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Rapport | Doc. 14462 | 05 janvier 2018

Un revenu de citoyenneté de base, une idée qui se défend

Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable

Rapporteure : Mme Nunzia CATALFO, Italie, NI

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13424, Renvoi 4034 du 7 avril 2014. 2018 - Première partie de session

Résumé

Alors que la pauvreté et les inégalités croissantes portent toujours plus atteinte à la dignité humaine, la plupart des pays européens ont des difficultés à assurer un niveau de vie décent à tous. Le revenu de base, ou revenu de citoyenneté, est une forme de sécurité sociale qui permet de fournir à chaque citoyen une somme d’argent régulière pour vivre. Défini comme universel, individuel, inconditionnel et suffisant pour garantir de pouvoir vivre dans la dignité et de participer à la société, il aiderait à remédier à la pauvreté absolue tout en éliminant les facteurs qui dissuadent les gens de travailler. Il viendrait s’ajouter aux revenus de ceux qui sont employés dans des formes de travail non conventionnelles et de travail partagé, ou ceux qui sont en sous-emploi.

L’instauration d’un revenu de base pourrait garantir l’égalité des chances pour tous plus efficacement que la mosaïque actuelle de prestations, services et programmes sociaux. Toutefois, étant donné les difficultés pratiques qu’engendrerait un changement aussi radical dans la politique sociale, un débat approfondi doit avoir lieu dans chaque pays pour déterminer les modalités d’un tel revenu permanent garanti et les moyens de le financer dans le cadre d’un nouveau contrat social entre les citoyens et l’État. Le rapport met en avant une série de recommandations adressées aux Etats membres, les invitant notamment à examiner les initiatives passées et présentes pour tester sur le terrain le revenu de base à tous les niveaux, et étendre le soutien aux catégories de population vulnérables.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Résolution
adoptée par la commission le 6 décembre 2017.

(open)
1. L’Europe moderne a bâti une prospérité impressionnante en poursuivant un développement axé sur les besoins et les droits humains. Avec les changements intervenus dans les structures économiques, la nature du travail et les profils démographiques, son modèle social est aujourd’hui sous tension, alors que la pauvreté et les inégalités croissantes portent toujours plus atteinte à la dignité humaine. Les États européens doivent assumer leurs responsabilités de réforme afin que les générations actuelles et futures puissent continuer de bénéficier de conditions de vie décentes et d’une protection sociale adéquate. C’est dans ce contexte que l’idée d’un revenu de base, ou revenu «de citoyenneté», a fait son apparition dans le débat public.
2. L’Assemblée parlementaire considère qu’un niveau de vie décent pour tous est la pierre angulaire de la justice sociale et de la dignité humaine. Si la plupart des pays européens ont mis en place des mécanismes d’aide au revenu pour garantir aux nécessiteux un strict minimum, la quasi-totalité d’entre eux doivent améliorer leurs systèmes afin de répondre aux critiques du Comité européen des Droits sociaux. Ce dernier a maintes fois constaté des manquements dans l’engagement de fait des États Parties à la Charte sociale européenne d’assurer un niveau de vie décent à toutes les catégories de population, notamment aux plus vulnérables (comme les enfants, les jeunes et les personnes âgées, les chômeurs et les travailleurs pauvres, les personnes handicapées et les malades).
3. Le revenu de base, ou revenu de citoyenneté, est une forme de sécurité sociale qui permet de fournir à chaque citoyen une somme d’argent régulière pour vivre: c’est «un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans condition de ressources ni exigence en termes de travail» [Van Parijs]. Défini comme universel, individuel, inconditionnel et suffisant pour garantir de pouvoir vivre dans la dignité et de participer à la société, le revenu de base remédierait à la pauvreté absolue tout en éliminant les facteurs qui dissuadent les gens de travailler (car il n’est pas supprimé lorsque la personne perçoit d’autres revenus). Par ailleurs, il viendrait s’ajouter aux revenus obtenus par ceux qui sont employés dans des formes de travail non conventionnelles et de travail partagé, par ceux qui sont en sous-emploi ou encore par ceux qui effectuent un travail non rémunéré (comme élever ses enfants ou s’occuper des personnes âgées ou malades de sa famille).
4. L’Assemblée estime que l’instauration d’un revenu de base pourrait garantir l’égalité des chances de tous plus efficacement que la mosaïque actuelle de prestations, services et programmes sociaux. Toutefois, l’Assemblée est pleinement consciente des difficultés pratiques qu’engendrerait un changement aussi radical dans la politique sociale. Un débat approfondi doit avoir lieu dans chaque pays pour déterminer les modalités d’un tel revenu permanent garanti et les moyens de le financer dans le cadre d’un nouveau contrat social entre les citoyens et l’État.
5. En priorité, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe à améliorer l’adéquation de leur régime de revenu minimum existant et à veiller notamment à ce que les paniers de biens et services qui servent de référence nationale couvrent la pleine participation des citoyens à la société. Le cas échéant, les États pourraient aussi envisager d’adopter l’indicateur «de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale» (AROPE) utilisé par les institutions de l’Union européenne.
6. Dans la mesure où la possibilité d’instaurer un revenu de base nécessite des étapes intermédiaires pour permettre sa réalisation à un coût abordable en procédant à une refonte audacieuse des systèmes nationaux de protection sociale et d’imposition, l’Assemblée recommande aux États membres:
6.1. d’examiner les initiatives passées et présentes qui ont été prises pour tester sur le terrain différentes formules de revenu de base au niveau local, régional ou national;
6.2. d’étendre le soutien aux catégories de population vulnérables:
6.2.1. en consolidant les dispositifs d’aide au revenu existants et en effectuant une analyse critique des niveaux d’imposition, des allègements fiscaux et des crédits d’impôt de manière à identifier les transferts positifs;
6.2.2. en rationalisant les systèmes sociaux existants afin d’éliminer des inefficacités, des lacunes et des chevauchements;
6.2.3. en intensifiant les efforts pour lutter contre l’évasion fiscale et l’optimisation fiscale pratiquées par des multinationales et des personnes fortunées et en réaffectant les fonds ainsi récupérés aux priorités de la politique sociale;
6.3. le cas échéant, de réexaminer leurs régimes d’aide au revenu à la lumière des conclusions du Comité européen des Droits sociaux;
6.4. d’associer tous les partenaires sociaux à la création d’une référence nationale de seuil de subsistance qui permette à chaque citoyen d’avoir un revenu supérieur au seuil de pauvreté;
6.5. d’évaluer l’impact des dispositifs nationaux prévoyant un revenu minimum et de réfléchir aux étapes ultérieures en vue de les améliorer;
6.6. d’améliorer la couverture des systèmes de revenu minimum existants et le recours à ces derniers:
6.6.1. en veillant à ce que les jeunes de plus de 18 ans, qui cherchent à vivre de manière autonome, aient accès à une aide au revenu minimum;
6.6.2. en réduisant les obstacles administratifs et en supprimant la discrimination et l’arbitraire lors de l’octroi de l’aide au revenu à l’échelle nationale et locale;
6.6.3. en revoyant régulièrement les dispositifs nationaux prévoyant un revenu minimum en vue de les simplifier, d’en améliorer le rapport coût/efficacité, la transparence et l’efficacité de gestion et d’assurer une meilleure coordination avec les services de l’emploi et les organismes d’intégration;
6.6.4. en séparant l’action sociale et l’octroi d’une aide au revenu des fonctions de contrôle et de supervision;
6.6.5. en renforçant la flexibilité et en éliminant la conditionnalité punitive dans l’examen des demandes d’aide au revenu;
6.6.6. en améliorant les systèmes d’information sur les droits et en étendant les actions menées sur le terrain pour aller vers les bénéficiaires potentiels de l’aide au revenu parmi les catégories les plus fragiles de la population;
6.7. de poursuivre le dialogue social et le travail explicatif avec la population au sujet des risques et opportunités liés à l’adoption du revenu de base;
6.8. de renforcer les dispositifs d’aide au revenu et autres mesures d’intégration sociale active, notamment des politiques en faveur de l’emploi et des services publics de qualité;
6.9. d’encourager un débat public national sur le revenu de citoyenneté de base pour préparer le terrain et lancer des expérimentations nationales sur le revenu de base.

