1. Introduction
«Tant
que la pauvreté, l’injustice et les inégalités flagrantes persisteront
dans le monde, nul ne pourra prendre de repos» Nelson Mandela
«Nous avons l'opportunité d'élaborer
un modèle économique plus humain, où priment les intérêts du plus
grand nombre. Un monde proposant un travail décent pour tous, où
les femmes et les hommes vivent sur un pied d'égalité, où les paradis
fiscaux se limitent à quelques chapitres dans les manuels d'histoire
et où les riches paient leur juste part pour contribuer à créer
une société qui profite à chacun» Oxfam, «Une économie au service
des 1 %»
1. Depuis quelques années, l’accroissement
des inégalités de revenus apparaît comme une grande tendance socioéconomique
qui alimente de nombreux débats d’idées. Au cours des dernières
décennies, les riches sont devenus encore plus riches, alors que,
pour le plus grand nombre, les revenus ont stagné voire diminué
en termes relatifs. La classe moyenne, considérée de tout temps
comme un pilier essentiel de démocraties et économies solides, est
de plus en plus touchée par les tendances négatives en termes de revenus.
2. Par ailleurs, les nombreuses données accumulées ces dernières
années attestent du fait que le creusement des inégalités de revenus
a des incidences négatives sur le bien-être des personnes directement concernées
par des niveaux de revenus plus modestes et menace gravement la
cohésion sociale. Le phénomène engendre, entre autres, une inégalité
des chances en termes d’accès aux services sociaux ou à l’emploi,
et contribue à une hausse de la violence, des troubles psychiques
et de la toxicomanie, à l’exclusion sociale de certains groupes
de la population, ainsi qu’à la montée des mouvements nationalistes
et xénophobes. Par ailleurs, l’accroissement des inégalités aurait
également un impact négatif sur la performance et le développement
économiques et sur le fonctionnement de la démocratie étant donné
la corrélation positive entre les bas revenus et les bas niveaux
de participation aux processus démocratiques, tels que les élections.
3. Malgré les preuves indéniables des effets dévastateurs à court
et long terme, il est rare cependant que la question de la tendance
négative persistante à une hausse des inégalités soit portée au
niveau parlementaire et que des solutions politiques soient proposées.
Je souhaite par conséquent contribuer à combler cette lacune par
l’intermédiaire du présent rapport. Je commencerai par fournir une
analyse des principales tendances que nous pouvons actuellement
observer au sein des sociétés européennes, et passerai en revue
quelques-unes des causes sous-jacentes et conséquences des inégalités.
Je m’emploierai ensuite à recenser les réponses adéquates pour mettre
fin aux tendances négatives et encourager une croissance plus inclusive.
4. Pour appuyer les recommandations à transmettre aux États membres,
je ferai référence aux données collectées par l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE), l'Organisation internationale
du travail (OIT) et d’autres encore, compilées par le professeur
Brian Nolan du Institute for New Economic Thinking (INET) de l’université
d’Oxford (Royaume-Uni), dans le cadre d’un rapport d’expert préparé en
décembre 2016. D’autres données ont été recueillies à l’occasion
d’une audition regroupant des spécialistes de l’OCDE et d’Oxfam,
une organisation caritative britannique, organisée par la commission
des questions sociales, de la santé et du développement durable
en juin 2016
, ainsi qu’au cours d’un échange
de vues avec différents experts, organisé par la sous-commission
sur la Charte sociale européenne à Turin (Italie) le 17 mars 2016
. Enfin, je me suis également inspiré
d’une récente conférence de l’OIT intitulée «Les inégalités et le
monde du travail: Quel rôle pour les relations du travail et le
dialogue social?», tenue à Bruxelles les 23 et 24 février 2017,
à laquelle j’ai assisté au nom de l’Assemblée.
5. Venir à bout des niveaux d’inégalités actuels observés en
Europe et dans le monde entier constitue un véritable défi. Les
modes actuels de génération et de distribution des revenus et richesses
sont profondément ancrés dans nos sociétés et les décisions prises
sont très souvent favorables aux personnes qui sont d’ores et déjà
avantagées en raison de leurs niveaux d’éducation et de revenus.
Des mesures politiques à divers échelons s’imposent pour réduire
l’écart en termes d’inégalités ou du moins enrayer les tendances
négatives qui ne font que les creuser davantage. Un simple rapport
ou débat ne nous permettra pas de modifier en profondeur les situations
socio-économiques et modes de distribution dans leur ensemble, mais
l’Assemblée parlementaire devrait au moins s’employer à mettre en
évidence les mesures les plus urgemment requises et contribuer à
inverser certaines tendances indésirables.
2. Faits concernant les inégalités de
revenus: reconnaissance d’une «vérité qui dérange»
6. Dans la plupart des pays, l’écart
entre les riches et les pauvres est à son niveau maximum depuis
une trentaine d’années. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: les 1 %
les plus riches ont maintenant accumulé plus de richesses que le
reste du monde dans son ensemble. En 2015, 62 personnes seulement
détenaient autant de richesses que 3,6 milliards de personnes, qui
représentent la moitié la plus pauvre de l’humanité
.
Les inégalités de revenus bruts et de revenus nets sont sensiblement
plus marquées depuis les années 1990 dans la plupart des pays industrialisés
. Environ 8 % du patrimoine financier
mondial sont détenus dans des paradis fiscaux, ce qui équivaut chaque
année à $US 200 milliards de pertes de recettes fiscales à travers
le monde
. Si
l’on ne prend pas de mesures correctives, il faut s’attendre à des
inégalités encore plus flagrantes. Le temps est venu de prendre
de telles mesures, ne serait-ce qu’en raison de la reconnaissance
accrue du fait que des inégalités économiques excessives peuvent
affaiblir la performance économique et la cohésion sociale.
