Imprimer
Autres documents liés

Rapport | Doc. 14607 | 03 septembre 2018

Le crash de l’avion polonais Tu-154M transportant la délégation de l'État polonais, le 10 avril 2010 sur le territoire de la Fédération de Russie

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Pieter OMTZIGT, Pays-Bas, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 13628, Renvoi 4103 du 26 janvier 2015. 2018 - Commission permanente de novembre

Résumé

Le 10 avril 2010, un avion de l'État polonais transportant une délégation polonaise de haut niveau dirigée par le président Lech Kaczyński à Smolensk (Fédération de Russie) pour assister à une cérémonie marquant le 70e anniversaire du massacre de Katyń s'est écrasé à l'aéroport de Smolensk, tuant les 96 personnes à bord.

Les deux États ont convenu que la principale enquête technique sur le crash serait menée conformément aux Normes et pratiques recommandées internationales spécifiées à l'Annexe 13 de la Convention de Chicago, qui s'appliquent normalement à l'aviation civile. Le rapport de la Commission interétatique russe de l’aviation du 12 janvier 2011 a attribué la plus grande partie de la responsabilité à l'équipage polonais. La Commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux a publié son propre rapport le 29 juillet 2011, concluant que le contrôle du trafic aérien russe et les défaillances de l'aéroport de Smolensk ont ​​également joué un rôle dans l'accident.

En vertu de l’Annexe 13, la Russie devait rendre l'épave à la Pologne une fois l'enquête technique sur la sécurité aérienne terminée. Le refus persistant des autorités russes constitue un abus de droit, alimentant des spéculations selon lesquelles la Russie aurait quelque chose à cacher. L'Assemblée parlementaire invite donc la Fédération de Russie à remettre sans plus tarder les débris de l’avion militaire Polonais Tu-154M à la Pologne.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 25 juin
2018.

(open)
1. Le 10 avril 2010, la délégation de l’État polonais, conduite par le Président Lech Kaczyński, se trouvait à bord d’un Tupolev Tu-154M qui la transportait de Varsovie à Smolensk, en Fédération de Russie, où elle devait assister à la cérémonie de commémoration du 70e anniversaire du massacre de Katyń. Le crash de cet avion à l’aérodrome Severny de Smolensk entraîna la mort de l’intégralité des 96 personnes qui se trouvaient à bord (les huit membres de l'équipage et les 88 passagers). Parmi les victimes figuraient le Président Lech Kaczyński, sa femme Maria et de nombreux dignitaires et responsables polonais de haut rang, dont les chefs d’état-major de l’armée (armée de terre, armée de l’air et marine) et le président de la Banque nationale de Pologne.
2. L’Assemblée parlementaire observe que des enquêtes ont été ouvertes immédiatement après le crash, en vue de déterminer les facteurs qui ont conduit à ce tragique événement. Alors que la Pologne aurait été habilitée à mener l’enquête, le Gouvernement polonais a convenu avec son homologue russe que l’enquête de sécurité sur les causes du crash serait menée par la Commission interétatique russe de l’aviation (autorité compétente de l’État dans lequel a eu lieu le crash), avec la participation d’experts polonais. Les deux États ont convenu que la principale enquête technique serait menée conformément aux Normes et pratiques recommandées internationales précisées à l’Annexe 13 de la Convention relative à l’aviation civile internationale (Convention de Chicago), qui sont en principe applicables à l’aviation civile, bien que l’avion polonais Tu-154M ait été enregistré en qualité d’aéronef d’État et que le vol fatidique ait été effectué pour le compte de l’État.
3. Le rapport d’enquête de la Commission interétatique russe de l’aviation publié le 12 janvier 2011 a conclu que «[l]a cause immédiate de l’accident a été la suivante: absence de décision prise en temps opportun par l’équipage de faire route vers un autre aérodrome, alors qu’il avait été informé à de nombreuses reprises des conditions météorologiques précises à l’aérodrome Severny de Smolensk, qui étaient nettement inférieures aux minima fixés pour un aérodrome; descente sans contact visuel avec les références au sol, à une altitude très inférieure à l’altitude minimale de descente prévue pour pouvoir procéder à une remise des gaz (100 m), afin d’effectuer un vol à vue; absence de réaction face aux nombreux avertissements TAWS [système d'avertissement et d'alarme d'impact], ce qui a entraîné un impact au sol sans perte de contrôle, la destruction de l’aéronef et la mort de l’équipage et des passagers».
4. Les observations formulées par les autorités polonaises au sujet du projet de rapport de la Commission interétatique russe de l’aviation n’ont pas été prises en compte dans la version définitive du rapport. La Commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux a par la suite publié son propre rapport le 29 juillet 2011. Ce rapport précise que «[l]a cause immédiate de l’accident est la suivante: descente à une altitude inférieure à l’altitude minimale de descente, à une vitesse verticale de descente excessive dans des conditions météorologiques qui empêchaient tout contact visuel avec le sol et exécution retardée de la procédure de remise des gaz. Ces circonstances ont conduit l’aéronef à heurter un obstacle au sol, ce qui a provoqué la séparation d’une partie de l’aile gauche et de l’aileron et, par voie de conséquence, la perte de contrôle de l’aéronef et finalement l’impact au sol».
5. Alors que les deux rapports conviennent du caractère essentiellement accidentel de la tragédie, le rapport russe fait porter l’ensemble de la responsabilité de cet accident sur les membres d’équipage de l’aéronef, tandis que les enquêteurs polonais concluent que le contrôle aérien russe a joué un rôle dans l’accident, en transmettant des informations inexactes à l’équipage sur la position de l’aéronef, et que des défaillances de l’aéroport de Smolensk ont contribué au crash. La Pologne a également mis en doute l’indépendance et la neutralité de la Commission interétatique russe de l’aviation.
6. Le 11 avril 2018, la Nouvelle Commission d’enquête sur le crash du Tu-154M à Smolensk, Russie, nommée par le Gouvernement polonais, a publié un nouveau rapport préliminaire qui conclut que l’aéronef a été «détruit dans les airs à la suite de plusieurs explosions».
7. Aujourd’hui, plus de huit ans après l’accident, la Fédération de Russie est encore en possession de l’épave de l’avion, des boîtes noires et de leurs enregistrements originaux des données de vol, ainsi que d’autres preuves matérielles. Bien que des copies des enregistrements des données de vol et certaines preuves matérielles aient déjà été transmises aux autorités polonaises, la Pologne a fortement insisté pendant des années pour que l’épave et l’ensemble des éléments matériels originaux lui soient remis. Les enquêtes judiciaires menées dans les deux pays au sujet du crash sont toujours en cours.
8. L’Assemblée rappelle qu’en vertu de l’Annexe 13 de la Convention de Chicago l’État d’occurrence est tenu de restituer l’épave et les autres éléments de preuve matériels à l’État d’immatriculation de l’aéronef dès que l’enquête technique de sécurité aérienne est achevée, ce qui était le cas en janvier 2011. Le refus constant des autorités russes de restituer l’épave et les autres éléments de preuve constitue un abus de droit et a alimenté en Pologne l’idée que la Russie avait quelque chose à cacher.
9. L’Assemblée appelle par conséquent la Fédération de Russie:
9.1. à remettre l’épave de l’avion polonais Tu-154M aux autorités polonaises compétentes sans plus tarder, en étroite coopération avec les experts polonais et de manière à éviter toute dégradation supplémentaire des éventuels éléments de preuve;
9.2. dans l’intervalle, à protéger de façon adéquate l’épave selon un procédé convenu avec les experts polonais;
9.3. à s’abstenir de mener sur le site du crash d’autres activités susceptibles d’être considérées comme une profanation des lieux, qui ont une très grande importance émotionnelle pour de nombreux Polonais.
10. L’Assemblée appelle par ailleurs les forces de l’ordre des deux États à pleinement coopérer dans l’établissement de l’éventuelle responsabilité pénale du crash, notamment en mettant rapidement à disposition tout élément de preuve à la demande de l’autre État.
11. Enfin, l’Assemblée rappelle solennellement que ce vol fatidique avait pour but de transporter les plus hauts représentants de l’État polonais à une cérémonie de commémoration à Katyń, sur le site du massacre de milliers de patriotes polonais par la police secrète de Staline au printemps 1940. Alors que l’Union soviétique a longtemps refusé d’admettre sa responsabilité dans ce crime, elle a finalement reconnu les faits en 1990. Le processus de réconciliation entre Polonais et Russes, qui doit se poursuivre sur la base de la vérité des faits historiques, ne devrait pas être menacé par un comportement abusif ou provocateur au sujet des tragiques événements survenus à Smolensk.

