1. Introduction
1. Le présent rapport se fonde
sur une proposition de résolution déposée le 13 octobre 2016 par
l’ancienne Présidente de l’Assemblée, Anne Brasseur, qui rappelait
les dérogations en vigueur en France, en Turquie et en Ukraine et
le risque particulier que des atteintes aux droits de l’homme soient
commises pendant l’état d’urgence; cette proposition appelait l’Assemblée
à «examine[r] les questions de proportionnalité relatives à la dérogation
prévue à l’article 15 de la Convention» (c’est-à-dire de la Convention
européenne des droits de l'homme (STE no 5,
«la Convention»)). J’ai été nommé rapporteur le 23 janvier 2017.
2. Le présent rapport vise à examiner comment ces dérogations
ont été justifiées dans le cadre des situations où elles ont été
décidées dans les pays concernés; les notifications adressées au
Secrétaire Général du Conseil de l’Europe; les dispositions constitutionnelles
qui régissent l’état d’urgence; les mesures légales adoptées pendant
l’état d’urgence et auxquelles la dérogation devait s’appliquer;
le contexte juridique et politique dans lequel ces mesures ont été
appliquées, y compris le degré de contrôle indépendant et l’existence de
recours internes; et, dans le cas de la France, comment l’état d’urgence
a pris fin et la dérogation a été retirée. Le rapport n’examinera
pas si les mesures individuelles prises étaient proportionnées.
Il adressera cependant des recommandations générales, à la fois
aux États et aux organes du Conseil de l’Europe, en vue d’encourager
les bonnes pratiques et, le cas échéant, d’éventuelles réformes
dans la manière dont l’état d’urgence et les dérogations sont appliqués
par les États et surveillés par le Conseil d’Europe.
3. Au cours de l’élaboration du rapport, j’ai effectué des visites
d’information dans chacun des trois pays concernés: en Ukraine du
12 au 14 avril 2017; en France le 24 mai 2017 et de nouveau les
4 et 6 septembre, je me suis rendu en France; et en Turquie du 31
octobre au 3 novembre 2017. J’aimerais remercier toutes les personnes
que j’ai rencontrées pour le temps qu’elles m’ont consacré et leurs
contributions à mon travail, ainsi que les délégations nationales
des pays concernés pour l’aide apportée dans l’organisation de ces
visites.
2. Le
cadre juridique autorisant les dérogations pendant l’état d’urgence
4. Les rédacteurs de la Convention
européenne des droits de l’homme étaient conscients du fait que,
dans certaines situations, l’application de certains droits devait
être adaptée aux circonstances. Le mécanisme dont la portée est
la plus étendue dans ce domaine est la possibilité donnée aux États
Parties de déroger à leurs obligations nées de la Convention en
cas d’état d’urgence. L’article 15 de la Convention fixe les conditions auxquelles
les États peuvent se prévaloir de cette faculté:
- en cas de guerre ou en cas d'autre
danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante
peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la
présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l'exige
et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction
avec les autres obligations découlant du droit international;
- la disposition précédente n'autorise aucune dérogation
à l'article 2, sauf pour le cas de décès résultant d'actes licites
de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7;
- toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de
dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe pleinement
informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées.
Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de
l'Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d'être en vigueur
et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine
application.
5. L’exercice d’une dérogation ne signifie pas que la situation
concernée par l’état d’urgence ne relève plus de la compétence de
la Cour européenne des droits de l’homme (“la Cour”), ni que la
Convention ne soit plus applicable à l’échelon national. Les individus
conservent leurs droits à un recours effectif, consacré à l’article 13,
et de saisine de la Cour, prévu à l’article 34. La proclamation
nationale de l’état d’urgence et la notification d’une dérogation
au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe peuvent cependant restreindre
l’étendue de l’obligation faite à l’État de respecter et de protéger
certains droits garantis par la Convention.
6. Lorsqu’elle est amenée à examiner des affaires qui portent
sur une dérogation à la Convention, la Cour vérifie d’abord si l'acte
litigieux porte atteinte à un droit garanti par la Convention. Si
tel est le cas, elle vérifie ensuite si la dérogation respecte les
conditions fixées par l’article 15
. Elle
examine en particulier s’il existe une situation «de guerre ou d’autre
danger public menaçant la vie de la nation», si les dispositions
dérogatoires ont été prises «dans la stricte mesure où la situation
l’exige» et si celles-ci ne sont pas en contradiction avec les autres
obligations découlant du droit international; elle vérifie par ailleurs
si ces mesures ne concernent pas des droits non susceptibles de
dérogation et si l’obligation d’information a été respectée. Si
l’État a satisfait à ces exigences, la dérogation est valable et
l’État n’a pas commis de violation de ses obligations.
7. Bien que plusieurs États Parties aient pris part à des conflits
armés extraterritoriaux, aucun d’eux n’a dérogé à ses obligations
à cette occasion
.
La Cour n’a par conséquent pas été amenée à interpréter le sens à
donner au terme «guerre» employé par l’article 15 et n’a pas précisé,
par exemple, si cette «guerre» devait «menacer la vie de la nation»
au même titre qu’un «autre danger public».
8. La Cour a déclaré que l’expression «danger public menaçant
la vie de la nation» devait être prise dans son «sens normal et
habituel», en fonction d’un quadruple critère: i) une situation
de crise ou de danger exceptionnel; ii) qui affecte l’ensemble de
la population (mais pas obligatoirement l’ensemble du territoire
) de l’État;
et iii) constitue une menace pour la vie organisée de la communauté
composant l'État; iv) contre laquelle les mesures ou restrictions
normales autorisées par la Convention pour le maintien de la sûreté
publique, de la santé publique et de l’ordre public sont totalement
inadaptées
.
Bien que cette menace doive être imminente, les autorités ne sont
pas contraintes d’attendre, par exemple, la survenance d’un véritable
attentat terroriste pour justifier une dérogation
. Cette situation de danger
peut être prolongée, comme cela a été le cas pour le terrorisme
d’Irlande du Nord: la Cour a conclu à ce sujet que le prolongement
de la dérogation du Royaume-Uni pendant plusieurs années était acceptable.
En revanche, la Cour a clairement précisé qu’une dérogation était
valable uniquement sur l’espace territorial pour lequel elle était
prévue et que sa validité prenait fin avec le danger auquel elle
se rapportait
.
9. La Cour a admis que, «[e]n contact direct et constant avec
les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent
en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer
sur la présence de pareil danger comme sur la nature et l’étendue
de dérogations nécessaires pour le conjurer. L’article 15 par. 1
leur laisse en la matière une large marge d’appréciation»
. À une exception près, la Cour a,
sur ce fondement, constamment accepté l’appréciation, par les autorités
nationales, de l’existence d’un «danger public menaçant la vie de
la nation»
.
10. La Cour a cependant fait preuve de moins de retenue sur la
question de la nécessité des mesures dérogatoires; elle a rappelé
à ce sujet que «[l]es États ne jouissent pas pour autant d’un pouvoir
illimité en ce domaine. Chargée (…) d’assurer le respect de leurs
engagements (…), la Cour a compétence pour décider s’ils ont excédé
la “stricte mesure” des exigences de la crise (…). La marge nationale
d’appréciation s’accompagne donc d’un contrôle européen»
.
11. Certains droits ne peuvent faire l’objet d’aucune dérogation.
L’article 15.1 énumère ces droits, qui sont en particulier consacrés
par les articles 2 (droit à la vie), sauf pour les cas de décès
résultant d’actes licites de guerre, 3 (interdiction de la torture
ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants), 4.1 (interdiction
de l'esclavage ou de la servitude) et 7 (pas de peine sans loi).
D’autres considérations, notamment les normes impératives du droit
international, conditionnent également l’étendue des dérogations
acceptables. La Cour a conclu que les mesures dérogatoires dont
le caractère discriminatoire ne se justifiait pas étaient disproportionnées
.
Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a observé que
«la catégorie des normes impératives [du droit international] est
plus étendue que la liste des dispositions intangibles figurant
au paragraphe 2 de l’article 4 [Pacte international relatif aux
droits civils et politiques (PIDCP)]. Les États Parties ne peuvent
en aucune circonstance invoquer l’article 4 (…) pour justifier des
actes attentatoires au droit humanitaire ou aux normes impératives
du droit international, par exemple une prise d’otages, des châtiments collectifs,
des privations arbitraires de liberté ou l’inobservation de principes
fondamentaux garantissant un procès équitable comme la présomption
d’innocence». En outre, «[l]es dispositions du Pacte relatives aux garanties
de procédure ne peuvent faire l’objet de mesures qui porteraient
atteinte à la protection des droits non susceptibles de dérogation»
. Ainsi, par
exemple, «[l]es garanties de procédure qui visent à protéger la liberté
de la personne ne peuvent jamais faire l’objet de mesures de dérogation
qui contourneraient l’obligation de protéger les droits auxquels
il ne peut pas être dérogé (…), notamment [le droit à la vie et
l'interdiction de la torture]»
. Il convient
d’adopter la même approche pour une dérogation à la Convention,
afin de garantir sa compatibilité avec les autres obligations nées
du droit international.
12. L’article 15.3 de la Convention impose à l’État qui exerce
cette dérogation de tenir «le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe
pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont
inspirées». La jurisprudence de la Cour et celle de l’ancienne Commission
européenne des droits de l’homme exigent que cette notification
intervienne «sans un inévitable retard»
. La Cour a ainsi jugé un retard de trois
à quatre mois excessif, mais un retard de 12 jours acceptable
. Il est clair que la Cour
ne peut appliquer l’article 15 en l’absence totale de notification
de la dérogation
,
mais les conséquences d’un retard excessif de cette notification
sont moins nettes. Dans l’affaire
Grèce
c. Royaume-Uni, la Commission, après avoir conclu qu’une notification
adressée avec un retard de trois mois n’invalidait pas la dérogation,
a précisé que, pour autant, «il n’y a pas lieu d’imaginer qu’elle
considère, ce faisant, que le non-respect du paragraphe 3 de l’article
15 ne puisse en aucun cas entraîner la nullité de la dérogation
ou une autre forme de sanction». Dans «
l’affaire grecque»,
les requérants soutenaient qu’une notification adressée avec quatre
mois de retard devait «frapper de nullité» la dérogation; la Commission
a reconnu que les exigences de l’article 15.3 n’étaient pas respectées, mais
ne s’est pas directement prononcée sur la question de la nullité
de la dérogation; pourtant, comme elle avait examiné l’affaire sous
l’angle de l’article 15.1, on pourrait en déduire qu’elle n’avait
pas admis les arguments des requérants
.
3. La
position de l’Assemblée
13. Ces dernières années, l’Assemblée
a été très attentive à la question de la dérogation prévue à l’article 15,
tout particulièrement dans sa
Résolution
1659 (2009) «Protection des droits de l’homme en cas d’état d’urgence».
L’Assemblée y rappelait qu’il «incombe à l’État de prendre des mesures
préventives pour protéger les intérêts de la société «en cas de
guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation»
[...]. Dans certains cas très particuliers liés directement à l’article
15 (…), la déclaration de l’état d’urgence peut constituer une méthode
légale légitime pour faire face rapidement à de telles menaces. Cependant,
comme elle entraîne des restrictions des droits et des libertés
des individus, cette méthode doit être utilisée avec la plus grande
précaution et uniquement en dernier ressort. La déclaration de l’état
d’urgence ne doit pas devenir un prétexte pour restreindre indûment
l’exercice des droits de l’homme fondamentaux». En outre, «[l]es
allégations de recours abusif à ces dérogations doivent faire l’objet
d’une enquête efficace et approfondie, et la responsabilité du gouvernement
doit être pleinement engagée». Afin de garantir l’existence d’un
contrôle effectif, le parlement «doit avoir un contrôle effectif»
de la procédure législative d’urgence. Parmi les garanties essentielles
en la matière figurent également, d’une part, la définition précise
de la durée des pouvoirs conférés dans le cadre de l’état d’urgence,
par exemple sous forme d’une clause de caducité qui peut être assortie
de la possibilité d’en prolonger la durée, sous réserve qu’elle
soit une nouvelle fois approuvée par le parlement et, d’autre part,
le contrôle juridictionnel de la validité de l’état d’urgence et
de sa mise en œuvre. L’Assemblée a également observé que «l’état
d’urgence, lorsqu’il est déclaré de façon abusive ou appliqué de façon
inappropriée, se traduit souvent par un usage excessif de la force
et, en particulier, le musellement de la liberté de réunion et de
la liberté d’expression».
4. Les
dérogations actuelles à la Convention
14. Deux États Parties à la Convention
ont actuellement informé le Secrétaire Général de dérogations; il s’agit,
par ordre chronologique, de l’Ukraine et de la Turquie. Un État
Partie, la France, a récemment procédé au retrait de sa dérogation.
4.1. La
dérogation ukrainienne
4.1.1. Notification
au Secrétaire Général
15. L’Ukraine a notifié sa dérogation
au Secrétaire Général le 9 juin (date d’enregistrement). La notification précise
que «[l]’agression armée en cours de la Fédération de Russie contre
l'Ukraine associée aux crimes de guerre et crimes contre l'humanité
commis à la fois par les forces armées régulières de la Fédération
de Russie et par les groupes armés illégaux guidés, contrôlés et
financés par la Fédération de Russie, constitue un danger public
menaçant l’existence de la nation au sens de (…) l'article 15, paragraphe
1, de la Convention»; les autorités ukrainiennes ont dû en conséquence
«adopter des actes juridiques, qui constituent la dérogation à certaines
obligations de l'Ukraine au titre (…) de la Convention».
