1. Questions
clés et contexte: aperçu général
1. Le présent rapport suit les
travaux antérieurs de la commission de la culture, de la science,
de l'éducation et des médias, d'où est ressorti un tableau contrasté
du paysage médiatique en Europe
. Sous l’angle positif,
l’Europe est aujourd’hui un continent où le journalisme fonctionne
dans l’intérêt du public en demandant des comptes aux détenteurs
du pouvoir, où de nouvelles formes de médias mobiles et interactifs en
ligne donnent à des populations entières accès instantanément à
l’information et à des moyens faciles d’auto‑expression, et où l’internet
offre le répertoire le plus avancé de connaissances humaines de
toute l’histoire.
2. Dans le même temps, l’information partisane, la désinformation
et la manipulation des faits et des thèmes d’information, y compris
sous la forme de «fake news» créées de toutes pièces, souvent dans
un but malveillant, et les contenus nuisibles ou extrémistes de
toute sorte sont devenus courants dans l’espace partagé de l’internet,
et s’infiltrent de plus en plus également dans certaines parties
des médias nationaux.
3. Ces deux aspects de la communication dans et par les médias
sont liés à la notion d'«intégrité rédactionnelle». Je vais l'utiliser
dans le sens de «l'honnêteté et l'exactitude dans l'information
du public», quels que soient les médias, un journal, une radio/chaîne
de télévision ou un média en ligne. Pour moi, «l’intégrité rédactionnelle»
implique une approche «éthique/morale» de la profession de journaliste.
Je vais aborder dans ce rapport deux questions principales:
- comment définir et établir des
normes pour l'intégrité rédactionnelle;
- quels sont le principaux défis pour l'intégrité rédactionnelle .
4. La déontologie du journalisme exige des journalistes qu’ils
s’efforcent en toute circonstance de faire leur travail de manière
exacte, impartiale et équitable. Lorsque des organes de médias influents
manquent gravement à certaines normes rédactionnelles, comme on
l’a vu par exemple lors du scandale des écoutes téléphoniques au
Royaume‑Uni, ou lorsque les médias publient des articles contre
rémunération, ou suppriment certaines informations d’intérêt public,
ou diffusent de la propagande mensongère à des fins politiques,
le préjudice causé aux personnes directement affectées, ainsi qu’à
la réputation et à la crédibilité des médias, peut être très grand.
5. Dans le paysage médiatique ouvert actuel, qui repose sur la
participation de masse, les informations fausses, trompeuses et
partisanes pullulent et les «pièges à clics» (contenus sensationnels
en ligne, souvent triviaux, qui sont créés de toutes pièces et visent
à tromper le lecteur) attirent parfois plus d’attention que les informations
confirmées. Il est donc plus important que jamais de maintenir des
normes élevées d‘intégrité rédactionnelle dans la conduite et la
production des organes de médias influents.
6. Dans toute l’Europe, le grand public est vivement préoccupé
par l’influence des médias ouvertement partisans et reconnaît l’importance
d’une solide culture de journalisme honnête, objectif et cherchant
la vérité, en tant que bien public dans une société démocratique.
Selon l’enquête d’Eurobaromètre 2017 sur l’opinion publique dans
les 28 États membres de l’Union européenne, une étroite majorité
de personnes (53 %) déclarent que les médias nationaux fournissent
une information fiable, mais 44 % pensent le contraire. Une nette
majorité, 57 %, sont d’avis que l’information fournie par les médias
de leur pays est soumise à des pressions politiques ou commerciales,
tandis que 38 % déclarent que tel n’est pas le cas. Et jusqu’à 60 %
de répondants pensent que les médias nationaux de service public
sont soumis à des pressions politiques.
7. Un moyen de gagner la confiance du public est de mettre en
place un mécanisme d’autorégulation robuste. Il y a deux conditions
essentielles pour qu’il fonctionne correctement: il doit être crédible
auprès des professionnels (c’est-à-dire à la fois des journalistes
et du secteur) et il doit être crédible auprès du public. Ces valeurs
fondamentales du bon journalisme sont des préalables essentiels
pour établir un «facteur de confiance».
8. Il est nécessaire de bien comprendre deux facteurs importants
qui ont transformé l’environnement de travail des journalistes.
Le premier est la révolution des technologies mobiles et en ligne,
qui a pour conséquence que les médias traditionnels ne sont plus
maîtres de leur propre moyen de communication mais sont en concurrence
pour obtenir l’attention du public avec tous les nouveaux‑venus
qui atteignent différents publics par l’intermédiaire de plateformes
gérées par des entreprises internet commerciales; l’internet a également
supprimé les frontières nationales en termes de diffusion d’informations
et d’idées. Le second facteur est le développement d’un environnement
de travail nettement plus hostile et menaçant pour les médias indépendants,
qui sont exposés à l’action concertée des gouvernements et d’autres
forces puissantes visant à coopter les médias ou à faire pression
sur eux, afin de contrôler l’espace de l’information et de former eux‑mêmes
l’opinion publique.
9. Les temps actuels en Europe sont loin d’être des «temps normaux»
qui permettraient aux journalistes d’exercer leur rôle de «chien
de garde» et de rapporter objectivement les événements. L’opinion
publique a été fortement polarisée et les sentiments du public enflammés
par plusieurs événements tumultueux, en particulier l’annexion illégale
de la Crimée par la Russie, le conflit armé en cours en Ukraine
orientale, les attaques terroristes, l’impact de la crise financière
et l’afflux le plus important depuis des décennies de migrants et
de réfugiés en Europe. Après la tentative de coup d’État, depuis
plus d’un an, la Turquie a institué l’état d’urgence et un grand
nombre de journalistes, d’universitaires et d’autres personnes ont
été arrêtés, emprisonnés ou privés de leur emploi.
10. Au nom de la lutte contre le terrorisme et de la protection
du public, la plupart des États européens se sont dotés de nouveaux
pouvoirs étendus de surveillance et d’interception massive et ciblée
en ligne, qui mettent en danger la confidentialité des communications
des journalistes et d’autres personnes. Des pouvoirs aussi étendus
menacent de rendre le journalisme d’investigation impossible, car
les garanties relatives au caractère privé des données risquent
d’être balayées. Dans nombre d’affaires, les activités de surveillance
et d’interception d’organes étatiques ont exposé l’identité de sources
d’information confidentielles, qui ont ensuite fait l’objet de poursuites.
Pourtant, la confidentialité des sources est la pierre angulaire
de la liberté de la presse.
11. Le risque croissant d’agression violente, de harcèlement et
d’intimidation pour les journalistes est devenu une menace grave
pour la liberté des journalistes d’informer de manière indépendante
et intègre. Vingt-deux journalistes ont été tués en Europe à cause
de leur travail depuis avril 2015, dont huit dans les bureaux du
journal satirique
Charlie Hebdo à
Paris en 2015, selon les informations publiées sur la
Plateforme
du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme
et la sécurité des journalistes. Beaucoup d’autres travailleurs des médias ont été blessés
à la suite d’attaques violentes pendant cette période.
12. Dans sa
Recommandation
CM/Rec(2016)4 sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes
et autres acteurs des médias, le Comité des Ministres déclare: «Il
est inquiétant et inacceptable de constater que les journalistes
et autres acteurs des médias en Europe sont de plus en plus souvent
menacés, victimes de harcèlement et d’intimidation, mis sous surveillance,
arbitrairement privés de leur liberté, agressés physiquement, torturés
et parfois même tués en raison de leur travail d’investigation,
de leurs opinions ou de leurs reportages, notamment lorsque leur
travail porte sur les abus de pouvoir, la corruption, les violations
des droits de l’homme, les activités criminelles, le terrorisme
et le fondamentalisme.»
13. Les acteurs étatiques sont responsables de la plupart des
menaces et des attaques contre les journalistes et les médias. Les
gouvernements et leurs organes interviennent de plus en plus dans
la sphère des médias au moyen d’une législation restrictive ou du
contrôle de la propriété et, dans certains cas, en arrêtant et en
emprisonnant des journalistes. Ces abus ont un grave effet d’intimidation
sur la liberté d’expression. Les rédacteurs en chef et les journalistes
craignent des représailles arbitraires ou l’utilisation abusive
des pouvoirs de l’État et peuvent être conduits en conséquence à
s’autocensurer dans leur travail et à s’abstenir d’informer sur
des questions d’intérêt général pour leurs lecteurs et leur public.