7. Afin d’explorer les pistes éventuelles de progression vers
des sociétés plus égalitaires, je mettrai principalement l’accent
sur les inégalités de revenus (à la fois distinctes d’autres types
d’inégalités mais également étroitement liées entre elles, en termes
notamment de répartition des richesses), en vue de fournir des orientations
politiques plus spécifiques. Les mesures influant directement sur
les revenus futurs des personnes pourraient, à mon sens, avoir à
court et moyen terme une incidence assez significative sur la situation
de vie des intéressés, tandis que les mesures visant à changer les
modes de répartition des richesses supposent des actions législatives
et politiques différentes, voire parfois de plus grande ampleur,
et semblent être encore plus indissociablement liées aux institutions
socio-économiques actuelles
.
8. La mesure des inégalités de revenus représente un véritable
défi statistique puisque les indicateurs ne sont pas normalisés
pour tous les pays
. Pour l’OCDE, le «revenu» désigne
le revenu disponible d'un ménage au cours d'une année donnée. Il
comprend les salaires, les revenus du travail non salarié, les revenus
du capital et les transferts monétaires reçus de l'État, déduction
faite de l'impôt sur le revenu et des cotisations de sécurité sociale,
et «l’inégalité de revenu» s’entend de l’écart de revenu disponible
entre différentes personnes ou différents ménages au cours d’une
année donnée
. Le coefficient de Gini (compris
entre 0, en cas d'égalité parfaite, et 1, en cas d'inégalité complète)
est l’indicateur le plus fréquemment employé.
2.1. Tendances
générales et état des lieux des inégalités de revenus en Europe
9. Ces quelques dernières décennies
ont été marquées par une tendance claire à un accroissement des inégalités
de revenus. La situation varie grandement d’un pays à l’autre et
dépend de la perspective dans laquelle on se place: la période d’avant
ou d’après la crise. Traditionnellement, les pays nordiques ont longtemps
connu des niveaux d’inégalités de revenus relativement faibles.
Le Royaume-Uni, l’Irlande, la France, l’Allemagne ou la Belgique
enregistraient des niveaux légèrement supérieurs mais au demeurant inférieurs
à ceux des pays méditerranéens (par exemple l’Italie, la Grèce,
le Portugal et l’Espagne). Au début des années 1980, les inégalités
de revenus ont davantage progressé dans les pays baltes, en Suède
et au Royaume-Uni, entraînant ainsi un certain degré de convergence.
Dès 2008, la crise économique et la récession qui s’en est suivie
ont eu différentes répercussions, et n’ont pas fait que renforcer
les tendances antérieures à un creusement des inégalités (variations
liées au chômage ou à la réponse des systèmes fiscaux et de transfert).
Par conséquent, les inégalités mesurées par le coefficient de Gini
ont augmenté, voire ont connu une très légère baisse, dans la plupart
des pays sur la période 2008-2015
.
10. Au-delà de ce point de vue «historique», l’organisation caritative
britannique Oxfam, dans son étude de 2016 intitulée «Une économie
au service des 1 %», se montre encore plus directe dans son examen
de la situation actuelle et nous rappelle que «les grands gagnants
de l'économie mondiale actuelle sont les plus fortunés», que les
modèles économiques sont fortement biaisés en leur faveur et que
les revenus et les richesses sont aspirés à un rythme alarmant par
cette élite au lieu de «ruisseler» sur les couches inférieures de
la population
. Parmi les causes structurelles
des inégalités de revenus, phénomène très inquiétant, il convient
également de mentionner la persistance en Europe d’un écart salarial
important entre les deux sexes, que rien ne justifie dans nos sociétés
modernes où les femmes et les hommes exercent souvent les mêmes activités
professionnelles. Pour l’économie dans son ensemble, en 2014, le
salaire horaire brut des femmes était en moyenne 16,7 % inférieur
à celui des hommes dans les pays de l’Union européenne (28) et 16,9 % inférieur
dans la zone euro (19). Ce fossé salarial varie de près de 24 points
de pourcentage selon les États membres, allant de 4,5 % en Roumanie
à 28,1 % en Estonie
.
11. Dans son «Point sur les inégalités de revenu» le plus récent
(novembre 2016), l’OCDE note que depuis 2010, année où le produit
intérieur brut (PIB) et l’emploi ont recommencé à progresser, la
reprise économique ne s’est toujours pas traduite par une croissance
inclusive et n’a toujours pas inversé la tendance à la hausse des
inégalités de revenus qui a été observée au cours des dernières
décennies. Selon les analystes, cet état de fait peut être lié aux
effets divergents de la reprise économique qui tout en étant susceptible
de réduire les inégalités de revenus, peut simultanément doper les
revenus du capital concentrés en haut de la distribution des revenus.
Qui plus est, la reprise économique peut également aller de pair
– dans le cas le plus récent – avec des restrictions budgétaires
destinées à restaurer la viabilité des finances publiques qui ont
durci les conditions d’accès aux transferts sociaux («les programmes
d’austérité»).
12. Ces tendances contradictoires se sont traduites par une stagnation
des inégalités de revenus à des niveaux historiques au cours des
sept dernières années, avec un coefficient de Gini atteignant 0,318
en 2013/2014 (soit le chiffre le plus élevé jamais enregistré depuis
le milieu des années 1980). Cet indicateur semble entre autres choses
reposer sur le fait que les revenus du bas de la distribution sont
encore en-dessous de leurs niveaux d’avant-crise alors que les revenus
du haut et du milieu de la distribution ont regagné l’essentiel du
terrain perdu pendant la crise. Parmi les tendances sous-jacentes,
l’OCDE constate que le chômage baisse et que depuis peu, ce repli
profite également aux jeunes, même si leur taux de chômage au départ
était souvent très élevé. Mais la mauvaise qualité des emplois et
des inégalités marquées entre les actifs en termes de contrat de
travail ou de sécurité de l’emploi pèsent lourdement sur les ménages
à faibles revenus et renforcent les inégalités de revenus. La situation
est cependant complexe et présente des défis spécifiques, notamment la
tendance à des emplois mal rémunérés régulièrement occupés par des
personnes diplômées de l’enseignement supérieur et issues de ménages
à revenus élevés, allant souvent de pair avec des études ou des
périodes prolongées passées à s’occuper de personnes à charge, délogeant
ainsi de cette catégorie d’emploi les personnes moins qualifiées
.
