1. Introduction
«Le
discours de haine est répréhensible [parce qu’] il envisage les
membres du groupe cible comme des ennemis internes, refuse de les
accepter en tant que membres légitimes et égaux de la société et rabaisse
leur statut social, renversant ainsi et par d’autres moyens les
fondements mêmes du vivre ensemble. Il dresse des barrières faites
de méfiance et d’hostilité, sème la crainte et fait obstacle aux relations
entre les individus et les groupes et, d’une manière générale, exerce
une influence corrosive sur la conduite de la vie collective. Le
discours de haine brise en outre la dignité des membres du groupe cible
en les stigmatisant, en réfutant leur capacité à vivre en tant que
membres responsables de la société, et en ignorant leur individualité
et leurs différences en les réduisant à des spécimens uniformes de
leur groupe racial, ethnique ou religieux.»
Bhikhu Parekh, membre de la Chambre des Lords britannique
et ancien professeur de philosophie politique à l’université de
Westminster et à l’université de Hull
1. L’Europe est aujourd’hui confrontée
à une montée alarmante du discours de haine, du racisme, de la xénophobie
et de l’intolérance. Les mouvements nationalistes et xénophobes
instrumentalisent les peurs et les incertitudes. Les injures racistes
et les discours de haine dirigés contre les minorités nationales
et les migrants atteignent des niveaux sans précédent. Il s’agit
d’une grave menace pour les droits de l’homme et les valeurs humaines
fondamentales, la prééminence du droit et la démocratie. En outre,
l’impunité est monnaie courante. De manière inquiétante, certains
parlementaires et représentants de l’État contribuent à véhiculer
la haine et l’intolérance en tenant des discours choquants.
2. Des propos insultants apparaissent dans le discours politique
d’un grand nombre de pays européens. Si l’usage du discours de haine
est particulièrement prégnant au sein des groupes extrémistes, il
ne s’y limite plus et envahit tout l’échiquier politique. La montée
des mouvements populistes dans bon nombre de pays européens a conduit
à une multiplication des propos haineux contre des cibles variées,
comprenant les élites et les minorités nationales. Les représentants
de mouvements populistes ont souvent diffusé de fausses informations
et instrumentalisé le discours de haine à des fins politiques. Les
minorités nationales et les migrants font constamment l’objet d’exemples
particulièrement visibles de discours de haine.
3. Le présent rapport aborde le discours de haine en corrélation
avec le racisme, la xénophobie, la misogynie et l’homophobie, ainsi
que l’intolérance envers les minorités nationales, car tous ces
phénomènes mettent en péril l’intégrité de nos sociétés démocratiques.
J’estime que, même si les manifestations de la haine sont diverses,
ses racines sont toujours les mêmes.
4. Ce rapport s’appuie, entre autres, sur les travaux de la Commission
européenne contre le racisme et l'intolérance (ECRI) et notamment
sa Recommandation de politique générale no 15
sur la lutte contre le discours de haine, adoptée le 8 décembre
2015, et sur des textes de l’Assemblée tels que la
Résolution 1967 (2014) sur une stratégie pour la prévention du racisme et de
l’intolérance en Europe, la
Résolution
2069 (2015) «Reconnaître et prévenir le néo-racisme»
, et la
Résolution 2144 (2017) et la
Recommandation
2098 (2017) «Mettre fin à la cyberdiscrimination et aux propos haineux
en ligne».
2. Autorégulation: bonnes pratiques
5. L’une des principales questions
en ce qui concerne le discours de haine en politique est de fixer
la limite entre un discours protégé par la liberté d’expression,
d’une part, et des propos stigmatisants, d’autre part. Aucune règle
précise et infaillible n’a été formulée pour définir cette limite
ténue. Prendre en compte la différence entre la teneur des propos et le contexte dans lequel ils sont prononcés
peut toutefois donner des orientations utiles. Les femmes et hommes
politiques en particulier évoluent dans un environnement délicat, car
ils doivent retenir l’attention du public, s’exprimer de manière
efficace et être convaincants. De plus, la politique instaure une
certaine concurrence qui fait du «combat» un élément physiologique
du discours politique.
6. Il est impératif que les membres de la classe politique puissent
jouir pleinement de leur droit à la liberté d’expression, pour cette
raison l’autorégulation et l’adoption volontaire de codes de conduite
sont des voies particulièrement indiquées pour lutter efficacement
contre ce type de discours. Les règlements internes des parlements
sont également un outil efficace à cette fin. En 2018, le Parlement
européen a modifié son règlement en matière de sanctions contre
les propos racistes et xénophobe, grâce entre autres au soutien
des groupes politiques et à l’assistance prêtée par ARDI (l’Intergroupe
«Antiracisme et diversité» du Parlement européen) et ILGA Europe
(Association internationale des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles,
trans et intersexes). L’Institut OHRID des stratégies économiques
et des affaires internationales, qui a son siège à Skopje, promeut
une initiative intéressante depuis plusieurs années. À l’occasion
des élections, il invite les responsables des sections jeunesse
de tous les partis politiques à signer une «Déclaration pour des
élections justes, libres et démocratiques» dont l’objectif est d’encourager
les jeunes responsables politiques à redoubler d’efforts aux fins
d’élections et de campagnes électorales justes et démocratiques
et de montrer que les sections jeunesse des partis politiques sont
responsables et suffisamment mûres pour contribuer à la démocratisation
du pays.
7. Le préambule et le texte montrent que la déclaration est le
fruit d’une réflexion sensée et réfléchie sur l’importance des libertés
fondamentales, notamment la liberté de vote et la liberté d’expression,
et sur la façon dont ces libertés sont étroitement liées. Deux chapitres,
respectivement sur les responsabilités spécifiques et sur l’information
et la sensibilisation, énoncent un certain nombre d’engagements
pris par les signataires. La campagne électorale est placée sous
le signe de la dignité et du respect lors de la présentation du
programme politique d’un candidat comme de celui de ses concurrents.
Le paragraphe le plus directement pertinent au regard de ce rapport
est celui qui est consacré aux médias et aux campagnes médiatiques
d’après lequel les jeunes responsables politiques font tout leur
possible pour réduire au minimum le discours de haine sur les réseaux
sociaux et dans la vie quotidienne.
8. Ces engagements sont rappelés à chaque élection, car la déclaration
est signée lors d’une manifestation publique. Je trouve cette initiative
positive à bien des égards. Premièrement, elle place au premier
plan le rôle et la responsabilité des femmes et hommes politiques
dans la prévention du discours de haine et la lutte contre ce fléau,
ce qui est tout à fait conforme aux objectifs de mon travail de
rapporteure. Deuxièmement, elle reconnaît le potentiel des jeunes
femmes et hommes politiques, ce dont je me félicite non pas parce
qu’ils représentent l’avenir – ils font de fait déjà partie du paysage
politique –, mais parce que jeunesse rime généralement avec ambition,
audace et ouverture au changement. Enfin et surtout, la signature, en
public, de la déclaration présente un avantage considérable, en
ce sens qu’elle contribue à la sensibilisation de tous les acteurs
politiques, des médias et du grand public.