16. Rappelons, à ce propos, que l’Assemblée parlementaire a constamment
condamné «le rôle joué par la Russie dans l'instigation et l'exacerbation
[des] événements [dans l’est de l’Ukraine]»
, considérant que «l'intervention militaire
des forces russes dans l'est de l'Ukraine constitue [une] violation
(…) du droit international et des principes défendus par le Conseil
de l'Europe»
et
observant des «signalements dignes de foi de violations du droit
international des droits de l'homme et du droit international humanitaire
par toutes les parties au conflit, dont des enlèvements, des exécutions
sommaires, des détentions arbitraires et des actes de torture contre
des civils persistants perpétrés dans les zones contrôlées par les
séparatistes prorusses et des troupes russes»
.
17. La notification de la dérogation du 9 juin 2015 précise également
les textes de loi dont la mise en œuvre exige une dérogation à la
Convention, ainsi que les droits auxquels il doit être dérogé dans
chaque cas.
18. La première, la loi «portant modification de la loi de l'Ukraine
“sur la lutte contre le terrorisme” en ce qui concerne la détention
préventive de personnes, impliquées dans des activités terroristes
dans la zone d'opération anti-terroriste, pour une période excédant
72 heures», permet, comme son nom l’indique, aux personnes soupçonnées
d’avoir pris part à des activités terroristes et arrêtées dans la
«zone d'opération anti-terroriste» d’être détenues à titre exceptionnel
pendant une période de plus de 72 heures mais ne dépassant pas 30
jours, sur autorisation d’un procureur, mais sans décision d’un
juge. La mise en œuvre de cette loi impose de déroger aux articles
5, 6 et 13 de la Convention. La notification précise également que
les mesures qu’exige le danger en question (l’agression armée de
la Russie et l’action des groupes séparatistes soutenus par la Russie)
se limitent à l’application de cette loi dans des circonstances
exceptionnelles à des fins de prévention des crimes graves.
19. La deuxième, la loi «portant modification du Code de procédure
pénale de l'Ukraine concernant le régime spécial d'enquête préliminaire
sous la loi martiale, en état d'urgence ou dans la zone d'opération
anti-terroriste», transfère provisoirement les compétences des juges
d’instruction aux procureurs en leur conférant des droits procéduraux
supplémentaires, sous réserve que les juges d’instruction ne puissent
exercer leurs fonctions prévues par le Code de procédure pénale.
La mise en œuvre de cette loi impose de déroger aux articles 5,
6, 8 et 13 de la Convention. La notification précise que le danger
en question exige l’application de cette loi uniquement dans les
endroits où «les tribunaux ne [sont] pas effectivement en fonction
dans certaines zones des oblasts de Donetsk et Lougansk».
20. La troisième, la loi «sur l'administration de la justice et
la conduite des procédures pénales en relation avec l'opération
anti-terroriste», modifie la compétence territoriale pour les affaires
relevant normalement de la compétence des juridictions situées dans
la zone d’opération antiterroriste et la compétence en matière d’enquête
pour des infractions pénales y commises, où il est impossible d’effectuer
une enquête préalable. La mise en œuvre de cette loi impose de déroger
à l’article 6 de la Convention. La notification précise que l’application
de cette loi se limite aux endroits où les tribunaux et les instances
d’enquête préliminaire ne fonctionnent pas de manière effective
dans ces zones.
21. Le quatrième et dernier texte, la loi «sur les administrations
civiles et militaires», établit «des administrations civiles et
militaires» «comme des organes temporaires de l’État qui fonctionnent
dans les oblasts de Donetsk et Lougansk, au sein du Centre anti-terroriste
du Service de sécurité de l'Ukraine». Outre les compétences générales
de maintien de l’ordre et de l’État de droit, ces administrations
civiles et militaires ont le pouvoir d’imposer un couvre-feu, de
limiter ou d’interdire la libre circulation des véhicules ou des
piétons et de procéder à des contrôles d’identité et à la fouille
des personnes et des biens. L’application de ces dispositions exige
une dérogation aux articles 5 et 8 de la Convention. La notification
précise que les restrictions provisoires de la liberté de circulation
et du droit au respect de la vie privée se limitent aux mesures nécessaires
pour «prévenir la menace de destruction de la nation du fait de
l'agression armée par la Fédération de Russie».
22. La notification indique ensuite la durée prévue de la dérogation:
«pour la période allant jusqu'à la cessation complète de l'agression
armée par la Fédération de Russie, la restauration de l'ordre constitutionnel et
du bon ordre dans le territoire occupé de l'Ukraine, et jusqu'à
nouvelle notification au Secrétaire-Général». Pour ce qui est de
la portée géographique de la dérogation, la notification précise
que cette information sera communiquée à un stade ultérieur, lorsqu’elle
sera déterminée conformément au droit ukrainien.
23. L’Ukraine a par la suite adressé trois autres notifications.
Le 4 novembre 2015, elle a notifié au Secrétaire Général les localités
précises des oblasts de Donetsk et Lougansk auxquelles s’appliquait
la dérogation. La notification du 30 juin 2016 indique qu’un an
après la prise des mesures en question, les autorités ukrainiennes
ont examiné la situation de la sécurité dans les zones concernées.
Elle donne ensuite une vue d’ensemble des événements récents et
de la situation actuelle, en précisant que les autorités ukrainiennes,
«ayant établi que les circonstances qui ont conduit à soumettre
la dérogation prévalent toujours, [ont] jugé nécessaire de continuer
à exercer (…) les pouvoirs décrits» dans les actes législatifs concernés,
en ajoutant que, «dans la mesure où l’exercice de ces pouvoirs peut
être en contradiction avec les obligations imposées par la Convention,
[l’Ukraine] a fait usage du droit de dérogation (…) et continuera
à le faire jusqu’à nouvel ordre». La notification s’achève par une
liste révisée des localités auxquelles la dérogation s’applique. La
toute récente notification du 31 janvier 2017 avait le même but
que celle du 30 juin 2016.
24. Il convient de noter que la dérogation ne s’applique pas aux
parties des oblasts de Donetsk et Lougansk qui échappent au contrôle
des autorités ukrainiennes, ni à la Crimée, que l’Assemblée considère
comme un territoire annexé illégalement par la Fédération de Russie
. La position de l’Ukraine au sujet
de ces territoires, telle que l’expose la notification de la dérogation,
est que la Fédération de Russie y est pleinement responsable du
respect et de la protection des droits de l’homme. Cela implique
implicitement que ces territoires ne relèvent plus de la juridiction
effective de l’Ukraine au sens de l’article 1 de la Convention.
La Cour européenne des droits de l’homme pourra être amenée à statuer
en fin de compte sur ce point de droit.
25. À ce stade, j’aimerais formuler quelques observations au sujet
de la forme et de la teneur de la notification de la dérogation
de l’Ukraine au Secrétaire Général. Cette notification est d’une
clarté admirable sur le contexte factuel, les motifs pour lesquels
la situation en Ukraine doit être considérée comme un «danger public
menaçant la vie de la nation», les mesures prises dont la mise en
œuvre exige une dérogation et les articles de la Convention auxquels
déroge l’Ukraine.
26. Le retard pris par un certain nombre de mesures est cependant
préoccupant. C’est le cas, premièrement, de l’adoption de la résolution
parlementaire sur la dérogation, qui a eu lieu le 21 mai 2015, soit neuf
mois après l’adoption de trois des quatre lois; deuxièmement, la
notification au Secrétaire Général a été faite plus de deux semaines
après l’adoption de la résolution parlementaire sur la dérogation;
enfin, troisièmement, la notification au Secrétaire Général de la
portée géographique de la dérogation a eu lieu le 4 novembre, soit
près de cinq mois après réception de la notification principale.
L’explication qui m’a été donnée au cours de mes rencontres en Ukraine
a été qu’à la suite de la «Révolution de la dignité» de février 2014,
et notamment de la fuite de l’ancien président Viktor Ianoukovitch
et de la chute de son gouvernement, puis du besoin impérieux de
réagir face à l’annexion de la Crimée et à la menace militaire séparatiste
dans l’est de l’Ukraine, le travail du gouvernement et du parlement
a été si perturbé qu’il était impossible en pratique de procéder
plus tôt à une notification. Il appartiendrait à la Cour de déterminer
si les mesures prises dans le cadre des lois concernées avant réception
de la notification par le Secrétaire Général sont prises en compte
ou non par la dérogation.
4.1.2. Vue
d’ensemble de la situation juridique générale et des mesures particulières
prises dans le cadre de la dérogation
27. La Constitution ukrainienne
régit la proclamation de l’état d’urgence, les limites dans lesquelles
les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence peuvent porter
atteinte aux droits de l’homme et le rôle du parlement (Verkhovna
Rada) et du système judiciaire
. Toutefois, l’Ukraine n’a pas instauré
l’état d’urgence dans le cadre de la dérogation prévue par l’article
15 de la Convention. Les dispositions relatives à l’état d’urgence
prévues par la Constitution ukrainienne ne s’appliquent donc pas.
Par contre, la Constitution contient d’autres dispositions relatives
au contrôle de la conformité avec les droits de l’homme des mesures prises
en application des lois mentionnées dans la notification de dérogation.
28. La Cour constitutionnelle statue sur les questions de conformité
de la législation et des autres actes législatifs avec la Constitution
et donne l’interprétation officielle de la Constitution et de la
législation (article 147). Elle examine ces questions sur demande
du Président de la République, de 45 députés au moins, de la Cour
suprême ou du Commissaire aux droits de l’homme du Parlement ukrainien
(article 150)
. Le texte de
loi ou tout autre acte législatif jugé inconstitutionnel par la
Cour constitutionnelle n’ont plus force de loi à compter du jour
du prononcé de la décision rendue par la Cour; les personnes ayant
subi un préjudice en raison des actes ou mesures jugés inconstitutionnels
sont indemnisées par l’État selon la procédure prévue par la loi (article
152).
29. Certaines autres dispositions présentent également un intérêt
pour le sujet qui nous occupe. Le ministère public assure la surveillance
du respect des droits de l’homme par le pouvoir exécutif et les
services administratifs, ainsi que du respect de la législation
qui les régit (article 121). Toute personne a le droit de faire appel
au Commissaire parlementaire aux droits de l’homme pour la protection
de ses droits (article 55).
30. Il convient de noter que les quatre textes de loi qui ont
donné lieu à la dérogation comportent des dispositions supplémentaires
et plus détaillées qui ne sont mentionnées ni dans la résolution
de la Verkhovna Rada relative à la déclaration «de la dérogation
à certaines obligations nées du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques et de la Convention de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales» du 21 mai 2015, ni dans
la notification au Secrétaire Général. Certaines dispositions de
la loi portant modification de la loi relative à la lutte contre
le terrorisme peuvent avoir des conséquences sur la pleine jouissance
des droits de l’homme.
31. L’une de ces dispositions précise que les personnes qui ne
prennent pas part à l’opération antiterroriste peuvent uniquement
séjourner dans la zone de cette opération avec l’autorisation du
chef d’état-major des opérations. Cette situation peut avoir des
conséquences au regard de l’article 4.1 (liberté de circulation)
du Protocole no 4 à la Convention (STE
no 46), auquel l’Ukraine est Partie.
Il convient toutefois de noter que l’article 4 du Protocole no 4
énonce des droits relatifs et que la disposition en question pourrait
en principe être appliquée conformément aux exigences de l’article
4.3 sans qu’une dérogation soit nécessaire.
32. Une autre disposition prévoit que les entreprises, organisations
et institutions qui exercent leurs activités dans la zone de l’opération
antiterroriste peuvent être tenues de les interrompre en tout ou
partie. Elle peut avoir des conséquences sur l’application, par
exemple, des articles 9 (liberté de religion), 10 (liberté d’expression)
et 11 (liberté de réunion et d’association). Il convient, là encore,
de noter qu’il s’agit de droits relatifs auxquels les autorités
peuvent, dans certaines circonstances, porter atteinte même en l’absence
d’une dérogation.
4.1.3. Les
garanties nationales
33. Les parlementaires que j’ai
rencontrés à la Verkhovna Rada m’ont appris qu’un certain nombre
de commissions parlementaires prenaient part au contrôle des mesures
d’urgence, à commencer par la commission des droits de l’homme,
la commission de l’ordre public et la commission de la sécurité
et de la défense nationales. Ces commissions et d’autres encore
ont tenu une table ronde début 2007 avec des ministres du gouvernement,
des représentants de la police, des services de sécurité et du ministère
public, ainsi qu’avec les présidents des administrations militaires
et civiles de Donetsk et Lougansk, pour examiner la situation dans
les zones de conflit et les zones adjacentes. Les parlementaires
ont également organisé des réunions à l’extérieur de Kiev, dans
les zones concernées, et se sont notamment rendus aux points de passage.
La question se pose cependant de savoir si le contrôle parlementaire
des mesures d’urgence est suffisamment structuré et intense. Le
Parlement ukrainien serait bien inspiré de se pencher sur ce point,
et notamment d’établir des rapports périodiques sur le suivi des
mesures d’urgence.
34. S’agissant du contrôle juridictionnel, on peut juger regrettable
que ni le gouvernement ni le parlement n’ait renvoyé les lois d’urgence
devant la Cour constitutionnelle. Les administrations militaires
et civiles relèvent de la compétence des juridictions administratives
locales, mais je n’ai été informé d’aucune affaire particulière
dont celles-ci auraient été saisies.