13. Parallèlement, les facteurs de redistribution, comme les impôts
sur le revenu et les transferts monétaires (par exemple les prestations
chômage et autres) qui atténuent généralement les inégalités de
revenus (avec les transferts publics non monétaires comme l’éducation
ou la santé) ont stagné ou baissé dans la majorité des pays de l’OCDE.
Ce repli de la redistribution résulte une fois encore de la mise
en place de mesures d’assainissement des finances publiques, dans
un contexte d’austérité. Cet affaiblissement de la redistribution constitue
un enjeu pour les pouvoirs publics. Le creusement de l’écart des
revenus et la persistance d’un chômage élevé soulignent la nécessité
de restaurer la croissance économique mais aussi de faire en sorte
que tous les groupes de la société puissent contribuer à une plus
grande prospérité et en récolter les fruits
.
2.2. Divers
exemples nationaux
14. Si l’OCDE a noté en novembre
2016 le plus haut niveau d’inégalités de revenus (en termes de coefficient de
Gini) depuis les années 1980, les évolutions sont très variables
d’un pays à l’autre. Certains ont vu leurs inégalités se réduire
sensiblement, par exemple la Turquie, l’Islande et la Lettonie.
L’augmentation la plus importante a été relevée en Estonie, suivie
par la République slovaque, l’Espagne et la Suède; d’autres pays ont
enregistré des tendances moins prononcées, mais généralement à la
hausse.
15. La tendance globale suggérant que les revenus du travail retrouvent
leur niveau d’avant la crise n’est pas non plus confirmée par tous
les pays. Alors qu’en Estonie et en Lettonie, l’augmentation considérable
des revenus du travail depuis 2010 (7 % à 8 % par an) n’a pas profité
aux 10 % les plus pauvres, elle a largement bénéficié aux ménages
à bas revenus en Hongrie et en Turquie, reflétant ainsi une embellie
sur le marché de l’emploi. Dans certains pays, la faible évolution
des salaires a empêché un véritable rebond des revenus, par exemple
au Royaume-Uni, où la baisse des salaires réels a limité la hausse
des revenus du travail. D’autres pays ont connu une diminution des
revenus du travail, avec la mise en œuvre des réformes structurelles imposées
par la «Troïka» dans un contexte d’assainissement budgétaire, par
exemple la Grèce (diminution de 12 %), l’Espagne (en raison de la
persistance de taux de chômage élevés) et le Portugal (diminution
pour les 10 % les plus pauvres du fait du chômage et du gel du salaire
minimum)
.
16. Face à cette situation, les gouvernements européens devraient
commencer à se rendre compte que le problème des inégalités de revenus
touche les sociétés au sens large. Même les nations les plus riches,
telles que l’Allemagne, mon propre pays, ne sont pas parvenues à
ce jour à atteindre les objectifs de développement durable pertinents.
Si, en moyenne, les revenus disponibles des ménages allemands ont
enregistré une augmentation réelle de 12 % (1991-2014), l’évolution
a été très différente selon les diverses catégories: les revenus
les plus élevés ont augmenté de 26 %, les revenus intermédiaires
de 8 %, tandis que les bas revenus ont baissé, renforçant ainsi
les inégalités et le risque de pauvreté, notamment pour les enfants
et les jeunes (18-25 ans). Cette évolution est principalement le
fruit de l’expansion de l’emploi précaire (secteur à faible rémunération)
en raison de la dérégulation du marché du travail, de l’adaptation
insuffisante des prestations sociales aux niveaux de l’inflation,
de la faible progression des revenus des personnes âgées et de la démographie,
mais aussi, s’agissant des catégories aux revenus plus élevés, de
l’augmentation des revenus provenant des produits du capital, qui
bénéficient en plus d’une fiscalité avantageuse. Selon les analystes, pour
être efficaces, les mesures correctives devraient notamment s’employer
à limiter l’emploi précaire, à réformer la fiscalité
(pour favoriser par exemple
les familles monoparentales, en insistant sur la progressivité du
système d’impôt sur le revenu plutôt que d’augmenter les taxes à
la consommation) et à instaurer des mesures permettant de mieux
concilier vie professionnelle et vie familiale. À l’approche des
élections législatives de septembre 2017, il est probable que tous
les grands partis intégreront des propositions pertinentes dans
leurs programmes; si on ne peut que se féliciter de cette évolution
et d’une prise de conscience accrue, la mise en œuvre effective
de ces politiques reste à démontrer
.
17. En Europe orientale, les processus de transition postcommuniste
et les systèmes économiques plus libéraux ont eu des effets variés,
se traduisant entre autres par une augmentation des inégalités de
revenus, la désindustrialisation et la propagation de la pauvreté.
Les systèmes économiques dans cette région restent dominés par quelques
groupes financiers et industriels, à l’influence politique forte
et axés sur l’exploitation des matières premières, et par les petites
et moyennes entreprises. Jusqu’à 2010, les taux d’inégalités de
revenus enregistraient des hausses relativement modérées comparativement
aux années 1990, mais restaient supérieurs à 30 %, sans dépasser
toutefois le seuil critique des 40 % (sur une échelle de 1 à 100).
Les coefficients les plus élevés ont été relevés en Russie, en République
de Moldova et en Pologne (37,5 %, 35,6 % et 34,9 %
) et les plus bas en République tchèque
et en République slovaque (tous deux à 25,8 %). Les chercheurs expliquent
essentiellement cette détérioration des conditions de vie et la
montée des inégalités de revenus par la baisse de la productivité,
l’inflation, l’augmentation du chômage et l’inefficacité des politiques de
stabilisation macroéconomique
. Des données plus récentes pour ces pays
sont difficiles à obtenir, mais semblent mettre en lumière une hausse
constante des inégalités de revenus
.
3. Découvrir
les racines et causes des inégalités profondément ancrées
18. De nombreuses études ont été
menées pour comprendre la dynamique du renforcement des inégalités de
revenus intervenu au cours des dernières décennies dans beaucoup
de pays européens. Elles laissent à penser, comme souligné antérieurement
par l’Assemblée parlementaire, que les inégalités de revenus n’ont pas
seulement été déclenchées par la crise financière qui a frappé l’Europe
au cours des dix dernières années, mais qu’elles ont également des
causes structurelles bien connues, dont la mondialisation des marchés, l’évolution
technologique, le recul des secteurs manufacturiers en Europe, une
diminution des pouvoirs de négociation collective, les tendances
démographiques, la transformation des structures familiales et l’amplification
des migrations. L’OCDE avait déjà relevé en 2011 que les changements
technologiques fondés sur les compétences, le défaut d’accès à une
éducation de qualité et l’affaiblissement des institutions du marché
du travail contribuaient à la hausse des inégalités
.
