1. Introduction
1. Pendant près de vingt ans,
l’Union européenne (UE) a élaboré une législation et des politiques
visant à créer un régime d’asile européen commun. L’objectif déclaré
était de mettre en place «des normes élevées et une coopération
renforcée pour s’assurer que les demandeurs d’asile sont traités
de manière égale dans un système ouvert et équitable, quel que soit
le lieu où ils déposent leur demande»
. Sur la base de la Charte des droits
fondamentaux de l’Union européenne
, de la Convention européenne des
droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»)
et de la Convention des Nations Unies
de 1951 relative a statut des réfugiés («Convention de Genève»)
et son Protocole de 1967
, l’UE a ainsi élaboré des normes
plus élevées en s’appuyant sur la législation de l’UE.
2. Tout en élaborant des normes internes, l’UE a également développé
la dimension extérieure de la législation européenne sur les migrations,
en mettant principalement l’accent sur la lutte contre la migration irrégulière.
Elle coopère à cet effet avec de nombreux pays d’origine et de transit
en Afrique, en Europe du Sud-Est et au Moyen-Orient, ainsi qu’avec
l’Afghanistan et l’Asie. Au départ, cette coopération reposait principalement
sur des accords bilatéraux, mais à présent celle-ci a évolué vers
un recours accru à la compétence extérieure de l’UE telle que prévue
à l’article 216 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
(TFUE) pour conclure des accords internationaux, afin de renforcer
leur capacité à coopérer avec ces pays tiers.
3. Sur la base de l’Approche globale de la question des migrations
et de la mobilité
, différentes formes de coopération
ont été convenues d’un accord commun avec des pays tiers: partenariats
pour la mobilité, programmes communs pour les migrations et la mobilité,
accords de réadmission et, plus récemment, partenariats globaux
(pactes). La coopération comprend des accords sur le renforcement
des contrôles aux frontières et la réadmission des migrants sans
papiers en échange d’avantages commerciaux, d’un soutien financier,
d’une aide au développement, de la facilitation de la délivrance
de visas et de la réinstallation des réfugiés. Dans son Cadre du
partenariat pour les migrations de 2016
, cependant, l’Union européenne a changé
d’orientation stratégique et encouragé les sanctions pour non-coopération,
en réduisant les fonds, les échanges ou l’aide au développement
(«moins pour moins»), au détriment des incitations positives («plus
pour plus»).
4. Le Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique
est l’un des instruments de financement
principaux destinés à soutenir la mise en œuvre du Cadre de partenariat
en matière de migration. Ce fonds, conçu comme un instrument d’urgence,
est néanmoins majoritairement financé par l’aide publique au développement
(APD), en principe prévue pour le financement de programmes de développement
sur le long terme.
5. L’Assemblée parlementaire a adapté sa position sur l’externalisation
des procédures d’asile en fonction de l’évolution de la situation
et des problèmes qui se posent. Dans sa
Résolution 2000 (2014) sur l’arrivée massive de flux migratoires mixtes sur
les côtes italiennes, elle a soutenu la suggestion faite par le
ministre italien de l’Intérieur visant à établir des camps en Afrique
du Nord pour traiter les demandes d’asile, mais a exprimé les préoccupations
suivantes dans sa
Résolution 2109
(2016) sur la situation des réfugiés et des migrants dans le
cadre de l’Accord UE-Turquie du 18 mars 2016: «L’accord UE-Turquie
soulève
plusieurs questions importantes en matière de droits de l’homme,
tant sur le fond que sur le plan de sa mise en œuvre immédiate et
ultérieure» et «la rétention des demandeurs d’asile dans les “hotspots”
des îles de la mer Égée pourrait être incompatible avec les exigences
de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), notamment
en raison des vices de procédure qui entachent le fondement juridique
de la rétention et du caractère inapproprié des conditions de rétention»
.
6. Ces déclarations peuvent paraître contradictoires sur le fond,
mais les positions de l’Assemblée ont toujours été fondées sur l’hypothèse
qu’il faut trouver des solutions pour améliorer la gestion des migrations
et alléger la pression aux frontières de l’Europe. Une partie de
ces solutions réside hors des frontières de l’Europe, et leur application
réduirait le nombre de migrants risquant leur vie pour gagner l’Europe.
Toutefois, les solutions externes ou extraterritoriales sont seulement
envisageables si elles prévoient la mise en place de garanties suffisantes
du respect du droit des migrants à des procédures d’asile adéquates
et de leurs autres droits fondamentaux et qu’elles ne soient pas
uniquement motivées par l’objectif de s’affranchir de la responsabilité
partagée des États membres européens de réinstaller les réfugiés.
7. L’Assemblée se doit par conséquent de prendre également en
considération la situation des droits de l’homme dans les pays où
l’UE propose la création de «hotspots» (centres de tri et d’identification)
en dehors de ses frontières pour traiter les demandes d’asile. Ce
dernier aspect constitue toutefois le cœur du futur rapport de mon
collègue, M. Domagoj Hajduković, sur les conditions juridiques et
pratiques du traitement extraterritorial des demandes d’asile
,
lequel examinera les possibilités d’instaurer des procédures d’asile
de ce type. Mon rapport, comme l’indique son titre, se concentre
sur les preuves concrètes de failles dans les systèmes prévoyant
plus ou moins de «déléguer» le traitement aux autorités des pays
extérieurs à l’UE au lieu de laisser les États membres gérer eux-mêmes
ce traitement dans un pays tiers.
8. Ce rapport a été enrichi par des échanges de vues au sein
de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées
qui s’est tenue en janvier et en avril 2018, à laquelle ont participé
le bureau du Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires
étrangères et la politique de sécurité de la Commission européenne,
le chef de la mission de l’Organisation internationale pour les
migrations (OIM) en Libye et le directeur pour l’Europe d’Amnesty
International. J’ai également effectué une mission d’enquête en Turquie
les 31 mai et 1er juin 2018, qui m’a
permis d’obtenir des informations de première main et à jour sur
la mise en œuvre de l’accord UE-Turquie deux ans après sa signature,
dont j’ai rendu compte à l’époque. Je tiens à remercier la délégation
parlementaire turque pour sa coopération. J’ai ainsi pu tenir des
réunions avec tous les ministères compétents et me rendre au centre
de réadmission de Kırklareli. Au cours de ma visite, j'ai eu des
entretiens avec l'Organisation internationale pour les migrations
(OIM), le HCR, ainsi qu'avec Amnesty International, des ONG de défense
des droits des réfugiés et des avocats.
2. Cadre de l’Union européenne en matière
d’asile et de migration
9. Les normes juridiques actuelles
de l’UE énonçant le droit fondamental à l’asile sont énoncées dans
la Directive 2013/32/EU relative aux procédures d’asile
, la Directive 2013/33/UE établissant
des normes pour l’accueil
, la Directive 2011/95/UE relative
aux normes
(actuellement en voie de révision),
ainsi que dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.
L’application de ces instruments devra de toute façon être conforme
à la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi qu’à la
Convention de Genève.
2.1. Extension
des normes de l’Union européenne
10. Parmi les 19 États membres
du Conseil de l’Europe qui ne sont pas membres de l’UE, beaucoup
ont entamé une procédure d’adhésion à l’Union ou coopèrent étroitement
avec celle-ci à un titre ou à un autre. Bon nombre de ces pays appliquent
par conséquent peu ou prou la législation et les politiques de l’UE.
Certains, comme la Norvège, contribuent au financement de programmes
de l’UE alors qu’ils ne sont même pas candidats à l’adhésion
. La Norvège a récemment aussi apporté
la preuve de son profond attachement au respect des droits fondamentaux
des réfugiés, notamment lorsque sa Cour suprême a rendu le 28 mars 2018 un
arrêt stipulant que seul «le changement profond et durable» de la
situation dans le pays d’origine pourrait justifier la cessation
du statut de réfugié
.
11. Certains États membres du Conseil de l’Europe n’appartenant
pas à l’UE, au nombre desquels la Fédération de Russie et la Turquie
sont des pays de transit importants pour les migrants. La Turquie
abrite actuellement 3,4 millions de réfugiés syriens enregistrés
et
s’est vu allouer, à la mi-octobre 2017, 2,9 milliards d’euros au
titre de la facilité de l’UE en faveur des réfugiés en Turquie
. Les États du Conseil de l’Europe
non membres de l’UE sont tenus par les dispositions de la Convention
européenne des droits de l’homme et, par conséquent, soumis à l’interdiction
de pratiquer le refoulement au titre de l’article 3 de cet instrument.