4.1.4. Préoccupations
suscitées par les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence
35. La situation de la sécurité
dans les parties des oblasts de Donetsk et Lougansk visées par les
mesures mentionnées dans la notification semblent satisfont sans
doute aux exigences de la Cour «en cas de guerre ou d’autre danger
public menaçant la vie de la nation». Il s’agit de savoir si les
mesures particulières ont été prises «dans la stricte mesure où
la situation l'exige», en d’autres termes si elles ont été proportionnées.
36. À cet égard, la disposition qui permet de placer en détention
préventive une personne soupçonnée d’activités terroristes pendant
une durée maximale de 30 jours «sans décision d’un juge» peut s’avérer préoccupante.
Rappelons que dans l’affaire
Aksoy c.
Turquie, la Cour a estimé que si «les enquêtes au sujet d’infractions
terroristes confrontent indubitablement les autorités à des problèmes
particuliers, elle ne saurait admettre qu’il soit nécessaire de
détenir un suspect pendant quatorze jours sans intervention judiciaire.
Cette période [est] exceptionnellement longue»
. Le
texte intégral de la loi portant modification de la loi relative
à la lutte contre le terrorisme prévoit cependant qu’un exemplaire
de la décision de placement en détention provisoire doit être transmis
au juge d’instruction ou au tribunal compétent avec une demande
de prise de mesure préventive adéquate et que la détention provisoire
ne peut être prolongée une fois que ce juge ou ce tribunal a examiné
la demande. À première vue, cette disposition semble mettre en place
une certaine forme de contrôle juridictionnel, bien qu’elle ne précise
pas ses modalités d’application concrète, ce qui ne permet pas de
déterminer si ce contrôle est effectif ou non. Les autorités ukrainiennes
m'ont dit qu’au début des combats, elles n’avaient pas été en mesure
de traduire devant un tribunal une personne détenue dans la zone de
conflit pendant cinq jours à cause des conditions de sécurité. À
mon avis, une telle situation exceptionnelle pourrait être traitée
d’une manière moins radicale ne nécessitant pas de dérogation à
la Convention. Diverses autorités nationales, ainsi que des organisations
non gouvernementales (ONG) ukrainiennes, m’ont dit que cette disposition
n’a en fait jamais été appliquée; la médiatrice n’a en conséquence
pas pu en contester la validité devant la Cour constitutionnelle,
alors qu’elle la juge elle-même inconstitutionnelle et excessive. Comme
cette disposition suscite des préoccupations sur le plan du droit
et que son application n’a jamais été nécessaire, la meilleure solution
serait peut-être tout simplement de l’abroger, comme l’a proposé,
par exemple, la médiatrice et d’utiliser les dispositions en vigueur
du Code de procédure pénale ordinaire, ce qui a été le cas dans
la pratique.
37. Le fonctionnement des postes de contrôle le long de la ligne
de contact entre la zone contrôlée par le gouvernement et la zone
qui ne l’est pas a fait l’objet de vives critiques. Ce système de
postes de contrôle restreint considérablement la liberté de circulation
des dizaines de milliers de civils qui doivent franchir chaque jour
la ligne de contact. Ce sont essentiellement le régime strict des
permis, la durée des files d’attente (parfois jusqu’à 36 heures),
les conditions matérielles des personnes contraintes d’attendre
aux postes de contrôle et les risques en matière de sécurité qui
posent problème
. Des actes de mauvais traitements
violents, et notamment de violences sexuelles et sexistes, ainsi
que des cas d’extorsion commis par le personnel de ces postes de
contrôle, ont été signalés en 2016
.
Bien que la situation semble s’être quelque peu améliorée en 2017,
les représentants du gouvernement que j’ai rencontrés étant d’ailleurs
conscients de ces préoccupations et désireux d’y remédier, les problèmes
perdurent aux points de passage
.
Un récent rapport a fait remarquer qu’il y avait toujours de longues
files d’attente, que les permis de franchissement des postes de
contrôle n’étaient pas toujours reconnus et que les conditions d’attente
étaient inadaptées (notamment l’absence d’abri et des installations
sanitaires médiocres); cela dit, les incidents de violences verbales
ou physiques ont été très peu nombreux, aucun incident de violences
sexuelles et sexistes ou de corruption n’a été signalé et aucune victime
des hostilités n’est à déplorer à proximité des points de passage
.
38. S’agissant du transfert de compétences des tribunaux de la
zone qui n’est pas contrôlée par le gouvernement vers la zone qu’il
contrôle, les représentants de la société civile m’ont fait part
de diverses préoccupations. Certains tribunaux n’ont pas été déplacés,
mais leurs affaires ont été transférées vers les tribunaux existants,
ce qui a considérablement augmenté la charge de travail de ces derniers.
Quant aux tribunaux déplacés, j’ai appris que plusieurs de leurs
juges avaient quitté leur poste, ce qui a également entraîné des
problèmes d’engorgement, et seuls deux tiers en moyenne du personnel
de ces tribunaux ont été déplacés avec eux. Les locaux des tribunaux
réinstallés n’ont pas été spécialement préparés pour leur nouvel usage
et ne sont pas toujours adaptés. Certaines archives des tribunaux
réinstallés n’ont pas été transférées. Dans l’ensemble, les suites
données à la mise en œuvre de cette mesure sont jugées insuffisantes.
Parmi les autres problèmes pratiques que présente cette situation
figurent les difficultés à contacter les personnes qui vivent dans
la zone qui n’est pas contrôlée par le gouvernement et sont parties
à un contentieux devant les tribunaux concernés, ainsi qu’à exécuter
les décisions de justice dans cette même zone.
4.2. La
dérogation française
4.2.1. Notification
au Secrétaire Général
39. La dérogation française est
née et a été maintenue en raison des attentats terroristes liés
à Daech qui se sont produits en France depuis novembre 2015.
40. La France a notifié sa dérogation au Secrétaire Général le
24 novembre 2015. La déclaration française mentionne tout d’abord
le fait que, «le 13 novembre 2015, des attentats terroristes de
grande ampleur ont eu lieu en région parisienne» et ajoute que «la
menace terroriste en France revêt un caractère durable, au vu des indications
des services de renseignement et du contexte international». La
déclaration précise que le 14 novembre 2015 le Gouvernement français
a adopté le décret no 2015-1475 pour
faire application de la loi no 55-385
relative à l’état d’urgence. Les décrets nos 2015-1475,
1476, 1478 et 1494 ont défini les mesures qui peuvent être prises
par l’autorité administrative. La loi no 2015-1501
du 20 novembre 2015 a prorogé l’état d’urgence pour trois mois,
à compter du 26 novembre 2015. Enfin, la déclaration indique que
«certaines» des mesures prévues par ces décrets et cette loi «sont
susceptibles d’impliquer une dérogation aux obligations résultant
de la Convention». La déclaration ne précise ni les mesures qui
peuvent donner lieu à une dérogation, ni les droits garantis par
la Convention auxquels il est porté atteinte.
41. La France a ultérieurement adressé cinq déclarations au Secrétaire
Général à la suite des prorogations de l’état d’urgence: le 26 février
2016 (prorogation de trois mois); le 25 mai 2016 (prorogation de
deux mois), qui mentionne également l’importance de deux grands
événements sportifs prochains; le 22 juillet 2016 (prorogation de
six mois), qui évoque également l’attentat terroriste du 14 juillet
à Nice et le meurtre terroriste de deux fonctionnaires de police
le 13 juin; le 21 décembre 2016 (prorogation de six mois), qui précise
que 12 attentats terroristes ont été déjoués depuis le mois de juillet
et attire l’attention sur le contexte préélectoral (les élections
présidentielles et législatives devaient avoir lieu au cours de
cette période de six mois); enfin, le 13 juillet 2017 (prorogation
jusqu’au 1er novembre), qui mentionne
cinq attentats distincts contre des personnels militaires, de sécurité
et de police au cours du premier semestre de l’année.
42. Chacune de ces déclarations précise que «la menace terroriste,
caractérisant “un péril imminent résultant d’atteintes graves à
l’ordre public”, qui a justifié la déclaration initiale de l’état
d’urgence et sa première prorogation, demeure à un niveau très alarmant»
et que «le bilan des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence
(…) a confirmé la nécessité de ces mesures pour prévenir d’autres
attentats et désorganiser les filières terroristes». Chaque notification,
à partir de la deuxième, rappelle que les mesures prises dans le
cadre de l’état d’urgence sont «soumises à un contrôle juridictionnel
effectif ainsi qu’à un mécanisme de suivi et de contrôle particulièrement
attentif du Parlement» et que «le Gouvernement français veille à
une bonne information et concertation avec les élus locaux et entend
poursuivre le dialogue avec la société civile».
43. Les déclarations successives donnent également de brèves informations
sur l’évolution des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence.
La notification du 25 mai 2016 indique que les mesures de perquisitions
administratives dans les lieux soupçonnés d’être fréquentés par
des personnes qui représentent une menace pour l’ordre et la sécurité
publics ne sont plus prévues par la loi. Mais le 22 juillet 2016,
la France déclare que les perquisitions administratives seront à
nouveau autorisées au cours de la période de prorogation dans le
cadre d’un «régime rénové», qui permettra également «l’exploitation
de données informatiques, après autorisation du juge». Le 21 décembre
2016, la notification précise que les perquisitions administratives
seront à nouveau autorisées et que la durée de l’assignation à résidence
sera limitée à 12 mois, le juge ayant la possibilité d’autoriser
la prorogation de cette assignation pour une durée de trois mois; ces
éléments ont été réitérés dans la notification du 13 juillet 2017.
44. La notification du 13 juillet 2017, tout en indiquant qu’une
sortie immédiate de l’état d’urgence serait prématurée, annonce
l’intention de «fournir à l’État de nouveaux instruments visant
à renforcer la sécurité des personnes et des biens en dehors du
cadre spécial de l’état d’urgence», en mentionnant le projet de
loi alors en cours d’examen par le parlement. Le 7 novembre 2017,
une déclaration finale annonce que l’état d’urgence a pris fin le
1er novembre 2017, ce qui implique implicitement,
mais clairement, que la dérogation n’est plus en vigueur.
4.2.2. Vue
d’ensemble de la situation juridique générale et des mesures particulières
prises dans le cadre de l’état d’urgence
45. La Constitution française ne
prévoit pas la proclamation de l’état d’urgence. Cette question
est réglée par la loi no 55-385 du 3
avril 1955 («la loi de 1955»)
. Celle-ci dispose que l’état
d’urgence est proclamé en Conseil des ministres. Sa prolongation
au-delà de 12 jours doit être autorisée par la loi, qui doit en
fixer la durée définitive.
46. La loi de 1955 définit également les mesures qui peuvent être
prises dans le cadre de l’état d’urgence. Elles sont les suivantes:
l’interdiction de la circulation des personnes ou des véhicules
(article 5.1); l’institution des zones de protection ou de sécurité
où le séjour des personnes est réglementé (article 5.2); l’interdiction
de séjour dans tout ou partie du pays à toute personne cherchant
à entraver, de quelque manière que ce soit, l'action des pouvoirs
publics (article 5.3); la restriction de résidence, ou assignation
à résidence des personnes à l’égard desquelles il existe des raisons
sérieuses de penser que leur comportement constitue une menace pour
la sécurité et l'ordre publics (article 6); la dissolution des associations
ou groupements de fait qui participent à la commission d'actes portant
une atteinte grave à l'ordre public ou dont les activités facilitent
cette commission ou y incitent (article 6.1); la fermeture provisoire
des salles de spectacles, débits de boissons et lieux de réunion
de toute nature (article 8.1); l’interdiction des réunions de nature
à provoquer ou à entretenir le désordre (article 8.2); la remise
obligatoire, pour des motifs d’ordre public, de certaines armes
et munitions détenues ou acquises légalement (article 9); la réquisition
des personnes, des biens et des services (article 10); la perquisition
des domiciles de jour comme de nuit (article 11.I); et le blocage
des sites internet qui incitent à la commission des actes de terrorisme
ou en font l’apologie (article 11.II). Certaines de ces mesures,
comme la restriction de résidence ou l’assignation à résidence et
les perquisitions, relèvent habituellement de la compétence du pouvoir
judiciaire.
47. La loi de 1955 a été modifiée et son application a été adaptée
à plusieurs reprises depuis la première proclamation de l’état d’urgence.
D’importantes modifications ont été apportées par la première loi
prorogeant l’état d’urgence du 20 novembre 2015, qui a notamment
mis en place un contrôle parlementaire, assorti de la notification
obligatoire et rapide par les autorités de toutes les mesures prises
dans le cadre de la loi de 1955; elle a par ailleurs renforcé le
contrôle juridictionnel, en supprimant l’obligation de porter plainte
devant une commission consultative avant de saisir les tribunaux
administratifs et en autorisant l’examen des affaires dans le cadre
d’une procédure d’urgence; enfin, elle a revu les conditions dans
lesquelles les mesures peuvent être ordonnées (ce point sera abordé
plus amplement plus loin). La loi du 20 mai 2016 prorogeant l’état
d’urgence n’a pas renouvelé le pouvoir de procéder à la perquisition
administrative des biens, parce qu’elle ne présentait plus le même
intérêt, surtout au vu de la décision du Conseil constitutionnel
qui interdit la réalisation de copies des informations numériques
découvertes lors des perquisitions; toute perquisition nécessaire
peut être menée sur autorisation préalable du juge. L’état d’urgence,
qui devait initialement durer jusqu’au 20 juillet seulement, a été
prorogé le 21 juillet à la suite de l’attentat terroriste de Nice
du 14 juillet. La loi du 21 juillet a rétabli les perquisitions
administratives et mis en place un nouveau régime légal applicable
au traitement des informations numériques; le pouvoir d’ordonner
les contrôles d’identité et la fouille de sacs et de véhicules sans autorisation
préalable du procureur a été conféré au préfet; les régimes du contrôle
juridictionnel et parlementaire ont été renforcés. La loi du 19
décembre prorogeant l’état d’urgence a limité l’assignation à résidence
à une durée maximale de 12 mois, bien que le ministre de l’Intérieur
puisse en demander la prorogation par période de trois mois. La
loi du 11 juillet 2017 a précisé les circonstances qui permettent
de procéder aux contrôles d’identité, à la fouille de sacs et de
véhicules et de rendre des ordonnances d’interdiction du territoire
français.
