1. Introduction
1. Les questions de la définition
des tâches et du statut du journaliste sont récurrentes au sein
de la profession, tout comme dans le débat politique et juridique
puisque le statut est lié non seulement à la nature du travail accompli,
mais aussi aux droits et responsabilités de ceux qui l’exercent
et in fine à la mission de service
public des médias d’information.
2. Dans un environnement média traditionnel, la question de la
définition et par extension celle du statut du journaliste ne posait
pas de problème en soi: les différentes approches nationales se
rejoignaient sur un plus petit commun dénominateur, à savoir que
les journalistes sont des personnes dont l’activité principale est de
travailler pour un média d’information. Cependant, depuis l’émergence
des blogs, des réseaux sociaux, des interactions avec les usagers
et de l’échange d’information en temps réel, la différence entre
journalistes, experts ou simples citoyens pose la question du statut
de façon plus criante pour des raisons juridiques, politiques et
économiques.
3. Ces statuts sont extrêmement variables d’un pays à l’autre
à tel point que l’on pourrait se poser la question s’il est possible,
voire vraiment nécessaire et souhaitable de définir qui est journaliste.
La question ontologique sur le journalisme pose également celle
des changements dans la profession: évolution strictement technologique
avec l’avènement du tout numérique, mais aussi évolution économique
avec le bouleversement des modèles de financement des médias et
sociétale avec l’éclatement des rôles traditionnels entre «producteurs»
et «consommateurs» de contenus.
4. Dans le présent document j’aborderai trois questions:
- la définition/l’accès à la profession
de journaliste;
- l’impact du nouvel environnement médiatique sur le statut
professionnel des journalistes;
- le rôle des syndicats et des organisations professionnelles.
5. L’analyse de ces questions se fonde essentiellement sur le
rapport d’expert de M. Marc Gruber
, que je remercie pour son excellent
travail. À la lumière des discussions dans le cadre de l’audition
tenue par la commission de la culture, de la science, de l'éducation
et des médias le 25 avril 2017, j’ai intégré dans le texte des informations
concernant la Géorgie, la Turquie et l’Ukraine. Je remercie Mme Nino
Goguadze pour sa contribution concernant la Géorgie, ainsi que Mme Gülsün
Bilgehan et M. Volodymyr Ariev qui ont vérifié des informations
collectées par le Secrétariat concernant respectivement la Turquie
et l’Ukraine
.
6. Je remercie également tous les interlocuteurs que nous avons
rencontrés lors de notre visite d’information en Pologne, en particulier
Mme Iwona Arent, membre de la délégation
polonaise auprès de l’Assemblée parlementaire, ainsi que les différents
représentants du gouvernement et de l’opposition polonaise, et les
représentants d’organisations de journalistes et d’éditeurs de Pologne.
2. Définition et accès à la profession
de journaliste: tour d’horizon européen
7. L’activité de journaliste,
comme les activités des médias en général, connaît des pratiques
différentes en Europe allant de l’autorégulation à la régulation
étatique en passant par la co-régulation
. Par rapport à la régulation étatique,
l’autorégulation présente deux atouts majeurs: elle est plus réactive,
plus souple et s’adapte mieux aux réalités changeantes des médias
et surtout elle évite toute ingérence politique directe. Mais elle
suppose également une forte organisation et un respect des décisions
de la part de l’ensemble des parties prenantes (organisations professionnelles,
patronales, société civile et journalistes individuels).
8. Un certain nombre d’organismes européens ou internationaux
ont été amenés à définir les journalistes dans le cadre de leurs
activités, notamment le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
dans sa
Recommandation
N° R (2000) 7 sur le droit des journalistes de ne pas révéler leurs
sources d'information: «Le terme “journaliste” désigne toute personne
physique ou morale pratiquant à titre régulier ou professionnel
la collecte et la diffusion d'informations au public par l'intermédiaire
de tout moyen de communication de masse.»
9. Cette définition générale ne s’accompagne fort heureusement
pas de critères supplémentaires d’accès à la profession, déterminés
sur une base nationale.
2.1. Définition
de la profession du journaliste
10. Dans plusieurs États membres
du Conseil de l’Europe, la profession de journaliste est définie
par la loi. Les éléments communs figurant dans différentes lois
européennes qui définissent les journalistes sont les suivants:
a) les employeurs (entreprises de presse, publications quotidiennes
et périodiques, agences de presse); b) la nature de l’activité effectuée
(recueil et diffusion des informations); et c) le caractère régulier
de cette activité, rémunérée normalement par un salaire. Concernant
le dernier point, plus rarement, il y a des lois qui reconnaissent
le statut de journaliste aussi à des journalistes freelance.
11. Voici quelques exemples illustrant les trois éléments évoqués
plus haut:
- en Belgique, la
loi définit qui peut être considéré comme journaliste professionnel
de la manière suivante: il faut avoir fait du journalisme «son activité
professionnelle principale depuis deux ans et exercer cette activité
pour le compte d’un média d’information générale»;
- en France, «toute personne qui a pour activité principale,
régulière et rétribuée, l'exercice de sa profession dans une ou
plusieurs entreprises de presse, publications quotidiennes et périodiques,
ou agences de presse et qui en tire le principal de ses ressources »
est considérée journaliste. Une spécificité française est de reconnaître
aux journalistes freelance (pigistes) le statut de journaliste à
part entière de la même façon qu’aux salariés: le statut de pigiste
français est sensiblement différent des freelances dans d’autres
pays puisque ceux-ci sont généralement exclus des conventions collectives
et du système de protection sociale des salariés;
- en Géorgie, selon la loi, «toutes les personnes employées
dans une entreprise de médias et celles qui collectent et diffusent
de manière systématique de l’information pour le public sont considérées journalistes»;
- en Turquie, la loi définit le journaliste comme toute
personne qui travaille dans un journal, un périodique, une agence
de presse ou dans une agence de photographie et qui y effectue un
travail intellectuel ou artistique en contrepartie d’une rémunération;
- en Ukraine, selon la loi, le journaliste est «un employé
créatif qui collecte, reçoit, crée et prépare de manière professionnelle
l'information pour les médias et qui exerce des fonctions professionnelles
dans les médias (en tant que salarié régulier ou journaliste freelance),
conformément aux titres professionnels de journaliste énumérés dans
la liste étatique des professions» .
12. Dans d’autres États membres, il n’y a pas de définition légale
du journaliste. Par exemple, en Allemagne, la profession de journaliste
découle directement de l’article 5 de la Constitution garantissant
la liberté de pensée, d’expression et de la presse et interdisant
la censure
. Contrairement aux
pays où la profession est définie par la loi, les journalistes allemands
n’ont donc pas de démarche formelle ou obligatoire à effectuer.
La profession est ouverte à tous, indépendamment de tout critère
de formation ou de sélection. Les journalistes et les organisations
professionnelles allemandes se sont toujours prononcés contre une
définition légale contraignante ou réglementaire, craignant ainsi
une restriction de la liberté de la part du législateur ou du pouvoir
politique en général. Cependant, l’Association allemande des journalistes
définit le journaliste dans son formulaire d’adhésion comme une
personne dont «le journalisme est l’activité principale ou qui consacre la
majorité de son activité au journalisme». Le journaliste doit «être
impliqué dans le développement et la diffusion d’informations, d’opinions
et de divertissement via les médias à l’aide d’écrits, d'images,
de sons ou par la combinaison de ces moyens de production».
13. Un autre exemple est la Pologne, où le statut des journalistes
n’est plus défini par la loi comme c’était le cas dans les années
1980, lorsque le journaliste devait être membre d’une rédaction
(presse écrite, télévision, radio) et les freelances n’étaient pas
mentionnés du tout. Actuellement, un journaliste est perçu et reconnu
en tant que tel par les autorités publiques et par la société civile
à partir du moment où il est mandaté par un organe de la presse
ou d’autres médias.