De plus, la Convention de Genève s’applique elle aussi dans ces
juridictions, avec encore une limitation géographique en Turquie
qui prévoit que seuls les réfugiés originaires de pays membres du
Conseil de l’Europe peuvent prétendre à ce statut aux termes de
cette convention.
2.2. Prévalence
de normes inférieures en matière de droits de l’homme dans les pays
ne relevant pas de la juridiction de l’Union européenne
12. Dans le cadre de la dimension
extérieure de sa politique migratoire, l’Union européenne a créé
des fonds pluriannuels spécifiques avec des États non membres de
l’UE, en particulier avec des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient
et la Turquie. À l’instar des autres programmes de l’UE, leur mise
en œuvre requiert transparence, suivi et une évaluation, des mécanismes
d’établissement des responsabilités, ainsi qu’une évaluation préalable
et en cours de mise en œuvre de leur impact sur les droits fondamentaux.
13. Dans la plupart des pays partenaires, le niveau des normes
en matière d’asile est inférieur à celui de l’acquis de l’UE dans
ce domaine. Par conséquent, les réfugiés empêchés de se rendre sur
le territoire de l’UE en raison de la coopération extérieure menée
par celle-ci ne sont pas en mesure d’invoquer les mêmes droits que
ceux qu’ils auraient pu obtenir dans l’UE. Dans quelle mesure et
dans quelles circonstances l’UE est-elle responsable des éventuelles
violations des droits de l’homme dans les pays partenaires ? Sur
ce point, il apparaît donc essentiel de déterminer si l’UE, lorsqu’elle
délègue des tâches de contrôle, délègue également des obligations
en matière de droits de l’homme. Et, dans un tel cas, quelles seraient
les normes applicables dans les pays partenaires ? À mon sens, ces
pays tiers devraient au moins se conformer aux normes de la Convention
européenne des droits de l’homme et de la Convention de Genève,
dans leur législation, leurs politiques et leurs pratiques. Les
États membres ne peuvent s’engager dans la coopération sur la migration qu’une
fois ces normes en place, sans prendre le risque de violer les droits
de l’homme fondamentaux des migrants et les réfugiés.
14. Du fait de l’externalisation, les tâches de contrôle de l’immigration
sont de plus en plus accomplies par les pays de transit et de moins
en moins par les États membres eux-mêmes. Bien que cette coopération
ait évolué pour revêtir aujourd’hui la forme de partenariats globaux
avec un grand nombre de pays de transit, on ne sait finalement que
très peu de choses sur ses conséquences réelles
.
Une chose est certaine cependant: ce qui pouvait initialement passer
pour une migration de «transit» s’est mué en une immigration prolongée, voire
semi-permanente, dans la mesure où les migrants sont empêchés de
se rendre dans l’UE ou en sont renvoyés
.
15. Il est possible que ces pays de transit se soient laissés
persuader de réadmettre des migrants ou de les empêcher de voyager
plus loin, mais nous ne savons pas dans quelle mesure les gouvernements
se sentent responsables de ces migrants de transit et les prennent
en charge. Il est clair cependant que les pays concernés concluent
des accords de réadmission avec d’autres pays de transit plus éloignés,
ce qui traduit une volonté d’expulser les migrants en transit, ce
qui implique un risque indirect de refoulement
.
3. Droits
menacés par l’externalisation de la gestion des migrations
16. L’externalisation par l’UE
de ses politiques d’immigration soulève par conséquent des questions essentielles
en matière de droits de l’homme, et plus particulièrement à l’égard
du droit de quitter un pays, de l’accès à l’asile et aux droits
découlant de la Convention de Genève, de l’interdiction du refoulement
et de la privation de la liberté, ainsi que du droit à la dignité
et à l’accès aux besoins de base, ainsi qu’à un recours effectif
dans les pays de transit. Dans le cadre du contrôle de leurs frontières,
les États membres sont tenus de respecter les droits fondamentaux
des migrants protégés par le droit international et de l’UE. Cela
implique aussi que toute coopération externe ayant des conséquences
potentielles pour les droits de l’homme requiert l’établissement
de critères clairs relatifs aux normes qui doivent être respectées
par ces pays tiers, mais aussi des réponses claires aux questions
liées à la responsabilité des États membres et de l’UE en ce qui
concerne le respect des droits de l’homme.
17. La question de la responsabilité de l’UE vise principalement
les migrants empêchés d’accéder au territoire de l’Union ou renvoyés
dans des pays de transit. Quelle est l’incidence de cette coopération
extérieure sur leur accès à une procédure d’asile, leur droit à
la dignité humaine et à un recours effectif et leurs droits découlant
de la Convention de Genève dans ces pays ? À supposer que leurs
droits fondamentaux soient violés dans le pays tiers, de quels recours
juridiques les migrants disposent-ils (ou devraient-il disposer)
contre l’UE ou les États membres de l’UE concernés ?
3.1. Contrôle
aux frontières: sauver des vies au prix d’un risque pour la dignité
humaine et la liberté de mouvement
18. Depuis l’augmentation soudaine
des arrivées dans l’UE de réfugiés en 2015, la prévention et la répression
de la migration irrégulière vers l’UE constituent l’un des rares
domaines dans lesquels les États membres ont trouvé un terrain d’entente,
ce qui explique peut-être l’importance croissante accordée aux moyens
d’empêcher les réfugiés et les migrants en situation irrégulière
de franchir les frontières extérieures de l’UE. L’Union consacre
une part croissante de son budget aux politiques migratoires dans
le domaine du contrôle des frontières, ce qui a notamment permis
d’accroître la capacité et le champ d’action géographique de l’Agence
européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux
frontières extérieures des États membres de l’Union européenne (Frontex).
19. Frontex a lancé le 1er février 2018
une nouvelle opération conjointe pour succéder à l’opération Triton mise
en place en 2014. L’Agence a annoncé que la nouvelle opération comporte,
elle aussi, un volet recherche et sauvetage tout en se concentrant
davantage sur l’application de la loi dans une zone couvrant la Méditerranée
centrale et les flux entrants en provenance d’Algérie, de Tunisie,
de Libye, d’Égypte, de Turquie et d’Albanie. L’opération est également
censée aider l’Italie à réprimer des activités criminelles comme
le trafic de stupéfiants à travers l’Adriatique et à maintenir la
présence de l’Agence dans les hotspots établis dans ce pays en vue
d’enregistrer les migrants. Les navires de FRONTEX continueront
à mener des recherches et à procéder à des sauvetages sous la supervision
des centres compétents de coordination des opérations maritimes.
20. L’un des problèmes liés à l’objectif de l’UE d’améliorer la
situation des droits de l’homme dans les pays partenaires tient
au fait que les programmes concernés semblent être élaborés hors
de tout cadre formel et systématique et visent des améliorations
durables, alors que la coopération relative au contrôle des frontières semble
se fonder sur une base plus structurelle, avec des effets immédiats.
En outre, la coopération sur le contrôle des frontières est dotée
d’un financement beaucoup plus important que celle consacrée à l’amélioration
des droits de l’homme
.
21. Le principal problème en la matière tient à ce que l’établissement
d’un certain niveau de protection n’est pas une condition préalable
à la coopération en matière de contrôle des frontières ou de réadmission
et à l’absence d’un mécanisme de suspension des pays de transit
n’offrant pas un niveau de protection adéquat. La question qui se
pose est donc de déterminer les aspects prioritaires de la coopération
lorsque les droits de l’homme et le contrôle des frontières entrent
en conflit
.
22. Les risques pour les droits de l’homme qu’implique la dimension
externe ne sont pas purement théoriques. Amnesty International,
par exemple, a produit les preuves que «les demandes faites aux
pays tiers d’empêcher les départs irréguliers vers l’Europe mettent
les réfugiés, les demandeurs d’asile et les migrants dans ces pays
en danger de rétention prolongé et arbitraire, de refoulement et
de mauvais traitement
». Beaucoup
de mesures prises contre les trafiquants mènent seulement à un déplacement
des routes du trafic, qui deviennent ainsi plus longues, plus dangereuses
et plus chères
.
