1. Introduction
1.1. Procédure
1. Dans sa
Résolution 2096 (2016) «Comment prévenir la restriction inappropriée des activités
des ONG en Europe?», adoptée le 28 janvier 2016, l’Assemblée, «consciente
de la situation précaire de la société civile sur le territoire
du Conseil de l'Europe», a décidé «de rester saisie de la question
et de continuer de lui donner la priorité, étant donné l’urgence
de surveiller le respect de la liberté d'association, de réunion
et d’expression» (paragraphe 8). À la suite de la décision prise
par le Bureau de l’Assemblée le 22 avril 2016, cette question a été
renvoyée à la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme. Lors de sa réunion du 21 juin 2016, la commission a
nommé Mme Aleksandra Djurović (Serbie,
PPE/DC) rapporteure. Après le départ de celle-ci de l’Assemblée,
la commission m’a nommé rapporteur lors de sa réunion du 13 novembre
2017. À sa réunion du 12 décembre 2017, elle m’a autorisé à effectuer
une visite d'information en Turquie. Le 23 janvier 2018, elle a
organisé une audition à laquelle ont participé M. Nils Muižnieks,
précédent Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l'Europe,
Mme Anna Rurka, présidente de la Conférence
des organisations internationales non gouvernementales (OING) du
Conseil de l'Europe, et M. Konstantin Baranov, membre du conseil
du Mouvement international de jeunes pour les droits de l'homme
(Russie). Cette audition s’inscrivait également dans le cadre des
travaux sur le rapport «Assurer la protection des défenseurs des
droits de l’homme dans les États membres du Conseil de l'Europe»
(rapporteur: M. Egidijus Vareikis, Lituanie, PPE/DC). Les 5 et 6
avril 2018, j’ai effectué une visite d’information à Ankara (Turquie).
1.2. Questions en jeu
2. La question de la restriction
inappropriée des activités des organisations non gouvernementales
(ONG) dans les États membres du Conseil de l'Europe a déjà fait
l’objet d’un rapport, dont j’étais l’auteur
. L’Assemblée s’est
appuyée sur ce rapport pour adopter les
Résolution 2096 (2016) et
Recommandation
2086 (2016).
3. Comme le rappelle la
Résolution
2096 (2016), les ONG sont une composante essentielle d’une société civile
ouverte et démocratique et contribuent de manière fondamentale à
la défense des droits de l’homme et au renforcement de la démocratie
et de l’État de droit. En adhérant à la Convention européenne des
droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»),
les États membres du Conseil de l’Europe sont convenus de garantir
le respect de la liberté de réunion et d’association (article 11
de la Convention) et de la liberté d’expression (article 10), qui
sont inextricablement liées l’une à l’autre et sont essentielles
au bon fonctionnement de la société civile. Ces libertés sont également
consacrées par les articles 19 et 20 du Pacte international relatif aux
droits civils et politiques. Il ne s’agit pas de droits absolus,
car la Convention prévoit un certain nombre de critères précis qui
autorisent leur restriction (au paragraphe 2 des articles 10 et
11). Ces restrictions doivent être prévues par la loi, être «nécessaires
dans une société démocratique», ce qui présuppose l’existence d’un «besoin
social impérieux», et respecter le principe de proportionnalité
. Elles doivent aussi poursuivre
au moins l’un des buts légitimes indiqués dans la Convention, par
exemple la sécurité nationale, la sûreté publique, la défense de
l'ordre et la prévention du crime et la protection de la santé ou
de la morale. Les droits énoncés à l’article 11 peuvent être restreints
aussi au nom de «la protection des droits et libertés d’autrui»,
et ceux garantis à l’article 10 dans l’intérêt de l’intégrité territoriale
ou de «la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour
empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir
l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire». La Cour européenne
des droits de l’homme («la Cour») a souligné à maintes reprises
que, aux côtés de la presse, les ONG exercent un rôle de «chien
de garde» dans une société démocratique
.
Lorsqu’elle a examiné un grand nombre de requêtes concernant la
dissolution ou le refus d’enregistrement d’ONG et de partis politiques
visant à renverser l’ordre constitutionnel et institutionnel de
leur État, la Cour a souligné qu’une organisation «peut mener campagne
en faveur d'un changement de la législation ou des structures légales
ou constitutionnelles de l'État à deux conditions: 1) les moyens
utilisés à cet effet doivent être à tous points de vue légaux et
démocratiques; 2) le changement proposé doit lui-même être compatible
avec les principes démocratiques fondamentaux. (…) Le simple fait
qu’une organisation appelle à ce changement ne saurait justifier
automatiquement des ingérences dans les libertés d’association et
de réunion de ses membres»
.
4. Le Conseil de l'Europe soutient pleinement l’existence d’une
société civile dynamique et coopère avec les ONG sur une base structurelle
et permanente par le biais de l’une de ses institutions – la Conférence
des organisations internationales non gouvernementales, qui a été
progressivement mise en place par le Comité des Ministres depuis
les années 1970
et qui regroupe
plus de 400 ONG ayant un statut participatif. Dans sa Recommandation
CM/Rec(2007)14 sur le statut juridique des organisations non gouvernementales
en Europe, le Comité des Ministres a reconnu le rôle joué par ces
organisations et a donné aux législateurs nationaux des lignes directrices
claires pour qu’ils édictent une législation relative aux ONG dont
la teneur soit satisfaisante. Cette recommandation définit les ONG
comme des «entités ou organisations autonomes volontaires créées pour
réaliser les objectifs essentiellement non lucratifs de leurs fondateurs
ou adhérents», qui ne sont pas des partis politiques (principe I.1).
Elle comporte également des lignes directrices relatives à leurs
objectifs, création et adhésion, personnalité juridique, gestion,
collecte de fonds, biens et aide publique, obligation de rendre
compte et participation à la prise de décisions. Selon son principe 50,
les ONG «devraient être libres de solliciter et de recevoir des
contributions (…) non seulement des autorités publiques de leur
propre État, mais aussi de donateurs institutionnels ou individuels…».
Elles devraient pouvoir participer «au dialogue et à la consultation
sur les objectifs et décisions de politique publique» et être consultées
au cours de la rédaction des lois et règlements ayant des incidences
sur leurs statuts (principes 76 et 77). L’évolution de l’environnement
dans lequel travaillent les ONG, liée au développement des médias
et de la société de l’information, a été reconnue par le Comité
des Ministres dans la
Recommandation
CM/Rec(2016)5 du 13 avril 2016 sur la liberté d’internet. Le 27 septembre
2017, le Comité des Ministres a adopté des
Lignes
directrices relatives à la participation civile aux décisions politiques. D’autres orientations sur cette question figurent dans les
Lignes
directrices conjointes sur la liberté d’association de la Commission européenne pour la démocratie par le
droit (Commission de Venise) et du Bureau des institutions démocratiques
et des droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE/BIDDH) du 17 décembre 2014.