B. Exposé des motifs, par Mme Nunzia Catalfo, rapporteure

(open)

1. Introduction: un revenu minimum vital comme moyen de protéger la dignité humaine et l’autonomie

1. La pauvreté et le dénuement social touchent de plus en plus d’Européens aussi bien dans les pays riches que dans les pays plus pauvres. Personne n’est à l’abri de difficultés matérielles dues à des «accidents de la vie», tels que le chômage, la maladie, un accident, un handicap, des problèmes familiaux ou d’autres événements préjudiciables. Ces aléas entraînent parfois pour les personnes concernées une baisse considérable du niveau de vie et l’exclusion sociale, voire des formes extrêmes de pauvreté, notamment la faim, l’absence de domicile fixe et d’innombrables troubles physiques et psychiques. La situation faisant «boule de neige», des familles entières, en particulier les enfants, sont touchées. Hantée par le spectre de la crise économique, l’Europe doit répondre à des besoins sociaux toujours plus importants; or, la réaction des pouvoirs publics est bien souvent défaillante.
2. À l’heure actuelle, la pauvreté et l’exclusion sociale menacent environ 120 millions d’Européens 
			(2) 
			Voir le Doc. 13424, proposition de résolution sur la nécessité d’un revenu
de citoyenneté., parmi lesquels 25 millions d’enfants. Environ 50 millions de personnes vivent actuellement dans des foyers au sein desquels aucun membre n’a d’emploi; en outre, 40 millions de personnes sont en proie à des difficultés matérielles au quotidien et plus de 4 millions de personnes sont sans-abri. Les personnes âgées et les jeunes sont relativement plus touchés que le reste de la population. La dignité et l’autonomie de ces millions de personnes sont si durement touchées, que c’est la société européenne dans son ensemble qui risque d’être ébranlée.
3. Pourtant, le droit à la sécurité sociale figure parmi les droits humains fondamentaux depuis des décennies, le but étant d’assurer à tous, indépendamment de l’âge ou de la capacité à travailler, un accès aux moyens nécessaires pour couvrir les besoins élémentaires et bénéficier des services de base. Ce droit est protégé par la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies (article 22), le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (article 9) et la Convention relative aux droits de l’enfant (article 26). Par ailleurs, l’objectif d’une protection sociale pour tous est au cœur même de la mission de l’Organisation internationale du travail (OIT) et occupe une place centrale dans la Charte sociale européenne, ainsi que dans la Convention européenne de sécurité sociale (STE no 78). Tous ces instruments soulignent que l’extension progressive d’un filet de sécurité social est un facteur clé de progrès social, de développement humain et de lutte contre la pauvreté. La mise en place d’un système de protection sociale efficace et efficient favorisera la stabilité et la justice sociales ainsi que le développement économique, et ce, dans l’intérêt de tous.
4. L’Assemblée parlementaire a mis l’accent à de multiples reprises sur le malaise grandissant dans la société européenne au sujet d’une précarité de l’emploi de plus en plus marquée, du manque de perspectives d’emplois de qualité et d’un accès équitable aux services de santé publics, mais aussi de la résurgence du travail des enfants et de la pauvreté en Europe. Il n’est pas surprenant de voir notre système de valeurs partagées et la démocratie se déliter parallèlement à une montée en puissance de toutes sortes d’extrémismes. Le présent rapport entend par conséquent attirer l’attention des décideurs politiques sur la nécessité de revoir sérieusement notre approche de garantie d’un revenu minimum vital (assujetti à des conditions de ressources) à la population, afin que personne ne soit exclu, humilié ou marginalisé. A terme, ce type de revenu pourrait être converti en un revenu de citoyenneté inconditionnel, communément appelé revenu de base.
5. Je pense que nous devrions étudier minutieusement les propositions actuelles de seuils de protection sociale (comme l’a recommandé l’OIT en 2012) et de modèles de revenus minimums (comme l’a préconisé le Parlement européen en 2010), et examiner d’autres régimes similaires et bonnes pratiques existant déjà, ainsi que diverses initiatives en cours, en vue de formuler des propositions spécifiques à l’intention des États membres du Conseil de l’Europe. Ce faisant, nous devrions réfléchir ensemble à ce qui est nécessaire, réalisable et applicable dans toute l’Europe si l’on veut améliorer la protection sociale pour tous, en s’attaquant efficacement aux problèmes de dumping social et de «tourisme des prestations sociales» à l’échelle intra-européenne.

2. Lutte contre la stigmatisation de la pauvreté et de l’exclusion sociale

6. Dans presque toute l’Europe, le développement économique stagne, et même les pays plus dynamiques sont confrontés à une «croissance sans emploi». Les taux de chômage sont généralement supérieurs à 10 %, atteignant un sommet de près de 27 % en Grèce, 24 % en Espagne et même 29 % dans «l’ex-République yougoslave de Macédoine». En parallèle, la situation la plus précaire – le chômage de longue durée – touche en moyenne 5 % de la population. Parmi les individus suffisamment chanceux pour avoir un emploi, quelque 45 millions de personnes ont un revenu disponible inférieur au seuil de risque de pauvreté 
			(3) 
			D’après la base de
données EUROSTAT.. La jeune génération est particulièrement touchée et de plus en plus défavorisée 
			(4) 
			Voir la Résolution 1885 (2012) de l’Assemblée «La jeune génération sacrifiée: répercussions
sociales, économiques et politiques de la crise financière».. Par ailleurs, les enfants sont davantage exposés au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale que le reste de la population dans la plupart des États membres de l’Union européenne.
7. Globalement, un quart de la population de l’Union européenne est exposé au risque de pauvreté et d’exclusion sociale (mesuré par rapport au niveau inférieur à 60 % du revenu national médian, ou vit dans un dénuement matériel grave ou dans un ménage à très faible intensité de travail 
			(5) 
			Voir <a href='http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/People_at_risk_of_poverty_or_social_exclusion'>http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/People_at_risk_of_poverty_or_social_exclusion</a> (en anglais) pour des explications, des définitions
et des chiffres.). Cette partie de la population lutte pour joindre les deux bouts, du fait des coûts du logement additionnés aux factures de chauffage et d’électricité qui absorbent plus de la moitié du revenu total disponible des ménages. Par exemple, environ 43 % des Bulgares, 28 % des Roumains, 26 % des Hongrois et 24 % des Lettons sont confrontés à un grave dénuement matériel, les enfants étant touchés dans des proportions encore plus grandes. En dehors de l’Union européenne, dans des pays tels que la Fédération de Russie, quelque 11 % de la population vit sous le seuil de subsistance.
8. Il n’est pas surprenant que les inégalités continuent de se creuser dans toute l’Europe. Le coefficient de Gini 
			(6) 
			Plus la répartition
des revenus est inégale dans un pays, plus le coefficient de Gini
est élevé. Si les revenus sont répartis avec une égalité parfaite,
le coefficient est de zéro; si les revenus sont répartis avec une
inégalité parfaite, le coefficient est de 100. Source: la Banque
mondiale., qui mesure le degré d’inégalités en matière de répartition des revenus dans un pays, a révélé que, pour 2012, les inégalités de revenu dans l’Union européenne se situaient à un niveau moyen de 30,6. Les taux d’inégalités les plus élevés ont été enregistrés en Géorgie (40, en 2014), en Russie (42), en Turquie (40), en Grèce (37), en Bulgarie, au Portugal et en Espagne (36). Les conditions liées au risque de pauvreté varient considérablement d’un pays à l’autre, en fonction du sexe, de l’âge, des origines sociales, de la nationalité et de la composition des ménages.
9. De plus, la diffusion de nouvelles technologies a un impact fort et durable sur le monde de travail et la façon dont fonctionne notre société. Aujourd’hui, le travail humain est systématiquement éliminé du processus de production, ce qui est en train de modifier des schémas de travail traditionnels dans la plupart des pays industrialisés à travers le monde. Les technologies de l’information sont déployées dans des activités très variées, et les machines intelligentes remplacent, petit à petit, les humains pour de nombreuses tâches. Tout ceci détruit plus d’emplois qu’il n’en crée tant dans le secteur privé que public et oblige des millions de travailleurs et d’employés à chercher désespérément un emploi alternatif, une reconversion et d’autres sources de revenu. Selon la dernière étude du Forum économique mondial sur l’avenir du travail, d’ici 2030, plus de cinq millions d’emplois disparaîtront dans les 15 pays les plus industrialisés 
			(7) 
			Forum
économique mondial, The future of jobs: employment, skills and workforce
strategy for the fourth industrial revolution, janvier 2016..
10. Compte tenu des schémas d’emploi actuels et de systèmes d’aide au revenu insuffisants (conditionnels, assujettis à des conditions de ressources ou faibles en moyenne), la mise en place d’un revenu minimum vital est essentielle, selon moi, pour préserver la dignité humaine et améliorer la situation de millions d’Européens. Elle aiderait à surmonter une pauvreté affichée ou dissimulée pour ceux qui en ont le plus besoin, garantirait la liberté sociale de chaque individu de prendre sa vie en main et renforcerait la participation de tous à la vie de la société. Cela aiderait en outre à assurer que les valeurs partagées que nous défendons et les instruments de droits humains que nous chérissons ne sont pas juste de vaines promesses.