3.2. Après
avoir été ballottés de droite à gauche, des migrants pourraient
se retrouver coincés en raison d’accords de réadmission
23. Dans leur Déclaration de New
York sur les réfugiés et les migrants de septembre 2016, les États membres
de l’UE se sont engagés à «promouvoir un partage plus équitable
de la charge et des responsabilités que représentent l’accueil des
réfugiés du monde entier et l’aide dont ils ont besoin, compte tenu
des contributions actuelles et de la différence qui existe entre
les États en termes de capacités et de ressources»
.
24. L’aspect le plus problématique de ce type de coopération est
celui qui concerne les pays de transit. Des accords formels ou informels
de réadmission par un pays de transit débordent le sens étroit du
rapatriement tel qu’il est défini à l’article 63.3.b du traité d’Amsterdam, qui se
réfère à l’obligation d’un État de rapatrier ses propres citoyens.
Pour un pays de transit, il n’existe pas d’obligation juridique
de réadmission d’un citoyen de pays tiers arrivant d’un autre État.
Mais les États membres de l’UE se concentrent de plus en plus sur
les pays de transit, en particulier ceux qui partagent leurs frontières
avec le territoire de l’Union. L’UE envisage donc de créer une «zone
tampon» autour de son territoire en acceptant que les pays voisins
réadmettent les migrants ayant transité par leur territoire pour
se rendre dans l’Union européenne. Cette initiative pourrait déclencher une
dynamique et inciter les pays de transit concernés à limiter le
nombre de migrants entrant sur leur territoire depuis les pays voisins
et quittant ce dernier à destination de l’Union européenne.
25. Les accords de réadmission réduisent les chances pour les
migrants d’invoquer leurs droits fondamentaux dans l’UE, sans pour
autant offrir la moindre garantie d’une protection efficace des
demandeurs d’asile par le pays de transit. Les États membres de
l’UE investissent progressivement dans les systèmes d’asile de leurs
pays voisins, mais l’UE, en sa qualité de partie «requérante» répugne
à négocier avec des pays tiers sur les droits de l’homme dans le
contexte d’accords de réadmission. Ces accords réduisent en outre
la probabilité d’une migration vers un pays de transit depuis un
autre pays voisin non membre de l’UE en raison des restrictions
accrues en matière de visa et/ou du renforcement du contrôle aux
frontières. Pareille situation pourrait aboutir au blocage des migrants
dans un pays de transit encore plus éloigné où il leur sera encore
plus difficile d’obtenir le respect de certaines garanties que dans
le pays partenaire lui-même. Cet effet d’entraînement pourrait aussi
sérieusement réduire les possibilités de mobilité, en particulier
pour les migrants originaires de pays moins riches, et ce faisant
rendre plus compliquées des programmes régionaux tels que ceux menés
dans le cadre de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique
de l’Ouest (CEDEAO).
Ils pourraient
également compromettre les objectifs du Pacte mondial pour des migrations
sûres, ordonnées et régulières et du Pacte mondial sur les réfugiés,
qui sont encore en négociation.
26. Un dernier inconvénient des accords de réadmission tient à
ce qu’ils contraignent un pays de transit à reprendre des migrants
sans papiers en provenance de l’UE, sans pour autant contenir la
moindre disposition concernant la satisfaction des besoins fondamentaux
des intéressés comme le droit au logement, aux soins de santé, à
l’enseignement primaire, au travail et à la protection sociale.
La chaîne potentielle de transit constitue une menace pour le principe
de dignité humaine tel qu’il est consacré par le droit international, notamment
lorsque le migrant n’est pas en mesure de rentrer dans son pays
d’origine. Gardant à l’esprit le risque d’une situation de vide
(juridique) pour la personne renvoyée dans un pays de transit, la
Commission européenne a exhorté les États membres à toujours accorder
la priorité au retour des migrants sans papiers dans leur pays d’origine
, mais la mesure
dans laquelle les États membres se conforment à ce principe n’est pas
claire. On peut d’ores et déjà constater que les États n’ont pas
suivi le conseil de la Commission de ne pas inclure les ressortissants
d’un pays tiers dans les accords de réadmission, dans la mesure
où la nécessité concomitante d’accorder des incitations supplémentaires
compliquerait singulièrement les négociations
. De ce fait
des négociations avec d’importants pays de transit comme le Maroc
sont au point mort, en raison de la volonté de l’UE d’incorporer
des clauses sur la réadmission de citoyens de pays tiers.
27. Le type d'accord sur les migrations habituellement conclu
à l’heure actuelle par l'UE est plus complet, et comporte diverses
sortes d'obligations et de mesures touchant différents domaines
politiques. La nécessité d'une approche générale a conduit à l'adoption
de l'Approche globale de la question des migrations et de la mobilité
(AGMM) censée préserver une politique migratoire intérieure et extérieure
cohérente
. L’Agenda européen
en matière de migration, élaboré en 2015 en raison de la crise européenne
des migrations, confirme le renforcement de l'accent mis sur la
politique migratoire extérieure de l'UE. La Commission européenne
s'est de plus en plus focalisée sur le manque de coopération de
la part des pays partenaires et a fait des propositions en vue de
les encourager à coopérer.
28. Le nouveau Cadre de partenariat publié en juin 2016 vise l’adoption
de «pactes» spécifiques avec des pays partenaires prioritaires,
dans lesquels tous «les instruments, les outils et les leviers sont
rassemblés […] pour mieux gérer les migrations, dans le strict respect
de nos obligations relatives au droit humanitaire et aux droits
de l'homme»
.
Ici, le principe de conditionnalité a été mis au centre de la politique,
ce qui implique que le soutien économique des pays tiers dépend
de leurs performances dans la réadmission et le contrôle des frontières.
La Commission européenne a recommandé la mise en place à la fois
d’incitations positives et négatives, en incluant tous les domaines
politiques de l'UE à l'exception de l'aide humanitaire. Avec ces solutions
sur mesure, le caractère informel de la coopération s'est accru,
de sorte que les droits de l'homme ne sont pas toujours explicitement
abordés et que la transparence et le contrôle démocratique font
défaut. Ces omissions constituent des obstacles évidents à la légitimité
des décisions et à l'établissement de la responsabilité de l'UE
et de ses États membres.
3.3. La
dimension interne-externe: le concept de «pays tiers sûr»
29. La redéfinition et l’application
obligatoire du concept de pays tiers sûr font peser une menace importante sur
le partage des responsabilités énoncées dans la Déclaration de New
York. Ce partage, même s’il semble avoir été accepté par les États
membres au cours des négociations du projet de Règlement sur les
procédures d’asile, se heurte aujourd’hui à des difficultés dues
à des différences au niveau de l’interprétation nationale et au
système actuel de compétences mixtes (exercées à la fois par les
pays individuels et par l’UE).
30. Lorsque le retour s’inscrit dans le contexte de ce concept
de pays tiers sûr, les demandes d’asile ne sont pas examinées par
un État membre de l’UE et, par conséquent, dépendent de l’efficacité
du système d’asile en place dans l’État tiers en question. La Déclaration
UE-Turquie repose sur la présomption que la Turquie est un pays
tiers sûr pour les réfugiés et, dans un certain nombre de cas, les
juges grecs ont appliqué ce concept dans le cadre du traitement
des demandes d'asile de réfugiés en provenance de Turquie. De nombreux
États membres de l’UE aspirent à adopter la même approche à l’égard
des pays d’Afrique du Nord. Pourtant, lesdits pays ne sont même
pas tenus par la Convention européenne des droits de l’homme et
ne disposent pas non plus d’un système d’asile et d’accueil satisfaisant.
Les accords de réadmission en vigueur aujourd’hui ne garantissent
pas l’existence d’un régime de protection efficace des demandeurs
d’asile dans le pays de transit.
31. La proposition de nouveau règlement sur l’asile, publiée en
juillet 2016, reflète clairement l’un des objectifs de la conclusion
d’accords de migration avec des pays tiers, à savoir le transfert
de la responsabilité des réfugiés
.
Les principales modifications apportées au concept de pays tiers
sûr tiennent à ce que les États membres sont obligés d’appliquer
le concept de pays tiers sûr, mais sont autorisés à désigner des
pays tiers – autres que ceux figurant sur la liste commune de l’UE
– comme sûrs, à moins que la Commission européenne ne s’y oppose
. En plus, la Commission a proposé d’assouplir
les critères de définition d’un pays tiers sûr. Selon la proposition,
les pays tiers n’ont pas l’obligation de ratifier la Convention
de Genève mais seulement d’en garantir les «droits fondamentaux».