14. Une situation unique en Europe, voire dans le monde, existe
en Italie où la profession de journaliste est régulée par un Ordre
(Ordine dei Giornalisti),
composé d’un Conseil national et d’antennes régionales délivrant la
carte de presse et assorti d’un Conseil de discipline. La loi lie
le titre de journaliste à l’inscription à cet Ordre en tant que professionista, un statut qui lui-même
est lié à des conditions d’âge, d’une durée de pratique et d’une
formation.
2.2. Carte
de presse
15. Dans plusieurs États membres,
les journalistes professionnels bénéficient d’une carte de presse.
Elle n’est pas toujours obligatoire et ne définit pas nécessairement
le statut du journaliste, mais elle peut être utile pour que les
professionnels des médias puissent être identifiés et reconnus comme
tels, notamment par des autorités policières ou judiciaires et lors
d’événements publics auprès des organisateurs. Les autorités qui délivrent
la carte de presse peuvent différer d’un État membre à l’autre.
16. En Belgique, par exemple, le droit d’exercer le travail de
journaliste n’est pas lié à la détention de la carte de presse officielle.
Le titre sert cependant à identifier les professionnels
et
à leur assurer un statut social spécifique, notamment en termes
de retraite.
17. En France, la carte de presse, qui n’est pas obligatoire,
est délivrée par la «Commission de la carte», composée de 16 membres
titulaires élus ou désignés pour trois ans. Les représentants syndicaux
sont élus parmi les six syndicats représentatifs de la profession.
18. En Allemagne, la carte de presse (Presseausweis),
qui n’est pas obligatoire, est délivrée par l’une des cinq organisations
professionnelles représentatives, soit trois organisations de journalistes
et deux organisations patronales. Depuis quelques années il existe
cependant des organismes commerciaux qui proposent de fausses cartes
de presse ou des cartes de presse «alternatives» moyennant paiement
et sans vérification des critères professionnels, ce qui inquiète
les organismes légitimes. La carte de presse officielle est actuellement
délivrée sur une base régionale dans chaque Land, mais
dès 2018 elle sera émise sur une base fédérale, sans pour autant
changer les critères d’attribution.
19. En Turquie, la carte de presse n’est pas obligatoire, mais
elle est utile pour être identifié en tant que journaliste, notamment
par les autorités policières et judiciaires, lors d’événements d’ordre
politique, culturel ou sportif. Les titulaires d’une carte de presse
peuvent aussi bénéficier de tarifs réduits de transport et d’entrées
gratuites dans les lieux publics, notamment dans les musées, galeries,
expositions, stades. La carte de presse est délivrée par la Direction
générale de la presse et de l’information, une institution placée
sous l’autorité et la direction du Premier ministre. La décision
d’accorder des cartes de presse est prise par la Commission de la
carte de presse composée de 15 membres désignés par l’Institution
de publication de presse. La réglementation concernant la carte
de presse énonce une liste restrictive des médias dont les journalistes
sont susceptibles d’acquérir une carte de presse, ainsi que les
quotas pour différents types de médias et agences de presse.
20. En Ukraine, la législation sur la carte de presse nationale
est en cours d’élaboration. Un projet de règlement prévoit que la
carte doit être émise par la Commission d'éthique journalistique,
à la demande du Syndicat national des journalistes, du Syndicat
indépendant des médias de l'Ukraine ou des rédactions des médias
tels que la presse écrite, les télé- et radio-diffuseurs et les
agences de presse. Cette carte servira à confirmer l’affiliation
professionnelle du journaliste, ainsi que son statut.
21. Dans les pays nordiques, la carte de presse est délivrée par
des syndicats nationaux uniques: l’acquisition de la qualité de
journaliste est donc essentiellement liée à l’appartenance à ces
syndicats.
22. En Pologne, la carte de presse n’est pas obligatoire. Elle
est en général délivrée par chaque rédaction ou entreprise médiatique
sans aucune restriction. La carte de presse internationale est délivrée
par les organisations professionnelles (l’Association des journalistes
polonais et la Société des journalistes polonais).
2.3. Organes
d’autorégulation
23. En Belgique, le Conseil de
déontologie journalistique a pour mission de rendre des avis, d’émettre
des initiatives, à la demande ou à la suite de plaintes, sur des
traitements de l’information dans l’ensemble des médias. Il fonctionne
donc suivant le même principe que les Conseils de presse existants
dans d’autres pays.
24. En Géorgie, selon la loi sur la radiodiffusion, les médias
doivent créer des mécanismes d'autorégulation efficaces: si une
société de presse ou un journaliste viole les normes d'éthique professionnelle,
toute personne peut s'adresser à un organe spécifique du média en
question, chargé de régler les différends, afin de protéger ses
droits. Ce mécanisme permet aux entreprises des médias de corriger
les violations du Code de normes professionnelles/Code de conduite
à leur propre niveau, ce qui facilite le maintien de normes professionnelles plus
élevées dans l'activité journalistique. Par ailleurs, l'Association
des journalistes indépendants doit assurer, entre autres, le respect
des normes professionnelles et de la Charte de l'éthique journalistique.
L'objectif de cette Charte est d’«accroître la responsabilité publique
des médias grâce à la protection des normes professionnelles et
éthiques et des mécanismes d'autorégulation».
25. En Allemagne, le Conseil de presse (Presserat)
est garant du respect de la déontologie en tant qu’organe d’autorégulation
qui reçoit et évalue les plaintes relatives aux contenus publiés
par des journalistes dans la presse, y compris en ligne. Inspiré
du British Press Council, il
a été créé en 1956 par les organisations professionnelles elles-mêmes
suite au refus d’un projet de loi prévoyant une instance de droit
public. Les plaintes sont traitées par un organe qui les examine
en fonction du Code de la presse (Pressekodex).
Les sanctions émises par le Presserat sont
la recevabilité sans conséquence, puis l’avertissement, puis le
blâme et enfin la réprimande publiée par le média incriminé.
26. Au Royaume-Uni, un Press Council a
été créé en 1953 en tant qu’organisme d’autorégulation, remplacé en
1991 par le Press Complaints Commission, puis
en 2014 par l’Independent Press Standards
Organisation (IPSO). L'IPSO prétend être un régulateur
indépendant de l'industrie des journaux et des magazines dont la mission
est de promouvoir et défendre les normes professionnelles les plus
élevées en matière de journalisme au Royaume-Uni et d’aider les
membres du public à demander réparation lorsqu'ils considèrent que
le Code de l’éditeur a été violé. Le Code de l'éditeur traite de
problèmes tels que l'exactitude ou l'invasion de la vie privée.
L'IPSO est en mesure d'examiner les préoccupations concernant le
contenu éditorial dans les journaux et les magazines et la conduite
des journalistes. Il gère les plaintes et mène ses propres enquêtes
sur la conformité aux normes rédactionnelles. Il s'engage également
à surveiller les travaux, y compris en exigeant que les publications
présentent des rapports de conformité annuels. L'IPSO a le pouvoir,
le cas échéant, d'exiger la publication de corrections importantes
et d'arbitrages critiques et peut finalement sanctionner les publications
dans les cas où les anomalies sont particulièrement graves et systémiques.
27. En Pologne, le système d’autorégulation en place est représenté
par le Conseil d’éthique des média (Rada
Etyki Mediów). Cette instance d’autorégulation est composée
de journalistes et de scientifiques et fonctionne sur une base volontaire.
Les arbitrages prononcés sont rarement connus et suivis. La visibilité
et la reconnaissance générale de cet organisme parmi les journalistes
et le public polonais restent faibles.
28. En Ukraine, un premier pas vers un système d’autorégulation
des médias a été la création d’une Commission d’éthique journalistique
et par la suite de ses branches régionales. La commission est une organisation
non gouvernementale (ONG) ukrainienne qui traite des conflits éthiques
à la demande d’un journaliste, d'autres personnes ou entités intéressées
par l'évaluation éthique des activités professionnelles d'un journaliste,
ou du rédacteur en chef, du fondateur ou du propriétaire d’un média
ou de l'autorité publique compétente dans le domaine des médias.
