Imprimer
Autres documents liés

Rapport | Doc. 14906 | 08 juin 2019

L’assassinat de Mme Daphne Caruana Galizia et l’État de droit à Malte et ailleurs: veiller à ce que toute la lumière soit faite

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Pieter OMTZIGT, Pays-Bas, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 14479, Renvoi 4366 du 16 mars 2018. 2019 - Troisième partie de session

Résumé

Daphne Caruana Galizia, la journaliste d’investigation la plus connue de Malte, a été assassinée le 16 octobre 2017. Ce meurtre et le fait que les autorités maltaises n’aient toujours pas traduit en justice les assassins présumés ou identifié les commanditaires de son assassinat soulèvent de graves questions à propos de l’État de droit à Malte.

La commission des questions juridiques et des droits de l'homme constate une série de défaillances fondamentales dans le système de freins et contrepoids de Malte qui ont permis à de nombreux scandales majeurs de survenir et de rester impunis ces dernières années, ce qui porte gravement atteinte à l’État de droit. Malgré la prise de certaines mesures récentes, Malte doit encore procéder à une réforme globale profonde, notamment en soumettant le Premier ministre à un système efficace de freins et contrepoids, en garantissant l’indépendance de la justice et en renforçant les services répressifs et les autres instances de l’État de droit.

Les autorités maltaises sont donc invitées à prendre une série de mesures, y compris à mettre en œuvre les réformes recommandées par la Commission de Venise et le GRECO et à mettre fin au climat ambiant d’impunité.

La commission estime que les questions ci-dessus présentent également une pertinence directe pour son analyse de la réaction des autorités à l’assassinat de Daphne Caruana Galizia. De nombreuses préoccupations relatives à l’enquête ouverte au sujet de cet assassinat ayant été identifié, Malte est appelée à mettre en place, dans un délai de trois mois, une enquête publique indépendante.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté par la commission le 29 mai 2019.