4.2.3. Les
garanties nationales
48. Une modification apportée le
21 juillet 2016 à la loi de 1955 impose que l’Assemblée nationale
et le Sénat soient informés sans tarder des mesures prises par le
gouvernement pendant l’état d’urgence et que les autorités administratives
leur remettent des exemplaires de tous les actes pris par ce dernier
en vertu de la loi de 1955. L’Assemblée nationale et le Sénat peuvent
demander toute information supplémentaire au cours de leur appréciation
des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. Le système
judiciaire et le Parlement français ont étroitement pris part à
l’examen de la proclamation de l’état d’urgence et à la mise en
œuvre des mesures prises dans ce cadre.
49. Le Conseil d’État, outre une série de décisions relatives
à des mesures individuelles, a également rendu des avis contraignants
et consultatifs sur chacune des cinq prorogations de l’état d’urgence
décidées à ce jour. Il convient de noter tout particulièrement les
points suivants. En premier, l’avis du 18 novembre 2015 prend note
des diverses limitations et garanties dont la loi de prorogation
de l’état d’urgence assortit l’application des mesures prises dans
le cadre de l’état d’urgence, notamment les améliorations apportées
à la loi de 1955 – qui concernent, par exemple, le pouvoir de dissolution
des associations et des groupements et le transfert de la compétence
de contrôle a posteriori, des «commissions» au juge administratif.
50. Deuxièmement, l’avis du 2 février 2016 insiste sur le fait
que l’état d’urgence doit demeurer provisoire. Il observe que l’état
d’urgence correspond à une situation de crise, qui est par nature
temporaire, et qu’il ne peut par conséquent être prolongé indéfiniment.
Lorsque, comme cela semble être le cas, le «danger imminent» qui
justifie la proclamation de l’état d’urgence est dû à une menace
permanente, il convient de recourir à des instruments permanents.
Le gouvernement doit par conséquent préparer dès à présent la fin
de l’état d’urgence. Le but poursuivi par l’état d’urgence disparaît
en effet lorsque les événements qui ont conduit à le proclamer font
partie du passé ou lorsque des instruments de nature différente
sont mis en œuvre pour faire face de manière permanente à la menace
qui les justifie. L’avis conclut que cette prorogation parvient
à un juste équilibre entre la protection des droits constitutionnels,
d’une part, et le maintien de l’ordre et de la sécurité publics,
d’autre part, et qu’elle est compatible avec les engagements internationaux
pris par la France, y compris au titre de la Convention. Il conclut
également au caractère proportionné du champ d’application géographique
de la prorogation. L’avis du 28 avril 2016 parvient à des conclusions
similaires sur la légalité de la prorogation à venir, tout en réitérant
le principe de son caractère provisoire énoncé dans l’avis du 3
février.
51. L’avis du 18 juillet 2016, qui concerne la prorogation décidée
à la suite de l’attentat de Nice, conclut que, en dépit de la mise
en place en mars, juin et juillet de diverses dispositions visant
à renforcer les instruments administratifs et judiciaires disponibles
dans la lutte contre le terrorisme, la poursuite de l’application
des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence au titre de
la loi de 1955 est en l’espèce nécessaire, appropriée, proportionnée
et donc justifiée. Il rappelle néanmoins que l’état d’urgence ne
peut être renouvelé indéfiniment et que, au regard de l’état de
droit, il convient de faire face aux menaces persistantes ou permanentes
par des mesures permanentes, renforcées par des dispositions comme
celles qui ont été mises en place en mars, juin et juillet.
52. Enfin, l’avis du 8 décembre 2016 observe le renforcement des
garanties applicables aux perquisitions et aux assignations à résidence.
Il juge le champ d’application géographique de la prorogation des
pouvoirs conférés par l’état d’urgence proportionné et considère
que la durée de cette prolongation n’est pas inappropriée. Il fait
toutefois remarquer que la succession des prorogations pourrait
aboutir à des assignations à résidence d’une durée excessive et
estime indispensable que la loi fixe une limite maximale de 12 mois d’assignation
à résidence sans interruption. L’avis autorise le renouvellement
de l’assignation à résidence si des faits nouveaux ou des informations
complémentaires apparaissent. Enfin, il réitère la position adoptée précédemment
sur le caractère provisoire de l’état d’urgence.
53. Le Conseil constitutionnel a également rendu des décisions
sur une série de «questions prioritaires de constitutionnalité»
relatives à l’état d’urgence.
54. Le 22 décembre 2015, il a conclu que la Constitution n’excluait
pas que le législateur puisse prévoir un régime de l’état d’urgence
(en dépit du fait que celui-ci n’est pas prévu par la Constitution).
Il a également estimé que les assignations à résidence prévues par
la loi de 1955 n’impliquaient pas une privation de liberté des personnes
au sens de la Constitution et que les dispositions pertinentes de
la loi ne portaient pas atteinte de manière disproportionnée à la
«liberté d’aller et de venir»
.
55. Le 19 février 2016, le Conseil constitutionnel a conclu que
la fermeture provisoire au titre de la loi de 1955 des salles de
spectacles, débits de boissons et lieux de réunion de toute nature
ne constituait pas, compte tenu des conditions dans lesquelles s’exerce
ce pouvoir, une ingérence disproportionnée dans la liberté d’expression
.
56. Il a par ailleurs conclu le 19 février 2016 que, bien que
le pouvoir conféré par la loi de 1955 de procéder à la fouille des
informations conservées sur les systèmes informatiques soit conforme
à la Constitution, le pouvoir de copier toutes les informations
accessibles au cours de cette fouille sans autorisation d’un juge
était inconstitutionnel, faute de garanties judiciaires suffisantes
.
57. Le 23 septembre 2016, le Conseil constitutionnel a conclu
que les dispositions qui autorisent la conservation des données
saisies à la suite de la fouille d’un système informatique (adoptées
à la suite de sa décision no 2016-536
QPC), malgré la présence désormais des garanties judiciaires indispensables,
étaient inconstitutionnelles dans la mesure où, lorsqu’elles ne
révélaient la commission d’aucune infraction, aucun délai n’était
prévu en dehors de la fin de l’état d’urgence pour leur destruction
.
58. Le 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a conclu que certaines
dispositions énoncées par la loi du 19 décembre 2016, qui étendaient
les assignations à résidence dans le cadre de l’état d’urgence en
permettant leur prorogation au-delà de 12 mois sur décision d’un
juge du Conseil d’État, étaient inconstitutionnelles au motif que
le Conseil d’État pouvait être amené par la suite à se prononcer
sur la légalité de cette même décision. Le Conseil constitutionnel
a ensuite essentiellement réitéré la position adoptée par le Conseil
d’État sur la limitation à 12 mois d’une assignation à résidence
ininterrompue (voir plus haut l’avis du Conseil d’État du 8 décembre
2016).
59. Enfin, le 1er décembre 2017, le
Conseil constitutionnel a conclu que la pratique des contrôles d’identité et
des fouilles de sacs et de véhicules de manière généralisée et discrétionnaire
était incompatible avec la liberté d’aller et de venir et avec le
droit au respect de la vie privée, le législateur ayant autorisé
l’application de ces mesures sans qu’elles se justifient nécessairement
par les circonstances particulières qui menacent l’ordre public
dans les zones concernées. L’absence de juste équilibre qui en résulte
entre, d’une part, l’objectif constitutionnel de sauvegarde de l’ordre
public et, d’autre part, les droits et libertés en question ont
conduit le Conseil constitutionnel à prononcer l’inconstitutionnalité
de ces mesures, qui ont été abrogées avec effet à compter du 30
juin 2018.
60. Le Parlement français, et notamment la commission des lois
constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale
de la République de l’Assemblée nationale, a suivi attentivement
la mise en œuvre de l’état d’urgence. Le 6 décembre 2016, elle a
rendu un rapport détaillé de 244 pages sur le contrôle parlementaire
de l’état d’urgence (voir plus loin).
4.2.4. Préoccupations
suscitées par les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence
61. La Fédération internationale
des ligues des droits de l'homme (FIDH) a publié un rapport détaillé
sur l’état d’urgence en juin 2016
.
Ce rapport se montre critique à l’égard de divers aspects de l’état
d’urgence et de sa mise en œuvre – parce qu’il porte atteinte aux
libertés individuelles (notamment en remplaçant le contrôle juridictionnel
préalable par un contrôle exercé a posteriori par les juridictions
administratives); utilise des notes blanches anonymes et non datées
fournies par les services de renseignement comme seuls éléments
de preuve justifiant l’application de mesures comme l’assignation
à résidence et la perquisition; affaiblit le principe d’égalité
(puisque la quasi-totalité des mesures adoptées concernent uniquement
les musulmans, dans des zones circonscrites, ce qui génère un sentiment
de discrimination exacerbée par l’application prolongée de ces mesures
dans le cadre de la prorogation de l’état d’urgence); entraîne une régression
de l’état de droit (notamment parce que le Conseil constitutionnel
admet que le contrôle juridictionnel exercé en plus du contrôle
a posteriori effectué par les juridictions administratives soit
uniquement exigé pour le placement en détention et parce que les
fonctionnaires de l’État qui appliquent les mesures prises dans
le cadre de l’état d’urgence jouissent d’une «quasi impunité»); a
des effets négatifs sur les droits individuels (causés notamment
par les perquisitions de nuit des domiciles, par des fonctionnaires
de police armés, qui y pénètrent de force et commettent souvent
des actes de violence et d’humiliation; les assignations à résidence
ont quant à elles des conséquences sur la santé, la vie familiale
et le travail des intéressés). Mis bout à bout, la qualité du contrôle
juridictionnel, la nature des éléments de preuve sur lesquels reposent
les mesures et l’impact et la durée des mesures individuelles appliquées
ont, dans bien des cas, suscité des préoccupations légitimes au
sujet de leur proportionnalité.
62. Plusieurs commentateurs se sont par ailleurs montrés constamment
critiques à l’égard des prorogations répétées et de la durée globale
de l’état d’urgence. La FIDH affirme dans son rapport que l’état
d’urgence s’est révélé inefficace, puisqu’il n’a pratiquement eu
aucune conséquence visible sur la lutte contre le terrorisme: aucun
réseau terroriste n’a été démantelé et la plupart des poursuites
engagées à la suite de perquisitions ne concernaient pas la législation
antiterroriste; en parallèle, l’état d’urgence a mis les forces
de l’ordre sous une pression professionnelle énorme, qui a entravé
leur capacité à lutter contre le terrorisme et ne peut se poursuivre
indéfiniment. Le rapport de décembre 2016 de l’Assemblée nationale
établit en revanche des conclusions nettement plus positives au
sujet des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence, qu’il considère
comme une composante du vaste arsenal d’outils antiterroristes dont
disposent les autorités. La question de son efficacité constante
peut avoir une importance pour déterminer si la situation exige
le maintien ou non des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence.
À cet égard, il convient de noter que 10 nouvelles lois relatives
à la lutte contre le terrorisme et à la sécurité ont été adoptées
depuis 2012, y compris celle du 3 juin 2016, qui visait à créer
des conditions permettant la levée de l’état d’urgence, finalement
prorogé à la suite de l’attentat de Nice du 14 juillet 2016. L’impact
limité sur le plan des résultats concrets des mesures d’urgence
particulières, auquel s’ajoute le renforcement de la législation
ordinaire pendant l’état d’urgence, ont progressivement sapé l’argument
selon lequel les mesures ou restrictions ordinaires (c’est-à-dire
non-urgentes) étaient totalement inadaptées.
63. Le recours aux pouvoirs conférés par l’état d’urgence contre
les manifestants présents à l’occasion de la Conférence de Paris
sur le changement climatique, la COP21, une semaine après les attentats
de Paris, ainsi que lors des manifestations organisées en 2016 contre
la réforme du Code du travail («Nuit debout») et du démantèlement
du camp non officiel de migrants de Calais quelque temps plus tard
cette même année ont suscité de nouvelles critiques. Les autorités
françaises ont affirmé que l’application des mesures d’urgence dans
les deux premiers cas était indispensable pour préserver à des fins
d’opération antiterroriste la capacité d’intervention des forces
de police et de sécurité, qui auraient été appelées à maintenir
l’ordre public pendant ces événements. Le Conseil d’État, suivi
par le Conseil constitutionnel, a conclu que lorsque l’état d’urgence est
en vigueur, la loi de 1955 n’exige pas l’existence d’un lien entre
le danger sur lequel se fonde l’état d’urgence et la menace particulière
à l’ordre public ou à la sécurité publique qui justifie l’application
d’une mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence. Au regard
de la Convention, la validité de cette analyse n’est pas évidente,
car lorsqu’il s’agit de déterminer si l’État a agi «dans la stricte
mesure où la situation l’exige», il convient de vérifier que la
mesure prise dans le cadre de l’état d’urgence a bien été utilisée
dans le but pour lequel elle était prévue
. De fait, le rapport de l’Assemblée nationale
se demande s’il ne serait pas «préférable» de réserver l’utilisation
de ces mesures à des cas exceptionnels ayant un lien indéniable
avec la menace qui a conduit à proclamer l’état d’urgence et propose
d’engager une réflexion sur le moyen d’y parvenir. Du point de vue
de la Convention, je partage les préoccupations de l’Assemblée nationale.