B. Exposé des motifs par M. Pieter Omtzigt, rapporteur 
			(2) 
			 Nommé le 6 septembre
2016 pour succéder à MM. Michael McNamara (Irlande, SOC) et Robert
Neill (Royaume-Uni, GDE). L'établissement du présent rapport a été
retardé par les changements de rapporteur et par les tentatives
(qui se sont finalement soldées par un échec) d'obtention de la
coopération des autorités compétentes russes.

(open)

1. Introduction

1. Il y a plus de huit ans, le 10 avril 2010, la délégation de l’État polonais, conduite par le Président Lech Kaczyński, se trouvait à bord d’un Tupolev Tu-154M qui la transportait de Varsovie à Smolensk, en Fédération de Russie, où elle devait assister à la cérémonie de commémoration du 70e anniversaire du massacre de Katyń. Le crash de cet avion à l’aérodrome Severny de Smolensk entraîna la mort de l’intégralité des 96 personnes qui se trouvaient à bord (les huit membres de l'équipage et les 88 passagers). Parmi les victimes figuraient le Président Lech Kaczyński, sa femme Maria et de nombreux dignitaires et responsables polonais de haut rang, dont les chefs d’état-major de l’armée (armée de terre, armée de l’air et marine), de nombreux parlementaires et le président de la Banque nationale de Pologne.
2. Un certain nombre d’enquêtes ont été ouvertes immédiatement après le crash, en vue de déterminer les facteurs qui ont conduit à ce tragique événement. À la suite d’un accord passé entre la Pologne et la Russie, l’enquête de sécurité devait être menée dans le respect des normes de l’Annexe 13 de la Convention relative à l’aviation civile internationale (Convention de Chicago), en dépit du fait que l’avion était un aéronef d’État en mission officielle. En conséquence, il appartenait avant tout à la Fédération de Russie de mener l’enquête de sécurité. La Pologne a constitué sa propre commission d’enquête sur le crash et des procureurs ont entamé les enquêtes judiciaires dans les deux pays.
3. Le rapport d’enquête de la Commission interétatique russe de l’aviation (Commission de l’aviation pour les accidents aériens), publié le 12 janvier 2011, a conclu que «[l]a cause immédiate de l’accident a été la suivante: absence de décision prise en temps opportun par l’équipage de faire route vers un autre aérodrome, alors qu’il avait été informé à de nombreuses reprises des conditions météorologiques précises à l’aérodrome Severny de Smolensk, qui étaient nettement inférieures aux minima fixés pour un aérodrome; descente sans contact visuel avec les références au sol, à une altitude très inférieure à l’altitude minimale de descente prévue pour pouvoir procéder à une remise des gaz (100 m), afin d’effectuer un vol à vue; absence de réaction face aux nombreux avertissements TAWS [système d'avertissement et d'alarme d'impact], ce qui a entraîné un impact au sol sans perte de contrôle, la destruction de l’aéronef et la mort de l’équipage et des passagers. D’après les conclusions des experts pilotes et des psychologues de l’aviation, la présence du commandant en chef de l’armée de l’air polonaise dans le cockpit jusqu’à la collision a soumis le commandant de bord à une pression psychologique qui l’a amené à décider de poursuivre la descente dans des conditions qui présentaient un risque injustifié, l’objectif premier étant d’atterrir à tout prix» 
			(3) 
			<a href='https://en.wikipedia.org/wiki/Commonwealth_of_Independent_States'>Communauté
d’États indépendants (CEI)</a>, Commission interétatique de l’aviation (IAC) (<a href='https://en.wikipedia.org/wiki/Russian_language'>en
russe</a> : Rapport Межгосударственный авиационный комитет (MAK)),
citation tirée de la traduction anglaise du rapport rédigé en russe, disponible
sur: <a href='https://mak-iac.org/upload/iblock/f2a/finalreport_eng.pdf'>https://mak-iac.org/upload/iblock/f2a/finalreport_eng.pdf</a>. Voir les conclusions, p. 171 à 184. L’IAC a été instituée
en décembre 1991, conformément à l'Accord intergouvernemental sur
l'aviation civile et l'utilisation de l'espace aérien (Intergovernmental
Agreement on Civil Aviation and Airspace Utilisation – OACI, n°
d'enregistrement 3720). Cette organisation régionale, à laquelle
le statut juridique d'organe de la Fédération de Russie a été octroyé
par décret présidentiel, agit pour le compte de la Fédération de
Russie dans les questions de navigabilité, d'enquête et de prévention des
accidents aériens, d'aérodromes et d'environnement..
4. Le rapport final de la Commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux, publié le 29 juillet 2011, précise que «[l]a cause immédiate de l’accident est la suivante: descente à une altitude inférieure à l’altitude minimale de descente, à une vitesse verticale de descente excessive dans des conditions météorologiques qui empêchaient tout contact visuel avec le sol et exécution retardée de la procédure de remise des gaz. Ces circonstances ont conduit l’aéronef à heurter un obstacle au sol, ce qui a provoqué la séparation d’une partie de l’aile gauche et de l’aileron et, par voie de conséquence, la perte de contrôle de l’aéronef et finalement l’impact au sol» 
			(4) 
			Commission d'enquête
sur la sécurité de l'aviation publique (SICSA), <a href='https://doc.rmf.pl/rmf_fm/store/rkm_en.pdf'>Final Report</a> from the examination of the aviation accident No. 192/2010/11
involving the Tu-154M airplane, tail number 101, which occurred
on April 10th, 2010 in the area of the SMOLENSK NORTH airfield(en anglais), p. 318. Voir également
la page 236, où sont énumérés les «facteurs» «d'importance majeure
qui ont déterminé les causes de l'accident»..