(open)
1. Daphne Caruana Galizia, la journaliste d’investigation la plus connue et la plus lue de Malte, qui s’était spécialisée dans les faits de corruption des responsables politiques et publics maltais, a été assassinée dans un attentat à la voiture piégée, près de son domicile, le 16 octobre 2017. La communauté internationale a immédiatement réagi. Au sein du Conseil de l’Europe, la Présidente de l’Assemblée parlementaire, le Secrétaire Général et le Commissaire aux droits de l’homme ont tous appelé à mener une enquête approfondie sur ce meurtre. Le meurtre de Mme Caruana Galizia et le fait que les autorités maltaises n’aient toujours pas traduit en justice les assassins présumés ou n’aient pas identifié les commanditaires de son assassinat soulèvent de graves questions à propos de l’État de droit à Malte.
2. Rappelant les récentes conclusions de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) et du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) au sujet de Malte, l’Assemblée observe ce qui suit:
2.1. les dispositions constitutionnelles en vigueur à Malte confèrent au Premier ministre une place prépondérante au cœur du pouvoir politique, ainsi que des pouvoirs étendus de nomination;
2.2. le Cabinet du Premier ministre a étendu sa compétence à divers domaines d’activité particulièrement exposés au risque de blanchiment de capitaux, dont les jeux en ligne, l’immigration des investisseurs («passeports en or») et la régulation des services financiers, notamment des cryptomonnaies;
2.3. les hauts responsables de la fonction publique sont nommés par le Premier ministre, ce qui pose problème sur le plan des freins et contrepoids. Un grand nombre de «personnes de confiance» sont nommées à des postes publics selon une procédure dépourvue de transparence qui fait exception au principe des nominations fondées sur le mérite, ce qui peut être illicite et représente un danger pour la qualité de la fonction publique;
2.4. le parlement monocaméral de Malte se compose de députés qui perçoivent une rémunération à temps partiel insuffisante; le gouvernement a confié à un grand nombre d’entre eux (notamment aux membres du parti au pouvoir) des fonctions bien rémunérées de manière contractuelle, en qualité de personne de confiance ou au sein d’organismes publics, ce qui contribue – si on y ajoute le fait que près de la moitié des membres du parti au pouvoir sont également ministres – à ce que le parlement dans son ensemble n’exerce pas de contrôle effectif sur l’exécutif;
2.5. les juges et les magistrats sont nommés par le Premier ministre, qui les désigne de façon totalement discrétionnaire parmi des candidats officiellement qualifiés et peut même s’abstenir de suivre l’avis de l’instance mise en place pour déterminer la qualification des candidats. Cette procédure permet l’exercice éventuel d’une influence politique, qui est incompatible avec l’indépendance de la justice et l’État de droit;
2.6. le procureur général est nommé par le Premier ministre; il dispense des conseils juridiques au gouvernement et engage des poursuites pénales, ce qui pose problème au regard des freins et contrepoids démocratiques et de la séparation des pouvoirs;
2.7. le chef de la Police est nommé et peut être révoqué par le Premier ministre, qui a révoqué ou vu démissionner quatre chefs de la Police entre 2013 et 2016. Cette situation contribue à susciter dans l’opinion publique le sentiment que les forces de police au service de l’État ne font pas preuve de neutralité politique lorsqu’elles appliquent la loi et protègent les citoyens;
2.8. les enquêtes préliminaires menées par les magistrats sur les infractions pénales permettent indûment aux victimes et aux auteurs supposés de crimes ou délits de choisir les modalités d’enquête. Elles sont mal coordonnées avec les enquêtes policières, prennent un temps anormalement long et sont sources de confusion, d’inefficience et d’inefficacité;
2.9. la procédure de mise en accusation d’un prévenu devant une juridiction pénale peut être extrêmement lente, ce qui a de graves conséquences si elle aboutit à la libération sous caution de l’intéressé à l’expiration du délai de détention provisoire;
2.10. l’efficacité des services du médiateur parlementaire est compromise par le fait que le gouvernement ne lui communique pas les informations nécessaires à son action et que le parlement n’agit pas dans les situations où les pouvoirs publics écartent ses recommandations;
2.11. l’efficacité de la Cour des Comptes est compromise par son manque de moyens, qui entraîne des retards dans d’importantes vérifications;
2.12. le rôle joué par la Cellule d’analyse du renseignement financier, l’instance maltaise spécialisée dans la lutte contre le blanchiment de capitaux, dans divers scandales récents a nui à son autorité et à sa réputation. L’Autorité bancaire européenne (ABE) a constaté que la Cellule d’analyse du renseignement financier avait enfreint les normes de l’Union européenne en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux d’une manière qui met en évidence des défaillances générales et systémiques;
2.13. le Commissariat aux normes de la vie publique, qui vise à prévenir les conflits d’intérêts chez les responsables politiques et de la fonction publique, semble manquer des moyens nécessaires à l’exercice efficace de sa mission, notamment de pouvoirs d’enquête et de sanction;
2.14. la loi relative à la liberté de l’information est compromise par les nombreuses exceptions dont souffre le principe de l’accès aux documents officiels, ce qui a pour effet d’amener les pouvoirs publics à faire systématiquement obstruction aux demandes de documents officiels et de ne pas garantir la transparence de l’administration;
2.15. la loi relative à la protection des lanceurs d’alerte, pourtant digne d’éloges à plusieurs égards, est compromise par le manque de protection des lanceurs d’alerte qui signalent des faits aux médias, par le rôle joué par le procureur général et le chef de la Police dans l’octroi d’une immunité aux éventuels lanceurs d’alerte et par le fait que le dispositif de signalement prévu pour les lanceurs d’alerte externes passe par le Cabinet du Premier ministre;
2.16. la Commission permanente de lutte contre la corruption est structurellement biaisée, en pratique totalement inefficace et pourrait être supprimée, sous réserve que d’autres réformes nécessaires soient mises en place.
3. L’Assemblée note que ces défaillances fondamentales ont permis à de nombreux scandales majeurs de survenir et de rester impunis à Malte ces dernières années, notamment les faits suivants:
3.1. les révélations des Panama Papers qui concernent plusieurs personnalités de haut rang du gouvernement et leurs collaborateurs, qui n’ont toujours pas fait l’objet d’une enquête, hormis une enquête préliminaire menée par un magistrat principalement sur le Premier ministre et son épouse, dont les conclusions complètes n’ont toujours pas été rendues publiques;
3.2. l’affaire Electrogas, dans laquelle le ministre de l’Énergie, M. Konrad Mizzi, a supervisé une procédure très irrégulière d’attribution d’un important marché public à un consortium. Ce consortium comportait l’entreprise publique azerbaïdjanaise de l’énergie, qui a également réalisé d’importants bénéfices grâce à un contrat connexe de fourniture de gaz naturel liquide à un prix nettement supérieur au prix du marché. Un autre membre du consortium possédait une société occulte à Dubai, 17 Black, qui devait effectuer d’importants versements mensuels à des sociétés occultes panaméennes appartenant à M. Mizzi et à M. Schembri, chef de cabinet du Premier ministre. 17 Black a reçu d’importantes sommes d’argent d’un ressortissant azerbaïdjanais et d’une société détenue par un troisième membre du consortium. Bien qu’elle ait été officiellement informée de l’affaire par la Cellule d’analyse du renseignement financier, la police n’a pris aucune mesure contre M. Mizzi ou M. Schembri;