4.2.5. La
fin de l’état d’urgence et le retrait de la dérogation
64. Comme nous l’avons indiqué,
la loi du 30 octobre 2017 «renforçant la sécurité intérieure et
la lutte contre le terrorisme» a été adoptée pour renforcer l’arsenal
de mesures dont disposent les autorités françaises au titre de la
législation ordinaire et permettre la levée de l’état d’urgence
et le retrait de la dérogation. De fait, le Gouvernement français
a suivi rigoureusement la lettre de l’article 15 de la Convention,
en se contentant d’informer le Secrétaire Général le 6 novembre
2017 de la fin de l’état d’urgence à l’expiration de sa dernière prorogation,
sans mentionner ni la loi de 1955, ni celle de 2017. Les autorités
françaises m’ont expliqué que cette formulation impliquait la fin
des mesures d’urgence, dont l’applicabilité était intrinsèquement
liée à l’état d’urgence et, par voie de conséquence, à la dérogation.
Malgré l’élégance et la logique de cette méthode, la situation aurait
pu être plus facile à comprendre si la notification avait expressément
indiqué que la loi de 1955 n’était plus en vigueur, que la Convention
était à nouveau pleinement mise en œuvre et que la dérogation était retirée.
Mais il s’agit là d’une critique mineure; la notification du 6 novembre
était satisfaisante dans la forme.
65. La loi de 2017 a fait l’objet de critiques, peut-être surtout
parce qu’elle rend les mesures de l’état d’urgence permanentes en
normalisant et en généralisant les pouvoirs autrefois exceptionnels
conférés à l’administration afin de faire face à une urgence de
portée limitée. Les autres critiques concernent l’objectivité et
le manque de précision de la définition des circonstances qui autorisent
l’établissement d’une «zone de protection» dont l’accès et la circulation
intérieure peuvent faire l’objet de restrictions sous le contrôle
d’agents de sécurité privée pour une durée indéterminée. Le pouvoir
conféré au préfet de fermer les lieux de culte a également fait
l’objet de critiques en raison de l’imprécision de ses définitions.
Bien que la loi de 2017 ne prévoie pas l’assignation à résidence,
elle permet la prise de nouvelles «mesures individuelles de surveillance» autorisant
les restrictions à la liberté de circulation individuelle – inférieures
à celles de la loi de 1955 – à la suite d’une procédure administrative
contradictoire. Là encore, cette disposition a été critiquée pour
ses définitions imprécises et objectives.
66. Je me félicite bien entendu de la fin de l’état d’urgence
en France et du retrait de la dérogation, le nouveau président de
la République française, M. Emmanuel Macron, ayant clairement estimé
qu’il s’agissait d’une question particulièrement importante, comme
il l’a souligné dans son allocution devant les juges de la Cour
européenne des droits de l’homme le 31 octobre 2017. Rappelons également
que de nombreux commentateurs, dont le Commissaire aux droits de
l’homme du Conseil de l’Europe dès février 2016, appelaient depuis
longtemps à la fin de l’état d’urgence et que le président François
Hollande était prêt à y mettre fin en juillet 2016, si l’attentat
de Nice n’avait pas eu lieu. Tout en reconnaissant que la menace
rendait toujours nécessaire la prise de mesures de sécurité, j’ai
tendance à partager l’avis de ceux qui considèrent que l’état d’urgence
a peut-être été maintenu au-delà de ce qui était absolument nécessaire.
Peut-être cette situation révèle-t-elle surtout que, une fois l’état
d’urgence proclamé, il devient beaucoup plus facile, et politiquement
bien moins risqué, de justifier son maintien plutôt que sa fin.
Le cadre du présent rapport ne vise cependant pas à se prononcer
sur la loi de 2017, puisqu’il ne s’agit pas d’une mesure prise dans
le cadre de l’état d’urgence, ni d’une mesure qui est considérée
comme nécessitant une dérogation à la Convention. J’espère que les
critiques formulées à l’égard de la loi de 2017 se révéleront infondées
et que le texte sera toujours appliqué dans le respect rigoureux
des normes du Conseil de l’Europe, et notamment de la Convention.
4.3. La
dérogation turque
4.3.1. Notification
au Secrétaire Général
67. La dérogation turque découle
de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, comme le précise
la notification initiale adressée au Secrétaire Général le 21 juillet
2016. L’Assemblée, ainsi que des hauts responsables du Conseil de
l’Europe, notamment le Président de l’Assemblée, le Président du
Comité des Ministres, le Secrétaire Général, le Commissaire aux
droits de l’homme et le Président de la Commission de Venise, ont
fermement condamné la tentative de coup d’état et ont pleinement
reconnu ses conséquences traumatisantes pour la société turque.
Je partage ce point de vue. Rappelons également que la Turquie a
subi de nombreux attentats terroristes en 2016 et 2017, y compris
la fusillade de nouvel an dans une boîte de nuit d’Istanbul, que
je condamne sans réserve.
68. Cette notification qualifie la tentative de coup d’état de
tentative visant à «renverser le gouvernement démocratiquement élu
et l’ordre constitutionnel (…). La tentative de coup d’état et ses
conséquences ainsi que d’autres actes terroristes ont posé de graves
dangers pour la sécurité et l’ordre public, constituant une menace pour
la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention (…).
La République de Turquie prend les mesures nécessaires prévues par
la loi, conformément à la législation nationale et à ses obligations internationales
(…). [L]es mesures prises peuvent impliquer une dérogation aux obligations
découlant de la Convention (…), admissible à l’article 15». Cette
notification était accompagnée de traductions des textes de loi
pertinents, et notamment des articles 15, 119, 120 et 121 de la
Constitution, de la loi no 2935 du 25
octobre 1983 relative à l’état d’urgence et de la décision no 2016-9064
du Conseil des ministres.
69. Les notifications ultérieures ont informé le Secrétaire Général
des prorogations de l’état d’urgence en lui donnant copie d’un certain
nombre de documents, dont la déclaration commune de la Grande Assemblée nationale
de Turquie et la plupart des 31 «décrets ayant force de loi» (décrets-lois)
pris par le gouvernement dans le cadre des pouvoirs que lui confère
l’état d’urgence. La majorité de ces notifications s’accompagnait
de «notes d’information» explicatives. Elles n’ont pas expliqué
pourquoi il avait été considéré comme nécessaire de proroger l’état
d’urgence.
70. Il convient de noter que la Turquie n’a pas communiqué d’informations
au Secrétaire Général sur les décrets-lois 688 (publié le 29 mars
2017), 689 (publié avec le décret-loi 690 le 29 avril 2017) et 691
(22 juin 2017) avant le 27 décembre 2017 et sur le décret-loi 692
(publié le 14 juillet 2017) avant le 3 janvier 2018. Seules des
informations minimes ont été communiquées au sujet du décret-loi
681, au motif qu’il règle des questions telles que la défense nationale
et l’administration des forces de sécurité, qui «ne sont pas liées
au domaine des droits de l’homme». Au moment de la rédaction de
ce rapport, aucune information n’a été communiquée sur les décrets-lois
695 et 696, publiées le 24 décembre 2017, et 697, publié le 12 janvier
2018.
4.3.2. Vue
d’ensemble de la situation juridique générale et des mesures particulières
prises dans le cadre de l’état d’urgence
71. La Constitution turque règle
la proclamation et la prorogation de l’état d’urgence, l’adoption
des mesures prises dans ce cadre et les garanties relatives aux
droits de l’homme.
72. L’article 120 précise que, «[l]orsque des éléments sérieux
indiquent l’existence d’actes étendus de violence visant à renverser
l'ordre démocratique libre instauré par la Constitution ou à supprimer
les droits et libertés fondamentaux, ou en cas de troubles graves
à l'ordre public occasionnés par des actes de violence, le Conseil
des ministres réuni sous la présidence du Président de la République
peut, après consultation du Conseil de sécurité nationale, proclamer
l'état d'urgence dans une ou plusieurs régions ou sur l'ensemble
du territoire du pays, pour une durée maximale de six mois».
73. Cette décision est publiée au Journal
officiel et soumise immédiatement à l’approbation de
la Grande Assemblée nationale de Turquie, qui doit être convoquée
immédiatement en cas de vacances parlementaires. La Grande Assemblée
nationale peut modifier la durée de l'état d'urgence, la proroger
à la demande du Conseil des ministres pour une période maximale
de quatre mois à chaque fois ou lever l'état d'urgence. Pendant l’application
de l'état d'urgence, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence
du Président de la République, peut prendre des décrets-lois dans
les domaines qu’exige l'état d'urgence. Ces décrets sont publiés
au Journal officiel et soumis
le jour même à l’approbation de la Grande Assemblée nationale, dans
les délais et selon la procédure fixés par son Règlement intérieur
(article 121). La Grande Assemblée nationale procède à leur examen
et se prononce à leur sujet «immédiatement et dans un délai de 30
jours au plus tard» (article 128).
74. Certains «droits fondamentaux», «droits et obligations individuels»
et «droits et devoirs politiques» ne peuvent être réglés par décrets-lois,
sauf pendant les périodes de loi martiale et d’état d’urgence. En
outre, les décrets-lois qui ne sont pas soumis à la Grande Assemblée
nationale de Turquie le jour de leur publication sont caducs dès
cette date (article 91).
75. La suspension partielle ou totale des droits et libertés fondamentaux
ou l’application de mesures «contraires aux garanties dont la Constitution
les assortit» est autorisée en cas d’état d’urgence, sous réserve de
ne pas violer les obligations nées du droit international. Le droit
à la vie (à l’exception des décès qui résultent d'actes conformes
au droit de la guerre) et «l’intégrité physique et spirituelle»
sont «inviolables»; il ne peut être dérogé à certaines libertés
religieuses, ni à l’interdiction de la rétroactivité des peines
et à la présomption d’innocence (article 15 de la Constitution).
76. La Cour constitutionnelle contrôle la constitutionnalité des
lois, des décrets-lois et du Règlement intérieur de la Grande Assemblée
nationale de Turquie. Toute personne peut saisir la Cour constitutionnelle d’un
recours en violation, par les pouvoirs publics, des droits garantis
par la Convention européenne des droits de l’homme
. Il convient toutefois de noter
que «les décrets-lois édictés en période d'état d'urgence (…) ne peuvent
pas faire l'objet d'un recours en inconstitutionnalité devant la
Cour constitutionnelle» (article 148).
