1. Introduction:
un revenu minimum vital comme moyen de protéger la dignité humaine
et l’autonomie
1. La pauvreté et le dénuement
social touchent de plus en plus d’Européens aussi bien dans les
pays riches que dans les pays plus pauvres. Personne n’est à l’abri
de difficultés matérielles dues à des «accidents de la vie», tels
que le chômage, la maladie, un accident, un handicap, des problèmes
familiaux ou d’autres événements préjudiciables. Ces aléas entraînent
parfois pour les personnes concernées une baisse considérable du
niveau de vie et l’exclusion sociale, voire des formes extrêmes
de pauvreté, notamment la faim, l’absence de domicile fixe et d’innombrables
troubles physiques et psychiques. La situation faisant «boule de
neige», des familles entières, en particulier les enfants, sont
touchées. Hantée par le spectre de la crise économique, l’Europe
doit répondre à des besoins sociaux toujours plus importants; or,
la réaction des pouvoirs publics est bien souvent défaillante.
2. À l’heure actuelle, la pauvreté et l’exclusion sociale menacent
environ 120 millions d’Européens
, parmi lesquels 25 millions d’enfants.
Environ 50 millions de personnes vivent actuellement dans des foyers
au sein desquels aucun membre n’a d’emploi; en outre, 40 millions
de personnes sont en proie à des difficultés matérielles au quotidien
et plus de 4 millions de personnes sont sans-abri. Les personnes
âgées et les jeunes sont relativement plus touchés que le reste
de la population. La dignité et l’autonomie de ces millions de personnes
sont si durement touchées, que c’est la société européenne dans
son ensemble qui risque d’être ébranlée.
3. Pourtant, le droit à la sécurité sociale figure parmi les
droits humains fondamentaux depuis des décennies, le but étant d’assurer
à tous, indépendamment de l’âge ou de la capacité à travailler,
un accès aux moyens nécessaires pour couvrir les besoins élémentaires
et bénéficier des services de base. Ce droit est protégé par la
Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies
(article 22), le Pacte international relatif aux droits économiques,
sociaux et culturels (article 9) et la Convention relative aux droits de
l’enfant (article 26). Par ailleurs, l’objectif d’une protection
sociale pour tous est au cœur même de la mission de l’Organisation
internationale du travail (OIT) et occupe une place centrale dans
la Charte sociale européenne, ainsi que dans la Convention européenne
de sécurité sociale (STE no 78). Tous
ces instruments soulignent que l’extension progressive d’un filet
de sécurité social est un facteur clé de progrès social, de développement
humain et de lutte contre la pauvreté. La mise en place d’un système
de protection sociale efficace et efficient favorisera la stabilité
et la justice sociales ainsi que le développement économique, et
ce, dans l’intérêt de tous.
4. L’Assemblée parlementaire a mis l’accent à de multiples reprises
sur le malaise grandissant dans la société européenne au sujet d’une
précarité de l’emploi de plus en plus marquée, du manque de perspectives d’emplois
de qualité et d’un accès équitable aux services de santé publics,
mais aussi de la résurgence du travail des enfants et de la pauvreté
en Europe. Il n’est pas surprenant de voir notre système de valeurs partagées
et la démocratie se déliter parallèlement à une montée en puissance
de toutes sortes d’extrémismes. Le présent rapport entend par conséquent
attirer l’attention des décideurs politiques sur la nécessité de
revoir sérieusement notre approche de garantie d’un revenu minimum
vital (assujetti à des conditions de ressources) à la population,
afin que personne ne soit exclu, humilié ou marginalisé. A terme,
ce type de revenu pourrait être converti en un revenu de citoyenneté
inconditionnel, communément appelé revenu de base.
5. Je pense que nous devrions étudier minutieusement les propositions
actuelles de seuils de protection sociale (comme l’a recommandé
l’OIT en 2012) et de modèles de revenus minimums (comme l’a préconisé
le Parlement européen en 2010), et examiner d’autres régimes similaires
et bonnes pratiques existant déjà, ainsi que diverses initiatives
en cours, en vue de formuler des propositions spécifiques à l’intention
des États membres du Conseil de l’Europe. Ce faisant, nous devrions
réfléchir ensemble à ce qui est nécessaire, réalisable et applicable
dans toute l’Europe si l’on veut améliorer la protection sociale
pour tous, en s’attaquant efficacement aux problèmes de dumping
social et de «tourisme des prestations sociales» à l’échelle intra-européenne.
2. Lutte contre la stigmatisation
de la pauvreté et de l’exclusion sociale
6. Dans presque toute l’Europe,
le développement économique stagne, et même les pays plus dynamiques
sont confrontés à une «croissance sans emploi». Les taux de chômage
sont généralement supérieurs à 10 %, atteignant un sommet de près
de 27 % en Grèce, 24 % en Espagne et même 29 % dans «l’ex-République
yougoslave de Macédoine». En parallèle, la situation la plus précaire
– le chômage de longue durée – touche en moyenne 5 % de la population.
Parmi les individus suffisamment chanceux pour avoir un emploi,
quelque 45 millions de personnes ont un revenu disponible inférieur
au seuil de risque de pauvreté
. La jeune génération est particulièrement
touchée et de plus en plus défavorisée
.
Par ailleurs, les enfants sont davantage exposés au risque de pauvreté
ou d’exclusion sociale que le reste de la population dans la plupart des
États membres de l’Union européenne.
7. Globalement, un quart de la population de l’Union européenne
est exposé au risque de pauvreté et d’exclusion sociale (mesuré
par rapport au niveau inférieur à 60 % du revenu national médian,
ou vit dans un dénuement matériel grave ou dans un ménage à très
faible intensité de travail
). Cette partie de la population lutte
pour joindre les deux bouts, du fait des coûts du logement additionnés
aux factures de chauffage et d’électricité qui absorbent plus de
la moitié du revenu total disponible des ménages. Par exemple, environ 43 %
des Bulgares, 28 % des Roumains, 26 % des Hongrois et 24 % des Lettons
sont confrontés à un grave dénuement matériel, les enfants étant
touchés dans des proportions encore plus grandes. En dehors de l’Union
européenne, dans des pays tels que la Fédération de Russie, quelque
11 % de la population vit sous le seuil de subsistance.
