1. Introduction
1. Depuis 2014, peu après l’annexion
illégale de la Crimée par la Fédération de Russie, l’Assemblée parlementaire
suit avec grande attention l’évolution de la situation en Ukraine;
elle a adopté une série de résolutions et recommandations, portant
sur différents aspects. Il s’agit notamment de la
Résolution 1990 (2014) relative au réexamen, pour des raisons substantielles,
des pouvoirs déjà ratifiés de la délégation russe, la
Résolution 2034 (2015) relative à la contestation, pour des raisons substantielles,
des pouvoirs non encore ratifiés de la délégation de la Fédération
de Russie, la
Résolution
2063 (2015) relative à l’examen de l’annulation des pouvoirs déjà
ratifiés de la délégation de la Fédération de Russie (suivi du paragraphe
16 de la
Résolution 2034
(2015)), la
Résolution
2112 (2016) et la
Recommandation
2090 (2016) relatives aux préoccupations humanitaires concernant
les personnes capturées pendant la guerre en Ukraine, la
Résolution 2132 (2016) relative aux conséquences politiques de l’agression
russe en Ukraine, la
Résolution
2133 (2016) relative aux recours juridiques contre les violations
des droits de l’homme commises dans les territoires ukrainiens se
trouvant hors du contrôle des autorités ukrainiennes et la
Résolution 2198 (2018) et la
Recommandation
2119 (2018) relatives aux conséquences humanitaires de la guerre
en Ukraine.
2. Les résolutions établissent clairement la position de l’Assemblée
sur plusieurs aspects directement pertinents pour le présent rapport,
notamment les aspects suivants:
- la
Crimée a été annexée illégalement à la suite d’une occupation militaire
de la Fédération de Russie, qui en conséquence a l’obligation de
garantir les droits de l’homme de tous en Crimée en vertu de sa compétence
extraterritoriale fondée sur le contrôle effectif de la région;
- la situation des droits de l’homme en Crimée s’est détériorée:
décès et disparitions de militants politiques ayant critiqué l’annexion
russe, menaces et actions contre des organisations non gouvernementales (ONG)
et des médias critiques, et harcèlement et répression de la communauté
tatare de Crimée, y compris les membres du Mejlis (Parlement) du
peuple tatar de Crimée;
- les habitants de la Crimée ont subi d’énormes pressions
pour qu’ils obtiennent un passeport russe et renoncent à leur nationalité
ukrainienne, la nationalité russe leur ayant été imposée par les
autorités de fait;
- de nombreux citoyens ukrainiens ont été placés en détention
en Crimée ou en Fédération de Russie pour des raisons politiques
ou, d’une façon générale, de fausses accusations.
3. Malgré le temps écoulé et une intense activité diplomatique,
il y a eu peu d’avancées concrètes pour remédier à ces problèmes
ou à d’autres problèmes encore. S’agissant du dernier point, quelques
détenus ont été libérés – on peut évoquer notamment Nadia Savtchenko,
qui était membre du Parlement ukrainien et de sa délégation auprès
de l’Assemblée parlementaire – mais de très nombreuses autres personnes
ont encore été ou sont encore emprisonnées.
2. Citoyens ukrainiens détenus en Crimée
ou en Fédération de Russie
4. Selon la campagne #LetMyPeopleGo,
70 citoyens ukrainiens sont actuellement détenus en Crimée ou en
Fédération de Russie pour des raisons politiques ou, d’une façon
générale, de fausses accusations; cette liste figure en annexe au
présent rapport. Le Parlement européen a joint une liste légèrement
différente de plus de 70 noms à sa résolution «sur la Russie, notamment
sur le cas du prisonnier politique ukrainien Oleg Sentsov», adoptée
le 14 juin 2018
. Je présente ici à titre d’exemple les
cas de trois personnes qui figurent sur les deux listes: MM. Oleg
Sentsov, Volodymyr Balukh et Pavlo Hryb.
5. M. Sentsov, 41 ans, né en Crimée, est un cinéaste et un militant
politique du mouvement AutoMaidan. Le 11 mai 2014, il a été arrêté
en Crimée, avec trois autres citoyens ukrainiens, par les autorités
de fait russes. Trois semaines plus tard, il a été accusé, avec
les trois autres, d’«appartenir à un réseau terroriste» et de comploter
pour faire exploser ou incendier plusieurs cibles à Simferopol.