Les critères concernant les liens entre le réfugié et le pays de
transit sont laissés à la discrétion des États membres.
32. Ces modifications ont augmenté le risque pour les réfugiés
d’être livrés à un État où ils ne bénéficieront pas des pleins droits
de la Convention de Genève et n’auront pas une solution durable,
n’ayant pas la possibilité de construire un nouvel avenir avec leur
famille. Comme déjà prévu dans la résolution de Londres, le concept
devrait être appliqué avant de déterminer les États membres responsables
dans le cadre du Règlement de Dublin
.
Il résulte également de cet état de choses que les membres d’une
même famille ayant voyagé irrégulièrement et bloqués dans un autre
État membre doivent être renvoyés hors du territoire de l’UE où
ils devront demander à bénéficier du regroupement familial, ce qui
le rendra plus compliqué et plus long. Les dispositions relatives
à l’unité de la famille contenues dans le Règlement de Dublin seraient
par conséquent, dans de nombreux cas, dénuées de sens.
33. Les 22 et 23 juin 2017, le Conseil européen a explicitement
fait le lien entre son ambition de conclure des accords de migration
avec les pays tiers et le concept de pays tiers sûr. Tout en donnant
des instructions aux ministres de la Justice et des Affaires intérieures,
il a convenu que «pour renforcer la coopération avec les pays tiers
et prévenir de nouvelles crises, le concept de ‘pays tiers sûr’
devrait être aligné sur les exigences de la Convention de Genève.
Dans ce contexte, le Conseil européen demande que les travaux sur
une liste communautaire de pays tiers sûrs soient poursuivis (...)
Le Conseil européen invite le Conseil à poursuivre les négociations
sur cette base et modifier les propositions législatives si nécessaire,
avec l'aide active de la Commission
». La proposition d'amendement plutôt que
d'adoption de la proposition suggère que les États membres étaient
loin d'être d'accord. L'objectif déclaré du concept de pays tiers
sûr, de renforcer la coopération avec les pays tiers, semble impliquer
un élargissement plutôt qu'une restriction de sa portée.
3.4. L’obligation
de non-refoulement doit être assortie de garanties de réparation
effectives
34. Jusqu’à présent, les recours
contre le refoulement n’ont été possibles qu’à l’encontre de pays spécifiques,
car l’Union européenne elle-même ne pourrait être traduite devant
la Cour européenne des droits de l’homme que si elle décidait finalement
de ratifier la Convention telle qu’elle a été négociée entre les
deux organisations pendant plusieurs années. Parallèlement, en février
2017, la Cour de justice européenne s’est déclarée incompétente
pour juger les actions intentées contre l’Accord UE-Turquie par
deux ressortissants pakistanais et un ressortissant afghan, décidant
que l’accord avait été conclu par les chefs d’État et de gouvernement
et non par l’institution elle-même.
35. Plusieurs allégations de violation du principe de non-refoulement
par les États membres en vertu de l’article 4 du Protocole no 4
de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 46)
ont été traitées par la Cour européenne des droits de l’homme, la
plus importante à ce jour étant l’affaire
Hirsi
Jamaa c. Italie en 2012. L’Italie avait renvoyé des réfugiés
en Libye. L’arrêt indique que: «Dès l’instant où un État, par le
biais de ses agents opérant hors de son territoire, exerce son contrôle
et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction,
pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître
à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention
qui concernent son cas.» Par conséquent, même s’il n’existe pas de
juridiction formelle, la Cour reconnaît aussi la responsabilité
en cas de juridiction de fait
par
le biais d’un contrôle de fait. Une autre décision sur la violation
du Protocole no 4 a été prononcée contre
l’Italie et la Grèce en 2014 dans l’affaire
Sharifi
et autres .
36. L'Espagne a également été reconnue coupable d'avoir enfreint
l'interdiction de l'expulsion collective en vertu de l'article 4
du Protocole no 4 et de l'article 13
de la Convention en raison de son contrôle aux frontières de Melilla.
Ces cas concernent la politique
de refoulement de l'Espagne au Maroc. Un groupe de migrants subsahariens
a réussi à escalader les trois clôtures, mais a été immédiatement
appréhendé par la garde civile espagnole et remis aux autorités
marocaines, sans vérification de leur identité ni possibilité d'expliquer
leur situation. Les autorités espagnoles ont fait valoir que les
événements s'étaient produits hors de leur juridiction: les migrants
n'ayant pas franchi le point de passage de la frontière à Melilla,
ils n'étaient pas entrés sur le territoire espagnol. La Cour européenne
des droits de l'homme a cependant rappelé sa compétence telle qu'elle
a été établie dans l'arrêt
Hirsi et
a précisé que les États membres ne peuvent échapper à leur responsabilité
par une interprétation particulière de leur compétence. Les États
membres ne sont donc pas autorisés à déplacer leurs frontières vers
l'intérieur afin d'empêcher les demandeurs d'asile de déposer une demande.
Après le renvoi de l'affaire devant
la Grande Chambre, le Commissaire aux droits de l'homme du Conseil
de l’Europe a présenté ses observations écrites, dans lesquelles
il confirmait la violence contre les migrants et l'absence de tout
examen individuel ou droit à un recours effectif.
37. L'Espagne évite l'accueil de demandeurs d'asile à ces frontières
grâce à une coopération bilatérale avec le Maroc, qui empêche activement
les migrants subsahariens de s'approcher des barrières de Melilla
et de Ceuta. Cette coopération est basée sur les avantages offerts
par l'Espagne, y compris un soutien financier substantiel. Le fait
que les accords bilatéraux ne s'accompagnent pas de garanties sur
le traitement et les droits des réfugiés sur le territoire marocain
peut conduire à des situations dans lesquelles les demandeurs d'asile et
les réfugiés ne peuvent invoquer leurs droits en vertu de la Convention
européenne des droits de l’homme ou de la Convention de Genève.
Ce n'est pas un cas isolé: d’autres pays coopèrent à leurs frontières,
ce qui réduit la protection des demandeurs d'asile et des réfugiés,
par exemple la coopération entre la Pologne et l'Ukraine, la Hongrie
avec la Serbie et la Bulgarie et la Grèce avec la Turquie.
38. L'arrêt Hirsi indique
clairement que les États membres qui exercent un contrôle effectif
sur les migrants doivent veiller à ce que leurs actes n'entraînent
pas de refoulement au titre de la Convention européenne des droits
de l’homme. La tendance des États membres à déléguer leur action
à des pays tiers pose la question de leur responsabilité dans le
cas d'un lien de causalité entre leur coopération bilatérale et
une violation de la Convention, même s'ils n'ont pas exercé un contrôle
physique direct. Ne pas en assumer la responsabilité impliquerait
que les États membres puissent facilement échapper à leurs obligations
au titre de la Convention en laissant simplement les tierces parties
«faire le travail». Un tel résultat porterait clairement atteinte
à l'efficacité de la Convention.
39. Une autre menace à la protection effective des droits au titre
de la Convention est le passage de procédures juridiquement définies
avec des engagements formels à l’utilisation d’outils informels
permettant une coopération pratique en matière de contrôle des migrations.
Bien que ces arrangements informels ne visent souvent pas à créer
des obligations juridiques en vertu du droit international, ils
ont de sérieuses implications pour la répartition des responsabilités
entre les États et le droit des migrants à la protection. Les droits
des demandeurs d'asile dépendent intrinsèquement de la possibilité
de voir d'éventuelles violations des droits de l'homme évaluées
par un tribunal, mais sans accord formel, il devient très difficile
d'établir d'emblée si un État ou une organisation exerce une juridiction
extraterritoriale et si elle était effectivement d'accord avec un
État tiers pour déléguer certaines fonctions ou certains actes.