19. Les recherches menées par l’Union européenne ont souligné
davantage les modifications intervenues dans la distribution des
salaires individuels, avec notamment une hausse des inégalités de
revenu marchand (revenus du travail, des investissements et des
pensions privées, avant transferts ou impôts). La combinaison de
la mondialisation et de l’évolution technologique est régulièrement
considérée comme une cause majeure des tendances observées: les
pays industriels riches ont à faire face à une concurrence intense
des pays émergents à la main d’œuvre meilleur marché, à la mobilité
accrue du capital, alors que les technologies de l’information et
de la communication ont permis de faire l’économie de nombreux emplois
et favorisé une délocalisation croissante vers des chaînes logistiques
mondiales
.
20. Les chercheurs ont également mis en évidence que la mondialisation
et l’évolution technologique ne sont pas des moteurs exogènes indépendants
des contextes institutionnels. Au contraire, les deux subissent fondamentalement
l’influence de l’action de l’État, des modifications des règles
du commerce mondial et de la dérégulation des marchés de l’emploi.
Dans le même temps, l’État peut influer sur le niveau des rémunérations au
travers des politiques de fixation des salaires et de l’emploi ou
laisser une certaine latitude en matière de primes liées à la performance
et d’options sur actions pour les cadres dirigeants, d’où de nouvelles
sources de creusement des inégalités. La répercussion de ces tendances
sur la distribution des revenus entre les ménages dépend des caractéristiques
de l’emploi à leur niveau. La place grandissante des femmes dans
la population active rémunérée a permis de protéger les revenus
des ménages contre les effets de la dispersion individuelle. La
capacité de redistribution de l’État au travers des transferts monétaires
et de la fiscalité directe a souvent diminué, et ce dès les décennies
qui ont précédé la crise. Les systèmes de sécurité sociale ont évolué
et privilégient les retraités, au détriment des bénéficiaires en
âge de travailler, tout en s’efforçant de faire face au nombre croissant
de salariés à bas revenus et de travailleurs pauvres. Les taux supérieurs
de l’impôt sur le revenu ont généralement été abaissés depuis la
fin des années 1970
.
21. Selon l’étude d’Oxfam de 2016, l'une des principales raisons
alimentant cette concentration grandissante des richesses et des
revenus est la croissance des rendements en faveur du capital, au
détriment du travail
. Dans la quasi-totalité des pays
riches, la part du revenu national revenant aux travailleurs a chuté alors
que les détenteurs de capitaux ont vu leur capital augmenter constamment
(sous la forme d'intérêts, de dividendes ou de bénéfices non distribués),
à un rythme supérieur à celui de la croissance économique. L'évasion
fiscale et la réduction par les gouvernements de la fiscalité sur
les plus-values ont encore renforcé ces retours sur capitaux. Alors
que les revenus de nombreux travailleurs stagnent, ceux qui se trouvent
aux échelons supérieurs ont vu leur salaire augmenter considérablement,
notamment parce que, dans toute l’économie mondiale, les entreprises
et les individus ont souvent exercé leur pouvoir et leur rang pour s'accaparer
les fruits de la croissance.
22. En ma qualité de rapporteur, je souscris à l’analyse et aux
modèles décrits par Oxfam. Je conviens notamment du fait que le
système mondial d’évasion fiscale met en péril la viabilité des
États providence et constitue une violation grave des principes
démocratiques, comme l’a souligné l’Assemblée dans sa
Résolution 1881 (2012) «Promouvoir une politique appropriée en matière de paradis
fiscaux» et rappelé dans sa
Résolution
2130 (2016) sur les enseignements à tirer de l'affaire des «Panama
Papers» pour assurer la justice sociale et fiscale. Nous constatons
que, face à des tendances générales comme la mondialisation et l’évolution
technologique, les États n’ont pas été en position de contrer efficacement
l’augmentation des inégalités de revenus au cours des dernières
décennies. Seules des politiques publiques audacieuses nous permettront
de rendre nos sociétés plus égalitaires.
4. Les
effets néfastes des inégalités de revenus
23. De nombreuses données ont été
récemment recueillies sur les effets néfastes des inégalités de revenus,
qui sont complexes et ont tendance à se renforcer mutuellement.
Nous savons que, sur un plan général, les inégalités de revenus
constituent une menace sérieuse pour la cohésion sociale et génèrent
un coût économique non négligeable pour la société
. La pauvreté exclut bon nombre des
ménages aux revenus les plus faibles de la vie économique, les privant
(eux-mêmes et les générations futures) de l’opportunité de réaliser
leur plein potentiel. Lorsque les familles ont du mal à assumer
les coûts d’un logement décent, de soins de santé appropriés, de
la préparation de leur retraite et d’une éducation de qualité pour
leurs enfants, les perspectives de croissance durable sont encore
plus réduites
. Pour modifier les structures
et les processus de distribution des revenus et des richesses, il
faudra une volonté politique sans faille, ne serait-ce que parce que
les responsables politiques et économiques comptent parmi les bénéficiaires
des modèles actuels de distribution. Malgré le besoin urgent de
protéger les droits sociaux et la cohésion sociale, je voudrais
d’abord souligner certains éléments factuels très convaincants concernant
les implications économiques des inégalités de revenus.
4.1. Exemples
frappants d’effets économiques des inégalités
24. Les inégalités de revenus affectent
le développement économique de différentes façons, notamment: 1) la
part grandissante des revenus élevés freine la demande des consommateurs
(car les riches économisent davantage que les revenus modestes);
2) l’endettement excessif des ménages entraîne une certaine réticence à
investir de la part des entreprises; 3) la faible hausse des revenus
des ménages entrave la capacité des individus à investir dans l’amélioration
de leurs compétences et cantonne leur productivité à des niveaux inférieurs
à ce qu’elle pourrait être. Dans une perspective à long terme, l’augmentation
des inégalités peut renforcer les barrières à la mobilité socioéconomique
intergénérationnelle, au point de compromettre encore davantage
l’égalité des chances et la productivité future du travail
.
