1. Introduction
«Une
opposition parlementaire et extraparlementaire est un rouage indispensable
au bon fonctionnement de la démocratie. »
1. Le présent rapport a pour origine
une demande de débat d’urgence déposée par M. Tiny Kox (Pays-Bas, GUE)
au nom du groupe politique GUE. La demande mentionnait plus spécifiquement
les cas de M. Selahattin Demirtaş, Mme Leyla
Güven et d’autres détenus faisant la grève de la faim, et M. Ertuğrul
Kürkçü, proposant que «l’Assemblée discute de la détérioration de
la situation des opposants politiques en Turquie et envisage la
manière de protéger leurs droits fondamentaux dans un État membre
du Conseil de l’Europe».
2. À la suite de la décision de l’Assemblée parlementaire de
tenir un débat d’urgence sur ce sujet et à son renvoi pour rapport
à la commission pour le respect des obligations et engagements des
États membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi), en tant
que corapporteurs sur la Turquie et conformément aux pratiques établies,
nous avons été désignés comme rapporteurs par la commission lors
de sa réunion du mardi 22 janvier 2019.
3. Étant donné que la procédure d’urgence ne permet pas d’effectuer
une visite d’information sur le terrain, ce rapport se fondera sur
des sources d’information existantes faisant autorité, y compris
la
Résolution 2121 (2016) et la
Résolution 2156
(2017) sur le fonctionnement des institutions démocratiques
en Turquie de l’Assemblée parlementaire, les avis et rapports adoptés
par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) et les rapports d’organisations non gouvernementales
(ONG) internationales et d’organisations nationales de la société
civile.
2. Démocratie, parlement et opposition
– principes généraux
4. Comme l’a rappelé la Commission
de Venise, «le bon fonctionnement d'une démocratie parlementaire est
avant tout garanti par l'existence d'une tradition et d'une culture
politiques empreintes de tolérance et de maturité, dans le cadre
de laquelle la faction au pouvoir n'abuse pas de ses prérogatives
pour supprimer l'opposition et où l'opposition, quant à elle, prend
une part active et constructive au processus politique
».
5. La Commission de Venise a déclaré que, dans un système présidentiel
– comme celui de la Turquie après les amendements constitutionnels
de 2017 – «il devrait y avoir une nette séparation entre le pouvoir législatif
et le pouvoir exécutif, et un système de freins et contrepoids garantissant
qu’aucun des deux ne domine l’autre… La logique même du système
présidentiel [est fondée] sur la séparation des pouvoirs, avec les
possibilités de conflits que cela implique. Pour garder son sens,
la séparation des pouvoirs impose que chacun soit constitué sur
un mode qui garantisse la différenciation des approches respectives
».
Afin d'assurer un juste équilibre entre l'exécutif et le législatif,
ce dernier devrait refléter correctement la diversité politique
de l'ensemble du pays.
6. Une question importante pour le présent rapport est celle
de l’immunité parlementaire. L'Assemblée a constaté que «la finalité
première de l'immunité parlementaire (...) tient dans la protection
fondamentale de l'institution parlementaire et dans la garantie
tout aussi fondamentale de l'indépendance des élus, nécessaire à
l'exercice effectif de leurs fonctions démocratiques sans crainte
d'ingérences ou de pressions de l'exécutif ou du judiciaire
».
7. Quant à la liberté d’expression des parlementaires, «[n]ul
ne saurait reprocher à un parlementaire de défendre des idées qui
vont à l’encontre de la politique officielle du gouvernement ou
qui sont mal perçues par la majorité de la population... Les parlements
nationaux des États membres du Conseil de l’Europe reconnaissent
les droits suivants à l’opposition ou à la minorité parlementaire:
liberté d’expression et liberté d’opinion; les membres de l’opposition
ont droit à la parole; ils doivent pouvoir exprimer leurs opinions librement
». La Commission de Venise a également
indiqué que «la liberté d’expression des députés fait partie intégrante
de la démocratie. Elle doit être élargie et devrait être protégée,
même hors du Parlement
».