5. Dans sa
Résolution
2096 (2016), l’Assemblée s’inquiétait de la détérioration de la
situation de la société civile dans certains États membres du Conseil
de l’Europe ces dernières années, en particulier en Azerbaïdjan et
dans la Fédération de Russie. Elle faisait remarquer que cet état
de fait était dû notamment à l’adoption d’une législation et d’une
réglementation restrictives, qui équivalent à créer diverses entraves
à l’enregistrement, au fonctionnement et au financement de nombreuses
ONG, ainsi qu’à leur stigmatisation. Elle exprimait des préoccupations
similaires dans sa
Résolution
2095 (2016) «Renforcer la protection et le rôle des défenseurs des
droits de l'homme dans les États membres du Conseil de l'Europe»,
adoptée le même jour
. En outre, mon rapport de 2015 soulignait
les tendances négatives qui se dessinaient en Turquie et en Hongrie.
Dans son rapport de 2017 «
Situation
de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit. Populisme
– Le système de contre-pouvoirs est-il suffisamment puissant en
Europe?», le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe, M. Thorbjørn
Jagland, conclut que dans certains États membres «des obstacles juridiques
et réglementaires à la création, à l’activité et au financement
des ONG les empêchent effectivement de fonctionner». Il s’agit notamment
des «procédures d’enregistrement longues et complexes, exigences administratives
excessives, obstacles en matière d’accès aux ressources financières,
notamment étrangères». Selon le Secrétaire Général, «au cours des
dernières années, quelques pays ont connu une dégradation progressive
de l’environnement dans lequel les ONG opèrent, avec une stigmatisation
de ces organisations, des campagnes de dénigrement et des actes
de harcèlement judiciaire, administratif ou fiscal»
.
En avril 2017, le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de
l'Europe, M. Nils Muižnieks, a observé «une nette tendance à la
régression en matière de liberté d’association dans plusieurs pays
européens, qui affecte notamment les organisations et les défenseurs
des droits de l’homme»
. Dans sa déclaration du 6 février 2018
célébrant le 10e anniversaire de la Déclaration
du Comité des Ministres sur l’action du Conseil de l’Europe pour
améliorer la protection des défenseurs des droits de l’homme et
promouvoir leurs activités, il a souligné que «les gouvernements
européens sont de plus en plus nombreux à réduire la marge de liberté
de structures indépendantes comme les organisations de la société
civile et les organisations de défense des droits de l'homme». Par
ailleurs, le Conseil consultatif pour la jeunesse (CCJ) du Conseil
de l'Europe m’a informé des difficultés croissantes rencontrées
par les organisations de jeunesse dans leur travail, notamment pour
bénéficier d’une aide financière. D’après l’Agence des droits fondamentaux
de l’Union européenne (FRA), les ONG actives dans le domaine des
droits de l’homme estiment qu’il est plus difficile de contribuer
à la protection, à la promotion et à la réalisation des droits de
l’homme sur le territoire de l’Union européenne. La FRA a mené des
recherches ciblées sur la période 2011-2017 et recensé plusieurs
problèmes qui affectent les activités de la société civile: des
changements juridiques qui ont un effet négatif ou une mauvaise
mise en œuvre de la législation; des obstacles pour accéder aux
ressources financières et assurer leur pérennité; des difficultés
pour avoir accès aux décideurs et contribuer à l’élaboration des
lois et des politiques; des agressions et des actes de harcèlement
contre les défenseurs des droits de l’homme, y compris des propos
négatifs visant à délégitimer et stigmatiser les ONG
.
La FRA note également un manque de données fiables et comparables sur
les attaques contre les organisations de la société civile dans
l’Union européenne, ainsi qu’un manque d’informations concernant
les dispositifs de financement existants et les dépenses allouées
aux organisations qui travaillent dans le domaine des droits de
l’homme. Les organes des Nations Unies ont exprimé des préoccupations
similaires sur le rétrécissement de l’espace dévolu à la société
civile dans le monde
.
6. Dans ce contexte, j’ai l’intention de faire le bilan des évolutions
survenues récemment dans les pays examinés dans mon rapport précédent,
c’est-à-dire la Fédération de Russie, l’Azerbaïdjan, la Turquie
et la Hongrie (énumérés selon l’ordre d’examen retenu dans ledit
rapport). Je prendrai néanmoins aussi en compte les évolutions (essentiellement
législatives) survenues dans d’autres États membres du Conseil de
l'Europe entre 2016 et 2018. Le choix de ces pays s’est fait sur
la base des informations et des documents de l’Assemblée, d’autres
organes et institutions du Conseil de l'Europe, d’autres organisations
internationales et d’ONG de premier plan œuvrant pour la protection
des droits de l’homme et des défenseurs des droits de l’homme.
2. Évolution récente de la situation
de la société civile dans certains États membres
2.1. Fédération de Russie
7. Dans sa
Résolution 2096 (2016), l’Assemblée s’inquiétait de la «loi relative aux agents
étrangers», qui modifie la législation russe applicable aux organisations
à but non lucratif en obligeant les ONG bénéficiaires d’un financement
étranger à s’enregistrer en qualité d’«agents étrangers» (un terme
qui, dans l’Union soviétique, était considéré comme synonyme de
«traître» ou d’«espion»). Cette loi avait été critiquée par la Commission
de Venise
. L’Assemblée s’inquiétait
également de l’adoption, en mai 2015, de la «loi relative aux organisations
indésirables» autorisant les pouvoirs publics à interdire certaines
ONG internationales.
8. Depuis l’adoption de la
Résolution
2096 (2016), la mise en œuvre de ces textes de loi a donné lieu
à un certain nombre de faits nouveaux. En mai 2016, la «loi relative
aux agents étrangers» a été modifiée: la définition des «activités
politiques» retenue pour déterminer les «ONG qui exercent la fonction
d’agents étrangers» a été étendue. Le registre des «agents étrangers»
comporte actuellement 79 organisations (dont quatre organisations
inscrites volontairement), dont les activités concernent principalement
les droits de l’homme, l’environnement, les personnes lesbiennes,
gays, bisexuelles, transgenres et intersexes (LGBTI), la santé et
les questions sociales
. Au total, le ministre de la Justice
aurait ajouté à cette liste 158 ONG; plus de 40 y ont été ajoutées
durant la seule année 2016 (dont le Centre analytique Levada, basé
à Moscou et menant des recherches sociologiques et des sondages,
ainsi que Mémorial, association internationale sur l’histoire, l’éducation,
les droits de l'homme et les œuvres caritatives, bien connue pour
ses recherches et sa documentation concernant les persécutions sous
le régime soviétique). Néanmoins, le ministre aurait enlevé de cette
liste plus de 20 ONG, ayant constaté qu’elles avaient cessé de recevoir
des fonds étrangers. Plus de 30 ONG ont préféré arrêter leurs activités
plutôt qu’être officiellement désignées comme «agents étrangers». D’autres
ont été dissoutes suite à des décisions de la justice, comme l’organisation
Agora, de Kazan, qui œuvrait pour la protection des droits de l’homme
(notamment dans l’affaire du groupe punk Pussy Riot). Le 22 mars
2017, la Cour européenne des droits de l’homme a communiqué au gouvernement
russe 49 requêtes introduites par 61 ONG au sujet de l’application
de la «loi relative aux agents étrangers». En juillet 2017, le Commissaire
aux droits de l’homme a présenté ses observations dans cette affaire
; il a souligné
encore une fois que, selon lui, cette loi était incompatible avec
les normes internationales des droits de l’homme et que son application
avait eu des «effets dissuasifs» sur l’action de la société civile
russe. Récemment, le Centre Levada a aussi déposé une requête devant
la Cour.