8. Il n’est pas surprenant que les inégalités continuent de se
creuser dans toute l’Europe. Le coefficient de Gini
, qui mesure le degré d’inégalités en
matière de répartition des revenus dans un pays, a révélé que, pour 2012,
les inégalités de revenu dans l’Union européenne se situaient à
un niveau moyen de 30,6. Les taux d’inégalités les plus élevés ont
été enregistrés en Géorgie (40, en 2014), en Russie (42), en Turquie
(40), en Grèce (37), en Bulgarie, au Portugal et en Espagne (36).
Les conditions liées au risque de pauvreté varient considérablement
d’un pays à l’autre, en fonction du sexe, de l’âge, des origines
sociales, de la nationalité et de la composition des ménages.
9. De plus, la diffusion de nouvelles technologies a un impact
fort et durable sur le monde de travail et la façon dont fonctionne
notre société. Aujourd’hui, le travail humain est systématiquement
éliminé du processus de production, ce qui est en train de modifier
des schémas de travail traditionnels dans la plupart des pays industrialisés
à travers le monde. Les technologies de l’information sont déployées
dans des activités très variées, et les machines intelligentes remplacent,
petit à petit, les humains pour de nombreuses tâches. Tout ceci
détruit plus d’emplois qu’il n’en crée tant dans le secteur privé
que public et oblige des millions de travailleurs et d’employés
à chercher désespérément un emploi alternatif, une reconversion
et d’autres sources de revenu. Selon la dernière étude du Forum
économique mondial sur l’avenir du travail, d’ici 2030, plus de
cinq millions d’emplois disparaîtront dans les 15 pays les plus
industrialisés
.
10. Compte tenu des schémas d’emploi actuels et de systèmes d’aide
au revenu insuffisants (conditionnels, assujettis à des conditions
de ressources ou faibles en moyenne), la mise en place d’un revenu
minimum vital est essentielle, selon moi, pour préserver la dignité
humaine et améliorer la situation de millions d’Européens. Elle
aiderait à surmonter une pauvreté affichée ou dissimulée pour ceux
qui en ont le plus besoin, garantirait la liberté sociale de chaque
individu de prendre sa vie en main et renforcerait la participation
de tous à la vie de la société. Cela aiderait en outre à assurer
que les valeurs partagées que nous défendons et les instruments de
droits humains que nous chérissons ne sont pas juste de vaines promesses.
3. Principaux concepts et initiatives:
où en sommes-nous actuellement?
11. Il suffit de jeter un bref
coup d’œil à l’histoire moderne pour que trois périodes se dégagent,
durant lesquelles le débat sur le revenu de base était particulièrement
intense. Les premières propositions en faveur d’un revenu de base
universel et véritablement inconditionnel prenant la forme d’un
«dividende social», d’une «prime de l’État» et d’un «dividende national»
sont apparues avant la seconde guerre mondiale au Royaume-Uni. Ces
idées ont été redécouvertes par la suite et ont gagné considérablement
en popularité dans les débats sur les programmes de subventions
dites «démographiques» («
demogrants»)
et d’«imposition négative sur le revenu» pendant les années 1960
et 1970 aux États-Unis. Une nouvelle vague de concepts est apparue
au moment où des propositions de revenu de base faisaient l’objet
de discussions récurrentes dans le nord-ouest de l’Europe à la fin
des années 1970 et au début des années 1980
.
L’idée de revenu de base connaît aujourd’hui un regain, à l’heure
où les spécialistes de la question, les organismes publics et les
organisations de la société civile remettent cette question sur
la table.
3.1. La notion de revenu de base
inconditionnel: en théorie et dans la pratique
12. Le revenu de base, ou revenu
citoyen, est une forme de sécurité sociale qui assure le versement
régulier à chaque citoyen d’une somme d’argent pour vivre: c’est
«un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres
sur une base individuelle, sans condition de ressources ni exigence
en termes de travail»
. Il
se définit de ce fait selon quatre critères: il est universel, individuel,
inconditionnel et suffisant pour garantir une vie dans la dignité
et la participation à la société
. Le terme «universel» signifie
en l’occurrence que chaque individu, quel que soit son âge, son
origine, son lieu de résidence et sa profession devrait pouvoir bénéficier
d’une telle prestation. Le terme «individuel» signifie que toute
femme, tout homme et tout enfant a le droit à la garantie de ressources
à titre individuel et certainement pas au titre du couple ou du
ménage; cette garantie n’est pas liée à la situation de famille
ou à la configuration du ménage, ni au revenu ou au patrimoine d’autres
membres de la famille ou du foyer. C’est là le seul et unique moyen
de protéger la liberté des individus de prendre leurs propres décisions.
13. L’aspect «inconditionnel» du revenu de base est considéré
comme un droit humain qui ne devrait dépendre d’aucune condition
préalable, que ce soit une obligation d’occuper un emploi salarié,
de prendre part à des travaux d’intérêt général ou de se comporter
en accord avec les rôles traditionnellement dévolus aux femmes et
aux hommes. Le revenu de base ne devrait pas non plus être soumis
à des plafonds de ressources, d’épargne ou de patrimoine.
14. Enfin, le revenu de base est dit «suffisant» lorsqu’il renvoie
à la nécessité d’assurer une vie dans la dignité et la participation
à la société: l’allocation devrait prévoir un niveau de vie décent,
y compris la satisfaction des besoins sociaux et culturels, dans
le pays concerné. Il devrait empêcher la pauvreté matérielle et
être supérieur au seuil de risque de pauvreté, qui correspond, selon
les normes de l’Union européenne, à 60 % du revenu net médian national.
Dans certains pays, où la majorité de la population a de faibles
revenus et où le revenu médian est donc faible, d’autres points
de référence, tels que le coût d’un panier de produits de référence,
pourraient être utilisés pour déterminer un niveau de revenu minimum
capable de garantir une vie dans la dignité, la sécurité matérielle
et la pleine participation à la société.
15. Selon ces quatre conditions, le revenu de base a pour objet
d’atténuer la pauvreté en assurant un revenu minimum suffisant pour
tous les individus, sans toutefois dissuader de travailler (c’est-à-dire
qu’il n’est pas supprimé lorsque les individus perçoivent d’autres
revenus). Il vise à servir de complément de revenu universel nécessaire
pour assurer le plein emploi, notamment dans les pays qui sont dépourvus
de dispositions prévoyant un salaire minimum ou dans lesquels le
niveau du salaire minimum est très inférieur au seuil de pauvreté
. Ainsi que l’ont montré les débats
tenus au sein de la commission des questions sociales, nombreux
sont les détracteurs du revenu de base qui estiment qu’un tel dispositif
serait trop coûteux, est utopique et dissuaderait les gens de travailler.