3. Évolution récente de la situation
démocratique en Turquie
8. Au fil de l’évolution récente
de la situation démocratique en Turquie, et surtout depuis 2015,
les sujets de préoccupation se sont multipliés. Une série d’événements
et d’incidents ont contribué à compliquer, à entraver ou à saper
la capacité des membres de l’opposition à exercer leurs droits pour
jouer leur rôle démocratique tant au sein du parlement qu’en dehors.
9. Le rapport d’observation de l’Assemblée concernant les élections
législatives du 7 juin 2015 rappelait que «la Constitution de 1982,
adoptée alors que le pays était gouverné par les militaires, condamne
et interdit plus qu’elle ne protège les droits fondamentaux et les
libertés fondamentales en ce qu’elle consacre des restrictions injustifiées
du droit à la liberté d'association, de réunion et d’expression,
ainsi que des droits électoraux». Il ajoutait que «la campagne [électorale
avait] été entachée par un grand nombre d'attaques perpétrées contre
les bureaux de partis, ainsi que par des incidents graves et des
attaques contre les personnes, dont certaines se sont soldées par
des décès… des restrictions injustifiées restent en vigueur et les
médias critiques à l’égard du parti au pouvoir ont été la cible
de pressions et d’intimidations de la part de personnalités publiques
et politiques pendant la période électorale. La couverture médiatique
était politisée suivant les clivages partisans, et même la télévision
et la radio publiques ont fait preuve d'un parti pris évident en
faveur du parti au pouvoir. Le Président a bénéficié d’une couverture
considérable à la télévision, ce qui a favorisé le parti au pouvoir»
.
10. De même, le rapport d’observation de l’Assemblée sur les élections
législatives anticipées du 1er novembre
2015 déplorait que la campagne électorale ait été ternie par «la
situation tendue sur le plan de la sécurité, en particulier dans
le sud-est du pays, conjuguée à de nombreux incidents violents,
notamment des agressions qui ont visé des membres, des locaux et
des équipes de campagne des partis, a empêché les candidats de faire
librement campagne». Il a aussi conclu que «la campagne électorale
a été entachée par l’iniquité, compte tenu des graves restrictions
à la liberté des médias, la criminalisation des voix dissidentes
… et le contexte de peur régnant dans le pays à la suite de la reprise
des attentats terroristes et la reprise de la lutte contre le terrorisme».
La Cheffe de la délégation de l’Assemblée parlementaire de l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) a concentré
son attention sur la situation dans le sud-est de la Turquie, déclarant
que «les violences dans le sud-est du pays, à dominance kurde, ont
lourdement pesé sur le scrutin et les récentes agressions et arrestations
de candidats et militants, principalement du HDP, sont préoccupantes
dans la mesure où elles ont entravé leur possibilité de faire campagne»
.
11. En mai 2016, le parlement a levé l’immunité de 154 de ses
membres par ce que la Commission de Venise a décrit comme une mesure
«ponctuelle et
ad hominem»,
qui a dérogé au régime constitutionnel d’immunité «dans le cas d’affaires
particulières concernant des individus indentifiables, tout en recourant
à une formulation générale. Il s’agit là d’une utilisation abusive
de la procédure de modification de la Constitution»
. L’Assemblée a conclu, «avec une
vive inquiétude, qu'une telle levée de l'immunité porte un sérieux
coup au fonctionnement démocratique et à la position du parlement.
De plus, cette décision a affecté de manière disproportionnée les
partis d'opposition et plus particulièrement le HDP, dont 55 des
59 députés (…) se sont vu retirer leur immunité»
.
12. Le 15 juillet 2016, la Turquie a connu une tentative de coup
d’État qui a coûté la vie à des centaines de personnes. Le gouvernement
a réagi par l’instauration de l’état d'urgence, dans le cadre duquel
il a adopté 31 décrets-lois couvrant un vaste éventail de questions,
et imposant la dissolution de plus de 1 500 associations et fondations
et la fermeture de plus de 170 médias; de plus, plus de 150 journalistes
et professionnels des médias ont été emprisonnés pendant l’état
d'urgence.