9. La Charte des partis politiques européens pour une société
non raciste, signée en février 1998 à Utrecht, est une initiative
moins récente mais néanmoins enrichissante. Ses signataires («Nous,
partis politiques démocratiques européens»), «conscients des tâches
et responsabilités spécifiques des partis politiques en tant qu’acteurs
d’un processus politique démocratique, à savoir: assurer la défense,
l’expression et le respect des principes de base d’une société démocratique»,
s’engagent à adhérer à une liste de principes, parmi lesquels: «Défense
des droits de l’homme et des principes démocratiques fondamentaux
et rejet de toute forme de violence raciste, de toute incitation
à la haine et à la persécution raciales et de toute forme de discrimination
raciale. Refus d’afficher (…) en quelque façon toutes vues et positions
susceptibles de susciter ou d’encourager les préjugés, l’hostilité
ou la division entre les peuples d’origines ethniques ou nationales différentes
ou entre les groupes représentants de croyances religieuses différentes».
Ils s’engagent aussi à effectuer un «traitement responsable et équitable
de tous les thèmes sensibles relatifs à de tels groupes en évitant
leur stigmatisation».
10. Dans sa
Résolution
1345 (2003) relative au discours raciste, xénophobe et intolérant
en politique, l’Assemblée parlementaire appuie résolument cette
Charte et recommande que tous les partis politiques européens la
signent et l’appliquent pleinement.
11. La Charte ne couvre qu’en partie le champ du présent rapport,
qui porte non seulement sur le discours de haine raciste et xénophobe,
mais aussi sur toutes ses autres formes. Ceci étant, il est intéressant
de noter qu’il y a vingt ans, les auteurs de la charte étaient pleinement
conscients de la responsabilité particulière des partis politiques.
Depuis lors, la haine est devenue omniprésente et la technologie
a facilité sa propagation. En octobre 2015, les partis représentés
au Parlement finlandais ont signé la Charte, à l'occasion d'un débat
sur le racisme organisé à l'initiative de Nasima Razmyar, députée
d'origine afghane. Cela montre que près de deux décennies après
son lancement, la Charte est toujours d’actualité. Compte tenu de
la montée actuelle du discours de haine, en particulier en ligne,
l’heure est venue de mettre à jour et de relancer cette initiative
en appelant les femmes et hommes politiques à assumer officiellement
la responsabilité de leurs propos et de l’usage qu’ils font des
outils de communication. Ils devraient garder constamment à l’esprit
qu’ils se trouvent en position de pouvoir et qu’ils jouissent du
respect du public. Ils sont des modèles et représentent la collectivité.
La Charte devrait inclure tous les États membres du Conseil de l’Europe
et ses dispositions devraient couvrir toutes les formes de discours
de haine.
3. Danemark:
une étude de cas
12. J’ai eu l’opportunité d’approfondir
ma connaissance de la situation au Danemark concernant le discours de
haine, notamment dans le discours politique, à l’occasion de la
réunion de la commission sur l'égalité et la non-discrimination
à Copenhague, le 1er mars 2018, et des
rencontres tenues en marge de cette réunion. Les informations recueillies
donnaient à réfléchir. Les débats en cours sur les termes à employer
pour traiter de questions en rapport avec les minorités, les enjeux
auxquels la classe politique est confrontée et les activités menées
par la société civile et certains médias m’ont semblé particulièrement
intéressants et dignes d’être présentés dans ce rapport.
13. Lors d’une audition tenue pendant notre réunion à Copenhague,
la célèbre journaliste Lisbeth Knudsen a expliqué qu’au Danemark
les principales cibles du discours de haine étaient les musulmans
et les personnes issues de l’immigration. Malgré l’insuffisance
de données fiables, elle a observé de façon empirique qu’à chaque
fois qu’elle mentionnait l’islam et ses adeptes dans son blog, les
commentaires haineux explosaient. Les femmes et hommes politiques
étaient aussi souvent visés par le discours de haine. Un tiers d’entre
eux avait reçu des menaces de mort au moins une fois au cours de
leur carrière. Alors que la plupart des organes d’information en
ligne et des forums de discussion au Danemark avaient un modérateur,
et que les commentaires haineux étaient filtrés, elle jugeait important
de laisser le débat ouvert et de donner à chacun la possibilité
d’exprimer ses opinions. Le risque, lorsque le débat est étouffé
et que la censure est pratiquée, est de détourner la haine en ligne
vers des groupes Facebook fermés ou d’autres espaces moins accessibles,
plus difficiles à contrôler et potentiellement plus dangereux.
14. Le public danois semble être conscient du rôle des réseaux
sociaux: 77 % des personnes ayant répondu à une enquête estimaient
que les réseaux sociaux avaient une grande part de responsabilité
dans la diffusion des propos haineux et bon nombre d’entre elles
affirmaient qu’elles ne participeraient pas à un débat sur les réseaux
sociaux si le ton était dur.
15. Mme Knudsen était favorable à une
législation de lutte contre le discours de haine qui incite les entreprises
de réseaux sociaux à une certaine vigilance. Elle estimait toutefois
que des mesures supplémentaires étaient nécessaires, dont une sensibilisation
et une éducation numérique adaptée dans le cadre des programmes
scolaires. En d’autres termes, les jeunes devraient apprendre à
communiquer sur internet et à interpréter l’information qu’ils y
trouvent. La lutte contre le discours de haine relève de la responsabilité
de chacun. Jusqu’à présent, les organisations de la société civile
ont été les plus efficaces. Pour finir, les forces de l’ordre ont
un rôle à jouer dans la prévention et la répression du discours
de haine. D’après Mme Knudsen, ce secteur
devrait disposer de davantage de ressources.
16. Lors de cette réunion de la commission, d’autres membres ont
soulevé la question des zones urbaines défavorisées du Danemark,
qui abritent généralement de vastes communautés issues de l’immigration
et sont actuellement qualifiées de «ghettos». Il est inquiétant
de noter que ce terme est aussi employé par les autorités. Une «liste
des ghettos» a été dressée pour la première fois par le ministère
des Transports et du Logement en 2010 et est depuis régulièrement
mise à jour et accessible au public.
17. Comme si ce type de dénomination n’était pas assez stigmatisant,
le Gouvernement danois a déposé en février 2018 un projet de loi
sur les «zones de sanctions spéciales». L’idée est de sanctionner
plus sévèrement certains comportements délictueux, comme le vandalisme
et le vol, lorsqu’ils sont commis dans certaines zones. L’initiative
du gouvernement a laissé au parlement la tâche de préciser les détails,
dont la désignation des zones spéciales et des infractions visées.
Cette idée a reçu le soutien des représentants de l’opposition,
mais a été critiquée par les organisations de la société civile
et les juristes qui y voient une menace pour le principe d’égalité
devant la loi.