40. Une nouvelle requête déposée par le Global Legal Action Network
(GLAN) et l’Association d’études juridiques sur l’immigration (ASGI)
devant la Cour européenne des droits de l’homme au début du mois
de mai 2018 n’a pas encore été enregistrée, mais elle sera intéressante
pour suivre et illustrer les conséquences directes des politiques
d’externalisation de l’UE. L’affaire concerne 17 survivants d’un
accident mortel au cours duquel un bateau transportant des migrants
s’est retrouvé en détresse au large des côtes libyennes. Parmi les requérants
figurent des parents survivants ayant perdu deux enfants dans cet
accident. La requête s’appuie sur des preuves rassemblées par Forensic
Oceanography (recherches océanographiques pour enquêtes judiciaires),
de l’agence Forensic Architecture basée à Goldsmiths, université
de Londres, qui a produit une reconstitution détaillée de l’accident
et des politiques qui en sont à l’origine
.
3.5. L’assistance
au développement en tant qu’outil de gestion des migrations
41. Rendre l’assistance au développement
pour les pays qui en ont besoin conditionnelle au transfert des responsabilités
pour la gestion de l’asile et des migrations pose de multiples problèmes.
La situation des pays concernés pourrait s’en voir détériorer en
raison du manque de capacité suffisante à gérer l’arrivée de migrants dans
le cadre d’un accord, ce qui exerce une pression sur les structures
de gouvernance et crée des tensions parmi les populations nationales,
qui ont l’impression que l’assistance est accordée de manière disproportionnée
aux migrants par rapport à eux. Les droits de l’homme des migrants
peuvent aussi être atteints en raison de normes juridiques moins
élevées dont ils jouissent dans un contexte «externe», et ils risquent
d’être relégués «loin des yeux et loin des droits» de l’autre côté
des frontières de l’UE. Enfin, l’UE elle-même pourrait se trouver
accusée de mauvaise gestion et de violation de droits, dont un grand
nombre ont été créés par elle, si elle reste responsable de la situation
de ces migrants.
42. Les contributions qui constituent Le Fonds fiduciaire d’urgence
pour l’Afrique doivent être conformes au Règlement 2015/323 portant
règlement financier applicable au 11e Fonds
européen de développement et l’Accord de Cotonou, puisque ce Fonds
a été établi dans le cadre du Fonds de Développement européen. Des tensions
concernant les principes de coresponsabilité et de cogestion figurant
dans cet accord, et le principe de responsabilisation réciproque
proclamé dans le Règlement 2015/323, soulèvent des doutes sérieux
quant à la conformité avec ces conditions de certaines des activités
financées, ainsi qu’avec la base juridique du Traité sur la coopération
au développement. On peut également se poser des questions sur la
correspondance de certaines des activités proposées à l’objectif
premier de la coopération au développement de l’UE, c’est-à-dire
la réduction, et à terme l’éradication, de la pauvreté (article
208.1 TFUE).
43. Que des obligations substantives découlent des accords conclus
dans le cadre du Fonds d’urgence n’est pas évident. Selon l’Accord
de Cotonou, des programmes et projets financés par le cadre multi-annuel de
financement de la coopération sont en principe soumis à des accords
financiers rédigés par la Commission et par l’État bénéficiaire
de l’APD. Mais de nombreux projets n’ont pas fait l’objet d’un accord
sur le financement, ce qui rend caduc le principe de responsabilisation
de Cotonou.
44. Il est également malaisé de savoir à quel «état d’urgence»
le Fonds d’urgence pour l’Afrique répond, et les répercussions sur
les programmes de développement à long terme de ce statut d’urgence.
Les procédures de gouvernance du Fonds divergent des processus de
prises de décision habituels, ce qui indique une prise en compte
de ces instruments comme une réponse à des situations d’urgence,
dont la valeur ajoutée et les conséquences doivent être dûment justifiées.
4. Mise
en œuvre des politiques d’externalisation: les cas de la Turquie
et de la Libye
45. Les migrants gagnent généralement
l’UE en traversant la Méditerranée et les demandeurs d’asile proviennent
pour la plupart d’Érythrée, du Soudan et de Somalie. Les migrants
qui ont transité par la Turquie viennent principalement de Syrie,
d’Afghanistan et d’Irak
. Beaucoup de pays de transit présentent
des lacunes en ce qui concerne les normes relatives aux droits de
l’homme.
46. La proposition de l’UE visant à adopter un Règlement sur les
procédures d’asile, publiée en juillet 2016 et faisant encore l’objet
de négociations dans le cadre du paquet de réformes du régime d’asile européen commun
(RAEC), reflète clairement l’un des objectifs de la conclusion d’accords
de migration avec des pays tiers, à savoir le transfert des responsabilités
à l’égard des réfugiés
. L’UE vise spécialement à harmoniser,
mais aussi à assouplir, les critères permettant de qualifier un
pays de transit de pays tiers sûr. L’adoption de ce règlement ouvrira
la voie à l’adoption du modèle UE-Turquie dans d’autres pays. Les dirigeants
politiques ont clairement manifesté leur désir de conclure des accords
analogues avec la Tunisie et également souligné l’intérêt qu’ils
portent à cet égard à d’autres pays, tel l’Égypte.
4.1. Turquie:
un modèle pour toute action future d’externalisation ?
47. Dans sa
Résolution 2109 (2016) sur la situation des réfugiés et des migrants dans le
cadre de l’Accord UE–Turquie du 18 mars 2016, l’Assemblée a estimé
que le renvoi de demandeurs d’asile de toutes nationalités vers
la Turquie en tant que «pays tiers sûr» est contraire au droit de
l’Union européenne et/ou au droit international et que le renvoi
des réfugiés syriens en Turquie en tant que «premier pays d’asile»
pourrait être contraire au droit de l’Union européenne et/ou au
droit international. Elle s’est référée aux nombreux obstacles rencontrés
par les demandeurs d’asile pour accéder aux procédures, lesquels
sont inhérents à l’absence de régulation et de capacité et de conditions
appropriées de réception, l’accès limité pour les réfugiés syriens
à un logement, à l’enseignement primaire, au marché du travail et
à des moyens de subsistance. L’Assemblée a aussi mentionné les allégations
de déportation, de rétention illégale et des mauvaises conditions
de la rétention.
48. Depuis l’Accord UE-Turquie, le débat sur les conditions d’application
du concept de pays tiers sûr est devenu encore plus pertinent, dans
la mesure où la Turquie conserve sa propre limitation géographique
à l’application de la Convention de Genève sur les réfugiés et où
des doutes subsistent sur la question de savoir si le statut de
protection temporaire accordé aux Syriens et le traitement des non-Syriens
répondent aux normes de cet instrument.
49. Pendant la mise en œuvre de l'Accord, les organisations ont
continuellement fait état de la situation précaire des réfugiés
réadmis et des demandeurs d'asile en Turquie. En vue d'une expulsion
immédiate, les migrants non syriens réadmis par la Turquie en provenance
de Grèce sont envoyés dans des centres de réadmission turcs où ils
ont très peu voire aucun accès aux avocats, au HCR, aux ONG ou à
la procédure d'asile. Ainsi aux termes de l'accord, les réfugiés
et les migrants se retrouvent dans un vide: bien que leur accès
à l'asile était très limité en Grèce, les autorités turques affirment
qu’ils ont déjà eu la possibilité d’y demander l'asile. Selon le
gouvernement turc, les réfugiés syriens peuvent prétendre à la protection
temporaire après leur réadmission en Grèce. Les chercheurs ont toutefois
rapporté qu'ils sont (d'abord) transférés dans des camps fermés
de fait où ils sont enfermés dans des cellules et ont des possibilités
très limitées de communication et d’accès au monde extérieur.
50. Les préoccupations exprimées ci-dessus ne concernent pas seulement
les réfugiés réadmis. Les réfugiés syriens bénéficiant d'une protection
temporaire en Turquie vivent dans une extrême pauvreté, en raison
de l'accès limité aux systèmes de protection sociale et au marché
du travail, où un système de quota pour les réfugiés syriens est
appliqué et où les employeurs faisant une demande de permis de travail
se trouvent devant des procédures longues et coûteuses. Le nombre
total de permis de travail officiels délivrés aux réfugiés syriens
ne dépasse pas 15 000 à 30 000. Beaucoup de réfugiés sont exposés
à l'exploitation sur le marché du travail informel, y compris un
nombre important d'enfants syriens.