77. Les 31 décrets-lois pris à ce jour (nos 667
à 697, au 12 janvier 2018) sont extrêmement détaillés et portent
sur un large éventail de questions, y compris sur les points suivants
:
- la révocation des fonctionnaires
et des membres du personnel des tribunaux, des services publics,
des forces armées, des garde-côtes et de la police nationale (gendarmerie),
assortie de dispositions accessoires, dont l’interdiction d’un emploi
auprès de l’administration publique, l’expulsion du logement de
fonction, l’annulation des passeports (y compris des passeports
des conjoints), la perte de grade, la perte des droits associés
à la fonction, etc.; s’y ajoute l’établissement de procédures spéciales
au sein des autorités publiques pour la révocation administrative
de ces personnes (décrets-lois 667, 668, 669, 670, 672, 673, 675,
679, 683, 686, 688, 689, 692, 693, 695 et 697);
- la fermeture des établissements et structures de santé
privés, des établissements et structures d’éducation privés, ainsi
que des foyers et logements privés pour étudiants, des fondations
et associations et de leurs entreprises commerciales, des établissements
d’enseignement supérieur gérés par une fondation, la dissolution
des syndicats, fédérations et confédérations lorsqu’il est établi
qu’ils «appartiennent à, sont liés à ou en communication avec l’organisation
terroriste Fethullah (FETÖ/Structure étatique parallèle)» ou d’autres
organisations terroristes identifiées par les autorités comme représentant
une menace à la sécurité de l’État. Tous les biens mobiliers, immobiliers,
sommes et droits à percevoir, et tous les documents et papiers des
fondations fermées sont saisis et transférés à la Direction générale
des fondations (décrets-lois 667, 668, 670, 675, 677, 679, 687,
689 et 693);
- la fermeture des stations de radio et de chaînes de télévision,
de quotidiens et de périodiques privés et la saisie et le transfert
au gouvernement de leurs avoirs (décrets-lois 668, 670, 675, 683
et 689);
- la procédure pénale, y compris les questions relatives
à la durée de la garde à vue, l’accès des personnes détenues à un
avocat, la procédure de révision de la détention, les mandats d’arrêt,
la perquisition et la saisie, les droits de la défense, l’immunité
professionnelle judiciaire et la confidentialité des communications
entre l’avocat et son client, les circonstances permettant de qualifier
une personne de «suspect», la procédure relative à la traite des
êtres humains, la fourniture de l’aide juridictionnelle et la prorogation
des périodes de détention provisoire, qui peut notamment avoir une
durée maximale de sept ans dans les affaires de terrorisme, l’instauration
de l’immunité pour les actes criminels commis par des civils qui
ont résisté à la tentative de coup d'État et aux actes qui peuvent
être considérés comme la continuation de celle-ci, ainsi qu’une
obligation pour les personnes en détention provisoire ou emprisonnées
de porter des uniformes spéciaux lorsqu’elles assistent aux audiences
du tribunal (décrets-lois 667, 668, 671, 674, 675, 676, 684, 690,
694 et 696);
- l’immunité parlementaire, en particulier la possibilité
d’ouvrir une enquête et d’engager des poursuites pour les infractions
supposées commises avant ou après les élections (décret-loi 694);
- le système judiciaire, y compris les juridictions militaires,
les nominations de juges, l’organisation interne des tribunaux,
les compétences des tribunaux, les concours de recrutement, le Conseil
supérieur des juges et des procureurs, les prestations de soins
de santé des juges et le nombre de juges à la Cour de cassation
et au Conseil d'État (décrets-lois 668, 669, 671, 673, 674, 680,
690, 694 et 696);
- le système pénitentiaire, y compris la qualité de membre
des conseils de surveillance des prisons et les permissions de sortie
temporaire de prison (décrets-lois 673 et 674);
- les autorités locales, y compris le remplacement «par
les autorités» des maires ou des membres du conseil municipal suspendus
de leurs fonctions pour terrorisme, le transfert de compétences
et du budget correspondant au gouverneur régional sur décision du
gouverneur, la confiscation du domaine communal sur décision du
gouverneur (décrets-lois 674 et 677);
- les forces armées, y compris le Conseil supérieur de l’armée,
la gendarmerie, les garde-côtes, l’École de guerre et les hautes
écoles et établissements de formation de l’armée, la procédure et
les sanctions disciplinaires, le service militaire pour certains
anciens fonctionnaires de police et la création de 32 000 nouveaux
postes (décrets-lois 668, 669, 681, 682, 691 et 694);
- les services de renseignement, notamment leur placement
sous contrôle direct du Président (décret-loi 694);
- la fonction publique, y compris les concours de sélection,
la retraite et l’organisation interne des ministères de la Justice
et de la Défense (décrets-lois 670, 673 et 694);
- le système éducatif, notamment la nomination directe des
recteurs d’université par le Président, la nomination des enseignants,
la «radiation» des étudiants qui suivent un enseignement à l’étranger,
la nomination des professeurs associés d’université et la reconnaissance
des diplômes étrangers (décrets-lois 668, 673, 675, 677, 679, 683,
689 et 690);
- la réglementation des médias, notamment la dissolution
de la Présidence des communications et télécommunications et le
transfert de ses compétences à l’Autorité des technologies de l’information
et de la communication, le placement de cette dernière sous l’autorité
du Premier ministre, l’assouplissement des contrôles et des restrictions
en matière de radiodiffusion à caractère politique lors des campagnes
électorales et référendaires, les restrictions imposées en matière
de radiodiffusion, l’octroi des licences, les sanctions administratives
et certaines pratiques commerciales et publicitaires (décrets-lois
671, 680, 687 et 690);
- le droit du travail, notamment la suspension du droit
de grève (décret-loi 678);
- la protection des données, y compris dans les enquêtes
sur les disparitions d’enfants et la cybercriminalité (décrets-lois
670 et 680);
- les marchés publics (décret-loi 678);
- la faillite (décrets-lois 669 et 673);
- le droit pénal, en particulier les peines encourues pour
le trafic de drogue et les infractions aux jeux (décret-loi 694);
- la traite des migrants, en particulier la saisie des véhicules
utilisés par les trafiquants (décret-loi 690);
- le droit applicable en matière d’immigration, en particulier
la responsabilité des transporteurs des personnes dépourvues d’autorisation
d’entrée ou de transit sur le territoire (décret-loi 694);
- le droit de la famille, en particulier la reconnaissance
des décisions étrangères en matière de mariage (décret-loi 690);
- la réglementation des bâtiments, en particulier l’obligation
de communiquer des informations sur les structures susceptibles
de compromettre la sécurité des vols (décret-loi 691);
- l’utilisation des pneus hiver (décret-loi 687, conformément
à une déclaration du ministère des Transports ).
4.3.3. Les
garanties nationales
78. Comme nous l’avons indiqué
plus haut, la Constitution confère à la Grande Assemblée nationale
de Turquie un rôle essentiel dans la proclamation et la prorogation
de l’état d’urgence, ainsi que dans l’adoption des mesures prises
dans le cadre de l’état d’urgence par «décret ayant force de loi»
(ci-après «décret-loi»). Nous examinerons de manière plus approfondie,
dans la partie consacrée plus loin aux «préoccupations», de quelle
manière la Grande Assemblée nationale a exercé cette fonction.
79. Pour ce qui est du contrôle juridictionnel, la Constitution
limite le rôle de la Cour constitutionnelle. Cette dernière a ainsi
rejeté une demande de contrôle
in abstracto des
décrets-lois déposée par des parlementaires de l’opposition. Elle
s’est écartée de sa jurisprudence qui voulait qu’elle examine tout
d’abord si la réglementation énoncée sous forme de «décrets-lois»
se «limitait aux motifs et aux buts de l’état d’urgence», notamment
si ses effets étaient permanents. Elle procédait ensuite à un contrôle
de constitutionnalité des dispositions qui ne satisfaisaient pas
à ce premier critère. Désormais, la Cour constitutionnelle considère
qu’il est «clair que les décrets-lois pris dans le cadre de l’état
d’urgence ne peuvent, quel que soit leur intitulé, faire l’objet
d’un contrôle de constitutionnalité»
. La
Commission de Venise était favorable à la jurisprudence antérieure,
estimant que «[l]a Constitution peut octroyer au gouvernement de
très larges pouvoirs d’urgence, sans pour autant conférer à ceux-ci
un caractère illimité – sans quoi la Constitution comporterait un
mécanisme autodestructeur laissant le pouvoir absolu à l’exécutif
en lieu et place du régime de séparation des pouvoirs». La Cour
constitutionnelle doit encore déterminer s’il lui est également
interdit de connaître des recours individuels
in
concreto .
Cette incertitude a désormais été levée par la création d’une commission
d’enquête spéciale (voir plus loin). À la suite de l’adoption du
décret-loi 685, les personnes révoquées par la procédure administrative
spéciale établie par l’article 3(1) du décret-loi 667 avaient la
possibilité de contester la révocation devant les juridictions administratives,
dans un délai de 60 jours à compter de l’entrée en vigueur du décret-loi 685.
80. En l’absence de contrôle juridictionnel effectif sur les révocations
de fonctionnaires et la dissolution des entités énumérées en annexe
des divers décrets-lois, le décret-loi 685 du 23 janvier 2017, modifié
par les décrets-lois 690 du 29 avril et 694 du 25 août, a établi
une Commission d’enquête spéciale sur les mesures prises dans le
cadre de l’état d’urgence. Présentée comme le fruit du dialogue
entre la Turquie et le Conseil de l’Europe, cette commission doit
tenir lieu de recours interne effectif. Elle est chargée d’apprécier
les recours dont elle est saisie dans un délai de 60 jours à compter
du 17 juillet, date à laquelle les recours ont commencé à être déposés
devant la Commission, ou à compter de la date des décrets-lois publiés
par la suite, puis à rendre des décisions au sujet de ces recours.
Elle se compose de trois fonctionnaires désignés par le Premier ministre,
d’un juge ou procureur exerçant ses fonctions au sein du ministère
de la Justice et désigné par le ministre de la Justice, d’un responsable
de l’administration civile désigné par le ministre de l’Intérieur
et de deux juges de la Cour de Cassation ou du Conseil d’État désignés
par le Conseil supérieur des juges et des procureurs. La Commission,
dont les membres ont été nommés le 16 mai 2017, a débuté ses travaux
le 22 mai 2017. Elle fonctionnera pendant une période de deux ans
à compter de la date de publication du décret-loi 685, qui pourra
être prorogée par périodes d’un an sur décision du Conseil des ministres.
Fin décembre 2017, plus de 103 000 recours étaient pendants devant
la Commission. Les décisions favorables aux requérants doivent être
exécutées par l’administration dans un délai de 15 jours. Les requérants
peuvent contester les décisions qui leur sont défavorables devant
les juridictions administratives, puis ultérieurement devant la
Cour constitutionnelle. La Cour européenne des droits de l’homme
a estimé que la commission d’enquête constituait «a priori un recours
accessible» et qu’elle ne disposait «d’aucun élément qui lui permettrait
de dire (…) qu’elle n’offrait pas des perspectives raisonnables
de succès. [M]ême si la commission en question est, en tant que telle,
un organe non-judiciaire, il n’en reste pas moins que ses décisions
sont soumises au contrôle judiciaire»
.
4.3.4. Préoccupations
suscitées par les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence
81. Bien qu’il ne fasse aucun doute
que le coup d’état avorté de juillet 2016 réunisse les conditions constitutionnelles
de la proclamation de l’état d’urgence, sa mise en œuvre a suscité
plusieurs graves préoccupations
.
82. Fin février 2017, malgré les dispositions de la Constitution,
14 des 19 décrets-lois qui avaient alors été publiés plus de 30
jours auparavant n’avaient toujours pas été examinés par la Grande
Assemblée nationale de Turquie; deux autres décrets-lois étaient
en attente d’examen dans la limite du délai de 30 jours. Seuls cinq décrets-lois
sur 21 (nos 667, 668, 669, 671 et 674)
avaient été examinés. En conséquence, plusieurs décrets-lois au
moins avaient pris effet avant d’être soumis à un quelconque examen
parlementaire. Au moment de ma visite en novembre 2017, la Grande
Assemblée nationale n’avait toujours pas examiné d’autres décrets-lois; aucune
avancée n’avait été réalisée entre-temps, même au sujet des décrets-lois
publiés antérieurement, sans parler des 10 décrets-lois publiés
par la suite. A cet égard, on peut noter que la Grande Assemblée
nationale est parvenue à approuver toutes les décisions du gouvernement
de proroger l'état d'urgence en quelques jours, souvent le jour
même.
83. L’importance du nombre de personnes et d’organismes touchés
par les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence est frappante
:
- plus de 150 000 fonctionnaires
ont été révoqués et interdits de fonction publique , notamment
plus de 33 000 enseignants et autres employés du ministère de l’Éducation,
plus de 24 000 fonctionnaires de police et autre employés du ministère
de l’Intérieur, plus de 8 000 membres des forces armées, plus de 6 000
médecins et autres employés du ministère de la Santé, plus de 5 000
universitaires et autres employés de l’enseignement supérieur et
plus de 3 000 employés des services du Premier ministre et des institutions
connexes .
Pas plus tard que le 24 décembre 2017, 2 756 autres fonctionnaires
ont été licenciés par décret de loi, et encore 262 le 12 janvier
2018, presque 18 mois après la tentative de coup d'État;
- près de 170 000 personnes font l’objet d’une enquête judiciaire
et plus de 55 000 d’entre elles ont été arrêtées (à la mi-décembre
2017 );
- 4 560 fonctionnaires de la justice ont été révoqués ,
dont au moins 173 juges des juridictions supérieures et 17 membres
du Conseil supérieur des juges et des procureurs, et près de 4 000
autres ont été suspendus;
- 177 entreprises de médias ont été fermées, dont de nombreux
médias kurdes, ainsi que des médias kémalistes et de gauche; 2 500
journalistes ont ainsi perdu leurs emplois;
- environ 2 100 établissements scolaires, foyers pour étudiants
et universités ont été fermés;
- environ 1 800 associations et fondations ont été fermées,
dont 370 organisations de la société civile accusées de liens avec
le «terrorisme»; 199 d’entre elles sont kurdes. Tous leurs biens
et avoirs, ainsi que leurs documents, ont été saisis et transférés
à la Direction générale des fondations.
84. Le vice-président de la commission d’enquête sur les droits
de l’homme de la Grande Assemblée nationale de Turquie m’a affirmé
que la «FETÖ est par essence une organisation criminelle (…) plus dangereuse
que les autres organisations terroristes, en raison de sa structure
organisée et de son caractère trompeur (…), une organisation terroriste
qui réside au sein même de l’État, se dissimule et cherche à nuire
à l’État de l’intérieur (…). S’il s’avère que des fonctionnaires
n’ont aucune loyauté [envers l’État], l’État a le pouvoir de les
révoquer (…). En raison de l’activité clandestine de la FETÖ, avant
le 15 juillet, les citoyens étaient incapables d’imaginer que ces
personnes étaient présentes dans l’ombre, jusqu’à ce qu’elles bombardent
les bâtiments du parlement à l’aide de chasseurs F16, écrasent les
citoyens avec leurs chars et tuent ceux qui s’opposent à elle. Avant
décembre 2013 en particulier, ce groupe était considéré comme une organisation
éducative et charitable». Cet argument prétendait justifier, par
exemple, le nombre de personnes à l’encontre desquelles les mesures
ont été prises, le fait de considérer l’utilisation de Bylock ou
de la Banque Asya (voir plus loin) comme un élément de preuve suffisant
de la commission d’un acte pénalement répréhensible, l’annulation
de passeports et la saisie de biens.
85. La notion de «lien avec le mouvement Gülen» est vague et ne
justifie pas nécessairement la mise en doute de la loyauté des fonctionnaires.
Les critères appliqués pour établir l’existence de ce lien ont notamment été
l’utilisation du service de messagerie cryptée Bylock (qui pourrait
avoir compté jusqu’à 220 000 usagers)
, la réalisation de transactions financières
à la Banque Asya (réglementée par la loi) ou la présence des intéressés
dans certains établissements scolaires privés (établis conformément
à la loi). Or toutes ces activités étaient parfaitement légales.
