article 2)
à la Convention européenne des droits de l’homme. La suspension
et la révocation de milliers de professeurs du secondaire et du
supérieur, la fermeture d’établissement d’éducation en Turquie et
à l’étranger, ainsi que la perturbation du travail des facultés, pourraient
poser de graves défis allant du transfert d’étudiants à la reconnaissance
de leurs études antérieures et à la validité des diplômes obtenus
dans des institutions fermées depuis. Nous attendons des autorités turques
qu’elles accordent toute l’attention voulue à ces questions, afin
d’éviter de stigmatiser ou de gêner l’avenir de cette génération
d’étudiants. De même, nous sommes préoccupées par les démarches
entreprises par les autorités turques, avec l’assistance de la Fondation
Maarif
nouvellement établie, pour inciter
les pays étrangers à fermer les écoles et institutions liées à Gülen,
et par les affaires rapportées concernant certaines autorités religieuses
qui auraient espionné la communauté turque vivant à l’étranger et
incité les ressortissants turcs à dénoncer les membres supposés
du mouvement güleniste.
3.2.2. Absence
de garanties procédurales: accès à un avocat, détention
40. Les décrets-lois ont introduit
un certain nombre de mesures et de pratiques soulevant de nombreuses préoccupations
du point de vue de leur compatibilité avec les normes du Conseil
de l’Europe.
41. Les révocations n’ont été précédées d’aucun préavis. Au cours
de nos discussions, nos interlocuteurs ont systématiquement fait
remarquer que les personnes révoquées sur la base d’un décret-loi
n’avaient reçu aucune notification préalable et avaient juste découvert
leur nom sur une liste. De plus, les intéressés ignoraient les motifs
de leur révocation et les preuves retenues contre eux et n’ont pas
pu avoir accès à leur dossier. Comme l’a fait remarquer la Commission
de Venise, «les fonctionnaires concernés auraient dû être en mesure,
au moins, de connaître les preuves retenues contre eux et être autorisés
à les commenter avant que la moindre décision soit prise à leur
sujet»
.
42. Comme l’avait déjà relevé le Commissaire aux droits de l’homme,
la Commission de Venise et la sous-commission ad hoc de la commission
des questions politiques, la notion de «lien» avec le mouvement güleniste
a été «définie d’une manière trop large, sans exiger l’existence
d’un lien sérieux avec ces organisations» qui permettrait raisonnablement
de douter de la loyauté des fonctionnaires. Concrètement, lorsque
nous avons essayé de déterminer les preuves requises pour identifier
un «güleniste», nos interlocuteurs ont expliqué que deux critères
au moins devaient être remplis. Nous ne sommes pas parvenues à obtenir
la liste desdits critères, mais parmi ceux fréquemment mentionnés,
on trouve le recours à la messagerie cryptée Bylock
, les transactions financières
opérées par le biais de la banque Asya depuis 2014, la fréquentation
d’écoles privées appartenant au mouvement güleniste ou les aveux
passés par des membres de cette organisation. D’autres ont mentionné
le vol des questions d’examen et une solidarité commerciale entre
les membres du mouvement.
43. Les décrets-lois ont également réduit les droits de la défense:
jusqu’au 23 janvier 2017, les personnes placées en garde à vue pouvaient
ne pas voir un juge avant 30 jours; l’accès des détenus à un avocat
pouvait être restreint pendant une période pouvant atteindre cinq jours
et des restrictions pesaient également sur le droit de choisir un
avocat ou de s’entretenir de manière confidentielle avec lui. Nous
avons été informées que les avocats doivent affronter, en plus de
ces obstacles juridiques, une série de difficultés pratiques lorsqu’ils rendent
visite à leurs clients: restrictions des heures de visite ou obligation
d’obtenir un rendez-vous avec leur client. Même s’il est évident
que l’échelle des arrestations et des détentions a généré un surcroît
de travail pour la police et le système judiciaire dont la capacité
logistique est limitée, ces mesures ne devraient pas être appliquées
au prix d’une violation des droits les plus élémentaires de la défense
tel que l’accès à un avocat. Les organisations internationales de
défense des droits de l’homme signalent également que le prolongement des
gardes à vue sans accès à un juge ou un avocat accroît le risque
de torture et de mauvais traitements
. Des
préoccupations détaillées, en lien avec l’accès restreint aux avocats
en Turquie dans le cadre de l’état d’urgence, ont été listées dans
l’excellent rapport de l’Assemblée intitulé «Garantir l’accès des
détenus à un avocat»
.
44. Il ne fait aucun doute que ces restrictions aux droits de
la défense seront contestées devant les tribunaux nationaux (sans
que l’on sache à ce stade quelles seront les juridictions saisies),
ou devant la Cour européenne des droits de l’homme. Fin 2016, quelque
50 000 requêtes individuelles étaient pendantes devant la Cour constitutionnelle.
45. Les autorités turques ont promulgué le 23 janvier 2017, c’est-à-dire
le premier jour de la partie de session de l’Assemblée, quatre nouveaux
décrets-lois contenant deux dispositions importantes relatives aux garanties
procédurales: le droit d’un suspect en garde à vue d’avoir accès
à un avocat ne peut plus être restreint pendant une durée allant
jusqu’à cinq jours, et la durée maximum de la garde à vue a été
ramenée de 30 à 7 jours, même si le procureur peut la prolonger
de sept jours supplémentaires dans certaines circonstances spécifiques
.
46. Ces dispositions constituent indubitablement un pas dans la
bonne direction. Reste maintenant à la Cour européenne des droits
de l’homme, au cas où elle serait saisie d’affaires portant sur
cette question, de décider si le délai de sept jours est nécessaire
et proportionné dans le cadre de l’état d’urgence actuel.
3.2.3. Absence
de recours effectifs: création d’une commission administrative en
2017
47. Nous avons entendu le témoignage
de nombreuses personnes qui, après avoir été révoquées, ont éprouvé
un sentiment d’impuissance faute de pouvoir s’adresser à la justice.
En effet, les décisions prises sur la base d’un décret-loi ne peuvent
pas être contestées devant un tribunal et, de plus, la Cour européenne
des droits de l’homme estime pour l’instant ces requêtes irrecevables
dans la mesure où «[l]e fait que la Cour constitutionnelle ait rejeté
une révision des décrets-lois relatifs à l’état d’urgence
in abstracto (…) n’a pas exclu la
compétence de cette Cour de statuer sur des recours individuels
soumis par des personnes visées par ces décrets-lois»
.
En définitive aussi bien les individus révoqués sur la base d’un
décret-loi que les personnes morales liquidées par un tel décret
sont pris au piège d’un vide juridique.
48. Un groupe de travail, composé de hauts fonctionnaires du ministère
de la Justice et d’agents du Conseil de l’Europe, a été établi en
septembre 2016 pour examiner les problèmes qui pourraient éventuellement s’analyser
en une violation des dispositions de la Convention. Nous nous félicitons
de cette initiative et du dialogue en cours entre les autorités
turques et le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, et attendons
que cette initiative débouche sur des résultats concrets. La question
de l’absence de contrôle judiciaire a été soulevée dans ce contexte
et le Secrétaire Général a suggéré d’établir un organe ad hoc chargé
de trouver une solution juridique.
49. La Commission de Venise a également exprimé ses craintes sur
le sujet et recommandé que «si, pour des raisons pratiques, la réintroduction
d’un accès total à la justice pour les fonctionnaires s’avère impossible dans
les conditions actuelles, les autorités turques devraient envisager
d’autres mécanismes judiciaires garantissant le traitement individuel
des différentes affaires et permettant en définitive à tous les
intéressés «de se faire entendre par un tribunal», reprenant ainsi
à son compte la proposition formulée par le Secrétaire Général du
Conseil de l’Europe concernant la création d’un organe indépendant
ad hoc chargé d’examiner les cas individuels de révocation et dont
les décisions pourraient être ensuite soumises à un contrôle juridictionnel»
.
50. L’accès à des recours effectifs revêt une importance capitale:
il s’avère que les révocations de fonctionnaires n’étaient pas motivées
individuellement
.
Nous avons également été informées que les critères appliqués demeurent
imprécis et soumis à l’évaluation subjective des personnes compétentes.
Dans certains cas, le processus a été perçu comme une manière de
se débarrasser de collègues indésirables. Nous avons posé des questions
précises à toutes les personnes chargées d’identifier les gülenistes
dans leur service, de soumettre les noms à une commission et, ultérieurement,
de transmettre une liste à leurs ministères respectifs. Nous avons
attiré leur attention sur le fait que leur décision aurait des répercussions
dramatiques sur la vie des gens. Les personnes prenant part à ce
«processus de sélection» étaient toutes convaincues de l’existence
de recours pouvant être intentés en cas d’erreur. Nous avons compris
que, en pratique, le pourcentage des personnes réintégrées était
faible: depuis août 2016, leur chiffre n’atteignait même pas 400
alors que 96 000 fonctionnaires ont été révoqués.
51. Nous aurions aimé en apprendre davantage sur les recours effectifs
disponibles dans le cadre du système judiciaire turc. Malheureusement,
aucun progrès n’a été réalisé depuis la visite de la sous-commission présidée
par M. Jensen; nul ne sait encore avec certitude si «la Cour constitutionnelle
a le pouvoir de contrôler de manière approfondie la constitutionnalité
des décrets-lois pris dans le cadre de l’état d’urgence, notamment sur
la base de requêtes individuelles». Comme l’explique M. Jensen,
«le fait que la Cour constitutionnelle ait rejeté une révision des
décrets-lois relatifs à l’état d’urgence in
abstracto, suite aux requêtes déposées par des députés
de l’opposition (avant leur approbation par le parlement), n’a pas
exclu la compétence de cette Cour de statuer sur des recours individuels
soumis par des personnes visées par ces décrets-lois in concreto (avant ou après leur
approbation par le parlement), une compétence que la Commission
de Venise a reconnue à la Cour constitutionnelle». Il est superflu
de rappeler ici le rôle important joué par la Cour constitutionnelle
dans la sauvegarde des droits de l’homme en Turquie depuis que le
droit de requête individuelle devant cette juridiction au titre
de violation d’un droit individuel a été introduit.