En pareil cas, leur intégrité se trouve compromise.
14. Les propriétaires de médias, les rédacteurs et les journalistes
ont la responsabilité du maintien de l’intégrité et de toutes les
décisions concernant le contenu rédactionnel. Cependant, les médias
fonctionnent dans un cadre législatif et réglementaire établi par
l’État et les autorités publiques. L’État et ses organes ont le pouvoir
d’entraver ou de compromettre l’intégrité rédactionnelle s’ils en
décident ainsi, en sanctionnant ou en criminalisant certains actes
journalistiques ou en supprimant les conditions permettant aux médias
de décider eux‑mêmes librement et en toute sécurité quelles informations
publier et de quelle manière.
15. Il y a des exemples positifs comme celui de l’organisation
non gouvernementale (ONG) italienne Ossigeno per l’Informazione,
une organisation de la société civile cherchant à mobiliser un soutien
politique en faveur d’initiatives pour lutter contre les menaces
violentes à l’encontre de journalistes émanant de la criminalité
organisée, et en faveur de la réforme depuis longtemps attendue
de la législation nationale en matière de diffamation. Il est nécessaire
d’élargir ce type de bonne pratique.
2. Définition et application de normes
d’intégrité rédactionnelle
2.1. Normes
du Conseil de l’Europe
16. La reconnaissance de l’importance
de l’intégrité rédactionnelle est intrinsèque aux arrêts de la Cour européenne
des droits de l’homme, qui accordent le champ de protection le plus
étendu à la presse en raison du rôle essentiel qui est le sien dans
une société démocratique, notamment eu égard à la fonction vitale
de la presse pour informer le public de manière fiable et exacte.
La jurisprudence de la Cour a établi des droits et privilèges pour
la fonction du journalisme dans des domaines clés, qui incluent
non seulement la confidentialité des sources journalistiques, mais
aussi les questions de diffamation, le droit d’informer sur les
questions controversées dans l’intérêt public et l’obligation pour
les services nationaux de renseignement et de sécurité de rendre
des comptes.
17. Le rôle de «chien de garde» de la presse a été étendu dans
les arrêts de la Cour aux médias de tous types et, dans certains
cas également, aux ONG qui remplissent une fonction comparable.
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE
no 5) définit en outre les restrictions
que les États peuvent imposer dans ce domaine, sous réserve de la
«triple condition» bien établie par la Cour, à savoir que de telles mesures
doivent être prévues par la loi, nécessaires dans une société démocratique
et proportionnées à leur but déclaré.
19. Dans le même temps, cette déclaration rappelle le lien entre
la protection légale accordée aux médias dans leur travail et l’éthique
du journalisme. La déclaration affirme: «La garantie que l’article
10 offre aux journalistes, en ce qui concerne les comptes rendus
sur des questions d’intérêt général, est subordonnée à la condition
que les intéressés agissent de bonne foi afin de fournir des informations
fiables et précises dans le respect de l’éthique journalistique.»
20. En ce qui concerne la radiodiffusion, la
Fiche d’information du
Conseil de l’Europe sur la liberté d’expression et les médias radiodiffusés d’avril 2016, prévoit: «La situation où un groupe économique
ou politique puissant réussit à obtenir une position dominante dans
le secteur des médias audiovisuels et à exercer ainsi des pressions
sur les radiodiffuseurs et, finalement, à mettre un terme à leur
liberté rédactionnelle sape le rôle fondamental de la liberté d’expression
dans une société démocratique.»
2.2. Codes
de pratique et mécanismes de contrôle
21. En 2008, l’Assemblée parlementaire
a déclaré dans sa
Résolution
1636 (2008) «Indicateurs pour les médias dans une démocratie» que
«[l]es médias devraient créer leurs propres organes d’autorégulation
– commission des plaintes ou médiateurs. Les décisions de ces organes
devraient être mises en application».
22. Dans mon rapport de 2015 à l’Assemblée sur «La responsabilité
et la déontologie des médias dans un environnement médiatique changeant» (
Doc. 13803), j’écrivais
à ce sujet que «[l]’autorégulation limite la capacité de l’État
d’influencer les médias à ses propres fins et se caractérise par
une grande flexibilité, ce qui lui permet de s’adapter rapidement
aux évolutions de situation. Elle s’appuie sur le savoir-faire de
la profession, ce qui lui donne une efficacité accrue et offre des
méthodes simples et rapides de règlement des litiges».
23. Un bon exemple à cet égard est la Norvège, où le mécanisme
d’autorégulation a gagné la confiance du public: la Commission des
plaintes relatives à la presse reflète la structure démocratique
pluraliste du pays; il y a un seul code déontologique pour tous
les journalistes; la commission est soutenue par tous les médias
et tous les journalistes (du public et du privé); elle est financée
par le secteur et par les journalistes et fonctionne de manière
transparente, elle diffuse ses auditions en direct sur les médias
numériques; et il n’y a aucun exemple de médias qui auraient refusé
ses décisions.
24. Des codes d’autorégulation ont été établis par des organes
de médias particuliers, des organismes du secteur et des syndicats
de journalistes. Certains pays européens ont introduit un système
de corégulation accordant à l’État un rôle statutaire dans la création
de mécanismes de régulation des médias, qui sont ensuite gérés et
contrôlés par des organismes des médias afin d’assurer le respect
des règles convenues.
25. L’éthique du journalisme et des médias est définie dans de
nombreux codes de conduite ou de pratique, qui sont soutenus et
appliqués de diverses façons selon les pays. Les médias de service
public, en raison de leur obligation de servir l’ensemble du public
et de fournir leurs services sous forme d’un bien public commun, sont
soumis à des règles plus strictes que les autres médias en matière
de gouvernance et de fourniture de contenus. Ces règles portent
notamment sur le traitement équilibré de l’information, l’équité,
l’inclusion et la protection des intérêts des minorités.
26. Les mécanismes de contrôle prennent généralement la forme
de conseils de la presse ou de conseils des médias. Certains journaux
d’Europe confient à un journaliste expérimenté le rôle de médiateur
ou de responsable d’une page lecteurs pour enquêter et répondre
aux commentaires et aux plaintes des lecteurs, en lui accordant
une position d’indépendance à l’intérieur du journal.
27. Les codes ou lignes directrices des médias les plus fréquemment
cités comprennent: le Code de principes sur la conduite des journalistes
de la Fédération internationale des journalistes; les principes d’éthique
du journalisme du Réseau éthique en journalisme; les Principes de
Camden sur la liberté d’expression et l’égalité – Article 19; les
lignes directrices rédactionnelles de la BBC; et les codes de pratique de
journaux bien connus comme Le Monde et
le New York Times et d’agences
de presse internationales comme Reuters, Associated Press et Agence
France Presse.
28. Tous ces codes rédactionnels présentent certains éléments
essentiels communs. Le Réseau éthique en journalisme, un organe
indépendant de professionnels des médias, a recensé cinq éléments
clés: vérité et exactitude, indépendance, équité et impartialité,
humanité et responsabilité
.
29. L’accent est mis systématiquement dans tous ces codes sur
le principe d’indépendance à l’égard de toute influence extérieure,
y compris celle des gouvernements. Cette indépendance est perçue
comme une condition nécessaire à la liberté des médias. Les journalistes
reconnaissent leur responsabilité à l’égard des codes de déontologie
professionnelle et du public, non à l’égard de l’autorité de l’État.
30. La Fédération internationale des journalistes (FIJ) représente
600 000 journalistes qui sont membres de syndicats nationaux. Son
code de principes rejette explicitement l’autorité de l’État en
matière rédactionnelle car il déclare: «Reconnaissant le droit connu
de chaque pays, le journaliste n'acceptera, en matière professionnelle,
que la juridiction de ses pairs, à l'exclusion de toute intrusion
gouvernementale ou autre
.» Ce code de principes mentionne
également les comportements journalistiques qui sont contraires
à la déontologie professionnelle, notamment la suppression d’informations
essentielles ou la falsification de documents, le plagiat, la calomnie,
la médisance, la diffamation, les accusations sans fondement et
l’acceptation d'une quelconque gratification en raison de la publication
d'une information ou de sa suppression.