3. Principaux concepts et initiatives: où en sommes-nous actuellement?

11. Il suffit de jeter un bref coup d’œil à l’histoire moderne pour que trois périodes se dégagent, durant lesquelles le débat sur le revenu de base était particulièrement intense. Les premières propositions en faveur d’un revenu de base universel et véritablement inconditionnel prenant la forme d’un «dividende social», d’une «prime de l’État» et d’un «dividende national» sont apparues avant la seconde guerre mondiale au Royaume-Uni. Ces idées ont été redécouvertes par la suite et ont gagné considérablement en popularité dans les débats sur les programmes de subventions dites «démographiques» («demogrants») et d’«imposition négative sur le revenu» pendant les années 1960 et 1970 aux États-Unis. Une nouvelle vague de concepts est apparue au moment où des propositions de revenu de base faisaient l’objet de discussions récurrentes dans le nord-ouest de l’Europe à la fin des années 1970 et au début des années 1980 
			(8) 
			Yannick Vanderborght
et Philippe Van Parijs, L'allocation universelle, Paris, La Découverte (2005).. L’idée de revenu de base connaît aujourd’hui un regain, à l’heure où les spécialistes de la question, les organismes publics et les organisations de la société civile remettent cette question sur la table.

3.1. La notion de revenu de base inconditionnel: en théorie et dans la pratique

12. Le revenu de base, ou revenu citoyen, est une forme de sécurité sociale qui assure le versement régulier à chaque citoyen d’une somme d’argent pour vivre: c’est «un revenu versé par une communauté politique à tous ses membres sur une base individuelle, sans condition de ressources ni exigence en termes de travail» 
			(9) 
			Définition proposée
par Philippe Van Parijs. Voir «L’allocation universelle: une idée
simple et forte pour le XXIe siècle», Politics & Society, 2004.. Il se définit de ce fait selon quatre critères: il est universel, individuel, inconditionnel et suffisant pour garantir une vie dans la dignité et la participation à la société 
			(10) 
			Initiative citoyenne
européenne pour un revenu de base inconditionnel. Voir le texte
de l’initiative: «Unconditional Basic Income (UBI) – Exploring a
pathway towards emancipatory welfare conditions in the EU» (<a href='http://basicincome2013.eu/'>http://basicincome2013.eu/</a>).. Le terme «universel» signifie en l’occurrence que chaque individu, quel que soit son âge, son origine, son lieu de résidence et sa profession devrait pouvoir bénéficier d’une telle prestation. Le terme «individuel» signifie que toute femme, tout homme et tout enfant a le droit à la garantie de ressources à titre individuel et certainement pas au titre du couple ou du ménage; cette garantie n’est pas liée à la situation de famille ou à la configuration du ménage, ni au revenu ou au patrimoine d’autres membres de la famille ou du foyer. C’est là le seul et unique moyen de protéger la liberté des individus de prendre leurs propres décisions.
13. L’aspect «inconditionnel» du revenu de base est considéré comme un droit humain qui ne devrait dépendre d’aucune condition préalable, que ce soit une obligation d’occuper un emploi salarié, de prendre part à des travaux d’intérêt général ou de se comporter en accord avec les rôles traditionnellement dévolus aux femmes et aux hommes. Le revenu de base ne devrait pas non plus être soumis à des plafonds de ressources, d’épargne ou de patrimoine.
14. Enfin, le revenu de base est dit «suffisant» lorsqu’il renvoie à la nécessité d’assurer une vie dans la dignité et la participation à la société: l’allocation devrait prévoir un niveau de vie décent, y compris la satisfaction des besoins sociaux et culturels, dans le pays concerné. Il devrait empêcher la pauvreté matérielle et être supérieur au seuil de risque de pauvreté, qui correspond, selon les normes de l’Union européenne, à 60 % du revenu net médian national. Dans certains pays, où la majorité de la population a de faibles revenus et où le revenu médian est donc faible, d’autres points de référence, tels que le coût d’un panier de produits de référence, pourraient être utilisés pour déterminer un niveau de revenu minimum capable de garantir une vie dans la dignité, la sécurité matérielle et la pleine participation à la société.
15. Selon ces quatre conditions, le revenu de base a pour objet d’atténuer la pauvreté en assurant un revenu minimum suffisant pour tous les individus, sans toutefois dissuader de travailler (c’est-à-dire qu’il n’est pas supprimé lorsque les individus perçoivent d’autres revenus). Il vise à servir de complément de revenu universel nécessaire pour assurer le plein emploi, notamment dans les pays qui sont dépourvus de dispositions prévoyant un salaire minimum ou dans lesquels le niveau du salaire minimum est très inférieur au seuil de pauvreté 
			(11) 
			Full
Employment Regained?, James Edward Meade, Cambridge University
Press, 1995.. Ainsi que l’ont montré les débats tenus au sein de la commission des questions sociales, nombreux sont les détracteurs du revenu de base qui estiment qu’un tel dispositif serait trop coûteux, est utopique et dissuaderait les gens de travailler. Face à cet argument négatif, les arguments en faveur du principe de revenu minimum ne manquent pas, notamment:
  • le remplacement de diverses prestations sociales par un seul et unique revenu de base simplifierait grandement la procédure de versement des prestations et allégerait le fardeau bureaucratique;
  • contrairement aux aides alimentaires et au logement, le revenu de base serait probablement consacré à une plus grande variété de biens et de services locaux, ce qui profiterait aux producteurs et à l’économie à l’échelle nationale. Il stimulerait la croissance économique en augmentant la demande en général, comme le montre un récent exemple au Brésil (notamment grâce à «Bolsa Familia»);
  • le revenu de base couvrirait les besoins élémentaires, mais ne suffirait pas à assurer un quotidien confortable. De fait, il inciterait les individus à améliorer leur situation financière et à gagner plus pour élever leur niveau de vie, et à poursuivre des objectifs professionnels ambitieux;
  • actuellement, le marché du travail manque à assurer à de nombreux travailleurs à temps plein des salaires qui permettent de mener une vie décente. Avec le revenu de base, la survie des employés ne dépendrait plus de leur emploi et ces derniers pourraient investir davantage dans leurs compétences pour gagner plus, pour créer une petite entreprise ou pour changer de carrière – c’est-à-dire qu’ils seraient vraiment libres de poursuivre leur objectif d’épanouissement personnel;
  • la mise en place d’un revenu de base atténuerait les inégalités de revenu, du fait que chacun recevrait le même montant de l’État.
16. À travers le monde, des formes de revenu de base ont été expérimentées par des pays comme les États-Unis, la Namibie, l’Iran, le Brésil, l’Inde 
			(12) 
			En Inde,
l’UNICEF a financé un projet pilote dans le cadre duquel un revenu
de base était versé aux adultes de huit villages d’un Etat du centre
du pays (le Madhya Pradesh); il a renforcé l’autonomie des femmes
dans ces villages et stimulé les petits projets d’investissement,
qui se sont notamment traduits par la création d’entreprises. ou le Canada. Par exemple, le «Alaska [Permanent Fund] Dividend» est une prestation versée depuis 1982 aux personnes résidant en Alaska par une entreprise publique; cette prestation provient d’un fonds alimenté par une partie des recettes pétrolières, sous la forme de dépôts annuels et de réinvestissement. Le «dividende», qui est inconditionnel (il est versé à quiconque vit dans l’État depuis un an et en fait la demande), connaît un immense succès et il est très important pour les personnes les plus pauvres; il aide aussi l’Alaska à maintenir l’un des taux de pauvreté les plus bas des États-Unis et une inégalité de revenus relativement faible 
			(13) 
			Ces prestations
atteignaient $US 1 884 par personne et par an en 2014..
17. Une autre expérimentation majeure du revenu de base – Mincome – menée de 1974 à 1979 dans la ville canadienne de Dauphin (province du Manitoba), a été suspendue par le gouvernement conservateur dès lors que celui-ci en a pris les rênes. Durant cinq ans, chaque habitant de la ville a bénéficié chaque mois d’un chèque sans condition (d’un montant équivalent à 60 % du seuil de faible revenu du pays, duquel étaient déduits 50 cents par dollar gagné à partir d’autres sources), ce qui a permis d’éradiquer totalement la pauvreté. Une étude approfondie de cette expérience, entreprise par un économiste de l’université de Manitoba 
			(14) 
			«The
town with no poverty», Evelyn L. Forget, université du Manitoba,
février 2011. , a également mis en évidence les retombées positives en termes de santé publique, en l’occurrence une diminution du nombre d’hospitalisations et des problèmes de santé mentale ainsi qu’une meilleure participation de la population aux activités éducatives. Une autre étude pilote devrait a été lancée en avril 2017 par le gouvernement provincial de l'Ontario.
18. En Europe, c’est le scepticisme qui prévaut en matière de revenu de base; par exemple, les électeurs suisses ont rejeté l’idée d’instaurer un revenu inconditionnel de 2 500 francs suisses par mois lors d’un référendum organisé en 2013, et de nouveau en 2016. Cela étant, quelques nouvelles initiatives fleurissent en Finlande, en France et aux Pays-Bas. En 2017-2018, une douzaine de municipalités néerlandaises devraient expérimenter plusieurs types de systèmes de revenu de base pour leurs bénéficiaires de l’aide sociale. Les versements mensuels iraient de € 800 par adulte à € 1 300 par couple ou famille, et chaque groupe de bénéficiaires serait assujetti à différents niveaux de règles ou obligations de rechercher un emploi rémunéré. Le projet dans sa conception actuelle est bien différent de la proposition originale, avec laquelle les initiateurs du projet cherchaient à remettre en cause le point de vue selon lequel les bénéficiaires de prestations publiques doivent faire l’objet d’une surveillance et d’un contrôle 
			(15) 
			Voir
l’article «A Dutch city is giving money away to test the “basic
income” theory», Maria Sanchez Diez: <a href='http://www.qz.com/'>http://qz.com/#437088/utrecht-will-give-money-for-free-to-its-citizens-will-it-make-them-lazier/</a>.. Des approches plus ambitieuses de l’idée de revenu de base pourraient voir le jour après les élections législatives aux Pays-Bas en mars 2017.
19. Par ailleurs, hors de l’Europe, plusieurs programmes pilotes de revenu de base financés par des fonds privés devraient démarrer en 2017. Il s’agit notamment des programmes de Silicon Valley enterprise Y Combinator (à Oakland, Californie) et d’organismes caritatifs comme GiveDirectly (qui œuvre avec des villages kenyans) et Eight (qui concerne un village en Ouganda).