La commission fonctionne sur une base volontaire et se compose de
15 membres élus lors du Congrès des signataires du Code d'éthique
du journaliste ukrainien. Elle peut donner des avertissements, prendre
des décisions et prononcer des pénalités publiques.
3. Impact
du nouvel environnement médiatique
29. L’environnement médiatique
actuel a été profondément marqué par le passage, à partir du début
des années 2000, au tout numérique dans la production journalistique
et dans sa diffusion. Même la presse «papier» est produite par les
journalistes de façon numérique dans des salles de rédaction dont
le fonctionnement a été bouleversé ces 20 dernières années. Cette
évolution a induit de profonds changements dans le quotidien des
journalistes et a créé une certaine confusion entre professionnels
et autres «contributeurs des médias».
3.1. Un
statut maintenu mais des apports nouveaux
30. Le statut officiel de journaliste
est resté le même malgré la multiplication des supports technologiques puisque
la nature même du journaliste professionnel demeure. Cependant des
nouvelles formes de production et de nouvelles sources d’information
ont fait leur apparition même dans les médias «traditionnels».
31. Alors que traditionnellement les sources étaient identifiées
(agences, communiqués de presse, travail d’enquête), l’information
provient à présent aussi de sources non professionnelles (bloggeurs,
«youtubeurs», contenu généré par les utilisateurs, etc.). La question
du «contenu généré par les utilisateurs» ou le terme générique de
«journalisme citoyen» concerne cette expertise de façon relativement
limitée puisque par définition les non-professionnels n’ont pas
de statut particulier. Aucun pays d’Europe ne reconnait le statut
de journaliste à une personne qui ne correspond pas aux critères,
à savoir une activité principale de traitement de l’information
et génératrice de revenus, ce qui n’est pas le cas des bloggeurs
amateurs. En théorie, par exemple, le Presseausweis allemand
n’est pas refusé à des blogueurs si ceux-ci remplissent les critères d’attribution
mentionnés plus haut. Cependant l’économie des médias fait qu’un
individu isolé ne vendant pas ses reportages à des organismes de
presse n’arrive tout simplement pas à en faire une activité principale
et rémunératrice.
32. Même si certaines plates-formes de pensée critique comme
Les Crises publient les contributions de blogueurs,
ceux-ci ne sont pas rémunérés comme tels et le site spécifie bien
qu’il ne s’agit pas d’«informations». À l’heure actuelle, les blogueurs
qui remportent du succès sont soit des journalistes qui bloguent
en plus de leur travail habituel, soit d’autres professionnels (juristes,
experts, scientifiques) qui ne prétendent pas forcément au titre
de journaliste. Le débat en Allemagne porte actuellement sur ces
Gelegenheitsbloggers, les blogueurs
dont ce n’est pas l’activité principale et qui souhaitent néanmoins
voir leur statut reconnu parce qu’ils produisent du contenu de qualité
. Le
Presseausweis n’est
pas une fin en soi pour eux, mais cette catégorie de blogueurs ne
peut pas forcément se prévaloir de droits tels que la protection
des sources. En cas de diffamation et de calomnie, les critères
retenus par un tribunal en cas de litiges seront les mêmes que pour
les journalistes professionnels puisque ces droits reposent directement
sur la Constitution.
33. De fait, le développement du contenu «citoyen» pose moins
la question du statut du journaliste que celle de son impact sur
le journalisme professionnel, à savoir la vérification des informations,
la baisse de la qualité et surtout celle du bouleversement des modèles
économiques.
34. Dès que les technologies l’ont permis (à partir de 2008),
les médias traditionnels ont exploité le recours à des non professionnels
pour diversifier les sources, varier l’offre de contenu, mais aussi
de faire des économies en termes de salaires:
- par exemple, The Blog Paper en Grande-Bretagne se proposait
de rassembler les articles de blogueurs et de les publier sous forme
de revue papier payante. Le projet a cependant périclité;
- la même année en France le quotidien gratuit Metro a conclu un accord avec l’agence
de photographie Citizenside qui «rémunère»
les photographes non professionnels à partir de € 10;
- le magazine allemand Bild a
depuis de nombreuses années une rubrique «Leser
Reporter» basé sur des photos et de courts
textes envoyés par les lecteurs.
35. Le recours à des non professionnels peut aussi être motivé
par d’autres raisons: le
Bondy Blog a été mis en place en 2005 dans cette
ville de banlieue parisienne par des journalistes du magazine suisse
L’Hebdo pour pallier au manque d’informations
pendant les «émeutes» de certains quartiers autour de Paris et en donnant
la parole à des jeunes qui autrement ont du mal à faire entendre
leur voix. Le blog a ensuite développé une série de partenariats
avec des médias «traditionnels», des écoles de journalisme et des
sponsors et il publie actuellement les contributions d’une cinquantaine
de personnes.
36. Ces exemples sont cités à titre de premières expériences mais
le recours au contenu non-journalistique s’est depuis largement
banalisé voire est devenu la norme. Parfois les contributions des
citoyens permettent d’améliorer et d’accélérer les contenus, par
exemple lorsque des tweet viennent témoigner de violences policières
lors de manifestions ou dans des zones de conflit.
37. Il n’est même pas nouveau d’avoir recours à des non-professionnels
en tant que témoins d’une information qui n’aurait pas pu être obtenue
autrement (accidents ou événements exceptionnels), mais il est récent
d’intégrer cela dans le fonctionnement quotidien de l’économie des
médias et de l’ériger en norme.
38. Dans ce contexte, il est justifié de se poser la question
de la responsabilité des journalistes (et notamment des directeurs
de publications) face aux sources d’information non professionnelles
et au contenu généré par des utilisateurs. Sur un plan strictement
juridique, le directeur de publication porte la responsabilité de
tous les contenus publiés et est soumis à la présomption de culpabilité.
Les commentaires d’articles engagent la responsabilité de l’éditeur,
avec des délits relativement courants: diffamation, racisme, liens
vers des sites de piratage, pédopornographiques, ou des contenus
djihadistes. Comme il n’existe pas de lien de subordination entre
le blogueur et le directeur de publication, ce dernier n’a pas de
contrôle sur les articles publiés par les blogueurs. Il reste cependant
responsable des écrits du contributeur extérieur. On a relevé des cas
de provocation en ligne, avec des messages visant à en faire porter
la responsabilité au média.
39. Pour se protéger, les éditeurs ont dû mettre en place une
modération a priori, souvent
confiée à un prestataire extérieur, avec des coûts élevés, et plus
récemment plusieurs médias ont choisi de simplement supprimer les
commentaires d’articles. L’engagement du public s’est déplacé sur
des plates-formes extérieures comme Facebook. Cela crée parfois
un soulagement dans les rédactions, mais coupe aussi le lien d’échange
direct qui s’était créé entre journalistes et public.
40. Au-delà des blogueurs invités dans des espaces numériques
définis, on a vu se développer de vastes plates-formes d’hébergement
de blogs gratuits avec des modérations a
posteriori qui ont conduit à une prolifération et à une
confusion croissante. Le public n’a plus su faire la distinction
entre article de blogueur et articles du journal. Actuellement,
on constate une confusion grandissante entre journalistes et blogueurs.
C’est un des éléments qui ont amené à la crise de confiance que
traverse la presse aujourd’hui. Il existe un vrai besoin, exprimé
à la fois par les journalistes et par le public, que les rédactions
se réapproprient les contenus de leur média. La tendance actuelle
consistant à ne pas faire une différenciation claire entre «producteurs
de contenus» et «journalistes» peut conduire à la confusion totale,
voire à la disparition du travail journalistique.
41. Il est indispensable qu’il y ait un suivi et une vérification
par l’encadrement des contributeurs extérieurs; que la distinction
soit clairement établie pour le lecteur entre représentants du média
et contributeurs extérieurs; qu’on s’interroge sur l’anonymat de
certains contributeurs pour s’assurer au mieux de leur identité; qu’on
dresse clairement la limite entre information journalistique et
communication ou propagande.