Face à cet argument négatif, les arguments en faveur du principe
de revenu minimum ne manquent pas, notamment:
- le remplacement de diverses prestations sociales par un
seul et unique revenu de base simplifierait grandement la procédure
de versement des prestations et allégerait le fardeau bureaucratique;
- contrairement aux aides alimentaires et au logement, le
revenu de base serait probablement consacré à une plus grande variété
de biens et de services locaux, ce qui profiterait aux producteurs
et à l’économie à l’échelle nationale. Il stimulerait la croissance
économique en augmentant la demande en général, comme le montre
un récent exemple au Brésil (notamment grâce à «Bolsa Familia»);
- le revenu de base couvrirait les besoins élémentaires,
mais ne suffirait pas à assurer un quotidien confortable. De fait,
il inciterait les individus à améliorer leur situation financière
et à gagner plus pour élever leur niveau de vie, et à poursuivre
des objectifs professionnels ambitieux;
- actuellement, le marché du travail manque à assurer à
de nombreux travailleurs à temps plein des salaires qui permettent
de mener une vie décente. Avec le revenu de base, la survie des
employés ne dépendrait plus de leur emploi et ces derniers pourraient
investir davantage dans leurs compétences pour gagner plus, pour
créer une petite entreprise ou pour changer de carrière – c’est-à-dire
qu’ils seraient vraiment libres de poursuivre leur objectif d’épanouissement
personnel;
- la mise en place d’un revenu de base atténuerait les inégalités
de revenu, du fait que chacun recevrait le même montant de l’État.
16. À travers le monde, des formes de revenu de base ont été expérimentées
par des pays comme les États-Unis, la Namibie, l’Iran, le Brésil,
l’Inde
ou
le Canada. Par exemple, le «
Alaska [Permanent
Fund] Dividend» est une prestation versée depuis 1982
aux personnes résidant en Alaska par une entreprise publique; cette
prestation provient d’un fonds alimenté par une partie des recettes
pétrolières, sous la forme de dépôts annuels et de réinvestissement.
Le «dividende», qui est inconditionnel (il est versé à quiconque
vit dans l’État depuis un an et en fait la demande), connaît un
immense succès et il est très important pour les personnes les plus
pauvres; il aide aussi l’Alaska à maintenir l’un des taux de pauvreté
les plus bas des États-Unis et une inégalité de revenus relativement
faible
.
17. Une autre expérimentation majeure du revenu de base – Mincome
– menée de 1974 à 1979 dans la ville canadienne de Dauphin (province
du Manitoba), a été suspendue par le gouvernement conservateur dès
lors que celui-ci en a pris les rênes. Durant cinq ans, chaque habitant
de la ville a bénéficié chaque mois d’un chèque sans condition (d’un
montant équivalent à 60 % du seuil de faible revenu du pays, duquel
étaient déduits 50 cents par dollar gagné à partir d’autres sources),
ce qui a permis d’éradiquer totalement la pauvreté. Une étude approfondie
de cette expérience, entreprise par un économiste de l’université
de Manitoba
, a également mis en évidence les
retombées positives en termes de santé publique, en l’occurrence
une diminution du nombre d’hospitalisations et des problèmes de
santé mentale ainsi qu’une meilleure participation de la population
aux activités éducatives. Une autre étude pilote devrait a été lancée
en avril 2017 par le gouvernement provincial de l'Ontario.
18. En Europe, c’est le scepticisme qui prévaut en matière de
revenu de base; par exemple, les électeurs suisses ont rejeté l’idée
d’instaurer un revenu inconditionnel de 2 500 francs suisses par
mois lors d’un référendum organisé en 2013, et de nouveau en 2016.
Cela étant, quelques nouvelles initiatives fleurissent en Finlande,
en France et aux Pays-Bas. En 2017-2018, une douzaine de municipalités
néerlandaises devraient expérimenter plusieurs types de systèmes
de revenu de base pour leurs bénéficiaires de l’aide sociale. Les versements
mensuels iraient de € 800 par adulte à € 1 300 par couple ou famille,
et chaque groupe de bénéficiaires serait assujetti à différents
niveaux de règles ou obligations de rechercher un emploi rémunéré. Le
projet dans sa conception actuelle est bien différent de la proposition
originale, avec laquelle les initiateurs du projet cherchaient à
remettre en cause le point de vue selon lequel les bénéficiaires
de prestations publiques doivent faire l’objet d’une surveillance
et d’un contrôle
. Des approches plus ambitieuses
de l’idée de revenu de base pourraient voir le jour après les élections
législatives aux Pays-Bas en mars 2017.
19. Par ailleurs, hors de l’Europe, plusieurs programmes pilotes
de revenu de base financés par des fonds privés devraient démarrer
en 2017. Il s’agit notamment des programmes de Silicon Valley enterprise Y Combinator (à
Oakland, Californie) et d’organismes caritatifs comme GiveDirectly (qui œuvre avec des villages
kenyans) et Eight (qui concerne
un village en Ouganda).
3.1.1. Des paroles aux actes: l’expérimentation
finlandaise du revenu de base
20. En Finlande, le gouvernement
de centre-droit a proposé une loi, que le parlement a adoptée à
la mi-décembre 2016, pour la création d’un revenu de base à verser
à quelque 2 000 demandeurs d’emploi bénéficiaires d’allocations
de chômage de base choisis au hasard
. L’expérimentation
sur le terrain mise en œuvre en janvier 2017 devrait se poursuivre
durant deux ans et être évaluée en 2019. Grâce à une visite d’information
accueillie par le Parlement finlandais le 8 novembre 2016, j’ai
pu obtenir des renseignements précieux concernant le projet.
21. D’après ce qui est prévu, les participants, âgés de 25 à 58
ans (étudiants et retraités étant exclus de l’échantillon), percevront
€ 560 par mois non imposables en remplacement de leur allocation
de chômage de base. Ceux dont les indemnités de chômage antérieures
dépasseraient € 560 recevraient un complément en guise de compensation.