9. Pour ce qui est de la «loi relative aux organisations indésirables»,
la Commission de Venise a rendu un avis le 10 juin 2016, dans lequel
elle a conclu que cette loi portait atteinte à plusieurs droits
garantis par la Convention, dont ceux consacrés aux articles 10
et 11. Elle s’est en particulier montrée critique à l’égard du flou
des définitions (et notamment de la définition des ONG), ainsi que
des interdictions générales et des sanctions prévues par la loi
. À ce jour, 14 ONG
sont inscrites au registre des «organisations indésirables»
. Il convient également de noter
que certains militants et certaines ONG ont intenté des actions
en justice sur la base du Code des infractions administratives pour
avoir «été impliqués» dans des actions menées par des «organisations
indésirables». Ainsi, en novembre 2017, la Fondation d’Andrei Rylkov
(œuvrant pour une politique de drogues responsable) s’est vu imposer,
par le tribunal de première instance, une amende de 50 000 roubles
(environ € 720), car un des sites de l’organisation qui date de
2011 contenait un lien vers une publication d’Open Society Foundations,
considéré actuellement comme une «organisation indésirable». De même,
en septembre 2017, le groupe de réflexion SOVA, qui travaille sur
des questions liées à la liberté de religion, au nationalisme et
aux extrémismes, et son directeur Alexander Verkhovsky ont été informés
par le procureur qu’ils avaient violé la législation en vigueur,
au motif que le site de leur organisation contenait des liens vers
d’anciens donateurs qui étaient des «organisations indésirables»,
dont National Endowment for Democracy et Open Society Foundations
. Par ailleurs,
en novembre 2017 est entrée en vigueur une nouvelle loi qui permet
au ministre de la Justice d’enregistrer en tant qu’«agents étrangers»
des médias recevant directement ou indirectement des fonds de l’étranger.
10. Le Parlement russe ayant décidé de ne pas envoyer de représentants
à l’Assemblée pour cette session, il est regrettable que la commission
et moi-même, en ma qualité de rapporteur, n’ayons pu entendre le
point de vue de ces derniers ni obtenir davantage d’informations
sur la situation actuelle de la société civile en Fédération de
Russie.
2.2. Azerbaïdjan
11. Dans sa
Résolution 2096 (2016), l’Assemblée a condamné une fois de plus la dégradation
des conditions de travail des ONG et des militants des droits de
l’homme azerbaïdjanais, à la suite de la modification de la législation
relative aux ONG, qui impose des restrictions excessives à leurs
activités. Elle a appelé l’Azerbaïdjan à modifier sa législation
relative aux ONG conformément aux recommandations de la Commission
de Venise (Avis nos 636/2011
et
787/2014
). La question de la réforme
de la législation relative aux ONG et de la situation de la société
civile en Azerbaïdjan a été suivie par la suite par les corapporteurs
de la commission de suivi sur l’Azerbaïdjan et par l’ancien président
de notre commission, M. Alain Destexhe (Belgique), qui a élaboré
le rapport «Présidence azerbaïdjanaise du Conseil de l’Europe: quelles
sont les suites à donner en matière de respect des droits de l’homme?»
. Ainsi, afin
d’éviter toute redondance, je me limiterai à rappeler brièvement
les faits et problèmes les plus pertinents.
12. Depuis janvier 2016, d’autres modifications ont été apportées
à la législation azerbaïdjanaise relative aux ONG. Le 28 décembre
2015, le ministère de la Justice a adopté un nouveau «règlement
relatif à l’examen des activités des ONG, antennes ou bureaux de
représentation d’ONG étrangères». Ce texte, entré en vigueur en
février 2016, confère au ministre des pouvoirs étendus d’enquête
«ordinaire» ou «extraordinaire» sur les ONG. De plus, le président
de la République a pris le 21 octobre 2016 un décret qui facilite
le versement aux ONG de subventions provenant de donateurs étrangers
et met en place un «guichet unique» pour l’application de cette
procédure à compter du 1er janvier 2017
. Ce décret vise à simplifier la procédure
d’obtention d’un avis sur l’opportunité budgétaire et économique
d’une subvention et à assurer la mise en œuvre de la subvention
à la demande du donateur étranger et de l’ONG bénéficiaire. Cependant,
les ONG recevant des fonds étrangers et leurs donateurs sont toujours
soumis à l’obligation d’obtenir des autorisations de la part des autorités.
Selon certaines, les procédures demeurent fastidieuses, et leur
résultat arbitraire.
13. En octobre 2016, après avoir attribué une moins bonne note
à l’Azerbaïdjan, l’Inititiative pour la transparence dans les industries
extractives (ITIE), un regroupement de gouvernements, d’entreprises
et de groupes non gouvernementaux qui promeuvent une meilleure gouvernance
des pays détenteurs d’importantes ressources, ce qui suppose que
leurs gouvernements créent «un environnement propice à la société
civile», a donné quatre mois à l’Azerbaïdjan pour supprimer les
obstacles juridiques et bureaucratiques aux activités de la société
civile. Le Gouvernement azerbaïdjanais a réagi en quittant l’ITIE
.
14. Dans son arrêt
Rasul Jafarov c.
Azerbaïdjan, qui concernait l’arrestation et la détention
d’un éminent militant de la défense des droits de l’homme et président
du Club des droits de l’homme en 2014 pour défaut de déclaration
des subventions perçues, la Cour européenne des droits de l’homme
a conclu à plusieurs violations de la Convention (articles 5.1,
5.4, 18, combiné à l’article 5, et 34). Elle a observé notamment
que le cadre législatif relatif au fonctionnement des ONG avait
contraint certaines d’entre elles à exercer leurs activités en marge
de la législation et était devenu «de plus en plus dur et restrictif»
en raison de la mise en place de procédures supplémentaires d’enregistrement
et de déclaration et de lourdes peines
.
15. Le 11 octobre 2017, l’Assemblée, dans ses Résolutions
2184 (2017) et
2185
(2017), a rappelé que le cadre législatif pour les activités
des ONG n’était pas conforme aux normes européennes et a exprimé
son inquiétude face aux poursuites judiciaires lancées contre des
dirigeants d’ONG et le maintien de certains d’entre eux en détention.
Elle a invité les autorités à mettre un terme aux représailles des
militants, à créer un environnement propice aux activités des ONG
et à abroger toute loi restreignant la liberté d’association.
