1. Introduction
1. Je souhaite souligner d’emblée
l’excellente coopération qui existe entre l’Assemblée parlementa ire
et la Commission européenne pour la démocratie par le droit («Commission
de Venise»). Cela a été souvent dit, mais cela mérite d’être répété,
l’Assemblée est la meilleure «cliente» de la Commission de Venise.
Nous la sollicitons régulièrement en lui demandant de rendre des
avis sur de nombreux sujets. En ma qualité de représentant institutionnel
au nom de la commission des questions juridiques et des droits de
l’homme auprès de la Commission de Venise, j’ai le privilège d’assister
et de participer régulièrement à ses travaux. Je peux donc témoigner
de notre étroite coopération ainsi que de la qualité, du sérieux
et de la rapidité avec lesquels la Commission de Venise répond à
nos demandes.
1.1. Procédure
2. Le 21 juin 2016, Mme Marina
Kaljurand, Ministre des Affaires étrangères d’Estonie, alors Présidente
du Comité des Ministres, Mme Herdis Kjerulf
Thorgeirsdottir, Vice-Présidente de la Commission de Venise, et Mme Anne
Brasseur, ancienne Présidente de l’Assemblée parlementaire, ont
participé à un échange de vues devant la commission des questions
juridiques et des droits de l’homme pour présenter et discuter la
liste des critères de l’État de droit
nouvellement adoptée
par la Commission de Venise. À la suite de cet échange de vues,
la Commission a déposé une proposition de résolution intitulée «Liste
des critères de l’État de droit»
avec l’intention de proposer à l’Assemblée
parlementaire d’entériner cette liste.
3. Notre commission a été saisie pour rapport sur cette question
le 25 novembre 2016 et j’ai été nommé rapporteur le 13 décembre
2016. Enfin, la Commission a tenu une audition avec la participation
de M. Kaarlo Tuori, Premier Vice-président de la Commission de Venise,
et Mme Sarah Cleveland, membre de la Commission
de Venise, le 26 janvier 2017.
1.2. Genèse de
la liste des critères de l’État de droit
4. L’existence même de cette liste
n’est autre que l’aboutissement d’une réflexion lancée par notre Assemblée
en 2007
. En effet, si
les notions d’État de droit et de prééminence du droit apparaissent régulièrement
dans les grands documents politiques du Conseil de l’Europe ainsi
que dans de nombreuses conventions et recommandations, le Conseil
de l’Europe ne les a cependant définies dans aucun texte et n’a pas
non plus créé de mécanisme spécial de suivi en la matière. Ainsi,
invitée par notre Assemblée à mener une réflexion approfondie sur
les concepts de «
Rule of Law»
et de «prééminence du droit», la Commission de Venise a réalisé
une étude visant à «retenir une définition consensuelle de la prééminence
du droit, qui permette aux organisations internationales et aux
juridictions nationales et internationales d’interpréter et d’appliquer
ce principe fondamental»
. La Commission
de Venise a décidé de ne pas se laisser arrêter par le fait que
le concept de Rule of Law puisse être indéfinissable
. Dans cette
étude, la Commission de Venise a privilégié une approche plus opérationnelle
, concluant – au-delà de la question
de la définition formelle – à l’existence d’un consensus sur les
caractéristiques essentielles des notions de
Rule
of Law, de
Rechtsstaat et d’État
de droit, pas uniquement formelles, mais également substantielles
ou matérielles: à savoir: 1) la légalité, avec une procédure d’adoption
des textes de loi fondée sur la transparence, l’obligation de rendre
compte et la démocratie; 2) la sécurité juridique; 3) l’interdiction
de l’arbitraire; 4) l’accès à la justice devant des juridictions indépendantes
et impartiales, avec contrôle juridictionnel des actes administratifs;
5) le respect des droits de l’homme; et 6) la non-discrimination
et l’égalité devant la loi
.
5. Souhaitant parvenir à rendre opérationnelle la notion d’État
de droit, et face au manque d’outils pratiques pouvant servir au
contrôle de son respect
, la
Commission de Venise a poursuivi ses travaux en élaborant une liste
des critères de l’État de droit.
6. Ce rapport présentera cette liste ainsi que l’examen à la
lumière de la liste de deux situations d’actualité présentant –
à des degrés différents – de sérieuses menaces vis-à-vis de l’État
de droit. Cette analyse se basera très concrètement sur les critères
définis dans la liste ainsi que sur les travaux substantiels menés
par la Commission de Venise au sujet de ces deux situations. En
effet, il est important non seulement que nous apportions notre
soutien à la liste des critères de l’État de droit de manière abstraite
mais aussi que nous nous en saisissions pour en faire un outil de
travail pratique au sein de l’Assemblée.
2. La liste des critères de l’État de
droit: un outil de contrôle et de prévention
7. La liste des critères de l’État
de droit constitue un outil fonctionnel d’évaluation du respect
de la prééminence du droit dans un État donné, à l’aide de critères
objectifs. La Commission de Venise s’est accordée sur le fait que
l’adoption d’une liste était un moyen efficace et objectif de contrôle
du respect de ce principe fondamental. La liste des critères de
l’État de droit s’inscrit dans un mouvement en faveur du renforcement
de l’évaluation du respect du principe de l’État de droit également
engagée au niveau de l’Union européenne avec la mise en place en
2014 d’un mécanisme de traitement des problèmes systémiques touchant
à l’État de droit dans ses États membres, et au niveau des Nations
Unies avec la publication en 2011 des «
indicateurs
de l’État de droit » et l’adoption par l’Assemblée générale en 2012 de la
déclaration de la Réunion de haut niveau sur l’État de droit aux
niveaux national et international. Il est important de préciser
que les «indicateurs de l’État de droit» n’ont pas le même champ
d’application, ni la même méthode que la Liste des critères de l’État
de droit
.