18. J’ai eu l’occasion de discuter de cette initiative et de l’état
du discours de haine au Danemark avec plusieurs interlocuteurs:
Vibeke Borberg, directeur de recherche de l’École danoise des médias
et du journalisme; Qasam Ijaz du Center for Forebyggelse af Eksklusion
(CFE); Bent Jensen, journaliste au journal en ligne Sameksistens (Coexistence); Jens
Elo Rytter, professeur à la faculté de droit de l’université de Copenhague;
et Lumi Zuleta, consultant spécial à l’Institut danois des droits
de l’homme.
19. Les représentants des milieux universitaires ont déclaré lors
de notre réunion que les statistiques concernant les «ghettos» danois
n’étaient pas aussi sombres que certains le disaient du point de
vue du chômage et d’autres indicateurs de bien-être social. De fait,
quelques semaines après notre conversation, la presse a révélé que
d’après les statistiques de la police nationale, le taux de criminalité
dans ces zones avait baissé de 30 % entre 2013 et 2017.
20. Mes interlocuteurs ont expliqué qu’un débat portait actuellement
au Danemark sur la question de savoir s’il ne faudrait pas enfin
«appeler les choses par leur nom»: certains responsables politiques
et personnalités publiques refusaient ainsi les limites du langage
«politiquement correct», notamment lorsqu’il s’agissait de parler
des personnes issues de l’immigration résidant dans le pays. L’emploi
du mot «ghetto» était le signe d’un durcissement du discours public
dans ce domaine. Dans le passé, l’expression «communautés parallèles»
était privilégiée pour décrire la situation de communautés non incluses
dans les sphères sociales, politiques et culturelles du pays hôte.
21. Ceci nous amène à un point essentiel: il faut être attentif
au choix des mots
. S’il est tout à fait acceptable d’utiliser
un style de communication direct, d’exercer pleinement la liberté
d’expression et d’éviter l’autocensure, il est important de s’abstenir
d’utiliser toute forme de langage désobligeant et d’éviter toute stigmatisation
ou même tout stéréotype négatif, particulièrement visant des groupes
vulnérables, car cela pourrait alimenter l’hostilité envers ces
personnes. Ceci vaut pour les médias comme pour la communication politique.
Les experts que j’ai rencontrés ont expliqué que les observations
empiriques montrent un lien entre le ton des gros titres des journaux
en ligne et les commentaires des lecteurs. Lorsque des mots hostiles
sont employés dans les gros titres, le nombre de commentaires haineux
est supérieur
.
22. La même dynamique s’applique au discours politique. Malgré
l’absence générale de données sur le discours de haine au Danemark,
certaines études laissent entendre que l’emploi de certains termes
par des femmes et hommes politiques se reflète dans l’attitude de
leurs sympathisants. Pour citer l’un de mes interlocuteurs: «Il
s’agit principalement de discours de haine ciblant les étrangers,
les migrants, les minorités religieuses, ethniques ou autres. Il
n’y a pas de vraie intégration mais plutôt une assimilation. Je
crois que nous pouvons tous convenir qu’il y a une grande différence
entre intégration et assimilation. Un problème d’intégration est
un problème social». Cela étant, les femmes et hommes politiques
danois ne pratiquaient pas à proprement parler le discours de haine.
Ils en étaient plus souvent la cible que les auteurs. Les femmes politiques
étaient particulièrement exposées, notamment au discours de haine
et, par conséquent, elles évitaient souvent d’utiliser les réseaux
sociaux afin d’éviter le sexisme et le discours de haine misogyne
les visant. Certaines personnalités publiques avaient même décidé
de quitter la vie politique pour ne pas avoir à faire face à cette
situation. Le Premier ministre danois a dénoncé le problème des
abus en ligne et appelé à un usage responsable des réseaux sociaux
qui doivent rester un forum de discussion ouvert à tous.
23. Le Center for Forebyggelse af Eksklusion est une petite organisation
non gouvernementale qui souhaite contribuer à la création d’une
société plus solidaire acceptant toutes les différences de notre
société du point de vue de la religion, de l’origine ethnique, de
l’orientation sexuelle et de la politique. L’un de ses principaux projets,
«Anmeld Had» (Signaler la haine), vise à sensibiliser au discours
de haine et à protéger les victimes. Son site web permet aux victimes
de signaler des violences physiques ou verbales qu’elle évalue et
qu’elle rapporte au besoin à la police. Ce projet est utile aux
victimes mais plus généralement, il permet aussi d’étudier l’importance
du discours et des crimes de haine au Danemark, en offrant des données
à l’appui des travaux de ceux qui les préviennent et les répriment.
24. Sameksistens a mené à bien un projet de recherche sur la manière
dont sept journaux danois, dont il a analysé 136 articles, avaient
présenté l’islam et les musulmans entre mars et novembre 2017. Il
est intéressant de noter, aux fins de notre rapport, qu’il en ressort
que les femmes et hommes politiques jouent un rôle influent dans
cette représentation; dans les articles, ils figuraient plus que
les musulmans danois (45 % des
personnes interrogées contre 16 %).
Ils ont fixé les priorités de la couverture médiatique. En d’autres
termes, les informations portaient surtout sur les déclarations
ou les initiatives politiques et non sur une description des convictions
ou de la vie des musulmans danois. D’après cette analyse, l’image
de l’islam danois a été déformée pour créer un «conflit» et rendre
l’information plus intéressante.
25. La situation au Danemark est intéressante à plusieurs égards.
Elle montre que même dans des sociétés modernes et ouvertes qui
ont profité économiquement de la contribution des immigrés, les
préjugés sont présents et peuvent facilement être exploités à des
fins politiques. Elle fait aussi apparaître, une fois encore, le
lien qui existe entre les termes utilisés dans le discours public
et politique et les attitudes de la population. J’ai l’impression
que ces termes influent davantage sur ces dernières que l’inverse.
Certains hommes et femmes politiques maîtrisent l’art d’influencer
le débat politique en évoquant la peur et en engendrant de l’anxiété.
Je tiens à souligner que les responsables politiques, en particulier
les membres du gouvernement et les législateurs, ne devraient pas
oublier que les préjugés peuvent ne pas émaner uniquement de propos haineux
au sens plein du terme. Des formes encore plus subtiles de stigmatisation
ou de discrimination, comme l’inégalité des critères d’application
des sanctions pénales, peuvent avoir des effets néfastes sur la coexistence
pacifique et être à l’origine d’un cercle vicieux d’exclusion et
de colère.
4. Le
discours de haine hostile aux Roms
26. Les Roms, Sintés et Gens du
voyage figurent parmi les principales cibles du discours et des
crimes de haine dans la plupart des États membres du Conseil de
l’Europe. Le langage utilisé à leur encontre est particulièrement
virulent, et la déshumanisation atteint souvent des sommets déconcertants.