2.3. Turquie
16. La situation de la société
civile en Turquie ne suscitait pas de graves inquiétudes au moment
où mon rapport précédent a été finalisé (sauf pour l’application
de la législation antiterroriste contre certaines organisations
de défense des droits de l’homme et leurs militants), mais les circonstances
ont considérablement changé depuis le coup d’État avorté du 15 juillet
2016. Le 20 juillet 2016, le gouvernement a proclamé l’état d’urgence,
qui a déjà été prorogé à sept reprises, et qui lui confère des pouvoirs extraordinaires.
Le 21 juillet 2016, la Turquie a annoncé qu’elle dérogerait à certaines
obligations de la Convention européenne des droits de l’homme, conformément
à l’article 15. Cette question est examinée dans la
Résolution 2209 (2018) «État d’urgence: questions de proportionnalité relatives
à la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention européenne
des droits de l’homme», basée sur le rapport de notre collègue de
la commission M. Raphaël Comte (Suisse, ADLE)
; dans cette résolution,
l’Assemblée réitérait ses préoccupations au sujet notamment de la
situation des défenseurs des droits de l’homme, de la société civile et
des médias. Rappelons que dans sa
Résolution 2156 (2017) du 25 avril 2017, l’Assemblée a voté la mise en place
d’une procédure de suivi du fonctionnement des institutions démocratiques
turques, cette décision étant motivée par ses inquiétudes liées
aux mesures d’urgence et à leurs effets.
17. De nombreuses mesures prises dans le cadre du régime d’état
d’urgence sur la base des décrets-lois, dont les révocations massives
dans l’appareil judiciaire, le parquet, les universités (notamment
plus de 500 «universitaires pour la paix», qui critiquaient les
opérations militaires dans le Sud-Est), la police, les forces de
sécurité, l’armée et d’autres institutions publiques, ainsi que
la fermeture de chaînes de télévision, de journaux et d’autres médias,
suscitent bien des préoccupations quant à leur compatibilité avec
les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit; elles sont
examinées dans la
Résolution
2209 (2018) et restent suivies avec attention par la commission
de suivi et ses corapporteurs sur la Turquie. Dans son
rapport
sur l’impact de l’état d’urgence sur les droits de l’homme en Turquie,
comprenant une mise à jour sur le Sud-Est (janvier-décembre 2017), publié le 20 mars 2018, le Haut-Commissariat aux droits
de l'homme des Nations Unies (HCDH) conclut que «le prolongement
de l’état d’urgence se traduit par une érosion continue de l’État de
droit et une détérioration de la situation des droits de l’homme»
dans le pays et note que «la détérioration de la situation nationale
des droits de l’homme et le rétrécissement de l’espace politique
et citoyen exigent que la Turquie prenne immédiatement des mesures
pour se conformer à ses obligations découlant du droit international
relatif aux droits de l’homme»
. La situation
de la société civile est inquiétante
.
Lors de ma visite d’information à Ankara, j’ai débattu de cette
question avec des membres de la Grande Assemblée, avec le médiateur
adjoint chargé des droits de l’homme, avec de hauts responsables
du ministère de la Justice et du ministère de l'Intérieur, avec
le directeur général des fondations et avec un grand nombre de représentants d’ONG
et des syndicats de fonctionnaires.
18. Le decrét-loi no 667 du 22 juillet
2016 ordonne la liquidation des organisations «affiliées à la FETŐ/PDY
ou ayant un lien ou un contact
avec elle», dont des associations et des fondations, et stipule
que les avoirs (liquidités, biens meubles, biens immobiliers, dossiers
commerciaux, etc.) des entités concernées sont transférés à l’État
sans la moindre compensation. Sur la base de l’article 2 de ce décret,
1 125 associations et 104 fondations qui étaient soupçonnées de
liens avec la FETŐ/PDY et figuraient dans l’annexe au décret ont été
immédiatement dissoutes, et leurs avoirs confisqués. D’autres associations
et fondations ont été dissoutes au terme de la procédure administrative
simplifiée prévue dans cette disposition (qui accorde des pouvoirs
en ce sens aux ministères compétents)
.
Dans sa
Résolution 2209
(2018), l’Assemblée considère que les répercussions globales
des mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence sur ces organismes
ont été excessives, en raison de leur portée, du caractère indifférencié
du degré de culpabilité allégué et de leurs effets permanents. Les
personnes physiques et morales concernées par ces mesures peuvent
introduire des recours auprès d’une commission spéciale chargée,
entre autres, de se prononcer sur les recours relatifs à des mesures
prises directement par les décrets-lois édictés dans le cadre de
l’état d’urgence. La Commission d’enquête sur les mesures de l'état
d'urgence a commencé à recevoir des recours le 17 juillet 2017 et
ses décisions peuvent être soumises au contrôle juridictionnel.
Au 28 février 2018, elle avait reçu 107 076 demandes et en avait
rejeté 1 126. Dans 100 cas seulement, elle a donné satisfaction
aux requérants. Dans sa
Résolution
2209 (2018), l’Assemblée critique le retard pris pour offrir des
recours effectifs en temps utile, qui a prolongé excessivement les
répercussions des mesures d’urgence sur des personnes pouvant avoir été
affectées à tort, et demande que la Commission d’enquête accélère
l’examen des recours en suspens. Malheureusement, au cours de ma
visite à Ankara, je n’ai pas eu la possibilité de rencontrer les
membres de la Commission, car notre réunion a été annulée sans préavis.
19. Selon un récent rapport de la Plate-forme conjointe des droits
de l’homme en Turquie (IHOP)
, à la date du
20 mars 2018, le nombre d’associations fermées s’élevait à 1 419.
Les décisions de fermeture ont été annulées pour 188 associations
ayant déposé des recours administratifs (sur un total de 1 607 associations fermées
sur la base des décrets d’urgence nos 667,
677, 679, 689 et 695); durant ma visite à Ankara, les autorités
ont confirmé les chiffres de fermetures et d’annulations de fermeture.
Toujours selon le rapport de l’IHOP, à la date du 28 février 2018,
les décisions de fermeture avaient été annulées pour 23 des 168 fondations
fermées sur la base des décrets d’urgence nos 667,
689 et 695; par conséquent, le nombre total de fondations fermées
s’élevait à 145. D’après les autorités, les associations et fondations
fermées œuvraient dans différents secteurs, notamment les questions
sociales, le tourisme, la culture, les médias ou l’éducation, et
leurs activités ne se limitaient pas à une zone géographique précise
(alors que les ONG ont été davantage fermées dans des grandes villes
comme Ankara et Istanbul); elles avaient été créées et/ou infiltrées
par des organisations terroristes et ont été fermées sur la base
d’informations reçues des services de renseignement et de gouverneurs
locaux. La plupart d’entre elles n’ont pas saisi la Commission d’enquête
(seules quelques 150 l'ont fait sur plus de 1 400 associations fermées).