52. Le 23 janvier 2017, les autorités turques ont promulgué le
décret-loi no 685 établissant une nouvelle instance
administrative («la Commission d’enquête sur les mesures de l’état
d’urgence») chargée de proposer un recours judiciaire effectif au
niveau national aux personnes contestant des mesures adoptées en
vertu d’un décret-loi. La commission sera compétente notamment pour
examiner les cas de révocation d’un fonctionnaire ou d’annulation
d’une bourse d’études; de fermeture d’un/d’une association, fondation,
syndicat, fédération, confédération, établissement de santé privé,
établissement d’enseignement privé, fondation d’enseignement supérieur,
station de radio ou chaîne de télévision privée, maison d’édition
ou société de distribution; ainsi que la rétrogradation de fonctionnaires
à la retraite.
53. En conséquence de quoi, les individus qui ont été démis en
vertu d’une décision administrative basée sur un décret-loi peuvent
former un recours auprès d’une juridiction ordinaire. Les individus
démis en vertu d’une annexe à un décret-loi peuvent s’adresser à
la Commission d’enquête sur les mesures de l’état d’urgence, dont
les décisions peuvent faire l’objet d’un recours juridictionnel,
et peuvent être contestées devant les juridictions compétentes
.
54. Nous avons été informées que la commission serait composée
de sept membres (fonctionnaires, juges et procureurs). Trois d’entre
eux seront nommés par le Premier ministre, un par le ministre de
la Justice, un par le ministre de l’Intérieur et deux par le Haut
conseil des juges et des procureurs. Elle pourra rendre des décisions
contraignantes telles que la réintégration d’un fonctionnaire révoqué.
À supposer qu’elle adopte une décision en faveur d’une institution
ayant été fermée, tous les effets de la fermeture seront considérés
comme nuls et non avenus.
55. Les décisions de la commission nationale feront l’objet d’un
contrôle judiciaire par les tribunaux administratifs compétents
et les décisions de ces derniers pourront elles-mêmes être contestées
devant la Cour constitutionnelle et, en dernier ressort, devant
la Cour européenne des droits de l’homme, à charge pour celle-ci
de déterminer si le recours proposé était effectif ou pas.
56. Les membres devaient être désignés dans un délai d’un mois
et entamer leur travail dans un délai de six mois. La commission
sera établie pour un mandat de deux ans, lequel pourra être prolongé
si nécessaire d’un an autant de fois que nécessaire. À ce jour cependant,
la commission n’a pas encore été établie.
57. L’établissement de la Commission d’enquête sur les mesures
de l’état d’urgence est une initiative dont il convient de se féliciter:
elle ouvre la voie à un contrôle judiciaire et met fin au vide juridictionnel
auquel étaient confrontées jusque-là les personnes révoquées. Nous
avons entendu des critiques émanant des partis d’opposition relatives
aux modalités de désignation des membres de la commission et d’aucuns
ont formulé de sérieux doutes quant à la capacité de cette instance
de traiter des milliers d’affaires dans un délai raisonnable. À
cet égard, nous partageons l’opinion exprimée par la commission
des questions politiques le 24 janvier 2017, à savoir que «ces mesures
semblent conformes aux recommandations du Secrétaire Général de
l'Organisation, qui ont été appuyées par la Sous-commission ad hoc,
et qu'elles pourraient être considérées comme des pas dans la bonne
direction,
sous réserve que les décisions
de la nouvelle commission administrative soient prises rapidement,
et de façon indépendante et transparente»
(les italiques
sont de nous). Nous notons également – à l’instar de la vice-présidente
de la Cour européenne des droits de l’homme et juge turque Işıl
Karakaş – que cette commission est un organe administratif et non
judiciaire
.
58. L’efficacité de la commission administrative nationale sera
cependant évaluée de près et nous ne doutons pas que le renforcement
de la coopération avec le Conseil de l’Europe sur les questions
contentieuses résiduelles permettra de corriger les conséquences
négatives de mesures manifestement incompatibles avec la Convention
européenne des droits de l’homme et la jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme. Faute d’être corrigées à temps,
ces irrégularités pourraient entraîner le dépôt de dizaines de milliers de
requêtes devant la Cour, qui a déjà enregistré une augmentation
considérable des requêtes provenant de la Turquie en 2016
:
16 000 requêtes ont déjà été enregistrées par la Cour qui, pour
l’instant, en a rejeté une partie en appelant leurs auteurs à épuiser
les voies de recours internes.
3.2.4. Allégations
de torture
59. Après le coup d’État avorté,
des allégations de torture et de mauvais traitements ont été formulées
par des organisations locales et internationales de défense des
droits de l’homme, comme Human Rights Association Turkey
et Amnesty International
.
Le parti d’opposition CHP
a recueilli 37 000 plaintes pour mauvais
traitements
. Il est pour le moins surprenant,
voire choquant, que Mehmet Metiner, député de l’AKP et président
de la sous-commission parlementaire des prisons, ait déclaré le
13 octobre 2016 que la sous-commission ne rendrait pas visite aux
personnes arrêtées pour appartenance à l’organisation FETÖ et s’abstiendrait
d’ouvrir la moindre enquête en cas de plainte pour torture et mauvais
traitements
.
60. Sur la base de ces allégations, le CPT a effectué une visite
ad hoc en Turquie du 29 août au 6 septembre 2016 afin d’examiner
le traitement et les conditions de détention des personnes détenues
en relation avec la tentative récente de coup d’État. Le rapport
a été soumis aux autorités en novembre 2016. Nous espérons et nous
attendons des autorités turques qu’elles autorisent la publication
rapide du rapport du CPT, conformément à une pratique largement
suivie jusqu’à là. Nous notons cependant que les trois derniers rapports
du Comité rédigés en 2015 et 2016 – n’ont pas encore été publiés.
61. La Commission de Venise a également attiré l’attention «sur
le fait évident que les mesures adoptées à la suite du coup d’État
(…) suppriment des garanties essentielles en matière de protection
des détenus contre les abus et, partant, accroissent le risque de
mauvais traitements et de torture». Elle a souligné à ce propos que
l’interdiction des traitements et des peines cruels, inhumains ou
dégradants constitue un droit individuel non susceptible de dérogation
en vertu à la fois de la CEDH et du Pacte international relatif
aux droits civils et politiques (PIDCP). Dans son avis, elle conclut
qu’«aucune situation d’urgence ne saurait justifier de tels abus»
.
62. Nous avons soulevé cette question devant les autorités, qui
ont cependant réfuté toute allégation de torture. Selon elles, chaque
allégation fait l’objet d’une enquête. Nous avons pris note de la
confirmation par les autorités de l’application d’une approche «tolérance
zéro» et qu’elles avaient pris récemment de nouvelles initiatives
. Pourtant,
les rapports crédibles produits par des ONG et l’accès restreint
des détenus à leur avocat, leur famille ou des délégations internationales
constituent une autre source de préoccupation. L’adoption de la
loi de 2016 sur la protection juridique des forces de sécurité participant
à la lutte contre les organisations terroristes – critiquée par
l’Assemblée dans sa
Résolution 2121
(2016) – est également une source d’inquiétude et pourrait
encourager le sentiment d’impunité des agents des autorités répressives menant
des opérations de sécurité. En effet, en cas d’allégations d’actes
répréhensibles, seul le ministre de la Justice pourra ordonner des
poursuites.
3.2.5. Confiscation
d’avoirs
63. Selon les décrets-lois, les
avoirs des personnes révoquées ou des entités liquidées sont saisis
et transférés au Fonds d’assurance et de garantie des dépôts (TMSF),
qui nomme des gérants et des administrateurs chargés de faire fonctionner
l’entreprise ou l’organisation. Au moment de notre visite, les avoirs de
800 entreprises avaient été transférés au TMSF pour une valeur comptable
brute de 30 milliards de livres turques (TRY) (soit environ 8 milliards
d’euros selon le cours en vigueur pendant notre visite) et un passif
de 5 milliards de TRY. Les entreprises saisies (et gérées) par le
TMSF emploient 20 000 personnes, dont 14 000 appartiennent à un
seul et même holding. Le président du TMSF a souligné que toutes
les mesures sont prises dans le strict respect de l’État de droit
et en tenant dûment compte des droits de propriété qui demeurent
intacts après le transfert. Lorsqu’une décision judiciaire est rendue
dans une affaire criminelle, les biens sont confisqués. Selon l’intéressé,
les entreprises ne sont pas vendues, à moins que leur passif excède
leur actif; dans ce cas précis, l’entreprise est liquidée et l’argent
transféré sur un compte bancaire en attendant le procès, de manière
à pouvoir être restitué in fine au
propriétaire de l’entreprise [à supposer que celui-ci soit reconnu innocent].
Nos interlocuteurs ont beaucoup insisté sur le respect de l’État
de droit et ont tenu à préciser que la vente des biens d’une entreprise
requiert l’autorisation de son propriétaire.
64. Le Fonds d’assurance et de garantie de dépôts avait également
été chargé de vendre ou de liquider la banque Asya – qui fait l’objet
de controverses parce qu’elle aurait pu avoir financé les activités
terroristes du mouvement güleniste – dans un délai d’un an. Deux
appels d’offres ont été organisés et se sont avérés infructueux,
ce qui a conduit le TMSF à liquider la banque. Les représentants
du Fonds ont souligné que l’argent serait restitué aux propriétaires.