En outre, les autres indemnités éventuellement perçues seraient
maintenues, tout comme la fiscalité correspondante, et le revenu
de base continuerait d’être versé s’ils trouvent un emploi, ce qui
devrait encourager davantage de Finlandais à travailler à temps
partiel, de façon temporaire ou en free-lance.
22. Bien que l’objectif initial soit de simplifier «un système
de prestations sociales excessivement complexe» et de faire en sorte
qu’il «corresponde mieux aux changements touchant la vie active»
, il a été décidé de ne pas tester
plusieurs niveaux de revenu de base. En effet, du fait de l’attachement
du cadre constitutionnel du pays à l’égalité de traitement, toute
mesure susceptible d’affaiblir le niveau de protection sociale dont
jouit la population de l’échantillon aurait été discréditée car
jugée discriminatoire. Par conséquent, il fallait que l’ensemble
des mesures juridiques envisagées relativement au revenu de base
soit conforme d’un point de vue politique avec la Constitution nationale
et les engagements internationaux en matière de droits humains,
et ce dès le début.
23. Aux fins de l’expérimentation, le revenu de base est défini
comme «un revenu versé sans condition à tous sur une base individuelle,
sans critère de ressources ni exigence en matière d’emploi»
. Même
si les partis politiques et autres parties prenantes n’ont pas tous
les mêmes schémas et attentes à l’esprit, ils sont globalement favorables
à l’idée d’un revenu de base, mais avec des nuances quant aux implications
et engagements.
24. Les critiques adressées à l’actuel projet portent principalement
sur la composition et la taille restreintes du groupe cible, son
calendrier serré et les inconvénients perçus concernant l’approche
financière, ainsi que l’attention insuffisante accordée à ses répercussions
en termes de santé et de bien-être. S’il était mené tel quel au
profit de l’ensemble de la population en âge de travailler, le projet
finlandais coûterait 11 milliards d’euros, soit plus d’un cinquième
du budget national (53 milliards d’euros). Faute d’être assortie
de mesures pour l’équilibrer en rationalisant les dépenses sociales
générales de l’État, l’expérimentation pourrait alors se résumer
à un test éphémère. Nombreux seront les observateurs, en Europe
et au-delà, à scruter le cas finlandais, à l’affût des enseignements
à en tirer.
25. Dans ce contexte, il est utile de rappeler également que,
à l’automne 2014, le Comité européen des Droits sociaux a, dans
le cadre de la procédure de réclamations collectives, conclu à la
violation par la Finlande de plusieurs articles de la Charte sociale
européenne, estimant que les prestations de sécurité sociale et d’assistance
sociale n’étaient pas d’un niveau suffisant pour assurer notamment
une protection contre la pauvreté absolue
.
3.1.2. Et l’expérimentation française:
sera-t-elle plus ambitieuse que le projet finlandais?
26. Ces dernières années en France,
le revenu minimum a occupé une place prépondérante dans les débats
politiques. L’idée n’est plus perçue comme un fantasme ou une utopie,
au point que le Sénat français a approuvé fin 2016 une expérimentation
qui permettra à deux régions de tester un dispositif dit de «filet
de sécurité» sur 20 000 à 30 000 personnes dans le besoin. Diverses
recommandations relatives à cette expérimentation figurent dans
la note de synthèse mise à la disposition des membres de la commission
. Comme l’a expliqué le sénateur
Daniel Percheron, auteur du rapport d’information «Le revenu de
base en France: de l'utopie à l'expérimentation», le 25 janvier
2017, lors de l’échange de vues avec la commission, en France le
revenu de base ou de citoyenneté est souvent appelé «revenu universel»
et est considéré comme un moyen pour l’État de garantir une existence
décente à tous ses citoyens.
27. Cette question est de plus en plus abordée au cours des discussions
politiques dans le pays, conjointement avec d’autres mesures éventuelles
pour améliorer les dispositifs de revenu minimum et protéger plus
efficacement contre la pauvreté. La mise en place d’un revenu de
base nécessiterait un profond changement de mentalité sur la relation
au travail et la création de richesse, ainsi que des ajustements audacieux
du système général de sécurité sociale en vue de garantir un financement
adéquat. Le revenu de base ne doit pas être perçu comme un moyen
de supprimer le travail, mais plutôt comme un moyen de l’encourager
avec plus de flexibilité.
28. Différentes formules ont été retenues pour des expérimentations
en Finlande et aux Pays-Bas, mais toutes visaient à éliminer la
pauvreté absolue. En France, les minima sociaux actuels pourraient
être regroupés en un versement unique du revenu de base en rationalisant
le filet de sécurité existant, en simplifiant l’accès aux droits
et en adaptant la fiscalité. Les propositions de revenu de base
«à la française» visent à explorer plusieurs formules sur une durée
d’au moins trois ans, afin de tirer des enseignements utiles, en
mettant l’accent sur les jeunes et les seniors (18-25 ans et 50-65
ans). Une proposition distincte cible les agriculteurs qui font
partie des travailleurs les plus vulnérables en France: en reconnaissance
des efforts particuliers qu’ils font pour protéger l’environnement
et garantir la sécurité alimentaire, ils pourraient bénéficier d’un
soutien plus important sous la forme de «paiements verts» au titre
de la Politique agricole commune
.
3.2. Revenu minimum pour une
vie décente – assorti de conditions
29. Nombre de pays européens ont
instauré, non pas des prestations inconditionnelles, mais des dispositifs prévoyant
un revenu minimum assujetti à des conditions de ressources, qui
visent à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Selon
le Réseau européen sur le revenu minimum
,
«les régimes de revenu minimum sont définis comme des régimes (…)
offrant un filet de sécurité aux personnes qui ne peuvent ni travailler
ni accéder à un emploi décent et qui n’ont pas (ou plus) droit aux
prestations sociales». Le revenu minimum (parfois appelé «revenu
minimum garanti») est également défini comme un complément de revenu garantissant
à tous les individus des moyens de subsistance suffisants, sous
réserve de remplir certaines conditions (par exemple, sous condition
de ressources et, souvent, disponibilité à travailler ou à contribuer
à des services communautaires). Il est généralement fixé au niveau
d’un minimum vital social inférieur au salaire minimum afin de ne
pas être perçu comme un dispositif dissuadant les gens de travailler.