5. Le 11 avril 2018, la Nouvelle Commission d’enquête sur le crash du Tu-154M à Smolensk, Russie, qui dépend du ministère de la Défense de la République de Pologne 
			(5) 
			Selon le Rapport technique
du 11 avril 2018, cette commission fait partie de la Commission
d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux (disponible
sur: <a href='http://www.smolenskcrashnews.com/reports/polish/Ministry-of-Defense-2018-Technical-Report-Announcement.pdf'>www.smolenskcrashnews.com/reports/polish/Ministry-of-Defense-2018-Technical-Report-Announcement.pdf</a> (préface et rapport technique). a conclu que l’aéronef avait été «détruit dans les airs à la suite de plusieurs explosions».
6. Aujourd’hui, plus de huit ans après l’accident, la Fédération de Russie continue à conserver l’épave de l’avion, les boîtes noires et leurs enregistrements originaux des données de vol, ainsi que d’autres preuves matérielles. Il s’agit du principal sujet de préoccupation dont ont fait part les signataires de la proposition de résolution sur la base de laquelle la commission des questions juridiques et des droits de l’homme a été saisie pour rapport 
			(6) 
			Doc. 13628 du 7 octobre 2014, dernier paragraphe.. Cela dit, des copies des enregistrements des données de vol et certaines preuves matérielles ont déjà été transmises aux autorités polonaises. Par ailleurs, à ma connaissance, ni l’enquête judiciaire russe, ni l’enquête judiciaire polonaise ne sont encore officiellement closes.

2. Objet du mandat du rapporteur et activités d’information menées

7. Les rapporteurs qui m’ont précédé et moi-même avons privilégié le contexte juridique des enquêtes qui ont été menées sur le crash par les autorités compétentes, et en particulier le droit de la Pologne à la restitution de l’épave. Le mandat de rapporteur sur lequel se fonde le présent rapport 
			(7) 
			Doc. 13628. ne permettait pas de mener notre propre enquête sur les causes et la responsabilité de cette terrible catastrophe et encore moins de prendre position sur cette question; quoi qu’il en soit, compte tenu de la complexité technique de cette enquête, il aurait été impossible d’assumer cette tâche.
8. Les rapporteurs successifs ont été dûment autorisés par la commission à exercer certaines activités visant à recueillir des informations, y compris en s’adressant aux autorités compétentes, notamment:
  • à demander, aussi bien aux autorités polonaises qu’aux autorités russes, des explications sur les raisons pour lesquelles, d’une part, l’épave de l’aéronef, ainsi que les enregistrements originaux des données de vol et les autres preuves matérielles relatives au crash n’ont pas été restituées à la Pologne et, d’autre part, les enquêtes pénales n’ont toujours pas été achevées;
  • à procéder à un échange de vues avec deux experts en droit;
  • à effectuer des visites d’information à Varsovie et Moscou.
9. Quant aux demandes d’explications, le procureur général de la République de Pologne de l’époque, M. Andrzej Seremet, a répondu à l’un des rapporteurs qui m’a précédé, M. Robert Neill, par une lettre du 22 octobre 2015. En revanche, les autorités russes n’ont fourni aucune explication, malgré la demande répétée du successeur de M. Neill, M. Michael McNamara. Le Représentant permanent de la Fédération de Russie auprès du Conseil de l’Europe a simplement indiqué, dans une lettre du 19 février 2016, qu’il «regrett[ait] la suspension temporaire des relations entre la délégation parlementaire russe et l’[Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe], qui ne permet pas d’avoir recours aux instruments de coopération de l’Assemblée» 
			(8) 
			Cette
correspondance figure dans le document d'information publié le 29
avril 2016 (AS/Jur/Inf (2016) 07)..
10. Lors de sa réunion du 7 mars 2016, la commission a procédé à l’audition de deux experts en droit de l’aviation, à savoir:
  • Timothy Brymer, procureur, spécialiste du droit de l'aviation et de l'aérospatiale, Murray, Morin & Herman, P.A, Londres, Royaume-Uni;
  • Pablo Mendes de Leon, responsable de département, président exécutif du Département de droit aérien et spatial, université de Leiden, Pays-Bas 
			(9) 
			Le
procès-verbal de cette audition figure dans le document d'information
AS/Jur/Inf (2016) 07, ibid..
11. Les visites d’informations autorisées par la commission n’ont cependant pas pu avoir lieu. Les autorités russes n’ont pas coopéré à l’organisation d’une visite à Moscou pour la même raison que celle qui les a amenées à ne pas répondre à la demande écrite d’information. Au vu de ce refus, je n’ai pas jugé opportun de me rendre uniquement à Varsovie. Cela aurait donné à tort impression que le rapport n’était pas objectif parce qu’il reposait sur des informations partielles, communiquées uniquement par l’une des parties. Par ailleurs, je ne souhaitais pas et je ne souhaite toujours pas entrer dans le conflit extrêmement politisé qui oppose les représentants du gouvernement actuel et du gouvernement précédent sur les causes et les modalités de l’enquête menée sur cette tragédie 
			(10) 
			Voir, par exemple,
Polskie Radio dla zagranicy, «Report showing evidence of explosion
on Smolensk plane coming “soon”: official», 7 avril 2018; «Smolensk
air crash report “falsified”, prosecutors notified: Polish defence
minister», 22 novembre 2017, tous deux disponibles sur: <a href='http://www.thenews.pl/'>http://www.thenews.pl.</a>. Comme mon mandat ne m’aurait en aucun cas permis de prendre position sur ces allégations, j’ai préféré ne pas effectuer cette visite.