3.1.1. Des paroles aux actes: l’expérimentation finlandaise du revenu de base

20. En Finlande, le gouvernement de centre-droit a proposé une loi, que le parlement a adoptée à la mi-décembre 2016, pour la création d’un revenu de base à verser à quelque 2 000 demandeurs d’emploi bénéficiaires d’allocations de chômage de base choisis au hasard 
			(16) 
			Excepté ceux qui perçoivent
aussi des prestations liées aux revenus.. L’expérimentation sur le terrain mise en œuvre en janvier 2017 devrait se poursuivre durant deux ans et être évaluée en 2019. Grâce à une visite d’information accueillie par le Parlement finlandais le 8 novembre 2016, j’ai pu obtenir des renseignements précieux concernant le projet.
21. D’après ce qui est prévu, les participants, âgés de 25 à 58 ans (étudiants et retraités étant exclus de l’échantillon), percevront € 560 par mois non imposables en remplacement de leur allocation de chômage de base. Ceux dont les indemnités de chômage antérieures dépasseraient € 560  recevraient un complément en guise de compensation. En outre, les autres indemnités éventuellement perçues seraient maintenues, tout comme la fiscalité correspondante, et le revenu de base continuerait d’être versé s’ils trouvent un emploi, ce qui devrait encourager davantage de Finlandais à travailler à temps partiel, de façon temporaire ou en free-lance.
22. Bien que l’objectif initial soit de simplifier «un système de prestations sociales excessivement complexe» et de faire en sorte qu’il «corresponde mieux aux changements touchant la vie active» 
			(17) 
			Kela/Fpa (organisme
finlandais de Sécurité sociale), Documents de travail 106/2016 «From
idea to experiment. Report on universal basic income experiment
in Finland»., il a été décidé de ne pas tester plusieurs niveaux de revenu de base. En effet, du fait de l’attachement du cadre constitutionnel du pays à l’égalité de traitement, toute mesure susceptible d’affaiblir le niveau de protection sociale dont jouit la population de l’échantillon aurait été discréditée car jugée discriminatoire. Par conséquent, il fallait que l’ensemble des mesures juridiques envisagées relativement au revenu de base soit conforme d’un point de vue politique avec la Constitution nationale et les engagements internationaux en matière de droits humains, et ce dès le début.
23. Aux fins de l’expérimentation, le revenu de base est défini comme «un revenu versé sans condition à tous sur une base individuelle, sans critère de ressources ni exigence en matière d’emploi» 
			(18) 
			Cette définition provient
du Réseau mondial pour le revenu de base (Basic
Income Earth Network, BIEN).. Même si les partis politiques et autres parties prenantes n’ont pas tous les mêmes schémas et attentes à l’esprit, ils sont globalement favorables à l’idée d’un revenu de base, mais avec des nuances quant aux implications et engagements.
24. Les critiques adressées à l’actuel projet portent principalement sur la composition et la taille restreintes du groupe cible, son calendrier serré et les inconvénients perçus concernant l’approche financière, ainsi que l’attention insuffisante accordée à ses répercussions en termes de santé et de bien-être. S’il était mené tel quel au profit de l’ensemble de la population en âge de travailler, le projet finlandais coûterait 11 milliards d’euros, soit plus d’un cinquième du budget national (53 milliards d’euros). Faute d’être assortie de mesures pour l’équilibrer en rationalisant les dépenses sociales générales de l’État, l’expérimentation pourrait alors se résumer à un test éphémère. Nombreux seront les observateurs, en Europe et au-delà, à scruter le cas finlandais, à l’affût des enseignements à en tirer.
25. Dans ce contexte, il est utile de rappeler également que, à l’automne 2014, le Comité européen des Droits sociaux a, dans le cadre de la procédure de réclamations collectives, conclu à la violation par la Finlande de plusieurs articles de la Charte sociale européenne, estimant que les prestations de sécurité sociale et d’assistance sociale n’étaient pas d’un niveau suffisant pour assurer notamment une protection contre la pauvreté absolue 
			(19) 
			Réclamation no 88/2012
de la Finnish Society of Social Rights c. Finlande; la décision
sur le bien-fondé a été adoptée le 9 septembre 2014..