25. Selon les dernières statistiques de l’OCDE, l’accroissement
des inégalités a un impact négatif significatif sur la croissance
économique à long terme. On estime que le creusement des inégalités
de revenus entre 1985 et 2005 aurait fait baisser la croissance
cumulative de 4,7 points de pourcentage en moyenne entre 1990 et 2010
dans les pays de l’OCDE, atteignant même des niveaux supérieurs
dans certains pays (6 % à 10 % de la croissance du PIB)
. Depuis
le début des années 1990, près de la moitié des emplois créés sont
des emplois temporaires précaires, à temps partiel ou des activités
indépendantes
. Ainsi, l’OCDE faisait observer en
2014 que si les inégalités n’avaient pas augmenté à partir de 1980
dans de nombreux pays de l’OCDE, la croissance réelle du PIB aurait
été considérablement plus élevée, alors que selon le Fonds monétaire international
(FMI), une augmentation de la part des revenus des 20 % les plus
riches amoindrit la croissance
.
26. L’OIT met à nouveau en évidence une tendance alarmante qui
constitue à la fois une cause et un effet de la distribution inégale
des revenus: dans la plupart des régions du monde, la part du revenu
national générée par le travail a diminué au cours des dernières
décennies. Dans le même temps, l’accroissement de la part de revenus
résultant de la détention de capital a accéléré encore cette tendance,
tout comme la part croissante de revenus d’activités professionnelles
attribuée aux cadres d’entreprises et aux financiers. L’accroissement
de la part revendiquée par les 1 % disposant des plus hauts revenus
n’est pas utile au plan économique, en ce sens qu’elle n’induit
pas d’amélioration de la qualité des produits et des services, pas
plus qu’elle ne procure d’autres avantages pour le reste de la population
mondiale. Toutes ces tendances renforcent les inégalités et contribuent
à l’érosion de la classe moyenne
.
4.2. Effets
des niveaux élevés d’inégalités de revenus sur la cohésion sociale,
la confiance de la population et le bien-être individuel
27. Pour en revenir aux effets
sur la cohésion sociale, le creusement des inégalités semble avoir
également exacerbé un ensemble de «maux» sociaux de diverses manières.
Les problèmes de santé physique et mentale, la toxicomanie, le niveau
éducatif, le taux d’incarcération, l’obésité, la perte de mobilité
sociale, de confiance et d’accès à la vie de la collectivité, la
violence, les grossesses précoces et la dégradation du bien-être
des enfants sont tous significativement plus marqués dans les pays
riches les plus inégalitaires
.
Même le FMI souligne que les pays affichant les inégalités de revenus
les plus élevées connaissent également les plus grands écarts salariaux
entre les sexes et des disparités entre les femmes et les hommes
en termes de santé, d’éducation, de participation au marché du travail,
et de représentation dans les institutions comme les parlements.
Tout particulièrement dans le domaine de l’éducation, les inégalités
gagnent encore en visibilité, comme en témoignent les chiffres de
l’OCDE: les enfants de parents pauvres s’efforcent souvent d’être
à la hauteur de leurs camarades de classe plus aisés en termes de
capital social et culturel. Ils obtiennent par la suite de moins
bons résultats scolaires et sont moins nombreux à poursuivre des
études supérieures
.
28. Convenant pleinement des conclusions les plus récentes de
l’OCDE, je suis fermement convaincu que les niveaux d’inégalités
de revenus observés à l’heure actuelle ont des incidences graves
sur la cohésion sociale dans la plupart des sociétés européennes
car ils touchent un nombre grandissant de personnes, les ménages
à faibles revenus étant de plus en plus nombreux (jusqu’à 40 % des
personnes au bas de l’échelle de distribution dans certains pays)
.
Une étude récente de l’OIT a conclu à une corrélation directe entre
le niveau des inégalités et la taille de la classe moyenne (un faible
niveau d’inégalités correspondant à une classe moyenne plus nombreuse).
Différents facteurs sont susceptibles d’expliquer cette situation
dans le monde du travail: la plus forte participation des femmes
au marché de l’emploi qui a entraîné une croissance de la classe moyenne
(en raison de la hausse des revenus des ménages), et le rôle marquant
joué par le secteur public dans le maintien de la classe moyenne
intermédiaire et supérieure
.
29. Dans le passé, l’impact social des ralentissements de l’activité
économique était généralement atténué par les stabilisateurs automatiques
que sont notamment les politiques fiscales et de dépenses. Il en
a été ainsi jusqu’à ce que de nombreux pays européens, confrontés
à la crise économique et financière débutée en 2008, décident (ou
soient contraints) d’appliquer des politiques d’austérité. Depuis
lors, les revenus disponibles ont chuté, et la plupart des analystes
économiques, dont ceux du FMI, ont reconnu que «le fardeau de l’austérité n’a
pas été équitablement réparti», renforçant encore les tendances
aux inégalités
. Bien avant que
les principaux acteurs de l’économie le reconnaissent, l’Assemblée
parlementaire avait déjà souligné les effets des programmes d’austérité
sur les droits sociaux dans sa
Résolution 1884 (2012) «Mesures d’austérité – un danger pour la démocratie
et les droits sociaux», fondée sur un rapport que j’avais moi-même
soumis à l’époque
.
30. Parallèlement aux incidences sur les droits, les services
et les avantages sociaux, les études laissent également entrevoir
que l’accroissement des inégalités érode la confiance de la population
dans les institutions publiques et s’accompagne de conséquences
graves pour la vie de la collectivité et la vie politique, compte tenu
de l’affaiblissement de la solidarité et du renforcement de l’isolement.