Aucune n’a porté plainte auprès du médiateur. En cas d’annulation
de la décision de fermeture, les avoirs de l’association ou de la
fondation étaient restitués. Au total, la Turquie compte aujourd’hui
près de 113 000 associations et plus de 5 000 fondations.
20. Selon la Commission de Venise, le fait de liquider des associations
et des fondations soupçonnées de lien ou de contact avec la FETŐ/PDY
sur le fondement du décret d’urgence no 667
constitue une grave ingérence dans l’exercice de plusieurs droits
consacrés par la Convention européenne des droits de l’homme, en
l’occurrence le droit à la liberté d’association (article 11 de
la Convention) et le droit au respect de ses biens (article 1 du
Protocole no 1 à la Convention (STE no 9)).
La Commission de Venise regrette également que les associations
aient été dissoutes au lieu d’être provisoirement suspendues
.
Lesdites mesures ont été aussi fermement critiquées par le Commissaire
aux droits de l’homme, la Conférence des OING
et
l’Assemblée elle-même. Cette dernière, dans sa
Résolution 2156 (2017), a appelé les autorités turques à «s’abstenir de prendre
des mesures radicales, notamment à l’encontre (…) des ONG, sur la
base de vagues critères de “lien” allégué avec une organisation
terroriste sans preuve et en l’absence de décision judiciaire» (paragraphe 27.4).
21. De surcroît, des cas de harcèlement judiciaire ou d’arrestation
arbitraire
de
certains défenseurs des droits de l’homme et journalistes ont été
signalés à plusieurs reprises. Des poursuites judiciaires ont été lancées
contre les dirigeants de la section turque d’Amnesty International.
Le 6 juin 2017, son président, Taner Kiliç, a été arrêté par la
police et inculpé pour «appartenance au groupe Fethullah Gülen»;
il aurait téléchargé ByLock, une application de messagerie utilisée
par les «gülenistes». Le 31 janvier 2018, un tribunal d’Istanbul a
ordonné sa libération conditionnelle. Le procureur a fait appel
et la décision a été infirmée par une autre juridiction. M. Kiliç
reste par conséquent en détention provisoire malgré plusieurs interventions
d’organismes internationaux
et
risque une longue peine d’emprisonnement. Le 5 juillet 2017, c’est
la directrice d’Amnesty International Turquie, Idil Eser, qui a
été arrêtée avec sept autres défenseurs des droits de l’homme turcs
et deux formateurs (un Suédois et un Allemand) lors d’un séminaire
sur l’île de Büyükada, au motif qu’ils auraient commis une infraction
au nom d’une «organisation terroriste» sans en être membre. Tous
les dix ont été libérés sous caution le 25 octobre 2017. Des cas
de harcèlement de membres d’autres ONG ont également été signalés.
Le 30 janvier 2018, la police a perquisitionné les domiciles et
lieux de travail et arrêté 11 membres du Conseil central de l’Association
médicale turque (TTB) sur la base de dispositions antiterroristes.
Ces faits ont eu lieu quelques jours après que la TTB eut critiqué
publiquement l’opération «Rameau d’olivier» de l’armée turque à
Afrin, dans le nord de la Syrie. Bien que les membres de la TTB
aient été libérés après sept jours, ils sont toujours visés par
une enquête pénale. De plus, fin janvier 2018, plusieurs membres
de l’Association des droits de l’homme, dont les directeurs avaient
déjà fait l’objet d’une enquête ouverte sur la base de la législation
antiterroriste, ont été arrêtés et détenus en réaction à leurs propos
sur les réseaux sociaux critiquant l’opération d’Afrin
.
Comme je l’ai appris pendant ma visite à Ankara, les associations LGBTI
– comme Kaos GL et Pinklife – ont subi une restriction de leurs
activités à la suite de la décision du gouverneur local d’Ankara
de leur interdire d’organiser des événements publics. À Istanbul,
elles se sont vu interdire d’organiser la marche annuelle des fiertés
gay et trans. De manière générale, presque tous mes interlocuteurs
représentant des ONG se sont plaints du rétrécissement de l’espace
dévolu à la société civile, qui est dû au grand nombre de fermetures
d’ONG (à leurs yeux, il s’agit surtout de celles qui œuvrent principalement
pour la protection des droits des enfants ou des femmes ou qui travaillent
sur les questions humanitaires dans le Sud-Est ainsi que des groupes
d’avocats spécialisés dans les droits de l’homme), aux longs audits
concernant certaines d’entre elles et aux enquêtes ouvertes sur
leurs membres. Ils ont souligné que de nombreux militants avaient
été placés en détention (dans la plupart des cas pour avoir participé
à des manifestations pacifiques et pour leurs commentaires critiques
sur les réseaux sociaux) et qu’ils faisaient désormais l’objet d’une
interdiction de voyager. Selon eux, il n’existe aucune voie de recours
effective contre les mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence.
Ceux qui ont été révoqués au titre de ces mesures évoquent une «mort
civile», car ils ne peuvent trouver un travail ni dans le pays ni
à l’étranger (du fait de l’interdiction de voyager), sont privés
d’autres droits fondamentaux et leur liberté d’expression est entravée.
2.4. Hongrie
22. Bien que l’Assemblée ne se
soit pas montrée critique à l’égard de la situation de la société
civile en Hongrie dans sa
Résolution
2096 (2016), mon rapport de 2015 faisait état d’un certain nombre
de problèmes, comme l’existence d’une «défiance générale et mutuelle
entre les ONG et les autorités», les campagnes de diffamation organisées
dans les médias et les perquisitions et poursuites judiciaires dont
sont victimes les ONG gérant le programme «Fonds pour les ONG»,
financé par l’Espace économique européen, et certaines ONG qui reçoivent
des subventions de ce programme
. Depuis, même si la plupart des
procédures intentées contre ces ONG ont été annulées ou achevées
début 2016, certains responsables politiques hongrois, y compris
le Premier ministre, Viktor Orbán, ont fait d’autres déclarations
critiques dans les médias au sujet des ONG défendant les droits
de l’homme. Open Society Foundations, fondée par le financier milliardaire
George Soros, est la cible d’une campagne particulièrement féroce
dont l’un des volets est une campagne d’affichage virulente financée
par le parti de Viktor Orbán, le Fidesz
. D’après le rapport du rapporteur
spécial des Nations Unies, M. Michel Forst, les organisations hongroises
de défense des droits de l’homme sont contraintes d’exercer leurs
activités dans un environnement de plus en plus polarisé et politisé,
tandis que l’État cherche à discréditer leur action en engageant
à leur encontre des poursuites pénales fabriquées de toutes pièces
. En outre, le
13 juin 2017, le parlement a adopté une loi – la «loi sur la transparence
des organisations recevant de l’aide de l’étranger» – qui oblige
les ONG bénéficiant de fonds de l’étranger (associations et fondations)
à en déclarer le montant exact si cette aide dépasse 7,2 millions
de forints (soit près de € 24 000) et à s’enregistrer en tant qu’
«organisation recevant de l’aide de l’étranger» sous peine d’amende
pouvant atteindre environ € 3 000, de dissolution ou de radiation.