31. L’Alliance des conseils de presse indépendants d’Europe (AIPCE),
une association informelle volontaire, a adopté une déclaration
d’objectifs qui insiste sur le fait que «la rédaction des Codes
d’éthique journalistique et leur gestion revient aux journalistes
et aux éditeurs, qui doivent tenir compte de l’avis du public, et
ne doit pas être prise en charge par les gouvernements»
. L’AIPCE s’oppose également à l’imposition
de codes supranationaux et à la création d’organismes de régulation
supranationaux, que ce soit au niveau européen ou au niveau mondial.
32. Le
New York Times, dont
la devise est «Sans crainte, ni complaisance», a adopté une politique
d’éthique du journalisme qui reconnaît les inquiétudes du public
au sujet de l’impartialité, l’exactitude et l’intégrité des journalistes
et du journalisme. Ce document déclare que «[l]a production de contenus
de la plus haute qualité et intégrité est ce sur quoi repose notre
réputation et le moyen par lequel nous cherchons à répondre à la confiance
du public et aux attentes de nos acheteurs»
. Le code de déontologie et des normes
de pratique du
New York Times s’engage
à publier des corrections en bonne place et au même endroit ou à
une heure de diffusion particulière.
33. L’Union européenne de radiodiffusion (UER), qui représente
des sociétés de radiodiffusion de 56 pays, met en avant une série
de principes rédactionnels exigeant des radiodiffuseurs de service
public qu’ils fassent preuve d’indépendance et d’impartialité, d’équité
et de respect, d’exactitude et de pertinence, et qu’ils soient joignables
et responsables
. Un rapport publié par l’UER en 2016
affirme que les pays où existent des radiodiffuseurs publics appréciés
du public et bien financés sont moins exposés à l’extrémisme de
droite et à la corruption et ont une plus grande liberté de presse
. Cependant, le Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe a écrit le 2 juin 2017 que le
nombre de tentatives de gouvernements d’influencer l’indépendance
et le pluralisme des radiodiffuseurs publics a nettement augmenté
pendant les dernières années. Il ajoute: «Les tentatives gouvernementales
de transformer un radiodiffuseur de service public en un radiodiffuseur
d’État restent fréquentes
.»
34. Le code de pratique des rédacteurs en chef de l’IPSO (Independent
Press Standards Authority) au Royaume‑Uni
est un bon exemple de document normatif
sectoriel. Ce code définit les règles que la plupart des journaux
et magazines britanniques acceptent de suivre. Il inclut des dispositions
utiles pour définir l’intégrité rédactionnelle, qui exigent notamment
de: distinguer clairement les commentaires, les conjectures et les
faits; s’abstenir de toute intimidation, harcèlement ou persistance
de mauvais aloi; respecter les normes relatives à la protection
de la vie privée et au rejet de la discrimination; et publier «en
bonne place» des corrections et des excuses en cas d’inexactitude
notoire, de déclaration erronée ou de déformation des faits. Au
Royaume-Uni, comme dans d’autres pays, le degré d’application effective
de ce code de pratique demeure controversé et fait l’objet d’un
vif débat public.
3. Défis
majeurs pour l’intégrité rédactionnelle
3.1. Défi
no 1: maintenir le rôle de «chien de
garde» des médias; journalisme d’investigation
35. Le journalisme d’investigation
est à l’avant‑poste en ce qui concerne la fonction des médias consistant à
demander des comptes aux puissants. Les succès passés du journalisme
d’investigation ont toujours impliqué la poursuite audacieuse et
déterminée d’une affaire par des organisations de média malgré les obstacles,
les menaces judiciaires et les risques importants pour les journalistes
et les organes médiatiques concernés
.
36. La plupart des grands médias en Europe souffrant d’une baisse
de leurs revenus et d’un manque de ressources, et les États d’Europe
et au‑delà ayant assumé des pouvoirs de surveillance et de répression supplémentaires
au nom de la lutte contre le terrorisme et de la protection du public,
des doutes s’expriment sur la capacité des médias à mener des enquêtes
longues et difficiles dans la tradition du journalisme d’investigation.
37. Un exemple remarquable de projet assez nouveau de journalisme
d’investigation est Médiapart,
un journal français en ligne financé entièrement par abonnement
et spécialisé dans la publication d’informations originales reposant
sur des enquêtes. Ce journal a joué un rôle important dans la révélation
de plusieurs scandales politiques importants en France.
38. Il y a aussi d’autres exemples tels le projet «Organised Crime
and Corruption Reporting», le Réseau de journalisme d’investigation
des Balkans et le Consortium international des journalistes d’investigation,
qui contribuent au renforcement des capacités et des ressources
en matière de journalisme d’investigation au niveau national et
international et par l’intermédiaire de réseaux.
39. La question de savoir si les médias contemporains se montrent
efficaces dans la révélation et l’information du public sur des
injustices et des abus de pouvoirs importants dans l’Europe d’aujourd’hui
est une question ouverte. La fraude électorale connue ou soupçonnée,
la corruption de haut niveau, les abus de pouvoir de fonctionnaires
à tous les niveaux, les activités de réseaux criminels organisés,
la fraude financière, les erreurs judiciaires et l’impunité et les
homicides illégaux sont autant de sujets qui présentent un vif intérêt pour
le public. Dans les pays où un gouvernement de type autoritaire
contrôle ou exerce des pressions sur les médias, les risques sont
grands pour les journalistes qui cherchent à enquêter sur ces sujets.
40. Pendant les dernières années, une série de fuites massives
de données et de documents officiels a confronté les rédacteurs
en chef et les journalistes à des choix importants et parfois difficiles
en matière d’intégrité rédactionnelle. Les fuites en question portaient
notamment sur les fichiers massifs de données obtenus et rendus
publics par Wikileaks, les fichiers obtenus par Edward Snowden révélant
les activités de surveillance et d’interception des communications
de l’Agence nationale de sécurité (NSA) des États‑Unis, ainsi que
les «Panama Papers» contenant des informations sur les comptes bancaires
secrets détenus dans des paradis fiscaux par de nombreuses personnalités
publiques de premier plan.
41. En dépit des avertissements publics et des objections des
gouvernements et organes étatiques concernés, dans chacun de ces
cas, la fuite massive de données a fait l’objet d’une très large
couverture au niveau mondial dans les grands médias. Dans le cas
des fichiers Snowden et des Panama Papers, de grands médias européens
ou autres ont coopéré de façon nouvelle en échangeant, préparant
et publiant leurs contenus. Ils ont déclaré que cela était dans
l’intérêt public et fait valoir qu’en exerçant leur jugement rédactionnel
et en faisant preuve de la diligence requise au regard des questions
de protection de la vie privée et de sécurité nationale, ils pourraient
assurer le respect effectif des normes éthiques et professionnelles.
42. Des questions difficiles en matière de jugement rédactionnel
se sont également posées en relation avec de nombreux cas d’enlèvement
ou de prise d’otages concernant des journalistes, des travailleurs
humanitaires et d’autres personnes au Moyen‑Orient et ailleurs.
Dans certains cas, des organes d’information ont accepté, en concertation
avec les autorités gouvernementales, de s’abstenir volontairement
de publier certaines informations concernant ces affaires ou d’appliquer
un embargo sur l’information dans l’espoir de sauver des vies humaines.
Le plus souvent, cet embargo a permis d’empêcher la diffusion publique
de certaines informations.
3.2. Défi
no 2: lutte des médias pour l’indépendance
contre le renforcement des pouvoirs de l’État et les pratiques commerciales
«prédatrices»
43. Le
Rapport
annuel de 2017 sur la situation de la démocratie, des droits de
l’homme et de l’État de droit en Europe du Secrétaire Général du Conseil de l’Europe présente
un tableau assez sombre de l’incapacité des États membres à assurer
la protection juridique et pratique des journalistes menacés. Il
considère que la protection physique des journalistes est insatisfaisante
dans 20 États membres et que les nécessaires garanties légales de
la liberté d’expression sont insuffisantes dans 26 États membres;
ces garanties sont jugées stables et satisfaisantes dans seulement
quatre États membres.