3.3. l’affaire Egrant, dans laquelle, neuf mois après la présentation d’un rapport censé disculper le Premier ministre, le magistrat chargé de l’enquête qui avait été nommé par le Premier ministre a été promu juge par ce même Premier ministre. L’Assemblée invite le Premier ministre à tenir sa promesse de publier le rapport d’enquête complet, sans plus tarder;
3.4. l’affaire Hillman, dans laquelle M. Schembri aurait été impliqué dans des faits de blanchiment de capitaux avec Adrian Hillman, à l’époque directeur général d’Allied Newspapers. La police n’a pris aucune mesure, malgré un rapport de la Cellule d’analyse du renseignement financier, et l’enquête judiciaire est toujours en cours au bout de deux ans;
3.5. l’affaire des «passeports en or», dans laquelle M. Schembri a reçu 100 000 € de son vieil associé Brian Tonna, propriétaire du cabinet d’expertise comptable Nexia BT, qui a agi pour le compte des candidats à l’octroi de passeports en or. La Cellule d’analyse du renseignement financier a constaté que M. Tonna avait reçu cet argent de trois candidats à l’octroi de passeports en or. La police a refusé d’enquêter et l’enquête judiciaire est toujours en cours depuis deux ans;
3.6. l’affaire Vitals Global Healthcare, dans laquelle le ministre de la Santé, M. Mizzi, a attribué un important contrat hospitalier à un consortium dépourvu d’expérience antérieure dans ce domaine et auquel le gouvernement aurait promis ce contrat avant le début de la procédure d’appel d’offres. Vitals Global Healthcare a peut-être reçu jusqu’à 150 millions d’euros du gouvernement, mais a fait des progrès négligeables dans les hôpitaux au regard des investissements promis, avant d’être vendu à une société de soins de santé américaine. La Cour des Comptes enquête actuellement sur cette affaire;
3.7. le fait que M. Tonna et sa société Nexia BT, qui ont joué un rôle essentiel dans l’affaire des Panama Papers, l’affaire Electrogas, l’affaire Egrant, l’affaire Hillman et l’affaire des «passeports en or», aient tous deux obtenus des contrats lucratifs du gouvernement, y compris au moment où M. Tonna faisait l’objet d’une enquête. Le Conseil des experts-comptables a refusé de prendre des mesures disciplinaires à leur encontre;
3.8. le rôle joué par la Pilatus Bank, à laquelle l’Autorité maltaise des services financiers a rapidement octroyé une licence, ce qui a suscité de vives préoccupations de la part de l’Autorité bancaire européenne; parmi les clients de cette banque figuraient principalement des «personnalités politiques exposées», dont M. Schembri, et des sociétés détenues par les filles du Président azerbaïdjanais; le propriétaire de cette banque, qui entretenait des liens avec le Premier ministre et M. Schembri, a été arrêté par les autorités américaines et accusé d’avoir enfreint les sanctions prises contre l’Iran; l’Autorité maltaise des services financiers et la Banque centrale européenne ont par la suite mis fin aux activités de cette banque.
4. L’Assemblée conclut que l’extrême faiblesse de son système de freins et contrepoids porte gravement atteinte à l’État de droit à Malte. Constatant que des personnes comme M. Mizzi, M. Schembri et M. Tonna semblent jouir d’une impunité, sous la protection du Premier ministre Muscat, pour leur implication dans les affaires susmentionnées, l’Assemblée estime que les événements récemment survenus à Malte illustrent le préjudice considérable que peuvent causer les dysfonctionnements de son système. Malgré la prise de certaines mesures récentes, Malte doit encore procéder à une réforme globale profonde, notamment en soumettant le Premier ministre à un système efficace de freins et contrepoids, en garantissant l’indépendance de la justice et en renforçant les services répressifs et les autres instances de l’État de droit. Les défaillances de Malte sont une source de vulnérabilité pour l’ensemble de l’Europe: la nationalité maltaise confère la citoyenneté de l’Union européenne; un visa maltais est un visa Schengen et une banque maltaise donne accès au système bancaire européen. Si Malte ne peut pas ou ne veut pas corriger ses défaillances, les institutions européennes doivent intervenir.
5. En conséquence, l’Assemblée:
5.1. appelle Malte à mettre en œuvre d’urgence la série de réformes recommandées par la Commission de Venise et le GRECO dans son ensemble. Il importe que ces réformes soient conçues et mises en œuvre comme un ensemble cohérent et coordonné, selon un processus ouvert, largement inclusif et transparent;
5.2. se félicite de l’engagement initialement pris par le Premier ministre de mettre en œuvre l’ensemble des recommandations de la Commission de Venise et l’encourage à adopter la même approche positive envers celles du GRECO;
5.3. encourage le Premier ministre à s’abstenir de procéder à de nouvelles nominations de juges jusqu’à ce que la procédure soit réformée conformément aux recommandations de la Commission de Venise;
5.4. se félicite de la coopération des autorités maltaises avec le Conseil de l’Europe sur la réforme de la procédure de mise en accusation;
5.5. invite instamment les services répressifs maltais à mettre fin au climat ambiant d’impunité en procédant résolument à des enquêtes et à l’engagement de poursuites à l’encontre des personnes soupçonnées d’avoir participé aux scandales révélés par Daphne Caruana Galizia et ses confrères ou d’en avoir bénéficié;
5.6. rappelle que la preuve n’est pas une condition préalable de l’ouverture d’une enquête judiciaire, mais que cette dernière peut permettre de l’établir. Afin de prévenir toute impunité, les enquêtes doivent être ouvertes dès que des informations crédibles, comme les Panama Papers, indiquent qu’une infraction pénale peut avoir été commise.
6. L’Assemblée estime que les défaillances de l’État de droit en général et du système de justice pénale en particulier présentent également une pertinence directe pour son analyse de la réaction des autorités à l’assassinat de Daphne Caruana Galizia. Elle rappelle que 18 mois après avoir été inculpés, les trois hommes soupçonnés du meurtre de Mme Caruana Galizia n’ont toujours pas été jugés. À l’expiration du délai de leur détention provisoire, dans deux mois, ils devront être libérés. Aucun commanditaire de l’assassinat n’a été arrêté. L’enquête judiciaire est toujours en cours, sans qu’aucune information ne soit donnée sur son état d’avancement.
7. L’Assemblée constate que l’enquête ouverte au sujet de cet assassinat suscite une série de graves préoccupations, notamment:
7.1. la nécessité de récuser un certain nombre de magistrats chargés de diverses tâches en raison de conflits d’intérêts;
7.2. la nécessité de dessaisir le fonctionnaire de police chargé de l’enquête en raison d’un conflit d’intérêts;
7.3. le dessaisissement par le Premier ministre du magistrat chargé de l’enquête après des mois de travail;
7.4. le fait que les autorités n’aient pas demandé à la police allemande d’éventuels éléments de preuve;
7.5. le fait que la police n’ait pas interrogé le ministre de l’Économie Chris Cardona, malgré les allégations selon lesquelles il avait eu des contacts avec les suspects;
7.6. l’allégation selon laquelle un fonctionnaire de police a averti les suspects avant leur arrestation;
7.7. les affirmations fallacieuses du ministre de l’Intérieur au sujet des progrès de l’enquête;
7.8. les déclarations incendiaires et trompeuses de personnes proches du Premier ministre;
7.9. le fait que les services de sécurité maltais puissent avoir eu des renseignements préalables sur l’organisation de l’assassinat;
7.10. le fait que le directeur d’Europol se soit plaint de la coopération de la police maltaise dans cette affaire.
8. Dans ces circonstances, l’Assemblée appelle Malte à mettre en place dès que possible, dans un délai de trois mois, une enquête publique indépendante, afin de garantir le respect des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme.
9. L’Assemblée décide de continuer à suivre l’évolution de la situation à Malte sur les questions susmentionnées et encourage sa commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l’Europe (commission de suivi) à les aborder dans son examen périodique de Malte.