Les membres de ces groupes sont régulièrement décrits comme une
menace pour l’ordre social et sont associés à des activités criminelles.
Nous avons là encore un exemple clair de la manière dont certains
hommes et femmes politiques usent de préjugés envers une catégorie
ou un groupe à des fins électorales.
27. «Lorsqu’un membre de la classe politique s’intéresse à ma
communauté, c’est généralement pour nous attaquer et fomenter la
division entre nous et la population sédentaire», observait Cassie
Marie McDonagh, membre de la communauté irlandaise des Gens du voyage
et du réseau pour l’autonomisation des femmes appartenant aux communautés
de Tsiganes, Roms et Gens du voyage, dans un article paru dans
The Guardian du 11 octobre 2017.
À titre d’illustration, elle a rapporté les propos du député travailliste
John Speller lors d’un débat sur le thème «Tsiganes, Gens du voyage
et populations locales», tenu à la Chambre des communes en octobre
2017. Celui-ci a affirmé que l’idée que la population se fait de
ces groupes sera toujours forgée par les comportements exécrables
d’une minorité qui plonge sa propre communauté dans un chaos absolu
. Même s’il ne s’agit pas là
d’un exemple de discours de haine, cela montre bien à quel point
le discours politique peut facilement recourir aux stéréotypes négatifs
et à la stigmatisation de ce groupe
.
28. En République slovaque, alors que la défenseure publique des
droits, Mme Jana Dubovcová, a attiré l’attention
à maintes reprises sur le recours injustifié à la violence lors
de descentes de police dans des camps roms, le ministre de l’Intérieur,
Robert Kaliňák, a justifié et même salué l’intervention des policiers,
sans faire la moindre allusion à la possibilité de mener une enquête
interne pour établir d’éventuelles responsabilités
.
29. Des exemples de discours encore plus virulents abondent en
Europe. En République tchèque, Jaroslav Staník, membre du parti
SPD, aurait déclaré que les membres de plusieurs groupes minoritaires
devraient être gazés à mort. Le rapport 2017 sur l’extrémisme, établi
par le ministère de l’Intérieur de la République tchèque, observait
que Tomio Okamura, dirigeant du parti conservateur SPD, avait usé
d’une rhétorique xénophobe
et que dans le passé, lorsque le sentiment
anti-Roms dominait l’actualité, il avait fait des commentaires hostiles aux
Tziganes
.
30. Le révisionnisme est souvent une composante du discours méprisant
visant les Roms. Le député tchèque Miloslav Rozner a par exemple
qualifié le camp de concentration de Lety, où étaient enfermés les Roms
pendant la seconde guerre mondiale, de «pseudo camp de concentration»
.
31. En Italie, Matteo Salvini, chef de file de la Ligue, a multiplié
les déclarations contre les Roms. En mars 2018, à l’occasion de
la Journée internationale des Roms, il a affirmé dans un tweet que
«si beaucoup d’entre eux travaillaient plus et volaient moins, si
beaucoup d’entre eux envoyaient leurs enfants à l’école au lieu
de leur apprendre à voler, ce serait vraiment une fête». Il a continué
à utiliser un langage extrêmement agressif après avoir été nommé
ministre de l’Intérieur et Vice-Premier ministre. En juin, il a
annoncé lors d’une interview télévisée avoir donné des instructions
en vue de la réalisation d’un «recensement» de la communauté rom
du pays, ajoutant que ceux ayant la nationalité italienne seraient
«malheureusement» autorisés à rester.
32. Plusieurs enquêtes sont en cours en Italie sur des agressions
qui pourraient être motivées par le racisme. Parmi ces affaires
figure le cas choquant d’une enfant de 13 mois atteinte par un tir
d’arme à air comprimé à Rome, le 25 juillet 2018. L’existence d’un
lien entre les comportements violents ou discriminatoires visant
les Roms et d’autres minorités et l’attitude de la classe politique,
c’est l´évidence même
.
33. Le 7 août 2018, sur la ligne Milan-Mantoue, une annonce par
haut-parleur dans un train régional a sommé les voyageurs roms de
descendre du train au motif qu’ils «dérangeaient» (les termes exacts
étaient particulièrement insultants). Une enquête interne a permis
d’identifier une femme, membre du personnel, qui était à l’origine
de cette annonce et l’entreprise a annoncé que l’intéressée encourait
des sanctions ou un éventuel licenciement. Le ministre Matteo Salvini
a réagi en prenant sa défense et déclaré qu’il mettrait tout en œuvre
pour éviter l’application des sanctions envisagées. Dans les jours
qui ont suivi, il a affirmé publiquement que cette personne méritait
d’être récompensée pour ses actes.
34. Dans son avis sur la Roumanie adopté en juin 2017, le Comité
consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités
nationales indique que la persistance d’attitudes négatives et de
préjugés envers les Roms est très préoccupante. «En particulier,
le fait que certaines personnalités politiques continuent de tenir
des propos pernicieux à l’encontre des Roms et des personnes appartenant
à la minorité hongroise entretiennent des divisions qui empêchent
de trouver des solutions aux problèmes de la société.» Ce rapport décrit
un processus inquiétant qui s’applique probablement à beaucoup d’autres
pays: «Les propos intolérants, qui se limitaient auparavant à ces
partis [les partis politiques d’extrême droite], sont devenus courants
au fil des ans et font désormais partie du langage politique habituel.
Malheureusement, force est de constater que le fait de présenter
une image stéréotypée et négative des Roms et le nationalisme exacerbé
permettent d’obtenir des voix, en particulier au niveau local, et
que même des organisations politiques plus respectables recourent
à des arguments anti-Roms et anti-Hongrois.»
35. Un rapport publié en 2014 par l’Université de Harvard sur
l’accélération de la spirale des violences faites aux Roms en Hongrie
analyse différents causes de la montée de l’antitsiganisme dans
le pays. Outre l’impunité généralisée et l’absence, par le passé,
de toute obligation de rendre des comptes pour les violences ciblant certains
groupes spécifiques, ainsi que la création de milices et groupes
paramilitaires et d’organisations d’extrême droite, le rapport souligne
que des manifestations s’apparentant aux discours de haine et aux
crimes de haine, notamment de la part de certains chefs de file
et de groupes organisés, ont pour effet d’enflammer les esprits
et d’instaurer un climat d’insécurité. Le texte se réfère notamment
à l’expression «criminalité tsigane» qui revient dans le discours
public (qualifiée de raciste par la Cour européenne des droits de
l’homme étant donné que cela associe la criminalité à un groupe
spécifique) et aux manifestations anti-roms organisées par le parti
Jobbik, comme le défilé du 12 janvier 2013 à Szigethalom.
36. La relation de cause à effet entre le discours de haine tenu
par des personnalités politiques et les crimes de haine n’a pas
été établie
.
Cependant, la recrudescence simultanée du discours antitsigane (y
compris dans le discours public) et des agressions violentes visant
les Roms et les Gens du voyage en Europe ne saurait être pure coïncidence.