42. Enfin au contenu non professionnel est venu s’ajouter le contenu
généré par les robots: des secteurs comme le sport (pour les résultats)
et la finance (pour l’évolution des cours des bourses à travers
le monde) ont été affectés dès 2010 par un large recours au journalisme
«robotisé». En sport, par exemple, les robots sont actuellement
capables de créer une courte vidéo à partir de photos et d’un texte
de trois paragraphes, lui-même créé par un robot
.
43. L’automatisation de certaines tâches, comme l’indication de
résultats de matchs sportifs ou de résultats électoraux permet une
rapidité d’exécution et une multiplicité d’articles que les humains
ne peuvent réaliser. Mais le média reste responsable des informations
publiées et définit les règles de publication. Par ailleurs, les «articles»
de ces robots se limitent pour l’instant à des sujets très factuels
et courts. Cependant, une question va se poser assez rapidement,
à savoir: comment s’assurer de la fiabilité de ces «robots», car
le risque de piratage ou de contrôle à distance est bien réel.
44. D’autres innovations sont à attendre dans les années à venir,
par exemple: l’Internet des objets et la reconnaissance des images,
qui obligera à repenser la représentation; les interactions conversationnelles,
qui permettront au public de poser des questions à un robot sur
le contenu d’un article; la réalité mixte, qui combinera journalisme
et environnement immersif, etc. Ces innovations ne seront pas seulement technologiques
mais aussi professionnelles puisqu’elles devront être conçues, programmées
et espérons-le contrôlées par des humains.
3.2. Le
quotidien des journalistes en mutation
45. Les journalistes se doivent
d’être actifs sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter, Instagram,
etc.)
. Au Royaume-Uni, plus de 80 000 tweets
sont envoyés chaque année par des journalistes professionnels dans le
cadre de leur travail. Dès 2013, le fil Twitter du
Guardian a dépassé le million d’abonnés
pour dépasser actuellement les 6 millions. En Allemagne, 30 % des
journalistes estiment que les réseaux sociaux sont «importants ou
très importants» pour leur travail
. Le développement du contenu des
médias sur les réseaux sociaux s’est accompagné de nouveaux profils
professionnels (notamment les «
community
managers»).
46. Ces nouvelles tâches et ces nouvelles compétences posent logiquement
la question de la formation et des normes professionnelles. Beaucoup
de «
community managers» n’ont
pas de connaissance approfondie des normes professionnelles journalistiques
alors même que leur travail les expose à des responsabilités sur le
contenu et vis-à-vis du public, ce qui peut poser problème en termes
de qualité et de déontologie. La modération des commentaires en
ligne est également une problématique extrêmement importante depuis qu’en
2015 un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme
a confirmé la responsabilité d’un
portail d’informations en ligne par rapport aux commentaires générés
par ses lecteurs en cas de «discours de haine et en des propos incitant
directement à des actes de violence». Le directeur de publication
d’un média d’information est donc aussi chargé de «faire la police»
dans les commentaires en ligne.
3.3. La
précarisation des journalistes et l’explosion du nombre de freelances
47. Les humains sont la base du
journalisme même si depuis les années 90 la masse salariale a été
souvent considérée comme une variable d’ajustement par des groupes
de presse de plus en plus concentrés et tributaires des marchés
financiers. Contrairement à une idée répandue, la «crise de la presse»
n’a pas commencé dans les années 90 mais bien avant, lorsque la
propriété des médias est passée de groupes familiaux à des structures
économiques financiarisées et concentrées, soit sous forme «verticale»
(c’est le cas en France pour la presse quotidienne régionale aux
mains d’un petit nombre de groupes) ou de concentration «horizontale»
(lorsque des médias sont englobés dans une compagnie, souvent multinationale,
et active à la fois dans le journalisme, la fiction, les télécoms,
etc.). La «consolidation» des médias a notamment connu des développements
spectaculaires dans les années 90 en Europe centrale et orientale
avec la libération de l’économie, permettant ainsi à des groupes
occidentaux de faire main basse sur la quasi-totalité des médias privés
. Au nom de la compétence nationale
dans ce domaine, la concentration de la propriété n’a pas été empêchée
par les autorités européennes, parfois avec l’arrière-pensée de
favoriser l’émergence de «géants» des médias capables de rivaliser
avec les groupes américains.
48. La propriété des médias n’est pas le thème de ce rapport mais
la précarité des journalistes est directement liée à la pression
économique et à l’effondrement du modèle traditionnel de financement
(basé jusque récemment sur environ 50 % de revenus liés aux ventes
et abonnements et 50 % liés à la publicité). Les revenus des diffusions
demeurent mais les revenus publicitaires se sont effondrés, notamment
avec la montée en puissance des GAFA (Google-Apple-Facebook-Amazon).
La publicité en ligne, même si elle semble parfois envahissante
pour les internautes, reste relativement marginale en termes de
recettes. Si l’on s’en réfère au marché des États-Unis, très bien
documenté, les recettes publicitaires de la presse sont passées de
65 milliards de dollars en 1999 à 20 milliards de dollars en 2013,
et seuls environ 3 milliards provenaient de la publicité en ligne.
Le chiffre d’affaires des journaux est passé de 0,8 % du produit
intérieur brut (PIB) en 1990 à 0,2 % en 2016
. Le déclin de la presse papier aux
États-Unis est tel que l’association des éditeurs de journaux a
abandonné le terme «newspaper» dans son titre en 2016 pour s’appeler
à présent la News media alliance. En Europe, le tirage des journaux
a baissé de 21 % entre 2010 et 2015 et les recettes publicitaires
de 23 % sur la même période alors que la publicité sur des supports
numériques ne représente au maximum que 20 % des revenus
.
49. Ce bouleversement économique est l’un des principaux facteurs
de précarisation des journalistes: le déclin des revenus de la majorité
des médias ainsi que les errances des éditeurs pour trouver un nouveau modèle
économique (accès gratuit, «paywall» ou «pay-per-view», augmentation
du prix à la vente, suppression des éditions papier) et le recours
quasi-systématique à l’externalisation des contrats de travail ont largement
contribué à la précarisation des journalistes.
50. Cette précarisation passe avant tout par l’explosion du nombre
de journalistes dits
freelances,
même si le recours à des relations de travail atypiques recouvre
des statuts variés: journaliste freelance, autoentrepreneur, contrats
de courte durée ou temps-partiel et même parfois travail intérimaire.
De façon générale il existe une «zone grise» sur le statut des non-salariés
. Le point commun de ces statuts est
que la majorité d’entre eux sont imposés par les employeurs, ce
qui fausse la nomenclature puisqu’au lieu d’être des
freelances
, ces
personnes sont des
forcedlance (des
«freelances forcés») ou des
fakelance (des
«faux freelances») qui travaillent dans les mêmes conditions que
les salariés à plein temps, à la différence près qu’ils n’ont pas
les mêmes droits.
51. Dans une même rédaction, deux personnes peuvent effectuer
le même travail mais avec deux statuts différents. Cela pose des
problèmes de principe et engendre des inégalités de fait. Le salarié
touchera un salaire «net» alors qu’avec son salaire «brut» le freelance
devra s’acquitter lui-même de ses charges sociales. Les salariés
ont des droits (congés payés, maternité/parental, arrêt maladie,
retraite, chômage) que les freelances n’ont pas. Il y a aussi des
exemples positifs en la matière: par exemple, en Pologne, il existe
un allègement fiscal destiné aux professions dites artistiques (écrivains,
artistes, etc.) dont font partie tous les journalistes. Les freelances
polonais sont donc bénéficiaires de certains privilèges fiscaux.
Mais en général, la précarité de la profession des freelances reste
un sujet de préoccupation.
52. Par ailleurs, les freelances ont un problème d’accès à la
reconnaissance professionnelle. Certains d’entre eux exercent une
autre activité en dehors du journalisme (communication, services
publics, secteur privé), ce qui peut entrer en conflit avec leur
indépendance journalistique. En outre, les freelances sont plus sujets
à des pressions économiques ou à l’autocensure.