65. Compte tenu du processus global de révocation, de l’absence
de recours effectif et des déficiences de la procédure juridique
actuelle, nombre de questions demeurent ouvertes en ce qui concerne
la gestion, la confiscation ou la liquidation des biens saisis,
ce qui a déjà donné lieu à des allégations de vente de biens à des
individus favorables au gouvernement. Ce contexte dominé par l’insécurité
juridique et la concurrence déloyale pourrait également avoir des
effets négatifs sur l’économie et les plans d’investissement.
66. Il convient également de garder à l’esprit les conclusions
de la Commission de Venise qui déplore «la permanentisation» des
mesures prises, y compris la confiscation des avoirs, en mentionnant
l’article 2.2 du décret-loi no 667 en
vertu duquel «aucune plainte ou revendication liée à une dette quelconque
autre que celles mentionnées au paragraphe 1 ne saurait, quelles
que soient les circonstances, être formulée contre le Trésor». Pour
la Commission de Venise, «cette formule pourrait indiquer que l’État,
lorsqu’il confisque les biens d’une entité liquidée, n’accepte pas
son passif. Une telle disposition pourrait injustement pénaliser
d’autres acteurs économiques qui entretenaient des relations contractuelles,
de travail ou autre avec l’entité liquidée sans pourtant participer
à ces prétendues activités illégales»
. Nous encourageons par conséquent les autorités
turques à clarifier la question et à veiller à modifier les décrets-lois
afin que tous les transferts de biens à l’État revêtent un caractère
temporaire ; seuls les transferts confirmés après la fin de l’état
d’urgence conformément à l’article 6.1 de la Convention européenne
des droits de l’homme pourront être considérés comme définitifs.
3.2.6. Impact
des purges massives sur les individus (« mort civile »)
67. L’application des décrets-lois
a eu de graves répercussions sur les individus soupçonnés, mais également
sur les membres de leur famille: l’annulation des passeports, la
confiscation de biens, l’expulsion des fonctionnaires de leur logement
relevant du domaine public sont autant de mesures allant dans ce
sens. Nous avons ressenti, à l’instar de la sous-commission de la
commission des questions politiques, que «ces décrets imposent des
sanctions ou des mesures affectant la vie de centaines de milliers
de personnes directement concernées, mais aussi de leurs familles,
d’une manière permanente, non limitée dans le temps à l’urgence
de la situation».
68. Pendant nos discussions, nos interlocuteurs ont expliqué qu’une
révocation équivaut à une interdiction permanente d’occuper un emploi
dans l’administration publique, mais également un emploi lié à la
fourniture de services publics ou un marché public. Des représentants
des syndicats d’enseignants ont expliqué que leurs collègues révoqués
ne peuvent plus travailler dans un établissement d’éducation même
privé. Trois mois après la révocation, les intéressés cessent de
bénéficier des prestations d’assurance maladie.
69. Nos interlocuteurs nous ont donné maints exemples d’enseignants
ayant été révoqués pour la seule raison qu’ils exerçaient des activités
syndicales ou bien pratiquaient la citoyenneté active. Cela était
considéré comme inacceptable, même aux yeux d’institutions réputées
proches du gouvernement.
70. En conséquence, des mesures censées cibler les conspirateurs
et les fonctionnaires ayant prétendument participé au coup d’État
ont automatiquement un impact sur les membres de leur famille, au mépris
du principe de la présomption d’innocence. Cela équivaut à une punition
collective et à une ingérence flagrante dans le droit à la vie privée,
au respect du domicile et à la liberté de mouvement des personnes proches
desdits fonctionnaires: une attitude qui, selon la Commission de
Venise, ne peut apparaître légitime qu’en présence de motifs particulièrement
impérieux
.
71. Nous sommes également préoccupées par l’effet à long terme
des mesures adoptées en réaction au coup d’État, lesquelles selon
les estimations du parti d’opposition CHP pourraient affecter jusqu’à
un million de personnes en comptant les familles des personnes révoquées,
poursuivies en justice et arrêtées. Certains de nos interlocuteurs
ont dénoncé la stigmatisation d’une partie importante de la société
ou son exclusion de la communauté nationale (en cas de déchéance
de nationalité): un contexte qui pourrait faire naître de nouveaux cercles
d’opposants extérieurs au système et favorables à une ingérence
étrangère.
72. Par conséquent, nous sommes fermement convaincues, comme le
Commissaire aux droits de l’homme que «les écarts par rapport aux
principes de l’État de droit et de respect des droits de l’homme
pourraient accélérer la punition du coupable. (…) Pourtant, une
telle approche laisserait des séquelles indélébiles et serait extrêmement
néfaste à long terme. Le meilleur antidote contre le terrorisme
est le respect des droits de l’homme et de l’État de droit, y compris
l’application d’une procédure régulière et l’adoption de décisions judiciaires
motivées et rationnelles. Dans le même esprit, la transparence est
la meilleure arme contre une organisation secrète généralement prompte
à exacerber et à exploiter le moindre sentiment d’injustice ou de victimisation
généré par des mesures hâtives»
. Une telle
perspective mérite réflexion et nous craignons que ces mesures,
équivalant à «une mort civile» pour les personnes concernées, aient
un effet dramatique et préjudiciable à long terme sur la société
turque qui devra trouver les moyens et les mécanismes adéquats pour surmonter
ce traumatisme et reconstruire une société inclusive.
3.2.7. Impact
des purges massives sur le fonctionnement des institutions démocratiques
(justice, forces de sécurité)
73. Nous avons eu l’occasion, pendant
notre visite, de discuter avec de nombreux agents publics dont les institutions
ont fait l’objet de révocations en masse. Par exemple, 12 des 400
employés du Fonds d’assurance et de garantie de dépôts avaient été
révoqués; dans l’administration municipale métropolitaine d’Istanbul, 800 employés
sur 7 000 (dont 100 ont été ultérieurement réintégrés) avaient été
révoqués, ainsi que 7 employés sur 57 dans l’agence de développement
régional d’Istanbul. L’impression s’est imposée à nous que chaque
administration publique était tenue de «fournir» son quota de gülenistes
infiltrés pour prouver sa loyauté à l’État: une pratique qui soulève
de nombreuses questions quant au processus dans son ensemble.
74. Nous avons également conclu sur la base d’informations reçues
qu’un quart des juges et des procureurs, un dixième des policiers
et 30 % du personnel du ministère des Affaires étrangères avaient
été révoqués. Ces chiffres sont extrêmement élevés et, malgré les
assurances données par les responsables que le fonctionnement des
institutions est revenu à la normale grâce à l’introduction de procédures
accélérées de recrutement, d’aucuns se posent des questions légitimes
sur la capacité des institutions étatiques particulièrement touchées
par les purges à travailler normalement. Ce problème affecte notamment
les forces armées et de sécurité à un moment où la Turquie est confrontée
à de multiples menaces terroristes et mène des opérations militaires
à la fois sur le territoire national et à l’étranger.
75. Dans le secteur de l’éducation, par exemple, les syndicats
signalent que les révocations et suspensions en masse d’enseignants
se sont traduites pendant un certain temps par un accès restreint
des élèves aux écoles. De nouveaux enseignants ont effectivement
été recrutés par l’administration sur une base contractuelle, mais
leurs compétences posent problème, de sorte que les élèves et les
étudiants ont du mal à préparer et à réussir leurs examens. La méfiance
croissante à l’égard des enseignants a en outre des effets négatifs
sur l’éducation dispensée.
76. Depuis la publication du décret-loi no 686
le 7 février 2017, 4 811 enseignants de 112 universités ont été révoqués
dans le cadre de l’état d’urgence
. Par ailleurs, plus de 33 000 fonctionnaires
du ministère de l’Éducation ont été également licenciés en vertu
d’un décret-loi selon les chiffres communiqués par le ministre de
l’Éducation, M. Yılmaz
.
77. L’Assemblée et l’ensemble du Conseil de l’Europe accordent
une attention particulière à la révocation des juges et des procureurs
. L’appareil judiciaire aurait été
l’une des institutions les plus «infiltrées» par le mouvement güleniste.
En vertu du décret-loi no 667, cette
tâche a été confiée aux juridictions suprêmes (Cour constitutionnelle,
Cour de cassation, Cour administrative suprême et Cour des comptes).
Les juges des juridictions inférieures quant à eux sont révoqués
sur décision du Haut conseil des juges et des procureurs (HSYK)
.
Il est de notoriété publique que des milliers de juges et de procureurs
ont été révoqués par cet organisme le lendemain du coup d’État avorté,
sur la base de listes préparées à l’avance.
78. Ces révocations collectives ont également eu des répercussions
sur le fonctionnement du système judiciaire et son indépendance.
La Commission de Venise a fait remarquer que «les juges représentent
une catégorie spéciale de fonctionnaires dont l’indépendance est
garantie aux niveaux constitutionnel et international (…) Par conséquent,
toute révocation au sein du système judiciaire ou des organes de
régulation de celui-ci comme le HCJP devrait faire l’objet d’un
examen particulièrement rigoureux, même en période de grave danger
public. Ces révocations non seulement affectent les droits individuels
des juges concernés, mais peuvent également affaiblir le système
judiciaire dans son ensemble. Enfin, elles risquent de provoquer
un “effet dissuasif” chez les autres juges qui pourraient alors
se montrer réticents à l’idée d’abroger des mesures adoptées en
vertu des décrets-lois d’urgence, de crainte de faire eux-mêmes
l’objet de mesures semblables. Par conséquent, ces mesures pourraient
avoir un effet néfaste sur l’indépendance du système judiciaire
et sur l’effectivité de la séparation des pouvoirs au sein de l’État.