Un rapport de la commission
des questions juridiques et des droits de l'homme a relevé que si
l’état d'urgence visait, au moins au départ, à éliminer «l’organisation
terroriste FETÖ», considérée comme responsable du coup d’État manqué,
les mesures d’urgence ont particulièrement impacté les Kurdes, les
organisations kurdes et les universitaires préconisant un règlement
pacifique de la question kurde.
Il a également relevé
que le «décret-loi 674 relatif à la démocratie locale a (…) principalement
touché le HDP, puisque «l’immense majorité» des maires révoqués
étaient membres ou proches de ce parti. (…) Les précédentes vagues
d’arrestations et de révocations des maires dans le sud-est de la
Turquie étaient également «liées à la question kurde» et posaient de
«graves problèmes quant à l’engagement de la Turquie à respecter
la démocratie locale». Dans la
Résolution 2209 (2018) sur «État d’urgence: questions de proportionnalité relatives
à la dérogation prévue à l’article 15 de la Convention européenne
des droits de l’homme», l’Assemblée a constaté que les mesures prises
dans le cadre de l’état d'urgence était «disproportionnée pour de
nombreux motifs».
13. Le 21 janvier 2017, alors que l’état d'urgence était toujours
en vigueur, le parlement a adopté des amendements à la Constitution
visant à remplacer le système parlementaire instauré sous Atatürk
par un régime présidentiel. Les amendements ont été soumis au peuple
par référendum le 16 avril 2017. La commission de suivi a «noté
avec préoccupation que la procédure d’adoption au parlement a été
rapide (...) et marquée par d’intenses débats, une violation du
secret du vote, une retransmission partielle des débats parlementaires
à la télévision et l’absence de consultation publique sur les changements
proposés». Elle a de nouveau exprimé «sa vive préoccupation face
à l’absence de liberté des médias, au grand nombre de journalistes
actuellement en détention (...), à la forte influence politique
exercée sur les médias, au manque d’indépendance éditoriale de la
radio et de la télévision publiques, à l’interprétation problématique
du Code pénal et des dispositions législatives antiterroristes,
ainsi qu’aux effets dissuasifs et aux pressions sur les journalistes
et les défenseurs des droits de l’homme, qui portent gravement atteinte
à la liberté d’expression … Le grand nombre d’ONG, d’associations,
de fondations et de médias fermés après la publication de 19 décrets-lois
adoptés dans le cadre de l’État d’urgence a encore amoindri les
possibilités de débattre, dans un environnement sûr, des questions
complexes que soulèvent les modifications constitutionnelles.” En
outre, la levée de l’immunité de 154 parlementaires en mai 2016
et la détention en cours de 11 parlementaires (tous membres du Parti
démocratique des peuples (HDP – dans l’opposition) ont des effets
dissuasifs qui se traduiront par une grave restriction du débat
démocratique avant le référendum»
. Le référendum a eu
lieu et les amendements à la constitution ont été approuvés par
51 % contre 49 %, un résultat entaché par des préoccupations graves
concernant les bulletins de vote et d’autres irrégularités.
14. La Commission de Venise avait également examiné le contenu
de ces modifications apportées à la Constitution. En ce qui concerne
le parlement et la séparation des pouvoirs, elle a fait observer
que «les députés de la Grande Assemblée nationale turque et le Président
sont élus le même jour …, ce qui veut dire que le Président contrôlera
d’habitude la majorité parlementaire … Si les élections sont simultanées,
il est peu probable qu’il y ait effectivement séparation des pouvoirs
… [Il] ne se conforme pas au modèle du système démocratique présidentiel
fondé sur la séparation des pouvoirs, mais vise à l’unicité du pouvoir,
qui caractérise des systèmes moins démocratiques. … La Grande Assemblée
nationale turque ne dispose donc pas de contre-pouvoirs suffisants,
eu égard aux pouvoirs qu’acquiert le Président avec la révision,
et ne parviendra vraisemblablement pas à faire contrepoids à ce
dernier»
.