53. Les freelances n’ont parfois pas la possibilité d’être représentés
par des syndicats et encore moins de négocier leurs tarifs, puisque
dans de nombreux pays le droit de la concurrence interdit aux «indépendants» de
s’entendre sur les prix des services. Une récente loi en Irlande
qui prévoit des dérogations aux règles de concurrence pour certaines
catégories d’indépendants, dont les journalistes, qui pourront à
l’avenir négocier collectivement les tarifs des freelances, constitue
à l’heure actuelle une exception. Même en France où le statut de
pigiste est défini par la loi, les syndicats se mobilisent contre
le statut d’autoentrepreneur qui ne comporte pas les mêmes obligations
sociales. Il existe également une tendance à vouloir «personnaliser»
le journalisme en poussant les journalistes freelances à faire du
marketing autour de leur «entreprise» individuelle, laissant par
conséquent moins de temps pour les tâches de base de journalisme.
Une éventuelle piste pour améliorer la situation précaire des freelances
serait de leur reconnaître un socle de droits communs accordés aux salariés,
comme c’est déjà le cas en Allemagne.
54. Le nombre de freelances est variable en fonction des pays:
en Allemagne le nombre d’adhérents syndicaux freelances s’élève
à 26 000 pour environ 43 000 salariés
. En France, où les chiffres de la Commission
de la carte sont très précis, on dénombre environ 6 600 pigistes
sur les 33 700 renouvellements de cartes, mais il est à noter que
parmi les 1 500 premières demandes de 2016, 1 080 sont des pigistes,
soit les deux-tiers
. Cette situation montre que «l’atypique»
est devenu «typique». En Grande-Bretagne aussi, les chiffres montrent
cette tendance: 18 000 freelances en 2015 et 34 000 en 2016
!
56. La question des freelances pose aussi celle de la fixation
de tarifs: alors que les syndicats peuvent négocier des grilles
tarifaires pour les salariés dans les conventions collectives, il
est parfois non seulement difficile mais aussi illégal pour des
«indépendants» de se prévaloir de tarifs minimums car cela serait
contraire aux lois sur la libre concurrence. C’était notamment le
cas aux Pays-Bas avant qu’une décision de la Cour de Justice de
l’Union européenne ne confirme les droits des freelances en 2014
.
57. Cette précarisation s’accompagne mécaniquement d’une diminution
ou d’une stagnation des salaires:
- selon
une étude espagnole, un rédacteur en chef a vu son salaire baisser
de 24 % entre 2010 et 2015, un rédacteur de 20 % et le salaire médian
dans la presse a baissé de 17 %;
- contrairement à une idée répandue, les journalistes allemands
ne sont pas des «privilégiés» économiques. En Allemagne le revenu
moyen des freelances est
d’environ € 2 000 par mois (mais à peine plus de € 1 000 dans certains Länder comme la Saxe-Anhalt), la
moyenne nationale se situe à € 1 750 pour les moins de 30 ans;
- au Royaume-Uni, une étude de 2016 portant sur 310 journalistes
freelance a montré qu’un tiers d’entre eux gagne moins de € 12 000
par an alors que le salaire moyen d’un rédacteur salarié est d’environ € 36 000
par an. Un tiers des freelances britanniques gagnent si peu qu’ils
touchent des prestations sociales et un tiers exerce une seconde activité
pour gagner de l’argent.
58. Sur le fond de cette précarisation de la profession de journaliste
due tout d’abord au bouleversement des modèles économiques traditionnels,
on peut observer dans certains pays l’apparition de modèles économiques
«alternatifs». Pour l’instant, ils sont peu nombreux et trop récents
pour faire la preuve de leur efficacité ou utilité. Cependant, ces
modèles économiques «alternatifs» pourraient indiquer des tendances de développement
à moyen et long terme. Un tel exemple est le modèle des médias basés
sur les dons, comme aux États-Unis
ou en France
. Une expérience inédite a eu lieu
en Allemagne, où un média en ligne
a réussi à rassembler près d’un
million d’euros en six semaines pour soutenir 28 journalistes qui
voulaient lancer un magazine en ligne sans publicité. Des «parrains»
ont accepté de payer € 60 par an en frais d’abonnement pour des
contenus journalistiques qui sont également accessibles au public
mais les parrains avaient en plus la possibilité de parler directement
aux journalistes, faire directement des suggestions sur les sujets
et les recherches. Enfin, au niveau international, certains sites
reposent sur l’échange de différents
types de soutien (recherche, hébergement, réseau local, etc.) de
façon collaborative et solidaire.
3.4. L’inégalité
de genre
59. Sur le marché de travail, l’inégalité
entre les femmes et les hommes se fait visible aussi dans la profession
de journaliste. En termes d’écart salarial, les femmes journalistes
gagnent 16 % de moins que les hommes dans l’Union européenne et
cet écart atteint même 24 % en Belgique
où il n’y a que 30% de femmes-journalistes.
Elles quittent la profession ou renoncent à y entrer aussi à cause
de sa précarisation. Les femmes sont également moins souvent employées
à temps plein, ce qui accentue la précarité
.
60. Concernant le niveau hiérarchique, si en bas de l’échelle
la proportion femmes-hommes est plus ou moins équilibrée, au niveau
managérial intermédiaire les différences sont nettes, et au plus
haut niveau on arrive à la proportion d’une femme contre quatre
hommes.
61. Les carrières des femmes sont plus courtes que celles des
hommes. Les femmes avec des enfants sont plus nombreuses que les
hommes ayant des enfants. Or, mener une vie parentale lorsqu’on
a une activité de journaliste est difficile. C’est d’autant plus
vrai avec l’arrivée de l’environnement numérique, lorsque la journée de
travail ne finit pas à la rédaction mais continue au-delà des heures
de travail.
62. Un phénomène en pleine croissance dont les femmes journalistes
sont particulièrement victimes est le cyber-harcèlement. Les hommes
en souffrent également, mais pour les femmes, surtout celles de
moins de 30 ans, ce harcèlement comporte typiquement un caractère
misogyne. Concernant les violences sexistes sur les lieux de travail,
un quart des femmes travailleuses du secteur des médias ont subi
des violences physiques, la moitié des femmes ont subi du harcèlement
sexuel, et trois-quarts des femmes ont subi de l’intimidation, des menaces
ou des abus.
3.5. Les
pertes d’emplois, une problématique en soi
63. Parallèlement à la précarisation,
les problèmes de financement et les mutations technologiques ont conduit
à des pertes d’emploi. Même si l’Europe n’est pas dévastée comme
les États-Unis, où l’emploi dans la presse est passé de 55 000 en
1990 à un peu plus de 30 000 en 2015
et le nombre de titres de presse
est passé de 2 700 à 2 000, les pertes d’emploi sont sévères dans
certains pays européens. En Espagne, pays durement touché par la
crise économique et l’austérité, plus de 12 000 emplois ont été
perdus dans le journalisme entre 2008 et 2015
, dont plus de 4 000 dans le secteur
de la télévision, notamment à cause des restructurations dans l’audiovisuel
public. En France, la presse a connu une série de plans de licenciement
ces dernières années, les plus récents étant ceux de
L’Obs et de
La
Voix du Nord portant à eux seuls sur plus de 200 suppressions
d’emplois. En Belgique, un exemple concret est le quotidien
Le Soir où l’effectif des journalistes
est passé de 152 en 2000 à 90 en 2016. En Allemagne où le secteur
de la presse, notamment régionale, demeure dynamique, ce sont principalement
les fusions de rédactions qui mènent à la destruction d’emplois,
par exemple 400 chez Gruner + Jahr en 2014
ou 200 à la WAZ en 2013
. Malgré la diminution des effectifs,
le travail à fournir augmente en réalité puisqu’en plus des articles
quotidiens les journalistes sont sensés produire des brèves et des
mises à jour pour la version en ligne. En Pologne, à partir de 2009,
des pertes d’emploi fixe d’environ 400 salariés du secteur des médias
au sens large (y compris les employés techniques) ont eu lieu par
effet des mesures d’externalisation surtout dans le secteur des
chaînes de télévision et de la radio publique. Cependant, aux destructions
d’emploi de nature économique se sont ajoutées des pertes d’emploi
de nature politique: après le changement de la majorité parlementaire
à la sortie des élections législatives de 2015, 220 journalistes
ont quitté le secteur soit en obtenant des indemnisations de départ,
soit après avoir été licenciés par les chaînes publiques (télévision
et radio).