B. Exposé des motifs, par M. Pieter Omtzigt, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Daphne Caruana Galizia, la journaliste d’investigation la plus connue et la plus lue de Malte, qui s’était spécialisée dans les faits de corruption des responsables politiques et publics maltais, a été assassinée dans un attentat à la voiture piégée, près de son domicile, le 16 octobre 2017.
2. La réaction de la communauté internationale a été immédiate. Au Conseil de l’Europe, Stella Kyriakides, alors présidente de l’Assemblée parlementaire, a condamné ce meurtre dans les termes les plus sévères et a appelé les autorités maltaises à mener une enquête approfondie sur cette affaire. Le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe a aussi souligné la nécessité d’une enquête minutieuse pour retrouver les responsables de sa mort, mentionnant dans son intervention ses enquêtes et ses articles sur des affaires de corruption présumée. De même, le Commissaire aux droits de l’homme de l’époque, Nils Muižnieks, a appelé les autorités maltaises à diligenter une enquête rigoureuse sur ce meurtre. De son côté, la Fédération européenne des journalistes a publié une alerte sur la Plateforme du Conseil de l’Europe pour la protection du journalisme et la sécurité des journalistes.
3. Le 19 janvier 2018, les organisations partenaires de la Plateforme ont publié une déclaration dans laquelle elles indiquaient que «plus de trois mois après le meurtre brutal de la journaliste, aucun élément public ne permet de penser que les autorités ont identifié ceux qui ont commandité, planifié ou orchestré son meurtre (…). Vu le profil de ce meurtre et les problèmes de corruption que Daphne Caruana Galizia cherchait à révéler, nous pensons que l’enquête sur son assassinat doit être suivie de près par la communauté internationale. Nous nous joignons à la famille de Daphne Caruana Galizia pour appeler l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à nommer un rapporteur spécial sur l’enquête criminelle en cours et analyser le contexte et les circonstances qui ont mené à cet assassinat».
4. Le 23 janvier 2018, j’ai déposé une proposition de résolution signée par une bonne centaine de membres de l’Assemblée de toute l’Europe. Cette proposition indiquait que trois Maltais ont été accusés du meurtre mais que ses instigateurs courent toujours. De plus, les autorités maltaises paraissent peu désireuses de mener une enquête publique pour déterminer si cet assassinat aurait pu être évité. En conséquence, il est nécessaire de suivre les enquêtes en cours, en coopération avec les autorités maltaises, pour s’assurer qu’elles prennent en compte tous les aspects de l’affaire, y compris le contexte général, à l’abri de toute ingérence politique, de manière à ce que l’Assemblée puisse faire la lumière sur les tenants et les aboutissants de ce crime. La commission des questions juridiques et des droits de l'homme ayant été saisie pour rapport de cette proposition, cette dernière définit la portée de mon rapport.
5. Au cours de l’élaboration du présent rapport, je me suis rendu à Malte du 22 au 24 octobre 2018: j’y ai rencontré le Premier ministre, M. Joseph Muscat, et le ministre de la Justice, M. Owen Bonnici 
			(2) 
			M. Keith Schembri,
chef de cabinet du Premier ministre, a également assisté à la réunion
avec M. Muscat et M. Bonnici. Comme il n’avait pas répondu par l’affirmative
aux demandes de rencontre répétées que je lui avais adressées, je
n’avais préparé aucune question précise à son intention et je m’étais
concentré sur le Premier ministre et sur le ministre de la Justice.
Sa participation à la conversation a été minime et ne m’a fourni
aucune information.; le président de la Cour suprême, l’honorable Joseph Azzopardi; le procureur général, M. Peter Grech; le chef de la Police, M. Lawrence Cutajar; le médiateur, M. Anthony Mifsud; le directeur, M. Kenneth Farrugia, et d’autres représentants de la Cellule d’analyse du renseignement financier (CARF); le président, M. John Mamo, et d’autres représentants de l’Autorité maltaise des services financiers (MFSA); les membres de la Commission permanente de lutte contre la corruption; les représentants du Syndicat de la police maltaise; M. Simon Busuttil, parlementaire, ancien chef de l’opposition; des experts indépendants dans le domaine de l’État de droit et de la réforme constitutionnelle; des représentants de la société civile; des journalistes et des blogueurs; et, enfin, M. Peter Caruana Galizia, mari de la défunte journaliste. La commission a par ailleurs procédé à deux auditions: la première, le 8 octobre 2018, de Maître Jonathan Price, avocat britannique, et de l’avocat chargé par lui d’établir le dossier, Maître Tony Murphy, qui représente la famille Caruana Galizia, ainsi que de M. Jules Giraudat, journaliste du Projet Daphne; la deuxième, le 9 avril 2019, de M. Bonnici, de M. Grech et de M. Martin Kuijer, membre suppléant de la Commission de Venise. J’aimerais remercier tous les intéressés de leur participation constructive. Pour mémoire, j’ai également demandé à rencontrer M. Konrad Mizzi, ancien ministre de l’Énergie et de la Santé et actuel ministre du Tourisme, M. Keith Schembri, chef de cabinet du Premier ministre, et M. Chris Cardona, ministre de l’Économie. Je leur ai demandé s’ils étaient prêts, à défaut, à répondre à mes questions par écrit, mais cette demande est restée sans réponse. Je me suis également rendu à Berlin, où j’ai rencontré des représentants du BKA (la police fédérale) et du ministère de l’intérieur; j’ai aussi rencontré des représentants d’Europol à La Haye.
6. Mon rapport s’inspire également de l’avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) sur les dispositions constitutionnelles, la séparation des pouvoirs et l’indépendance des organes judiciaires et répressifs 
			(3) 
			CDL-AD(2018)028, adopté
le 15 décembre 2018., demandé par la commission le 10 octobre 2018 
			(4) 
			Le
ministre maltais de la Justice a fait une demande similaire le 13
octobre 2018; l’avis de la Commission de Venise fait suite à ces
deux demandes., ainsi que du Rapport d’évaluation du Cinquième Cycle sur la Prévention de la corruption et la promotion de l’intégrité au sein des gouvernements centraux (hautes fonctions de l’exécutif) et des services répressifs à Malte, établi par le Groupe d’États contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe 
			(5) 
			GrecoEvalRep(2018)6,
adopté le 22 mars 2019 et publié le 3 avril..