15. La Commission de Venise s'est par ailleurs penchée sur l'impact
des amendements constitutionnels sur le système judiciaire, précisant
qu’ils contiennent «de nouvelles dispositions incompatibles avec
des normes européennes, et qui érodent l’indépendance de la justice
à l’égard du Président… [Elle] trouve extrêmement problématique
la composition proposée pour le Conseil supérieur des juges et des
procureurs [et estime que] cela compromettrait gravement l’indépendance
de la justice… Le changement de mode de désignation des membres
du Conseil supérieur des juges et des procureurs aura des répercussions
à la Cour constitutionnelle … Cela accroît l’influence de l’exécutif
sur la Cour constitutionnelle»
.
16. Le 18 avril 2018, le Président Erdoǧan a annoncé que la tenue
des élections législatives et présidentielle initialement prévue
en novembre 2019 serait avancée au 24 juin 2018. À la suite de cela,
la commission de suivi a noté «avec une vive préoccupation que [le]
contexte défavorable empêchera la tenue et l’organisation d’élections
véritablement démocratiques et confirme que la légitimité générale
de ces élections sera en jeu à l’issue de ce processus... Elle rappelle
aussi que ces élections seront essentielles; elles seront la dernière étape
avant le passage à un système présidentiel qui accordera de vastes
pouvoirs au Président de la République et limitera les freins et
contrepoids. Tous ces facteurs conjugués mettent gravement en cause
le caractère démocratique des élections. La commission recommande
de ce fait aux autorités turques de les reporter»
. Les élections ont néanmoins
eu lieu: le Président Erdoǧan a été réélu, devenant le premier Président
exécutif de la Turquie; son parti, l’AKP, a remporté 295 des 600
sièges au parlement, et le MHP en a obtenu neuf autres, donnant
ainsi une majorité à leur alliance.
17. À peu près au même moment que l’annonce des élections anticipées,
le Parlement turc a adopté deux séries d’amendements à la loi électorale.
Dans sa déclaration susmentionnée, la commission de suivi a précisé que
«ces amendements modifient sensiblement les règles applicables aux
élections et à la campagne électorale … Le délai extrêmement court
entre l’adoption de ces nouvelles règles et les élections à venir
laisse trop peu de temps aux partis politiques pour s’adapter et
se préparer»
. La Commission de
Venise et le Bureau des institutions démocratiques et des droits
de l'homme (BIDDH) ont par la suite déclaré que «des modifications
importantes de la législation électorale ont été apportées très
peu de temps avant le jour du scrutin sans qu’une consultation publique
significative ne soit menée. Il semblerait que la majorité au parlement,
qui est à l’origine de ces modifications, les ait proposées et en
fin de compte adoptées alors qu’elle envisageait déjà la convocation
d’élections anticipées. … Au vu de cette succession d’événements
et de leur teneur, l’application des modifications adoptées en mars
pour les élections législatives et présidentielle de 2018 est clairement
problématique et va à l’encontre des dispositions du Code de bonne
conduite en matière électorale. Quels que soient les motifs réels
des modifications, le calendrier défini et le processus mis en œuvre
questionnent la légitimité de la législation électorale turque»
.
18. La Commission de Venise et le BIDDH ont également fait part
de leurs préoccupations quant au contenu des amendements à la loi
électorale. Leurs inquiétudes portaient notamment sur le maintien
du seuil de 10 % applicable à l’élection des candidats d’un parti
au parlement, bien que son effet «soit quelque peu atténué par la
possibilité, instaurée par les modifications, de former des alliances»;
le fait «[qu’]il est difficile de considérer les [trois] fonctionnaires
des commissions de bureaux de vote [composées de sept membres] comme impartiaux,
ainsi que le requiert le Code de bonne conduite en matière électorale»;
et le fait que «Tout comme l’indépendance du Conseil des juges et
des procureurs, celle du YSK [Conseil électoral supérieur, dont
la désignation des membres est contrôlée indirectement par le Conseil]
peut être mise en cause»
.