Il peut être versé pour compléter des ressources insuffisantes (par
exemple, des pensions de vieillesse ou d’invalidité, des bourses aux
étudiants, des allocations pour enfant ou des revenus du travail
trop faibles et irréguliers, notamment dans les pays disposant d’un
salaire minimum très bas).
30. Ces dispositifs varient beaucoup, du point de vue de leur
structure, du montant des prestations et de leurs bénéficiaires,
en fonction du climat économique, de la situation du marché du travail
et du niveau auquel est fixé le seuil de subsistance dans chaque
pays. Il est de plus en plus courant de demander aux personnes qui
touchent ce revenu minimum de prouver leur volonté de participer
au marché du travail ou d’effectuer un travail d’intérêt général.
En 1988, la France a été l’un des premiers pays à mettre en œuvre
un tel dispositif: le «revenu minimum d’insertion» (RMI), devenu
le «revenu de solidarité active» (RSA) en 2009. Le RSA était notamment
destiné à encourager l’emploi en assurant un complément de revenu
aux travailleurs à bas salaire
.
31. Le Royaume-Uni s’est doté d’un dispositif similaire: le système
de complément de revenu (Income Support). Pour en bénéficier, il
faut être âgé de plus de 16 ans et n’avoir pas atteint l’âge légal
de la retraite, travailler moins de 16 heures par semaine, ne pas
avoir d’économies importantes (moins de £ 16 000) ou avoir une raison
de ne pas participer au marché du travail (être malade ou handicapé
ou s’occuper d’enfants ou d’une personne malade, par exemple). S’ils
remplissent certaines conditions, les bénéficiaires d’un complément
de revenu peuvent aussi avoir droit à d’autres allocations, destinées
à les aider à se loger, à se soigner ou à faire face à des dépenses
similaires
. D’autres pays européens – dont
l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, l’Irlande,
l’Islande, le Liechtenstein, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas,
le Portugal, la Suède et la Suisse – ont mis en place des dispositifs
comparables. Parmi les États membres de l’Union européenne, la Bulgarie,
la Grèce et l’Italie semblent dotées des dispositions les plus limitées
et les plus fragmentaires, qui réservent le complément de revenu
à un très petit nombre de catégories défavorisées
. Certains
pays comme l’Espagne, l’Estonie, la Hongrie, l’Irlande, la Lituanie,
les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la République slovaque et la Suède
ont récemment limité l’admissibilité à leurs systèmes de revenu
minimum et la couverture de ces derniers. Le principal enjeu, pour
les dispositifs existants, est d’aider de manière efficiente les
personnes dans le besoin, comme le montrent les tendances en matière
de pauvreté et d’inégalité.
32. Face à l’aggravation des inégalités sociales en Europe, le
Parlement européen a adopté, en 2008 et 2010, des résolutions (2008/2034(INI)
et (2010/2039(INI)) dans lesquelles il a appelé les États membres
de l’Union européenne à garantir un revenu minimum. Tout en exigeant
de fixer un seuil pour l’octroi d’un revenu minimum, les parlementaires
ont demandé explicitement que les systèmes de revenu minimum garantissent des
conditions de vie adéquates en les fixant à un niveau équivalent
à au moins 60 % du revenu national médian ajusté, autrement dit,
au-dessus du seuil de risque de pauvreté de l’Union européenne.
Dans une autre résolution sur la plateforme européenne contre la
pauvreté et l'exclusion sociale (2011/2052(INI)), la Commission
européenne a été invitée à lancer une consultation sur la possibilité
d'une initiative législative sur un revenu minimum adéquat dans
les États membres. Dans son avis publié en décembre 2013
et communiqué
aux principales instances dirigeantes de l’Union européenne, le
Comité économique et social européen a souligné «le besoin urgent
de garantir dans l'Union européenne un revenu minimum adéquat, au moyen
d'une directive-cadre» et invité la Commission «à entreprendre une
action concertée répondant à la résolution que le Parlement européen
a adoptée en 2011». En réponse à ces invitations, la Commission européenne
s’est contentée de souligner que cette question relevait de la compétence
exclusive des États membres.
33. Le débat sur un revenu minimum comme moyen de lutter contre
la pauvreté et de promouvoir l’inclusion sociale soulève aussi le
problème des travailleurs pauvres. Bien que la plupart des pays
européens aient adopté des dispositions prévoyant un salaire minimum,
celles-ci ne protègent plus les personnes qui travaillent contre
le risque de basculer dans la pauvreté. L’Europe n’a pas de définition
commune de salaire minimum et, au sein des pays de l’Union européenne,
le montant du salaire minimum varie de € 1,04 l’heure en Bulgarie à
€ 11,10 l’heure au Luxembourg. Des disparités sont aussi imputables
à des dispositions qui font dépendre le salaire minimum de conventions
collectives négociées par branche.
34. Le manque de convergence des niveaux de salaire minimum et
le déficit de mise en œuvre des obligations contractuelles nationales
expliquent l’expansion du dumping social. De même que pour le revenu minimum,
il devient de plus en plus évident que le salaire minimum doit représenter
au moins 60 % du salaire médian national et se situer au-dessus
du seuil de pauvreté pour que l’emploi soit moralement acceptable. Dans
sa
Résolution 1993 (2014) sur un travail décent pour tous, l’Assemblée a recommandé
aux États membres de «garantir un salaire de subsistance national
et des socles nationaux de protection sociale à un niveau adapté
aux besoins de développement du pays». Le salaire de subsistance
correspond au montant minimum de ressources dont doit disposer un
travailleur pour pouvoir subvenir à ses besoins élémentaires, tels
que la nourriture (y compris l’eau), un hébergement et des vêtements,
ainsi que l’hygiène, l’éducation et les soins de santé essentiels.
Cette mesure a été critiquée, au même titre que le salaire minimum,
ses détracteurs lui reprochant de contribuer potentiellement à la
suppression d’emplois
.
3.3. Socles de protection sociale
35. En vue de garantir à tous un
minimum vital décent, l’OIT et d’autres organismes des Nations Unies préconisent
d’établir un socle de protection sociale, qui devrait être le premier
niveau de protection sociale à l’échelle nationale. S’appuyant sur
un noyau de droits sociaux, ils demandent que soit assuré l’accès
de toute personne aux services et aux produits indispensables pour
vivre dans la dignité (notamment un accès adéquat à l’alimentation,
aux soins de santé, à l’éducation, au logement, à l’eau et à l’assainissement),
au moyen de transferts sociaux. Dans ce cadre, c’est avant tout
aux gouvernements qu’il incombe de combiner, d’une manière adaptée
à la situation nationale, des prestations sociales inconditionnelles
et des prestations assujetties à des conditions de ressources (ou
ciblées), ainsi que d’utiliser des prix subventionnés pour les produits
de première nécessité comme les aliments, l’électricité, le logement
et les principaux services publics.