44. Ces constats montrent clairement la fragilité de la protection
de l’indépendance des médias: dans une démocratie, l’État est censé
être politiquement neutre mais, lorsque la primauté du droit est
incertaine et que les sauvegardes démocratiques sont absentes ou
inadéquates, les représentants de l’État peuvent être tentés, par
intérêt personnel ou par loyauté vis‑à‑vis de leurs supérieurs,
de soumettre les médias critiques à des mesures de harcèlement.
Les conclusions du rapport du Secrétaire Général apparaissent aux
organisations de défense de la liberté de la presse comme la confirmation
d’une tendance croissante à criminaliser le travail des journalistes.
Des lois pénales en matière de diffamation prévoyant des peines
d’emprisonnement figurent toujours dans le code pénal de la majorité
des États membres du Conseil de l’Europe; et le risque d’encourir des
amendes d’un niveau écrasant freine aussi souvent le travail d’investigation
des journalistes.
45. Pour exercer véritablement leur liberté rédactionnelle, les
médias doivent être détachés de toute crainte et de toute contrainte
lourde ou inutile pesant sur leur travail d’information et leurs
activités de publication. Cependant, dans toute l’Europe, les gouvernements
ont adopté et appliquent diverses lois affectant la liberté d’informer
des journalistes, notamment des lois portant sur: les actes de trahison,
l’extrémisme, la sécurité nationale, la surveillance, les pouvoirs
d’enquête et les manifestations à caractère pacifique. On a pu soutenir, dans
certains cas, que la législation sur le terrorisme assimile le travail
des journalistes à une forme de soutien au terrorisme ou même à
la participation à des actes de terrorisme. Parfois, également,
les médias sont confrontés à l’arbitraire de la justice sous la
forme de règles autorisant les tribunaux à sanctionner ou imposer la
fermeture d’entreprises de médias sur le simple soupçon de soutien
à l’«extrémisme».
46. Des autorités étatiques et des forces politiques interviennent
directement dans la sphère des médias au moyen de systèmes discriminatoires
de régulation des médias, de nominations partisanes aux postes de direction
des services de radiodiffusion ou des organes chargés de l’octroi
des licences de radiodiffusion, et du contrôle direct ou de l’exercice
d’une influence sur les médias d’information. Les autorités politiques favorisent
fréquemment certains médias et cherchent à en affaiblir d’autres
via l’allocation des budgets publicitaires des organes gouvernementaux
et des entreprises publiques. La fermeture forcée en 2016 en Hongrie
du Népszabadság, journal respecté
de centre‑gauche, est intervenue suite à une forte baisse de ses revenus
publicitaires dans un climat politique défavorable.
47. L’étendue des pressions quotidiennes que subissent les journalistes
dans toute l’Europe ressort clairement des conclusions de l’étude
publiée en 2017 par le Conseil de l’Europe sous le titre «
Journalists under
pressure: unwarranted interference, fear and self-censorship in
Europe» («Journalistes
sous tension: ingérence abusive, crainte et autocensure en Europe»).
Cette étude, qui analyse l’expérience de 940 journalistes et rédacteurs
en chef d’Europe, constate que jusqu’à 69 % d’entre eux déclarent
avoir été la cible d’intimidations, d’agressions verbales ou de
campagnes de dénigrement; 43 % déclarent avoir fait l’objet d’intimidations
de la part de partis politiques et 31 % de l’ensemble des journalistes
interrogés ont indiqué avoir été victimes d’agressions physiques,
ces agressions étant les plus fréquentes en Turquie et dans les
pays du Caucase du Sud.
48. L’étude examine aussi l’impact de cet environnement de travail
difficile et parfois dangereux. Une forte proportion des journalistes
ayant participé à l’enquête déclarent qu’ils se sentent incités
à l’autocensure et à la suppression de certaines informations dans
leur travail; 35 % d’entre eux considèrent qu’il n’existe pas de mécanisme
fiable pour la déclaration des cas de harcèlement ou de menaces.
49. Dans un certain nombre d’États membres du Conseil de l’Europe,
des agents publics cherchent aussi à imposer leurs propres règles
pour déterminer qui peut ou non être considéré comme journaliste,
en faisant en sorte que ceux qui se voient refuser une carte de
presse officielle ne puissent défendre leurs actes et faire valoir
leurs droits en tant que journalistes.
50. De nombreux médias traditionnels connus pour leur indépendance
ou leur attitude critique sont passés sous le contrôle de nouveaux
propriétaires ou ont été achetés à des fins particulières, notamment
pour influencer le débat public dans leur intérêt ou salir la réputation
de leurs adversaires. Cette évolution a entraîné une distorsion
du paysage des médias, en particulier en Europe centrale et orientale,
en étouffant les voix critiques et la diversité dans les médias,
en portant atteinte à l’environnement de travail des journalistes
dans l’ensemble de la région et en faisant du journalisme une profession
plus précaire et plus dangereuse qu’auparavant.
51. Il serait difficile de surestimer l’impact négatif de ces
transformations. L’ancien Commissaire aux droits de l’homme, Thomas
Hammarberg, a signalé dès 2011 que certains organes médiatiques
étaient devenus des «outils de propagande au profit du pouvoir en
place, ou qu’ils incitent à la haine xénophobe contre des minorités
et des groupes vulnérables»
. Il a lancé un avertissement au sujet
des conséquences possibles d’une telle prise de contrôle par les
propriétaires et les gestionnaires, dont les motivations sont très
éloignées de celles qu’expriment les codes de déontologie du journalisme.
«Des comportements aussi irresponsables et attentatoires à la vie
privée», écrivait‑il, «risquent d’entamer très rapidement la confiance
du public – et de servir de prétexte aux gouvernements pour imposer
une réglementation des médias, voire une censure»
.
Au vu des événements ultérieurs, ces mots semblent prophétiques.
52. Le Réseau éthique en journalisme a publié en 2015 un rapport
intitulé «Untold stories: how corruption and conflicts of interest
stalk the newsroom» (Informations inédites: comment la corruption
et les conflits d’intérêts rôdent autour des salles de rédaction),
qui décrit des pratiques très répandues d’abus de pouvoir journalistique:
«Les dirigeants de certains médias passent des accords avec des
publicitaires pour publier des contenus rémunérés sous la forme
d’informations authentiques; des reporters et des rédacteurs en
chef acceptent des pots‑de‑vin et des formes de rémunération occultes;
et les habitudes de dépendance à l’égard des liens amicaux dans
le monde de la politique ou des entreprises font qu’il est de plus
en plus difficile de séparer le journalisme de la propagande et
l’information impartiale des activités de relations publiques
.» Ce rapport s’appuie sur des analyses
du paysage médiatique dans 18 pays du monde entier, dont quatre
en Europe.
53. Les organisations de défense de la liberté de la presse ont
lancé un avertissement à cet égard en déclarant que les pressions
politiques et commerciales et l’ingérence dans les médias menacent
les fondements d’une presse libre, indépendante et fiable en Europe. L’intervention
vigoureuse dans le domaine des médias d’intérêts politiques et économiques
agressifs a fait naître l’idée d’une «capture» par l’État ou par l’«oligarchie»
des postes de commande des médias et de la sphère de l’information.
Dans certains cas, des médias dépendant de l’État ont été détournés
de leur fonction pour diffuser des informations biaisées, des messages
de propagande et de fausses nouvelles dans le but de déstabiliser
d’autres pays et d’inciter à la discrimination et à la haine. Les
États membres du Conseil de l’Europe ont reconnu les menaces qui
pèsent sur les médias en tant que pilier essentiel de la démocratie
mais les sauvegardes prévues dans la législation nationale et les
normes européennes se sont souvent révélées insuffisantes. Les journalistes
se trouvent aujourd’hui exposés à un orage multiforme qui remet
en question le statut et la réputation du journalisme.
54. L’idéal cher aux sociétés démocratiques de médias neutres
rapportant de façon impartiale les événements est remis en cause.
Des personnalités publiques, y compris des hommes politiques et
des représentants d’intérêts particuliers, cherchent à promouvoir
l’idée que le journalisme, comme toute autre forme de message public,
est intrinsèquement partisan ou même que toute «vérité» est subjective.