Là encore, l’OCDE a entrepris des recherches plus approfondies sur
cette question: en 2016, l’organisation faisait observer que la
confiance de la population dans les institutions a atteint des planchers
record, 42 % des personnes seulement faisant confiance à leurs gouvernements,
et s’accompagne d’un rejet de plus en plus marqué de phénomènes mondiaux
tels que l’interdépendance économique, le commerce, les migrations
et le progrès technologique. Finalement, le sentiment qui en résulte
est celui d’une économie mondiale ne profitant qu’à quelques privilégiés
.
31. Concernant les processus politiques, le renforcement des inégalités
est communément associé à une faible participation civique et électorale
des pauvres. Se fondant sur ces constatations, l’Assemblée parlementaire
a adopté sa
Résolution
2024 (2014) «L’exclusion sociale – un danger pour les démocraties européennes».
Dans toute Europe, les inégalités sont également considérées comme
l’une des causes sous-tendant la montée des mouvements xénophobes
(par exemple en Hongrie ou en Pologne). Le fait que les partis xénophobes
bénéficient également d’un soutien croissant dans des pays où les
inégalités sont restées relativement stables au fil du temps (par
exemple en Autriche, en France et en Allemagne) illustre bien la complexité
des facteurs en cause
.
32. Au Royaume-Uni, les inégalités sont récemment apparues comme
un élément moteur du référendum sur la sortie de l’Union européenne.
Les études détaillées sur ces allégations ne font que commencer
mais elles laissent d’ores et déjà entrevoir un tableau plus nuancé.
Dans les faits, les inégalités n’ont pas beaucoup évolué au Royaume-Uni
au cours des 15 dernières années, alors qu’elles s’étaient renforcées
brutalement à l’époque de Mme Thatcher.
Les effets à long terme de la désindustrialisation, le ralentissement
de la croissance des revenus à compter du début des années 2000,
l’incidence de la crise et des mesures post-austérité sur le niveau
de vie, ainsi que l’ampleur de l’immigration depuis 2004 sont tous
susceptibles d’avoir joué un rôle, parallèlement au niveau d’éducation,
perçu comme l’indicateur le plus sérieux de l’orientation des votes
lors du référendum.
33. D’autres effets sociaux des inégalités de revenus s’expriment
également à travers les indicateurs de mesure du bien-être et de
la confiance, tels que ceux utilisés dans l’Enquête européenne sur
la qualité de vie (EQLS). Cette dernière conclut à une diminution
du niveau global de bonheur et d’optimisme entre 2007 et 2011, alors
qu’il était toujours au plus haut dans les pays moins inégalitaires,
comme les pays nordiques ou les Pays-Bas
.
34. À ce stade, je souhaite rappeler que la distribution des revenus
(et non le revenu moyen) et le statut social de l’individu au sein
d’une société donnée sont perçus comme des facteurs déterminants
de la prospérité et du bon fonctionnement des sociétés. Bien des
maux sociaux pourraient être imputables aux inégalités de revenus
(et souvent à la pauvreté résultant de ces déséquilibres), par exemple
les problèmes de santé mentale et physique, l’échec scolaire, l’inégalité
des chances et la violence (en tant qu’expression d’une concurrence pour
un statut social plus élevé et de la frustration en cas d’échec
social). Parallèlement aux mesures aux effets redistributifs, les
chercheurs proposent de développer de nouvelles formes d’entreprises
non axées sur la maximisation des profits, d’abandonner le dogme
de la croissance exclusive, de s’orienter vers des économies plus
durables et de parvenir à davantage d’équité dans la distribution
des revenus, ce qui permettrait de réduire la concurrence pour un
meilleur statut social et les niveaux de consommation
.
En ma qualité de rapporteur, je tiens à souligner qu’il convient
de changer nos politiques économiques pour favoriser des approches
plus transversales (s’attachant par exemple à l’égalité distributive
plutôt qu’au PIB), mais aussi de remettre en cause de toute urgence
les valeurs et paradigmes fondamentaux de nos économies et sociétés.
35. Sur un plan plus technique, je tiens à souligner que si certains
chercheurs voient des liens évidents entre inégalité des revenus,
cohésion sociale et processus politiques, d’autres en revanche jugent
les preuves encore insuffisantes car les données n’ont pas été produites
sur des périodes assez longues pour un pays donné, mais examinées
pour des pays présentant des niveaux d’inégalité différents à un
moment donné. En tant que rapporteur et à la lumière des faits rassemblés
ci-dessus, il me semble que l’impact négatif des inégalités de revenus
sur le développement économique et sur la cohésion sociale tel qu’on
le connaît aujourd’hui, est une raison suffisante pour intervenir
rapidement et en profondeur sur les structures et les processus
en place. Reste à savoir s’il est possible de mobiliser la volonté
politique dans l’avenir proche.
36. Enfin, pour anticiper sur les arguments éventuels plaidant
contre le présent rapport, le fait d’énumérer les conséquences de
l’accroissement des inégalités de revenus n’est pas contradictoire
avec le fait d’admettre qu’un certain degré d’inégalité puisse inciter
les personnes à se dépasser, à entrer en concurrence, à épargner et
à investir. Cependant, faut-il que les inégalités persistent à des
niveaux aussi excessifs et continuent d’augmenter sous nos yeux?
Et, comme beaucoup le prétendent, les personnes bénéficient-elles
vraiment d’une égalité des chances dans la situation et les structures
économiques actuelles? L’inégalité est souvent présentée comme un
moteur de croissance lorsqu’elle procède de différences en termes
d’efforts et d’investissements; ce que, pourtant, les niveaux d’inégalité
observés de nos jours ne confirment pas, bien qu’ils aient des effets
négatifs évidents pour tous. Les responsables politiques doivent
reconnaître que réduire les inégalités, c’est améliorer le tissu
social, économique et politique des sociétés dans leur ensemble;
et ils doivent agir en conséquence, c’est-à-dire orienter la législation
et les politiques nationales vers des structures et des procédures
sociétales aptes à créer plus d’équité.