36. La proposition d’instaurer un socle de protection sociale
s’adresse principalement aux pays à revenus faibles ou intermédiaires.
L’OIT insiste sur les garanties fondamentales que constituent l’accès
aux soins de santé essentiels (y compris les soins de maternité)
et une sécurité élémentaire de revenu pour les enfants, pour les
personnes d’âge actif qui sont dans l’incapacité de gagner un revenu
suffisant (pour des raisons de maladie, de chômage, de maternité
ou d’invalidité) et pour les personnes âgées. Il importe de souligner
que tous les habitants d’un pays devraient bénéficier de ces garanties,
c'est-à-dire à la fois les ressortissants de cet État et les autres
personnes qui vivent dans le pays (comme les travailleurs temporaires
et les immigrés). A mon avis, le même principe devrait s’appliquer
au revenu minimum garanti que je préconise d’instaurer dans les
pays européens.
37. Ecrasés par des politiques d’austérité et des réformes structurelles
souvent douloureuses, les pays du sud de l’Europe, qui voient leur
population se laisser gagner par le désespoir, s’efforcent d’améliorer
la situation en garantissant un minimum vital décent aux plus démunis.
Cependant, même les dispositifs les plus inclusifs établis dans
d’autres pays européens excluent généralement du système de protection
sociale les jeunes qui ne sont pas encore entrés sur le marché du
travail. Ainsi que l’Assemblée l’a constaté dans sa
Résolution 1885 (2012) consacrée à «la jeune génération sacrifiée», il y a
de plus en plus de jeunes qui ne sont ni étudiants, ni employés,
ni en formation (appelés «NEETS» en anglais: «
Not
in Education, Employment or Training») et qui dépendent
largement de la solidarité familiale. L’Assemblée a donc demandé
aux États membres d’assumer leurs responsabilités et «d’assurer
l’accès aux prestations sociales des jeunes à la recherche d’un
premier emploi». J’estime que les dispositifs européens visant à
garantir un revenu minimum devraient contribuer à mieux intégrer
ces jeunes dans la société, car c’est aussi une obligation qui découle
des articles 13 et 14 de la Charte sociale européenne
.
38. Globalement, les réformes récentes dans le domaine de la sécurité
sociale, notamment celles concernant les systèmes de pension (telles
que l’augmentation de l’âge de départ à la retraite), ont mené à l’allongement
de la vie professionnelle, au blocage de la rotation des générations
et à un nombre croissant de jeunes européens confrontés aux difficultés
pour trouver un emploi. Au sein de l’Union européenne, 21,4 % de jeunes
entre 16 et 24 ans étaient au chômage à la fin de 2014 selon les
données d’Eurostat.
4. Faire du revenu minimum
vital une réalité en Europe
4.1. Revenu minimum vital – un
intérêt à long terme essentiel pour la société
39. Lors de l’échange de vues tenu
par la commission avec M. Fintan Farrell, représentant du Réseau européen
anti-pauvreté (EAPN)
,
sur le défi consistant à garantir un revenu minimum vital en Europe, l’absence
de consensus général sur ce sujet est clairement apparue. Il convient
de mener de vastes campagnes de sensibilisation pour convaincre
les décideurs politiques de la nécessité d’une application progressive
de régimes de revenu minimum adéquats et accessibles tant au niveau
national qu’européen. La convergence graduelle des dispositions
nationales et l’instauration d’un modèle européen harmonisé devraient être
l’objectif ultime. La tâche est colossale mais pas insurmontable.
Pourquoi donc, nous, responsables politiques, devrions-nous nous
en préoccuper ?
40. C’est en premier lieu le nombre sans cesse croissant d’Européens
exposés à la précarité et à la pauvreté qui doit nous interpeller.
La cohésion sociale a été mise à mal au cours de la récente crise
financière, mais cela fait de nombreuses années qu’elle était menacée.
Les groupes de réflexion de référence au plan mondial, comme l’Organisation
de coopération et de développement économiques (OCDE)
et le Fonds monétaire
international (FMI)
, accusent
le creusement des inégalités de revenu d’être l’un des principaux freins
à la croissance économique, au progrès social et à la durabilité,
autant d’objectifs de développement essentiels pour tous dans notre
société. Dans cette optique, l’aide apportée aux plus démunis et
nécessiteux contribue de manière déterminante à la prospérité globale
et durable. De même, des dispositions prévoyant un salaire minimum
vital sont cruciales pour s’attaquer au dumping social, assurer
une vie décente pour tous et proposer des mesures efficaces d’incitation
au travail.
41. Deuxièmement, la protection des membres les plus vulnérables
de notre société est également un devoir moral. Si les autorités
ne parviennent pas à répondre de manière appropriée à leur situation
difficile, la violence, l’instabilité, la pauvreté et l’économie
souterraine prendront au piège de plus en plus d’Européens au détriment
des intérêts à long terme de l’État et de la prééminence du droit.
Une société civilisée, forte d’une économie développée, dispose
de suffisamment de moyens de renforcer la dignité humaine de tous
ses citoyens et résidents. C’est l’un des messages propulsés au-devant
de la scène politique par la montée des mouvements politiques extrémistes
en Europe. Les droits socioéconomiques, dont le droit à une vie
décente et à la subsistance, font partie intégrante des droits de
l’homme et sont, dans ce contexte, tout aussi importants que les
droits civils et politiques.
42. Comme les enquêtes le montrent, les politiques actuelles font
défaut et ne réalisent pas les objectifs de réduction de la pauvreté.
Par ailleurs, la plupart des États européens affichent peu de progrès
dans l’amélioration de leur système de protection sociale et l’adéquation
des prestations, qui sont pourtant des obligations au titre de la
Charte sociale européenne. La gestion de la crise fondée sur une
politique d’austérité n’a fait que renforcer la conditionnalité
et abaisser le niveau des prestations. Nous avons besoin d’une politique socioéconomique
plus équilibrée, davantage axée sur les droits et ayant pour pierre
angulaire la garantie d’un revenu minimum vital pour tous. Une telle
politique améliorerait la justice sociale et consoliderait les systèmes actuels
de redistribution à la lumière de l’évolution de la situation.