Cette idée a pour but de discréditer le journalisme et de saper
la crédibilité du public à l’égard des médias. La précieuse réputation
des journalistes en tant que défenseurs de l’intérêt public est
ce qui conduit de puissants groupes à tenter d’exploiter le pouvoir
des médias à leurs propres fins. Cependant, même dans les environnements
les plus hostiles, dans toute l’Europe, certains médias réussissent
à maintenir leur indépendance et à remplir leur fonction vitale
d’informer sur la base d’une intégrité réelle.
55. Dans ce climat, les médias sont devenus la cible facile de
la condamnation et de l’hostilité du public. Dans certains États
européens, des personnalités publiques abandonnent leur réserve
habituelle et insultent brutalement ou attaquent verbalement en
public des journalistes individuels ou des secteurs des médias.
Des journalistes ont été traités d’antipatriotes, d’ordures, de
prostituées, de traîtres et d’ennemis de l’État. Le discours de
haine, les agressions violentes et les attaques répétées sur internet
sont devenus un grave danger, en particulier pour de nombreuses
femmes journalistes. On observe dans tout cela une polarisation
des opinions et le développement virulent de l’intolérance et de
la grossièreté dans le discours public, dirigés à la fois contre
des figures publiques et des citoyens ordinaires, et cela représente
un changement très marqué de la culture politique. Les médias sont
au centre de la bataille et se trouvent souvent en ligne de mire.
3.3. Défi
no 3: échec des anciens modèles commerciaux
et perte de contrôle des médias sur la distribution
56. Les grands médias ont largement
perdu la capacité d’atteindre directement les lecteurs et le public
au moyen de leurs propres produits et moyens de distribution. Leur
instabilité économique s’aggravant, ils sont devenus dépendants
des entreprises d’internet, y compris des moteurs de recherche et
des entreprises de médias sociaux, pour l’acheminement et la diffusion
de leurs contenus. Même la BBC, une marque mondiale et aujourd’hui
le plus grand fournisseur d’information du Royaume-Uni, quel que
soit le média utilisé, a lancé un avertissement en déclarant que
la dominance de l’internet risque d’en faire de plus en plus un
vecteur de «désinformation, de polarisation et de désengagement»,
ce qui accroît l’importance de sources d’information fiables et
impartiales afin d’éviter un «déficit démocratique».
57. Les principales sources de financement des journaux (à savoir
les recettes provenant de la vente des journaux et de la publicité)
ont très fortement diminué et les recettes de la publicité en ligne
bénéficient principalement aux nouveaux‑venus. Dans un rapport au
Conseil de l’Europe en 2016
, l’Institut Reuters pour l’étude
du journalisme (RISJ) a estimé que la part de la publicité en ligne
bénéficiant à des grandes entreprises internationales de technologie
comme Apple, Amazon, Microsoft et Yahoo représente conjointement
plus de 50 % du marché total.
58. En outre, le RISJ estime que, dans un certain nombre de pays
européens, au moins 80 % de l’argent investi dans l’information
est lié à des acteurs «historiques» comme la presse écrite et la
télévision. Au Royaume-Uni, Ofcom, le régulateur des médias, a calculé
que 99 % de l’investissement rédactionnel dans la collecte de l’information
correspond aux médias traditionnels, les fournisseurs d’information
en ligne ne comptant que pour 1 % de cet investissement. C’est pourquoi
les médias traditionnels ou «historiques» ont subi des pertes brutales
de revenus dans toute l’Europe. Dans bien des cas, l’affaiblissement
de leur base économique pèse sur les perspectives de survie à long
terme de ces médias et sur les ressources qu’ils sont en mesure
de mobiliser pour produire des contenus journalistiques originaux.
Il en est également résulté une très forte diminution du nombre
du personnel à plein temps des médias d’information et une augmentation
très nette du nombre de travailleurs occasionnels ou pigistes dont
la sécurité dans l’emploi est plus faible et qui sont souvent peu
rémunérés et moins à même de défendre leurs normes professionnelles
et leurs droits en matière d’emploi.
59. La Press Gazette britannique,
un journal en ligne spécialisé dans le traitement des médias, a
lancé l’alarme en écrivant que «les géants du web Google et Facebook
publient de l’information sans être soumis à aucune des contraintes
juridiques et éthiques en vigueur dans le secteur du journalisme
et cela a de très graves conséquences sur les modèles d’entreprises
numériques». Les entreprises de médias sociaux ont été obligées
d’investir dans de nouvelles activités de contrôle des contenus
en ligne et de mettre au point des mécanismes pour leur permettre
d’intervenir plus rapidement pour supprimer les contenus extrémistes
ou offensants. Les demandes en faveur de mesures pour remédier à
l’énorme déséquilibre entre les revenus des organes d’information
et des entreprises internet, et pour faire en sorte que les entreprises
internet assument formellement leurs responsabilités en tant qu’«éditeurs»
et pas seulement en tant que plateformes de diffusion de contenus,
se sont également intensifiées.
60. Les médias «historiques», y compris la télévision, la radio,
les journaux et leurs versions en ligne, fournissent l’essentiel
de l’investissement nécessaire à la première collecte de l’information,
et leur travail original de journalisme est ensuite largement recyclé
ou copié dans d’autres médias en ligne et dans les médias sociaux.
Pourtant, de loin la plus grande partie des revenus publicitaires
numériques sont aspirés par une poignée de géants technologiques,
y compris Google et Facebook, qui investissent assez peu dans la production
d’informations et de contenus originaux.
61. Dans le même temps, les règles fondamentales du marché des
médias, bien que cherchant à soumettre la télévision et la presse
écrite à des normes et mesures réglementaires claires, ont jusqu’ici
permis globalement aux grands agrégateurs de nouvelles et aux plateformes
de médias sociaux de fonctionner en dehors de ces contraintes. Ces
différences de traitement sont actuellement remises en cause et
un certain nombre de propositions ont été mises en avant pour rétablir
l’équilibre. Elles prévoient notamment la possibilité de reverser,
par des mesures fiscales ou une modification des règles de droit
d’auteur, une part des profits importants tirés de la publicité
numérique aux organes de médias qui investissent dans la collecte
de l’information. Il n’en reste pas moins que la liberté d’expression
en ligne est en grande partie réglementée ou contrôlée par des entreprises
commerciales mondiales privées.
62. Les journaux locaux et régionaux indépendants établis de longue
date ont subi tout particulièrement les effets du nouvel environnement
médiatique et beaucoup d’entre eux ont cessé de paraître, laissant
ainsi de nombreuses communautés locales sans source d’information
fiable et familière. Dans certains pays, des autorités régionales
ou municipales financent ou gèrent eux‑mêmes fréquemment des médias
imprimés et de radiodiffusion, ce qui donne lieu à des accusations
de partialité politique et entraîne un recul de la pluralité des médias.
63. Le public recourt de plus en plus à d’autres sources d’information,
notamment les médias sociaux, mais il est clair que, dans ce secteur,
les garanties ou sauvegardes en matière d’exactitude de l’information
ou de responsabilité sont tout à fait absentes.
3.4. Défi
no 4: «fausses nouvelles» et notion de
«post‑vérité»; désinformation à des fins politiques
64. L’expression «fake news» désigne
généralement les informations créées délibérément de toutes pièces et
publiées le plus souvent à des fins politiques ou financières. Il
peut s’agir de la propagande d’un État, de supercheries ou de tentatives
de diffamation à l’encontre de personnalités ou d’organisations
particulières, qui sont souvent publiées sur des plateformes ou
des sites partisans. Les méthodes visant à salir la réputation d’un
individu n’ont rien de nouveau, mais les activités des «techniciens
de la politique» et des spécialistes de la désinformation, ainsi
que la place essentielle que tient aujourd’hui l’internet dans la
vie des individus, ont entraîné un accroissement exponentiel de
la diffusion d’informations inexactes, délibérément fausses et de
ce qu’on pourrait appeler l’«ordure verbale». Les messages et contenus
de ce type peuvent être distribués rapidement et à grande échelle
au moyen de messageries de masse utilisant des programmes automatiques appelés
«robots», ainsi que par des moteurs de recherche et entreprises
de médias sociaux. Les fausses nouvelles attirent parfois plus d’attention
que les informations authentiques.