Lorsqu’elles jouent la «carte des Roms» pour gagner en visibilité
et en popularité, les personnes publiques, et notamment les personnalités
politiques, devraient avoir conscience que, ce faisant, elles pourraient
encourager la discrimination et, en définitive, la violence contre
cette communauté, avec de possibles conséquences graves
.
5. Recommandations
de politique générale de l’ECRI: RPG no 15
sur la lutte contre le discours de haine
37. La Commission européenne contre
le racisme et l’intolérance (ECRI), en tant qu’instance indépendante de
monitoring composée de membres impartiaux, lutte sans relâche contre
le racisme en Europe depuis sa création en 1993.
38. Outre les travaux de monitoring par pays, l’ECRI a notamment
pour mandat la préparation de recommandations de politique générale.
Ces recommandations fournissent aux États membres du Conseil de l’Europe
des lignes directrices pour l’élaboration des politiques nationales
dans des domaines tels que la lutte contre le racisme, la xénophobie,
l’antisémitisme et l’intolérance.
39. Seize recommandations de politique générale ont été adoptées
jusqu’à présent. La RPG no 15 sur la lutte
contre le discours de haine revêt un intérêt particulier pour le
présent rapport.
40. Selon la RPG no 15, le discours
de haine est fondé sur l’hypothèse injustifiée qu’une personne ou
un groupe de personnes sont supérieurs à d’autres; il incite à des
actes de violence ou de discrimination, ce qui nuit au respect des
groupes minoritaires et à la cohésion sociale. Dans cette recommandation,
l’ECRI appelle les personnalités publiques à réagir rapidement face
au discours de haine; à la promotion de l’autorégulation des médias;
à la sensibilisation aux conséquences dangereuses du discours de
haine; à la suppression de toute aide, financière ou autre, aux
partis politiques qui utilisent activement le discours de haine;
et à ériger en infraction pénale ses manifestations les plus extrêmes,
tout en respectant la liberté d’expression. Il faut que les mesures
contre le discours de haine soient bien fondées, proportionnées,
non discriminatoires, et qu’elles ne soient pas détournées pour
restreindre la liberté d’expression ou de réunion, ni pour supprimer
toute critique à l’égard de politiques officielles, l’opposition
politique et les croyances religieuses.
41. Des recherches approfondies sur les diverses manifestations
du discours de haine en Europe et sur les lois et politiques de
lutte contre ce phénomène ont permis à l’ECRI de dégager une série
de mesures puis de les résumer en 10 recommandations dans la RPG no 15.
Sont d’abord énoncées les mesures les plus générales et ambitieuses,
qui devraient être considérées comme hautement prioritaires. Des
mesures plus spécifiques suivent. Les mesures à prendre en droit
pénal sont énumérées en dernier, montrant ainsi qu’elles sont envisagées
comme des mesures de dernier recours. Je vais exposer ici celles
qui sont particulièrement pertinentes au regard du rôle et des responsabilités
des dirigeants politiques:
- les
mesures de sensibilisation et de lutte contre le discours de haine sont
présentées comme essentielles et potentiellement très efficaces:
les États membres devraient «adopter une démarche dynamique» de
sensibilisation du grand public aux dangers que présente le discours
de haine, mais aussi de démonstration de sa nature mensongère et
de son caractère inacceptable. Cela signifie notamment promouvoir
la compréhension de la diversité, faciliter le dialogue interculturel,
lutter contre la désinformation et les stéréotypes négatifs, et
mettre au point des programmes pédagogiques pour les enfants comme
pour le grand public . Je tiens à souligner plus particulièrement
le point suivant : «encourager,
face au discours de haine, une réaction rapide des personnalités
publiques, et en particulier des responsables politiques, religieux
et communautaires, afin que non seulement ils le condamnent, mais
aussi qu’ils cherchent à consolider les valeurs que ce discours
de haine menace»;
- autorégulation: des codes de conduite adaptés devraient
être adoptés par les institutions publiques et privées (dont les
organes élus et les partis politiques). Les partis politiques devraient
être encouragés à signer la Charte des partis politiques européens
pour une société non raciste. Des mécanismes de recours devraient
être mis en place pour que tout non-respect puisse être signalé
et sanctionné;
- un autre aspect d’un grand intérêt pour la classe politique
et, par conséquent pour notre rapport, est la RPG no 9
sur le financement des partis politiques, qui appelle les États
membres à supprimer tout soutien financier ou autre aux partis politiques
et aux organisations qui ont recours au discours de haine ou ne
sanctionnent pas ceux de leurs membres qui le pratiquent. La recommandation
prévoit même la possibilité d’appliquer des sanctions rigoureuses,
comme interdire ou dissoudre de tels partis ou organisations «lorsque
le discours de haine a pour but d’inciter à commettre des actes
de violence, d’intimidation, d’hostilité ou de discrimination (…),
ou lorsque l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il ait cet
effet».
42. Comme indiqué précédemment, le droit pénal est le dernier
instrument recommandé par la RPG no 15. Des
dispositions pénales sont certes nécessaires dans ce domaine, mais
ne devraient s’appliquer que si aucune mesure administrative ou
de droit civil n’est jugée efficace. Cette prudence de la recommandation
de l’ECRI s’agissant des sanctions pénales est principalement motivée
par les deux types de risques que cela soulève: d’une part, elles
pourraient restreindre de façon indue la liberté d’expression; d’autre
part, il y a un risque potentiel d’utilisation abusive de ces dispositions,
même en politique: on pourrait par exemple s’en servir pour réduire
les opposants au silence. C’est pourquoi la recommandation ajoute
que les dispositions de droit pénal relatives au discours de haine
doivent être libellées avec clarté et précision.
43. La Recommandation de politique générale no 15
de l’ECRI est une des principales références en matière de lutte
contre le discours de haine et couvre de manière adéquate le discours
public et le discours politique. Elle donne des indications qu’il
convient d’étudier et interpréter avec soin, de façon à permettre différentes
mises en œuvre dans différents contextes. Le législateur et les
responsables de l’élaboration des politiques devraient en faire
bon usage. J’estime que l’Assemblée devrait promouvoir ce texte
et faire tout son possible pour soutenir les activités de l’ECRI
d’une manière générale.
6. Liberté
d’expression et discours de haine en politique: la jurisprudence
de la Cour européenne des droits de l’homme
44. La jurisprudence de la Cour
européenne des droits de l’homme («la Cour») fournit des orientations concernant
les interprétations qui sont données de la nature et des limites
de la liberté d’expression, et peut aider à comprendre comment cette
liberté devrait être exercée en politique.
45. L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme
(STE no 5, «la Convention») dispose que
«toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend
la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer
des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence
d'autorités publiques et sans considération de frontière». Autrement
dit, toute personne a le droit d’avoir une opinion et de l’exprimer
librement. C’est un élément essentiel de la démocratie. Cela est
particulièrement important non seulement pour l’activité de la classe
politique, mais aussi pour que les citoyens aient la possibilité
de choisir entre les opinions qui leur sont présentées par les femmes
et hommes politiques et d’agir – voter – en conséquence.