3.1.2. Et l’expérimentation française: sera-t-elle plus ambitieuse que le projet finlandais?

26. Ces dernières années en France, le revenu minimum a occupé une place prépondérante dans les débats politiques. L’idée n’est plus perçue comme un fantasme ou une utopie, au point que le Sénat français a approuvé fin 2016 une expérimentation qui permettra à deux régions de tester un dispositif dit de «filet de sécurité» sur 20 000 à 30 000 personnes dans le besoin. Diverses recommandations relatives à cette expérimentation figurent dans la note de synthèse mise à la disposition des membres de la commission 
			(20) 
			Voir le document d’information <a href='https://pace.coe.int/documents/19855/3127051/AS-SOC-INF-2017-01-FR.pdf/be75186d-c1fe-4cfc-bc49-94b43c229eb0'>AS/Soc/Inf
(2017) 01</a>.. Comme l’a expliqué le sénateur Daniel Percheron, auteur du rapport d’information «Le revenu de base en France: de l'utopie à l'expérimentation», le 25 janvier 2017, lors de l’échange de vues avec la commission, en France le revenu de base ou de citoyenneté est souvent appelé «revenu universel» et est considéré comme un moyen pour l’État de garantir une existence décente à tous ses citoyens.
27. Cette question est de plus en plus abordée au cours des discussions politiques dans le pays, conjointement avec d’autres mesures éventuelles pour améliorer les dispositifs de revenu minimum et protéger plus efficacement contre la pauvreté. La mise en place d’un revenu de base nécessiterait un profond changement de mentalité sur la relation au travail et la création de richesse, ainsi que des ajustements audacieux du système général de sécurité sociale en vue de garantir un financement adéquat. Le revenu de base ne doit pas être perçu comme un moyen de supprimer le travail, mais plutôt comme un moyen de l’encourager avec plus de flexibilité.
28. Différentes formules ont été retenues pour des expérimentations en Finlande et aux Pays-Bas, mais toutes visaient à éliminer la pauvreté absolue. En France, les minima sociaux actuels pourraient être regroupés en un versement unique du revenu de base en rationalisant le filet de sécurité existant, en simplifiant l’accès aux droits et en adaptant la fiscalité. Les propositions de revenu de base «à la française» visent à explorer plusieurs formules sur une durée d’au moins trois ans, afin de tirer des enseignements utiles, en mettant l’accent sur les jeunes et les seniors (18-25 ans et 50-65 ans). Une proposition distincte cible les agriculteurs qui font partie des travailleurs les plus vulnérables en France: en reconnaissance des efforts particuliers qu’ils font pour protéger l’environnement et garantir la sécurité alimentaire, ils pourraient bénéficier d’un soutien plus important sous la forme de «paiements verts» au titre de la Politique agricole commune 
			(21) 
			Source: Mouvement français
pour un revenu de base (MFRB)..

3.2. Revenu minimum pour une vie décente – assorti de conditions

29. Nombre de pays européens ont instauré, non pas des prestations inconditionnelles, mais des dispositifs prévoyant un revenu minimum assujetti à des conditions de ressources, qui visent à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Selon le Réseau européen sur le revenu minimum 
			(22) 
			Rapport de synthèse
«Vers des régimes de revenu minimum adéquats et accessibles en Europe»,
janvier 2015, du réseau européen sur le revenu minimum, un projet
parrainé par le Parlement européen et financé par la Commission européenne., «les régimes de revenu minimum sont définis comme des régimes (…) offrant un filet de sécurité aux personnes qui ne peuvent ni travailler ni accéder à un emploi décent et qui n’ont pas (ou plus) droit aux prestations sociales». Le revenu minimum (parfois appelé «revenu minimum garanti») est également défini comme un complément de revenu garantissant à tous les individus des moyens de subsistance suffisants, sous réserve de remplir certaines conditions (par exemple, sous condition de ressources et, souvent, disponibilité à travailler ou à contribuer à des services communautaires). Il est généralement fixé au niveau d’un minimum vital social inférieur au salaire minimum afin de ne pas être perçu comme un dispositif dissuadant les gens de travailler. Il peut être versé pour compléter des ressources insuffisantes (par exemple, des pensions de vieillesse ou d’invalidité, des bourses aux étudiants, des allocations pour enfant ou des revenus du travail trop faibles et irréguliers, notamment dans les pays disposant d’un salaire minimum très bas).
30. Ces dispositifs varient beaucoup, du point de vue de leur structure, du montant des prestations et de leurs bénéficiaires, en fonction du climat économique, de la situation du marché du travail et du niveau auquel est fixé le seuil de subsistance dans chaque pays. Il est de plus en plus courant de demander aux personnes qui touchent ce revenu minimum de prouver leur volonté de participer au marché du travail ou d’effectuer un travail d’intérêt général. En 1988, la France a été l’un des premiers pays à mettre en œuvre un tel dispositif: le «revenu minimum d’insertion» (RMI), devenu le «revenu de solidarité active» (RSA) en 2009. Le RSA était notamment destiné à encourager l’emploi en assurant un complément de revenu aux travailleurs à bas salaire 
			(23) 
			En septembre 2016,
le montant du RSA était de € 535 par mois pour une personne seule
sans ressources ni aide au logement. Pour percevoir le RSA, l’une
des conditions est d’avoir exercé une activité professionnelle pendant
au moins deux ans au cours des trois années calendaires précédant
la date de la demande. L’allocataire doit avoir au moins 25 ans,
ce qui exclut les autres jeunes. Environ un tiers des bénéficiaires
potentiels du RSA n'en font pas la demande..
31. Le Royaume-Uni s’est doté d’un dispositif similaire: le système de complément de revenu (Income Support). Pour en bénéficier, il faut être âgé de plus de 16 ans et n’avoir pas atteint l’âge légal de la retraite, travailler moins de 16 heures par semaine, ne pas avoir d’économies importantes (moins de £ 16 000) ou avoir une raison de ne pas participer au marché du travail (être malade ou handicapé ou s’occuper d’enfants ou d’une personne malade, par exemple). S’ils remplissent certaines conditions, les bénéficiaires d’un complément de revenu peuvent aussi avoir droit à d’autres allocations, destinées à les aider à se loger, à se soigner ou à faire face à des dépenses similaires 
			(24) 
			Pour
de plus amples informations sur ce complément de revenu, voir: <a href='https://www.gov.uk/income-support/overview'>https://www.gov.uk/income-support/overview</a>.	. D’autres pays européens – dont l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, l’Irlande, l’Islande, le Liechtenstein, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède et la Suisse – ont mis en place des dispositifs comparables. Parmi les États membres de l’Union européenne, la Bulgarie, la Grèce et l’Italie semblent dotées des dispositions les plus limitées et les plus fragmentaires, qui réservent le complément de revenu à un très petit nombre de catégories défavorisées 
			(25) 
			H. Frazer et E. Marlier,
«Minimum income schemes across EU member States», rapport de synthèse
de 2009 établi pour le réseau d’experts nationaux indépendants sur
l’inclusion sociale de l’Union européenne.. Certains pays comme l’Espagne, l’Estonie, la Hongrie, l’Irlande, la Lituanie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, la République slovaque et la Suède ont récemment limité l’admissibilité à leurs systèmes de revenu minimum et la couverture de ces derniers. Le principal enjeu, pour les dispositifs existants, est d’aider de manière efficiente les personnes dans le besoin, comme le montrent les tendances en matière de pauvreté et d’inégalité.
32. Face à l’aggravation des inégalités sociales en Europe, le Parlement européen a adopté, en 2008 et 2010, des résolutions (2008/2034(INI) et (2010/2039(INI)) dans lesquelles il a appelé les États membres de l’Union européenne à garantir un revenu minimum. Tout en exigeant de fixer un seuil pour l’octroi d’un revenu minimum, les parlementaires ont demandé explicitement que les systèmes de revenu minimum garantissent des conditions de vie adéquates en les fixant à un niveau équivalent à au moins 60 % du revenu national médian ajusté, autrement dit, au-dessus du seuil de risque de pauvreté de l’Union européenne. Dans une autre résolution sur la plateforme européenne contre la pauvreté et l'exclusion sociale (2011/2052(INI)), la Commission européenne a été invitée à lancer une consultation sur la possibilité d'une initiative législative sur un revenu minimum adéquat dans les États membres. Dans son avis publié en décembre 2013 
			(26) 
			«Revenu européen minimum
et indicateurs de pauvreté», avis d’initiative du Comité économique
et social européen du 10 décembre 2013, SOC/482; rapporteur M. Dassis
et corapporteur M. Boland. Entre autres choses, le CESE demande
«un examen de la façon dont les Etats membres calculent les niveaux
de pauvreté et fixent leurs objectifs nationaux». et communiqué aux principales instances dirigeantes de l’Union européenne, le Comité économique et social européen a souligné «le besoin urgent de garantir dans l'Union européenne un revenu minimum adéquat, au moyen d'une directive-cadre» et invité la Commission «à entreprendre une action concertée répondant à la résolution que le Parlement européen a adoptée en 2011». En réponse à ces invitations, la Commission européenne s’est contentée de souligner que cette question relevait de la compétence exclusive des États membres.
33. Le débat sur un revenu minimum comme moyen de lutter contre la pauvreté et de promouvoir l’inclusion sociale soulève aussi le problème des travailleurs pauvres. Bien que la plupart des pays européens aient adopté des dispositions prévoyant un salaire minimum, celles-ci ne protègent plus les personnes qui travaillent contre le risque de basculer dans la pauvreté. L’Europe n’a pas de définition commune de salaire minimum et, au sein des pays de l’Union européenne, le montant du salaire minimum varie de € 1,04  l’heure en Bulgarie à € 11,10  l’heure au Luxembourg. Des disparités sont aussi imputables à des dispositions qui font dépendre le salaire minimum de conventions collectives négociées par branche.
34. Le manque de convergence des niveaux de salaire minimum et le déficit de mise en œuvre des obligations contractuelles nationales expliquent l’expansion du dumping social. De même que pour le revenu minimum, il devient de plus en plus évident que le salaire minimum doit représenter au moins 60 % du salaire médian national et se situer au-dessus du seuil de pauvreté pour que l’emploi soit moralement acceptable. Dans sa Résolution 1993 (2014) sur un travail décent pour tous, l’Assemblée a recommandé aux États membres de «garantir un salaire de subsistance national et des socles nationaux de protection sociale à un niveau adapté aux besoins de développement du pays». Le salaire de subsistance correspond au montant minimum de ressources dont doit disposer un travailleur pour pouvoir subvenir à ses besoins élémentaires, tels que la nourriture (y compris l’eau), un hébergement et des vêtements, ainsi que l’hygiène, l’éducation et les soins de santé essentiels. Cette mesure a été critiquée, au même titre que le salaire minimum, ses détracteurs lui reprochant de contribuer potentiellement à la suppression d’emplois 
			(27) 
			Voir,
par exemple, l’article «Large increase in the minimum wage could
have severe long-term effects», The Economist,
25 juillet 2015. .