51. L'État d'urgence en place depuis la tentative de coup d'État
de l'été 2016 a également des répercussions sur les réfugiés et
les demandeurs d'asile, car il a considérablement réduit les garanties
contre le refoulement. Le décret exécutif turc 676/2016 a aboli
l'effet suspensif automatique d'un recours contre des mesures de renvoi
pour des personnes considérées comme constituant une «menace à l'ordre
public, à la sécurité et à la santé» ou considérées comme associées
à des «organisations terroristes». Bien que cet étiquetage ne soit pas
étayé, les autorités administratives et les tribunaux ne contestent
pas sa validité. Dans de tels cas, des mesures de renvoi peuvent
être prises même lorsque la personne concernée est un réfugié reconnu
ou un demandeur d'asile enregistré. La seule instance pouvant arrêter
la déportation est la Cour constitutionnelle.
52. Le résultat positif de l’accord est que le financement permet
de soutenir l’accès des personnes réfugiées en Turquie à des services.
Un nombre additionnel considérable d’enfants peuvent aller à l’école
et les services de santé ont été améliorés, et davantage de programmes
de soutien sont offerts aux réfugiés les plus vulnérables. En plus,
à la date du 30 mai 2018, 13 862 réfugiés syriens ont été réinstallés
depuis la Turquie et les capacités du ministère de la Migration
ont été renforcées de manière significative.
53. Cependant, le niveau de pauvreté des réfugiés syriens, leur
exploitation sur le marché du travail et le marché du logement,
ainsi que le niveau élevé de travail des enfants restent préoccupants.
La dégradation de l'économie risque même d'aggraver leur situation
et de créer des tensions dans un pays déjà aux prises avec des tensions
socio-économiques et des tensions politiques. Des lacunes subsistent
également en matière de protection, tant pour les réfugiés syriens
que pour les demandeurs d'asile non syriens. Ceci est en partie
lié à l’échelle du nombre de personnes accueillies en Turquie. L’effectif
le plus important de migrants arrivant dans le pays venait d'Afghanistan:
175 000 sont arrivés en 2017 et, rien que pour les cinq premiers
mois de 2018, les chiffres faisaient déjà état de plus de 100 000.
Quelque 14 000 Afghans avaient été renvoyés en Afghanistan dans
le cadre de l'accord de réadmission conclu avec le pays, dont 1 626
arrivés des îles de la mer Égée. L'OIM a coopéré à ces opérations
et des efforts ont été déployés pour résorber l'arriéré; un deuxième
centre de traitement venait notamment d'ouvrir à Ankara.
54. Les conséquences de l’Accord UE-Turquie se sont fait sentir
au-delà de la Turquie: il a mis les réfugiés à la merci des procédures
d’asile et des conditions de réception déficientes des îles grecques
de la mer Egée. Selon l’ancien Commissaire aux droits de l’homme,
Nils Muižnieks, l’accord UE-Turquie serait devenu superflu depuis
le renforcement des contrôles aux frontières. Pour lui, les migrants
et les réfugiés ne chercheraient plus à atteindre la Grèce depuis
la Turquie, même en l’absence d’accord, dans la mesure où ils ont
pris conscience de toutes les difficultés qui les attendent une
fois arrivés en Europe continentale. De sorte que, même si la Turquie
a déjà fait plus que sa part en accueillant 3,6 millions de Syriens,
l’UE contribue à faire grimper ce nombre en ne prenant pas complètement
ses responsabilités.
55. La visite effectuée en Turquie les 31 mai et 1er juin
2018 m’a permis de me rendre compte par moi-même de la situation
et de mieux appréhender le contexte dans lequel l'accord UE-Turquie
est mis en œuvre. J’ai été impressionnée à bien des égards par les
efforts déployés par la Turquie pour mettre en place des structures permettant
d’accueillir tant de réfugiés, dans un climat marqué par des troubles
internes depuis la tentative de coup d'État et l’émergence de graves
difficultés économiques. Mais la visite a aussi confirmé les préoccupations
exprimées dans les rapports précédents.
56. Les autorités turques avec lesquelles je me suis entretenue
ont fait part de leur préoccupation et de leur déception devant
l’échec du programme d’admission des réfugiés syriens prévoyant
la réinstallation de 72 000 migrants. Le ministère des Affaires
étrangères a déploré les retards dans la mise en œuvre de l'action
tant attendue de l'UE dans le cadre de l'accord. Les discussions
relatives à la libéralisation du régime des visas venaient de reprendre
après une interruption de deux ans. Au cours de ma visite, plusieurs
représentants des autorités ont insisté sur la nécessité d’accroître
la flexibilité de la mise en œuvre des programmes de l’UE car, parfois,
le délai de réponse était trop lent et les programmes n’étaient
pas parfaitement adaptés à la situation. Les parlementaires que
j'ai rencontrés à Ankara ont affirmé que seuls 750 000 millions
d'euros de l'aide promise avaient pour l’heure été versés.
57. Mes échanges avec le ministère des Affaires européennes ont
mis en lumière la même frustration, en dépit de l’avis général selon
lequel l'accord a permis de fermer la route de l'Adriatique et de
garantir des migrations plus régulières et sûres. Le programme «1
pour 1» et l'accord bilatéral de réadmission gréco-turc ont contribué
à réduire le nombre de traversées maritimes même si les migrations
irrégulières se poursuivent. Les garde-côtes turcs assument la majeure
partie du contrôle aux frontières. L'espoir qui prévaut est que
la deuxième phase de mise en œuvre de l'accord permette de remédier
aux lacunes initiales et de diffuser les bonnes pratiques.
58. L’OIM avait un point de vue relativement optimiste de la situation
et des effets de l'accord UE-Turquie, et a expliqué que son rôle
consistait à conseiller et soutenir la Turquie ainsi que la mise
en œuvre directe des programmes. La gestion intégrée des frontières
a gagné en efficacité et la Direction générale chargée de la gestion
des migrations (DGMM) ainsi que les ministères de la Justice, du
Travail et des Affaires familiales ont bénéficié du soutien susmentionné.
Les capacités administratives et institutionnelles ont été renforcées,
au même titre que la coopération régionale et internationale. La
DGMM gère désormais les centres de retour régionaux autrefois dirigés
par les services de police, et les conditions d'accueil se sont
nettement améliorées.
59. Ma visite au centre de réadmission a été utile et informative.
Les conditions de vie dans le centre de Kırklareli étaient très
bonnes, le bâtiment grand, spacieux et propre et le personnel informatif,
et visiblement en termes amicaux avec les migrants qui y séjournent.
Au quotidien, les migrants ont accès à des activités et à de l'air
frais. Mes échanges avec des migrants d'origines diverses (Afghans,
Érythréens, Irakiens, Sierra-léonais) au centre de réadmission de
Kırklareli ont mis en évidence leur méconnaissance générale des possibilités
de demande d'asile ou de recours contre les décisions les concernant,
voire, dans certains cas, une ignorance des raisons de leur rétention.
Des brochures dans différentes langues sont distribuées avec des informations
sur la possibilité de demander l'asile. Si un migrant n'a aucun
moyen de payer pour l'aide juridique, il est référé à l'association
du Barreau turc. Cependant, des migrants dans le centre de réadmission et
plusieurs ONG nous ont informés que la volonté exprimée de demander
l'asile n'entraîne pas toujours une action de la part des autorités
et que l'aide judiciaire n'est pas toujours accordée. Ainsi, bien
que la procédure d'asile semble appropriée sur le papier, les règles
ne correspondent pas toujours à la situation pratique. Cela laisse
souvent les demandeurs de protection non syriens dans une situation
précaire et peu sûre.
60. Les procédures d’asile pour les non-Syriens semblent encore
les plus problématiques. Ces demandeurs d'asile sont envoyés dans
des «villes satellites» à travers le pays, où ils doivent rester
pendant la procédure d'asile. Cependant, il y a de longues périodes
d'attente et les migrants souffrent de la pauvreté et du manque d'emploi.
Si un demandeur d'asile quitte la ville satellite, la demande d'asile
ne sera pas examinée.
61. Un échange de vues avec Mme Gauri
van Gulik, Directrice pour l’Europe d’Amnesty International, lors de
la partie de session d’avril 2018 de l’Assemblée a confirmé que
la situation était toujours extrêmement préoccupante, avec une augmentation
de la pratique des «retours volontaires forcés» observée précédemment
en Grèce et la multiplication des «centres d’expulsion». J'ai eu
le sentiment en Turquie qu’il y a une atmosphère de méfiance entre
les autorités et les ONG, qui peut réduire les capacités de ces
dernières à aider les migrants, tant sur le plan juridique que social.