3.6. La
détérioration des conditions de travail: tendances et risques
64. Une détérioration des conditions
de travail a été observée par les journalistes et dénoncée par leurs syndicats
depuis des années. Parfois ces changements des conditions sont quantifiables.
Des études menées dans différents pays européens ou aux États-Unis
montrent par exemple les éléments suivants:
- allongement de la durée du temps de travail: l’association
des journalistes bavarois est régulièrement informée de membres
qui travaillent jusqu’à 55 heures par semaine ;
- augmentation des tâches («multiskilling»):
une étude britannique montre que 64 % des journalistes interrogés
se déclarent sous pression pour fournir plus de contenu dans une
même durée de travail. Là où dans les années 80 un reportage de
télévision nécessitait un rédacteur, un cadreur, un technicien du son
puis un monteur pour la post-production, un grand nombre de contenu
audiovisuel est à présent produit par des journalistes «shivas»
chargés d’une multitude de tâches, y compris le suivi de leur travail sur
les réseaux sociaux. Une personne fait actuellement le travail de
trois personnes dans les années 80;
- confusion des métiers. De façon générale, les évolutions
technologiques et la multiplication des tâches ont brouillé la répartition
des tâches qui existait auparavant dans les salles de rédaction,
augmentant la charge de travail technique des journalistes au détriment
du travail de base (recherche, vérification, création), menant à
une «déprofessionnalisation» de certains d’entre eux ;
- la pression au rendement sur les journalistes affecte
bien sûr leur capacité à rechercher et à enquêter. Le «journalisme
assis», c'est-à-dire la recherche d’informations via des communiqués
calibrés et non vérifiés ou sur les réseaux sociaux, a pris le pas
sur l’investigation et la diversité des sources. Il est devenu habituel
de retrouver le même article “copié/collé” dans plusieurs titres
ou sur plusieurs sites simplement parce qu’ils reprennent le texte
d’un communiqué de presse tel quel. Or l’un des principes du journalisme
professionnel est de vérifier l’information et de diversifier les
sources (en termes d’opinion mais aussi de genre, d’origine sociale
ou ethnique). Les conditions de travail ont donc une influence directe
sur le pluralisme et la qualité du contenu;
- le stress et burn out des
journalistes a augmenté ces dernières années . Les raisons en sont multiples: surcharge
de travail, concurrence accrue liée à l’immédiateté de l’échange
d’information, impossibilité de se “déconnecter” dans l’environnement
numérique, peur des licenciements, appréhension sur la qualité et
les conséquences du travail fournis sous pression sans pouvoir respecter
toutes les normes professionnelles, manque de solidarité entre collègues,
manque de structures d’écoute dans les entreprises;
- les journalistes femmes, surtout lorsqu’elles sont jeunes,
sont soumises à plus de pression sur la question de l’équilibre
entre vie professionnelle et vie privée . Il existe par conséquent non seulement une
inégalité de genre pour les salaires mais aussi pour le stress et
le burn out. Les femmes sont
par exemple plus enclines à quitter la profession;
- manque de formation ou formation inadéquate: beaucoup
d’entreprises de médias ne consacrent pas assez de ressources à
la formation. Etant donné l’augmentation drastique du nombre de
freelances, la question de la formation est cruciale puisqu’en absence
d’offre de formation de la part des employeurs, les journalistes
freelances n’ont pas la possibilité ou le temps de se former;
- les freelances manquent souvent de préparation ou d’assurance
pour les zones à risques ou les conflits (manifestations, événements
publics, conflits armés), ce qui les met en danger physique ou les
pousse à prendre des risques disproportionnés.
4. Rôle
des syndicats et/ou des organisations professionnelles
65. Le statut professionnel suit
des traditions et des normes très variées en Europe. Ceci est vrai
également pour l’organisation syndicale dans le secteur du journalisme.
Les différences entre la France et l’Allemagne sont assez flagrantes:
alors qu’en France – tout comme en Belgique – seuls les journalistes
professionnels reconnus comme tels peuvent adhérer au syndicat,
en Allemagne les deux syndicats majoritaires (DJV et dju in ver.di)
concernent également les étudiants en journalisme, les retraités
mais aussi des catégories de personnes qui n’ont pas le statut de
journaliste: animateurs, blogueurs, designers web, content managers
et les personnes en charge de l’information destinée au public (relations
presse des institutions publiques et chargés de communication externe
du secteur privé) si tant est qu’elles fournissent «un service journalistique» pour
le DJV
ou s’ils sont déjà membres d’un autre
syndicat pour le dju in ver.di
. Ces deux syndicats comptent près
de 60 000 adhérents payants.
66. L’Allemagne et la France représentent donc deux exemples très
différents de représentation syndicale: alors que les deux syndicats
allemands représentent une quasi-totalité de la profession et négocient
ensemble les conventions collectives, l’ensemble des six syndicats
qui composent la Commission de la Carte en France
n’ont récolté
que 9 493 voix en tout pour leur présence à la commission et le
nombre total d’adhérents est d’environ 4 000 journalistes, soit
une représentativité syndicale inférieure à 10 %
. Les raisons
sont avant tout liées au droit du travail puisqu’en France les syndicats
peuvent négocier les conventions collectives par branche dès que
l’un d’eux dépasse 8 % résultats électoraux par branche. Il existe
ainsi une convention collective nationale puis une série de conventions
par titre de presse.
67. Le cas de la Belgique est plus simple puisqu’il n’existe qu’une
seule organisation syndicale, l’AGJPB, représentant 80 % de la profession.
68. En Pologne, seuls les journalistes de l’audiovisuel public
sont organisés au sein des deux syndicats (Visio et Solidarnosc).
Les médias privés (audiovisuel et presse écrite) n’ont pas d’organisations
syndicales. Selon la loi, les freelances n’ont pas la possibilité
de former des syndicats spécifiques, ce qui constitue un problème.
69. Il est à noter que dans le système anglo-saxon il n’existe
pas d’accord de branche et que la possibilité pour les syndicats
de négocier des conventions collectives au niveau de l’entreprise
sont liés à des critères de représentativité très élevés (plus de
la moitié des employés devant être membre d’un syndicat, sachant
que dans le journalisme un nombre croissant de personnes sont freelances
et par conséquent non «employés» selon la loi). L'Union nationale
des journalistes compte actuellement 27 500 adhérents.
70. De façon générale, les syndicats de journalistes en Europe
représentent majoritairement les journalistes à plein temps, les
indépendants, les photographes mais aussi les graphistes, certains
techniciens, les étudiants et les chargés des relations publiques
. Enfin les études récentes montrent
que les membres des syndicats sont confrontés à un vieillissement
de leurs adhérents et à un manque de renouvellement
.
71. Les employeurs sont regroupés eux aussi dans des organisations
nationales
. Même
si elles s’impliquent parfois dans la formation et l’investissement
dans les ressources humaines, la situation économique de ces 20
dernières années les a conduits à concentrer leurs efforts sur les
questions de survie, à savoir les sources de revenus, la diminution
des dépenses (notamment dans la masse salariale), l’(in)adaptation
à l’environnement numérique et la concurrence avec les agrégateurs
d’information, les moteurs de recherche et les médias sociaux.
72. Les seuls véritables points de convergence entre organisations
syndicales et patronales sont en général, outre la survie même du
média, la défense de la liberté de la presse et le principe de protection
de la propriété intellectuelle (même si sur ce dernier point le
principe laisse place en réalité à une opposition entre droit d’auteur du
créateur et cession de ces droits à l’employeur).