Cette “dimension institutionnelle” des mesures frappant les juges
mérite donc une attention particulière
».
79. En conclusion, nous estimons que l’état d’urgence devrait
demeurer un régime d’exception. Huit mois après le coup d’État avorté,
alors que les procès des comploteurs sont en cours, l’état d’urgence
est toujours invoqué pour procéder à des purges massives qui, selon
nous, dépassent largement l’objectif raisonnable de punition des
personnes ayant tenté de renverser les institutions démocratiques.
Plus le temps passe, plus la nécessité du maintien d’un régime exceptionnel
de ce type soulève des questions. Comme la Commission de Venise
l’a fait remarquer à juste titre, «plus le régime se prolonge, plus
il est difficile de justifier le recours à un traitement exceptionnel
de la situation rendant impossible l’application des outils juridiques
ordinaires»
. Nous appelons par conséquent
les autorités turques à lever l’état d’urgence aussi rapidement
que possible afin de revenir à la normale et d’éviter les abus.
4. Liberté
des médias et liberté d’expression
80. L’Assemblée a traité la question
de la liberté des médias et de la liberté d’expression en Turquie
dans sa
Résolution 2121
(2016). À la lumière de l’Avis rendu en mars 2016 par la Commission
de Venise, elle a exhorté les autorités turques à réexaminer plusieurs
articles du Code pénal et de la loi sur la lutte contre le terrorisme
de façon à garantir que leur mise en œuvre et leur interprétation
soient compatibles avec la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme
. Malheureusement, aucune de ces demandes n’a
été suivie d’effet.
81. En juin 2016, les corapporteures de l’Assemblée avaient souligné
les nombreuses circonstances qui entravent la liberté des médias,
telles que la propriété des médias, l’effet dissuasif des mesures
prises, les enquêtes menées contre un groupe de médias critiques,
les saisies en cours de médias proches du mouvement güleniste, le
blocage de sites internet et de réseaux sociaux, etc. À l’époque,
d’éminents journalistes d’investigation tels que Can Dundar et Erdem
Gül faisaient déjà l’objet de poursuites pour divulgation de secrets
d’État après avoir diffusé des informations sur des armes envoyées
en Syrie par les services secrets turcs.
82. Dans ce contexte, les décrets-lois sur l’état d’urgence promulgués
depuis août 2016 ont accru la pression sur les médias, avec de nouvelles
vagues d’arrestations lancées au nom de la lutte contre le mouvement
«FETÖ/PYD» ou le PKK. Un nombre plus élevé que jamais de journalistes
et de professionnels des médias ont été placés en détention dans
le cadre de cette répression. Selon les chiffres dont nous disposons,
en l’absence d’informations officielles de la part des autorités,
plus de 150 journalistes et professionnels des médias ont été arrêtés
ou placés en détention; étant donné la diversité des milieux visés
et des motifs invoqués lors des arrestations, on peut penser qu’aujourd’hui,
tout journaliste, mais aussi tout chroniqueur, écrivain ou universitaire
faisant preuve d’un esprit indépendant, critique et insoumis court
le risque d’être arrêté. De nombreuses personnes ont ainsi été détenues
plus de cinq mois sans acte d’accusation. Nous mentionnerons ici
quelques exemples:
- Cumhuriyet, journal à grand tirage
et l’un des plus anciens quotidiens de Turquie (fondé en 1924),
a été visé le 31 octobre 2016: 13 journalistes dont le rédacteur
en chef Murat Sabuncu et des membres du conseil de direction de
la Fondation Cumhuriyet ont été arrêtés et accusés de «commettre
des crimes pour le compte de FETÖ et du Parti des travailleurs du
Kurdistan (PKK), sans en être membres», et de «chercher à dissimuler
la vérité par des manipulations et publier des articles dans le
but de rendre la Turquie ingouvernable». Neuf d’entre eux ont été
placés en détention provisoire le 3 novembre 2016; quatre ont été
libérés sous caution, avec interdiction de quitter le pays . Un mandat d’arrêt a été délivré à
l’encontre de l’ancien rédacteur-en-chef de Cumhuriyet,
Can Dündar, qui séjourne actuellement à l’étranger;
- la répression contre Cumhuriyet se
poursuit avec l’arrestation, fin décembre 2016, de l’éminent journaliste
d’investigation Ahmet Sik pour «soutien à FETÖ et au PKK»; cette
arrestation soulève de graves questions car, en 2011, Ahmet Sik
a passé 13 mois en détention provisoire (avec Nedim Sener) – suite
à la décision de juges réputés proches du mouvement güleniste, pour
avoir mené une enquête sur l’infiltration de l’État par le mouvement
güleniste. Ahmet Sik étant l’un des journalistes les mieux informés
sur le mouvement güleniste, et l’un des plus fermement critiques
à son égard, certains interlocuteurs voient dans son arrestation
pour «propagande en faveur de FETÖ» un tournant orwellien;
- 25 des 56 journalistes qui avaient exercé à tour de rôle
la fonction de rédacteur en chef du journal kurde Özgür Gündem dans le cadre de la
campagne «les rédacteurs en chef montent la garde», lancée pour
remplacer les rédacteurs qui avaient été arrêtés, font eux-mêmes
l’objet de poursuites. C’est notamment le cas d’Erol Önderoglu,
correspondant de Reporters sans frontières, qui a passé 10 jours en
détention provisoire en juin 2016; il risquait 11 ans de prison.
Le 14 février 2017, en l’absence de leurs avocats, trois des rédacteurs
en chef – Cengiz Baysoy, İmam Canpolat et Çilem Küçükkeleş – ont été
condamnés à un an et trois mois d’emprisonnement pour «apologie
d’un groupe terroriste». M. Küçükkeleş s’est vu en plus infliger
une amende de 6 000 livres turques (TRY) pour avoir été l’auteur de
«publications promouvant le terrorisme».
83. Malheureusement, cette liste est loin d’être exhaustive et
nous pourrions multiplier les exemples de journalistes poursuivis,
arrêtés et condamnés. Les journalistes que nous avons rencontrés
en Turquie ont en outre le sentiment que la justice n’est pas impartiale:
les journalistes et les chroniqueurs qui travaillent pour les médias
favorables au gouvernement peuvent s’exprimer librement, sans craindre
aucune poursuite, tandis que les journalistes critiques subissent
des attaques et sont traités comme des criminels. Ils sont de plus
en plus nombreux à craindre que, pour un tweet ou un simple article,
ils soient privés de leur carte de presse, de leur passeport ou
de leur citoyenneté, et jetés en prison.
84. De plus, des pressions économiques sont exercées sur les associations
de journalistes (l’une d’entre elles a récemment vu le loyer de
ses locaux multiplié par 10). La publicité est également utilisée
comme moyen de pression: le 6 octobre 2016, les médias ont indiqué
que «l’Institution de publicité pour la presse de Turquie, autorité
chargée de distribuer les publicités officielles aux journaux, a
annoncé qu’elle n’entretiendrait plus de rapports avec les publications
dont les propriétaires, les partenaires ou les responsables sont
visés par des accusations liées au terrorisme, ce qui a suscité
des critiques de l’opposition et d’une organisation du secteur. Les
journaux qui ne licencient pas dans les cinq jours les journalistes
visés par de telles accusations ne bénéficieront pas non plus des
publicités officielles, selon la réglementation publiée au Journal
officiel le 5 octobre 2016»
.
85. La situation des médias en Turquie a également été analysée
en détail par M. Volodymyr Ariev (Ukraine, PPE/DC) dans son rapport
intitulé «Attaques contre les journalistes et la liberté des médias
en Europe»
, qui a été débattu lors de la session
de janvier 2017. Une grande partie de ce rapport est consacrée à
la situation en Turquie, qui ne s’est pas améliorée depuis le rapport
antérieur, bien au contraire. Dans sa
Résolution 2141 (2017), l’Assemblée s’est dit «préoccupée par la situation
dramatique des médias et des journalistes en Turquie du fait des
décrets adoptés durant l’état d’urgence, en particulier la dissolution
et la saisie d’actifs de sociétés de médias, les arrestations d’écrivains,
de journalistes, de rédacteurs et de dirigeants d’entreprises de
médias, ainsi que des cas de dérives par rapport au Code de procédure
pénale, notamment l’accès à un avocat et le droit d’être informé
dans le plus court délai de la nature et des motifs d’inculpation»;
elle a appelé les autorités turques «à remettre en liberté tous
les journalistes détenus qui n’ont pas été inculpés pour participation
active à des actes de terrorisme», à améliorer la législation et
à réexaminer les dispositions des décrets-lois sur l’état d’urgence
relatifs à l’arrestation d’écrivains et de membres du personnel
des médias ainsi qu’à la saisie publique de sociétés de médias et
de leurs biens.
86. Tout porte à croire que nous assistons aujourd’hui à l’arrestation
systématique de journalistes, de chroniqueurs réputés et d’universitaires
perçus comme représentant une menace pour l’État. Parallèlement s’installe
un climat hostile: les représentants gouvernementaux dénoncent de
façon répétée les «prétendus» journalistes agissant «sous couvert
de journalisme», et une «campagne médiatique orchestrée par l’Occident» afin
de justifier l’arrestation de journalistes basés, selon eux, sur
des motifs sans rapport avec leur activité journalistique ou avec
les opinions qu’ils ont exprimées. Nous ne pouvons partager cette
façon de voir qui est contraire à notre analyse, et contraire aux
principes fondamentaux du journalisme et de la liberté des médias tels
qu’ils sont définis par le Conseil de l’Europe.