Des avocats parviennent encore à fournir une assistance, avec le
soutien notamment de l'Union des barreaux turcs, qui a organisé
une formation et œuvré en faveur de la qualité et du financement
de l'aide juridique, mais ce domaine souffre d’un manque de juristes professionnels
qualifiés. Cela s’applique également aux services d’immigration.
62. L'accord UE-Turquie a également créé des obstacles à l'entrée
de nouveaux réfugiés en Turquie. Peu de temps après la conclusion
de l'accord, les autorités turques ont fermé la frontière terrestre
avec la Syrie. Le mur de 911 kilomètres le long de la frontière
turque avec la Syrie a été jugé nécessaire par les autorités. Selon la
DGMM, la «porte de la frontière» était toujours ouverte aux Syriens
vulnérables fuyant leur pays. D'autres parties prenantes ont toutefois
souligné que seuls les réfugiés menacés de mort sont admis sur le
territoire turc depuis la fermeture de la frontière terrestre. Cela
rend pratiquement très difficile, voire impossible, la protection des
réfugiés syriens dans le cadre de l'article 3 de la Convention européenne
des droits de l’homme et de la Convention de Genève.
63. Des dites «zones de sécurité» sont actuellement testées pour
permettre aux Syriens de revenir dans les zones proches de la frontière
turque, à proximité de Gazientep par exemple: 150 000 personnes
sont retournées à Jerablus, ce qui semble une solution viable, bien
que la façon dont les personnes concernées parviennent à vivre avec
peu ou pas de moyens de subsistance n'est pas claire. Selon les
autorités turques, ces retours étaient volontaires – d'autres interlocuteurs
ont déclaré qu'il y avait beaucoup de retours forcés, notamment
par la coercition de signer un document de retour «volontaire»,
souvent rédigé en turc, langue que les migrants ne comprennent pas.
Ces documents ont été proposés à l'arrivée. Étant donné que ces
zones sont établies sur le territoire syrien, on peut se demander
si cette sécurité est durable et si elle permet vraiment aux réfugiés
de construire un nouvel avenir, compte tenu de la situation instable
et dangereuse en Syrie.
64. Bien que la résistance au sein du système d'asile grec ait
diminué en faveur de la position de l'UE, la déclaration UE-Turquie
n'a pas été efficace en nombre de réadmissions. Selon la Commission
européenne, au 30 mai 2018, 2 224 migrants ont été renvoyés de Grèce
en Turquie depuis le 18 mars 2016. Le 7 juin, le Gouvernement turc
a suspendu l'accord bilatéral de réadmission entre la Turquie et
la Grèce après la libération de quatre militaires dont Ankara souhaite
l’extradition afin de les poursuivre pour avoir participé à la tentative de
coup d'État de 2016. Cette analyse montre que si le concept de pays
tiers sûr est simplement appliqué en raison d'un vœu pieux, les
demandeurs d'asile et les réfugiés ont des difficultés à invoquer
leurs droits au titre de l'acquis de l'UE en matière d'asile.
65. Au moment de la présentation du présent rapport, de sérieux
doutes subsistent quant à la possibilité d'assurer aux migrants
une protection suffisante hors des frontières de l'UE dans le cadre
de ce type d'accord. L'application en Turquie est déjà problématique
en raison du grand nombre de réfugiés et de migrants qu'elle héberge.
Néanmoins, le contexte turc est si unique que l'accord UE-Turquie
ne peut pas être exporté comme un modèle d'externalisation, même
si sa mise en œuvre future implique des garanties plus fortes de
protection des droits des migrants. L'une des raisons est que la
Turquie est liée par la Convention européenne des droits de l’homme,
qui ne s'applique pas à beaucoup d'autres pays partenaires. En outre,
le processus d'adhésion oblige la Turquie à adapter son système
d'asile aux normes de l'UE. Il existe une loi sur l'asile et un
système de traitement des demandes, même s'il n'en est qu'à ses
balbutiements. L'application d'accords similaires avec d'autres
pays, en l'absence de ces circonstances, semble impossible, si ce
n’est au détriment des droits de l'homme.
4.2. Libye:
résultats encore incertains de la mobilisation des ressources de
l’UE
66. L’UE soutient la transition
politique de la Libye vers un État stable fonctionnant correctement.
Elle apporte également son aide aux efforts de médiation déployés
par l’ONU. L’importance du caractère inclusif du processus politique
et de l’appropriation de leur destin par les Libyens est soulignée
dans les communications de l’UE sur le sujet. Par l’entremise de
l’OIM et du HCR, l’UE fournit une assistance humanitaire pour répondre
aux défis migratoires et soutient les autorités libyennes par le
biais de ses missions et opérations relevant de la politique de
sécurité et de défense commune (PSDC), de l’opération EUNAVFOR MED
Sophia et de la mission d’assistance aux frontières (EUBAM) en Libye.
L’UE travaille également en étroite collaboration avec la Mission
de soutien des Nations Unies en Libye (MANUL). Le financement actuellement
accordé dans le cadre du soutien à des projets visant la gouvernance,
la santé, la jeunesse et l’éducation, la migration, la protection
et la sécurité s’élève à 120 millions d’euros. Elle lance également
des actions dans le cadre du Fonds fiduciaire d’urgence de l’Union
européenne pour l’Afrique, notamment des initiatives en faveur d’un
«accès volontaire à un programme de retour et de réintégration humanitaires»
.
67. Le communiqué de presse de la Commission européenne du 16
mai susmentionné fait référence, d’une part, au soutien de l’UE
dans l’action de l’OIM qui a déjà aidé plus de 6 185 personnes à
rentrer volontairement de Libye en 2018 et, d’autre part, au travail
d’une Task Force conjointe Union africaine/Union européenne/Nations
Unies travaillant avec les autorités libyennes pour mettre fin à
la détention systématique des migrants qui a permis la libération
de plus de 1 000 réfugiés cette année. Le Fonds fiduciaire de l’UE
pour les 147 programmes de l’Afrique a reçu jusqu’à présent un montant
total de 2,59 milliards d’euros pour des initiatives incluant des
retours volontaires en Libye. Mais la Commission européenne elle-même
a déclaré que le déficit de financement d’environ 1,2 milliard d’euros
risquait de saper les efforts entrepris si «l’UE et les États membres
ne conjuguent pas ces efforts».
68. Malgré ces programmes et le travail inlassable des organisations
humanitaires sur le terrain, la situation des migrants en Libye
reste extrêmement préoccupante, comme on peut s’y attendre s’agissant
d’un pays sortant d’une longue dictature brutale caractérisée par
une corruption généralisée. La situation humanitaire en Libye telle
que décrite dans les rapports récents des Nations Unies, de l’OIM
et d’Amnesty International
est extrêmement
grave, d’autant que des doutes subsistent sur le risque de voir
les profits financiers associés aux investissements étrangers favoriser
les activités criminelles sur le territoire national et aux frontières
sud. Dans ce contexte il est très préoccupant que l’UE confie la
responsabilité de la vie des migrants aux représentants d’autorités
dépourvues pour le moment de la capacité, la compétence, les moyens
réels ou même l’intention de fournir aux intéressés une assistance
et une protection, ainsi qu’un accès approprié aux procédures d’asile.
69. En février 2018, le HCR a signalé avoir évacué de Libye, depuis
novembre 2017, plus de 1 000 réfugiés extrêmement vulnérables et
avoir recherché pour eux des solutions durables dans des pays tiers.
Des vols ont permis d’acheminer 128 réfugiés de Tripoli à Niamey
au Niger et 150 réfugiés de Tripoli à Rome, portant à 1084 le nombre
total de personnes évacuées pendant les trois premiers mois de l’opération
lancée par le Haut-Commissariat. L’envoyé spécial du HCR pour la
Méditerranée centrale, Vincent Cochetel, a fait part de ses projets
visant à évacuer des milliers de réfugiés supplémentaires avec la
coopération de partenaires et le soutien essentiel du Gouvernement
du Niger, lequel a déjà accueilli sur son sol 770 personnes dont
des mères seules, des familles et des enfants non accompagnés ou
séparés de leurs parents. 312 réfugiés en tout ont été évacués directement
en Italie.