46. Lorsqu’elle se prononce sur des allégations de violation de
l’article 10 de la Convention, la Cour peut utiliser deux voies
différentes. La première est l’exclusion de la protection offerte
par la Convention, fondée sur l’article 17 (Interdiction de l’abus
de droits), qui est libellé comme suit: «Aucune des dispositions
de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant
pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque
de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction
des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à
des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues
à ladite Convention» (ou, d’après la version simplifiée de certains
articles fournie par la Cour, «Aucune disposition de la Convention
ne peut servir à nuire aux droits et aux libertés qu’elle défend»).
Cela signifie que la limite la plus générale à la liberté d’expression
est la nécessité de ne pas porter atteinte à tous les autres droits
fondamentaux; les propos ne doivent pas non plus constituer une
négation des valeurs fondamentales de la Convention.
47. La seconde voie retenue par la Cour repose sur les limitations
de la protection prévues par le paragraphe 2 de l’article 10, qui
fait référence à certaines «formalités, conditions, restrictions
ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires,
dans une société démocratique». Au nombre des intérêts protégés
par ce paragraphe figurent la sécurité nationale et la sûreté publique,
la défense de l’ordre et la prévention du crime, et la protection
de la santé ou de la morale. La Cour suit cette approche lorsqu’elle estime
que les propos en question ont une teneur haineuse, mais ne portent
pas atteinte aux valeurs fondamentales de la Convention.
48. Françoise Tulkens, ancienne vice-présidente de la Cour européenne
des droits de l’homme, souligne que «la règle générale doit être
le respect de la liberté d’expression; la plus grande prudence est
de rigueur s’agissant de déterminer le cadre juridique de cette
liberté fondamentale». Elle ajoute que la jurisprudence de la Cour
consacre le droit d’énoncer «des idées qui offensent, choquent ou
dérangent l’État ou autrui»
. Ceci confirme que même des critiques
virulentes ne s’apparentent pas nécessairement au discours de haine.
49. Toutefois, point particulièrement pertinent pour ce rapport,
la Cour indique que l’on «peut juger nécessaire, dans les sociétés
démocratiques, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes
d'expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient
la haine fondée sur l’intolérance»
.
50. Par ailleurs, comme souligné par le chercheur Tarlach McGonagle
,
la Cour affirme que les limites de la critique admissible sont plus
larges à l’égard d’un homme politique que d’un simple particulier: le
premier s’expose «inévitablement et consciemment» à un contrôle
attentif de ses faits et gestes et doit, par conséquent, montrer
une plus grande tolérance
. La liberté d’expression
est particulièrement importante pour un élu du peuple; il représente
ses électeurs, signale leurs préoccupations et défend leurs intérêts
.
La protection de la liberté d’expression est particulièrement forte
s’agissant de l’expression politique: la Cour indique que «le Parlement
(…) sont des tribunes indispensables au débat politique» et qu’une
«ingérence dans la liberté d’expression exercée dans le cadre de
ces organes ne saurait donc se justifier que par des motifs impérieux»
. Mais la protection renforcée
de la liberté d’expression politique va au-delà de ce cadre institutionnel,
observe Tarlach McGonagle, car «le libre jeu du débat politique
se trouve au cœur même de la notion de société démocratique qui
domine la Convention tout entière» (
Lingens
c. Autriche).
51. Plusieurs affaires confirment que la Cour assure une large
protection de la liberté d’expression des femmes et hommes politiques.
L’arrêt Temel c. Turquie du
1er février 2011, par exemple, a confirmé
le droit du président d’un parti politique de protester contre l’intervention
des États-Unis en Irak et l’isolement cellulaire du dirigeant d’une
organisation terroriste, alors même que ces critiques et des déclarations
ultérieures avaient été considérées par la juridiction nationale
comme de la propagande et une apologie du recours à la violence.
52. D’autres arrêts, bien que ne se rapportant pas à des personnalités
politiques, font la lumière sur les limites à la liberté d’expression
qui s’appliquent probablement aussi aux acteurs politiques. Dans
l’arrêt Garaudy c. France du
24 juin 2003, par exemple, la Cour affirme que la contestation de
crimes contre l’humanité apparaît comme l’une des formes les plus
aiguës de diffamation raciale envers les Juifs et d’incitation à
la haine à leur égard. De tels actes sont manifestement incompatibles
avec les valeurs fondamentales que la Convention vise à promouvoir.
La Cour a par conséquent appliqué l’article 17 (Interdiction de
l’abus de droit) et estimé que le requérant ne pouvait pas se prévaloir
des dispositions de l’article 10 (Liberté d’expression). L’arrêt M’bala M’bala c. France du 20 octobre
2015 a aussi exclu de la protection conférée par l’article 10 une
prise de position antisémite travestie sous l’apparence d’une production artistique.
La Cour a exclu que le caractère satirique ou provocateur d’un spectacle
puisse justifier sa teneur, et estimé que le comédien avait utilisé
son droit à la liberté d’expression à des fins contraires au texte
et à l’esprit de la Convention.
53. Dans les affaires Norwood c. Royaume-Uni (16 novembre
2004) et Belkacem c. Belgique (27 juin
2017), la Cour s’est appuyée sur ce même principe, ce qui l’a conduit
à estimer que la liberté d’expression n’avait pas été bafouée. Ces
requêtes concernaient respectivement un membre du Parti national
britannique (qui avait arboré à sa fenêtre une affiche représentant
les Twin Towers en flammes, avec les termes «L’Islam, dehors! –
Protégeons le peuple britannique») et le dirigeant et porte-parole
de l’organisation Sharia4Belgium, qui avait été condamné pour incitation
à la discrimination, à la haine et à la violence, à raison de propos
tenus dans des vidéos accessibles sur Youtube concernant des groupes
non-musulmans. De l’avis de la Cour, les expressions utilisées étaient
en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale
et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention européenne
des droits de l’homme. Ces arrêts sont pertinents pour notre sujet
en ce que les requérants étaient des acteurs politiques au sens
large. Il y a lieu de noter que la nature politique de l’expression
ne justifiait pas son caractère violent et intolérant.
54. Concilier l’exercice de la liberté d’expression et le respect
d’autres droits fondamentaux n’est pas tâche facile, mais la Cour
s’efforce de ménager un juste équilibre. Dans l’affaire Fáber c. Hongrie (arrêt du 24 juillet 2012),
par exemple, la Cour a privilégié la liberté d’expression et a conclu
à la violation de l’article 10. Le requérant avait été condamné
à payer une amende pour avoir déployé le drapeau des Árpád, un drapeau
à rayures chargé de connotations historiques controversées, à moins
de 100 mètres d’une manifestation contre le racisme et la haine.