Une personne innocente – et toute personne a droit à la présomption
de son innocence – ne pouvait pas savoir que ces activités risquaient
de faire naître ultérieurement des soupçons d’association de malfaiteurs
à son encontre. En outre, bien que la notification turque déclare
que «le but de la proclamation de l’état d’urgence n’est pas de
restreindre les libertés fondamentales, mais d’éliminer l’organisation
terroriste FETÖ»
,
de nombreuses personnes et de nombreux organismes qui n’ont aucun
lien avec ce mouvement ou dont l’objet de ce lien n’avait aucun
rapport avec la tentative de coup d’état (y compris des Kurdes et
des organisations kurdes, des universitaires qui prônent un règlement
pacifique de la question kurde, des militants de gauche, ainsi que
des syndicats et leurs membres) ont été touchés par les décrets-lois.
86. Le processus de prise de décision pertinent est dépourvu de
garanties procédurales. Les personnes touchées par ces mesures n’en
ont pas été informées au préalable et non n’ont pas eu la possibilité
de se défendre contre les charges retenues à leur encontre. Les
motifs des décisions qui les concernent ne leur ont pas été communiqués
et elles n’ont pas eu accès à leur dossier ni aux éléments de preuve
sur lesquels se fondent ces décisions. En outre, les décisions prises
n’ont pas été justifiées sur la base de motivations individuelles
liées au cas en question. Ces vices de forme sont devenus encore
moins défendables à mesure que le temps s’est écoulé depuis la tentative
ratée de coup d'État et que le recours constant à des procédures d’urgence
exceptionnelles est devenu plus difficile à justifier.
87. Les droits de la défense ont été restreints pour les personnes
détenues en connexion avec un éventail d’infractions liées au terrorisme
dans le cadre de l’état d’urgence, ce qui a permis de les placer
en garde à vue sans intervention d’un juge pendant une période pouvant
aller jusqu’à sept jours (elle était auparavant de 30 jours, jusqu’à
sa réduction à sept jours au début l’année dernière), qui peut être
prolongée pendant sept jours supplémentaires sur décision d’un procureur,
de leur refuser l’accès à un avocat pendant une période pouvant
aller jusqu’à cinq jours (avant l’abrogation de la disposition pertinente
par le décret-loi 684) et de limiter le droit d’une personne détenue
à faire appel à l’avocat de son choix. Le personnel pénitentiaire
peut être présent pendant les consultations entre clients et avocats
lors de la garde à vue et ces consultations peuvent être enregistrées.
De nombreuses autres restrictions ont été mises en place à l’occasion
de la modification permanente du Code de procédure pénale.
88. S’agissant de l’impact de ces mesures sur la société civile,
le Conseil d'experts sur le droit en matière d'ONG de la Conférence
des OING du Conseil de l'Europe a estimé que «le fond et la forme
du [décret-loi 667], tout comme celui d’autres décrets pris dans
le cadre de l’état d’urgence et qui visent les ONG, sont extrêmement
préoccupants. Sur le fond, le libellé de l’article 2, alinéas 1-3,
du décret va au-delà des mesures légitimes prévues à l’article 11
de la loi [turque] relative à l’état d’urgence [et] les dispositions
litigieuses de l’article 2, alinéas 1-3, du décret (dissolution
et confiscation des avoirs des ONG) ne respectent pas l’exigence de
proportionnalité, puisque le même effet aurait pu être obtenu par
le gel provisoire des activités et des avoirs des ONG, surtout compte
tenu des problèmes que posent les voies de recours disponibles»
.
89. Les mesures de révocation en masse se sont accompagnées d’autres
mesures ayant d’importantes répercussions sur les personnes qui
en ont fait l’objet, ainsi que sur les membres de leur famille,
au-delà de la perte d’emploi et de salaire. Elles ont par exemple
entraîné l’annulation de leur passeport, y compris celui de leur
conjoint, la confiscation de leurs avoirs, leur éviction des logements
publics et la perte de leur couverture santé. Les personnes révoquées
se voient interdire de manière permanente d’exercer tout travail
en rapport avec les services publics ou les appels d’offres publics;
les membres révoqués des forces armées sont interdits d’exercer
toute fonction liée à la sécurité et dans la pratique les personnes
révoquées se trouvent face à l’impossibilité de trouver du travail
à cause de leur statut allégué de «terroriste». Toutes les personnes révoquées
subissent un éventail complet de conséquences, quelle que soit l’étendue
de leurs liens allégués avec le coup d’état avorté. La commission
de suivi de l’Assemblée a qualifié les effets de ces mesures de
«mort civile» et leur impact sur les membres de la famille des intéressés
de «sanction collective».
90. Compte tenu de l’opposition de la Commission de Venise au
recours aux pouvoirs conférés par l’état d’urgence pour procéder
à une modification permanente de la législation, il est difficile
d’admettre que bon nombre des dispositions des décrets-lois devaient
absolument être adoptées pour faire face à une situation d’urgence.
Certains points abordés présentent une portée juridique et politique
particulièrement importante, par exemple la réduction de l’immunité
parlementaire, la révision de la procédure pénale, l’instauration
de l’immunité pour des infractions pénales, la modification du système
judiciaire, la limitation de l’indépendance des autorités municipales,
la restriction du droit de grève et le transfert du contrôle des
services de renseignement. D’autres questions sont, toutes proportions
gardées, trop mineures et dépourvues d’un caractère urgent pertinent
pour justifier le fait de contourner dans le cadre de l’état d’urgence
la procédure législative normale, par exemple la publicité en faveur
des compléments alimentaires (décret-loi 690), la saisie des véhicules
des trafiquants de migrants, la reconnaissance des décisions étrangères
en matière de mariage, la responsabilité des transporteurs (décret-loi
694), la réglementation relative aux bâtiments voire, apparemment,
l’utilisation des pneus hiver. En outre, le gouvernement a continué
à publier des décrets-lois à effet permanent pour révoquer les fonctionnaires
et dissoudre les associations et les établissements, ainsi que pour
réformer la législation ordinaire dans un large éventail de domaines,
plus d’un an après la tentative de coup d’état; de fait, certains
des textes dont la portée est la plus étendue figurent parmi les
textes les plus récents, comme les décrets-lois 694 du 25 août 2017
et 696 du 24 décembre 2017. Entre-temps, l’argument selon lequel
«les mesures ou restrictions normales autorisées par la Convention
sont totalement inadaptées» est devenu moins défendable de jour
en jour.
91. La pratique conséquente, qui consiste à gouverner par voie
de décrets pris dans le cadre de l’état d’urgence dans des domaines
qui sont apparemment souvent sans rapport avec ce dernier, a eu
pour effet de contourner le contrôle effectif du parlement et de
la Cour constitutionnelle. Cette situation semble s’être produite
avec une apparente réticence à exercer un contrôle indépendant des
autorités étatiques, qui devrait, dans une démocratie, tenir lieu
de freins et contrepoids à l’égard de l’exécutif. Comme nous l’avons
indiqué, le parlement n’a pas examiné l’immense majorité des décrets-lois
dans le délai fixé par son propre règlement et certains d’entre
eux n’ont pas été examinés pendant plus d’un an; la Cour constitutionnelle,
quant à elle, a procédé à un renversement de sa jurisprudence antérieure
qui l’aurait autorisée à contrôler la constitutionnalité des mesures
à effet permanent prises dans le cadre de l’état d’urgence.
92. Bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait rejeté
en juin 2017 une requête au motif que la Commission d’enquête représentait
une voie de recours effectif qui devait être épuisée, il convient
de noter que cette Commission a fait l’objet de nombreuses critiques.
On lui reproche notamment le fait que ses membres soient issus de
ces mêmes autorités dont les fonctionnaires ont été révoqués, ce
qui met en doute son indépendance et son impartialité; ses membres
sont automatiquement révoqués en cas d’enquête ouverte à leur encontre
en matière de terrorisme – compte tenu du champ d’application très
étendu de la législation antiterroriste en Turquie et de la possibilité
de son usage abusif et arbitraire, les membres de la Commission se
trouvent à la merci des autorités; le secrétariat de la Commission,
qui est chargé des activités administratives et préparatoires, est
nommé par le Premier ministre, ce qui conduit à s’interroger sur
son indépendance; le fondement des décisions contestées est imprécis,
ce qui rend leur contestation difficile; il n’existe aucune possibilité
de procédure contradictoire, ni aucune audience, ce qui permet difficilement
à un requérant d’exposer pleinement son affaire; du fait de la charge
de travail, des méthodes de travail (chaque décision exige la participation
de quatre des sept membres de la Commission) et du délai disponible,
il semble quasiment impossible «de traiter individuellement tous
les cas», comme le souhaite la Commission de Venise
. Il convient également
de noter qu'une décision de la Commission d’enquête en faveur d'un requérant
ne rétablit pas la situation antérieure (
restitutio
in integrum), étant donné que les personnes concernées
ne peuvent pas réintégrer leurs anciens postes. Enfin, mais ce n’est
sans doute pas le moindre de ses défauts, alors que des dizaines
de milliers de personnes ont été révoquées depuis 17 mois, la Commission a
été instituée en janvier 2017, a débuté ses activités en mai, mais
n’a pas annoncé ses premières décisions avant fin décembre – et
à la mi-janvier 2018, aucune autre information sur ces décisions
n'avait été publiée. Cela lui laisse, en principe, à peine plus
d’un an pour régler plus de 100 000 recours; dans l’intervalle,
les requérants continuent à subir les conséquences dramatiques des
mesures draconiennes prises à leur encontre.
93. J’observe qu’un certain nombre de révocations et de dissolutions
ont été annulées par des décrets-lois ultérieurs. Bien que cette
situation soit évidemment satisfaisante du point de vue des intéressés
et des entités concernées, elle ne règle pas le problème fondamental
du caractère disproportionné des mesures et de la perversion du
processus démocratique et de l’État de droit. Le fait de continuer
à recourir aux pouvoirs conférés à l’exécutif par l’état d’urgence
n’est pas, compte tenu des préoccupations croissantes à l’égard
des voies de recours internes, un moyen satisfaisant de remédier
aux abus commis antérieurement par ce même pouvoir exécutif. La
solution passe par un retour à la normale et par la reconnaissance
du caractère exceptionnel et provisoire de l’exercice des pouvoirs
conférés par l’état d’urgence, qui ne devrait pas produire d’effet
permanent.
94. L’analyse à laquelle nous venons de nous livrer évoque à plusieurs
reprises la durée de l’état d’urgence et la légitimité de la poursuite
du recours aux pouvoirs conférés par l’état d’urgence. À cet égard,
la Commission de Venise a déclaré que, «comme indiqué dans [son
avis de mars 2017] relatif à la Turquie, la Commission n’est pas
persuadée qu’il soit nécessaire de continuer à reconduire l’état
d’urgence. Elle estime en effet que “plus le régime se prolonge,
plus il est difficile de justifier le recours à un traitement exceptionnel de
la situation rendant impossible l’application des outils juridiques
ordinaires”»
.
95. En conclusion, je considère que la réaction de la Turquie
face à la tentative de coup d’état et à la menace terroriste actuelle
a été disproportionné pour plusieurs raisons:
- les pouvoirs conférés au gouvernement dans le cadre de
l’état d’urgence ont été dans bien des cas utilisés à des fins et
pour des objets sans rapport avec la situation qui a donné naissance
à l’état d’urgence; en conséquence, la portée des mesures prises
dans le cadre de l’état d’urgence va au-delà de celle de mesures
prises dans la stricte mesure où la situation l’exige;
- la durée de l’état d’urgence – en particulier la poursuite
du recours aux pouvoirs conférés par cet état d’urgence pour régler
des situations qui ne peuvent plus être considérées comme représentant
une menace exceptionnelle pour l’ordre constitutionnel – va au-delà
d’une mesure prise dans la stricte mesure où la situation l’exige;
- pour bien des mesures prises, rien ne permet de penser
que les mesures ou restrictions normales prévues par la législation
ordinaire et autorisées par la Convention auraient été totalement
inadaptées – au contraire, des pouvoirs qui auraient dû être provisoires
ont été exercés à tort pour procéder à une modification permanente
de la situation juridique de personnes physiques et morales et de
la législation;
- les graves répercussions de bon nombre de ces mesures,
en particulier la révocation administrative sans préavis de fonctionnaires,
assortie de mesures connexes, et la dissolution d’associations et d’établissements
et la fermeture de médias, ainsi que la saisie et le transfert de
leurs avoirs, sont systématiques et vont au-delà de mesures prises
dans la stricte mesure où la situation l’exige – d’autant plus à
mesure que le temps passe et que la probabilité que l’objet de ces
mesures représente un danger réel et immédiat diminue;
- dans ce contexte, l’absence concrète de recours en temps
utile pour les fonctionnaires révoqués et les associations et établissements
dissous exacerbe le caractère disproportionné de ces mesures, car
leurs graves conséquences préjudiciables se prolongent.
96. Le recours aux pouvoirs conférés par l’état d’urgence pour
adopter ces décrets-lois doit également être examiné dans le contexte
plus large de la situation en Turquie. Ainsi, la limitation de l’immunité
parlementaire mise en place par le décret-loi 694 a fait suite aux
modifications similaires produites par la modification de la Constitution
le 20 mai 2016. La Commission de Venise a fait observer que, sur
139 députés concernés par cette modification de la Constitution,
111 étaient membres de partis d’opposition et 90 % d’entre eux étaient membres
du HDP (un parti d’origine kurde). L’application du décret-loi 674
relatif à la démocratie locale a également principalement touché
le HDP, puisque «l’immense majorité» des maires révoqués étaient membres
ou proches de ce parti
. Ces maires auraient été remplacés
par des personnes membres ou proches du parti AK au pouvoir
.