19. La mission d’observation électorale de l’Assemblée a relevé
que «ces élections anticipées ont eu lieu toutes deux sous l’état
d’urgence … [La] manière dont l’état d’urgence a été appliqué en
Turquie a grandement réduit l’espace nécessaire au débat démocratique
et à l’expression de la pluralité des opinions – et a fortiori de
l’opposition politique … [L]es candidats en présence n’ont pas disposé
des mêmes possibilités de faire campagne et de diffuser leurs opinions,
que ce soit en termes de ressources ou de couverture médiatique
… [La] délégation de l’APCE a été informée de cas d’utilisation
abusive de ressources administratives par le parti au pouvoir pendant
la campagne électorale, ce qui est contraire à l’engagement de maintenir
la séparation entre État et parti et aux bonnes pratiques internationales
… [L]es organes des médias, y compris le radiodiffuseur public,
n’ont pas fourni aux électeurs, … une information impartiale au
sujet des candidats. … Les restrictions aux droits fondamentaux
et l’absence de conditions d’égalité ont eu un impact sur ces élections»
.
20. Nous voudrions souligner en particulier que le seuil électoral
persistant de 10% reste une restriction à la possibilité pour les
partis politiques de l'opposition d'être représentés au parlement.
Au cours des quinze dernières années, l'Assemblée parlementaire
a demandé à maintes reprises aux autorités turques d'abaisser ce
seuil, qui est le plus élevé en Europe et qui ne correspond pas
à une démocratie mûre.
21. L’état d’urgence proclamé pour la première fois en 2016 a
été levé le 19 juillet 2018. Tous les décrets-lois promulgués dans
le cadre de l’état d’urgence ayant depuis lors été approuvés par
le parlement sont restés en vigueur. Le 25 juillet 2018, le parlement
a adopté une nouvelle loi antiterroriste qui reprend certaines mesures
de l’état d’urgence, notamment le pouvoir conféré aux gouverneurs
de province de limiter la liberté de réunion
.
22. Enfin, la loi anti-terrorisme et son interprétation qui n’est
pas conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme suscite des inquiétudes constantes en matière de liberté
d’expression en Turquie. Cette question a été soulevée de manière
répétée par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne. D’autres
préoccupations, qui affectent la capacité des politiciens à exprimer
des points de vue et des opinions, concernent les articles 299 (offense
au Président de la République) et 301 (dénigrement de la nation
turque, de l’État de la République turque, des organes et des institutions
de l’État) du Code pénal. La Commission de Venise a déclaré que
«[l’article 299] ne tient pas compte du consensus européen selon
lequel les États devraient soit dépénaliser la diffamation du chef
de l’État, soit restreindre cette infraction aux formes les plus graves
d’attaque verbale, tout en restreignant l’éventail des sanctions
à celles qui excluent tout emprisonnement. Compte tenu du recours
excessif et croissant à cet article, la Commission considère que, dans
le contexte de la Turquie, la seule solution pour éviter d’autres
violations de la liberté d’expression consisterait à abroger totalement
cet article et à faire en sorte que l’application de la disposition
générale sur l’injure soit compatible avec ces critères … En ce
qui concerne l’article 301 (dénigrement de la nation turque, de
l’État de la République turque, des organes et des institutions
de l’État), le problème du manque de précision du libellé, malgré
les modifications apportées en 2008, demeure. Il est recommandé
de réviser cette disposition et de la modifier encore pour clarifier
et préciser toutes les notions qui y figurent. En outre, l’application
de cette disposition devrait être limitée aux discours qui incitent
à la violence et à la haine»
. Le nombre de
poursuites engagées au titre de l’article 299 est passé de 132 en
2014 à plus de 6 000 en 2017
.
23. Dans ce contexte, les membres de l'opposition, en raison de
leurs prises de position critiques, sont confrontés à un risque
accru de poursuites et de détention. En ce qui concerne les députés
et anciens députés du principal parti d'opposition, le Parti Républicain
du Peuple (CHP), nous rappelons que nous avons suivi avec une grande
inquiétude la poursuite et la condamnation du député (et ancien
journaliste) Enis Berberoǧlu à cinq ans de prison pour avoir divulgué
des informations sur l'implication éventuelle de la Turquie dans
le conflit syrien. Il a été libéré en septembre 2018 à raison de
son immunité parlementaire (voir ci-dessous). Nous avons également
été informés qu’Eren Erdem, ancien député du CHP et ancien rédacteur
en chef du journal
Karşı (aujourd'hui
fermé), risque une peine de prison pouvant aller jusqu'à 22 ans
pour «publication d'écoutes téléphoniques illégales effectuées par
le FETÖ» et «soutien à une organisation terroriste sans en être membre»
. Il a été libéré le 7 janvier 2019
après avoir passé six mois en détention – puis a été à nouveau arrêté
le 8 janvier 2019
.