2. La Constitution maltaise: le système des contre-pouvoirs

2.1. Les pouvoirs de l’État

7. Malte est une république. Son Président, dont le rôle est essentiellement cérémoniel, est élu à la majorité simple de la Chambre des représentants. Bien qu’il exerce formellement des pouvoirs étendus de nomination, le Président est le plus souvent constitutionnellement tenu d’agir conformément à l’avis du Cabinet ou d’un ministre. Le GRECO estime de ce fait que le Président n’entre pas dans la catégorie des «personnes chargées de hautes fonctions au sein de l’exécutif».
8. La Constitution prévoit que le Président est investi du pouvoir exécutif et l’exerce, mais c’est le Cabinet, qui se compose du Premier ministre (depuis 2013, M. Joseph Muscat) et des ministres, qui assume «la direction générale et le contrôle du Gouvernement de Malte». Les pouvoirs du Premier ministre – qui est, selon la Commission de Venise, «clairement au cœur du pouvoir politique» – sont extrêmement étendus:
  • il nomme les ministres du gouvernement parmi les membres de la Chambre des représentants;
  • il attribue les départements ministériels aux secrétaires permanents et donne ses instructions au Secrétaire permanent principal;
  • il nomme les juges et magistrats, y compris le président de la Cour suprême;
  • il nomme le procureur général;
  • il nomme le chef de la Police et les membres du Conseil de gouvernance de la police, qui définit la stratégie à long terme des forces de police;
  • il nomme le commissaire à la Sécurité, chargé de superviser le Service maltais de sécurité; le commissaire à la Sécurité rend compte au Comité de sécurité, composé du Premier ministre, de deux autres membres du gouvernement et du chef de l’opposition;
  • il nomme le commissaire à la Protection des données;
  • il nomme les membres de la Commission électorale, de la Commission du service public, de l’Autorité maltaise des services financiers et du Service des contrôles financiers et enquêtes internes, ainsi que de la Commission permanente de lutte contre la corruption (dans ce dernier cas, après consultation du chef de l’opposition).
9. Sous le gouvernement actuel, d’autres domaines d’activité ont été placés directement sous l’autorité du Cabinet du Premier ministre. Il s’agit i) de la réglementation et de la promotion de l’industrie maltaise du jeu (constituée essentiellement par les sociétés de jeux en ligne et de loterie autorisées à Malte), qui représente 12 % du PIB et un domaine d’activité particulièrement vulnérable à l’infiltration de la criminalité organisée et au blanchiment de capitaux 
			(6) 
			Voir
par exemple «How Maltese Online Gambling Became an ATM for the Italian
Mafia», Projet de rapport sur le crime organisé et la corruption
(OCCRP) 10 mai 2018.; ii) des «passeports en or» (Programme pour les investisseurs personnes physiques) et des «visas en or» (Programme de titre de séjour maltais pour les investisseurs), qui rapporteraient plus de 200 millions d’euros par an 
			(7) 
			«European Getaway:
Inside the Murky World of Golden Visas», Transparency International/Global
Witness, 2018. et qui ont été qualifiés de dispositifs présentant un risque élevé de blanchiment de capitaux 
			(8) 
			«Residence/Citizenship
by investment schemes», Organisation de coopération et de développement
économiques (OCDE), 20 novembre 2018.; et iii) de l’Autorité maltaise des services financiers, qui règle le secteur financier, jugé «important par rapport au reste de l’économie [12 % du PIB] (…) et dont les risques connexes, surtout en matière de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, doivent faire l’objet d’une surveillance attentive et de mesures destinées à y remédier» 
			(9) 
			«Malta: Selected Issues»,
Rapport par pays du Fonds monétaire international n° 19/69, février
2019. et qui comporte le secteur en pleine expansion des cryptomonnaies, autre domaine particulièrement exposé au risque de blanchiment de capitaux 
			(10) 
			Voir
«EBA Opinion on “virtual currencies”», Autorité bancaire européenne,
4 juillet 2014.. Même si l’on met de côté les graves et multiples allégations de blanchiment de capitaux formulées depuis longtemps au sujet du Premier ministre et de ses collaborateurs (voir plus loin), dont son chef de cabinet, M. Keith Schembri, cette disposition risque de faire naître un conflit d’intérêts institutionnel et par conséquent de compromettre les initiatives générales de lutte contre le blanchiment de capitaux prises par Malte. En outre, les hauts fonctionnaires d’autres services réglementaires et répressifs dont les fonctions dépendent du Premier ministre pourraient être dissuadés d’enquêter dans des domaines d’activité directement associés à celui-ci: une mise en garde «ne pas toucher», volontaire ou non.
10. Comme nous l’avons indiqué plus haut, les nominations aux postes supérieurs de la fonction publique – notamment les secrétaires permanents, qui occupent la plus haute fonction administrative au sein de chaque ministère – relèvent de la compétence du Premier ministre. La Commission de Venise estime qu’il est «frappant de constater que, même si chaque ministre est responsable de son département, c’est le Premier ministre qui nomme le secrétaire permanent pour ce département. Il exerce donc une très forte influence sur le travail de ses ministres. Sous l’angle de l’équilibre des pouvoirs, ce rôle joué par le Premier ministre dans le choix des secrétaires permanents qui seront affectés à chaque ministère apparaît problématique. (…) Les secrétaires permanents ne devraient pas être nommés par le pouvoir politique, mais être des fonctionnaires indépendants et de haut niveau, occupant un emploi permanent et ayant vocation à servir n’importe quel gouvernement».
11. Outre les fonctionnaires ordinaires, nommés conformément aux dispositions constitutionnelles, quelque 700 personnes sont employées à des «postes de confiance» ou en qualité de «personnes de confiance», nommées selon des procédures arbitraires et irrégulières. Selon la loi relative aux normes de la vie publique de 2018, un ministre ou un secrétaire parlementaire (ministre adjoint) peut employer une «personne de confiance» comme conseiller ou consultant. La Commission maltaise du service public a constaté que cette pratique avait été utilisée abusivement pour pourvoir des postes administratifs, de direction ou techniques, en violation de l’obligation constitutionnelle de procéder à de telles nominations sur la base du mérite. Le médiateur m’a indiqué que de nombreuses «personnes de confiance» étaient des députés et que les militants qui assurent le quadrillage sur le terrain des partis avaient obtenu des emplois de chauffeurs. Cette situation conduit à penser que l’exercice abusif du pouvoir ministériel et l’utilisation abusive des fonds publics servent à assurer la loyauté des députés ou à récompenser les personnes qui se livrent à des activités politiques partisanes. La Commission de Venise rappelle, en mentionnant sa Liste des critères de l’état de droit, que «toute dérogation aux procédures de nomination au mérite met en danger la qualité de la fonction publique, qui est la clé de voûte d’un État démocratique fondé sur la prééminence du droit. (…) Sans fondement constitutionnel ni base juridique réelle, cette pratique est illégale».
12. Le pouvoir de nomination des principaux hauts fonctionnaires dont dispose le Premier ministre, auquel s’ajoute le recours excessif et abusif à la nomination de «personnes de confiance», portent gravement atteinte à l’indépendance, à la qualité et à l’intégrité de la fonction publique maltaise. Le bon fonctionnement d’une démocratie régie par la primauté du droit passe par l’existence d’une fonction publique politiquement impartiale, qui dispense des conseils indépendants aux ministres et assure la continuité de l’administration. Dans l’ensemble, la fonction publique maltaise ne satisfait pas à ces exigences et n’a pas la capacité de jouer le rôle de frein constitutionnel à un exercice abusif du pouvoir exécutif.
13. La Chambre des représentants forme le parlement monocaméral de Malte. La Commission de Venise observe que «le fait de n’avoir qu’une seule chambre législative a un impact significatif sur le plan constitutionnel, car cela empêche la chambre haute d’exercer un contrôle sur les décisions prises par le législateur et permet au Premier ministre d’exercer un pouvoir plus important en imposant aux parlementaires le respect de la discipline du parti». Le parlement compte 67 députés, qui se répartissent actuellement comme suit: 37 députés du Parti travailliste, 28 députés du Parti nationaliste (l’opposition officielle) et deux députés du Parti démocratique. Le salaire à temps partiel versé aux députés ne suffit pas à vivre et ceux-ci dépendent par conséquent d’autres sources de revenus. Les 15 ministres du gouvernement sont tous députés travaillistes et de nombreux autres députés travaillistes ont été nommés «personnes de confiance» ou à des postes bien rémunérés au sein de l’administration publique, souvent par le Premier ministre, ou sont titulaires de contrats administratifs opaques. La Commission de Venise conclut que «la possibilité que les backbenchers [les députés qui ne sont pas membres du gouvernement] contrôlent le gouvernement est fortement réduite si, du fait de cette incitation financière, les députés aspirent à occuper des emplois laissés à la discrétion du gouvernement qu’ils sont censés contrôler». Les parlementaires qui bénéficient de revenus complémentaires pour des activités peu exigeantes auront relativement plus de temps à consacrer aux travaux parlementaires – et, dans le cas des députés travaillistes, seuls bénéficiaires de cette générosité 