Cette loi est entrée en vigueur le 27 juin 2017, malgré les critiques
émises par plusieurs instances du Conseil de l’Europe, dont la Commission
de Venise, le Commissaire aux droits de l'homme, la Conférence des
OING et l’Assemblée elle-même
. De plus, le 13 juillet 2017,
la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction, estimant
que cette loi est contraire au droit de l’Union européenne. Le 7 décembre
2017, elle a renvoyé l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne.
Vingt-trois ONG (dont Amnesty International)
ont déposé une requête
devant la Cour constitutionnelle hongroise et plus de 200 refusent
de se conformer à cette loi. En décembre 2018, 14 ONG ont saisi
la Cour européenne des droits de l’homme, invoquant le droit au
respect de la vie privée et familiale, à la liberté d’expression
et à la liberté d’association et l’interdiction de la discrimination.
23. Le 13 février 2018, avant les élections législatives du 8 avril
2018, le gouvernement a déposé une série de trois projets de loi,
dite paquet législatif «Stop Soros» (T/19774, T/19775 et T/19776),
qu’il justifie en affirmant que l’immigration massive représente
un grave risque sécuritaire pour le pays. Ce paquet vise à limiter
les activités des ONG qui travaillent sur les questions d’asile
et de migration. S’il est adopté, les ONG qui reçoivent des fonds
de l’étranger et qui passent pour «promouvoir une immigration massive»
ou «soutenir l’immigration clandestine» auront l’obligation, entre
autres, de s’enregistrer auprès d’un tribunal pour reconnaître l’illégalité
de cette activité et de rendre cette information publique (sur leur
site internet et dans toute publication). Leur activité devra être
approuvée par le ministre chargé de l’immigration et des réfugiés, qui
pourra leur refuser son autorisation en cas de «risque pour la sécurité
nationale». Tous les revenus étrangers alloués à ces organisations
seront soumis à une taxe de 25 % et devront être virés sur un compte bancaire
distinct, qui sera contrôlé par le parquet et la Banque centrale.
Le non-respect des règles pourrait être sanctionné par une amende
de 200% des revenus étrangers ou par la dissolution de l’organisation.
Les ONG seraient également tenues de divulguer aux autorités les
données à caractère personnel de tout tiers auquel elles font des
versements (salariés, entreprises ou partenaires). Par ailleurs,
la nouvelle loi permettrait aux autorités d’exclure du pays les
étrangers qui travaillent sur les questions de migrations et de
réfugiés et d’interdire aux militants hongrois de s’approcher des
zones frontalières. Ce paquet législatif suscite plusieurs préoccupations
quant à sa compatibilité avec les normes internationales relatives
aux droits de l’homme, en particulier le droit à la liberté d’expression
et d’association, le droit à la liberté de mouvement et l’interdiction de
la discrimination. Des critiques ont été exprimées à cet égard par
le Comité des droits de l’homme des Nations Unies, le Haut-Commissaire
des Nations Unies pour les réfugiés, le Commissaire aux droits de l’homme
du Conseil de l'Europe, la présidente de la Conférence des OING
et un grand nombre d’ONG internationales
. Lors de sa réunion du 14 mars 2018
à Paris, la commission a décidé de saisir la Commission de Venise
d’un avis sur la compatibilité du paquet gouvernemental «Stop Soros»
avec les normes internationales relatives aux droits de l’homme.
La Commission de Venise prévoit d’adopter son avis pendant sa session
plénière de juin 2018.
2.5. Autres États membres du Conseil de
l'Europe
24. Ces deux dernières années,
la situation de la société civile dans d’autres États membres a
suscité des inquiétudes, surtout quant à certaines modifications
récentes de la législation, à l’interprétation de celle-ci ou à
des tentatives de réviser la loi pour renforcer le contrôle étatique
sur le financement des ONG. En novembre 2017, Amnesty International
Irlande a reçu l’ordre de rembourser
une subvention de 137 000 euros versée par Open Society Foundations
l’année précédente. L’instance de régulation du Gouvernement irlandais,
la Standards in Public Office Commission (SIPOC), est revenue sur
sa précédente position et a considéré que l’organisation avait violé
le Code électoral de 1997 en acceptant une subvention d’un donateur
international «à des fins politiques», c’est-à-dire une campagne
visant à réviser les lois sur l’avortement. En
République de Moldova, en juin
2017, le ministre de la Justice a élaboré des amendements au projet
de loi sur les organisations non commerciales afin d’imposer plusieurs
obligations nouvelles aux ONG obtenant un financement de l’étranger
et engagées dans des «activités politiques». Vu que la plupart des
ONG moldaves reçoivent des subventions de l’étranger, cette proposition
a été vivement critiquée par le monde associatif. Il semblerait
qu’elle ait été abandonnée en septembre 2017. En
Pologne, le 15 septembre 2017,
le parlement a voté une loi visant à créer un organisme officiel
– l’Institut national de la liberté (NFI) – Centre de développement
de la société civile – dont l’une des tâches consistera à distribuer
des fonds publics aux ONG. Cet organisme sera rattaché aux services
du Premier ministre et chapeauté par un autre nouvel organe, le Comité
pour les affaires d’utilité publique, composé de hauts responsables
de plusieurs ministères. Selon l’OSCE/BIDDH, cette loi aurait dû
prévoir davantage de garanties contre les ingérences potentielles
du gouvernement dans les travaux du NFI et pourrait se traduire
par une centralisation de la distribution des fonds publics aux
organisations de la société civile. De plus, le gouvernement souhaitait
initialement que le NFI distribue des fonds provenant de l’Espace
économique européen, mais le Gouvernement norvégien y était opposé
et une solution de compromis semble avoir été trouvée en octobre
2017
.
25. En
Roumanie, une proposition
de loi visant à modifier l’ordonnance no 26/2000
sur les associations et les fondations (L140/2017 du 21 mars 2017)
a été déposée par deux membres du parlement en mars 2017. Elle a
été adoptée tacitement par le Sénat le 21 novembre 2017 et se trouve
maintenant devant la Chambre des députés. Elle est axée surtout
sur les associations, les fondations et les fédérations reconnues
d’utilité publique et instaure des obligations de déclaration financière
supplémentaires à tous ces organismes. En vertu du projet, toute
association, fondation ou fédération serait obligée de déclarer
ses revenus et ses dépenses deux fois par an, sous peine de voir
ses activités suspendues pendant 30 jours; en cas de non-respect persistant,
elle s’exposerait à une procédure de dissolution immédiate. Le Gouvernement
roumain a émis des critiques (il a rendu un avis négatif sur la
proposition de loi), tout comme 70 ONG roumaines, qui ont adressé une
lettre ouverte aux dirigeants du Parti social-démocrate (au pouvoir)
en novembre 2017. Le 11 décembre 2017, le Conseil d’experts de la
Conférence des OING du Conseil de l'Europe a rendu un avis critique
sur la proposition de loi no 140/2017
. Par ailleurs, à la suite de
la demande de la commission en décembre 2017, la Commission de Venise,
conjointement avec l’OSCE/BIDDH, a rendu un avis lors de sa session
plénière de mars 2018. Elle a conclu que les obligations de déclaration
financière proposées et les sanctions prévues en cas de non-respect
étaient de toute évidence superflues et disproportionnées au regard
de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme
et devraient être supprimées. Elles représentent en outre des dangers
pour les droits en matière de respect de la vie privée des donateurs.