8. Si la notion d’État de droit existe de manière autonome, cette
dernière entretient également des liens étroits et d’interdépendance
avec les deux autres principes fondateurs du Conseil de l’Europe
que sont la démocratie et les droits de l’homme. Préserver et promouvoir
les droits de l’homme, la démocratie et la prééminence du droit
est considéré «comme formant un seul objectif, l’objectif fondamental
du Conseil de l’Europe»
.
La Commission de Venise affirme que «[l]’État de droit serait une
coquille vide sans la protection des droits de l’homme. Inversement,
la protection et la promotion des droits de l’homme ne sont réalisées
que par le respect de l’État de droit»
.
Quant à la démocratie, elle est inhérente à l’État de droit
. Cependant, tout État
fondé selon les principes de l’État de droit n’est pas nécessairement
démocratique. Ces notions sont interdépendantes, se chevauchent
en partie mais ont également des caractéristiques propres. Ce rapport
nous offre donc l’occasion de réaffirmer notre soutien inconditionnel
à ces trois principes, dont celui de la prééminence du droit, «sur
lesquels se fonde toute démocratie véritable» (tel que consacré,
notamment, par le Préambule du
Statut
du Conseil de l’Europe (STE no 1) et son article
3, qui en fait une condition d’adhésion pour les nouveaux membres).
La Cour européenne des droits de l’homme a, quant à elle, statué
que la prééminence du droit est une notion inhérente à l’ensemble
des articles de la Convention européenne des droits de l’homme (STE
no 5, «la Convention»)
.
9. Comme il a été précisé plus haut, le but principal de la Commission
de Venise est de mettre en place un instrument objectif d’évaluation
du degré de l’État de droit dans un pays donné, sur la base de ses
structures constitutionnelles et juridiques, de la législation en
vigueur et de la jurisprudence
. L’essence
même de l’État de droit, et donc ses éléments constitutifs, ne sauraient
se limiter à une dimension purement juridique. A ce propos, Mme Kjerulf-Thorgeirsdottir
nous met en garde contre une erreur qui consisterait à appliquer
les critères de cette liste de façon mécanique. Le contexte politique
et historique, l’ordre constitutionnel et les traditions culturelles
doivent également être pris en compte.
10. La liste des critères de l’État de droit se veut être un outil
permettant une évaluation:
- minutieuse:
traitant de chacune des principales dimensions de la notion d’État
de droit;
- objective et transparente: en se référant expressément
aux normes nationales et internationales;
- juste: puisque les critères et les standards qu’ils représentent
sont les mêmes quel que soit le pays faisant l’objet de l’évaluation.
3. Présentation
des différents critères
3.1. Légalité
11. L’action de l’État s’inscrit
dans la reconnaissance de la primauté du droit et dans le respect
du droit. Autrement dit, il s’agit ici de s’assurer que l’action
de l’État soit conforme au droit et autorisée par celui-ci.
12. À cela s’ajoute un contrôle sur le rapport entre le droit
international et le droit interne devant assurer que le système
juridique national respecte les obligations contractées en droit
international. Les autres sous-catégories concernent les compétences
législatives de l’exécutif et leur limitation; la procédure législative et les
exceptions dans les situations d’urgence afin d’évaluer les limites
des mesures exceptionnelles dérogeant au régime de protection normal
des citoyens. Enfin, le principe de la légalité impose également
le devoir de mise en œuvre de la loi et s’applique aux acteurs privés
chargés de missions de service public.
3.2. Sécurité
juridique
13. Cela comprend l’accessibilité
de la loi et des décisions judiciaires; la prévisibilité de la loi ainsi
que la stabilité et la cohérence du droit et le respect des attentes
légitimes.
14. Ce critère comprend également la non-rétroactivité du droit,
notamment du droit pénal, et l’application des principes de nullum crimen, nulla poena sine lege (pas
d’infraction ni de sanction sans loi) et de res
judicata (force de la chose jugée).
3.3. Prévention
de l’abus de pouvoir
15. De la même manière que le critère
de sécurité juridique, la prévention de l’abus de pouvoir est une problématique
sur laquelle s’est penchée notre Assemblée. En 2013, elle a adopté
la Résolution
1950
(2013) «Séparer la responsabilité politique de la responsabilité
pénale»
.
Pour prévenir des poursuites pénales abusives contre des responsables
politiques, la résolution de l’Assemblée rappelle que les dispositions
du droit pénal doivent être claires, précises et interprétées étroitement
.
3.4. Égalité
devant la loi et non-discrimination
16. L’absence de discrimination
fondée sur le sexe, l’orientation sexuelle, la prétendue race, la
couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes
autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance
à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre
situation (article 14 de la Convention) est essentielle. De plus,
le respect de cette disposition implique que «la législation elle-même
se conforme au principe d’égalité: elle doit traiter sur un pied
d’égalité des situations comparables, et différemment des situations
différentes»
.
Cette égalité ne saurait être que purement formelle, des actions positives
(nécessaires et proportionnelles) peuvent être autorisées dans des
cas limités afin de garantir une égalité matérielle
.