D’après le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, les précédentes vagues
d’arrestations et de révocations des maires dans le sud-est de la
Turquie étaient également «liées à la question kurde»
et
posaient de «graves problèmes quant à l’engagement de la Turquie
à respecter la démocratie locale»
.
97. La révocation d’un si grand nombre de juges et de procureurs
a eu de graves répercussions sur la capacité des tribunaux et un
effet dissuasif sur la volonté des juges d’agir de manière indépendante
et impartiale dans les procédures auxquelles l’État est Partie.
La Commission de Venise a conclu que ces révocations «pourraient
avoir un effet néfaste sur l’indépendance de la magistrature assise
et sur l’effectivité de la séparation des pouvoirs au sein de l’État»
.
Le président de l’Union des barreaux turcs a déclaré, en commentant
le climat de paranoïa et de peur qui règne parmi les juges et les
procureurs, que «la justice repose désormais sur le courage individuel
des juges»
. Dans sa
Résolution 2121 (2016) «Pour une convention européenne sur la profession d’avocat»,
l’Assemblée faisait observer que «les amendements à la loi relative au
Conseil supérieur de la magistrature, en 2014, soulèvent la question
du manque d’indépendance du pouvoir judiciaire et de l’ingérence
indue de l’exécutif dans la justice». La dégradation de la situation
depuis le coup d’état avorté transparaît dans l’évocation par la
Commission de Venise «du passé du pouvoir judiciaire turc, et de
son état actuel encore plus fragile»
.
98. La procédure de nomination des nouveaux juges destinés à remplacer
les juges révoqués, qui se déroule sous l’autorité du Conseil supérieur
des juges et des procureurs, a fait également l’objet de critiques. En
décembre 2016, l’Assemblée générale du Réseau européen des conseils
de la justice (RECJ) a adopté à l’unanimité la suspension du statut
d’observateur du Conseil supérieur des juges et des procureurs pour
non-respect des statuts du RECJ. Le président de l’Union des barreaux
turcs, que j’ai rencontré, a évoqué l’absence de note minimale à
l’examen d’entrée et le poids prépondérant donné à la prestation
des candidats lors de l’entretien oral ultérieur, qui n’est pas
enregistré, au cours duquel leur sont posées des questions politiquement
tendancieuses: en conséquence, les candidats qui présentent un profil
politique «satisfaisant» mais qui ont obtenu de mauvais résultats
aux examens écrits sont malgré tout reçus. Des juges sont également nommés
directement par l’École de la magistrature sans achever leur formation.
Sur les 15 000 juges de première instance, 5 000 ont moins d’un
an d’expérience et 5 000 autres ont moins de cinq ans d’expérience. Il
convient également de noter que le Conseil d’État doit encore statuer
dans toute procédure d’appel dont il est saisi par un juge ou un
procureur au sujet de sa révocation, conformément à l’article 3(1)
du décret-loi 667.
99. En parallèle, les avocats subissent eux aussi des pressions
croissantes lorsqu’ils agissent dans des affaires politiquement
controversées ou dans des procédures engagées à l’encontre de l’État.
Citons à ce propos et pour de plus amples informations le récent
rapport de ma collègue, Mme Sabien Lahaye-Battheu, «Pour
une convention européenne sur la profession d’avocat», qui fait
remarquer que, «au 13 septembre 2017, 1 343 avocats faisaient l’objet
de poursuites pénales et 524 avocats avaient été arrêtés depuis
le coup d’état»
.
100. Les défenseurs des droits de l’homme, les militants de la
société civile et les journalistes se trouvent également dans une
situation de plus en plus difficile, qui existait avant même le
coup d’état avorté. Le rapport de janvier 2016 de ma collègue Mme Mailis
Reps
fournit de plus amples informations
sur la situation déjà alarmante des défenseurs des droits de l’homme
avant cet événement. Un grand nombre d’ONG ont été dissoutes par
décret-loi, parmi lesquelles de nombreuses ONG dont les activités
portaient sur des questions telles que les droits de l’enfant et
les droits des femmes.
101. Les pouvoirs dont disposent les autorités pour réglementer
l’accès à internet ont également fait l’objet de critiques de la
part de la Commission de Venise
;
au cours de ma visite, j’ai appris que plus de 90 000 sites internet
et plus de 120 000 URL, dont Wikipedia,
Charlie
Hebdo et des agences de presse internationales, avaient
été verrouillés. Un rapport de Freedom House concluait que la liberté
de l’internet a fortement diminué en Turquie en 2017 en raison de
la suspension répétée des réseaux de télécommunications et de l'accès
aux médias sociaux, ainsi que des arrestations massives pour discours
politique en ligne.
La liberté d’expression en
général faisait l’objet d’atteintes avant même les nombreuses fermetures
de chaînes de télévision et de stations de radio, de journaux et
d’autres publications dans le cadre de l’état d’urgence. Dans sa
Résolution 2121 (2016), l’Assemblée partageait «les préoccupations du Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe quant à l’ampleur alarmante
du recours à une notion extrêmement large du terrorisme pour punir des
déclarations non violentes et la criminalisation du moindre message
qui semble simplement coïncider avec des intérêts perçus comme étant
ceux d’une organisation terroriste». Les commentaires sur les dirigeants
du pays sont également devenus de plus en plus difficiles. En 2000,
quatre poursuites avaient été engagées pour outrage au Président;
en 2015, elles étaient au nombre de 1975 et, en 2016, elles atteignaient
le chiffre de 4187. Pourtant, la Cour européenne des droits de l’homme
a clairement indiqué depuis longtemps que «les limites de la critique
admissible sont plus larges à l’égard d’un homme politique, visé
en cette qualité, que d’un simple particulier»
. En
2007, l’Assemblée a exhorté les États membres à recourir à la législation
relative à la diffamation «avec la plus grande modération, car de
telles lois peuvent porter gravement atteinte à la liberté d’expression»
.
102. Cela m’amène à trois conclusions supplémentaires. Premièrement,
l’exercice prolongé des pouvoirs conférés par l’état d’urgence,
qui sont déjà apparemment disproportionnées en soi, devient plus
problématique lorsqu’il s’inscrit dans ce contexte plus large. Deuxièmement,
le fait que le gouvernement disposait déjà d’un vaste éventail de
mesures de sécurité extrêmement restrictives va à l’encontre de
l’affirmation selon laquelle les mesures normales étaient totalement
inadaptées. Troisièmement, l’exercice sans contrôle des pouvoirs disproportionnés
conférés par l’état d’urgence dans un tel contexte rend plus difficile
encore le respect par la Turquie des normes du Conseil de l’Europe
en matière de démocratie, de droits de l’homme et d’État de droit. Le
fait que les autorités turques n’envisagent pas la situation sous
cet angle, c’est-à-dire en accordant une juste importance non seulement
aux impératifs de sécurité, mais également à leurs obligations en
matière de droits de l’homme, est une source de préoccupation supplémentaire.
5. La
surveillance des dérogations par le Conseil de l’Europe
103. L'article 15 de la Convention
exige seulement qu'un État dérogatoire «tient le Secrétaire Général pleinement
informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées».
Il ne donne pas de rôle particulier au Secrétaire Général et n'exige
pas non plus de dialogue entre l'État dérogatoire et le Secrétaire
Général ou d'autres organes et instances du Conseil de l'Europe.
Dans la pratique, cependant, le Secrétaire général a joué un rôle
plus engagé et proactif. En 1997, par exemple, le Secrétaire général
a demandé des informations complémentaires à l'Albanie sur les raisons
de l'adoption des mesures d'urgence, les textes des lois et mesures
pertinentes et – bien que cela ne soit pas une exigence formelle
de l'article 15 – les articles pour lesquels une dérogation a été
proposée. En 2005, le Secrétaire général a refusé d'accepter comme
notification de dérogation la note verbale de la France concernant
l'état d'urgence déclaré à Paris à la suite des émeutes de novembre.
En 2015, les autorités ukrainiennes ont consulté le Secrétariat
général pour préparer la notification de dérogation. Il convient
également de rappeler le rôle déjà joué par l'Assemblée parlementaire, le
Commissaire aux droits de l'homme et la Commission de Venise, en
particulier, après qu'un État a dérogé.
104. Le
Défenseur des droits français,
M. Jacques Toubon, m’a fait très utilement part de ses propositions qui
visent à renforcer la surveillance par le Conseil de l’Europe des
dérogations; elles peuvent se résumer comme suit:
- le Secrétaire Général devrait
engager un dialogue entre le Conseil de l’Europe et l’État Partie
qui déroge à la Convention, auquel participent les autorités nationales
compétentes et les organes spécialisés adéquats du Conseil de l’Europe,
comme le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines
ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), la Commission européenne
contre le racisme et l’intolérance (ECRI), le Comité européen pour
les problèmes criminels, le Conseil consultatif de juges européens,
le Conseil consultatif de procureurs européens et la Commission
européenne pour l'efficacité de la justice;
- le Secrétaire Général devrait ouvrir une enquête au titre
de l’article 52 en demandant des informations sur la manière dont
l’état d’urgence est exécuté et les mesures d’urgence appliquées,
au regard de l’article 15 et de la jurisprudence de la Cour. A mon
avis, étant donné que les dérogations sont des mesures exceptionnelles
prises dans des circonstances extrêmes, ce qui devrait être très
rare, le Secrétaire général devrait systématiquement ouvrir une
telle enquête chaque fois qu'un État Partie lui notifie une dérogation;
- en réponse, l’État concerné devrait fournir un bilan périodique
des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence (et aussi,
j’ajouterais, les raisons qui les inspirent, y compris celles qui
inspirent toute nouvelle mesure, ainsi que toute prorogation de
l'état d'urgence/de la dérogation), qui formera la base d’un dialogue
entre les départements ministériels du gouvernement national et
les organes du Conseil de l’Europe, notamment le Comité des Ministres
et la Commission de Venise;
- le Conseil de l’Europe devrait recenser les bonnes pratiques
pour en faire le socle de recommandations adressées aux États membres
à propos de la surveillance nationale et internationale des mesures dérogatoires;
- le Conseil de l’Europe devrait adresser des recommandations
aux États membres sur les informations qui doivent figurer dans
la notification de la dérogation communiquée au Secrétaire Général.
105. Le motif de ces propositions est clair et convaincant: il
importe que le Conseil de l’Europe élabore une réponse stratégique
aux dérogations à plusieurs niveaux, exposée clairement, qui représente
un défi particulier pour la cohérence et la qualité de la protection
des droits de l’homme en Europe. Dans une large mesure, cela formaliserait,
systématiserait et développerait davantage ce qui s'est déjà produit
dans la pratique. Bien entendu, toute évolution en ce sens devrait
être pleinement respectueuse du rôle potentiel de la Cour, au cas
où elle serait appelée à examiner des mesures dérogatoires dans
le cadre d'une requête individuelle. Le bien fondé de bon nombre
des propositions de M. Toubon est par conséquent considérable et elles
devraient être examinées aussi par le Comité des Ministres et le
Secrétaire Général.
106. Bien que l’Assemblée ait examiné d’une manière ou l’autre
toutes les dérogations faites les dernières années, elle n’a pas
encore développé une réponse systématique à de telles situations.
Son rapport sur les dérogations notifiées par la Géorgie en 2006
et par l’Arménie en 2008 était à l’origine une réponse à d’autres événements
qui avaient eu lieu ailleurs en 2005; et le présent rapport examine
les situations dans trois pays différents, ce qui a compliqué un
peu sa préparation. L’importance juridique et politique des dérogations
à la Convention justifie que l’Assemblée examine chacune d’elles
dans des rapports distincts.
6. Conclusions
et recommandations
107. L’état d’urgence répond à une
situation particulière de danger exceptionnel pour les citoyens
et l’ordre constitutionnel. Pour faire face à cette situation, l’État
peut avoir recours à des mesures d’urgence, mais uniquement lorsque
les mesures dont il dispose normalement sont totalement inadaptées.
L’exercice de ces pouvoirs doit être strictement limité dans le
temps, dans l’espace et dans les circonstances. Toute mesure prise dans
le cadre de l’état d’urgence doit être strictement proportionnée,
y compris dans l’étendue de son application concrète, aux exigences
de la situation qui donne naissance à l’état d’urgence. Il importe
qu’elle n’ait pas d’effet permanent qui s’étende au-delà de la période
d’urgence. L’action menée pour protéger l’ordre constitutionnel
doit être légale et ne doit pas en soi porter atteinte aux garanties
constitutionnelles fondamentales; l’État doit veiller à assurer
le plus grand contrôle parlementaire et juridictionnel possible
de l’exercice des pouvoirs conférés par l’état d’urgence. Dans la
mesure où il en va ainsi, un État Partie peut déroger à certaines
de ses obligations nées de la Convention européenne des droits de
l’homme, afin d’exercer les pouvoirs que lui confère l’état d’urgence,
mais sans exclure la surveillance de la Cour européenne des droits
de l’homme.
108. Il est donc extrêmement préoccupant que le recours aux dérogations
ait été de plus en plus important ces dernières années. Cet acte
exceptionnel ne doit pas devenir banal. L’Assemblée doit exhorter
les États membres à faire preuve de la plus grande prudence lorsqu’ils
adoptent des mesures qui peuvent nécessiter de déroger à la Convention.
109. Les exemples actuels et plus récents de dérogations suscitent
une série de préoccupations d’une gravité plus ou moins importante
et conduisent également à songer à des exemples de bonnes pratiques
qui pourraient être proposées à l’avenir. Une synthèse de mes conclusions
et recommandations figure dans les projets de résolution et de recommandation.