87. Le cas d’Aslı Erdoğan est tout à fait symptomatique. Cette
romancière, qui a effectué des recherches sur les Arméniens et les
Kurdes, était membre du conseil éditorial du journal kurde Özgür Gündem. N’étant ni journaliste
ni propriétaire du journal, Aslı Erdoğan n’a aucun lien organique
avec lui, mais elle fait néanmoins partie des personnes arrêtées
le 19 août 2016, quelques jours après la fermeture «temporaire»
du journal par décision judiciaire du 16 août 2016 accusant Özgür
Gündem de publier de la «propagande terroriste» et de soutenir le
PKK. Son inculpation au titre de l’article 302 du Code pénal (Atteinte
à l’unité et à l’intégrité de l’État) a été pour elle un choc immense;
elle encourt une peine de réclusion à perpétuité. Elle a passé quatre
mois et demi en prison avant d’être remise en liberté sous contrôle
judiciaire le 29 décembre 2016. Alors que sa santé est fragile et
qu’elle doit prendre des médicaments, elle a été privée d’eau pendant
48 heures (ce qui a été démenti par le ministère de la Justice),
placée à l’isolement dans une cellule froide, avec un accès limité
au monde extérieur (un appel téléphonique toutes les deux semaines).
Grâce aux pressions exercées par la communauté internationale, elle
a pu voir un avocat après deux jours (au lieu de cinq comme le réclamait
le procureur), a été emmenée à l’hôpital lorsque cela était nécessaire,
et n’a pas subi de torture en tant que telle. Néanmoins, nous voyons
dans l’arrestation d’Aslı Erdoğan, une «Turque blanche» qui mène
des recherches sur les Kurdes et d’autres minorités mais n’est en
aucun cas une militante politique, un signal clair à l’effet dissuasif:
aujourd’hui, personne n’est à l’abri d’une arrestation et d’un emprisonnement.
88. Nous avons également observé que la répression exercée contre
les médias touche aussi de nombreuses voix critiques, mettant gravement
en péril la liberté d’expression. Nous avons rencontré plusieurs représentants
d’ONG de défense des droits de l’homme, de médias et de syndicats,
qui disent subir une très forte pression et être épuisés de se battre
quotidiennement pour exercer leurs libertés fondamentales. Les attaques
contre la liberté de la presse ont également été recensées par plusieurs
organisations internationales renommées de protection des droits
de l’homme
. Malheureusement, la situation
continue de s’aggraver: les défenseurs des droits de l’homme éprouvent
un sentiment croissant d’insécurité, d’incertitude juridique et d’arbitraire,
et craignent de pouvoir être à tout moment poursuivis, arrêtés et
placés en détention.
89. Nos conclusions et nos préoccupations ont été confirmées par
le Commissaire aux droits de l’homme, Nils Muižnieks, dans son mémorandum
de visite intitulé «Des mesures urgentes sont nécessaires pour rétablir la
liberté d’expression en Turquie» tel qu’il a été publié le 15 février
2017
. Le Commissaire a consacré beaucoup
de travail à la situation en Turquie pendant son mandat et décrit
une description alarmante marquée par l’aggravation de la situation
de la presse tant sous l’angle du pluralisme et de l’indépendance
des organes que de la sûreté et de la sécurité des journalistes.
Il a noté que la détérioration de la liberté d’expression et de la
presse – encore plus sensible depuis la déclaration de l’état d’urgence –
«s’accompagne d’une érosion de l’indépendance et de l’impartialité
du système judiciaire turc» qui débouche sur des pratiques «de harcèlement judiciaire
pour faire taire l’opposition et les critiques légitimes». Le commissaire
dénonce le rôle des procureurs et des juges de paix statuant en
matière pénale dans ce processus. La commission de suivi a déjà
fait part de ses préoccupations concernant cette institution nouvellement
créée et demandé son avis sur la question à la Commission de Venise,
lequel a été adopté en mars 2017
.
90. Dans ses remarques finales, le Commissaire souligne que «la
Turquie s’est engagée dans une voie très dangereuse. La contestation
légitime et la critique de la politique gouvernementale sont vilipendées
et réprimées, ce qui réduit l’espace du débat public et démocratique
(y compris au sein du parlement) et polarise la société. L’expérience
a révélé à de nombreuses reprises que c’est précisément dans ces
situations que la haine et la violence, de même que les organisations
terroristes, prospèrent» (traduction non officielle)
.
91. Pour le Commissaire Muižnieks, «le prolongement de l’état
d’urgence confère des pouvoirs discrétionnaires pratiquement illimités
à l’exécutif turc et lui permet d’appliquer des mesures radicales,
y compris à l’encontre des médias et des ONG, sans avoir à produire
de preuves ni à attendre de décision judiciaire, sur la seule base
d’allégations d’accointances avec une organisation terroriste»
. Le Commissaire a par conséquent
appelé instamment les autorités turques à prendre des mesures urgentes
pour restaurer la liberté d’expression en Turquie: une position
que nous partageons pleinement.
92. Nous attendons que la Commission de Venise rende un avis sur
les effets des mesures d’urgence sur la liberté des médias. À ce
stade, M. Jensen a noté que les récents décrets comportent également
des mesures concernant l’utilisation des réseaux sociaux (ces mesures
obligent les fournisseurs d’accès à internet à communiquer à la
police des informations personnelles sur leurs abonnés, sans décision
de justice). Compte tenu des milliers de poursuites judiciaires
et d’arrestations pour insulte et propagande sur les réseaux sociaux, cette
mesure vise clairement à accentuer la persécution et la répression
contre toutes les voix critiques et d’opposition sur les réseaux.
Nous craignons que la Turquie ne remplisse plus ses obligations
à l’égard du Conseil de l’Europe en matière de liberté des médias
et de liberté d’expression, et nous regrettons que les demandes
répétées de l’Assemblée, du Commissaire aux droits de l’homme ou
de la Commission de Venise aux autorités turques en vue d’améliorer
la législation soient demeurées, dans la plupart des cas, sans effet.
5. Réforme constitutionnelle
5.1. Fonctionnement des institutions démocratiques
depuis juin 2016: situation actuelle
93. En juin 2016, dans sa
Résolution 2121 (2016), l’Assemblée a fait part de sa préoccupation après la
levée de l’immunité de 154 parlementaires en mai 2016. Au total,
810 actions pénales ont été intentées contre des parlementaires
de tous les partis politiques. Cependant, si ces affaires ne concernent
que 9 % des députés de l’AKP, 23 % de ceux du MHP et 38 % de ceux
du CHP, elles touchent 93 % des députés du HDP (55 membres sur 59),
y compris les quatre membres du HDP de la délégation turque auprès
de notre Assemblée. Dans son avis des 14 et 15 octobre 2016, la
Commission de Venise a décrit la levée de l’immunité (l’inviolabilité)
desdits parlementaires comme une mesure ad hoc, ponctuelle et
ad hominem violant la procédure
d’amendement de la Constitution et, par conséquent, contraire aux
normes du Conseil de l’Europe et ajouté que «l’inviolabilité des
membres du parlement concernés devrait être restituée»
.
94. Depuis lors, 12 parlementaires du HDP, y compris ses co-présidents,
M. Demirtaş et Mme Yüksekdağ, sont en
détention provisoire pour des dizaines d’accusations, dont certaines
liées au terrorisme. Les 4 et 7 novembre 2016, 13 parlementaires
du HDP, dont ses deux co-présidents, ont été arrêtés pour avoir
refusé de se présenter à des convocations de procureurs en vue d’être
interrogés dans le cadre de procédures pénales engagées à leur encontre.
Trois d’entre eux ont été libérés par la suite. Deux autres parlementaires du
parti HDP ont été arrêtés le 12 décembre à la suite de l’attentat
terroriste d’Istanbul du 10 décembre, y compris le vice‑président
du HDP. La parlementaire Leyla Birlik a été remise en liberté le
4 janvier 2017. Les députés Idris Baluken et Ferhat Encü ont été
relâchés respectivement le 30 janvier et le 16 février 2017, tandis que
le député Meral Danış Beştaş et le porte-parole du HDP (le député
Ayhan Bilgen) ont été arrêtés le 31 janvier. Plusieurs autres députés
du HDP, y compris Leyla Zana, ont été arrêtés en vue de déposer
comme témoins avant d’être relâchés sous contrôle judiciaire. Des
centaines de membres du parti ont également été arrêtés.
95. Pour la commission de suivi, les arrestations de parlementaires
«compromet[tent] la liberté d’expression des députés garantie par
la Convention européenne des droits de l’homme. La commission renvoie
également au
dernier
avis adopté par la Commission de Venise, qui a critiqué le calendrier et les rationae de cette procédure»
.
96. Nous avons appris avec consternation que le parquet général
avait requis respectivement 142 années et 83 années d’emprisonnement
pour les coprésidents du HDP, Selahattin Demirtaş et Figen Yuksekdag. Parallèlement,
la parlementaire du HDP Nursel Aydoğan a été condamnée à 4 ans,
8 mois et 7 jours d’emprisonnement pour «crimes commis au nom d’une
organisation terroriste et diffusion de propagande» et «violation
de la loi 2911» (qui régit les mouvements de protestation et les
manifestations)
. En outre, la coprésidente
du HDP, Mme Yuksedag, a perdu son mandat
parlementaire le 21 février 2017, soit trois mois après la confirmation,
en novembre 2016, par la Cour suprême de cassation, de sa condamnation
en 2013. C'est une autre source de préoccupation.
97. Le 20 janvier 2017, M. Demirtas a obtenu son premier acquittement
dans une affaire de terrorisme. Cependant, 102 procédures de référé
à son encontre étaient encore pendantes, y compris pour des accusations
de «gestion d’une organisation terroriste», «incitation à la violence
et à la haine» et «éloge de la criminalité et des criminels».