Des commentateurs ont observé que les actes de ce type sont habituellement
qualifiés de simple «hooliganisme». Les quatre personnes ont également
été accusées d’appartenir au groupe paramilitaire nationaliste ukrainien
«Secteur droit», ce qui a été démenti par M. Sentsov et par Secteur
droit. Le principal témoin contre M. Sentsov a retiré son témoignage lors
du procès, déclarant qu’il avait fait ces dépositions sous la torture.
M. Sentsov, qui a toujours contesté les accusations, a informé le
tribunal qu’il avait lui aussi subi des tortures en détention. Néanmoins,
M. Sentsov a été reconnu coupable par le tribunal militaire du district
du Caucase du Nord et condamné à 20 ans de prison le 25 août 2015;
il exécute actuellement sa peine dans la colonie pénitentiaire de
haute sécurité la plus septentrionale de Russie, à Labytnangui,
sur le cercle arctique. Le 14 mai 2018, M. Sentsov a entamé une grève
de la faim qu’il entend poursuivre jusqu’à «la libération de tous
les prisonniers politiques ukrainiens détenus en Fédération de Russie».
Le 21 juin 2018, il a été signalé que M. Sentsov avait été transféré
dans un hôpital en raison de problèmes cardiaques et rénaux
; la Commissaire
aux droits de l’homme de l’Ukraine, Lyudmyla Denisova, semble être
convaincue qu’il a été soumis à une alimentation forcée
.
Les avocats de M. Sentsov ont annoncé que la Cour européenne des
droits de l’homme avait demandé à la Fédération de Russie de fournir
des informations sur la situation de M. Sentsov, y compris sur son
état de santé
.
Le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a estimé que M. Sentsov
faisait l’objet de procédures judiciaires non conformes aux exigences
des articles 9 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques (qui correspondent aux articles 5 et 6 de la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5))
.
Je rappelle que, le 23 mai 2018, M. Egidijus Vareikis (Lituanie,
PPE/DC), ancien rapporteur sur les conséquences humanitaires de
la guerre en Ukraine, a appelé à la «libération immédiate pour des
raisons humanitaires» de M. Sentsov.
6. M. Balukh, 47 ans, est un agriculteur du nord de la Crimée.
À la suite de l’annexion illégale de la Crimée, M. Balukh a protesté
en affichant sur son terrain un drapeau ukrainien et d’autres symboles
d’opposition aux autorités russes et de loyauté à l’Ukraine. Les
autorités de fait sont intervenues contre ces actions; elles ont pénétré
dans sa propriété, procédé à des fouilles, arraché les symboles
incriminés et, une fois, roué de coups M. Balukh. Ces actions ont
conduit à la mise en accusation de M. Balukh pour possession illégale
de munitions et d’explosifs; M. Balukh conteste ces accusations
et affirme que la police locale avait elle-même disposé les preuves.
Sa première condamnation par le tribunal d’instance local de fait
a été annulée par la Cour suprême de fait de Crimée, mais rétablie
ultérieurement par le tribunal d’instance de fait. En août 2017,
il a été condamné à trois ans et sept mois de prison et à une amende.
Ce même mois d’août, il a également été accusé d’agression contre
le chef du centre de détention où il était détenu; il a contesté
ces accusations, déclarant qu’en fait, c’est lui-même qui avait
été agressé et insulté par le fonctionnaire en question. Il s’est
plaint de mauvaises conditions de détention, d’un approvisionnement
alimentaire insuffisant, et de douleurs dans le dos et de problèmes
cardiaques pour lesquels il ne reçoit pas de traitement adéquat.
M. Balukh a entamé une grève de la faim partielle à la mi-mars 2018.
Le 15 juin 2018, une ambulance a été appelée au tribunal de fait après
qu’il eut éprouvé un malaise lors du procès sur les accusations
d’agression
.