70. Au cours de la préparation de ce rapport, les évacuations
ont été interrompues car les États membres de l’UE n’ont pas respecté
leurs engagements de réinstallation des réfugiés (dont le statut
a été reconnu dans un camp du HCR au Niger), comme en témoigne le
nombre déplorablement faible de réinstallations. En conséquence,
les centres de détention en Libye se sont à nouveau remplis. Un
nouveau communiqué de presse du 10 mai 2018 indiquait que les évacuations
avaient repris à Niamey pour 132 personnes, citant un total de 1 474
évacués ainsi que 477 réinstallations directement de la Libye vers
des pays tiers.
71. Dans ce climat de crainte alimenté par l’absence d’informations
fiables, le président de la Commission des migrations a écrit en
octobre 2017 au président de la délégation italienne auprès de l’Assemblée parlementaire,
M. Michele Nicoletti, pour louer l’action humanitaire de son pays
en faveur des migrants. Dans la même lettre, il a également exprimé
ses craintes concernant les conséquences de l’adoption d’un Code
de conduite pour les ONG participant aux opérations de recherche
et de sauvetage en Méditerranée. Le président de la Commission souligne
en outre qu’une majorité d’ONG, dont Médecins sans frontières, refuse
de signer ledit Code parce que celui-ci interdit l’accès aux eaux
territoriales libyennes et oblige les commandants des navires de
sauvetage à autoriser divers personnels, dont des policiers armés,
à monter à bord. Cette lettre exprime des craintes analogues à celles
déjà formulées par le l’ancien Commissaire aux droits de l’homme, Nils
Muižnieks, dans une lettre du 28 septembre 2017 adressée au ministre
italien de l’Intérieur.
72. Les réponses à ces lettres soulignent la diminution résultante
des risques d’accidents et de noyades, ainsi que de la création
de couloirs humanitaires destinés aux réfugiés syriens. Ces progrès
ont été atteints au prix d’une coopération accrue avec la Libye
(et aussi avec le Niger) englobant des programmes de renforcement
des capacités, notamment dans le domaine de la lutte contre la traite
d’êtres humains qui serait la «première cause de violation des droits
de l’homme de milliers de personnes fuyant la guerre ou la misère»
. Selon le ministre italien, aucun
navire italien ou navire coopérant avec les garde-côtes italiens
n’a ramené en Libye un seul migrant secouru en mer. Même si c’est
le cas, si les garde-côtes libyens sont payés par l’Italie pour
retourner ces migrants vers la Libye, les autorités italiennes sont
responsables indirectement de ce qui arrive à ces migrants en mer
et une fois de retour sur le territoire libyen.
73. Les ONG sont de plus en plus préoccupées par l’attribution
d’un nouveau rôle aux garde-côtes libyens, laquelle aurait provoqué
la multiplication des cas de retour forcé et des situations particulièrement
pénibles dans le cadre des opérations, à la fois pour les personnes
secourues et pour les équipes de sauvetage des ONG. Le signalement
répété de graves violations des droits fondamentaux de migrants
commis en Libye semble traduire l’impossibilité de renvoyer et de
débarquer les personnes secourues en Libye conformément au droit
international des droits de l’homme, au droit des réfugiés et au
droit maritime. Les ONG assimilent l’obligation de remettre les
migrants aux garde-côtes libyens à une violation quotidienne des
droits de l’homme.
74. Pour ces organisations, les garde-côtes libyens interceptent
et ramènent de force des migrants au prix parfois de la perte de
vies humaines. Les ONG rapportent que, lors de plusieurs incidents,
des navires militaires de l’UE étaient présents à proximité, mais
n’ont pas lancé d’opération de sauvetage. L’ONG Sea-Watch affirme
même que des navires de l’UE ont aidé les garde-côtes libyens à
procéder à certaines interceptions. Sur la base de ces allégations
et pour les besoins du présent rapport, j’ai écrit aux garde-côtes libyens,
à Frontex, à Eunavfor Med et à Inmarsat pour leur réclamer un compte
rendu détaillé de ces incidents. Les réponses n’ont pas été concluantes
et j’ai l’intention d’étudier encore la question dans le cadre du
suivi du rapport.
5. Conclusions
75. L’externalisation de la gestion
des migrations à des États non membres de l’UE est perçue comme
une nécessité pour alléger la pression sur les pays de l’Union placés
en première ligne et pour éviter que des migrants risquent leur
vie lors d’un périple long et périlleux vers l’Europe. Elle n’en
demeure pas moins une entreprise risquée, dans la mesure où rien
ne garantit que les droits des migrants, et parfois leurs droits
les plus fondamentaux, et leur dignité seront respectés. En fait,
certaines preuves suggèrent que lesdits droits sont trop souvent
bafoués. Pour que la coopération externe sur les migrations fonctionne,
le respect des droits de l’homme doit être garanti par le biais
d’évaluations de leur impact avant le début de la coopération, et
des dispositions de sauvegarde, de clarification des responsabilités
et de réparation effective pour les migrants intégrées dans les
accords.
76. Le caractère «urgent» du Fonds financier d’urgence pour l’Afrique
de l’UE et l’objectif général de «s’attaquer aux causes profondes
de la migration» compliquent toute tentative d’identifier les objectifs
des politiques de l’UE auxquels correspondent les projets financés
par le Fonds, et de comprendre comment ces objectifs s’insèrent
dans la législation relative à l’assistance au développement de
l’UE. En outre, le caractère non obligatoire et politique des actions
adoptées dans le cadre du Fonds rend les obligations et les responsabilités
de l’UE difficiles à définir de manière claire.
77. Le coût du renforcement des capacités des pays ayant besoin
d’améliorer sensiblement leurs structures politiques, juridiques,
économiques et sociales pour être en mesure de gérer les migrations
devrait être soigneusement mis en balance avec le coût de l’amélioration
du renforcement des capacités de réception et d’intégration des
migrants en Europe.
78. L’externalisation du contrôle des migrations et de la gestion
des frontières ne peut en aucun cas être mise en œuvre au prix des
droits des migrants et les réfugiés, notamment de leur droit de
quitter des pays comme la Libye à la recherche d’un meilleur avenir.
Les niveaux de protection des droits de l’homme doivent être identifiés
et des systèmes satisfaisants de contrôle de leur mise en œuvre
doivent être conçus et un dispositif permettant la suspension de
la coopération doit être mis en place le cas échéant. Les obligations
de réinstallation des États membres de l’UE doivent être remplies
afin de contribuer à un partage plus équitable des responsabilités.
En outre, les ressources consacrées au renforcement de la sécurité
des frontières et au renforcement des capacités en dehors des États
membres de l’Union européenne ne devraient en aucun cas nuire à
la coopération au développement avec ces pays et d’autres pays ayant
besoin d’assistance. Les recommandations détaillées relatives à
ces questions sont exposées dans le projet de résolution.
79. Lors de mes échanges, il m’a clairement été indiqué que les
autorités turques n’adhèrent pas au concept «d’externalisation»
de la gestion des migrations par l'UE dans le cas de la Turquie,
estimant que l'accord UE-Turquie du 18 mars 2016 était fondé sur
un consensus et une compréhension mutuels. Les autorités mettent en
avant les objectifs humanitaires de l’accord, à savoir prévenir
les pertes de vies humaines en mer, anéantir les réseaux de trafic
de migrants, et remplacer les migrations illégales par des migrations
régulières.
80. La politique de l'UE, susceptible d'être adoptée par ses partenaires
de pays tiers, semble trop peu préoccupée par ses conséquences à
long terme et au niveau mondial. Cela peut avoir des conséquences régionales
pour les accords de libre circulation (tels que la CEDEAO) et des
pratiques flexibles de franchissement des frontières aux fins de
la protection temporaire, et ainsi compromettre l'objectif de l'UE
de renforcer la coopération régionale et la mobilité. L'accumulation
de la politique migratoire interne et externe de l'UE telle qu'analysée
dans ce rapport conduira inévitablement à une responsabilité croissante
des pays tiers et pourrait donc affecter leur volonté de résoudre
les besoins de protection dans le cadre d'une coopération régionale.
Cet impact va à l'encontre de l'objectif du futur Pacte mondial
pour les réfugiés de renforcer la coopération internationale afin
d'alléger les pressions sur les pays d'accueil, de créer un partage
plus équitable des responsabilités et de favoriser des solutions
durables pour les réfugiés.