98. Les développements concernant le parti HDP, qui a recueilli
5 millions de voix en 2015 et franchi le seuil de 10% en juin et
novembre 2015, ostraciseront encore plus le parti; après avoir été
évincés des débats concernant la future Constitution, les membres
du parti HDP sont ouvertement et collectivement assimilés à des
«membres du PKK» ou à des «membres du TAK». Avec un cinquième de
ses membres en prison – dont ses deux coprésidents sans aucun accès
aux membres de leur parti – et des centaines de collaborateurs et de
représentants de collectivités locales en état d’arrestation, le
parti est, en pratique, rendu inopérant.
99. Le 20 février 2017, le HDP a soumis une requête à la Cour
européenne des droits de l’homme pour protester contre la violation
de la liberté d’expression et de la sécurité de ses parlementaires
en détention.
100. Au niveau local, la situation concernant les élus s’est également
dégradée: au 31 janvier 2017, 81 co‑maires
du parti de la paix et de
la démocratie (BDP, parti frère du HDP) étaient en état d’arrestation (Ahmet
Türk, co-maire de Mardin, a été relâché par la suite le 3 février
2017). Des «administrateurs» ont été nommés pour 65 des 103 municipalités
remportées par le BDP aux dernières élections locales, le 30 mars 2014.
Le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe
suit la situation: le 13 février 2017, sa commission de suivi a
souligné que «l’arrestation et la révocation d’un grand nombre d’élus
locaux qui risquent de porter gravement atteinte à la démocratie
pluraliste au niveau local en Turquie, et affaiblissent considérablement
les partis politiques et la société civile» et que «les détentions
de maires élus et leur remplacement par des “maires nommés par les
autorités centrales” dans plus de cinquante villes du sud-est de
la Turquie ont eu pour effet d’interrompre l’exercice pratique de
la démocratie locale dans cette région: la plupart des conseils
municipaux de ces villes ont cessé leurs activités et près de six
millions de citoyens turcs sont privés de représentation politique
au niveau local. Cette situation constitue une violation de l’article 7, paragraphe 1,
de la Charte (libre exercice du mandat d’élu local)»
. Le Congrès a adopté une résolution
et une recommandation
sur cette question le 29 mars
2017, sur lesquelles nous reviendrons dans l’addendum à notre rapport
.
101. Malheureusement, ni la sous-commission ad hoc de la commission
des questions politiques ni le Comité des Présidents de l’Assemblée
n’ont pu avoir accès aux parlementaires emprisonnés. Même la délégation
des corapporteures de la commission de suivi de l’Assemblée qui,
dans le passé, avait eu accès à des détenus, s’est vu refuser une
visite. Nous ne voyons absolument pas pourquoi, malgré les explications
fournies par les autorités selon lesquelles il s’agissait de nous
protéger contre des événements imprévisibles qui pourraient se produire
en prison. Par conséquent, nous maintenons notre demande visant
à ce que les rapporteures, et d’autres délégations de l’Assemblée,
puissent aller rendre visite aux parlementaires détenus. Nous espérons ainsi
en effet que les autorités veilleront effectivement à ce que «tous
les lieux où des personnes sont privées de liberté [soient] ouverts
aux visites périodiques et aux mécanismes nationaux et internationaux
ad hoc autorisés par la loi»
.
5.2. Adoption d’amendements constitutionnels
par le parlement
102. La révision de la Constitution,
qui constitue l’un des 12 points du dialogue postsuivi, est en discussion depuis
de nombreuses années. Il y avait déjà eu une tentative de rédaction
d’une nouvelle constitution, civile, en 2011-2013, lorsqu’une commission
de conciliation multipartite était parvenue à un accord concernant
60 articles, au terme d’une large consultation publique organisée
dans le pays. Ces travaux ont toutefois pris fin quand le parti
AKP n’avait pas réussi à faire inscrire à l’ordre du jour sa proposition
d’instauration d’un régime présidentiel, en raison de l’opposition
des trois autres formations politiques.
103. La tentative de coup d’État, qui a permis un moment d’unité
nationale entre les partis politiques (à l’exception du HDP, qui
n’a pas été invité au rassemblement de Yenikapi), a fourni l’occasion
de relancer les discussions concernant la révision de la Constitution.
À la suite d’un accord conclu par le parti AKP et le parti nationaliste
MHP, un ensemble de 21 amendements constitutionnels instaurant un
passage à un système présidentiel a été soumis au Parlement turc
le 10 décembre 2016. Ce paquet n’incluait toutefois pas les articles qui
avaient recueilli l’accord de la Commission de conciliation, et
n’a pas été soumis à consultation publique. Les projets d’amendements
constitutionnels étaient soutenus par le parti AKP (316 sièges)
et les dirigeants du MHP (39 sièges), mais il se heurtait à une
vive opposition du CHP (133 sièges) et du HDP (59 sièges, dont ceux
de 11 parlementaires en détention). Or il fallait, pour mémoire,
au moins 330 voix pour adopter le projet de réforme constitutionnelle
à soumettre à référendum, ou 367 voix pour adopter la Constitution
directement.
104. À titre de déclaration préliminaire, nous tenons à souligner
que la position des corapporteures est très claire en ce qui concerne
la réforme constitutionnelle: c’est au peuple turc qu’il appartient
de décider de son système politique. Cependant, eu égard à notre
mandat de rapporteures, il nous incombe de nous assurer que le projet
de Constitution soit conforme aux normes et aux principes du Conseil
de l’Europe. C’est pourquoi la commission de suivi a demandé le
14 décembre 2016 à la Commission de Venise d’élaborer un avis sur
les amendements constitutionnels. L’avis adopté par la Commission
de Venise les 10-11 mars 2017 est reflété dans l’addendum à ce rapport
.
105. Dans l’attente de cet avis, nous avons eu la possibilité d’examiner
le projet d’amendements constitutionnels qui, de notre point de
vue, suscite de graves préoccupations concernant la séparation des pouvoirs
et l’indépendance de la justice. Par exemple, il est frappant de
voir que les membres du Haut conseil des juges et des procureurs
(HSYK) vont maintenant être nommés par le parlement (9 membres)
et par le Président (4 membres), tandis que le ministre de la Justice
et le secrétaire d’État à la Justice en resteront membres. Cela
constitue un net recul par rapport à la réforme instaurée par référendum
en 2010, qui avait permis à la majorité des membres du HSYK d’être
nommés par leurs pairs, conformément aux recommandations du Conseil
de l’Europe. Nous n’arrivons donc pas à comprendre comment les nouveaux amendements
constitutionnels «renforceraient véritablement la séparation des
pouvoirs», «empêcheraient des crises politiques potentielles», permettraient
de «prendre des décisions rapidement et efficacement» ou «protégeraient
la structure pluraliste du Haut conseil des juges et des procureurs
(HSYK)»
, ainsi que l’ont déclaré de hauts
responsables politiques ces dernières semaines.
106. Nous étions présentes à Ankara lors du premier tour de scrutin,
et nous avons rencontré la délégation de la Turquie auprès de l’Assemblée
ainsi que les groupes politiques de l’AKP, du CHP et du HDP (le
MHP avait décliné notre invitation à nous rencontrer). Les discussions
au parlement étaient tendues et polarisées. Deux bagarres ont éclaté
pendant l’adoption des amendements. L’opposition contestait les
procédures de vote, dénonçant l’absence de vote à bulletin secret.
Nous avons pourtant insisté auprès du vice-président du parlement
sur la nécessité de garantir le secret du vote, conformément à la
Constitution turque, surtout dans un contexte où les parlementaires
sont sous pression (de leurs pairs) et où chaque voix est cruciale
pour l’issue du débat.
107. Nous avons aussi fait part de notre préoccupation concernant,
d’une part, l’absence de concertation pour l’élaboration de ce train
de réformes constitutionnelles cette fois-ci et, d’autre part, les
informations limitées communiquées à la population lors de ces débats.
On nous a expliqué que le Parlement turc avait accès à des créneaux
sur les chaînes publiques le mardi, le mercredi et le jeudi, tandis
que les débats sont diffusés sur la chaîne de télévision par internet
du parlement. Cela a incité de nombreux parlementaires à créer leurs
propres canaux de diffusion (à l’aide de leurs téléphones portables).
108. On nous a dit que les parlementaires qui enfreignaient ouvertement
les règles avaient été «mis en garde» mais que l’objectif était
d’adopter les amendements «le plus tôt possible». Il nous a paru
regrettable que ces amendements, qui visent à transformer le système
politique de la Turquie pour passer d’un système actuellement parlementaire
à un système présidentiel, aient été adoptés selon des procédures
marquées par la précipitation.
109. Le 15 janvier 2017, le parlement a adopté en première lecture
à une large majorité (plus de 340 voix, alors que 330 seulement
étaient nécessaires) tous les 18 amendements constitutionnels qui
lui avaient été soumis. Le 21 janvier 2016, il les a adoptés en
seconde lecture, avec 339 voix, permettant ainsi l’organisation d’un
référendum constitutionnel le 16 avril 2017.
110. Le vote au parlement a polarisé davantage encore les partis
politiques. Une manifestation organisée devant le parlement par
l’Ordre des avocats turcs s’est achevée par l’utilisation de pulvérisateurs
de gaz au poivre et de canons à eau par les forces de police. Plus
tard le même jour, le gouverneur d’Ankara a adopté un arrêté interdisant
pendant 30 jours les manifestations à Ankara.