La Cour a jugé que «le requérant, qui n’avait pas fait montre d’un
comportement violent ou incorrect et n’avait pas non plus menacé
l’ordre public, n’aurait pas dû être sanctionné simplement parce qu’il
avait déployé le drapeau des Árpád». D’autres considérations, notamment
le fait que cela avait pu mettre des manifestants mal à l’aise,
n’ont pas été jugées suffisantes pour justifier la sanction qui
avait été prononcée. Je trouve cet arrêt judicieux et équilibré.
Cependant, il convient de n’appliquer qu’avec la plus grande prudence les
principes qui le sous-tendent à d’autres contextes, comme le comportement
des dirigeants politiques. Dans le cas des acteurs politiques, tout
particulièrement s’il s’agit de personnalités de premier plan, le
langage et les gestes symboliques ont un impact sur l’attitude et
le comportement du grand public. Par conséquent, un examen attentif
s’impose.
55. Même si cela exige de définir les limites de la protection
prévue par l’article 10, la lutte contre le discours de haine n’est
pas contraire à la liberté d’expression. Protéger la liberté d’expression
et lutter contre le discours de haine ne s’excluent pas mutuellement.
Bien au contraire, ces deux objectifs se renforcent l’un l’autre.
Poser des limites à la liberté d’expression pour prévenir le discours
de haine permet à chacun de jouir de ce droit tout en respectant
autrui dans l’exercice de sa liberté.
7. Le
rôle des dirigeants politiques
56. Comme indiqué précédemment,
les dirigeants politiques jouent un rôle important en matière de prévention
et de lutte contre le discours de haine et l’intolérance. Ils ont
une conscience accrue de leurs responsabilités à cet égard, comme
l’indique la Déclaration de Rome signée par 17 ministres européens
qui se sont réunis en Italie, en 2013, pour exprimer leur solidarité
avec la ministre Cécile Kyenge. Alors ministre italienne de l’Intégration,
Mme Kyenge avait été la cible d’insultes
racistes en ligne et hors ligne, émanant notamment de responsables
politiques
.
57. Comment devraient-ils jouer ce rôle? D’une manière générale,
les personnalités politiques et les agents publics doivent s’abstenir
de toute déclaration susceptible de remettre en cause l’égalité
ou de promouvoir la discrimination. Ils devraient en outre réagir
à des déclarations de ce type, car le silence pourrait être perçu comme
une approbation tacite et contribuer à créer un climat d’impunité.
À cette fin, les organismes publics devraient définir des règles
claires régissant le comportement des individus qui s’expriment
en leur qualité d’agent public.
58. L’organisation Article 19, représentée par Mme Joanna
Szymanska lors de l’audition organisée à Paris le 19 septembre 2018,
a formulé une observation intéressante: la simple condamnation du
«discours de haine» pourrait être insuffisante. Les acteurs politiques
devraient aussi aller au fond du problème et aborder de manière
convaincante les angoisses sous-jacentes et les idées fausses qui
contribuent aux manifestations de haine. La réponse des agents publics
devrait être nuancée. Outre la dénonciation du recours au discours de
haine ou aux stéréotypes négatifs, ils devraient offrir un contre-discours
convaincant étayé par des faits précis. Ils devraient aussi prendre
en compte les inquiétudes de l’opinion et éventuellement contester
les informations biaises sous jacentes. Une autre remarque très
pertinente est que dans certains cas, réagir à des propos haineux
est contre-productif. Lorsque les auteurs sont des individus marginaux
ou des groupes sans capacité d’influence, répondre à leur provocation
pourrait leur donner une visibilité qu’ils n’auraient pas autrement.
59. Il importe également de s’attaquer à la cause des commentaires
haineux, tels que l’hostilité envers une personne ou un groupe donné,
notamment par des manifestations de solidarité ou de soutien et
en donnant aux personnes visées la possibilité de s’exprimer.
60. Les femmes et hommes politiques ont aussi le pouvoir d’amorcer
ou encourager le dialogue entre les groupes, par exemple lorsque
le discours de haine trouve son origine dans des tensions entre
populations. Ils peuvent créer des opportunités afin que d’autres
puissent développer des contre-discours ou offrir des contre-récits,
en plus d’utiliser eux-mêmes ces outils.
61. L’Alliance parlementaire contre la haine, officiellement lancée
le 29 janvier 2015 au sein de l’Assemblée parlementaire, est une
initiative qui va dans le bon sens. En tant que membres de l’Alliance,
les parlementaires s’engagent «à prendre des positions publiques,
fermes et proactives contre le racisme, la haine et l’intolérance, quels
qu’en soient les motifs et la manière dont ils se manifestent».
L’Alliance offre une tribune pour bon nombre des activités que j’ai
mentionnées (comme le contre-discours et les contre-récits) et pour
débattre de la façon de combattre la haine. La Charte des engagements
signée par les membres souligne la part de responsabilité personnelle
des parlementaires et lui donne une visibilité.
8. L’autorégulation
des partis politiques: lignes directrices de la Commission de Venise
62. La Commission européenne pour
la démocratie par le droit (Commission de Venise) du Conseil de l’Europe
a mené d’importants travaux sur le rôle des partis politiques en
tant qu’acteurs centraux de la vie démocratique. Elle constate qu’«en
tant que type spécifique de “libre association de personnes”, les
partis politiques jouent un rôle central dans le fonctionnement
de la démocratie. Ils sont à la base de la société politique pluraliste,
et leur rôle dans la formation de la volonté du peuple est fondamental».
La Commission de Venise a publié des Lignes directrices sur la réglementation
des partis politiques
, un Code
de bonne conduite en matière de partis politiques
et des
Lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des partis
politiques et les mesures analogues
. Dans
le Code de bonne conduite en matière de partis politiques, adopté
en 2008, la Commission de Venise explique que les activités des
partis politiques sont régies d’une part par la législation nationale
et d’autre part par l’autorégulation. Elle précise notamment que
«les codes auxquels les partis politiques souscrivent de leur propre
initiative en tant qu’instruments d’autodiscipline offrent cependant
une valeur ajoutée, non seulement parce qu’ils ont plus de chances
d’être respectés, mais aussi parce que le processus même de leur
élaboration met en pratique le style et la culture de campagne que
ces codes visent à insuffler aux partis politiques». Les campagnes
électorales sont des moments clés de la vie des partis et des responsables
politiques; ce sont aussi des périodes durant lesquelles la communication
revêt une importance particulière et peut prendre un tour plus agressif.
Il me semble toutefois que ce principe s’applique à la communication
politique en général et que l’autorégulation des partis devrait
être mise à profit pour encourager tous les membres à mesurer leur
propos et à éviter les expressions biaisées, stigmatisantes ou haineuses
à l’égard d’individus ou de groupes.