3.3. Socles de protection sociale

35. En vue de garantir à tous un minimum vital décent, l’OIT et d’autres organismes des Nations Unies préconisent d’établir un socle de protection sociale, qui devrait être le premier niveau de protection sociale à l’échelle nationale. S’appuyant sur un noyau de droits sociaux, ils demandent que soit assuré l’accès de toute personne aux services et aux produits indispensables pour vivre dans la dignité (notamment un accès adéquat à l’alimentation, aux soins de santé, à l’éducation, au logement, à l’eau et à l’assainissement), au moyen de transferts sociaux. Dans ce cadre, c’est avant tout aux gouvernements qu’il incombe de combiner, d’une manière adaptée à la situation nationale, des prestations sociales inconditionnelles et des prestations assujetties à des conditions de ressources (ou ciblées), ainsi que d’utiliser des prix subventionnés pour les produits de première nécessité comme les aliments, l’électricité, le logement et les principaux services publics.
36. La proposition d’instaurer un socle de protection sociale s’adresse principalement aux pays à revenus faibles ou intermédiaires. L’OIT insiste sur les garanties fondamentales que constituent l’accès aux soins de santé essentiels (y compris les soins de maternité) et une sécurité élémentaire de revenu pour les enfants, pour les personnes d’âge actif qui sont dans l’incapacité de gagner un revenu suffisant (pour des raisons de maladie, de chômage, de maternité ou d’invalidité) et pour les personnes âgées. Il importe de souligner que tous les habitants d’un pays devraient bénéficier de ces garanties, c'est-à-dire à la fois les ressortissants de cet État et les autres personnes qui vivent dans le pays (comme les travailleurs temporaires et les immigrés). A mon avis, le même principe devrait s’appliquer au revenu minimum garanti que je préconise d’instaurer dans les pays européens.
37. Ecrasés par des politiques d’austérité et des réformes structurelles souvent douloureuses, les pays du sud de l’Europe, qui voient leur population se laisser gagner par le désespoir, s’efforcent d’améliorer la situation en garantissant un minimum vital décent aux plus démunis. Cependant, même les dispositifs les plus inclusifs établis dans d’autres pays européens excluent généralement du système de protection sociale les jeunes qui ne sont pas encore entrés sur le marché du travail. Ainsi que l’Assemblée l’a constaté dans sa Résolution 1885 (2012) consacrée à «la jeune génération sacrifiée», il y a de plus en plus de jeunes qui ne sont ni étudiants, ni employés, ni en formation (appelés «NEETS» en anglais: «Not in Education, Employment or Training») et qui dépendent largement de la solidarité familiale. L’Assemblée a donc demandé aux États membres d’assumer leurs responsabilités et «d’assurer l’accès aux prestations sociales des jeunes à la recherche d’un premier emploi». J’estime que les dispositifs européens visant à garantir un revenu minimum devraient contribuer à mieux intégrer ces jeunes dans la société, car c’est aussi une obligation qui découle des articles 13 et 14 de la Charte sociale européenne 
			(28) 
			L’article 13 précise
que, en vue d’assurer l’exercice effectif du droit à l’assistance
sociale et médicale, les Parties doivent notamment «veiller à ce
que toute personne qui ne dispose pas de ressources suffisantes
(…) puisse obtenir une assistance appropriée et (…) les soins nécessités
par son état»..
38. Globalement, les réformes récentes dans le domaine de la sécurité sociale, notamment celles concernant les systèmes de pension (telles que l’augmentation de l’âge de départ à la retraite), ont mené à l’allongement de la vie professionnelle, au blocage de la rotation des générations et à un nombre croissant de jeunes européens confrontés aux difficultés pour trouver un emploi. Au sein de l’Union européenne, 21,4 % de jeunes entre 16 et 24 ans étaient au chômage à la fin de 2014 selon les données d’Eurostat.

4. Faire du revenu minimum vital une réalité en Europe

4.1. Revenu minimum vital – un intérêt à long terme essentiel pour la société

39. Lors de l’échange de vues tenu par la commission avec M. Fintan Farrell, représentant du Réseau européen anti-pauvreté (EAPN) 
			(29) 
			Échange
de vues tenu à Chisinau (République de Moldova) le 19 mai 2015. , sur le défi consistant à garantir un revenu minimum vital en Europe, l’absence de consensus général sur ce sujet est clairement apparue. Il convient de mener de vastes campagnes de sensibilisation pour convaincre les décideurs politiques de la nécessité d’une application progressive de régimes de revenu minimum adéquats et accessibles tant au niveau national qu’européen. La convergence graduelle des dispositions nationales et l’instauration d’un modèle européen harmonisé devraient être l’objectif ultime. La tâche est colossale mais pas insurmontable. Pourquoi donc, nous, responsables politiques, devrions-nous nous en préoccuper ?
40. C’est en premier lieu le nombre sans cesse croissant d’Européens exposés à la précarité et à la pauvreté qui doit nous interpeller. La cohésion sociale a été mise à mal au cours de la récente crise financière, mais cela fait de nombreuses années qu’elle était menacée. Les groupes de réflexion de référence au plan mondial, comme l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) 
			(30) 
			«In it together: why
less inequality benefits all» (Tous concernés: Pourquoi moins d'inégalité
profite à tous), rapport de l’OCDE publié le 21 mai 2015 (résumé
disponible en français). et le Fonds monétaire international (FMI) 
			(31) 
			Causes and consequences of income inequality:
a global perspective, Era Dabla-Norris, Kalpana Kochhar,
Nujin Suphaphiphat, Frantisek Ricka et Evridiki Tsounta, 15 juin
2015, série des publications du FMI., accusent le creusement des inégalités de revenu d’être l’un des principaux freins à la croissance économique, au progrès social et à la durabilité, autant d’objectifs de développement essentiels pour tous dans notre société. Dans cette optique, l’aide apportée aux plus démunis et nécessiteux contribue de manière déterminante à la prospérité globale et durable. De même, des dispositions prévoyant un salaire minimum vital sont cruciales pour s’attaquer au dumping social, assurer une vie décente pour tous et proposer des mesures efficaces d’incitation au travail.
41. Deuxièmement, la protection des membres les plus vulnérables de notre société est également un devoir moral. Si les autorités ne parviennent pas à répondre de manière appropriée à leur situation difficile, la violence, l’instabilité, la pauvreté et l’économie souterraine prendront au piège de plus en plus d’Européens au détriment des intérêts à long terme de l’État et de la prééminence du droit. Une société civilisée, forte d’une économie développée, dispose de suffisamment de moyens de renforcer la dignité humaine de tous ses citoyens et résidents. C’est l’un des messages propulsés au-devant de la scène politique par la montée des mouvements politiques extrémistes en Europe. Les droits socioéconomiques, dont le droit à une vie décente et à la subsistance, font partie intégrante des droits de l’homme et sont, dans ce contexte, tout aussi importants que les droits civils et politiques.
42. Comme les enquêtes le montrent, les politiques actuelles font défaut et ne réalisent pas les objectifs de réduction de la pauvreté. Par ailleurs, la plupart des États européens affichent peu de progrès dans l’amélioration de leur système de protection sociale et l’adéquation des prestations, qui sont pourtant des obligations au titre de la Charte sociale européenne. La gestion de la crise fondée sur une politique d’austérité n’a fait que renforcer la conditionnalité et abaisser le niveau des prestations. Nous avons besoin d’une politique socioéconomique plus équilibrée, davantage axée sur les droits et ayant pour pierre angulaire la garantie d’un revenu minimum vital pour tous. Une telle politique améliorerait la justice sociale et consoliderait les systèmes actuels de redistribution à la lumière de l’évolution de la situation.
43. Enfin, les travaux de recherche montrent que les régimes de revenu minimum adéquats servent tout autant les objectifs sociaux de la société que les objectifs économiques. Les États menant de bonnes politiques en matière de protection sociale sont plus compétitifs et prospères 
			(32) 
			Discours
du Commissaire de l’Union européenne László Andor prononcé lors
du séminaire «Improving minimum income support», avril 2014, et
dossier politique du Centre de réflexion Bruegel «Europe’s social
problem and its implications for economic growth», avril 2014.. En termes relatifs, les versements d’une aide au revenu ne représentent qu’un faible pourcentage des dépenses sociales d’ensemble des gouvernements mais génèrent un retour élevé sur investissement; les conséquences d’un non-investissement sont considérables et immédiates pour les personnes concernées, et entraînent des coûts à long terme pour la société dans son ensemble. De plus, les systèmes de salaire et de revenu minimum adéquats servent «d’amortisseurs économiques» dans les pays les plus résilients à la crise et de levier économique en stimulant l’économie réelle et la consommation 
			(33) 
			Rapport de synthèse
«Vers des régimes de revenu minimum adéquats et accessibles en Europe»,
janvier 2015, du réseau européen sur le revenu minimum, un projet
parrainé par le Parlement européen et financé par la Commission européenne. . Libérer les personnes dans le besoin du sentiment de honte qui accompagne la pauvreté et leur donner les ressources adéquates pour saisir les opportunités leur permettront de mieux mettre à profit ou d’améliorer leurs compétences et de participer plus pleinement à la société. L’État doit aider les personnes à s’aider elles-mêmes.