3. Le choix du régime juridique applicable aux enquêtes

12. D’après les experts qui ont témoigné devant la commission le 7 mars 2016, le choix du régime juridique applicable aux enquêtes était complexe et a donné lieu à différentes interprétations. Il aurait pu découler de l’accord polono-russe de 1993 
			(11) 
			Accord
passé entre le ministère de la Défense de la République de Pologne
et le ministère de la Défense de la Fédération de Russie sur les
termes de la coopération bilatérale pour les opérations aériennes
militaires menées par la République de Pologne et la Fédération
de Russie dans l'espace aérien des deux États, signé à Moscou le
14 décembre 1993. <a href='http://bit.ly/1ldxdC9'>http://bit.ly/1ldxdC9</a> (version polonaise non publiée ; également disponible
en russe). , qui régit les vols militaires des deux États concernés et aurait permis de procéder à des enquêtes conjointes. Mais, comme l’accord de 1993 ne règle pas en détail la procédure à suivre en cas d’enquête «conjointe» de la sécurité aérienne, les deux pays ont convenu que l’enquête se déroulerait conformément aux principes énoncés par la Convention relative à l’aviation civile internationale («Convention de Chicago», 7 décembre 1944), qui est en vigueur depuis 1947 et a été ratifiée à la fois par la Pologne en 1945 et par la Fédération de Russie (Union soviétique) en 1970 
			(12) 
			Disponible sur: www.icao.int/publications/pages/doc7300.aspx. Liste des Parties à la Convention: <a href='http://www.icao.int/secretariat/legal/list of parties/chicago_en.pdf'>www.icao.int/secretariat/legal/list
of parties/chicago_en.pdf.</a>. Précisons que l’expérience du travail sur le terrain au cours des premiers jours qui ont suivi l’accident a conduit les autorités russes à proposer de mener l’enquête de sécurité aérienne conformément à l’annexe 13 de la Convention de Chicago, bien que le Tu-154M était un avion militaire; le Gouvernement polonais a accepté cette proposition 
			(13) 
			Ce qu’a confirmé le
Premier ministre de l'époque, Donald Tusk, lors de la conférence
de presse du 28 avril 2010: <a href='https://www.premier.gov.pl/en/news/news/the-government-and-civil-service-have-passed-this-difficult-test.html'>https://www.premier.gov.pl/en/news/news/the-government-and-civil-service-have-passed-this-difficult-test.html</a>. Voir également la lettre du 27 janvier 2015 adressée
au Sénat polonais par le ministère polonais des Affaires étrangères
(en polonais, disponible auprès du Secrétariat)..
13. La décision d’agir dans le cadre de l’Annexe 13 de la Convention de Chicago pourrait être sujette à controverse, car l’article 3 de la Convention précise que «la présente Convention s’applique uniquement aux aéronefs civils et ne s’applique pas aux aéronefs d’État» 
			(14) 
			Organisation
de l'aviation civile internationale (OACI) Doc. 7300, disponible
sur <a href='http://www.icao.int/publications/Documents/7300_orig.pdf'>www.icao.int/publications/Documents/7300_orig.pdf.</a>. Bien qu’il n’existe aucune définition stricte d’un vol d’État ou d’un vol civil, une étude juridique réalisée par le Secrétariat de l’Organisation de l'aviation civile internationale (OACI) en 1994 a défini les critères qui permettent de les distinguer. Elle observe que la Convention de Chicago adopte une approche fonctionnelle pour distinguer les vols d’État et les vols civils, en examinant l’intégralité des circonstances, et notamment «en tenant compte d’un certain nombre de facteurs, parmi lesquels devraient figurer (…) la propriété de l’aéronef (son propriétaire est-il privé ou public?), (…) les passagers ou le personnel transportés (s’agit-il de responsables de l’État ou de membres du grand public? Le vol a-t-il été ouvert à l’usage du public?), l’enregistrement de l’aéronef et les marques de nationalité (est-il inscrit dans un registre d’aéronefs civils ou d’aéronefs d’État?), (…) la nature de l’équipage (les membres de l’équipage sont-ils des civils ou des agents des services de l’armée, des douanes ou de la police?), l’exploitant (l’exploitant est-il un service de l’armée, des douanes ou de la police?) (…)» 
			(15) 
			LC/29-WP/2-1 du 3 mars
1944, 29e Session du comité juridique
de l’OACI, Montréal, 4-5 juillet 1994..
14. Cependant, en dépit du fait que, conformément à la définition précitée, il s’agissait d’un aéronef d’État, qui transportait de hauts responsables de l’État, dont le Président polonais, piloté par du personnel militaire et enregistré en qualité d’aéronef militaire, les deux États ont convenu de mener la principale enquête technique conformément aux Normes et pratiques recommandées internationales (SARP) précisées à l’Annexe 13 de la Convention de Chicago, qui sont en principe applicables à l’aviation civile 
			(16) 
			Pour un bon aperçu
général, voir Piotr Kasprzyk. «Legal Ramifications of the Investigations
of the 2010 Polish President’s Aircraft Accident», in vol. 36 Air and Space Law (2011), p. 201-216.
Comme l'indique M. Kasprzyk, le caractère contraignant et le statut
juridique précis des normes et pratiques recommandées font l'objet
d'interprétations et d'avis divers..
15. Le Gouvernement polonais actuel a vivement critiqué le choix de ses prédécesseurs, qui n’était pourtant pas obligatoire, puisque l’avion et le vol en question présentaient un caractère officiel; il estime en effet que ce choix a inutilement conféré à la Russie une position dominante dans l’enquête sur le crash. Le Gouvernement polonais de l’époque avait parfaitement le droit d’insister pour que l’enquête soit menée par les autorités polonaises compétentes. Mais je vois mal comment il serait possible aujourd’hui de revenir sur ce choix: la procédure prévue à l’Annexe 13 de la Convention de Chicago a été choisie d’un commun accord par les gouvernements en place à l’époque; elle est et doit rester le fondement de la procédure d’enquête suivie.