			(11) 
			Je
crois savoir que certains députés de l’opposition occupent des postes
dans la fonction publique, mais il s’agit de longues carrières,
qui ne sont pas comparables aux postes de confiance octroyés de
manière arbitraire ni aux contrats administratifs ad hoc., pour soutenir le gouvernement. Il y a sans aucun doute de nombreux députés sérieux, qui ont des principes et font preuve d’indépendance d’esprit. Mais dans son état actuel, la Chambre des représentants n’assure pas dans son ensemble un contrôle effectif sur le gouvernement.
14. Comme nous l’avons indiqué plus haut, les membres de l’appareil judiciaire (24 juges et 22 magistrats) sont nommés par le Président sur avis contraignant du Premier ministre. Une Commission des nominations judiciaires a été créée en 2016; elle se compose du président de la Cour suprême et du procureur général (nommés tous deux par le Premier ministre), du président de la Cour des Comptes et du médiateur (tous deux nommés par le parlement à la majorité des deux tiers) et du bâtonnier de l’ordre des avocats. La Commission de Venise estime que cette composition «n’est pas conforme aux normes européennes». Selon elle, la Commission des nominations judiciaires est chargée «d’identifier un groupe de candidats à des fonctions judiciaires parmi lesquels le Premier ministre désigne de plein droit de façon totalement discrétionnaire les juges et les magistrats». Le rôle déjà limité joué par la Commission des nominations judiciaires est encore affaibli par le fait que le Premier ministre peut ne pas tenir compte de son avis et nommer une personne qui n’a pas fait l’objet d’une évaluation positive. Les autorités maltaises ont justifié cette situation de manière assez étonnante, en déclarant qu’elle permettait au Premier ministre d’écarter les actes discriminatoires dont pourrait faire preuve la Commission des nominations judiciaires. Comme l’a souligné la Commission de Venise, «le principe de l’indépendance du pouvoir judiciaire impose de choisir les juges et les magistrats en fonction de leurs mérites, et toute pression politique injustifiée devrait être exclue. Le Premier ministre ne devrait pas avoir le pouvoir d’influencer la nomination des juges et des magistrats au risque d’éventuelles pressions politiques, ce qui est incompatible avec une conception moderne de l’indépendance du pouvoir judiciaire».
15. Au cours de ces dernières années, le Premier ministre a procédé à une série de nominations judiciaires controversées de personnes étroitement liées au Parti travailliste au pouvoir. Il s’agit notamment d’un ancien chef adjoint du Parti travailliste, d’un ancien député travailliste, de trois anciens candidats travaillistes, du chef de cabinet d’un ministre travailliste, du mari d’une députée travailliste, de la sœur d’un ministre travailliste (nomination que la Commission pour l’administration de la justice, qui a été remplacée par la Commission des nominations judiciaires, avait jugé inappropriée, car elle s’inquiétait de la conduite non professionnelle de l’intéressée), de deux filles d’anciens députés travaillistes, et de la bru de l’avocat du Parti travailliste et du Premier ministre. La nomination en qualité de magistrat de la fille d’un secrétaire de section du Parti travailliste n’a été annulée que lorsque la Commission pour l’administration de la justice l’a jugée inconstitutionnelle 
			(12) 
			Voir «Judiciary appointments
soon despite promised reforms», Times
of Malta, 12 avril 2019; «Revealed: Doctored report shows
extent of collapse of rule of law», The
Shift, 15 avril 2018; «Judicial Appointments: Choose
wisely, Minister», Malta Independent,
3 mars 2019; «In three years: 14 new judges and magistrates, 10
of them directly linked to the Labour Party», Running
Commentary, 20 novembre 2016; «Consuelo Herrera should
have been appointed judge years ago, Prime Minister says», Malta Independent, 25 juin 2018;
«Zammit Young turns down nomination after judiciary watchdog raises
doubts on appointment», Malta Today,
5 février 2016.. Je ne fais aucun commentaire sur l’aptitude de ces personnes à exercer leurs fonctions ni sur leurs résultats professionnels. La Cour européenne des droits de l’homme exige que la composition d’un tribunal offre «des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité» 
			(13) 
			Voir par exemple Micallef c. Malte, Requête no 17056/06,
arrêt du 15 octobre 2009 (Grande Chambre).. On ne peut que douter sérieusement de la capacité du système judiciaire maltais à satisfaire à ce critère, surtout lorsqu’il est amené à se prononcer sur des affaires politiquement sensibles.
16. La Commission de Venise appelle à une réforme approfondie de la procédure de nomination des juges à Malte. Le 14 avril 2019, le mouvement de la société civile maltaise Repubblika a demandé aux tribunaux d’ordonner au gouvernement de geler les nominations et les promotions au sein de l’appareil judiciaire «jusqu’à ce que des mesures garantissant l’indépendance des juges soient mises en place de manière satisfaisante». Repubblika a noté que «le gouvernement ayant dû reconnaître la nécessité d’une réforme à la suite du rapport de la Commission de Venise, il devrait tout d’abord engager le processus de cette réforme, puis autoriser les nominations de juges dans le cadre d’un nouveau système équitable, démocratique et indépendant». Le 25 avril 2019, quelques jours seulement avant l’examen de l’affaire de Repubblika, le Premier ministre a nommé trois nouveaux magistrats et trois nouveaux juges. Cette situation témoigne d’un mépris à l’égard des tribunaux et est totalement contraire à la promesse faite par le Premier ministre de mettre en œuvre les recommandations de la Commission de Venise. Le Président George Vella, qui était constitutionnellement tenu de donner effet à ces nominations, a profité de son discours prononcé à cette occasion pour demander la mise en œuvre «dès que possible» des réformes préconisées par la Commission de Venise. Parmi les nouveaux juges figure un ancien candidat travailliste nommé magistrat par le Premier ministre Muscat. S’y ajoute le magistrat qui a rejeté l’ouverture d’une enquête distincte sur la société offshore occulte 17 Black (voir plus loin). Le troisième magistrat nommé lui aussi par le Premier ministre Muscat avait mené «l’enquête Egrant», dont le Premier ministre affirme qu’elle l’exonère lui-même et son épouse de tout fait de corruption et de blanchiment de capitaux (voir plus loin). Une telle situation est fondamentalement incompatible avec l’idée d’indépendance de la justice.
17. Le procureur général est également nommé par le Premier ministre; il dispense des conseils juridiques au gouvernement, et est chargé de l’engagement des poursuites pénales. La Commission de Venise observe que «la concentration des pouvoirs de conseiller du gouvernement et de procureur aux mains d’une seule institution donne beaucoup de puissance à la fonction. Cet aspect est problématique du point de vue du principe des contrepoids démocratiques et du principe de séparation des pouvoirs». Elle pose également problème pour l’ouverture d’enquêtes et l’engagement de poursuites en cas d’allégations d’actes répréhensibles commis par les responsables politiques, comme nous le verrons plus loin. La fonction de conseil comprend la représentation du gouvernement dans les procédures judiciaires et l’assistance à la rédaction des lois et des règlements. La Commission de Venise a recommandé de scinder ces deux fonctions du procureur général, en créant un poste de «directeur du ministère public» ou de «procureur de la République» distinct, dont les activités absorberaient également le service embryonnaire des poursuites de la police (voir plus loin). Le 2 mai 2019, le ministre de la Justice a déposé devant le parlement un projet de loi visant à créer une nouvelle institution, l’Avocat de l’État, qui remplacerait le procureur général comme conseiller juridique du gouvernement. Les services du procureur général subsisteraient, en se limitant au système de justice pénale, compétents pour ordonner à la police de mener des enquêtes et directement responsables des poursuites. La proposition ne répond pas aux recommandations de la Commission de Venise à plusieurs égards importants: par exemple, il n’est pas explicitement indiqué que les décisions du procureur général sur les poursuites pourraient faire l’objet d’un contrôle judiciaire; il semble que le procureur général ne serait pas chargé des enquêtes actuellement menées par les magistrats (voir ci-dessous); et le projet de loi ne traite pas de la position «problématique» du procureur général à la tête du service d’analyse du renseignement financier (voir ci-dessous). Il convient néanmoins de saluer cette initiative comme un premier pas important et d’encourager le gouvernement et le parlement à consulter la Commission de Venise et le GRECO sur la formulation et la mise en œuvre du texte, complété par d’autres mesures.