17. Les sous critères d’évaluation sont ici: la non-discrimination;
l’égalité dans la loi et l’égalité devant la loi.
3.5. Accès
à la justice
18. Ce critère comprend principalement
le contrôle de l’indépendance et de l’impartialité de la justice
elle-même (le pouvoir judiciaire), des juges pris individuellement,
du ministère public et du barreau, mais aussi le droit à un procès
équitable, en commençant par le droit d’accès à la justice et la
présomption d’innocence. La liste des critères mentionne aussi les
éléments essentiels de la justice constitutionnelle.
19. L’Assemblée a régulièrement souligné le besoin de protéger
et de garantir l’indépendance et l’impartialité du pouvoir judiciaire.
On peut notamment citer sa
Résolution
2077 (2015) sur l’abus de la détention provisoire dans les États
parties à la Convention européenne des droits de l’homme et sa
Résolution 2098 (2016) «La corruption judiciaire: nécessité de mettre en œuvre
d’urgence les propositions de l’Assemblée»
.
20. Comme le précise la Commission de Venise, la liste des critères
de l’État de droit n’a pas la prétention d’être exhaustive ou définitive
. Bien que
couvrant les points estimés les plus essentiels du principe d’État
de droit, cet instrument n’est pas figé dans le temps. Elle peut
en effet être amenée à évoluer en fonction de l’apparition de nouveaux
problèmes, ou détaillée plus largement sur certains points
.
Par ailleurs, la Commission de Venise prend soin de préciser que
l’évaluation devra «envisager l’ensemble du contexte, et se garder
d’appliquer mécaniquement» les éléments de la liste
.
4. Études
de cas particuliers
21. Il m’a semblé utile d’illustrer
la pertinence de la liste des critères de l’État de droit en étudiant
deux situations préoccupantes, quoiqu’à des échelles différentes,
en Pologne et en Turquie et sur lesquelles la Commission de Venise
a récemment adopté des avis pertinents.
4.1. Pologne:
préoccupations concernant les lois relatives au Tribunal constitutionnel
22. Pour comprendre la légitimité
de nos préoccupations concernant la Pologne, un bref rappel des
faits est nécessaire. Le 25 juin 2015, la Diète (Parlement polonais)
a adopté la loi relative au Tribunal constitutionnel dont l’article
137 prévoyait l’élection par cette même Diète d’ici à la fin de
son mandat des successeurs de l’ensemble des juges dont le mandat
prenait fin en 2015, y compris ceux dont le mandat prendrait fin
après le terme du mandat de cette même Diète. Cette loi est entrée
en vigueur le 30 août 2015. Le 8 octobre 2015, quelques semaines
avant les élections législatives polonaises de 2015 remportées par
le parti
Prawo i Sprawiedliwość (Droit
et Justice), la Diète sortante a désigné cinq juges aux fins d’occuper
les sièges vacants du Tribunal constitutionnel qui devaient s’ouvrir
respectivement les 6 novembre et 2 et 8 décembre 2015 (donc parmi
ces cinq sièges deux ne se sont libérés qu’après la fin du mandat
de la Diète sortante)
. Le Président de Pologne refuse d’accepter
le serment des cinq candidats élus. Or, le 19 novembre, la Diète
nouvellement élue le 25 octobre 2015 modifie la loi relative au
Tribunal constitutionnel dans une procédure accélérée, introduisant
la possibilité d’annuler les désignations faites par la Diète précédente
et se donnant la possibilité de nommer cinq nouveaux juges, y compris
les trois juges dont la nomination relevait de la Diète précédente. Ces
nouvelles nominations sont faites le 2 décembre 2015
,
un jour avant l’audition du Tribunal constitutionnel qui statuera
sur la constitutionnalité de la base légale des élections des juges
en octobre. Le même jour, le Président de Pologne accepte le serment
des cinq candidats élus par la nouvelle Diète. Le 3 décembre 2015,
le Tribunal constitutionnel déclare inconstitutionnelle la base
légale de deux des cinq nominations du 8 octobre 2015 (pour les
juges qui devaient entrer en fonction en décembre 2015), mais déclare
la base légale conforme à la Constitution en ce qui concerne l’élection
par la Diète précédente des trois autres juges dont les vacances
des sièges s’étaient ouvertes en novembre 2015; selon le Tribunal,
le Président de la République aurait aussi dû accepter que ces trois
juges prêtent serment devant lui.
23. Après l’annulation le 9 décembre 2015 par le Tribunal constitutionnel
d’amendements à la loi sur le Tribunal du 19 novembre 2015, qui
visent à raccourcir la durée du mandat du Président du Tribunal,
la Diète adopte, le 22 décembre 2015, une loi modifiant la loi sur
le Tribunal constitutionnel, qui contenait des dispositions controversées
sur les nouvelles procédures devant ce dernier. Le 7 janvier 2016,
le Tribunal constitutionnel décide qu’il n’est pas compétent pour
se prononcer sur les résolutions du parlement sur l’élection des
juges de novembre 2015. Dans son arrêt du 9 mars 2016, le Tribunal
constitutionnel juge inconstitutionnelle la loi du 22 décembre 2015.
Dans cet arrêt, le Tribunal décide directement sur la base de la Constitution
et n’applique pas la loi contestée, qui aurait empêché son fonctionnement.