24. La situation de la démocratie en Turquie présente néanmoins
des éléments positifs. Comme indiqué dans le rapport d’observation
des élections de juin 2018, «… les citoyens turcs sont prêts à se
mobiliser pour leur démocratie. Ils sont prêts à descendre dans
la rue, participer à des manifestations, faire campagne, surveiller
l’intégrité du processus électoral et voter en grand nombre … Les
citoyens turcs avaient véritablement le choix entre des candidats
à la présidence et des partis exprimant des points de vue opposés et
représentant des tendances politiques différentes … L’administration
électorale s’est révélée efficiente en dépit des fortes contraintes
de temps ayant pesé sur la préparation du scrutin … La [Mission
internationale d’observation des élections] a évalué le scrutin
de façon positive ou très positive dans 94 % des bureaux de vote».
25. Il convient par ailleurs de saluer la bonne volonté dont font
preuve les autorités turques pour examiner les problèmes. Le groupe
de travail informel constitué du Conseil de l’Europe et du ministère
turc de la Justice a été établi dans l’objectif général de résoudre
les principaux problèmes identifiés dans les arrêts de la Cour et
de réduire ainsi le nombre d’affaires. Il s'est penché sur diverses
questions mentionnées dans le présent rapport, notamment la détention
provisoire, la liberté d’expression et l’atténuation des conséquences
durables de l’état d’urgence, et a obtenu certains résultats. La
rédaction d’un nouveau Plan d’action pour les droits de l’homme,
ainsi que l'élaboration d'une stratégie de réforme du système judiciaire,
surtout si elle renforce l'indépendance de la justice, peuvent s'avérer
particulièrement prometteuses. L’Assemblée devrait soutenir ce processus.
4. Cas mentionnés dans la demande de
débat selon la procédure d’urgence
26. Selahattin Demirtaş, à l’instar
de Figen Yuksekdag – le coprésident de son parti HDP – et d’autres parlementaires,
a été privé de son immunité parlementaire en mai 2016 (voir ci-dessus),
arrêté et accusé de diverses infractions liées au terrorisme en
novembre 2016. La commission de suivi de l’Assemblée a qualifié cette
évolution d’«extrêmement inquiétante et [de nature à mettre] en
péril le fonctionnement des institutions démocratiques» et appelé
à la libération immédiate des intéressés
.
La présidente de l’Assemblée, Liliane Maury Pasquier, a expliqué
que l’emprisonnement de M. Demirtaş et de l’ex-parlementaire HDP
Sirri Süreyya Önder en septembre 2018 la «préoccupe particulièrement,
tout comme la situation des autres parlementaires et ex-parlementaires
d’opposition en détention, ou sous le coup de poursuites judiciaires
pour des faits de “terrorisme”»
.
Le 4 décembre 2018, les peines infligées à MM. Demirtaş et Önder
ont été confirmées en appel.
27. Dans l’arrêt qu’elle a rendu dans cette affaire
,
la Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après
«la Cour») a estimé «que les autorités nationales [avaient] ordonné
le maintien en détention [de M. Demirtaş] à plusieurs reprises pour
des motifs insuffisants». De plus, «l’impossibilité pour lui de participer
aux activités de l’Assemblée nationale, en raison de sa détention
provisoire, constitu[ait] une atteinte injustifiée à la libre expression
de l’opinion du peuple et au droit du requérant d’être élu et d’exercer
son mandat parlementaire».