5. Réponses
politiques requises
37. Diverses mesures pouvant influer
sur la réduction des inégalités de revenus ont été évoquées plus
haut, toutes résultant d’études menées ces dernières années par
d’éminentes organisations économiques. À l’évidence, la question
est à aborder sous différents angles: 1) celui de la génération
de revenus (par exemple, au moyen de stratégies d’entreprise globales
ou de pratiques et de politiques fiscales de portée internationale et
nationale); 2) celui d’une répartition des revenus basée sur des
salaires fixés pour diverses catégories socioprofessionnelles (salaires
minimum, par exemple), notamment par le biais de conventions collectives;
et 3) celui d’une (re-)distribution des ressources aux ménages (par
exemple, via une participation aux marchés du travail ou divers
types d’avantages sociaux).
38. Selon des chercheurs de l’OIT, pour soutenir et renforcer
la classe moyenne et pour limiter les inégalités, le mieux est de
mettre en place une fiscalité progressive (redistribution) et de
favoriser la protection sociale et les services sociaux (encourager
l’emploi féminin) et l’éducation (généraliser l’enseignement secondaire
à toutes les couches de la société)
. À mon
avis, ces mesures indiquent déjà certains des éléments essentiels à
une stratégie globale contre l’inégalité des revenus que l’Assemblée
doit soumettre aux États membres par le biais d’une résolution.
39. D’après d’autres constatations récentes de l’OIT, le dialogue
social et la négociation collective jouent un rôle majeur en matière
de répartition des revenus, car tous deux font partie des mécanismes
nationaux de fixation des salaires. La preuve de ce lien, dans plusieurs
pays, a été fournie lors de la conférence OIT/UE intitulée «Les
inégalités et le monde du travail. Quel rôle pour les relations
du travail et le dialogue social?», organisée à Bruxelles les 23
et 24 février 2017, à laquelle j’ai participé au nom de l’Assemblée.
Lors de cette conférence, à une majorité écrasante, représentants
gouvernementaux, fédérations d’employeurs et syndicats ont admis
l’importance d’un dialogue social en bonne et due forme pour obtenir
des résultats plus favorables aux travailleurs – par exemple, en
termes de salaire minimum et de conditions de travail. Malgré une
grande variété des pratiques à travers l’Europe, certains exemples
ont clairement souligné l’importance du dialogue social; ainsi en
Belgique, où près de 100 % de la couverture des conventions collectives
ont toujours maintenu des niveaux d’inégalité relativement stables.
D’autre part, les résultats de l’OIT montrent grâce à des organisations
du dialogue social fortes, l’écart salarial entre hommes et femmes
tend à se réduire. D’autres pays, tels la Grèce, ont encore à reconstruire
des systèmes supprimés sous la pression des créanciers durant la
dernière crise, avec les effets néfastes que l’on connaît sur les
salaires et l’emploi.
40. Effectivement, renforcer la négociation collective est à considérer
comme l’un des plus importants moyens de réduire les niveaux d’inégalité:
syndicats et négociation collective sont connus pour avoir un effet largement
égalisateur en haussant le plancher des salaires et en créant des
conditions plus égalitaires entre les groupes de travailleurs (par
exemple, entre hommes et femmes, travailleurs hautement qualifiés
et peu qualifiés, travailleurs avec contrat à durée indéterminée
et à durée déterminée, etc.). Par ailleurs, dans le cadre de politiques
sociales globales, les syndicats ont tendance à mieux défendre les
politiques de redistribution
. La nécessité urgente de soutenir
et de renforcer le dialogue social (y compris la négociation collective)
a déjà été soulignée par l’Assemblée très récemment avec la
Résolution 2146 (2017) «Renforcer le dialogue social en tant qu’instrument
de stabilité et de réduction des inégalités sociales et économiques».
41. Aujourd’hui, dans tous les pays et dans diverses organisations,
des analystes économiques recherchent des politiques et des stratégies
permettant d’arrêter ou d’inverser la progression des inégalités
de revenus et de promouvoir une croissance et un développement inclusifs.
La plupart conviennent qu’institutions et mesures nationales sont
cruciales, et qu’elles doivent s’aligner sur des lignes communes
:
- la répartition des revenus du
marché au profit des individus et des ménages sera essentielle.
Parmi les moyens d’intervention possibles, citons un salaire minimum
suffisamment élevé, de solides modalités de négociation collective
et une réglementation de la rémunération des cadres supérieurs (par
exemple, via des mesures incitatives, des règles de passation de
marchés publics, etc.);
- les revenus du capital et du patrimoine contribuent à
l’inégalité; pour y remédier, il faut promouvoir une plus large
répartition des richesses via une taxation plus efficace des transferts
de capitaux de parents à enfants ou via l’introduction d’une dotation
en capital pour tous;
- investir dans l’éducation et améliorer les compétences,
voilà qui doit être considéré (au même titre que l’égalité d’accès
aux soins de santé et aux prestations sociales) comme une part essentielle
de stratégies d’investissement plus larges visant à renforcer les
capacités de la main-d’œuvre future. Le progrès technologique doit
servir à accroître la productivité des travailleurs moyennement
et peu qualifiés au lieu de les remplacer;
- la redistribution via des taxes et transferts reste une
composante essentielle de stratégies efficaces contre l’inégalité;
par exemple, en favorisant une taxation plus progressive des revenus,
en inversant le glissement d’une fiscalité directe vers une fiscalité
indirecte et, enfin, en augmentant les impôts sur la propriété,
le capital et les bénéfices des entreprises. Ajoutons que, pour
lutter contre l’évasion fiscale, une meilleure coopération internationale
peut empêcher les transferts de biens imposables à l’étranger;
- il faut renforcer les filets de protection sociale en
termes de couverture et d’adéquation, ainsi qu’améliorer certains
régimes d’assurance sociale (allocations familiales, par exemple).
D’aucuns voient dans des approches novatrices telles que le revenu
de base une piste prometteuse .