Par contre, la Première Ministre, qui est en charge de la publication
du Journal officiel, refuse de publier cet arrêt parce que, selon
elle, le Tribunal constitutionnel n’était pas composé correctement
en vue des amendements contestés. Depuis, les autres décisions du
Tribunal constitutionnel n’ont pas non plus été publiées au Journal
Officiel; la plupart de ces décisions ont été publiées seulement
en août et décembre 2016
. Dans son avis
,
préparé à la demande du ministre des Affaires étrangères de la Pologne
et adopté les 11 et 12 mars 2016, la Commission de Venise conclut
que les amendements (jugés inconstitutionnels par le Tribunal) auraient
compromis non seulement l’État de droit, mais aussi le fonctionnement
du système démocratique. Dans son avis, la Commission de Venise
insiste qu’un refus de publier l’arrêt du 9 mars serait non seulement
contraire à l’État de droit, mais une mesure sans précédent qui
aggraverait encore la crise constitutionnelle.
24. Le 22 juillet 2016, la Diète a adopté en deuxième lecture
une nouvelle loi relative au Tribunal constitutionnel. Le Secrétaire
Général du Conseil de l’Europe a demandé à la Commission de Venise d’examiner
cette loi. La loi a été publiée au Journal officiel le 1er août
2016 (avant l’adoption de son avis par la Commission de Venise).
Le 11 août 2016, le Tribunal constitutionnel a conclu à l’inconstitutionnalité
de plusieurs des dispositions de la loi. À nouveau, la Première
Ministre a refusé de publier la décision du Tribunal constitutionnel.
Dans son avis
,
la Commission de Venise conclut que la nouvelle loi ne règle pas
la crise constitutionnelle, mais la prolonge en faisant entrave
au Tribunal constitutionnel, qui ne peut pas jouer son rôle constitutionnel
de gardien de la démocratie, de l’État de droit et des droits de
l’homme.
25. Précisément le jour suivant la fin du mandat du Président
du Tribunal M. Andrzej Rzepliński, le 19 décembre 2016, trois nouvelles
lois, dont deux du 30 novembre 2016 – la loi sur l’organisation
et les procédures devant le Tribunal constitutionnel et la loi sur
le statut des juges du Tribunal constitutionnel, ainsi qu’une loi
du 13 décembre 2016 sur les dispositions transitoires –, ont été
publiées dans le Journal officiel et la plupart de leurs dispositions
sont entrées en vigueur le jour même. Elles remplacent intégralement l’ancienne
loi sur le Tribunal constitutionnel. Sur la base de cette nouvelle
législation, le 20 décembre 2016, le Président de la République
a confié la fonction de Président du Tribunal
ad
interim à Mme Julia Przyłębska,
à savoir la juge qui avait la plus longue expérience dans le système
judiciaire en général (nommée juge du Tribunal le 2 décembre 2015).
Le lendemain, la nouvelle présidente en exercice a intégré au Tribunal
les trois juges qui avaient été élus par la nouvelle Diète sur une
base juridique jugée inconstitutionnelle
et les noms des trois juges élus
en octobre par l’ancienne Diète ont disparu du site
du
Tribunal constitutionnel. Ensuite, la Présidente du Tribunal en
exercice a convoqué l'Assemblée générale du Tribunal, chargée de
la nomination des candidats pour un nouveau président du Tribunal,
qui en présence de 14 juges sur 15, a choisi deux candidats pour
ce poste, dont la Présidente en exercice. Cette élection a été controversée
et contestée dans les cercles juridiques, car seulement six juges
ont voté pour, sept ont refusé de participer au vote et un l’a jugé caduc
. Le 21 décembre 2016, le Président
de la République a nommé Mme Przyłębska
en tant que Présidente du Tribunal. Simultanément, un des juges,
M. Andrzej Wróbel, a décidé de reprendre ses anciennes fonctions
à la Cour suprême
et il a été remplacé par un nouveau
juge nommé par la Diète le 24 février 2017
. Début janvier 2017, la nouvelle
Présidente a renvoyé en vacances avec effet immédiat le Vice-président
du Tribunal M. Stanisław Biernat, sous prétexte qu’il était légalement
obligé d’épuiser ses congés avant son départ
, affectant ainsi la majorité de
votes au Tribunal. En outre, en janvier 2017, le Procureur général
– qui est le ministre de la Justice – a institué une procédure en
vue d’examiner la validité de l'élection de trois juges du Tribunal
élus par la précédente législature
.
26. La crise constitutionnelle en Pologne soulève d’importantes
questions en matière d’État de droit. Les normes les plus pertinentes
à examiner ici sont l’indépendance du pouvoir judiciaire et la garantie
de la justice constitutionnelle là où elle existe (c.-à-d. le respect
du statut d’arbitre suprême de la juridiction constitutionnelle et
l’obligation pour les autres branches du pouvoir de se soumettre
à ses décisions; ceci dit, la Liste des critères de l’État de droit
n’exige pas l’existence même d’une cour constitutionnelle, seulement
que là où elle existe, elle doit être l’arbitre suprême et indépendant
du respect de la Constitution).
Critères
de la liste des critères de l’État de droit et questions de référence
|
Situations
pertinentes
|
A.
Légalité
A1.
Primauté du droit
|
|
iv. Le
pouvoir exécutif se conforme-t-il dans son action à la constitution
et aux autres normes de droit?
|
iv. Le
refus de la Première ministre de publier les décisions du Tribunal
constitutionnel est contraire à la Constitution polonaise. Son article
10.2 dispose expressément que «les cours et tribunaux exercent le
pouvoir judiciaire».
|
vi. Existe-t-il
un contrôle juridictionnel effectif de la compatibilité des actes
et décisions du pouvoir exécutif avec la loi?
|
vi. Le
contrôle exercé par le Tribunal constitutionnel est ignoré et/ou
rendu ineffectif par l’exécutif et le législatif.
|
A2.