5.3. Préparation du référendum constitutionnel
du 16 avril 2017
111. Durant notre visite en janvier
2017, nous avons fait part de nos doutes concernant la tenue d’un référendum
constitutionnel pendant l’état d’urgence car cela posera de graves
problèmes: la situation de la liberté des médias est alarmante et
des droits fondamentaux, tels que la liberté de réunion, risquent
fort d’être restreints. On peut sérieusement se demander si les
partis politiques seront en mesure de faire campagne pendant l’état
d’urgence en bénéficiant de l’égalité des chances. Cela ne peut
pas être propice à une participation sur un pied d’égalité et à
une campagne électorale équitable.
112. Le 21 janvier 2017, la Grande Assemblée nationale de Turquie
a adopté par 339 voix les 18 modifications à la Constitution, préparant
ainsi la voie à un référendum constitutionnel. À supposer qu’elles soient
approuvées dans le cadre de cette consultation, ces modifications
provoqueraient un profond changement dans le système politique turc
qui s’éloignerait du modèle parlementaire pour se rapprocher du modèle
présidentiel.
113. Dans sa déclaration du 26 janvier 2017, la commission de suivi
a souligné que le peuple turc est souverain pour décider de son
avenir politique et que son choix méritera d’être intégralement
respecté. Elle a cependant émis également de sérieux doutes quant
à l’opportunité d’organiser un référendum dans le cadre de l’état
d’urgence alors que des opérations de sécurité sont en cours dans
le sud-est et noté avec préoccupation que la procédure d’adoption
au parlement a été rapide (six semaines au total) et marquée par d’intenses
débats, une violation du secret du vote, une retransmission partielle
des débats parlementaires à la télévision et l’absence de consultation
publique sur les changements proposés.
114. La commission a également fait part de ses vives préoccupations
concernant la question de savoir si la Constitution révisée – qui
conférera de vastes pouvoirs au Président de la République – garantira
la séparation des pouvoirs, l’existence de garde-fous et l’indépendance
de l’appareil judiciaire, qui sont des préalables indispensables
dans les sociétés démocratiques. Elle a relevé que cette division
constitutionnelle priverait également le parlement de la majeure
partie de son rôle fondamental dans l’élaboration des lois et la supervision
de l’exécutif.
115. La commission a aussi exposé ses craintes concernant l’accès
à des informations complètes et l’accès équitable aux médias par
toutes les forces politiques pendant la campagne référendaire, dans
un climat de suspicion et de crainte inhérent à la mise en œuvre
de l’état d’urgence, à l’absence de liberté de la presse, à la détention
de journalistes et à l’affaiblissement du Parti démocratique des
Peuples (HDP) consécutive à l’incarcération de 12 de ses députés
et à des centaines de ses permanents. Ces mesures ont eu un effet dissuasif
et ont considérablement restreint le débat démocratique dans le
contexte du référendum constitutionnel.
116. Compte tenu de ces circonstances, la commission de suivi a
instamment prié les autorités turques de veiller à ce que l’organisation
et le déroulement du référendum se conforment aux lignes directrices
pertinentes du Conseil de l’Europe et de la Commission de Venise
, ainsi qu’aux principes énoncés dans
la Convention européenne des droits de l’homme. Elle craignait que
la légitimité globale du processus – et de la nouvelle Constitution
elle-même – soit remise en question au cas où les autorités ne seraient
pas capables de résoudre les problèmes susmentionnés.
117. En ce qui concerne le contenu des modifications de la Constitution
soumise au référendum, la commission de suivi a demandé à la Commission
de Venise de préparer un avis de manière à répondre à ces questions
fondamentales. Les conclusions énoncées dans ledit avis, adopté
les 10 et 11 mars 2017, ont été résumées dans un addendum au présent
rapport
.
118. La commission de suivi espère également que l’Assemblée parlementaire
et d’autres partenaires internationaux seront invités à observer
le référendum et que des ONG nationales seront accréditées comme observateurs,
conformément à une demande déjà émise en ce sens par l’Assemblée.
Le 26 janvier 2017, le Bureau de l’Assemblée a décidé d’établir
une commission ad hoc de 30 membres chargée d’observer le déroulement
du référendum.
119. Le 10 février 2017, le président Erdoğan a signé les modifications
à la Constitution, préparant ainsi la voie à l’organisation d’un
référendum. La Commission électorale suprême a annoncé le 13 février
que le référendum se tiendrait le 16 avril 2017 pour les 55 millions
d’électeurs votant dans le pays et les 3 millions votant à l’étranger,
lesquels pourront exercer leur droit de vote depuis 57 pays.
120. Le décret-loi no 687 avait été
promulgué un jour plus tôt. Il prive la Commission électorale suprême
du pouvoir de sanctionner les stations de radio et les chaînes de
télévision privées diffusant des émissions partisanes ou de la propagande
partiale en période électorale. Ceci soulève des doutes quant à
la capacité des autorités à se conformer à leur obligation de garantie
d’un accès libre aux médias à la fois pour les partisans du «oui»
et du «non», conformément aux lignes directrices de la Commission
de Venise. La teneur de cet instrument renforce nos craintes concernant
la possibilité pour toutes les parties de se faire entendre sur
un pied d’égalité. Nous estimons également inacceptable le recours
par les autorités à une rhétorique simplifiée et polarisée consistant
à qualifier les personnes hostiles à l’organisation du référendum
de «terroristes» ou de «traîtres». Un tel comportement n’est pas
digne d’une démocratie et la Turquie devrait s’inspirer des bonnes
pratiques en matière référendaire, telles qu’elles ont été appliquées
lors de la consultation relative à l’indépendance de l’Écosse.
6. Situation dans le sud-est de la Turquie
121. Dans le prolongement du rapport
précédent sur le fonctionnement des institutions démocratiques en Turquie,
nous suivons la situation dans le sud-est de la Turquie, où des
couvre-feux temporaires continuent d’être imposés pour la conduite
d’opérations de sécurité.
122. Le 7 décembre 2016, le Commissaire aux droits de l’homme a
rendu public un mémorandum détaillé sur les conséquences pour les
droits de l’homme des opérations antiterroristes menées dans le
sud-est de la Turquie
. Selon lui, ces mesures
ne sont ni légales, dans la mesure où elles ne sont pas suffisamment prévisibles
et encadrées par la loi, ni proportionnées au but légitime poursuivi
par la Turquie. La réponse apportée par les autorités turques depuis
août 2015, qui se traduit par la déclaration de couvre-feux de durée indéterminée
en vigueur 24 heures sur 24, a entraîné un certain nombre de violations
très graves des droits de l’homme, par le simple fait d’avoir été
imposée aux populations locales concernées. Le Commissaire a donc exhorté
les autorités turques, avec la plus grande fermeté, à mettre immédiatement
fin à cette pratique. À l’avenir, il s’agira de trouver un meilleur
compromis, dans toutes les mesures mises en œuvre dans la région, entre
l’obligation de lutter contre le terrorisme et les droits de l’homme
de la population civile, en conférant bien davantage de poids à
ces derniers.
123. En juin 2016, l’Assemblée avait souligné la nécessité de permettre
les rapports sur les violations des droits de l’homme dans le sud-est
de la Turquie. Nous avons été choquées d’apprendre que quatre organisations
de défense des droits de l’homme de premier plan, qui avaient publié
un rapport sur la situation à Cizre à la suite des opérations de
sécurité menées en août 2015, faisaient l’objet de poursuites et
étaient accusées en vertu de l’article 301 du Code pénal. Nous notons
que le Commissaire lui-même évoque de «nombreuses» allégations de
violations des droits de l’homme commises par des membres des forces
de sécurité – allégations qui lui semblent extrêmement graves et
régulières, et crédibles pour bon nombre d’entre elles.
124. Malgré l’appel lancé par l’Assemblée en juin 2016
, le parlement turc a adopté, le
23 juin 2016, la loi sur la protection juridique des forces de sécurité
(y compris les gardes de village et les gardes volontaires) participant
aux opérations de lutte contre des organisations terroristes, ce
qui, selon nous, pourrait renforcer l’impunité des forces de sécurité
impliquées dans des «activités anti-terroristes». Voilà qui soulève d’importantes
questions en cette période où le pays est soumis à l’état d’urgence,
et prompt à engager des poursuites pour acte de terrorisme. Le Commissaire
aux droits de l’homme regrette, à cet égard, que l’une des premières
mesures prises en lien avec la tentative de coup d’État du 15 juillet
2016 ait été l’octroi de l’immunité administrative, juridique et
pénale à des agents publics appliquant des décrets d’urgence, rappelant
que l’impunité a eu une influence néfaste au cours de l’histoire
récente de la Turquie
.
125. Ces mesures ne font que renforcer notre préoccupation concernant
la lutte contre la torture et les mauvais traitements. Le Commissaire
a ajouté que tout indique que les autorités n’ont pas pris suffisamment au
sérieux les allégations de violations des droits de l'homme, ni
ouvert d’office des enquêtes judiciaires effectives sur les décès
qui se sont produits lors des opérations antiterroristes d’une manière
qui aurait pu permettre de faire la lumière sur les événements.
Ainsi, la Turquie est loin d’avoir respecté ses obligations internationales
dans ce domaine. «Vu le temps écoulé depuis certaines opérations,
(…) il semble très improbable que de futures investigations puissent
satisfaire pleinement aux critères d’une enquête effective.» Malheureusement,
les autorités turques devront donc composer avec le fait que la
Turquie sera présumée avoir commis de nombreuses violations graves
des droits de l’homme, notamment le droit à la vie, au cours de la
période concernée.
126. Par ailleurs, la question de l’indemnisation n’a pas été traitée
de manière satisfaisante. Le Commissaire est d’avis que le cadre
d’indemnisation existant est clairement insuffisant à bien des égards
et que l’expropriation de la population locale dans certaines villes
touchées par les opérations s’apparenterait à une double peine pour
les personnes concernées; cette mesure ne saurait être considérée
comme une forme de réparation.