9. Le
discours de haine dans le discours politique et les médias
63. Les médias ont eux aussi un
rôle important à jouer en ce qui concerne l’impact que les propos
haineux, en particulier dans le discours politique, peuvent avoir
sur la société. La couverture médiatique influence la façon dont
le grand public perçoit la réalité. Les journalistes peuvent simplement
relayer les mots employés par les responsables politiques, ou choisir
de les rapporter en adoptant une approche indépendante et critique. Lors
d’une audition sur le thème «Invasion des migrants – casser le mythe»
organisée par l’Alliance parlementaire contre la haine le 26 juin
2018 à Strasbourg, M. Yannis Kotsifos, de la Fédération européenne des
journalistes, a exposé les questions éthiques que soulève le traitement
médiatique des questions relatives aux migrations et aux réfugiés.
Ces questions occupent une place centrale dans le discours stigmatisant
de certains dirigeants politiques et dans les propos visant à attiser
les peurs et autres émotions négatives de la population. Il ressort
d’une étude intitulée «Getting the facts right: reporting ethnicity
and religion», publiée en 2012 par le Media Diversity Institute
en partenariat avec ARTICLE 19 et la Fédération européenne des journalistes,
que dans les journaux, la plupart des reportages ne traitent que
de cinq questions seulement, dont l’une est la question des migrants
et des réfugiés. Plus récemment, la Fédération européenne des journalistes, en
coopération avec un groupe d’organisations de la société civile,
a mené un projet intitulé «Media against hate» visant à combattre
les crimes de haine tout en protégeant la liberté des médias. Dans
le cadre de ce projet, une étude intitulée «Responding to “hate
speech”: Comparative overview of six EU countries»
a été publiée en 2018, qui offre
un éclairage sur les liens entre les médias et la politique. Les
auteurs de l’étude expliquent que le discours de haine se répand
dans les médias, en ligne et dans le discours politique, et parfois jusque
dans les déclarations des responsables politiques et gouvernementaux,
et que dans de nombreux cas, il est possible d’établir un lien direct
entre la montée des préjugés et de l’intolérance et les politiques
et stratégies de communication du gouvernement.
64. Selon M. Kotsifos, le meilleur moyen de lutter contre le discours
de haine dans les médias consiste à combiner, d’une part, les textes
réglementaires déjà en vigueur contre le discours de haine, y compris
les textes qui ne concernent pas spécifiquement les services d’information,
et d’autre part l’autorégulation des acteurs du secteur des médias.
Il peut être nécessaire de mettre à jour la réglementation existante,
et des formations appropriées devraient être dispensées aux membres
des organes disciplinaires pour leur apprendre à déceler et combattre
le discours de haine. Je tiens à soutenir également une autre suggestion
de M. Kotsifos: il est nécessaire d’apprendre au public à interpréter
et à mieux comprendre les informations diffusées par les médias.
Cela pourrait déclencher un cercle vertueux, car les médias qui
s’adressent à un public éclairé ont tendance à améliorer la qualité
et l’exactitude de leurs contenus.
65. En Grèce, une Charte de déontologie du journalisme, la «
Charte
d’Idomeni.»
,
a été rédigée en vue de dénoncer et de combattre le climat d’intolérance
dans les médias. La Fédération européenne des journalistes a diffusé
la charte et a écrit aux directeurs de rédaction pour les rendre
plus attentifs au langage qu’ils emploient. Ces actions ont été
menées dans un but de sensibilisation, sans chercher à contrôler
voire sanctionner le travail des journalistes. Leur principe sous-jacent
est que la liberté est indispensable au journalisme, exigence partagée
entre les journalistes et leur public, et qu’elle ne doit pas être
restreinte sauf en cas d’absolue nécessité.
66. Dans son rapport intitulé «Mettre fin à la cyberdiscrimination
et aux propos haineux en ligne»
, Mme Marit
Maij se penche sur la façon dont les réseaux sociaux sont utilisés
pour répandre la haine, et pointe les responsabilités des États
membres, mais aussi des intermédiaires internet. Les indications
contenues dans ce rapport, ainsi que dans la résolution et la recommandation
qui en découlent, restent opportunes et pertinentes. Toutefois,
le présent rapport porte principalement sur la responsabilité éthique
et politique qui incombe aux dirigeants politiques en ce qu’ils
doivent s’abstenir d’attiser la haine, y compris sur les réseaux sociaux.
L’immense impact de Facebook et de Twitter ne fait que renforcer
encore davantage cette responsabilité.
10. Conclusions
67. Le discours de haine est omniprésent
et se répand de plus en plus dans les sociétés actuelles. La politique
n’est pas à l'abri: des dirigeants politiques en sont la cible,
en particulier en ligne, et d’autres se permettent d’utiliser un
vocabulaire stigmatisant ou insultant qui peut être qualifié de
discours de haine.
68. Compte tenu de son impact négatif sur les individus et groupes
qu’il vise, ainsi que sur la société dans son ensemble, il conviendrait
de prévenir et de contrer efficacement le discours de haine. Le
moyen le plus pertinent et le plus efficace est de renforcer les
valeurs de la dignité humaine, de la démocratie et des droits de
l'homme dans les sociétés européennes.
69. Les femmes et hommes politiques, tout comme les autres personnalités
publiques, ont une responsabilité particulièrement importante en
matière de lutte contre le discours de haine dans la mesure où leur
statut leur permet d’influencer un large auditoire. Les dirigeants
politiques contribuent de manière significative à la définition
des thèmes et de la tonalité du discours public. L’attention ou
la préoccupation du public à propos d’une question donnée reflète
souvent les messages transmis par les politiciens lors d’une campagne
électorale ou d’un débat parlementaire particulièrement important.
70. D'autre part, les dirigeants politiques agissent dans un environnement
social et culturel défini par une variété d'acteurs, dont les médias
et les organisations de la société civile. Ces acteurs ont eux aussi
des responsabilités et un rôle à jouer dans la prévention et la
lutte contre le discours de haine.
71. La Commission européenne contre le racisme et l'intolérance
a mené un travail considérable sur le discours de haine, dont le
principal résultat est la Recommandation de politique générale no 5
sur la lutte contre le discours de haine, qui fournit aux États
membres du Conseil de l'Europe un vaste ensemble d’indications sur
les mesures à prendre pour prévenir et lutter contre le discours
de haine, soutenir les personnes qu’il vise et réduire son influence
néfaste. Ces mesures devraient être mises en œuvre par les États
membres.
72. L'autorégulation est un moyen particulièrement efficace de
lutter contre le discours de haine, en particulier en politique,
et les organisations politiques telles que les mouvements et les
partis devraient adopter cette pratique. Il en va de même pour les
médias.
73. Tous les acteurs sociaux doivent coopérer pour lutter contre
le discours de haine et renforcer une coexistence pacifique de la
diversité dans l'Europe d'aujourd'hui.
74. Pour ce qui est des médias en particulier, tout en jouissant
pleinement de la liberté d'expression, ils devraient garantir l'impartialité
et l'exactitude des sujets qu’ils couvrent et éviter les stéréotypes
négatifs et les stigmatisations dans leurs propos.