Respect du droit
|
|
i. Tous
les pouvoirs des autorités publiques sont-ils prévus dans la loi?
|
i. «En
adoptant la loi du 22 juillet (et les amendements du 22 décembre),
le Parlement polonais a assumé des pouvoirs de révision constitutionnelle
que sa qualité de législateur ordinaire ne lui confère pas, sans
posséder la majorité requise pour réviser la Constitution.» (CDL-AD(2016)026, § 127)
|
ii. Les
compétences de chaque autorité sont-elles clairement délimitées?
|
ii. Selon
la Commission de Venise, «Sans aucun fondement constitutionnel,
la chancellerie du Premier Ministre s’est arrogé le pouvoir de contrôler
la validité des décisions du Tribunal constitutionnel en refusant
de publier ses décisions» (CDL-AD(2016)026, § 126) et «le pouvoir législatif s’est arrogé le pouvoir
de contrôle constitutionnel». (CDL-AD(2016)026, § 129)
Fusion des fonctions de ministre
de la Justice et de Procureur général, et attribution de nouveaux
pouvoirs attachés à cette fonction, en l’absence de garanties suffisantes.
|
A4.
Compétences législatives de l’exécutif
|
|
La primauté du pouvoir
législatif est-elle garantie?
ii. Quelles
sont ces exceptions? Sont-elles limitées dans le temps? Sont-elles
contrôlées par le Parlement et la justice? Existe-t-il une voie
de recours effectif en cas d’abus?
|
La législation sur le
Tribunal constitutionnel (amendements du 19 novembre 2015 et du
22 décembre 2015, loi du 22 juillet 2016 tous jugés inconstitutionnels)
paralyse le travail du Tribunal. En vertu de la législation entrée
en vigueur le 20 décembre 2016, la présidence du Tribunal est modifiée.
|
E.Accès à la justice
|
|
E1a. Indépendance
du pouvoir judiciaire
|
E1a. L’indépendance
du Tribunal constitutionnel est compromise par une ingérence sur
son fonctionnement. (voir ci-dessus A2ii).
|
E2.
Procès équitable
E2d. Effet
des décisions de justice
|
|
i. Les
jugements sont-ils effectivement et promptement appliqués?
|
i. Le
refus de publication de certaines décisions du Tribunal constitutionnel
par la Première ministre peut priver ces jugements d’effet juridique.
|
E3.
Justice constitutionnelle
iii. Le Parlement et l’exécutif
sont-ils tenus, avant d’adopter de nouvelles dispositions législatives
ou réglementaires, de tenir compte des arguments présentés par la
cour constitutionnelle ou un organe équivalent? En tiennent-ils
compte en pratique?
|
iii.et iv. Le Tribunal constitutionnel
a examiné et déclaré inconstitutionnelles plusieurs dispositions
de la loi du 22 juillet 2016. Cette décision a été ignorée (non
publiée au Journal officiel).
|
iv. Le
Parlement ou le pouvoir exécutif comblent-ils dans un délai raisonnable
les lacunes identifiées par la Cour constitutionnelle dans la législation
ou la réglementation?
|
|
vi. Si
les juges de la cour constitutionnelle sont élus par le Parlement,
une majorité qualifiée est-elle nécessaire, et existe-t-il d’autres
garanties d’équilibre dans la composition de la cour?
|
vi. Pas
de majorité qualifiée requise pour l’élection des juges du Tribunal
constitutionnel (selon la Constitution), nouveau Président du Tribunal
élu sur la base d'une procédure discutable; vice-président du Tribunal
contraint de prendre des vacances; élection de trois juges en exercice
contestée sept ans après leur élection .
|
27. Les nominations contraires
à la Constitution de certains juges du Tribunal constitutionnel
menacent la crédibilité et la stabilité du système juridique polonais.
En effet, tout verdict adopté par ces juges est susceptible d’être
remis en cause par des juridictions de degrés inférieurs, mettant
sérieusement à mal la primauté de la justice constitutionnelle,
qui, quoi qu’il en soit, ne semble déjà pas respectée par le pouvoir exécutif.
La Commission de Venise conclut son avis en ces termes: «En prolongeant
cette crise constitutionnelle, [le parlement et le gouvernement]
font entrave au Tribunal constitutionnel, qui ne peut pas jouer
son rôle constitutionnel de gardien de la démocratie, de l’État
de droit et des droits de l’homme
.»
4.2. Les
mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence en Turquie
28. Sarah Cleveland, membre de
la Commission de Venise, a fait état, au cours de sa présentation
devant notre commission, du fait que la situation actuelle en Turquie
démontre «de façon éclatante» l’utilité de la liste des critères
de l’État de droit
.
L’Assemblée quant à elle a décidé dans sa
Résolution 2156 (2017) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie de rouvrir la procédure de suivi à l’égard de la Turquie
jusqu’à ce que les «profondes préoccupations» concernant le respect
des droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit «soient
traitées de manière satisfaisante».
29. Suite à la tentative de coup d’État du 15 Juillet 2016 l’état
d’urgence a été déclaré dès le 20 Juillet 2016 et renouvelé depuis.