73. Les syndicats de journalistes en Europe sont de nature variée
et évoluent dans des environnements professionnels et politiques
très différents: il n’existe pas vraiment de dichotomie est-ouest
ou nord-sud puisque les distinctions se font entre droit collectifs
forts (France) ou faibles (Royaume-Uni), représentativité forte
(pays nordiques) ou faible (France), reconnaissance légale du dialogue
social (France, Italie, Belgique, Allemagne) et quasi-absence de
partenaires sociaux (Europe centrale), etc. Enfin le paysage professionnel
est grandement influencé par le climat politique général entre sociétés
«ouvertes» et régimes autoritaires ou hostiles à la liberté des
médias (Turquie, Fédération de Russie, Azerbaïdjan, «l’ex-République
yougoslave de Macédoine») et les zones de conflits (Ukraine, Turquie,
Haut-Karabakh).
74. Dans un contexte difficile pour la profession de journaliste,
les organisations professionnelles dans divers États membres du
Conseil de l’Europe essaient de trouver des solutions pratiques
pour répondre aux besoins des journalistes. Voici quelques exemples
significatifs:
- en Autriche,
le syndicat GPA-djp cible depuis de nombreuses années les travailleurs
de la presse numérique et ceux qui ne se définissent pas forcément
eux-mêmes comme «journalistes». Un résultat tangible en est une
convention collective pour les travailleurs en ligne de la radiodiffusion
publique ORF et l’inclusion d’autres travailleurs en ligne dans
la convention collective générale;
- au Danemark, 40 % des adhérents du syndicat DJ ne sont
pas journalistes, mais des travailleurs des relations publiques,
des graphistes, etc;
- en Allemagne, les syndicats ont réussi à négocier l’article
12A du Tarifvertragsgesetz (la loi sur la négociation collective)
qui permet d’inclure les freelances dans les conventions collectives
sous certaines conditions (notamment si plus de 50 % des revenus
proviennent d’un seul client);
- au Pays-Bas, le syndicat NVJ a rendu gratuite l’adhésion
pour les étudiants, ce qui est une façon d’initier et de fidéliser
de potentiels membres payants;
- en Norvège, le syndicat NJ a créé un «calculateur de piges»
permettant de calculer la rémunération que percevrait un salarié
pour le même travail.
5. Conclusions
5.1. Définition
et accès à la profession
75. Dans ce rapport, la question
du statut des journalistes est abordée sous plusieurs angles afin
de contribuer à la réflexion sur le rôle du journaliste dans la
société démocratique actuelle et de suggérer d’éventuelles réponses
aux questions qui se posent dans un contexte de changements profonds
qui sont en train de s’opérer au sein de la profession sur les plans
technologique, économique et sociétal.
76. Le statut du journaliste est une notion intrinsèquement liée
à la définition – juridique ou autre – qu’on donne à cette profession,
mais surtout aux droits et responsabilités des professionnels des
médias. Même si les définitions légales diffèrent d’un pays à l’autre,
l’important est que le statut du journaliste lui assure, en contrepartie
de ses responsabilités professionnelles, un accès libre à la profession,
ainsi que des conditions de travail raisonnables lui permettant
d’accomplir sa mission cruciale dans une société démocratique, à
savoir d’informer correctement et de façon équidistante le public.
77. Quant à une définition du journaliste harmonisée au niveau
européen, même s’il n’y en a pas une, les États membres du Conseil
de l’Europe ont ratifié plusieurs conventions, à commencer par la
Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5),
et ont adopté plusieurs recommandations où le rôle du journaliste
dans une société démocratique est décrit dans des termes clairs
et convergents
.
78. Suite à un tour d’horizon d’un certain nombre d’États membres
du Conseil de l’Europe, on peut constater que la profession du journaliste
est dans la plupart des cas définie juridiquement. Les lois européennes précisent
normalement le type des entreprises de médias, la nature de l’activité
effectuée et le caractère régulier du travail. Plus rares sont les
cas où il n’y a pas de définition légale du journaliste, la profession
étant ouverte à tous, indépendamment de tout critère de formation
ou de sélection. Alors c’est normalement les associations professionnelles
qui définissent, de manière non juridique, la profession du journaliste
en tant que personne dont la diffusion d’informations, d’opinions
et de divertissement via les médias constitue l’activité principale.
79. L’absence de définition juridique de la notion de journaliste
ne devrait pas être un handicap en soi, du moment que l’accès à
la profession est libre et sans discriminations. Toutefois, une
définition juridique des journalistes peut être utile pour protéger
leurs droits (y compris le droit au secret des sources d’information), mais
aussi pour opérer une distinction claire entre un journaliste professionnel
et un bloggeur. Il pourrait être utile que, dans les pays où il
n’y a pas de définition juridique du journaliste, les législateurs
se penchent sur cette question.
80. L’analyse de la situation dans un certain nombre d’États membres
montre que la carte de presse n’est normalement pas obligatoire
et ne définit pas nécessairement le statut du journaliste. Cependant,
elle peut être utile pour que les professionnels des médias soient
identifiés et reconnus comme tels, notamment par des autorités policières
ou judiciaires et lors d’événements publics auprès des organisateurs.
Normalement, l’attribution de cartes de presse est une question
interne de la profession et la responsabilité incombe à des associations
professionnelles placées en dehors du contrôle du pouvoir. Cependant,
il y a des exceptions, lorsque la carte de presse est délivrée par
une institution placée sous l’autorité et la direction du gouvernement: il
est clair que, dans ces cas, le pouvoir politique peut céder à la
tentation de contrôler par ce biais l’accès et l’exercice de la
profession de journaliste sur la base de critères idéologiques à
son avantage, en exerçant une pression indue.
81. Ainsi, l’attribution de la carte de presse (y compris les
critères de sa délivrance) devrait rester une question réglée par
la profession elle-même, afin de mieux garantir la liberté d’informer
le public sans aucune pression ou influence.
5.2. Autorégulation
au sein de la profession
82. Compte tenu du principe général
de la liberté d’expression et d’information, l’activité des journalistes n’est
pas normalement encadrée par des lois spécifiques concernant la
profession. Des dispositions concernant les limites de la liberté
d’expression, telles que l’incitation à la haine ou à la violence,
se retrouvent dans des lois générales.
83. L’expérience montre que la meilleure solution pour assurer
la liberté et la responsabilité de la presse est l’autorégulation
au sein de la profession. Dans la plupart des États membres du Conseil
de l’Europe, les journalistes ont mis en place de tels systèmes,
y compris des conseils de presse, des commissions d’éthique, des
codes de déontologie journalistique, etc. Ces éléments diffèrent
d’un pays à l’autre et fonctionnent avec plus ou moins d’efficacité.
Mais dans tous les cas, l’autorégulation au sein de la profession
constitue un préalable essentiel pour la liberté de la presse, d’une
part, et pour sa responsabilité, d’autre part. Par conséquent, le
Conseil de l’Europe devrait encourager le développement et le renforcement
des systèmes d’autorégulation dans ses États membres.
5.3. S’adapter
au nouvel environnement médiatique et économique
84. La profession de journaliste
subit actuellement des changements profonds à plusieurs égards.
La distinction entre professionnels et autres «contributeurs des
médias» commence à devenir de plus en plus confuse. Certes, le statut
officiel de journaliste est resté le même car aucun pays d’Europe
ne reconnaît le statut de journaliste à une personne qui ne correspond
pas aux critères. Toutefois, les nouvelles formes de production
et les nouvelles sources d’information dites «alternatives» se multiplient
et influent sensiblement sur les activités du journaliste et sur
sa manière de travailler.
85. Compte tenu des «contenus générés par les utilisateurs» qui
impliquent une responsabilité et une vigilance accrues de la part
de chaque journaliste, une question à examiner davantage est celle
liée à la responsabilité du directeur de la publication et à l’étendue/les
limites de cette responsabilité. Vu les risques de provocations
via des contributions extérieures anonymes ou camouflées, qui sont
toujours possibles avec des vérifications seulement a posteriori, on pourrait éventuellement
réfléchir à revoir la législation qui définit une présomption de
culpabilité des éditeurs. Néanmoins, un assouplissement de leur
responsabilité ne peut être efficace que si, en même temps, on est
capable d’identifier et de sanctionner les vrais coupables, afin
de ne pas amoindrir la protection des droits des usagers. Cela rend
la définition d’un nouvel équilibre entre responsabilité des diffuseurs
de contenus et protection du public une question particulièrement
complexe.