L’avis critique la liste exhaustive et figée d’activités rendant
les associations/fondations éligibles au statut d’organisation d’utilité
publique et qui exclut la démocratie, les droits de l’homme, l’État
de droit et la lutte contre la corruption. Il conclut également que
l’interdiction imposée aux associations/fondations reconnues d’utilité
publique de se livrer à des activités politiques est trop large
et que la proposition de loi devrait faire l’objet d’une vaste consultation
publique
.
26. En
Ukraine, l’adoption,
le 23 mars 2017, de la loi no 1975-VIII
modifiant la loi sur la prévention de la corruption a suscité un
tollé, car ce texte oblige les militants anticorruption à soumettre
des déclarations électroniques sur leur patrimoine au même titre
que les agents de l’État ou les fonctionnaires, même s’ils ne reçoivent
pas de financement public. Ces dispositions ont été critiquées en
particulier par le Commissaire aux droits de l’homme
.
Elles sont entrées en vigueur le 1er avril
2018. Par ailleurs, en juillet 2017, l’administration présidentielle
a soumis au parlement deux projets de loi (nos 6674
et 6675) visant à modifier certaines lois ainsi que le Code des
impôts en vue d’assurer la transparence du financement d’organisations
de la société civile. Ces projets de loi imposent de lourdes obligations
en matière de rapports sur leur patrimoine à toutes les «associations
publiques» (dont le nombre dépasse 77 000) et à certains de leurs
salariés. D’après les autorités, ces mesures sont nécessaires pour
améliorer la publicité des informations concernant le financement
des associations publiques. En mars 2018, la Commission de Venise
et l’OSCE/BIDDH ont adopté un avis, dans lequel ils estiment que
le nouveau système de divulgation de l’information financière serait
contraire aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, à
savoir la liberté d’association, le droit au respect de la vie privée
et l’interdiction de la discrimination
. Ils notent entre autres que
les associations seraient tenues de présenter plus de rapports que
les entreprises, les organisations caritatives, les fondations ou
les organisations professionnelles. Les nouvelles obligations de
déclaration concerneraient spécifiquement les donateurs internationaux
et ne respecteraient pas leur souhait de conserver l’anonymat. Les
sanctions prévues en cas de non-respect des nouvelles obligations
– perte du statut d’organisation à but non lucratif, assortie de
pénalités fiscales et d’amendes – sont trop lourdes. En conséquence,
la Commission de Venise et l’OSCE/BIDDH ont appelé les autorités
ukrainiennes à revoir les nouvelles exigences des deux projets de
loi ou, à tout le moins, à les réduire considérablement pour assurer
leur légitimité et leur proportionnalité, et à «mener des consultations
effectives ouvertes» avec la société civile et le grand public.
Ils ont également exhorté les autorités à supprimer d’urgence l’obligation
de déclaration en ligne pour les militants anticorruption. Les autorités
ont annoncé qu’elles abrogeraient ces dispositions.
27. En outre, les bureaux de certaines ONG ukrainiennes ont été
perquisitionnés en octobre 2017, au motif que ces organisations
étaient impliquées dans les activités d’«agents du Kremlin». Le
11 octobre, notamment, les bureaux de l’organisation caritative
«Patients d’Ukraine» ont été perquisitionnés et des documents confisqués,
alors qu’aucun détournement de fonds n’a jamais été mis en évidence
au cours d’un audit. Ses dirigeants étaient soupçonnés de financer
les «républiques populaires» autoproclamées de Donetsk et de Lougansk.
28. D’autres cas problématiques ont été signalés par le Conseil
d’experts sur le droit en matière d’ONG de la Conférence des OING
en Grèce (en raison de retards dans l’enregistrement d’associations
de groupes revendiquant le statut de groupe minoritaire), en République
de Moldova (retards ou non-enregistrement de certaines associations,
notamment religieuses) et au Royaume-Uni (du fait de diverses mesures
entraînant une disparition de l’espace accordé à la société civile,
comme les mesures antiterroristes affectant les activités de certaines
organisations caritatives). D’après le Commissaire aux droits de
l’homme qui était en fonction à cette date, certaines ONG étaient
la cible de déclarations officielles négatives en Bulgarie, en Hongrie,
dans «l'ex-République yougoslave de Macédoine», en Pologne, en Roumanie,
en Serbie et en République slovaque
. Le rapport susmentionné
de la FRA donne d’autres exemples concernant les États membres de l’Union
européenne.
3. Suites données par le Conseil de
l’Europe à la Recommandation
2086 (2016) de l’Assemblée
29. Dans sa
réponse du 23 novembre 2016 à la Recommandation
2086 (2016) de l’Assemblée, le Comité des Ministres a accueilli de manière positive
la plupart des propositions de l’Assemblée concernant la réaction aux
nouvelles menaces qui pèsent sur le fonctionnement des sociétés
civiles indépendantes. Il a néanmoins regretté que seuls quelques
États membres aient pris part à l’étude initiée en 2010 par le Comité
européen de coopération juridique (CDCJ) sur la mise en œuvre de
la Recommandation CM/Rec(2007)14 du Comité des Ministres. Le CDCJ
compte cependant entreprendre une nouvelle étude sur la mise en
œuvre de cette recommandation. Par ailleurs, en 2014 et 2015, le
Comité des Ministres a consacré des débats thématiques à la liberté
de réunion et d’association. À la suite du débat de 2014, le Groupe
de rapporteurs sur la démocratie (GR-DEM) a examiné la proposition
faite par l’Assemblée de renforcer l’interaction avec les ONG et
a conclu qu’il était possible d’y parvenir en respectant les dispositions
en vigueur, notamment en intensifiant la coopération avec la Conférence
des OING. Le 6 juillet 2016, le Comité des Ministres a adopté une
nouvelle résolution –
CM/Res(2016)3 – sur le statut participatif des organisations internationales
non gouvernementales auprès du Conseil de l’Europe, qui définit
plus clairement les critères d’obtention de ce statut et les moyens
de renforcer la coopération avec l’Organisation. La Conférence des
OING a récemment proposé un projet visant à apporter en amont une
réponse systématique, transparente, fondée sur des recherches plus
fouillées, aux situations potentiellement problématiques. S’il est
mis en œuvre, ce projet instaurera un mécanisme spécial permettant
aux ONG de communiquer rapidement des informations à la Conférence
des OING, notamment sur les pratiques étatiques et la législation
et sur les préoccupations concernant la liberté d’association. Le
Conseil d’experts analysera ensuite ces informations et publiera
son évaluation.