28. Une fois n’est pas coutume et peut-être plus important encore,
la Cour a estimé «qu’il [a été] établi au-delà de tout doute raisonnable
que les prolongations de la privation de liberté de l’intéressé,
notamment pendant deux campagnes critiques, à savoir le référendum
et l’élection présidentielle, poursuivaient un but inavoué prédominant,
à savoir celui d’étouffer le pluralisme et de limiter le libre jeu
du débat politique, qui se trouve au cœur même de la notion de société
démocratique. (…)». La Cour a donc conclu à une violation de l’article 18
de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit d’introduire
des restrictions aux droits et libertés reconnus par la Convention
dans un but autre que celui pour lequel elles ont été prévues. La Cour
a par conséquent appelé la Turquie à libérer M. Demirtaş «dans les
plus brefs délais, à moins que de nouveaux motifs ou de nouveaux
éléments justifiant le maintien en détention provisoire ne soient
présentés».
29. En réponse à cela, le Président Erdoǧan a contesté l’arrêt
et a promis d'entreprendre «un contre-mouvement pour achever le
travail». La détention de M. Demirtaş ne s’est pas immédiatement
terminée, la 19e Cour criminelle lourde
d'Ankara ayant demandé des directives au ministère de la Justice,
puisque l'arrêt de la chambre n’était pas encore définitif.
30. Leyla Güven a été élue au Parlement turc sur la liste du HDP
en juin 2018, alors qu’elle était déjà placée en détention provisoire.
Elle avait été élue auparavant maire à deux reprises (elle était
alors membre du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux) et siégé
au parlement de juin à novembre 2015. En janvier 2018, elle a été
arrêtée au motif de sa critique de l’intervention militaire turque
à Afrin, Syrie. Elle est détenue depuis dans une prison de haute
sécurité et risque 31 ans de prison si elle est reconnue coupable.
En dépit de son élection et de son immunité parlementaire, elle
reste en détention. Dans le même temps, le député du CHP Enis Berberoǧlu,
condamné à cinq ans de prison, a été libéré en septembre 2018 en
raison de l'immunité parlementaire et jusqu'à la fin de son mandat
parlementaire, à la suite de la décision de la Cour suprême de cassation
qui a été saluée par la Présidente de l'Assemblée parlementaire
. Nous regrettons vivement que les
membres de l'opposition politique doivent avoir recours à des moyens
ultimes, à savoir des grèves de la faim, pour mettre des problèmes,
qu'ils soient sensibles ou impopulaires, au débat public.
31. Le 22 novembre 2018, Leyla Güven a entamé une grève de la
faim illimitée pour protester contre la détention en isolement d’Abdullah
Öcalan, chef et fondateur du PKK, à la prison d’Ímrali. Le 15 janvier
2019, un rapport indiquait qu’elle aurait perdu 10 kilos et souffrirait
d’une pression artérielle faible, d’insomnie, de nausées, de fièvre,
d’une sensibilité exacerbée à la lumière, aux odeurs et au son et
d’un problème d’absorption des liquides, tous symptômes allant en
s’aggravant
.
Plusieurs autres détenus ont entamé une grève de la faim en solidarité
avec Mme Güven. Selon les rapports, leur
nombre varierait entre 162 et 226
.
32. Ertuğrul Kürkçü, à l’époque député HDP de la circonscription
d’Izmir, a été accusé de «diffusion de propagande en faveur d’une
organisation terroriste» après avoir prononcé un discours pendant
les célébrations du Newroz (printemps) 2016, discours au cours duquel
il a accusé les forces de sécurité turques d’avoir commis des violations
des droits de l’homme dans le sud-est du pays. Ledit discours serait
identique à celui qu’il avait déjà prononcé au parlement. Il fait
partie des parlementaires dont l’immunité a été levée en mai 2016
et a été condamné en décembre de la même année à deux ans de prison.
Il a également siégé à l’Assemblée parlementaire du 28 septembre
2015 au 7 octobre 2018, période pendant laquelle il a été successivement
poursuivi, condamné et emprisonné et est devenu membre honoraire
de cette Assemblée en octobre 2018. Il fait actuellement face à
d’autres accusations au titre de trois discours prononcés en 2012
et en 2015-16
.