S’en est suivi le 21 juillet 2016 la notification d’une dérogation
à la Convention européenne des droits de l’homme au titre de son
article 15. L’Assemblée a fermement condamné la tentative de renversement
des institutions démocratiquement élues et exprimé son soutien au
peuple turc. Comme l’a fait remarquer à juste titre la sous-commission
ad hoc de la commission des questions politiques et de la démocratie
suite à sa visite en Turquie, il ne s’agit pas de dénoncer le fait
que les autorités turques identifient et punissent les responsables
de la tentative de coup d’État
.
Néanmoins, les réponses apportées ne peuvent s’inscrire en dehors
de l’État de droit et devraient rester dans les limites imposées
par la Constitution et dans le respect du droit international. L’état
d’urgence, qui doit avoir des effets strictement limités et provisoires,
a vocation à être levé le plus rapidement possible. Cela a également
été rappelé par la Commission de Venise dans son avis sur les décrets
d’urgence
.
30. Les autorités turques ont promulgué 21 «décrets ayant force
de loi» dans le cadre de l’état d’urgence
. De véritables purges, comprenant
des arrestations d’apparence arbitraires notamment de membres du judiciaire,
de la fonction publique, des forces armées, de la police nationale,
de membres de l’opposition parlementaire et de journalistes, en
dépit de la présomption d’innocence et du droit à la défense
. Je ne citerai que quelques chiffres
pour donner une idée de l’ampleur de la répression: 150 000 personnes
ont été révoquées, près de 4 000 membres du système judiciaire ont
été suspendus, 177 organes de presse ont été fermés et plus de 150
journalistes placés en détention, et environ 2 100 écoles, foyers
d’étudiants et universités ont été fermés. Le rapport de la commission
de suivi a qualifié l’impact de ces purges massives de «mort civile»
pour les personnes concernées et craint que ces mesures aient «un
effet dramatique et préjudiciable à long terme pour la société turque
qui devra trouver les moyens et les mécanismes adéquats pour surmonter
ce traumatisme»
.
31. Onze parlementaires, membres du Parti démocratique des Peuples
(HDP), y compris ses co-présidents, sont actuellement en détention
provisoire
.
Notre Assemblée s’était inquiétée de la levée de l’immunité parlementaire
d’un grand nombre de parlementaires dans ses Résolutions
2121
(2016) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie et
2127 (2016) «L’immunité parlementaire: remise en cause du périmètre
des privilèges et immunités des membres de l’Assemblée parlementaire»
.
32. Dans un souci de concision, et à l’instar de la présentation
qui nous a été faite par Mme Cleveland,
je me limiterai ici à examiner les critères de la Liste de l’État
de droit qui sont particulièrement concernés dans le contexte de
l’état d’urgence, à savoir la légalité et l’accès à la justice,
notamment l’indépendance du judiciaire. Mais il est nécessaire de
souligner que d’autres mesures, et notamment la réforme constitutionnelle,
soulèvent des questions tout aussi inquiétantes.
Critères de la liste
des critères de l’État de droit et questions de référence
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Situations
pertinentes
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A.
Légalité
A1.
Primauté du droit
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iv. Le
pouvoir exécutif se conforme-t-il dans son action à la constitution
et aux autres normes de droit?
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iv. Dans
le contexte de la mise en œuvre de l’état d’urgence:
Le
gouvernement a contourné la procédure législative par la publication
de décrets-lois d’urgence empiétant sur les prérogatives du parlement.
Seuls 5 des 21 décrets-lois ont été approuvés par le parlement en
vertu de la constitution, qui stipule que l’approbation par le parlement
doit intervenir dans les 30 jours suivant leur publication. (Rapport de la Commission de suivi, § 24)
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vi. Existe-t-il
un contrôle juridictionnel effectif de la compatibilité des actes
et décisions du pouvoir exécutif avec la loi?
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vi. En
vertu de la constitution, la Cour constitutionnelle ne peut pas vérifier
la conformité des décrets-loi avec la Constitution. Par ailleurs la
Cour constitutionnelle ne peut pas se prononcer au fond sur les propositions
d’amendements constitutionnels.
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A5.
Procédure législative
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A6.
Exceptions dans les situations d’urgence
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i. Existe-t-il
des dispositions spéciales applicables aux situations d’urgence?
Le droit national prévoit-il des dérogations aux droits de l’homme
pour les situations de ce genre? Quelles situations et critères
retient-il?
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i. La
déclaration et l’application de l’état d’urgence sont définies et régulées
par la Constitution et la loi de 1983 sur l’état d’urgence. Cependant
les amendements de la Constitution adoptés par la Grande Assemblée
nationale turque le 21 janvier 2017, et qui ont été soumis au référendum
national le 16 avril 2017, prévoient que le Président aura le pouvoir
de décider seul de la déclaration de l’état d’urgence et de promulguer
des décrets ayant force de loi sur des questions nécessaires au
vu de l’urgence. (CDL-AD(2017)005, § 73)
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ii. Les
dérogations sont-elles proportionnées, c’est-à-dire strictement
limitées, quant à leur durée, leurs circonstances et leur portée,
aux exigences de la situation?
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ii. La
durée de l’état d’urgence (CDL-AD(2017)007, § 12, et CDL-AD(2016)037,
§ 40) et l’ampleur des purges soulèvent d’importantes interrogations
quant au critère de proportionnalité. En particulier, le caractère
permanent des mesures prises par les décrets d’urgence est problématique
(CDL-AD(2017)007, § 15). Par ailleurs, la Commission de Venise rappelle
la nécessité de la présence d’un lien étroit et réel entre les raisons
justifiant l’état d’urgence et les mesures prises dans le cadre
de décret-lois d’urgence et estime que, dans le contexte actuel,
«il n’en est pas toujours ainsi, ce qui
pose un grave problème» (CDL-AD(2017)007, § 18).