65. Ce phénomène est parfois alimenté par les déclarations immodérées
ou provocantes de figures politiques, d’autres personnalités publiques
bien connues ou de leurs partisans. Le label de «post‑vérité» est maintenant
utilisé pour désigner un type de discours reposant plus sur l’émotion
que sur la prise en compte des faits connus. Un membre haut placé
de l’entourage du président américain Donald Trump a contesté les informations
publiées dans les médias au sujet du nombre de personnes ayant assisté
à la cérémonie d’inauguration du président en faisant état de «faits
alternatifs». Un commentateur conservateur a également déclaré à
la National Public Radio aux États‑Unis: «Les faits, ça n’existe
plus.»
66. C’est d’ailleurs grâce à l’utilisation fréquente par le président
Trump des mots «fake news» pour discréditer ou rejeter des déclarations
avec lesquels il est en désaccord que cette expression a commencé
à être utilisée comme une formule de rejet méprisante ou même comme
une insulte.
67. Les messages faux ou «bidon» en ligne, ainsi que les contenus
agressivement partisans, sont source de grande perturbation lorsqu’ils
sont présentés comme des nouvelles ou des informations crédibles,
en particulier lorsqu’ils s’inscrivent dans une tentative de s’ingérer
dans des élections ou d’autres processus politiques aux États‑Unis,
en France, en Allemagne ou ailleurs.
68. Le risque de contagion des contenus d’information authentiques
sous l’effet de la diffusion de nouvelles et de messages faux représente
un défi pour les médias d’information. Des organes de médias sont eux‑mêmes
souvent la cible de fausses informations, ainsi que de diverses
formes de cyberattaques. Dans certains cas, des contenus fictifs
ou calomnieux sont apparus sur des sites internet conçus pour imiter des médias
authentiques, afin de les discréditer ou de conférer une légitimité
sans fondement à des informations fausses.
69. Certaines de ces affaires, comme la création par des adolescents
macédoniens d’un réseau de fausses nouvelles pendant l’élection
présidentielle aux États‑Unis en 2016 afin de recueillir des revenus
publicitaires, peuvent être qualifiées de simples supercheries,
même si certaines des «informations» publiées ont été largement
diffusées et ont réussi à s’immiscer dans le circuit des grands
médias. Cependant, nombre de sites de ce type sont créés dans l’intention
grave de tromper ou de nuire à certaines réputations en poursuivant
des intérêts partisans. Les informations fausses ou «bidon» vont
à l’encontre des codes de pratique journalistiques en vigueur, qu’ils
violent impunément.
70. L’éthique dans le journalisme, en particulier à l’ère de la
post-vérité, des «fake news» et des médias sociaux, devrait être
une préoccupation majeure, parce que dans le monde numérique, les
journalistes doivent réaffirmer et réapprendre les bases de l’éthique
journalistique. Il est crucial d’avoir des institutions professionnelles
dignes de ce nom pour défendre ces principes de base. Ces organes,
lorsqu’ils fonctionnent correctement, peuvent faire beaucoup pour
inculquer les bonnes pratiques et combattre les mauvaises.
71. En réponse à l’évolution rapide des technologies de médias
et des besoins des usagers, les médias ont développé ou perfectionné
des dispositifs de contrôle des faits et de vérification des sources
comme les «décodeurs» du Monde,
le «Reality Check» de la BBC et sa version télévisée dans l’émission
«El Objetivo con Ana Pastor» diffusée sur la chaîne de télévision
espagnole La Sexta, et First Draft News, un réseau de partenariat
international travaillant sur les processus et méthodes de vérification.
L’utilisation de la signalisation en ligne pour faciliter l’identification
des sites de nouvelles et d’information fiables pourrait contribuer
utilement aux efforts visant à aider les usagers à éviter les fausses
informations et les contenus nuisibles
72. La désinformation est également un outil à des fins politiques.
En 2015, les États membres de l’Union européenne ont décidé de réagir
à un flux constant de désinformation et de mensonges provocants
émanant d’organes de médias et de comptes en ligne situés dans la
Fédération de Russie. L’Union européenne a créé à cette fin la Task
force East StratCom, qui a déclaré avoir identifié plus de 3 000 contenus
transmis à des fins de désinformation à partir de diverses sources
médiatiques russes. Ces contenus incluaient des nouvelles et des
images fausses ou manipulées concernant le conflit en Ukraine orientale,
la chute d’un avion de Malaysian Airlines au‑dessus de cette partie
de l’Ukraine en 2014, qui a coûté la vie à plus de 290 personnes,
les activités de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN),
ainsi que des informations montrant sous un jour négatif divers
leaders politiques européens ou autres. La Task Force nie être engagée
dans une opération de contre‑propagande.
73. Stopfake, un site web ukrainien géré depuis 2014 par des journalistes,
des étudiants en journalisme et d’autres personnes, a réussi à sensibiliser
fortement le public à la nature et à l’ampleur de la désinformation
et de la propagande dans les médias au sujet des événements en Crimée.
Il publie des analyses détaillées exposant et réfutant les mensonges
et les distorsions de l’information.
74. Les auteurs des contenus répréhensibles sont en grande partie
des journalistes travaillant pour des médias russes appartenant
à l’État ou soutenant le Gouvernement russe et cette campagne est
considérée comme un outil de la politique russe. Plusieurs gouvernements
de pays proches, notamment l’Ukraine, la Suède et le Danemark, ont
déclaré que les fausses informations en provenance de Russie constituent
une menace pour leur sécurité nationale. Dans une Déclaration conjointe
rendue publique en mars 2017, le Rapporteur
spécial des Nations Unies sur la liberté d’expression et trois rapporteurs
régionaux soulignent que les acteurs étatiques devraient s’abstenir
de produire, de parrainer ou de diffuser de la désinformation ou
de la propagande, et ils les appellent à établir des cadres réglementaires
pour les radiodiffuseurs, qui seraient soumis à la surveillance
d’un organe à l’abri de toute interférence ou pression politique
ou commerciale.
75. Les normes élémentaires du journalisme exigent qu’un journaliste
vérifie de bonne fois l’exactitude des informations qu’il transmet.
Quel que soit le sujet traité, y compris les relations internationales,
ces normes exigent de rapporter les déclarations et le point de
vue de toutes les parties concernées et de ne pas dissimuler ou
supprimer les faits pertinents. Ces normes sont régulièrement violées
dans les contenus signalés par la Task Force de l’Union européenne.
Le fait de qualifier le Gouvernement ukrainien de «fasciste» dans
les reportages et les émissions radiodiffusées russes constitue
une violation flagrante de l’éthique des médias.
76. Une conférence régionale de journalistes organisée par l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) à Tbilissi,
Géorgie, en mai 2017 a appelé les médias, dans un document non contraignant, à
adopter des mesures d’autorégulation pour assurer l’exactitude de
l’information et la correction des erreurs. Elle a également recommandé
aux organes de médias d’envisager d’inclure parmi leurs services
la couverture critique de la désinformation et de la propagande,
conformément à leur rôle de «chien de garde» dans la société, en
particulier pendant les périodes de conflit, d’élections et de discussion
sur d’autres sujets d’intérêt public. Cependant, le 30 août 2017,
le Représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, Harlem Désir,
a réaffirmé les préoccupations de ses services au sujet de la détention
et de l’expulsion de journalistes russes et d’autres journalistes
étrangers par le Gouvernement ukrainien.
77. Certaines organisations de la société civile et des journalistes
d’Ukraine et d’autres pays voisins de la Russie font valoir que
les employés des médias russes qui transmettent régulièrement de
fausses nouvelles ou de la propagande ne devraient pas être reconnus
comme journalistes. Cela ne s’est pas encore produit mais Ofcom,
l’autorité de régulation du secteur de la communication du Royaume-Uni,
a jugé que le radiodiffuseur russe RT avait enfreint de nombreuses
fois les règles d’exactitude et d’impartialité dans sa couverture
des conflits en Ukraine et en Syrie. Plusieurs initiatives ont été
organisées pour promouvoir le dialogue et le consensus au sujet
des normes de conduite journalistique entre les journalistes russes
et leurs homologues en Ukraine et dans d’autres régions d’Europe.