7. Hryb, Ukrainien âgé de 19 ans, est le fils d’une ancienne
personnalité ukrainienne qui a rédigé un blog sur l’agression russe
en Ukraine. Il aurait été enlevé par les forces de sécurité russes
en août 2017 alors qu’il se trouvait en visite chez une amie au
Bélarus. Il a été transféré en Russie, où il est resté en détention
depuis, accusé d’avoir comploté pour réaliser un attentat terroriste
contre une école à Sotchi. Selon son père, M. Hryb a été privé de
tout contact avec le monde extérieur et même de visites de sa mère
. Il se trouve
dans un état médical sérieux, car il souffre d’hypertension portale.
Son état de santé se serait détérioré depuis qu’il a été placé en
détention en Russie, si bien qu’il aurait des vomissements et de
fortes douleurs à l’estomac. Son père affirme que sans alimentation
ni traitement médical appropriés, il risque une hémorragie interne
. Les autorités pénitentiaires
russes auraient refusé de lui transmettre la plupart des colis de
nourriture que lui a envoyés sa mère
. Les autorités russes auraient aussi refusé
d’autoriser que des fonds lui soient transférés pour qu’il puisse
se procurer les médicaments et l’eau en bouteille dont il a besoin
.
Comme pour M. Sentsov, il a été indiqué que la Cour européenne des
droits de l’homme a demandé à la Fédération de Russie de lui donner
des informations sur l’état médical de M. Hryb en détention
.
8. En sa qualité de Partie à la Convention européenne des droits
de l’homme, la Russie doit respecter les droits de MM. Sentsov,
Balukh et Hryb et des autres personnes placées en détention en Crimée
ou en Fédération de Russie. L’article 3 est d’une pertinence particulière
à cet égard, car il interdit la torture et les peines ou traitements
inhumains ou dégradants. En conséquence, il entraîne notamment que
«[l]’État doit faire en sorte que l’intéressé soit détenu dans des
conditions qui soient compatibles avec le respect de la dignité humaine,
que la manière et les modalités d’exécution de la mesure de privation
de liberté ne lui causent pas d’angoisses et d’épreuves d’une intensité
qui excède le niveau inévitable de souffrances inhérentes à la détention
et qu’étant donné les exigences pratiques liées à l’emprisonnement,
son état de santé et son bien-être soient préservés comme il convient».
Cela comprend «une obligation de la part de l’État de fournir aux détenus
l’assistance médicale nécessaire»
.
9. En ce qui concerne les détenus en grève de la faim et l’alimentation
de force, «une mesure qui relève d’une nécessité thérapeutique selon
les principes établis de la médecine ne peut en principe être considérée comme
inhumaine ou dégradante. Il en va de même de l’alimentation de force
destinée à sauver la vie d’un détenu qui refuse consciemment de
prendre de la nourriture». Dans le cas d’une requête devant la Cour européenne
des droits de l’homme, celle-ci se contenterait de «s’assurer qu’il
a été montré de façon convaincante qu’il y avait une nécessité médicale»
et que «les garanties procédurales dont est assortie la décision
d’alimenter de force l’intéressé ont été respectées. En outre, la
façon dont le requérant est soumis à l’alimentation de force pendant
la grève de la faim ne doit pas [excéder] le seuil de sévérité minimum
envisagé par la Cour dans sa jurisprudence au titre de l’article 3»
.
10. Pour ce qui est des allégations relatives aux conditions de
détention et aux mauvais traitements subis par les personnes détenues
en Crimée, il est extrêmement regrettable que les mécanismes de
suivi des droits de l’homme du Conseil de l’Europe, en particulier
le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines
ou traitements inhumains ou dégradants (CPT), n’aient pas la possibilité
de se rendre dans la région pour apprécier la situation. Il importe
que l’Assemblée appelle les autorités russes à faciliter l’accès
à cette région. Il est également regrettable que la Fédération de
Russie ait uniquement autorisé la publication de quatre des 24 rapports
de visite adoptés par le CPT au cours des 20 dernières années et
n’ait autorisé la publication d’aucun rapport ces six dernières
années. Il y a donc pénurie d’informations publiques sur les constatations
du contrôle indépendant relatives aux conditions de détention en
Russie. Je constate également que la Commissaire aux droits de l’homme
du Parlement ukrainien s’est récemment vue refuser l’accès à la colonie
pénitentiaire dans laquelle M. Sentsov est détenu; suite à ce refus,
elle a demandé au Comité international de la Croix-Rouge de rendre
visite à M. Sentsov et à certains autres Ukrainiens détenus en Fédération
de Russie
.