86. L’avènement du tout numérique change radicalement la nature
du travail avec l’information. Voici quelques caractéristiques du
nouvel environnement médiatique qui rendent difficile la profession
du journaliste à l’heure actuelle: la concurrence accrue liée à
l’immédiateté de l’échange d’information, l’augmentation des tâches
d’où la surcharge de travail et le manque de formation. Sur le plan
économique, les choses ne sont pas meilleures, avec le bouleversement
du modèle traditionnel de financement qui constitue l’un des principaux facteurs
de précarisation des journalistes et de l’explosion du nombre de
freelances.
87. Ce contexte défavorable rend réel le risque d’une baisse de
la qualité du travail des journalistes. Aujourd’hui, il est difficile
de dire quelles pourraient être les réponses à ces défis. Elles
devraient être multiples et issues d’une bonne coopération entre
les organisations professionnelles, les régulateurs, les législateurs,
la société civile et les autorités publiques.
5.4. Pistes
pour éventuelles solutions
88. Les autorités nationales devraient
explorer des pistes de financement alternatif dans un nouvel écosystème
médiatique. Ceci pourrait inclure la redistribution de recettes
publicitaires générées par les moteurs de recherche ou les médias
sociaux.
Elles devraient explorer également
de nouvelles formes de statuts juridiques pour les entreprises de
médias, par exemple des «sociétés de média à but non lucratif
» pour un financement à la fois viable
et indépendant (en complément des médias de service public). En
ce qui concerne les freelances, ils pourraient être inclus dans
le champ de compétence du droit social en termes de tarifs minimaux:
ceci éviterait de considérer les freelances réguliers sous l’angle
du droit de la concurrence.
89. À l'heure actuelle, il existe quasi-exclusivement des médias
privés dans la presse écrite, tandis que l'audiovisuel fonctionne
selon le système dual commercial/service public. Alors que la convergence technologique
tend à brouiller ces distinctions en terme de «consommation» de
l'information en ligne, et aussi du fait que les journalistes sont
amenés à exécuter des tâches pour l'ensemble des supports, il apparaît pertinent
de développer des modèles de gouvernance et de financement qui soient
innovants, à savoir qui se démarquent des ressources traditionnelles
de la publicité et de l'exigence de rendement pour des actionnaires. Il
conviendrait d'institutionnaliser le financement participatif, par
exemple en donnant un pouvoir décisionnaire aux donateurs qui apporteraient
plus de 1 % du capital social. Il s'agirait d'un modèle hybride
entre fondations et sociétés par actions.
90. Les autorités nationales devraient aussi mettre en place des
règlements permettant de respecter les normes et droits des médias,
notamment sur l’impunité des attaques contre les journalistes, la
protection des sources et la liberté d’expression. Il existe encore
beaucoup de lacunes en termes de droits des médias: par exemple,
les poursuites des exécutants des attaques contre les journalistes
ne s’accompagnent pas toujours par la recherche des commanditaires;
ou tout simplement on ne met pas en œuvre suffisamment de moyens pour
rechercher les coupables. Ces lacunes se traduisent aussi par un
manque de protection des sources journalistiques: il y a encore
trop d'exceptions sécuritaires et trop de surveillance électronique,
voire absence de cadre juridique approprié. Concernant la liberté
d'expression en général, la Plateforme pour renforcer la protection
du journalisme et la sécurité des journalistes
montre que les instruments juridiques
nationaux sont encore insuffisants pour faire respecter les droits
des médias, selon l'article 10 de la Convention européenne des droits
de l’homme. Les autorités nationales devraient faire le nécessaire
pour résoudre ces problèmes.
91. Un autre problème que les autorités nationales devraient s’impliquer
davantage à résoudre est l’inégalité entre les femmes et les hommes
sur le marché de travail. Pour trouver des solutions pratiques à
ce phénomène, il faut d’abord l’examiner, et les États devraient
soutenir ce genre d’études; ensuite préconiser des plans d’action
à court terme avec des indicateurs chiffrés pour les entreprises
de médias, accompagnés de campagnes de sensibilisation aux inégalités
sur le marché de l’emploi. Au-delà des normes interdisant les comportements
sexistes, il y a beaucoup d’efforts à faire pour changer les comportements
déviants, les mentalités, les stéréotypes. Les autorités nationales
devraient mettre en place des mécanismes pour inciter les organisations
patronales à une prise en charge sérieuse sur le long terme de ces
problèmes, car les employeurs les nient en général ou les abordent
seulement en cas de crise.
92. Enfin, les autorités nationales devraient permettre et soutenir
la mise en place de partenaires sociaux représentatifs dans le secteur
des médias pour développer le dialogue entre syndicats et employeurs.
93. Quant aux syndicats et organisations de journalistes, ils
devraient promouvoir les adhésions, notamment auprès des jeunes
et des femmes. Cette «ouverture des portes» devrait s’opérer non
seulement face à des journalistes professionnels mais aussi d’autres
fournisseurs ou gestionnaires de contenu qui sont actuellement exclus
de nombreux syndicats. L’appartenance syndicale ne devrait pas forcément
être liée à la détention de carte de presse professionnelle. De
manière générale, les organisations professionnelles devraient encourager
le dialogue entre journalistes professionnels et autres professions
qui fournissent du contenu sur les questions de qualité, de normes
professionnelles et de responsabilité.
94. Les organisations professionnelles des journalistes devraient
s’adapter aux mutations sociétales. Le statut de journaliste devrait
être évolutif car l’essentiel réside dans les tâches et non dans
la définition légale. Un bon exemple à cet égard est celui de la
Grande-Bretagne et des pays nordiques où la carte de presse est attribuée
en fonction de l’activité et non de la définition du contrat de
travail ou de la convention collective.
95. Les organisations professionnelles devraient aussi diversifier
les thématiques et les champs de formation, en s’adaptant aux exigences
du nouvel environnement médiatique: marketing, autopromotion, droits numériques,
etc. Par ailleurs, des services auprès des membres (mise en réseaux
en ligne, assistance juridique, manuels pour les freelances) devraient
être aussi développés.
96. Les syndicats devraient continuer à négocier les conventions
collectives en incluant si possible les freelances qui travaillent
de façon pérenne («faux indépendants»). Ils devraient inclure et
défendre les droits des freelances et des précaires sur le lieu
de travail mais aussi dans le droit social en général. Face à l’explosion
du nombre des freelances, les organisations professionnelles devraient
trouver des solutions pour répondre à la précarité et accompagner
les journalistes. Ce rapport cite quelques bonnes pratiques qui pourraient
servir de source d’inspiration dans les pays où la situation des
freelances est particulièrement difficile.
97. Il existe encore en Europe des pays où les syndicats n'ont
pas le droit de représenter les non-salariés, et surtout beaucoup
de situations où même si les syndicats incluent les freelances et
les travailleurs «atypiques», ces derniers ne sont pas inclus dans
les négociations collectives. Etant donné que les «atypiques» sont
en train de devenir majoritaires, voire «la norme», il est nécessaire
de couvrir l'ensemble des journalistes dans les négociations et
les conventions collectives, en tout cas pour les droits de base
tels que le temps de travail, les rémunérations (freelance ou tarif
horaire), les congés payés au-delà d'une certaine durée d'emploi,
les cotisations sociales pour la retraite, la sécurité sociale,
le chômage, etc. Il conviendrait de permettre aux partenaires sociaux
de négocier pour l'ensemble des journalistes.
98. Enfin, au-delà de la défense de la liberté de la presse, les
organisations syndicales devraient aussi dire leur mot sur l’amélioration
des conditions de travail, l’augmentation des salaires et la formation
aux nouveaux médias. Au moins sur ce dernier élément, les organisations
patronales devraient rejoindre les organisations syndicales.