3.5. Défi
no 5: éthique, conduite et compétences
des médias
78. Les médias d’Europe sont confrontés
à de nouveaux défis à l’ère de l’internet et de la participation massive
directe des citoyens et des communautés aux débats publics. Les
journalistes sont tenus de présenter une information complexe et
qui évolue rapidement d’une manière véridique, actualisée et pertinente
pour leur public. Ils doivent naviguer entre de puissantes passions
et éviter de froisser les sensibilités de certains groupes qui sont
prompts à condamner les médias lorsqu’ils désapprouvent le contenu
ou la présentation de l’information.
79. En Allemagne, la chaîne de télévision de service public ZDF
et d’autres médias ont fait l’objet de furieuses accusations d’avoir
déformé l’information et d’avoir diffusé des «mensonges» au sujet
d’une série d’agressions sexuelles contre des femmes et de vols
commis à l’extérieur de la gare de Cologne la veille du Jour de
l’an 2015, au moment le plus fort de l’arrivée d’un très grand nombre
de réfugiés et de migrants en Allemagne. Lorsque l’ampleur des agressions
est apparue clairement quelques jours plus tard, la chaîne de télévision
a présenté ses excuses pour ce qu’elle a décrit comme une erreur
de jugement en réponse aux plaintes l’accusant de n’avoir pas clairement
identifié les auteurs de ces actes comme étant d’apparence nord‑africaine
ou arabe.
80. Les médias concernés ont été accusés d’atténuer la gravité
des crimes commis et de dissimuler la vérité. Le tollé suscité par
le comportement des médias s’est trouvé associé à une controverse
nationale sur la décision du gouvernement d’inviter un grand nombre
de migrants dans le pays en dépit de la vive opposition des organisations
anti-immigrés.
81. Cet épisode a été perçu comme un exemple de choix rédactionnel
douteux de la part de médias «libéraux» soucieux de ne pas attiser
les sentiments anti‑étrangers dans une période sensible. L’un des principes
essentiels de l’éthique du journalisme est que le contenu de l’information
ne doit pas manifester de préjugés, ni inciter à la discrimination
sur la base de la race, de la religion ou d’autres caractéristiques.
La presse grand public d’Europe a par ailleurs publié des articles
manifestant un traitement hostile ou insultant à l’égard des migrants,
qui ont donné lieu à des plaintes et des condamnations; un article
d’un journal britannique a, par exemple, comparé les migrants à
des «cafards».
82. L’affaire de Cologne a aussi montré comment le souci excessif
d’être «politiquement correct» peut conduire à une autre forme d’inexactitude
de l’information. Elle illustre bien nombre de cas où des membres du
public ont exprimé leur colère ou leur fureur contre des représentants
des médias en les accusant de faire partie d’une élite privilégiée
dont la vie et la façon de voir les choses ne sont pas représentatives
de celles des gens ordinaires.
83. La couverture par les médias britanniques du référendum de
juin 2016 sur l’appartenance à l’Union européenne a également suscité
des sentiments passionnés parmi le public et conduit à une polarisation
de l’opinion au Royaume-Uni, les deux fractions de l’opinion ayant
à cet égard surenchéri l’une sur l’autre tout au long de la campagne.
De nombreux partisans de la sortie de l’Union européenne ont reproché
aux grands organes de médias de ne pas comprendre et de ne pas décrire
de manière adéquate la vague de fond populaire anti-Union européenne.
Ces médias ont été accusés d’avoir perdu le contact avec les gens ordinaires.
84. Dans le même temps, les partisans du maintien du Royaume-Uni
dans l’Union européenne étaient révoltés par les affirmations extravagantes
et répétées des «Brexiters» au sujet des avantages qu’entraînerait la
sortie de l’Union européenne, en particulier parce que ces mensonges
n’ont pas été désignés comme tels par la presse tabloïde pro‑Brexit
pendant de nombreuses semaines. Des personnalités de premier plan
parmi les partisans du Brexit ont d’ailleurs admis ouvertement avoir
recouru à des «affirmations extravagantes» sur les avantages d’un
départ de l’Union européenne car ce type de discours se révélait,
de façon inattendue, tout à fait efficace pour persuader les électeurs
de se rallier à leur camp.
85. Depuis la tenue du référendum, qui a abouti à un vote en faveur
du Brexit, le rôle des médias britanniques dans la couverture de
la campagne et des diverses questions en jeu continue d’être amèrement critiqué.
L’analyse réalisée par l’Institut Reuters pour l’étude du journalisme
des informations publiées dans les grands journaux
a conclu que la presse avait globalement
couvert la campagne et les arguments des partisans du Brexit de
manière plus favorable que ceux des partisans du maintien dans l’Union
européenne. Au cours de cette campagne virulente, un certain nombre
d’organisations de médias ont agressivement pris parti pour ou contre
le Brexit, en devenant ainsi des acteurs de la bataille d’idées.
Dans les enquêtes d’opinion, les électeurs ont déclaré se sentir
en grande partie insuffisamment informés des questions en jeu pendant
la longue période de campagne.
86. La couverture en direct par les médias de certains événements,
en particulier les attaques terroristes, a aussi mis en évidence
les points faibles des méthodes et des pratiques des journalistes.
En août 2015, le fait qu’un homme s’était caché dans un placard
à l’intérieur de l’imprimerie occupée par les attaquants de Charlie Hebdo a été rendu public
par plusieurs stations de radio et chaînes de télévision, mettant
ainsi sa vie en danger. L’utilisation quasi‑universelle de téléphones
intelligents et d’autres appareils permettant à quiconque de transmettre
du texte et des images via l’internet rend plus difficile d’empêcher
la publication de ce type d’information dont peut dépendre la vie
d’un individu.
87. Les journalistes doivent acquérir toute une gamme de compétences
nouvelles pour pouvoir effectuer leur travail dans ce contexte en
respectant les normes les plus hautes, notamment des compétences
en matière de sécurité personnelle en ligne, de traitement des données
massives et d’utilisation de très nombreuses sources différentes,
y compris les médias sociaux. Au Royaume-Uni, le Conseil national
pour la formation des journalistes a fait du bon travail en créant
un module d’éthique, qui sera dispensé dans l’ensemble de ses 42
centres de formation dans l’enseignement supérieur et continu et
dans quelques petits organismes de formation privés. C’est une composante
essentielle de la formation des jeunes journalistes lors de leur
formation initiale. La formation tout au long de la vie joue un
rôle très important: les journalistes n’y sont pas habitués, mais
ils peuvent de moins en moins se maintenir à niveau s’ils ne se
forment pas aux nouveaux systèmes, aux nouvelles formes de journalisme
dans l’univers numérique, avec des outils comme Google forms ou
le traçage des médias sociaux, qui font désormais partie des outils
standard du journaliste. La formation aux technologies doit aller
de pair avec la formation professionnelle ou la mise à jour des connaissances
en matière d’éthique, car l’éthique dans le journalisme est un impératif
aussi bien moral que commercial.
88. La fréquence et la prévalence de l’autocensure parmi les journalistes
et les rédacteurs en chef, par crainte de représailles ou de harcèlement,
en particulier en ligne, apparaissent clairement dans «Journalism under
pressure»
, le document publié en 2017 par le
Conseil de l’Europe qui s’appuie sur les réponses à un questionnaire
de journalistes de toute l’Europe. En Italie, de nombreux journalistes
se heurtent à des menaces de poursuites en diffamation, qui visent
à les empêcher de couvrir des activités criminelles ou des actes répréhensibles,
ce qui, selon l’organisation Ossigeno per l’Informazione, a un grave
effet paralysant sur l’information. Partout en Europe, des médias
dépendant fortement de prêts bancaires ou de la publicité des entreprises
sont de temps à autre accusés de favoriser de telles relations en
supprimant des informations qui pourraient nuire à leurs sponsors,
en violation des codes de déontologie et de l’obligation des journalistes
de couvrir tous les sujets d’intérêt public.