2.2. Le système de justice pénale

18. Si le procureur général prend part aux poursuites, c’est en réalité la police qui engage au départ les poursuites. Le procureur général conseille la police à sa demande, décide de porter l’affaire devant une juridiction pénale inférieure ou supérieure, supervise la procédure de mise en accusation d’un prévenu devant une juridiction pénale et peut mettre fin aux poursuites.
19. Le chef de la Police est nommé et peut également être révoqué par le Premier ministre. Le Premier ministre Muscat a déjà nommé cinq chefs de la police. Le premier, John Rizzo, était en fonction depuis 12 ans et préparait la mise en accusation pour corruption de l’ancien commissaire européen disgracié John Dalli. Or, quelques jours après la victoire du Parti travailliste aux élections de 2013, M. Dalli est rentré à Malte, alors que son état de santé l’empêchait jusque-là de voyager. Le Premier ministre Muscat a immédiatement limogé M. Rizzo et nommé M. Dalli conseiller en santé publique (voir plus loin). M. Rizzo a été remplacé par le commissaire à la retraite Peter Paul Zammit, sympathisant du Parti travailliste. M. Zammit a refusé de prendre des mesures contre M. Dalli. Un an plus tard, il a été contraint de démissionner pour avoir ordonné l’abandon des accusations portées contre un de ses anciens clients. Aucune charge disciplinaire ou pénale n’a été retenue contre M. Zammit à ce titre. Il s’est vu au contraire octroyer un «poste de confiance» au cabinet du Premier ministre, dont la rémunération était équivalente à celle de chef de la Police. Peter Paul Zammit a été remplacé par Raymond Zammit, qui a été démis de ses fonctions pour avoir tenté de dissimuler une fusillade impliquant le chauffeur de son cousin, alors ministre de l’Intérieur, Emmanuel Mallia. Le ministre de la Justice, M. Bonnici, a par la suite confié à Raymond Zammit un «poste de confiance» bien rémunéré 
			(14) 
			«A new
police commissioner – Denis Tanti», Times
of Malta, 15 mars 2019; «Ex-police chief’s son to be
boarded out aged 32», Times of Malta,
26 avril 2016; «Justice Minister’s warning to Ray Zammit», Times of Malta, 1er août
2015.. Son successeur, Michael Cassar, a démissionné pour raisons de santé après avoir reçu un rapport de la Cellule d’analyse du renseignement financier faisant état de paiements frauduleux au ministre de l’énergie Konrad Mizzi (voir plus loin). M. Cassar a ensuite été réengagé par le gouvernement en qualité de conseiller en sécurité 
			(15) 
			GRECO.. Le chef actuel de la Police, Lawrence Cutajar, a été nommé en 2016, après avoir servi dans la police de proximité. Le GRECO note que M. Cutajar a été «la cible fréquente de critiques du public pour ses promotions rapides, son manque de leadership et ses sympathies pour le Premier ministre exprimées sur son blog».
20. Il appartient en premier lieu à la police d’enquêter sur les infractions pénales supposées (les magistrats peuvent également enquêter dans certaines circonstances: voir ci-dessous). La police maltaise agit en vertu du «principe de légalité», qui lui impose d’engager des poursuites lorsqu’une affaire paraît à première vue fondée. La capacité et l’efficacité de la police maltaise à enquêter sur les infractions graves, y compris les infractions économiques et celles qui impliquent des personnalités publiques de premier plan, sont généralement jugées préoccupantes. Le GRECO note que «la police maltaise est actuellement confrontée à des allégations d’inefficacité et d’obéissance/soumission politique au gouvernement». Ces reproches concernent notamment son inaction face aux rapports de la Cellule d’analyse du renseignement financier, qui précisent en détail les sommes versées à des fins de corruption aux ministres travaillistes, et l’absence de prise de mesures en temps utile pour préserver d’éventuels éléments de preuve à la banque Pilatus, alors que les médias avaient établi un lien entre cet établissement et la corruption supposée du gouvernement. Mais les préoccupations suscitées par la police vont au-delà des affaires «politiques»: d’après des informations récentes, seules sept personnes ont été reconnues coupables d’homicide au cours des dix dernières années, alors que 70 meurtres ont été commis depuis 2008 
			(16) 
			«70 Murder
Victims Since 2008: Just 7 People Have Been Found Guilty Of Homicide
In The Last 10 Years”, Lovin Malta,
11 avril 2019. En comparaison, les taux d’élucidation des homicides
se situent entre 80 % et 98 % dans les autres pays d’Europe occidentale
(voir «Homicide clearance in Western Europe», Marieke Liem, Karoliina
Suonpää, Martti Lehti, European Journal
of Criminology, 30 mars 2018). Des parents ou des amis
de plusieurs étrangers assassinés à Malte m’ont contacté pour me
faire part de l’absence de progrès dans les enquêtes.. 44 % des personnes interrogées dans le cadre du rapport spécial de l’Eurobaromètre de 2017 sur la corruption estiment que la corruption et les abus de pouvoir sont répandus dans les forces de police et les douanes maltaises, ce qui est nettement supérieur à la moyenne européenne (31 %). La Commission de Venise note qu’il «est important que, dans une société démocratique, la police ait la confiance du grand public et soit perçue comme politiquement neutre au service de l’État et de la protection du citoyen et la mise en œuvre professionnelle, impartiale de la loi». Cela ne semble pas être le cas à Malte.
21. Outre la police, les magistrats peuvent également mener des enquêtes pénales (les enquêtes préliminaires ou «in genere»), à la demande d’un particulier, du procureur général, voire de la police elle-même. L’objectif initial de cette procédure était de préserver les éléments de preuve, en particulier ceux trouvés sur les lieux d’un crime. Les demandes d’ouverture d’enquête ont toutefois été rejetées faute de preuve (voir plus loin). Le professeur Kevin Aquilina a qualifié cette situation de «cercle vicieux», qui «dissuade les personnes soucieuses de l’intérêt général et les lanceurs d’alerte honnêtes de porter plainte à l’avenir» 
			(17) 
			«Blame
the law, not the judge – Dean of Faculty of Laws», Times of Malta, 13 janvier 2019.. L’enquête préliminaire aboutit à l’établissement d’un procès-verbal, qui présente les éléments de preuve recueillis et les conclusions du magistrat, ainsi que les recommandations éventuelles sur les mesures à prendre à l’encontre des personnes identifiées. Le procès-verbal est transmis au procureur général, qui décide des suites à donner. Il est très rare que les procès-verbaux soient publiés. Le procureur général a publié deux procès-verbaux dans des affaires portant sur des incidents publics majeurs. Le Premier ministre Muscat a publié les recommandations du procès-verbal de 55 pages qui lui a été remis par le procureur général à l’issue de «l’enquête Egrant», menée à la demande du Premier ministre lui-même sur les allégations de détention par sa femme d’une société occulte panaméenne (voir plus loin). La Commission de Venise considère que «les droits des victimes sont effectivement très importants dans le cadre de l’État de droit, mais le choix des modalités d’une enquête judiciaire ne devrait pas appartenir à la victime». Le président de la Cour suprême ne peut pas écarter totalement la possibilité qu’une enquête soit demandée de telle sorte qu’elle conduise à désigner, pour la mener, un magistrat précis en service à ce moment-là.
22. En principe, bien que les magistrats chargés de l’enquête n’exercent pas la même fonction que les juges d’instruction dans de nombreuses juridictions civiles, ils sont censés coopérer étroitement avec la police lorsque leurs investigations réciproques portent sur la même affaire. La Commission de Venise a cependant noté qu’il «semble qu’il n’y ait pas de coordination entre les enquêtes préliminaires et les enquêtes menées par la police. La délégation de la Commission de Venise a été informée du fait que, parfois, la police et le magistrat ne savent même pas que de telles enquêtes sont menées en parallèle». Les enquêtes judiciaires peuvent également avoir une durée largement excessive. Comme l’a fait valoir le président de la Cour suprême, cette situation peut s’expliquer en partie par la complexité de l’affaire; mais elle n’est pas facilitée par le fait que les magistrats instructeurs doivent en parallèle continuer à juger les affaires dont ils sont saisis et dépendent pour beaucoup des mesures prises par la police, avec laquelle ils n’entretiennent pas toujours des relations constructives. Tout ceci est source de confusion et d’inefficacité. La Commission de Venise a recommandé que la fonction d’enquête des magistrats soit reprise par le bureau réformé du procureur général.
23. Les magistrats sont également chargés de mettre en accusation un prévenu devant une juridiction pénale, à l’issue d’une procédure judiciaire qui vise à réunir des éléments de preuve. La police présente les éléments de preuve sur lesquels se fondent ses conclusions, sous la direction des services du procureur général. En principe, seules les preuves présentées lors de la réunion de ces éléments peuvent être invoquées au procès, de sorte que les témoins doivent comparaître pour témoigner sur chaque point. La défense peut contester la recevabilité des éléments de preuve au cours de la procédure de réunion de ces éléments, y compris par un recours en inconstitutionnalité. Ce processus peut donc être extrêmement long et comporter de nombreuses et brèves audiences distinctes, espacées de plusieurs semaines. Sa durée totale pose parfois problème pour la durée de validité de la détention provisoire, qui expire 20 mois après l’inculpation du suspect. Les autorités maltaises sont conscientes des lacunes de la procédure de réunion des preuves et coopèrent avec le Conseil de l’Europe pour la réformer.