11. Je rappellerai aussi certaines questions juridiques concernant
l’arrestation et la détention de personnes en Crimée et leur transfert
en Fédération de Russie. Dans la
Résolution 2133 (2016), l’Assemblée a noté que «tous les habitants de Crimée
sont en butte à des pressions considérables visant à les faire se
procurer un passeport russe et à renoncer à leur nationalité ukrainienne»;
dans la
Résolution 2198 (2018), elle a invité la Fédération de Russie à «abandonner
l’imposition de passeports russes aux citoyens ukrainiens résidant
en Crimée annexée». Le fait que la Fédération de Russie considère
l’ensemble des habitants de Crimée comme des ressortissants russes
et que, partant de là, ils soient susceptibles d’être transférés
en territoire russe pour répondre de procédures pénales s’analyse
en une violation du droit international
.
12. En ce qui concerne la question de savoir si MM. Sentsov, Balukh
et Hryb doivent être considérés comme des prisonniers politiques,
je rappellerais la
Résolution
1900 (2012) relative à la définition de prisonnier politique:
«Une
personne privée de sa liberté individuelle doit être considérée
comme un “prisonnier politique”:
a. si
la détention a été imposée en violation de l’une des garanties fondamentales
énoncées dans la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)
et ses protocoles, en particulier la liberté de pensée, de conscience
et de religion, la liberté d’expression et d’information et la liberté
de réunion et d’association;
b. si la détention a été imposée
pour des raisons purement politiques sans rapport avec une infraction quelle
qu’elle soit;
c. si, pour des raisons politiques,
la durée de la détention ou ses conditions sont manifestement disproportionnées
par rapport à l’infraction dont la personne a été reconnue coupable
ou qu’elle est présumée avoir commise;
d. si, pour des raisons politiques,
la personne est détenue dans des conditions créant une discrimination par
rapport à d’autres personnes; ou,
e. si la détention est l’aboutissement
d’une procédure qui était manifestement entachée d’irrégularités
et que cela semble être lié aux motivations politiques des autorités».
13. Selon moi, dans les affaires
de MM. Sentsov, Balukh et Hryb, les circonstances de leur détention satisfont
aux critères précités. Il importe par conséquent que l’Assemblée
leur reconnaisse la qualité de prisonniers politiques. Rappelons
également que le Parlement européen considère toutes les personnes mentionnées
dans sa résolution du 14 juin 2018 comme des prisonniers politiques.
Pendant le temps qui m’était imparti, je n’ai cependant pas eu la
possibilité d’examiner si tous ces cas, ou ceux qu’énumère #LetMyPeopleGo,
correspondent à la définition retenue par l’Assemblée.
3. Conclusions
et recommandations
14. La question des ressortissants
ukrainiens détenus en Crimée et en Fédération de Russie est bien connue.
Elle a déjà été examinée à maintes occasions par l’Assemblée. Cependant,
en dépit de la remise en liberté de certains détenus, la situation
générale continue à se détériorer. Quelque 70 ressortissants ukrainiens,
voire plus, qui ont été contraints de prendre la nationalité russe,
sont actuellement détenus. Pire encore, plusieurs d’entre eux souffrent
de problèmes de santé, qui s’aggravent en détention, parfois faute
d’un accès aux soins médicaux nécessaires.
15. Etant donné l’absence de progrès pour régler ces cas et en
particulier les graves préoccupations au sujet de la dégradation
de l’état de santé de beaucoup de ces détenus, l’Assemblée devrait
réaffirmer sa position sur ces questions et réitérer ses invitations
à la Fédération de Russie avant tout pour obtenir la libération
de ces détenus. L’Assemblée devrait aussi saisir cette occasion
pour affirmer que MM Sentsov, Balukh et Hryb devraient être considérés
comme prisonniers politiques conformément à la définition qu’elle
a donnée de ce terme.