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iii. Est-ce
que la possibilité pour l’exécutif de déroger à la répartition normale
des pouvoirs en situation d’urgence est également limitée quant
à sa durée, ses circonstances et sa portée?
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iii. Modifications
législatives structurelles à caractère permanent, à travers les
décrets-lois, ayant trait à la répartition des pouvoirs de l’État (notamment
amendements affectant les garanties en matière de justice pénale,
procédures autorisant les mises sur écoute, liquidation en masse
de médias, etc.) (CDL-AD(2016)037, § 151-176; CDL-AD(2017)007, §
51) ou des actions à caractère permanent ayant un impact sur des
individus (licenciements/limogeages permanents, dissolution d’organisations,
confiscation de biens, etc.).
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iv. La
réalité de l’urgence, la durée de l’état d’urgence et la portée
de toute dérogation décidée à ce titre sont-elles soumises à un contrôle
parlementaire et juridictionnel?
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iv. La
déclaration de l’état d’urgence a été dûment validée par le Parlement
turc. La Constitution prévoit que les décrets lois d’exception sont
soumis au contrôle parlementaire. Cependant, le parlement n’a pas
interrompu la période de congé d’été, de sorte qu’aucun contrôle n’a
été effectué pendant deux mois après la déclaration de l’état d’urgence.
Alors que le parlement devrait examiner tout décret d’urgence dans
un délai d’un mois, dans les faits ce délai est largement ignoré.
La Constitution ne prévoit pas expressément que les décrets-loi
d’urgence qui ne sont pas validés par le parlement perdent leur
efficacité. (CDL-AD(2016)037, § 46-54)
La portée des
dérogations décidées dépasse la réalité de l’urgence puisqu’il s’agit
de changements législatifs et de mesures individuelles à caractère
permanent. (CDL-AD(2016)037, § 78-90)
Absence de contrôle
judiciaire/recours:
La Constitution exclut un contrôle
de constitutionnalité de la déclaration de l’état d’urgence par
la Cour constitutionnelle. La Cour ne peut examiner les décrets
d’urgence, mais elle pourrait examiner les lois les ratifiant. Pour
l’heure, aucun recours n’a été introduit devant la Cour.
Par
ailleurs, la Cour constitutionnelle n’a pas encore établi si elle
est en mesure d’examiner les requêtes individuelles portant sur
la conformité des décrets-lois d’application de l’état d’urgence.
Les
licenciements collectifs ou individuels et liquidations d’organisations
(décidés par décret-loi par le biais de listes de noms annexées
aux décrets d’urgence) peuvent, depuis le 23 janvier 2017, faire
l’objet d’un recours devant une commission administrative (Commission
d’enquête sur les mesures de l’état d’urgence) et peuvent par la
suite être contestés devant des juridictions administratives. Cette
commission, dont cinq membres seront désignés par l’exécutif (alors
que le quorum requis pour prendre des décisions n’est que de quatre)
et dont tout membre peut être révoqué sur simple décision de la
commission elle-même, doit encore être établie et devenir opérationnelle.
«Reste à savoir si cette commission – compte tenu de sa taille,
de sa composition, de la durée de son mandat et de ses principes
de fonctionnement – sera en mesure de traiter toutes les affaires
de manière individualisée et de rendre des décisions motivées fondées
sur des preuves vérifiables» (elle ne sera composée que de sept
membres et aura un mandat de deux ans pour se pencher sur environ
130 000 révocations et sur plusieurs milliers de liquidations de
personnes morales privées). (CDL-AD(2017)007, VIII et notamment
§ 88)
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E.
Accès à la justice
E1.
Indépendance et impartialité
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E1. L’indépendance
de la justice en Turquie soulevait déjà de sérieuses inquiétudes
avant la tentative de coup d’État . Depuis, la situation s’est aggravée
et est devenue tout à fait alarmante
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i. Les
principes fondamentaux de l’indépendance de la justice, y compris
des procédures et critères objectifs pour la nomination, la titularisation,
la discipline et la révocation des magistrats, figurent-ils dans
la constitution ou la législation ordinaire?
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i. Des
milliers de juges ont été révoqués depuis la tentative de coup d’État.
Les
révocations décidées en vertu du décret-loi no 667
reposent sur des standards vagues, et manquent de procédures objectives.
(CDL-AD(2016)037, § 135-139)
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ii. La
révocation n’est-elle possible qu’en cas d’infraction grave à la
discipline ou à des dispositions du droit pénal? La procédure est-elle clairement
définie dans la loi? Le juge dispose-t-il de voies de recours contre
une décision de révocation?
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ii. Révocations
des juges pas limitées à des cas d’infractions graves à la discipline
ou à des dispositions du droit pénal. La Commission de Venise dénonce
en particulier l’absence d’individualisation des peines et de preuves
objectives. (CDL-AD(2016)037, § 136, 139, 140).
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viii. Existe-t-il
un conseil indépendant de la magistrature ou de la justice?
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viii. Le
Haut Conseil des Juges et Procureurs (HSYK), qui a ordonné la révocation
de milliers de juges, est actuellement présidé par le Ministre de
la Justice.