4. Aspects pertinents de l’Annexe 13 de la Convention de Chicago

16. Les principes suivants des enquêtes de sécurité aérienne, qui sont tirés de la liste détaillée des Normes et pratiques recommandées internationales définies à l’Annexe 13 de la Convention de Chicago, méritent tout particulièrement d’être mentionnés:
16.1. L’État d’occurrence (en l’espèce la Russie) ouvrira une enquête sur les circonstances de l’accident et sera en outre responsable de la conduite de l’enquête (Norme 5.1).
16.2. Le service d’enquête sur les accidents pourra mener l’enquête en toute indépendance et sans restrictions (Norme 5.4).
16.3. Toute action judiciaire ou administrative visant à déterminer les fautes ou les responsabilités sera distincte de toute enquête réalisée conformément aux dispositions de l’Annexe 13 (Norme 5.4.1).
16.4. Il incombe également à l’État d’occurrence d’assurer la coordination entre l’enquêteur désigné et les autorités judiciaires pour toute enquête judiciaire (Norme 5.10).
16.5. L’État d’immatriculation (en l’espèce la Pologne) a la faculté de désigner un représentant accrédité qui participera à l’enquête, ainsi qu’un ou plusieurs conseillers pour seconder le représentant accrédité dans l’enquête (Normes 5.18 et 5.19).
16.6. Ces personnes ont la faculté de participer à tous les aspects de l’enquête, énumérés par la norme 5.25, en particulier de visiter le lieu de l’accident, d’examiner l’épave, d’obtenir des renseignements des témoins et de proposer des sujets d’interrogation, d’accéder librement à tous les renseignements utiles le plus tôt possible, de recevoir copie de tous les documents pertinents, de participer à la lecture des enregistrements, de participer aux activités d’enquête hors des lieux de l’accident, comme les examens des éléments, les exposés techniques, les essais et simulations, de participer aux réunions sur l’avancement de l’enquête et de faire des suggestions au sujet des divers éléments de l’enquête.
16.7. L’État qui mène l’enquête envoie un exemplaire du projet de rapport final à l’ensemble des États qui ont participé à l’enquête (y compris à l’État d’immatriculation), en les invitant à présenter aussitôt que possible toutes observations dignes d’intérêt qu’ils souhaiteraient faire sur le rapport, avec justification à l’appui. Si l’État qui a mené l’enquête reçoit des observations dans les 60 jours, il amende le projet de rapport final de façon à y inclure la teneur des observations reçues ou, si l’État qui a formulé les observations le souhaite, présente ces observations en annexe au rapport. Les observations à joindre en annexe au rapport final se limitent à certains aspects sur lesquels aucun accord n’a pu être obtenu (Norme 6.3 et Note 2).
16.8. L’enquête sur un accident ou un incident a pour seul objectif la prévention de futurs accidents ou incidents. Cette activité ne vise nullement à la détermination des fautes ou des responsabilités (Norme 3.1).
16.9. Si, au cours d’une enquête, on apprend ou présume qu’il y a eu acte d’intervention illicite, l’enquêteur désigné prend immédiatement des dispositions pour que les autorités chargées de la sécurité en aviation dans l’État ou les États concernés en soient informées (Norme 5.11).
16.10. Les dérogations à la protection (c’est-à-dire à la confidentialité) des renseignements sur la sécurité ne devraient être accordées que s’ «il y a des preuves que l’événement a été causé par un acte considéré, d’après la loi, comme ayant été accompli avec l’intention de causer des dommages ou en sachant que des dommages en résulteront probablement, ce qui équivaut à un cas de conduite insouciante, de négligence grave ou de faute volontaire»; si «une autorité compétente estime que les circonstances laissent raisonnablement présumer» que cela peut avoir été le cas; ou si une autorité compétente établit que la communication des renseignements sur la sécurité est nécessaire à la bonne administration de la justice et que cette communication prime sur les incidences négatives qu’elle pourrait avoir sur la mise à disposition future d’informations relatives à la sécurité (Supplément E de l’Annexe 13, paragraphes 4.a, b et c).
16.11. L’État qui mène l’enquête sur un accident ou un incident ne communiquera aucun des éléments précisés, réunis au cours de l’enquête, à d’autres fins que l’enquête, à moins que l’autorité chargée de l’administration de la justice dans cet État ne détermine que leur divulgation importe plus que les incidences négatives que cette mesure risque d’avoir, au niveau national et international, sur l’enquête ou sur toute enquête ultérieure (Norme 5.12) 
			(17) 
			Voir Kasprzyk, note
17 ci-dessus, surtout p. 207-209 et 212-214. Pour la liste complète
des Normes et pratiques recommandées internationales énumérées à
l’Annexe 13 de la Convention de Chicago, voir: <a href='http://www.emsa.europa.eu/retro/Docs/marine_casualties/annex_13.pdf'>Aircraft
Accident and Incident Investigation, ICAO, 10th edition, juillet
2010</a>..
16.12. L’État d’occurrence abandonne à la personne ou aux personnes dûment désignées par l’État d’immatriculation ou par l’État de l’exploitant, selon le cas, la garde de l’aéronef et de tout ou partie de son contenu, dès que ces objets ne sont plus nécessaires à l’enquête (Norme 3.4).
17. Je ne suis pas en mesure de formuler des commentaires exhaustifs sur la question de savoir si la Russie, en sa qualité d’État d’occurrence, a respecté l’ensemble des normes énumérées à l’Annexe 13, car les autorités russes n’ont coopéré d’aucune manière avec les rapporteurs de l’Assemblée. Les éléments suivants peuvent néanmoins être déduits de la réponse donnée par la partie polonaise: il est clair, notamment, que les experts polonais ont été autorisés à participer à l’enquête par la Commission interétatique russe de l’aviation, qu’ils ont eu accès à l’épave et qu’ils ont été autorisés à prendre part à la lecture des enregistreurs de vol, etc.:
«Il convient toutefois de souligner à ce propos que les procureurs et les experts polonais ont eu un accès illimité aux restes du fuselage et ont eu la possibilité de prendre part à tous les examens nécessaires pendant leurs nombreuses visites sur le site du crash. Au cours de ces visites, ils ont inspecté visuellement l’épave et ont notamment prélevé des échantillons pour examen et effectué des copies des enregistrements des boîtes noires. Les opérations précitées ont eu lieu à de nombreuses reprises, en fonction des besoins de l’enquête polonaise.» (Extrait de la réponse du Procureur général de la République de Pologne à M. Robert Neill 
			(18) 
			Voir AS/Jur/Inf (2016)
07, p. 14.).
18. Mais les «Remarques de la République de Pologne sur le projet de rapport final de l’IAC sur l'enquête menée au sujet de l'accident de l'avion Tu-154M, numéro d'aéronef 101», dont le Gouvernement polonais avait demandé à l’IAC russe de tenir compte ou, à défaut, qu’elle le joigne en annexe au projet de rapport définitif de l’IAC russe, comportent également une longue liste de documents et d’informations demandés à la IAC russe, qui n’ont jamais été communiqués 