89. La publication en ligne sans aucune restriction d’informations
confidentielles ou de contenus non autorisés obtenus au moyen de
fuites pose un problème particulier aux grands médias. Buzzfeed,
une entreprise mondiale de médias et de technologie basée aux États‑Unis,
a été critiquée par d’autres acteurs des médias en janvier 2017
lorsqu’elle a publié tel quel, sans aucune vérification, un dossier
établi par un ancien agent de renseignement britannique sur les
contacts allégués du président Trump, qui venait d’être élu, avec
la Russie. Cette publication est intervenue très peu de temps après
que CNN ait révélé l’existence du dossier mais, comme d’autres organes
de presse, CNN s’était abstenue de le publier pensant qu’il contenait des
informations fallacieuses ou potentiellement préjudiciables. Buzzfeed
a défendu sa décision en déclarant avoir clairement indiqué ce qu’était
ce document et en affirmant que le public doit avoir accès au contenu
d’un document qui est devenu l’objet de discussions publiques.
90. Certains commentateurs ont critiqué Buzzfeed pour avoir enfreint
une règle d’or du journalisme en publiant un document potentiellement
diffamatoire sans donner la possibilité à la personne visée par
ce document de réagir à son contenu. Dans d’autres cas, par exemple
celui des fichiers révélés par Edward Snowden, des organes de presse
bien établis ont soigneusement filtré le contenu brut des fichiers
obtenus à l’aide de fuites, en appliquant ce qu’ils considéraient
être un critère d’intérêt public avant de publier des articles basés
sur ces fichiers accompagnés d’informations contextuelles pour expliquer
et interpréter leur contenu. Dans ce contexte, le Réseau européen
du journalisme appelle au développement de nouvelles règles sur
la transparence, les conflits d’intérêts et la gouvernance éthique
dans l’ensemble du secteur du journalisme en ligne et hors ligne,
en encourageant instamment les journalistes à montrer la voie en
exigeant le renforcement des valeurs éthiques de la profession.
91. Le scandale des écoutes téléphoniques qui s’est produit au
Royaume‑Uni il y a quelques années a illustré à quel degré peut
sombrer la déontologie journalistique même dans un marché de médias
développé. Ce scandale a d’ailleurs été perçu à l’époque comme un
cas type en vue de la définition de moyens efficaces pour assurer
l’application par les journalistes et les dirigeants des organes
pour lesquels ils travaillent des normes qu’ils prétendent respecter;
il a également mis en évidence la difficulté intrinsèque qu’il y
a pour l’État à concilier son rôle de régulation de la presse et
le respect de l’autonomie et de la liberté de la presse.
92. Les journalistes de News of the
World et d’autres journaux britanniques ont été accusés
d’avoir pendant plusieurs années pratiqué des écoutes téléphoniques,
versé des pots‑de‑vin à des policiers et agi de manière impropre
pour recueillir des informations. News
of the World a fermé ses portes en 2011 à la suite d’un
tollé public et d’un boycott publicitaire par plusieurs grandes
entreprises.
93. La commission d’enquête sur la culture, les méthodes et la
déontologie de la presse, créée par le gouvernement et présidée
par un juge, Brian Leveson, a tenu des auditions publiques et publié
son rapport en 2012
. Elle a déclaré que la presse s’était
conduite dans certains cas de manière inacceptable et que, dans leur
quête d’information, les journalistes avaient parfois été «la cause
de ravages dans la vie de personnes innocentes». Elle a conclu à
des défaillances en matière de gouvernance et de respect de la réglementation au
sein de
News of the World,
filiale de News Corporation. Elle a également noté l’existence à
certains moments de relations trop étroites entre la presse et des
personnalités politiques.
94. L’entreprise a reconnu être responsable d’un certain nombre
de violations de la vie privée et versé des indemnisations. Un certain
nombre de journalistes et de donneurs d’alerte ont été condamnés.
La commission d’enquête Leveson a révélé la conduite inappropriée
de certaines personnalités politiques, de la police et de certains
acteurs de la presse. Il convient de noter que le scandale des écoutes
téléphoniques n’a pas été révélé par une enquête de la police mais
par le journal The Guardian qui,
le premier, a dénoncé les pratiques lamentables de la presse tabloïde
au Royaume-Uni malgré l’hostilité et les dérobades de la police
et de News Corporation.
4. Conclusions
95. L’intégrité rédactionnelle
suppose que les médias doivent être libres d’enquêter, d’informer
et de publier sans contraintes indues et sans crainte de violences
ou de traitements arbitraires de la part des autorités nationales.
À cet égard, les personnalités publiques devraient s’abstenir de
critiquer les médias pour leur travail d’information lorsque les
choses vont mal, car la tâche même des médias est d’informer le
public et de tendre un miroir à la société, en portant à l’attention
du public et en traitant les questions sociales et politiques, y compris
la corruption et les abus de pouvoir partout où ils se produisent.
Leur rôle n’est pas de plaire à tous ou d’obtenir l’approbation
du pouvoir politique quel qu’il soit.
96. L’existence de médias divers, indépendants et qui posent des
questions est essentielle en vue d’un discours public rationnel
et civilisé. Bien sûr, comme tous les autres secteurs de la société,
les médias présentent parfois des défauts et une conduite contraire
à l’éthique. Les normes déontologiques et professionnelles des journalistes
et des médias ont récemment été remises en cause. Donc il est maintenant dans
l’intérêt des médias et du maintien de la réputation des journalistes
de redoubler d’efforts pour rétablir la confiance du public là où
elle a été atteinte. Dans le même temps, il est faux de croire que
le meilleur moyen d’échapper à l’examen minutieux des médias ou
d’étouffer les voix dissidentes est de les attaquer ou de les faire
taire. Cela signifierait de renoncer à la liberté d’information
et la liberté des médias. Bien évidemment, en contrepartie, les
journalistes doivent prendre leurs responsabilités professionnelles,
en respectant leurs codes d’éthique.
97. La question de l’intégrité rédactionnelle est parfois citée
dans le contexte de la propriété des médias. Pour répondre aux préoccupations
suscitées par la concentration excessive de la propriété des médias
et le recul de la pluralité des médias, les États membres devraient
introduire ou renforcer des mesures visant à assurer la transparence
de la propriété et la pluralité des médias. La propriété et le contrôle
des médias par des organes de l’État ou des organisations politiques
nuit à l’indépendance des médias. Dans le même temps, les États
et les partis politiques peuvent contribuer grandement à la création
de conditions favorables à l’intégrité rédactionnelle en évitant
d’exercer un contrôle et une influence sur le contenu des médias.
98. L’intégrité rédactionnelle est également citée par rapport
aux évolutions technologiques. La convergence continue à un rythme
rapide, comme le montre l’entrée de géants comme Apple et Google
sur le marché de la télévision et l’énorme croissance des services
vidéo de transmission à la demande comme Netflix qui reposent sur
des abonnements. On peut d’ores et déjà anticiper le moment où les
fournisseurs d’informations, notamment les grands journaux et d’autres
médias, seront pratiquement dépendants d’autres plateformes pour
transmettre leurs contenus à leurs lecteurs et au public en général.
Cependant, tous les acteurs concernés ont un intérêt commun à assurer
la survie et le développement de fournisseurs d’information de haute
qualité, aux normes rédactionnelles les plus exigeantes et réellement
indépendants de toute pression extérieure, et à maintenir la liberté,
l’ouverture et la neutralité de l’internet.
99. Enfin, même dans les situations les plus hostiles au journalisme,
partout en Europe existent des titres de presse très respectés qui
gagnent la confiance du public en le servant avec honnêteté, intégrité
et équité, et en disant la vérité au pouvoir. Dans le même temps,
vu les défis qui se posent actuellement aux médias, nous devons
réfléchir à ce que l'on pourrait faire de plus pour promouvoir un
écosystème médiatique capable de fournir au public des informations
fiables et indépendantes, en plein respect de l’intégrité rédactionnelle.
100. Sur la base de l’analyse développée dans ce rapport, j’ai
formulé un certain nombre de propositions opérationnelles sur d’éventuelles
actions visant à mieux protéger l’intégrité rédactionnelle. Ces
propositions sont liées notamment aux défis qui se posent aujourd’hui
à la profession du journaliste, tels que les évolutions technologiques,
la prolifération rapide de sources d’informations en ligne, la chute
importante des recettes des médias traditionnels ou encore les intimidations
et les agressions physiques à l’égard des journalistes. Ces propositions
opérationnelles se retrouvent dans le projet de résolution contenu
dans ce rapport.