43. Enfin, les travaux de recherche montrent que les régimes de
revenu minimum adéquats servent tout autant les objectifs sociaux
de la société que les objectifs économiques. Les États menant de
bonnes politiques en matière de protection sociale sont plus compétitifs
et prospères
.
En termes relatifs, les versements d’une aide au revenu ne représentent
qu’un faible pourcentage des dépenses sociales d’ensemble des gouvernements
mais génèrent un retour élevé sur investissement; les conséquences
d’un non-investissement sont considérables et immédiates pour les
personnes concernées, et entraînent des coûts à long terme pour la
société dans son ensemble. De plus, les systèmes de salaire et de
revenu minimum adéquats servent «d’amortisseurs économiques» dans
les pays les plus résilients à la crise et de levier économique
en stimulant l’économie réelle et la consommation
.
Libérer les personnes dans le besoin du sentiment de honte qui accompagne
la pauvreté et leur donner les ressources adéquates pour saisir
les opportunités leur permettront de mieux mettre à profit ou d’améliorer
leurs compétences et de participer plus pleinement à la société.
L’État doit aider les personnes à s’aider elles-mêmes.
4.2. Tirer les enseignements
des expériences nationales
44. Comme nous l’avons constaté
dans les chapitres précédents, les systèmes d’aide au revenu actuellement
en place en Europe sont très diversifiés, fragmentés et présentent
de grandes disparités. Cela découle de la multitude de méthodologies
et d’indicateurs de référence employés pour déterminer ce qui constitue
un niveau de vie suffisant dans un pays donné. A ce jour, aucun
pays n’a recours à l’indicateur AROPE (risque de pauvreté ou d’exclusion
sociale) convenu par le Conseil de l’Union européenne et désormais
systématiquement employé par Eurostat, bien que le Danemark ait
prévu son utilisation future. La plupart des pays se réfèrent généralement
à un minimum de subsistance ou à un niveau de subsistance, à des seuils
de pauvreté absolue ou à des paniers ou budgets de référence en
guise de cadres de référence. Par conséquent, la majorité des régimes
de revenu minimum existants ne permettent pas aux individus de vivre dans
la dignité, comme en témoignent les conclusions récentes du Comité
européen des Droits sociaux
.
Si le coût de la vie converge lentement, il n’en va pas de même
du niveau des prestations et salaires.
45. Malgré sa forte visibilité politique, l’indicateur AROPE de
l’Union européenne a pour principale lacune de s’appuyer sur des
éléments d’information du passé tandis que les besoins des plus
démunis en termes de revenu s’inscrivent dans le présent et réclament
une solution immédiate. De plus, dans les pays qui ont de hauts
niveaux d’inégalité de revenu (telle que mesurée en coefficient
de Gini), par exemple la Turquie, la Russie, le Royaume-Uni ou la
Grèce selon des études de l’OCDE, ou encore la Lettonie, l’Italie,
la Bulgarie, la Lituanie, Chypre, la Roumanie, le Portugal, l’Espagne,
la Serbie et «l’ex-République yougoslave de Macédoine» selon les
données d’Eurostat, toute référence à l’indicateur AROPE devrait
être complétée par d’autres indicateurs de qualité de vie afin d’obtenir
une estimation plus précise du niveau de subsistance désiré en vue
de garantir une vie décente. Néanmoins, l’utilisation du niveau
de référence correspondant à 60 % du revenu (ou salaire) net médian
national reste un critère approprié pour protéger la population
de la pauvreté dans de nombreux pays qu’il serait possible de transposer
progressivement dans les politiques sociales au plan national. Cette
mesure devrait contribuer à régler le problème d’adéquation des
systèmes nationaux d’aide au revenu
.
46. Un autre défi consiste à garantir une bonne couverture de
régimes d’aide au revenu améliorés et le recours à ces derniers
par la population cible. Les jeunes, les migrants sans-papiers,
les personnes handicapées et les sans-abri semblent rencontrer les
plus grandes difficultés à y accéder. D’après les études menées,
la couverture dans les pays individuels est réduite en raison de
seuils de revenu inadaptés, d’un assujettissement excessif à des
conditions de ressources, d’une réaffectation discrétionnaire des
ressources à d’autres fins au niveau local ainsi que de critères
d’éligibilité très stricts.
47. Outre les problèmes de couverture, le non-recours à l’aide
au revenu constitue également une problématique importante. Un document
de travail d’Eurofound établi en 2014
met en lumière l’écart considérable – de
plus de 40 % en moyenne dans la moitié des pays de l’Union européenne
étudiés – entre les droits (pour l’essentiel à une aide au revenu)
et le recours à ces derniers. De même, les travaux menés par le
Réseau européen anti-pauvreté (EAPN) font état d’un taux de non-recours
allant de 20 % à 30 % (par exemple au Portugal) jusqu’à 57 % à 75 %
en Belgique, voire 80 % dans certaines régions rurales d’Autriche. Ces
chiffres contrastent avec les estimations des fraudes (recours excessif
délibéré) qui sont généralement bien moins élevées mais, pourtant,
attirent davantage l’attention des politiques et des médias.
48. Les raisons identifiées, expliquant le non-recours aux droits
à une aide au revenu, mettent en avant les principaux domaines qui
méritent amélioration: l’absence de communication par les services
sociaux d’où une méconnaissance des droits (pas connus donc pas
sollicités), le non versement des prestations en raison d’obstacles
administratifs ou de décisions administratives arbitraires (bureaucratie
excessive) et les pratiques discriminatoires découlant d’une conditionnalité
punitive (à l’égard notamment de la population rom ou des migrants).
S’agissant de l’élaboration des politiques, une bonne communication
entre les services de l’emploi, les organismes d’intégration et
les services sociaux fait souvent défaut au plan national pour garantir
une aide au revenu adéquat.