			(19) 
			Voir les Remarques
de la République de Pologne sur le projet de rapport final de l’IAC
sur l'enquête menée au sujet de l'accident de l'avion Tu-154M, numéro
d'aéronef 101, p. 5-28; disponible sur: <a href='http://orka.sejm.gov.pl/ZespolSmolenskMedia.nsf/EventsByLink/ZSMK-9HBN83/%24File/Remarks-on-the-MAK-Report.pdf'>http://orka.sejm.gov.pl/ZespolSmolenskMedia.nsf/EventsByLink/ZSMK-9HBN83/%24File/Remarks-on-the-MAK-Report.pdf</a>..
19. Ainsi, comme le souligne une lettre du ministère polonais des Affaires étrangères 
			(20) 
			Voir
la note 14., «la Pologne et la Russie ne sont pas parvenues à un consensus sur le contenu du document établi côté russe». Le rapport définitif de la Commission interétatique russe de l’aviation (IAC) publié sur le site internet de l’IAC 
			(21) 
			<a href='https://mak-iac.org/upload/iblock/f2a/finalreport_eng.pdf'>https://mak-iac.org/upload/iblock/f2a/finalreport_eng.pdf</a> (consulté le 11 mai 2018) ne fait pas état des points de vue divergents des experts polonais et ne présente pas ces points de vue divergents en annexe, comme le prévoit la Norme 6.3, à la suite de la demande susmentionnée des autorités polonaises 
			(22) 
			Voir
les «Remarques de la République de Pologne», note 20 ci-dessus..
20. Les circonstances et les ramifications particulières de ce crash, ainsi que les divergences d’opinions et les problèmes pratiques de coopération mentionnés dans les «Remarques de la République de Pologne» précitées peuvent fort bien expliquer pourquoi la Commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux (SICSA) a publié un rapport distinct 
			(23) 
			Voir
la note 5.. Le statut de ce rapport est imprécis: bien que l’Annexe 13 de la Convention de Chicago attribue clairement la compétence et la responsabilité de l’enquête de sécurité à l’État d’occurrence, c’est-à-dire à la Russie, elle ne prévoit ni exclut expressément que l’État d’immatriculation mène également cette enquête 
			(24) 
			Voir P. Kasprzyk, note
17 ci-dessus, p. 211, qui mentionne également le fondement juridique
de l'établissement de l'enquête de la SICSA en droit polonais..
21. Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, les rapports définitifs de la Commission interétatique russe de l’aviation (IAC) et de la Commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux (SICSA) ont été publiés dès 2011, bien que les enquêtes judiciaires ouvertes par ces deux pays ne soient apparemment toujours pas closes. La juxtaposition des deux rapports nationaux d’enquête de sécurité et des deux enquêtes judiciaires nationales toujours en cours suscite trois préoccupations.
22. La première concerne les causes du crash à proprement parler, notamment le fait que le rapport polonais de 2011 conclut que le contrôle aérien russe a lui aussi joué un rôle dans l’accident, en transmettant des informations inexactes à l’équipage sur la position de l’aéronef, et que les défaillances de l’aéroport de Smolensk ont contribué au crash 
			(25) 
			Traduction
de la version originale en polonais de la dernière partie du paragraphe
5 de la lettre envoyée au Sénat polonais par le ministère polonais
des Affaires étrangères, voir plus haut la note 14. Pour plus de
précisions, voir les «Remarques de la République de Pologne sur
le projet de rapport final de l’IAC», note 20 ci-dessus, et le rapport
de la Commission d’enquête polonaise sur les accidents aériens nationaux
(SICSA), note 5 ci-dessus.. Le nouveau rapport publié par le Gouvernement polonais en avril 2018 (voir plus haut paragraphe 8) formule des allégations plus marquées encore. Mais, comme nous l’avons expliqué plus haut (paragraphe 6), mon mandat de rapporteur ne prévoit pas d’enquêter sur les causes du crash ni de prendre position à ce sujet.
23. La deuxième porte sur les objectifs contraires, d’une part, de l’enquête sur la sécurité et, d’autre part, de l’enquête judiciaire. Comme nous l’ont expliqué les experts, l’enquête de sécurité a uniquement pour but de déterminer les causes d’un accident, afin d’en tirer les enseignements et d’améliorer à l’avenir la sécurité du trafic aérien, et non de déterminer les fautes commises. L’enquête judiciaire, en revanche, vise à établir la responsabilité individuelle des personnes impliquées dans un accident, parfois parce que la population exige que «justice soit faite» lorsque de nombreuses victimes ont péri. L’Annexe 13 précise clairement qu’il s’agit en priorité d’améliorer la sécurité du trafic aérien (voir les Normes 3.1 et 5.12, paragraphe 16 plus haut). Pour ne pas dissuader les détenteurs d’informations pertinentes de les communiquer aux enquêteurs, y compris à l’avenir, les informations recueillies au cours de l’enquête de sécurité peuvent uniquement être utilisées à des fins pénales s’il existe des raisons de penser qu’il y a eu faute volontaire, conduite insouciante ou négligence grave (voir le Supplément E, paragraphe 4 (paragraphe 16 plus haut)). Mais les «Principes généraux» énoncés au Supplément E précisent également que la protection des informations relatives à la sécurité ne vise pas à entraver la bonne administration de la justice des États et que la législation nationale doit ménager un juste équilibre entre, d’une part, la nécessité de protéger les informations relatives à la sécurité en vue d’améliorer la sécurité aérienne et, d’autre part, la nécessité d’assurer la bonne administration de la justice (Supplément E, Principes généraux 2.2 et 2.3). La nécessité de parvenir à cet équilibre délicat n’autorise pas à se rejeter mutuellement la faute, comme l’ont fait les autorités russes et polonaises. Pour nos experts, il s’agit «d’un regrettable exemple supplémentaire du conflit général qui oppose habituellement, d’une part, l’objectif poursuivi de l’établissement des causes de l’accident et, d’autre part, l’exigence qui consiste à amener les responsables à répondre de leurs actes» 
			(26) 
			Voir les réponses aux
questions supplémentaires, AS/Jur/Inf (2016) 07, p. 9..
24. La troisième préoccupation concerne l’abandon de la garde de l’aéronef par la Russie. L’article 3.4 de l’Annexe 13 à la Convention de Chicago (voir plus haut paragraphe 16) précise que l’épave et les autres objets sont restitués lorsqu’ils ne sont plus nécessaires à «l’enquête». C’est précisément le degré de conformité des décisions russes avec cette disposition qui est à l’origine de la principale préoccupation exprimée par les signataires de la proposition de résolution sur la base de laquelle notre commission a été chargée d’établir un rapport 
			(27) 
			Doc. 13628.. Cette question fera l’objet du dernier chapitre du présent rapport.