Le 20 décembre 2018, nous avons exprimé notre profonde préoccupation
concernant la condamnation d’Ertugrul Kürkçü, membre honoraire de
l’Assemblée parlementaire et attendions des autorités turques qu’elles
s’assurent que la liberté d’expression de M. Kürkcü est dûment garantie
par le système judiciaire turc. Nous allons donc suivre avec une
grande attention le procès en appel de M. Kürkçü
.
33. Outre M. Demirtaş, Mme Yuksekdag,
M. Önder, Mme Güven et M. Kürkçü, sept
autres ex-parlementaires du HDP sont actuellement emprisonnés: Idris
Baluken (condamné), Gulser Yildirim (en détention provisoire), Caglar
Demirel (en détention provisoire), Ferhat Encu (condamné), Burcu
Celik Ozkan (condamné), Abdullah Zeydan (condamné) et Selma Irmak
(en détention provisoire).
5. Conclusions
et recommandations
34. L’accumulation des problèmes
décrits dans la section 4 ci-dessus renforce les craintes relatives
à la situation et, plus généralement, au rôle et aux droits des
personnalités politiques de l’opposition en Turquie. Les élections
de 2015, et plus particulièrement celles de novembre, ont été caractérisées
par leur nature inéquitable et les entraves à la capacité de faire
campagne, notamment dans le sud-est du pays. Le parlement qui en
a résulté a levé l’immunité de 154 de ses membres, dont 93 % des
députés du HDP. Onze parlementaires ou ex-parlementaires HDP sont
actuellement en détention (voir plus bas). L’état d’urgence instauré
plus tard en 2016 a encore permis de renforcer les restrictions
des activités de la société civile, ainsi que des médias indépendants,
et de démettre de leurs fonctions bon nombre de maires HDP dans
le sud-est de la Turquie. Dans ce contexte, caractérisé également
par un contrôle parlementaire inadéquat et une absence de liberté
de la presse pesant sérieusement sur le débat démocratique, des
amendements constitutionnels ont été être adoptés en 2017, faisant
passer la Turquie d’un système parlementaire à un régime présidentiel,
avec notamment pour effet de réduire l’indépendance de la justice.
Parallèlement, la législation électorale a également fait l’objet
d’une révision de manière à réduire l’indépendance des organes administratifs
et de surveillance, tandis que les élections législatives et présidentielle
ont été avancées de novembre 2019 à juin 2018. Ces élections se
sont déroulées dans un climat de réduction de l’espace accordé aux
débats pluralistes et démocratiques, d’inégalité des chances de
faire efficacement campagne et d’être couvert par les médias, ainsi
que d’une utilisation abusive de ressources administratives. En
conséquence, la Turquie est désormais dotée d’un président disposant
de pouvoirs très larges, d’un parlement trop faible pour servir
de contrepoids et dont la majorité se compose de députés appartenant
au parti du président et de ses alliés, ainsi que d’un pouvoir judiciaire
dont l’indépendance a été rognée. La liberté d’expression, de réunion et
d’association est limitée tandis que les organes de presse indépendants
et la société civile sont soumis à de fortes pressions. La possibilité
pour les opposants politiques de jouer un rôle significatif dans
la vie publique, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du parlement,
s’en trouve extrêmement réduite.
35. L’Assemblée devrait profiter de l’adoption du présent rapport
pour réaffirmer sa position concernant les droits et le rôle des
opposants politiques dans une démocratie et sa position sur l’évolution
récente de la Turquie en matière de démocratie, notamment en rapport
avec l’immunité parlementaire, l’équité des processus électoraux,
la détention et l’emprisonnement d’opposants politiques accusés
d’avoir exprimé des opinions légitimes et pacifiques. Parallèlement,
l’Assemblée devrait prendre acte des domaines dans lesquels la démocratie
reste vivace et encourager les réformes démocratiques.
36. Nous appelons les autorités turques à répondre à ces préoccupations
de manière prioritaire et à mettre en œuvre les recommandations
de l'Assemblée dans le cadre de la procédure de suivi en cours.
Ces recommandations visent à assurer la protection des droits démocratiques
de l'opposition – et à faire en sorte que le pluralisme des idées
et des opinions qui existe dans la société turque soit également
garanti dans la sphère publique et reflété dans une expression et
une représentation démocratiques.