La réforme constitutionnelle envisage
de supprimer l’élection de plus de la moitié des membres du HSYK
par leurs pairs, et de réduire le nombre de ses membres de 22 à
13. Quatre seront nommés par le Président, le Ministre de la justice
et le sous-secrétaire d’État en seront membres d’office et les sept
membres restants seront nommés par le parlement. (CDL-AD(2017)005,
§ 114 et suivants)
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33. D’autres critères de l’État
de droit auraient pu être examinés ici, notamment le point C. «Prévention
de l’abus de pouvoir». La question de l’existence d’un dispositif
de prévention de l’arbitraire et de l’abus de pouvoir par les autorités
publiques se pose. Les pouvoirs publics sont-ils tenus de justifier
en détail leurs décisions, en particulier lorsqu’elles touchent
aux droits des individus? Les révocations et licenciements massifs
évoqués plus haut, l’absence de contrôle judiciaire de ces décisions
sont autant d’éléments qui impliquent une réponse négative. Par
ailleurs, selon la Commission de Venise, les amendements de la Constitution
adoptés par la Grande Assemblée nationale turque le 21 janvier 2017,
et qui ont été soumis au référendum national le 16 avril 2017, mèneront
à une concentration excessive des pouvoirs entre les mains du Président,
réduiront le contrôle parlementaire des pouvoirs de ce dernier et
affaibliront le judiciaire (CDL-AD(2017)005, notamment les paragraphes
109 et 124 et suivants).
5. Conclusions
34. La liste des critères de l’État
de droit permet de passer outre les éventuelles disputes sur la
définition des concepts de prééminence du droit/Rule of law et de nous concentrer
sur la substance. Les critères définis par la Commission de Venise
permettent à tous les acteurs de se comprendre au-delà des définitions.
Les débats théoriques, intéressants mais parfois (délibérément?)
obstructifs, peuvent ainsi céder la place aux débats sur la réalité
du respect, ou non, d’un des piliers du Conseil de l’Europe: l’État
de droit.
35. Alors que la liste de critères de l’État de droit a déjà été
entérinée par le Comité des Ministres en septembre 2016
ainsi que par le Congrès des pouvoirs locaux
et régionaux en octobre 2016
, il est important
que notre Assemblée lui apporte également son soutien. Nous contribuerons
ainsi activement à lui conférer le statut d’instrument de référence
en matière d’évaluation et de contrôle du respect de l’État de droit, à
l’échelle du Conseil de l’Europe et au-delà. La liste des critères
deviendra ainsi un véritable «produit du Conseil de l’Europe».
36. Le soutien institutionnel et politique de l’Assemblée parlementaire
à la liste de critères de l’État de droit contribuera non seulement
à instaurer un nouveau standard harmonisé d’évaluation, mais s’avérera également
utile pour les activités de notre Assemblée. Les différents critères
d’évaluation identifiés par la Commission de Venise peuvent parfaitement
s’intégrer dans les travaux de nos commissions, notamment de la
commission de suivi, et nous aider à identifier de manière précise
des problèmes structurels et systémiques dans nos États membres.
37. La liste des critères de l’État de droit de la Commission
de Venise est un outil pratique non seulement pour le Conseil de
l’Europe, mais également pour tous les acteurs qui s’engagent dans
la promotion et le renforcement des principes de l’État de droit,
y compris l’Union européenne, qui a déjà exprimé beaucoup d’intérêt
pour la liste. Je partage donc l’avis exprimé par notre ancienne
Présidente, Anne Brasseur, qui voit cette liste de critères de l’État
de droit comme un potentiel «produit d’exportation» du Conseil de
l’Europe. Si les principaux destinataires d’une telle liste restent
nos États membres, cette dernière peut également être un outil important
pour d’autres acteurs nationaux ou internationaux. La liste est
disponible, aussi bien pour les institutions étatiques, au niveau
national ou local, que pour les institutions internationales et
la société civile (organisations non gouvernementales, think tanks,
associations de défense des droits et citoyens en général).
38. Nous-mêmes, parlementaires, devons nous en saisir et nous
y référer dans nos travaux, tant au sein de l’Assemblée parlementaire
que dans nos parlements nationaux. Nous devrions également inviter
les ministères de la Justice mais aussi d’autres institutions gouvernementales
ayant à apprécier la nécessité et la teneur d’une réforme législative,
ou encore la société civile et les organisations internationales
ou régionales, notamment le Conseil de l’Europe dans son ensemble
et l’Union européenne, à se référer systématiquement à cette liste.
Comme l’a déclaré Marina Kaljurand devant notre commission, l’ambition
de cette liste pourrait être aussi d’être mise à disposition à un
niveau global, «comme un cadeau du Conseil de l’Europe aux nations désireuses
d’évaluer leurs actions vis-à-vis de l’État de droit», mais aussi
être un outil utile pour cibler spécifiquement le renforcement de
l’État de droit lorsque des actions sont envisagées.
39. L’aval politique de notre Assemblée pour la liste des critères
de l’État de droit enverra également un puissant message de soutien
pour la Commission de Venise.
40. La défense de l’État de droit est plus importante que jamais.
Les deux études de cas présentées à titre d’exemple dans ce rapport
en sont la preuve. Comme l’a déclaré Marina Kaljurand, «prévenir
l’érosion de l’État de droit dans nos pays est notre plus grande
responsabilité, en particulier en temps de crise, lorsque la prolifération
de forces populistes essaie de nous contraindre à contourner nos
principes».