5. L’obligation faite à la Russie de restituer l’épave à la Pologne

25. L’obligation faite à la Russie (en sa qualité d’État d’occurrence) de restituer l’épave à la Pologne (État d’immatriculation de l’aéronef) dépend de la relation entre l’enquête de sécurité menée au titre de l’Annexe 13 de la Convention de Chicago, qui s’est achevée en 2011, et les enquêtes judiciaires toujours en cours en Pologne et en Russie.
26. Selon les réponses supplémentaires données par les deux experts en droit aérien 
			(28) 
			Voir
AS/Jur/Inf (2016) 07, p. 9., l’enquête menée conformément à l’Annexe 13 de la Convention de Chicago est définie comme une enquête de sécurité, conçue pour permettre de comprendre pleinement les causes de l’accident, en vue de formuler des recommandations destinées à améliorer la sécurité aérienne à l’avenir. L’enquête de sécurité est totalement distincte de l’enquête judiciaire. Alors que l’enquête de sécurité est régie par l’Annexe 13, l’enquête judiciaire est pour l’essentiel prévue par le droit interne et, à certaines occasions, par le droit international (en particulier lorsque que la coopération judiciaire internationale est exigée par les conventions pertinentes ou lorsqu’il existe une obligation internationale de poursuivre, par exemple en vertu du Statut de Rome de la Cour pénale internationale).
27. Je ne peux que souscrire au point de vue de nos experts en droit aérien: le terme «enquête» employé par la Norme 3.4 de l’Annexe 13, après la clôture de laquelle l’épave doit être restituée à l’État d’immatriculation, désigne l’enquête de sécurité menée conformément à l’Annexe 13. Comme cette enquête était achevée lors de la publication du rapport définitif de la Commission interétatique russe de l’aviation le 12 janvier 2011, il s’ensuit qu’en vertu de l’Annexe 13, sur le fondement de laquelle les deux États ont convenu d’établir la procédure, la Russie est tenue de restituer l’épave à la Pologne.
28. La seule question à laquelle il reste à répondre est de savoir si le droit interne russe (en l’espèce le droit de la procédure pénale) peut être invoqué pour justifier le fait que la Russie conserve l’épave et d’autres éléments (en particulier les enregistreurs de vol originaux) à titre de «preuves» dans l’enquête judiciaire toujours en cours. Bien que la Russie n’ait pas répondu aux questions de mon prédécesseur à ce sujet, je tiens pour acquis que le droit russe prévoit la conservation des éléments de preuve pertinents tant que l’enquête judiciaire reste ouverte et que l’enquête judiciaire relative au crash de l’avion polonais Tu-154M est toujours en cours 
			(29) 
			Voir Polskie Radio
dla zagranicy, «Polish FM says Russia uninterested in dialogue»,
7 novembre 2017, qui mentionne une déclaration du ministre polonais
des Affaires étrangères à cet effet..
29. Il s’agit donc de savoir si le droit interne prime sur l’Annexe 13 de la Convention de Chicago. L’article 26 de la Convention de Chicago prévoit qu’un État dans lequel survient un accident dans les conditions prévues par cet article, «ouvrira une enquête sur les circonstances de l’accident, en se conformant, dans la mesure où ses lois le permettent, à la procédure qui pourra être recommandée par l’Organisation de l’aviation civile internationale».
30. L’article 26 confère donc la primauté au droit interne sur la procédure recommandée par l’OACI (c’est-à-dire sur les Normes et pratiques recommandées internationales énoncées à l’Annexe 13). Il faut cependant rappeler que les deux États ont convenu d’appliquer l’Annexe 13 dans cette affaire, mais pas la Convention de Chicago elle-même. En l’absence de l’accord spécifique d’appliquer (également) la Convention elle-même, les dispositions ordinaires qui régissent l’application de la Convention restent valables; conformément à ces dispositions, la Convention de Chicago n’est pas applicable aux aéronefs d’État en mission officielle (voir plus haut le paragraphe 13). En conséquence, les normes énoncées à l’Annexe 13 (y compris l’obligation de restituer l’épave et les autres éléments après la clôture de l’enquête de sécurité) doivent être respectées dans leur intégralité et sans restrictions fondées sur le droit interne des deux États 
			(30) 
			Voir
Kasprzyk, note 16, p. 209..