42. Pour traiter la question de l’inégalité des revenus de la
manière la plus efficace et complète, une action s’impose à différents
niveaux: au niveau international, il faut continuer à lutter contre
l’évasion fiscale et les paradis fiscaux. Au niveau de l’Union européenne,
on enverrait un signal fort si les inégalités de revenus étaient
abordées explicitement comme un enjeu commun dans le cadre du Socle
européen des droits sociaux, en cours de négociation. Au niveau
du Conseil de l’Europe, les gouvernements doivent veiller à maintenir
les droits socioéconomiques au premier rang de l’ordre du jour et
des programmes de travail des différents organes, car ces droits
sont étroitement liés à d’autres catégories et tendances des droits
humains – montée de la xénophobie et du racisme, par exemple –,
ainsi que l’Assemblée l’a récemment montré à plusieurs occasions
. À l’échelon national,
principal niveau d’intervention, un certain nombre de mesures politiques s’imposent
pour mettre en place des conditions plus égalitaires de création
et de répartition des revenus et des richesses. Même le niveau local
a son rôle à jouer, en adaptant les politiques nationales aux besoins
des collectivités locales et en favorisant les politiques locales
qui influent sur les chances et les possibilités de chacun
.
6. Conclusions
et recommandations
43. Comme l’a indiqué Francis Fukuyama,
la forme actuelle de mondialisation est en train d’éroder la base de
la classe moyenne sur laquelle reposent la plupart des démocraties
libérales
,
ce qui met en péril des sociétés démocratiques et pacifiques entières.
Si nous ne changeons pas certaines des règles et des structures
qui sous-tendent nos économies et nos pratiques de répartition des
richesses et des revenus, nous verrons s’aggraver les inégalités
de toutes sortes et, tous, nous en subirons les effets négatifs.
Étant donné que ceux qui sont aujourd’hui en possession de la richesse
et du pouvoir savent et peuvent mieux défendre leurs intérêts que
les défavorisés, il nous faut changer les structures socioéconomiques
et de gouvernance fondamentales en Europe en suivant les principes
énoncés dans le projet de résolution ci-dessus.
44. En accord avec les faits présentés plus haut, j’invite instamment
les États membres du Conseil de l’Europe à développer des stratégies
globales contre les inégalités de revenus en intervenant à des niveaux différents
et complémentaires. Ces stratégies, hormis des éléments et mesures
plus spécifiques à chaque contexte national, doivent comprendre
une action ciblée sur différents secteurs – politiques d’emploi
et de fixation des salaires, institutions du marché du travail et
politiques fiscales – et des réformes structurelles audacieuses
dans ces secteurs.
45. Les différences de revenus entre les couches sociales, les
groupes socioéconomiques et les pays ont existé de tous temps; elles
sont inévitables et acceptables jusqu’à un certain point. Un consensus
veut que ceux qui travaillent plus dur ou plus, ou qui sont mieux
qualifiés, reçoivent une meilleure rémunération que ceux qui occupent
des emplois à temps partiel ou moins qualifiés. Toutefois, de nos
jours, il se trouve que beaucoup jouissent d’un revenu excessif
ne se justifiant en rien (par exemple les dirigeants et les actionnaires
dans le secteur financier), alors que d’autres, défavorisés, ont
du mal à se soustraire à leur situation socioéconomique parce que
pris dans les «cercles vicieux de l’inégalité». D’autres encore,
bien que travaillant dur, ne reçoivent pas la juste rémunération
de leur travail; ils appartiennent au groupe grandissant des «travailleurs
pauvres».
46. À mon avis, il faut avant tout lancer un dialogue ouvert sur
le niveau d’inégalités de revenus souhaité par nos sociétés; la
grande question à se poser: «Jusqu’où sommes-nous prêts à accepter
l’inégalité?» À partir de là, certains des déterminants fondamentaux
de participation à la société et des processus économiques sont
à changer; d’abord, par l’éducation et la formation, ce qui permettra
à plus de gens de mieux maîtriser leur propre situation économique,
puis en améliorant la gouvernance et la transparence de la prise
de décision économique, ce qui permettra aux gens de mieux comprendre
et contrôler les processus économiques. Des formes manifestes d’injustice,
telles que l’écart salarial entre hommes et femmes, sont à traiter
et à éliminer d’urgence. De surcroît, les progrès réalisés dans
la lutte contre les inégalités de revenus doivent être rendus «mesurables»,
notamment pour tenir les décideurs politiques et économiques responsables
de leur action (ou inaction). À l’avenir, nous devons accorder davantage
de poids à des objectifs quantifiables, tels que les coefficients
de Gini à atteindre par certains pays dans les quelques prochaines
années, ou les taux de répartition des revenus entre bas et hauts
salaires dans des entreprises ou des secteurs spécifiques. Le présent
rapport entend montrer comment s’orienter vers des actions requises
dans des secteurs stratégiques: dialogue social, bonne gouvernance,
responsabilité et réformes structurelles.
47. Enfin, j’aimerais souligner que, en soumettant des recommandations
à des gouvernements et parlements nationaux, mon intention n’est
pas de saper des processus économiques modernes. En tant que militant
de longue date du mouvement européen des sans-emplois et, donc,
parfaitement conscient du fonctionnement et de la complexité des
processus économiques, j’ai la conviction que les inégalités de
revenus ne menacent pas seulement la cohésion sociale mais ont aussi
de graves répercussions économiques sur la santé et la durabilité
de nos économies, ainsi que l’a récemment rappelé l’OCDE. Je suis
également convaincu que, en examinant le problème des inégalités
de revenus, nous ne faisons que toucher le sommet de l’iceberg. Dans
les précédentes considérations, nous n’avons pas encore abordé des
enjeux plus spécifiques, tels que le lien entre inégalités de revenus
et pauvreté des enfants, les effets des inégalités de revenus sur
la santé des personnes ou sur leur exposition à une dégradation
de l’environnement; à l’évidence, cela dépasserait le cadre de notre
propos.
48. Ainsi le présent rapport se veut-il une contribution et un
premier pas vers un renforcement des économies modernes en les rendant
plus durables, plus porteuses de cohésion sociale et plus favorables
à des systèmes démocratiques; c’est-à-dire plus tournées vers les
valeurs et les normes du Conseil de l’Europe. Il suffit d’un regard
relativement bref sur la question des inégalités de revenus, tel
qu’entrepris par cet exposé, pour montrer que les enjeux socioéconomiques
sont étroitement liés à la situation des droits humains en Europe;
aussi doivent-ils incontestablement demeurer parmi les premières
préoccupations du Conseil de l’Europe et de ses divers organes,
notamment l’Assemblée parlementaire.