127. Récemment, des inquiétudes se sont fait jour à propos de la
situation du village de Kuruköy (Nusaybin), après que le couvre-feu
a été déclaré dans neuf villages des districts de Mardin le 11 février
2017. Des allégations ont fait état de trois personnes tuées et
39 autres détenues et torturées à Kuruköy. Ces allégations n'ont
pu être confirmées ni examinées, une délégation du parti HDP n'ayant
pas été autorisée à pénétrer dans le village, resté au secret pendant
10 jours
.
128. Par ailleurs, nous notons également que la Cour européenne
des droits de l’homme a décidé, le 15 décembre 2016, de communiquer
au Gouvernement turc divers griefs ayant été formulés dans les 34 requêtes
relatives aux mesures de couvre-feu prises en Turquie depuis août 2015,
lui demandant de présenter ses observations à ce sujet. Ces affaires
font l’objet d’un traitement prioritaire
. Nous continuerons de suivre la situation
dans le sud-est.
7. Conclusions
129. Nous déduisons des conclusions
récentes formulées par les mécanismes de suivi du Conseil de l’Europe,
de l’évaluation par la sous-commission ad hoc de la commission des
questions politiques et de nos propres constatations que les purges
massives opérées après le coup d’État avorté constituaient la continuation
et l’accentuation d’un processus déjà en cours. Même s’il est parfaitement
légitime de déclarer l’état d’urgence après un coup d’État militaire
avorté ayant fait 248 morts et 2 000 blessés, le gouvernement a interprété
ses pouvoirs extraordinaires de manière trop large et adopté des
mesures allant au-delà de ce que permet la Constitution turque et
le droit international, ce qui a eu pour effet de réduire encore
plus au silence les voix critiques et d’écarter non seulement les
fonctionnaires «indésirables», mais également les membres de leur
famille, ainsi que de générer un climat de crainte, de suspicion
et de polarisation de la société. Ce constat soulève la question
du respect des principes de proportionnalité et de nécessité. Comme
n’a pas manqué de le souligner le Commissaire aux droits de l’homme,
conformément aux principes de l’État de droit et du respect des
droits individuels, «toute ingérence dans l’exercice de droits individuels
fondamentaux doit être prévue par la loi, nécessaire dans une société
démocratique et strictement proportionnée au but poursuivi».
130. Dans ce contexte, nous sommes vivement préoccupées par l’état
de la liberté de la presse et les violations systématiques de la
liberté d’expression, deux circonstances constitutives d’un grave
manquement aux obligations pesant sur les membres du Conseil de
l’Europe.
131. Nous sommes également préoccupées par l’échelle des purges
et leurs effets à long terme sur la société turque: le pays devra
trouver des moyens et des mécanismes susceptibles de surmonter les
révocations massives et de reconstruire une nation inclusive.
132. L’Assemblée prend note de l’adoption d’un paquet d’amendements
constitutionnels le 21 janvier 2017. À condition d’être approuvée
par le peuple dans le cadre d’un référendum, cette révision de la
Constitution aboutirait à un profond changement de système politique
– le passage d’un système parlementaire à un système présidentiel.
L’Assemblée souligne qu’il appartient uniquement aux citoyens turcs
de décider du régime politique dont ils entendent se doter, à condition
que les électeurs se voient communiquer des informations suffisantes
et qu’un laps de temps raisonnable soit accordé au débat public.
Toutefois, à la lumière des amendements constitutionnels, adoptés
à l’issue d’une procédure parlementaire accélérée marquée par des
débats extrêmement polarisés, et dans l’attente de l’avis de la
Commission de Venise, l’Assemblée exprime ses profondes préoccupations
concernant les poids et contrepoids envisagés, la séparation des
pouvoirs, l’indépendance de la justice et les compétences laissées
au parlement qui ne sera plus en mesure de superviser l’action de
l’exécutif.
133. L’Assemblée a rappelé à de nombreuses reprises que la Turquie
est un partenaire stratégique pour le Conseil de l’Europe et a appelé
maintes fois à un dialogue constructif avec ce pays qui est l’un
des plus anciens membres de l’Organisation et l’un des premiers
signataires de la Convention européenne des droits de l’homme en
1950.
134. C’est la raison pour laquelle nous réitérons notre désir et
notre volonté de poursuivre le dialogue avec les autorités turques
et d’intensifier la coopération. Cela inclut notre soutien réitéré
à la lutte qu’elle mène contre le terrorisme, dans le respect des
libertés fondamentales. Nous réitérons également notre volonté de soutenir
le pays dans son processus de transformation démocratique en nous
assurant de la conformité des politiques menées par la Turquie aux
normes du Conseil de l’Europe. Nous nous félicitons du dialogue
continu entre les autorités turques et le Conseil de l’Europe, lequel
devrait être mutuellement bénéfique et nous espérons qu’il continuera
à déboucher sur des résultats.
135. Toutefois, le coup d’État avorté a révélé de sérieux dysfonctionnements
au sein des institutions démocratiques, lesquels méritent toute
l’attention de l’Assemblée parlementaire, sur la base des trois
piliers du Conseil de l’Europe qui englobent un large éventail de
questions. Compte tenu des circonstances qui prévalent actuellement,
l’examen des 12 points définis comme relevant du dialogue postsuivi
pourrait être perçu comme hors de propos. Nous regrettons également
que la
Résolution 2121
(2016) de juin 2016 sur le fonctionnement des institutions
démocratiques en Turquie – qui met en lumière plusieurs manquements graves
de la Turquie à ses obligations à l’égard du Conseil de l’Europe –
n’a toujours pas été prise en compte.
136. L’Assemblée est résolue à poursuivre le dialogue et la coopération
avec la Turquie et à lui proposer son soutien dans la période difficile
qu’elle traverse. Le coup d’État avorté a révélé de sérieux dysfonctionnements au
sein des institutions démocratiques turques, mais l’Assemblée pense
aussi que l’évolution de la situation après cet événement – y compris
l’instauration de l’état d’urgence – a eu des effets importants, disproportionnés
et durables sur la protection des libertés fondamentales, le fonctionnement
des institutions démocratiques et toutes les composantes de la société.
Elle relève que les mesures disproportionnées adoptées (révocation
de 150 000 fonctionnaires, officiers de l’armée, magistrats, enseignants
et universitaires; engagement de poursuites contre 100 000 personnes,
dont 40 000 placées en détention), l’incertitude juridique qui prévaut
malgré les mesures récemment prises par les autorités, ainsi que
les conséquences des décrets-lois sur les individus et leurs familles,
ont généré un climat de suspicion et de peur préjudiciable à la
cohésion sociale et la stabilité.
137. Dans le même temps, nous soulignons une fois de plus, suivant
la position adoptée par la commission des questions politiques et
de la démocratie en décembre 2016, notre détermination à poursuivre
un dialogue constructif avec la Turquie qui doit continuer à tenir
son rôle au sein de l’Assemblée parlementaire et du Conseil de l’Europe.
À nos yeux, le suivi de l’évolution de la situation en Turquie doit
être renforcé et élargi, de même que le dialogue avec le peuple
turc sur ladite évolution, en tenant compte des préoccupations de l’Assemblée
dans ce domaine. Cette dernière a approuvé un mécanisme ayant largement
fait ses preuves pour répondre à ce besoin, à savoir la procédure
complète de suivi.
138. L’Assemblée doit renforcer et intensifier son suivi de l’évolution
en Turquie et son dialogue à ce propos avec toutes les forces vives
du pays afin de s’assurer de la prise en considération des profondes préoccupations
qu’elle a exprimées concernant le respect des droits de l’homme,
de la démocratie et de l’État de droit. L’Assemblée devrait par
conséquent décider de rouvrir la procédure de suivi à l’égard de
la Turquie jusqu’à ce que lesdites préoccupations soient traitées
de manière satisfaisante. Les autorités turques devraient notamment
prendre d’urgence les mesures suivantes:
- lever l’état d’urgence aussitôt que possible;
- dans l’intervalle, arrêter de promulguer des décrets-lois
contournant la procédure parlementaire sauf si cette pratique s’avère
strictement nécessaire en vertu de la Loi sur l’état d’urgence,
et mettre fin à la révocation collective de fonctionnaires sur la
base de décrets-lois;
- libérer tous les parlementaires placés en détention en
l’attente de leur procès;
- libérer tous les journalistes placés en détention dans
l’attente de leur procès;
- établir la Commission d’enquête sur les mesures de l’état
d’urgence et veiller à ce qu’elle commence à assumer sa tâche consistant
à offrir un recours judiciaire effectif au niveau national aux personnes révoquées
sur la base d’un décret-loi d’urgence;
- veiller à ce que les procès se tiennent dans le respect
des garanties d’une procédure régulière;
- prendre d’urgence des mesures visant à restaurer la liberté
d’expression et de la presse, conformément aux Résolutions 2121 (2016) et 2141
(2017) de l’Assemblée, ainsi qu’aux recommandations du Commissaire
aux droits de l’homme et de la Commission de Venise;
- organiser le référendum constitutionnel d’avril 2017 conformément
aux normes du Conseil de l’Europe et au Code de bonne pratique en
matière référendaire de la Commission de Venise, afin de garantir
la libre formation de la volonté de l’électeur;
- mettre en œuvre aussi rapidement que possible les recommandations
de la Commission de Venise relatives aux modifications de la Constitution.
139. Nous continuerons à suivre de près l’évolution de la situation
en Turquie et recommandons que la commission de suivi envisage de
rendre compte à l’Assemblée des progrès réalisés dans la prise en
compte de ses préoccupations, laquelle décidera éventuellement des
mesures à prendre, lors d’une partie de session de l’Assemblée en
2018.