31. Dans l’hypothèse – contraire aux conclusions établies ci-dessus – où le droit interne primerait sur l’Annexe 13 malgré la non-applicabilité de l’article 26, l’obligation faite à la Russie de restituer l’épave à la Pologne peut se fonder sur le principe juridique général selon lequel l’exercice d’un droit ne doit pas être abusif. Le fait de conserver l’épave plus de sept ans après la clôture de l’enquête de sécurité est clairement abusif. La durée de l’enquête judiciaire en Russie est excessive. Plus de huit ans après le crash, ce serait un abus de droit de la part de la Russie de continuer à s’appuyer sur le fait que l’enquête judiciaire est toujours ouverte pour refuser de restituer l’épave. Il est vrai que certaines enquêtes judiciaires menées au sujet de catastrophes aériennes ont duré plus de huit ans; et l’enquête judiciaire polonaise ouverte sur le crash de Smolensk est elle aussi toujours en cours. Mais les autorités russes ont eu immédiatement et pleinement accès à l’ensemble des preuves matérielles pendant tout ce temps, contrairement aux procureurs polonais, dont les enquêtes sont compliquées par le fait qu’ils sont obligés de passer par une lourde procédure d’entraide judiciaire 
			(31) 
			En vertu de la Convention
européenne d’entraide judiciaire en matière pénale (STE no 30)
de 1959, entrée en vigueur en 1962 et ratifiée par la Pologne en
1994 et par la Fédération de Russie en 1996 (disponible sur: <a href='https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/030'>https://www.coe.int/fr/web/conventions/full-list/-/conventions/treaty/030).</a>. Enfin, toute preuve qui pourrait encore être nécessaire aux fins de l’enquête judiciaire en cours peut être conservée d’une autre manière que par la détention matérielle de l’épave elle-même, en particulier en recourant à la procédure de conservation des preuves judiciaires. Je considère par conséquent que le seuil au-delà duquel le refus de restituer l’épave sous prétexte que l’enquête judiciaire est toujours ouverte devient abusif a été dépassé depuis longtemps.
32. De même, le traitement peu respectueux de l’épave, qui a été découpée en morceaux pour en faciliter le transport, et des corps des victimes, dont les restes ont été mélangés et mal mis en place, d’après les médias polonais 
			(32) 
			Voir,
par exemple, Polskie Radio dla zagranicy (PRDZ), 30 octobre 2017,
«Construction site at scene of Polish presidential plane crash:
report»; PRDZ, 8 août 2017, «New claims of body mix-ups after Polish
presidential plane crash»., est inadmissible et il convient d’y mettre un terme.

6. Conclusion

33. Compte tenu des limites qui encadrent mon mandat et des ressources disponibles, ainsi que de l’absence de coopération de la Russie, le présent rapport peut uniquement traiter un petit nombre de questions soulevées par ce crash, c’est-à-dire les questions de droit qui entourent l’application de l’Annexe 13 de la Convention de Chicago relative à l’aviation civile internationale, et en particulier de sa Norme 3.4, qui exige la restitution de l’épave par l’État d’occurrence à l’État d’immatriculation dès la fin de l’enquête de sécurité menée au titre de l’Annexe 13. Comme nous l’avons vu, les enquêtes judiciaires en cours en Russie ne justifient pas de poursuivre plus longtemps la rétention de l’épave en privant de celle-ci ses propriétaires légitimes, c’est-à-dire, en définitive, les citoyens polonais. C’est la raison pour laquelle le projet de résolution appelle la Russie à restituer l’épave et les autres objets qui appartiennent à l’État polonais sans plus tarder. Le fait de freiner la restitution à la Pologne de ces objets emblématiques sans justification juridique s’apparente à un abus de droit, que bien des personnes considèrent comme une provocation.
34. Enfin et surtout, il importe de ne pas perdre de vue le contexte historique de cette catastrophe. Le crash du Tupolev polonais, survenu le 10 avril 2010 alors qu’il tentait d’atterrir sur l’aérodrome militaire de Smolensk (Russie), a coûté la vie à 96 personnes, notamment au Président polonais Lech Kaczyński, à sa femme, ainsi qu’à des dizaines de hauts responsables politiques et militaires. Ces hauts représentants de l’État polonais se rendaient à la cérémonie de commémoration du 70e anniversaire du massacre de Katyń, crime emblématique commis par la police secrète de Staline, le NKVD, au printemps 1940. Ce massacre, dont la responsabilité a longtemps été attribuée par l’Union soviétique à l’Allemagne nazie, a anéanti des milliers d’officiers de l’armée polonaise et d’autres patriotes polonais. Il a fallu attendre 1990 pour que l’Union soviétique, à l’époque de la «glasnost» mise en place par le président Gorbatchev, reconnaisse la vérité des faits historiques, cette reconnaissance devant rester la base de toute véritable réconciliation entre le peuple russe et le peuple polonais. Il convient de garder ce contexte historique à l’esprit pour apprécier l’impact de la tragédie de Smolensk, qui a été un coup terrible pour la Pologne. Ce contexte historique et le respect dû aux victimes de la catastrophe aérienne de Smolensk et du massacre de Katyń devrait conduire les deux parties à s’interdire tout comportement abusif ou provocateur au cours du processus visant à déterminer les causes de la catastrophe.