4.2. Tirer les enseignements des expériences nationales

44. Comme nous l’avons constaté dans les chapitres précédents, les systèmes d’aide au revenu actuellement en place en Europe sont très diversifiés, fragmentés et présentent de grandes disparités. Cela découle de la multitude de méthodologies et d’indicateurs de référence employés pour déterminer ce qui constitue un niveau de vie suffisant dans un pays donné. A ce jour, aucun pays n’a recours à l’indicateur AROPE (risque de pauvreté ou d’exclusion sociale) convenu par le Conseil de l’Union européenne et désormais systématiquement employé par Eurostat, bien que le Danemark ait prévu son utilisation future. La plupart des pays se réfèrent généralement à un minimum de subsistance ou à un niveau de subsistance, à des seuils de pauvreté absolue ou à des paniers ou budgets de référence en guise de cadres de référence. Par conséquent, la majorité des régimes de revenu minimum existants ne permettent pas aux individus de vivre dans la dignité, comme en témoignent les conclusions récentes du Comité européen des Droits sociaux 
			(34) 
			Dans
ses conclusions 2013-2014 sur la conformité ou non des situations
nationales avec la Charte sociale européenne, le Comité européen
des Droits sociaux a critiqué de nombreux pays pour leur incapacité
à garantir un niveau de vie décent pour tous (par l’intermédiaire
d’un salaire minimum et de prestations sociales): Allemagne, Andorre, Arménie,
Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bulgarie, Chypre, Danemark, Espagne,
Estonie, Finlande, France, Géorgie, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande,
Italie, Lettonie, «l’ex-République yougoslave de Macédoine», Lituanie,
Luxembourg, Malte, République de Moldova, Monténégro, Norvège, Pays-Bas,
Pologne, Roumanie, Royaume-Uni, Fédération de Russie, Serbie, République
slovaque, Slovénie, Suède, République tchèque, Turquie et Ukraine.
Selon le CEDS, le salaire minimum et les prestations sociales ne
doivent pas être inférieures à 50 % du revenu national médian ajusté
qui est considéré comme le seuil de pauvreté absolue (ou à 40 %
lorsque certains services publics sont fournis gratuitement à la
population ou en cas de versement d’indemnités supplémentaires).. Si le coût de la vie converge lentement, il n’en va pas de même du niveau des prestations et salaires.
45. Malgré sa forte visibilité politique, l’indicateur AROPE de l’Union européenne a pour principale lacune de s’appuyer sur des éléments d’information du passé tandis que les besoins des plus démunis en termes de revenu s’inscrivent dans le présent et réclament une solution immédiate. De plus, dans les pays qui ont de hauts niveaux d’inégalité de revenu (telle que mesurée en coefficient de Gini), par exemple la Turquie, la Russie, le Royaume-Uni ou la Grèce selon des études de l’OCDE, ou encore la Lettonie, l’Italie, la Bulgarie, la Lituanie, Chypre, la Roumanie, le Portugal, l’Espagne, la Serbie et «l’ex-République yougoslave de Macédoine» selon les données d’Eurostat, toute référence à l’indicateur AROPE devrait être complétée par d’autres indicateurs de qualité de vie afin d’obtenir une estimation plus précise du niveau de subsistance désiré en vue de garantir une vie décente. Néanmoins, l’utilisation du niveau de référence correspondant à 60 % du revenu (ou salaire) net médian national reste un critère approprié pour protéger la population de la pauvreté dans de nombreux pays qu’il serait possible de transposer progressivement dans les politiques sociales au plan national. Cette mesure devrait contribuer à régler le problème d’adéquation des systèmes nationaux d’aide au revenu 
			(35) 
			Selon l’analyse du
réseau européen sur le revenu minimum, seuls le Danemark et l’Islande
présentent un niveau d’adéquation élevé (plus de 50 % du revenu
médian ajusté); l’Autriche, la Belgique, l’Irlande, la Lituanie,
«l’ex-République yougoslave de Macédoine», le Luxembourg et les
Pays-Bas ont un niveau d’adéquation moyen-élevé (40 %-50 %); l’Allemagne,
Chypre, l’Espagne, la Finlande, la France, Malte, la Norvège, le
Portugal et le Royaume-Uni ont un niveau d’adéquation moyen-bas
(30 %-40 %); tandis que l’Estonie, la Hongrie, la Roumanie, la Suède
et la République tchèque figurent dans la catégorie suivante (20 %-30 %)
et la Bulgarie, la Lettonie, la Pologne et la République slovaque présentent
le niveau d’adéquation le plus bas (inférieur à 20 %)..
46. Un autre défi consiste à garantir une bonne couverture de régimes d’aide au revenu améliorés et le recours à ces derniers par la population cible. Les jeunes, les migrants sans-papiers, les personnes handicapées et les sans-abri semblent rencontrer les plus grandes difficultés à y accéder. D’après les études menées, la couverture dans les pays individuels est réduite en raison de seuils de revenu inadaptés, d’un assujettissement excessif à des conditions de ressources, d’une réaffectation discrétionnaire des ressources à d’autres fins au niveau local ainsi que de critères d’éligibilité très stricts.
47. Outre les problèmes de couverture, le non-recours à l’aide au revenu constitue également une problématique importante. Un document de travail d’Eurofound établi en 2014 
			(36) 
			«Access to benefits»,
H. Dubois et A. Ludwinek, document de travail d’Eurofound d’octobre
2014. met en lumière l’écart considérable – de plus de 40 % en moyenne dans la moitié des pays de l’Union européenne étudiés – entre les droits (pour l’essentiel à une aide au revenu) et le recours à ces derniers. De même, les travaux menés par le Réseau européen anti-pauvreté (EAPN) font état d’un taux de non-recours allant de 20 % à 30 % (par exemple au Portugal) jusqu’à 57 % à 75 % en Belgique, voire 80 % dans certaines régions rurales d’Autriche. Ces chiffres contrastent avec les estimations des fraudes (recours excessif délibéré) qui sont généralement bien moins élevées mais, pourtant, attirent davantage l’attention des politiques et des médias.
48. Les raisons identifiées, expliquant le non-recours aux droits à une aide au revenu, mettent en avant les principaux domaines qui méritent amélioration: l’absence de communication par les services sociaux d’où une méconnaissance des droits (pas connus donc pas sollicités), le non versement des prestations en raison d’obstacles administratifs ou de décisions administratives arbitraires (bureaucratie excessive) et les pratiques discriminatoires découlant d’une conditionnalité punitive (à l’égard notamment de la population rom ou des migrants). S’agissant de l’élaboration des politiques, une bonne communication entre les services de l’emploi, les organismes d’intégration et les services sociaux fait souvent défaut au plan national pour garantir une aide au revenu adéquat.
49. Les derniers commentaires que je formulerai ici ont trait à la faisabilité. Beaucoup de détracteurs des systèmes de revenu minimum vital évoquent une charge hypothétique sur les finances de l’État. Or, je les invite tous à porter un regard plus critique au lien, au plan national, entre gouvernance – fiscalité – et – redistribution: dans chaque pays, des millions d’euros échappent au budget national en raison d’inefficiences, d’évasions fiscales, de la corruption, d’un sous-investissement public dans le capital humain ou tout simplement d’un mauvais classement des priorités en termes de développement national. L’introduction d’un revenu de base pourrait se substituer à de nombreuses prestations sociales qui font double emploi et simplifier des systèmes de sécurité sociale souvent pléthoriques qui sont extrêmement vulnérables aux fraudes et aux erreurs. Au besoin, les États peuvent s’appuyer sur les fonds de solidarité et de cohésion sociale de l’Union européenne (comme le Fonds social européen). Des experts, dont Philippe Van Parijs, estiment que l’instauration d’un revenu de base de l’ordre de 15 % à 20 % du produit intérieur brut (PIB) par habitant est à la fois réaliste et faisable sur le plan financier.
50. Par ailleurs, des propositions sont formulées pour instaurer un revenu de base inconditionnel partiel appelé «eurodividende» (ou «dividende européen») au niveau de la zone euro, voire dans l’Union européenne tout entière. Cet «eurodividende» assurerait un revenu plancher modeste, pouvant atteindre € 300  par mois (éventuellement majoré de points d’indice supplémentaires dans certains pays), à toutes les personnes résidant légalement dans la zone euro, et par la suite dans l’Union européenne; il pourrait être financé par une combinaison de leviers comme une TVA européenne, un impôt européen sur les sociétés, une taxe carbone européenne, une taxe européenne sur les transactions financières et sur les produits de luxe, et la réaffectation de certains fonds européens. La consultation publique récemment lancée par la Commission européenne concernant l’institution d’un pilier européen des droits sociaux devrait être mise à profit pour promouvoir l’ambition sociale de l’Union européenne ainsi que les objectifs de réduction de la pauvreté, de meilleure intégration du marché intérieur et les inévitables ajustements aux politiques du travail.