49. Les derniers commentaires que je formulerai ici ont trait
à la faisabilité. Beaucoup de détracteurs des systèmes de revenu
minimum vital évoquent une charge hypothétique sur les finances
de l’État. Or, je les invite tous à porter un regard plus critique
au lien, au plan national, entre gouvernance – fiscalité – et –
redistribution: dans chaque pays, des millions d’euros échappent
au budget national en raison d’inefficiences, d’évasions fiscales,
de la corruption, d’un sous-investissement public dans le capital
humain ou tout simplement d’un mauvais classement des priorités
en termes de développement national. L’introduction d’un revenu
de base pourrait se substituer à de nombreuses prestations sociales
qui font double emploi et simplifier des systèmes de sécurité sociale
souvent pléthoriques qui sont extrêmement vulnérables aux fraudes
et aux erreurs. Au besoin, les États peuvent s’appuyer sur les fonds
de solidarité et de cohésion sociale de l’Union européenne (comme
le Fonds social européen). Des experts, dont Philippe Van Parijs,
estiment que l’instauration d’un revenu de base de l’ordre de 15 %
à 20 % du produit intérieur brut (PIB) par habitant est à la fois
réaliste et faisable sur le plan financier.
50. Par ailleurs, des propositions sont formulées pour instaurer
un revenu de base inconditionnel partiel appelé «eurodividende»
(ou «dividende européen») au niveau de la zone euro, voire dans
l’Union européenne tout entière. Cet «eurodividende» assurerait
un revenu plancher modeste, pouvant atteindre € 300 par mois (éventuellement
majoré de points d’indice supplémentaires dans certains pays), à
toutes les personnes résidant légalement dans la zone euro, et par
la suite dans l’Union européenne; il pourrait être financé par une combinaison
de leviers comme une TVA européenne, un impôt européen sur les sociétés,
une taxe carbone européenne, une taxe européenne sur les transactions
financières et sur les produits de luxe, et la réaffectation de
certains fonds européens. La consultation publique récemment lancée
par la Commission européenne concernant l’institution d’un pilier
européen des droits sociaux devrait être mise à profit pour promouvoir l’ambition
sociale de l’Union européenne ainsi que les objectifs de réduction
de la pauvreté, de meilleure intégration du marché intérieur et
les inévitables ajustements aux politiques du travail.
5. Conclusions
et recommandations: aller de l’avant
51. L’Europe d’après la seconde
guerre mondiale a bâti une prospérité impressionnante en poursuivant
une politique de développement fondée sur le respect des droits
de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit. Elle a progressivement
consolidé son modèle social autour du consensus en faveur de la
dignité humaine, de la solidarité et de la liberté, avec l’engagement
de tous les partenaires sociaux et en particulier de l’État. Maintenant
que ce modèle se délite sous la pression «d’idéologies du marché
libre», de changements radicaux des structures économiques et des
profils démographiques, l’État doit assumer ses responsabilités
à l’égard de la population et le réformer afin que les générations
actuelles et futures puissent continuer de bénéficier d’une vie
décente accompagnée de la protection sociale requise.
52. Un revenu minimum vital est la disposition phare d’un système
social centré sur l’être humain. Il s’avère indispensable pour inverser
la tendance au creusement des inégalités et à l’augmentation de
la pauvreté qui sapent la dignité humaine des personnes les plus
durement touchées ainsi que la cohésion sociale et la stabilité
de la société entière. Si la plupart des pays européens ont mis
en place des mécanismes d’aide au revenu plus ou moins généreux
pour garantir aux nécessiteux un strict minimum, la quasi-totalité
d’entre eux doivent revoir et améliorer leurs systèmes à la lumière
des récentes conclusions du Comité européen des Droits sociaux.
Ce dernier a souligné les multiples carences dans l’engagement de
fait des États Parties à la Charte
sociale européenne pour assurer un niveau de vie décent à leur population,
y compris aux résidents, aux migrants, aux minorités ainsi qu’à
tous ceux qui présentent des besoins spéciaux (comme les enfants,
les jeunes et les personnes âgées, les chômeurs et les travailleurs
pauvres, les personnes handicapées et les malades).
53. Pour lutter contre le dumping social et le «tourisme des prestations
sociales», tous les États européens ont pour intérêt commun d’harmoniser
progressivement leurs prestations sociales. A cette fin, ils doivent envisager
l’emploi des mêmes méthodologies et indicateurs de référence pour
déterminer le niveau de droits qui permettrait aux plus nécessiteux
de bénéficier d’un niveau de vie décent. Les États pourraient par conséquent
faire un meilleur usage de l’indicateur de mesure du risque de pauvreté
ou d’exclusion sociale (AROPE) élaboré par l’Union européenne, qui
correspond à 60 % du revenu médian disponible ajusté net (après
transferts sociaux). Cet indicateur sert de référence à plusieurs
institutions européennes ensemble avec le taux de privation matérielle
aiguë
et
l’indicateur des «personnes vivant dans des ménages à faible niveau d’intensité
de travail»
.
54. Dans le même temps, il conviendrait de procéder à une révision
du seuil de pauvreté relatif dans les pays où une majorité de la
population est à faibles revenus (et donc où le revenu médian est
bas), afin de garantir à tout un chacun un niveau de vie décent
et sa participation à la société, mais aussi de contrôler la capacité
des seuils de pauvreté relatifs (ou le risque de pauvreté) à assurer
une existence durable et un accès aux droits fondamentaux. Le cas
échéant, une référence alternative (comme un panier de biens et
services) devrait être utilisée pour déterminer le montant de l’allocation
universelle susceptible de garantir la possibilité de vivre dans
la dignité et de manière autonome. Comme proposé par le Parlement
européen à plusieurs reprises, il serait utile que la Commission
européenne développe une méthode commune pour la détermination d’un
revenu minimum et un panier de biens et services de référence. Ces
éléments pourraient servir de base pour les calculs au niveau national
et pour l’examen d’un revenu minimum approprié.
55. Les Européens doivent en plus persévérer dans l’amélioration
de la couverture des systèmes d’aide au revenu et du taux de recours
par les plus nécessiteux. Ils devraient considérer ces efforts comme
un devoir moral et un investissement social dans la prospérité et
la compétitivité durables de leur pays.
56. Une fois parvenus à une meilleure convergence des dispositions
relatives à un revenu minimum vital en Europe, les pays pourraient
travailler ensemble à l’adoption d’un régime européen commun et,
au final, d’un mécanisme de revenu de base, ou de citoyenneté, plus
souple. Faisons de cela notre objectif commun à long terme en aspirant
à une société plus inclusive et juste, unie pour garantir la dignité
et défendre des valeurs partagées.