30. Le Comité des Ministres examine également la proposition présentée
dans le rapport 2016 du Secrétaire Général, «
Situation de la démocratie,
des droits de l’homme et de l’État de droit. Un impératif pour la
sécurité de l’Europe», qui vise à réaliser une étude sur les normes applicables
au financement étranger des ONG dans les États membres et, sur la
base des conclusions de cette étude, à envisager la nécessité d’élaborer
de nouvelles lignes directrices du Comité des Ministres
. En outre, le Comité directeur
pour les droits de l’homme (CDDH) du Conseil de l’Europe a établi
un rapport intitulé «Analyse de l’impact des législations, politiques
et pratiques nationales actuelles sur les activités des organisations
de la société civile, des défenseurs des droits de l’homme et des
institutions nationales des droits de l’homme»
.
4. Conclusion
31. L’espace dévolu à la société
civile dans la zone géographique du Conseil de l'Europe s’est réduit
ces deux dernières années. C’est le cas non seulement pour les quatre
États membres du Conseil de l'Europe analysés dans mon rapport précédent
(Azerbaïdjan, Fédération de Russie, Hongrie et Turquie) mais aussi pour
d’autres États. En Azerbaïdjan et en Russie, les nouvelles dispositions
législatives et réglementaires adoptées entre 2009 et 2016 sont
aujourd’hui en vigueur, malgré les critiques de la Commission de
Venise et d’autres organes d’experts internationaux, et leur application
a abouti à la cessation d’activité de nombreuses ONG. En Hongrie,
la loi sur la transparence des organisations recevant de l’aide
de l’étranger adoptée en juin 2017 est également entrée en vigueur,
bien qu’elle ait été critiquée par la Commission de Venise et malgré
les recours déposés aux niveaux national et européen. Le paquet
législatif «Stop Soros», qui doit bientôt être examiné par la Commission
de Venise, suscite lui aussi des préoccupations. En Turquie, près
de 1 600 associations et fondations ont été fermées sur la base
de décrets adoptés dans le cadre de l’état d’urgence ou de mesures
administratives fondées sur ces derniers. Il n’est pas encore démontré
que ces associations et fondations disposent d’une voie de recours
effective contre ces décisions. Le nombre d’ONG fermées, la procédure
appliquée pour les fermer et l’atmosphère générale qui prévaut depuis
le coup d’État avorté sont inquiétants. Les autorités turques invoquent
l’argument de la sécurité nationale, et notamment la lutte contre
le terrorisme, mais, de mon point de vue, ces arguments sont souvent
utilisés contre toute personne critique du gouvernement. Je trouve
que l’utilisation excessive de ces arguments est contre-productive
non seulement pour le bon fonctionnement d’une société démocratique
mais aussi pour la lutte contre le terrorisme. En outre, quelques
autres États membres – comme la Roumanie et l’Ukraine – tentent d’adopter
des mesures législatives qui imposent de lourdes obligations de
déclaration financière aux associations. En Pologne, la création
du NFI distribuant des fonds publics aux ONG a été critiquée car
elle centralise et politise ce processus. Dans de nombreux pays,
les ONG se heurtent à des difficultés pour s’enregistrer et obtenir
des fonds en faveur de leurs activités. Leurs dirigeants font l’objet
d’un harcèlement judiciaire ou administratif ou sont victimes de
graves violations des droits de l’homme, tels que des mauvais traitements
ou des arrestations arbitraires; je ne doute pas que cette question
sera examinée en détail par le rapporteur de la commission chargé
du rapport «Assurer la protection des défenseurs des droits de l’homme dans
les États membres du Conseil de l'Europe»
.
32. Dans ce contexte, je tiens à rappeler les recommandations
du Haut-Commissaire aux droits de l’homme, qui a souligné en 2016
qu’il fallait cinq éléments clefs afin «de créer et de maintenir
un environnement sûr et favorable pour la société civile (…): un
cadre juridique solide, conforme aux normes internationales, et
un système national de protection des droits de l’homme robuste
sauvegardant les libertés publiques et garantissant un accès effectif
à la justice; un climat politique favorable à l’action de la société
civile; un accès à l’information; des possibilités ouvertes à la
société civile de participer aux processus décisionnels; et un appui à
long terme et des ressources pour la société civile»
.
Ces recommandations sont soutenues par le Conseil des droits de
l’homme des Nations Unies dans sa Résolution du 1er juillet
2016 «Champ d’action de la société civile»
.
Je suis absolument convaincu que l’Assemblée devrait elle aussi
leur apporter son soutien et appeler les États membres du Conseil
de l'Europe à adopter les mesures nécessaires à leur mise en œuvre.
33. En ce qui concerne le cadre juridique régissant les activités
des ONG, les exemples mentionnés dans le présent rapport montrent
qu’il existe une tendance croissante à proposer et même à adopter
des lois qui ne respectent pas les normes internationales relatives
aux droits de l’homme. Certaines de ces lois sont discriminatoires,
car elles visent à limiter le financement étranger des ONG, ce qui
peut avoir un effet extrêmement préjudiciable sur leur action globale.
S’agissant de l’accès à l’information et de la participation aux
processus décisionnels, les ONG n’ont pas toujours été consultées
sur le texte de loi proposé qui concernait leur statut. Enfin, pour
ce qui est du climat politique favorable à l’action de la société
civile, les campagnes de dénigrement dans les médias et l’utilisation
d’une terminologie qui délégitime les acteurs de la société civile
(«agents étrangers» ou «organisations indésirables» en Russie, «terroristes»
ou «gülenistes» en Turquie, discours et affiches «anti-Soros» en
Hongrie) accentuent la mauvaise image de la société civile dans l’opinion
publique et dissuadent la société civile d’exercer ses libertés
fondamentales. La disponibilité de financements est un enjeu crucial
dans ce contexte. Soyons honnêtes: sans accès à des fonds, aucun
travail sérieux n’est possible pour les ONG. Les exemples cités
plus haut montrent que plusieurs États membres du Conseil de l'Europe
ont proposé et/ou promulgué des lois qui limitent les activités
et le financement de la société civile. Cela dénote une tendance
inquiétante, qui devrait être suivie attentivement par les organes compétents
de l’Organisation, et soulève la question de savoir si – et dans
quelle mesure – les ONG devraient (aussi) recevoir des fonds publics
pour rester «indépendantes», c’est-à-dire pour pouvoir exercer pleinement leurs
droits et libertés découlant des articles 10 et 11 de la Convention
européenne des droits de l’homme. En tout état de cause, les donateurs
privés ne doivent pas être victimes d’actes d’intimidation ni découragés
par d’autres moyens.
34. Pour conclure, la situation des ONG dans les États membres
du Conseil de l’Europe exige un surcroît d’attention de l’Assemblée.
Les propositions que je fais dans les projets de résolution et de
recommandation vont dans ce sens.