5. Conclusions et recommandations: aller de l’avant

51. L’Europe d’après la seconde guerre mondiale a bâti une prospérité impressionnante en poursuivant une politique de développement fondée sur le respect des droits de l’homme, de la démocratie et de l’État de droit. Elle a progressivement consolidé son modèle social autour du consensus en faveur de la dignité humaine, de la solidarité et de la liberté, avec l’engagement de tous les partenaires sociaux et en particulier de l’État. Maintenant que ce modèle se délite sous la pression «d’idéologies du marché libre», de changements radicaux des structures économiques et des profils démographiques, l’État doit assumer ses responsabilités à l’égard de la population et le réformer afin que les générations actuelles et futures puissent continuer de bénéficier d’une vie décente accompagnée de la protection sociale requise.
52. Un revenu minimum vital est la disposition phare d’un système social centré sur l’être humain. Il s’avère indispensable pour inverser la tendance au creusement des inégalités et à l’augmentation de la pauvreté qui sapent la dignité humaine des personnes les plus durement touchées ainsi que la cohésion sociale et la stabilité de la société entière. Si la plupart des pays européens ont mis en place des mécanismes d’aide au revenu plus ou moins généreux pour garantir aux nécessiteux un strict minimum, la quasi-totalité d’entre eux doivent revoir et améliorer leurs systèmes à la lumière des récentes conclusions du Comité européen des Droits sociaux. Ce dernier a souligné les multiples carences dans l’engagement de fait des États Parties à la Charte sociale européenne pour assurer un niveau de vie décent à leur population, y compris aux résidents, aux migrants, aux minorités ainsi qu’à tous ceux qui présentent des besoins spéciaux (comme les enfants, les jeunes et les personnes âgées, les chômeurs et les travailleurs pauvres, les personnes handicapées et les malades).
53. Pour lutter contre le dumping social et le «tourisme des prestations sociales», tous les États européens ont pour intérêt commun d’harmoniser progressivement leurs prestations sociales. A cette fin, ils doivent envisager l’emploi des mêmes méthodologies et indicateurs de référence pour déterminer le niveau de droits qui permettrait aux plus nécessiteux de bénéficier d’un niveau de vie décent. Les États pourraient par conséquent faire un meilleur usage de l’indicateur de mesure du risque de pauvreté ou d’exclusion sociale (AROPE) élaboré par l’Union européenne, qui correspond à 60 % du revenu médian disponible ajusté net (après transferts sociaux). Cet indicateur sert de référence à plusieurs institutions européennes ensemble avec le taux de privation matérielle aiguë 
			(37) 
			Le taux
de privation matérielle aiguë correspond à l’incapacité forcée à
couvrir les dépenses liées à au moins quatre éléments de la liste
suivante: paiement du loyer, d’un emprunt hypothécaire ou des factures
d’eau/gaz/électricité; chauffage adapté au logement; dépenses imprévues;
consommation régulière de viande ou d’une autre source de protéines;
vacances; téléviseur; réfrigérateur; voiture; et téléphone. et l’indicateur des «personnes vivant dans des ménages à faible niveau d’intensité de travail» 
			(38) 
			Selon
Eurostat, l’intensité de travail d’un ménage correspond au «rapport
entre, d’une part, le nombre de mois ouvrés par tous les membres
du ménage en âge de travailler durant l’<a href='http://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php/Glossary:Reference_period'>année
prise comme référence</a> pour le calcul du revenu et, d’autre part, le nombre
total de mois qui auraient pu, en théorie, être ouvrés par les membres
du ménage». Le niveau bas d’intensité de travail est défini à 0,20
et en dessous..
54. Dans le même temps, il conviendrait de procéder à une révision du seuil de pauvreté relatif dans les pays où une majorité de la population est à faibles revenus (et donc où le revenu médian est bas), afin de garantir à tout un chacun un niveau de vie décent et sa participation à la société, mais aussi de contrôler la capacité des seuils de pauvreté relatifs (ou le risque de pauvreté) à assurer une existence durable et un accès aux droits fondamentaux. Le cas échéant, une référence alternative (comme un panier de biens et services) devrait être utilisée pour déterminer le montant de l’allocation universelle susceptible de garantir la possibilité de vivre dans la dignité et de manière autonome. Comme proposé par le Parlement européen à plusieurs reprises, il serait utile que la Commission européenne développe une méthode commune pour la détermination d’un revenu minimum et un panier de biens et services de référence. Ces éléments pourraient servir de base pour les calculs au niveau national et pour l’examen d’un revenu minimum approprié.
55. Les Européens doivent en plus persévérer dans l’amélioration de la couverture des systèmes d’aide au revenu et du taux de recours par les plus nécessiteux. Ils devraient considérer ces efforts comme un devoir moral et un investissement social dans la prospérité et la compétitivité durables de leur pays.
56. Une fois parvenus à une meilleure convergence des dispositions relatives à un revenu minimum vital en Europe, les pays pourraient travailler ensemble à l’adoption d’un régime européen commun et, au final, d’un mécanisme de revenu de base, ou de citoyenneté, plus souple. Faisons de cela notre objectif commun à long terme en aspirant à une société plus inclusive et juste, unie pour garantir la dignité et défendre des valeurs partagées.