2.3. Les autres instances de l’État de droit

24. Le médiateur (l’Ombudsman) est élu pour un mandat de cinq ans renouvelable à la majorité des deux tiers du parlement et peut également être démis de ses fonctions. Il présente, au moins une fois par an, un rapport au parlement. Ce dernier n’est toutefois pas obligé d’y consacrer un débat. L’actuel médiateur, Anthony Mifsud, fait preuve d’indépendance et a démontré sa volonté de faire entendre sa voix. Malheureusement, ni le parlement ni le gouvernement ne semblent coopérer de manière satisfaisante avec lui. La Commission de Venise a fait remarquer que les demandes d’information du médiateur «sont fréquemment laissées sans suite. (…) Pareil refus généralisé de l’administration de communiquer à l’Ombudsman les informations dont il a besoin pour accomplir sa mission est inadmissible. L’Ombudsman ne devrait pas avoir besoin de saisir à chaque fois les tribunaux pour obtenir qu’il soit fait droit à ses demandes d’information». Le médiateur a récemment fait observer qu’un «certain nombre d’avis finals ont été transmis à (…) la Chambre des représentants à la suite de réponses négatives données par les pouvoirs publics à des demandes de mise en œuvre de nos recommandations. (…) À ce jour, la Chambre n’a procédé à aucun examen véritable de ces avis transmis. Aucune suite ne leur a été donnée. On peut en conclure sans risque de se tromper que cette procédure prévue par la loi relative au médiateur, qui devait en définitive permettre de réparer une injustice dont les citoyens sont victimes, s’avère inefficace. Il faut y remédier» 
			(18) 
			«Ombudsman tells Parliament
to stop ignoring his investigations», Times
of Malta, 10 avril 2019.. L’Assemblée a affirmé à plusieurs reprises que «l’institution du médiateur, qui est chargée de protéger les citoyens contre une mauvaise administration, joue un rôle fondamental dans le renforcement de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme» 
			(19) 
			Résolution 1959 (2013) «Renforcer l’institution du médiateur en Europe».. L’existence d’un médiateur fort et efficace, dont les attributions et l’autorité constitutionnelles sont soigneusement respectées par tous les autres organes publics, offre un moyen crucial de corriger le dysfonctionnement croissant du système de gouvernement maltais.
25. Le président de la Cour des Comptes est nommé de la même manière que le médiateur. Il dirige la Cour des Comptes, qui examine attentivement les dépenses des pouvoirs publics nationaux et locaux, ainsi que des autres organismes qui dépensent des fonds publics. Le GRECO estime que la Cour des Comptes est «une institution respectée et indépendante dont les recommandations seraient largement suivies et mises en œuvre». L’efficacité dont elle pourrait faire preuve est cependant compromise par un manque de moyens. Le GRECO observe que, «par exemple, il a fallu plus de trois ans pour vérifier (…) l’accord controversé et trop coûteux conclu pour l’approvisionnement en gaz à Malte» (voir plus loin).
26. La Cellule d’analyse du renseignement financier est l’organisme maltais spécialisé dans la lutte contre le blanchiment de capitaux. Elle recueille des renseignements et présente à la police des rapports analytiques qui peuvent mener à l’engagement de poursuites. Elle est présidée par le procureur général. Le procureur général actuel m’a indiqué qu’il ne s’occupait pas de questions opérationnelles. Je crois savoir que cela n’a pas toujours été le cas, surtout dans les premiers temps, lorsque les effectifs de la Cellule d’analyse du renseignement financier étaient moins importants. Aucune disposition officielle n’empêche visiblement le procureur général d’intervenir dans ce domaine. Selon la Commission de Venise, «attribuer la présidence d’un tel organe au procureur général, qui joue un rôle clé dans les poursuites, semble problématique et même toute apparence d’incompatibilité devrait être évitée». La Cellule d’analyse du renseignement financier a été étroitement impliquée dans plusieurs scandales récemment survenus à Malte. Des événements connexes ont nui à son autorité et à sa réputation. Plusieurs rapports consacrés à ces scandales ont donné lieu à des fuites en 2016. La moitié des agents de la cellule, notamment son directeur, ont démissionné entre 2013 et 2017 
			(20) 
			«FIAU staff exodus
– Resignations or a purge, other questions that need answering», Malta Independent, 13 juillet 2017.. À plusieurs reprises, la police s’est abstenue de donner suite à ses rapports. En juillet 2018, l’Autorité bancaire européenne (ABE) a constaté que la Cellule d’analyse du renseignement financier avait enfreint la législation de l’Union européenne en commettant de nombreux manquements graves dans sa surveillance de la Pilatus Bank (voir plus loin). L’ABE a considéré que ses conclusions «mettent en évidence des défaillances générales et systémiques dans l’application par la Cellule d’analyse du renseignement financier» des normes de lutte contre le blanchiment de capitaux et que le récent plan d’action de cet organisme «ne suffisait pas à la convaincre que les lacunes qui ont conduit à une violation du droit de l’UE ont été réglées». En novembre 2018, la Commission européenne a adressé un avis à la Cellule d’analyse du renseignement financier, dans lequel elle a défini un large éventail de mesures à prendre pour assurer le respect de la réglementation en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux. Le Comité d'experts sur l'évaluation des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (MONEYVAL) examinera sans nul doute attentivement la Cellule d’analyse du renseignement financier dans son prochain rapport consacré à Malte. Sans préjuger des travaux de MONEYVAL, il est d’ores et déjà évident que les défaillances structurelles et opérationnelles de la Cellule d’analyse du renseignement financier sont extrêmement préoccupantes.
27. Le premier Commissaire aux normes de la vie publique est entré en fonction en 2018 dans le cadre de la loi relative aux normes de la vie publique de 2017. Le Commissaire examine et vérifie les déclarations de revenus, de patrimoine et d’autres intérêts ou avantages faites par les personnes qui en ont l’obligation en vertu de la loi. Le GRECO indique que «l’étendue des contrôles et les moyens alloués au Commissaire ne sont pas clairs pour le moment. Il semblerait également que le résultat d’une fausse déclaration ou d’un défaut de déclaration ne déclenche pas d’enquête comme c’est le cas pour les manquements aux obligations éthiques et autres obligations légales. [Les dispositions légales pertinentes font] uniquement référence à la publication de «recommandations sous forme de lignes directrices», quel que soit le sens de cette expression. Aucun des responsables chargés de fonctions de gestion des affaires publiques et de fonctions de contrôle rencontrés au cours de la visite sur place n’a pu le préciser. [Le GRECO] s’inquiète que des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives ne soient pas disponibles pour sanctionner les manquements aux obligations déclaratives. Il s’agit d’une situation préoccupante, notamment en raison d’allégations récurrentes selon lesquelles des agents publics en fonction seraient impliqués dans des montages offshore, et des allégations selon lesquelles des agents concernés auraient parfois omis de déclarer des ressources importantes». Reste à voir si ce Commissaire sera en mesure d’assumer efficacement la mission qui lui a été confiée, mais les premiers éléments laissent penser qu’il n’en aura pas les moyens.
28. La loi relative à la liberté de l’information de 2008 (modifiée pour la dernière fois en 2012) pose pour principe général que tous les documents administratifs sont accessibles au public sur demande. Certains organismes publics en sont exclus, comme la Commission du service public, les services du médiateur, les services du procureur général et le service de la Sûreté. La loi précise les motifs de refus, ainsi que les circonstances très diverses dans lesquelles l’accès peut être refusé lorsque l’intérêt général qui commande de ne pas divulguer certains documents prime sur l’intérêt général de leur communication. Tout refus d’accès à un document doit être motivé et l’auteur de la demande peut saisir d’un recours le Commissaire à l’information et à la protection des données, dont la décision est à son tour susceptible de recours devant les juridictions de première et deuxième instance. De nombreux interlocuteurs ont signalé au GRECO «les mauvaises pratiques, l’obstruction systématique, etc., qui obligeaient trop souvent les intéressés à faire appel d’une décision négative. (…) Des observations similaires ont été formulées [au sujet des demandes de documents] en ce qui concerne la négociation/conclusion de marchés publics importants, en particulier dans le secteur de l’énergie (...). Des controverses similaires ont surgi dans le cadre de la récente réforme d’Identity Malta (une société qui s’occupe des questions de citoyenneté et de la vente de passeports), notamment la nomination de la direction sans appel public. (…) Les nombreuses exceptions à la communication d’informations, qui sont rédigées en termes généraux [pourraient] empêcher la divulgation d’informations importantes d’intérêt public si les exceptions ne sont pas interprétées et appliquées de manière restrictive, conformément à l’esprit et aux objectifs généraux de la loi sur la liberté de l’information». Plusieurs journalistes se sont plaints amèrement auprès de moi des difficultés constantes qu’ils rencontrent pour consulter des documents officiels. La Commission de Venise a conclu que «la loi relative à la liberté de l’information devrait être actualisée en se fondant sur les modèles internationaux disponibles, afin de garantir la transparence de l’administration vis-à-vis des médias et des citoyens».
29. Malte a adopté en 2013 une loi relative à la protection des lanceurs d’alerte. La loi établit des dispositifs de signalement internes et externes à l’intention des personnes qui divulguent, de bonne foi, des pratiques de corruption et d’autres comportements suspects au sein d’organismes publics ou de sociétés privées supérieures à une certaine taille. Les lanceurs d’alerte extérieurs à ces organismes doivent signaler ces faits au Cabinet du Premier ministre. La loi prévoit diverses formes de protection des lanceurs d’alerte, y compris l’immunité de poursuites pénales, qui peut être octroyée par le procureur général après consultation d’un juge et du chef de la Police. Cette loi est généralement considérée comme l’une des meilleures mesures de protection des lanceurs d’alerte en Europe 
			(21) 
			Voir
par exemple «Malta – Whistleblower Protection, Briefing», Blueprint
for Free Speech.. Mais elle n’est pas exempte de défauts. Elle n’accorde aucune protection aux lanceurs d’alerte qui contactent les médias. De plus, le fait que les lanceurs d’alerte extérieurs soient tenus de signaler ces agissements au Cabinet du Premier ministre pour bénéficier d’une immunité de poursuites risque de les placer dans un dilemme insoluble. Ainsi, Jonathan Ferris, ancien enquêteur de la Cellule d’analyse du renseignement financier démis de ses fonctions peu après la fuite de trois rapports de cette cellule en mai 2017, a appris qu’il devait révéler au Cabinet toutes les informations qu’il souhaitait divulguer afin de pouvoir bénéficier de la protection accordée aux lanceurs d’alerte. Il a déjà fait savoir que ces informations concernaient des faits d’abus de pouvoir, de corruption et de blanchiment de capitaux aux plus hauts niveaux du gouvernement et s’est plaint du traitement irrégulier de sa demande, en posant une question de pure forme: «Qui diable donnerait à autrui la possibilité de l’abattre?» 
			(22) 
			«Jonathan
Ferris will not be given whistleblower protection», Times of Malta, 24 mars 2018.. Un autre lanceur d’alerte du gouvernement, Valery Atanasov, a été licencié par l’Autorité maltaise des jeux de hasard en 2015 après avoir soulevé à plusieurs reprises de sérieuses préoccupations au sujet de pratiques irrégulières en matière de surveillance. 
			(23) 
			Ces préoccupations
ont été confirmées par d’autres anciens employés de l’Autorité maltaise
des jeux de hasard : «À Malte, la surveillance des jeux d’argent
en ligne mise en cause par un lanceur d’alerte», Le Monde, 24 mai 2017. Sa demande de protection des lanceurs d’alerte a été rejetée. Lorsqu’il a rendu publiques ses préoccupations, l’Autorité maltaise des jeux de hasard, qui relève du Cabinet du Premier ministre, l’a poursuivi pour diffamation. 
			(24) 
			«U.S.
NGO Calls Upon GRECO to Intervene in Libel Lawsuit Filed Against
Whistleblower Valery Atanasov», Whistleblower Protection Blog, 8
mars 2018.
30. La Commission permanente de lutte contre la corruption (CPLC) est censée conseiller les organes ministériels sur les questions de lutte contre la corruption et enquêter sur les soupçons de corruption qui concernent les agents publics (y compris les ministres). Elle rend compte de ses enquêtes au ministre de la Justice et présente un rapport d’activité annuel, qui peut comporter des recommandations adressées au Président. La compétence de la CPLC est excessivement étroite, puisqu’elle englobe les pots-de-vin, mais pas le trafic d’influence ou d’autres formes de corruption. La Commission de Venise conclut que la CPLC «présente deux défaillances structurelles: a) la qualité de membre de cette commission est soumise à la volonté du Premier ministre, même si celui-ci doit consulter l’opposition 
			(25) 
			La
CPLC n’a pas fonctionné pendant près d’un an entre 2017 et 2018
parce que le Premier ministre et le chef de l’opposition n’avaient
pas nommé de nouveaux membres.; b) [la CPLC] transmet ses conclusions au ministre de la Justice. Si, au terme de son enquête, la PCAC conclut à l’existence de faits de corruption, la conséquence doit être l’ouverture de poursuites concernant l’infraction, et non pas un simple rapport adressé au ministre de la Justice qui n’a pas de pouvoirs d’enquête». Le GRECO indique que la procédure engagée devant la [CPLC] crée un privilège spécial pour les agents publics et donne au pouvoir exécutif des prérogatives excessives. La [CPLC] ne peut guère être considérée comme un organe spécialisé destiné à faciliter les enquêtes sur la corruption». Le GRECO conclut que la CPLC est «un organe très peu performant», dont «la contribution (…) aux efforts de lutte contre la corruption de Malte [a] été négligeable». La Commission pour la réforme générale du domaine de la justice, nommée par le gouvernement travailliste et dirigée par l’ancien juge de la Cour européenne des droits de l’homme, Giovanni Bonello, a indiqué que la CPLC «n’a guère réussi à lutter contre la corruption, car on ignore (...) si la police a été amenée à faire traduire en justice des personnes sur la base d’un rapport de la [CPLC]». La CPLC m’a confirmé qu’aucun de ses rapports n’avait jamais abouti à une condamnation.
31. La CPLC m’a également indiqué qu’en janvier 2017 elle avait signalé le cas de l’ancien secrétaire général du Parti travailliste Jimmy Magro au ministre de la Justice et à la police 
			(26) 
			Cette procédure ne
semble pas totalement conforme au mandat de la Commission permanente
de lutte contre la corruption, qui prévoit «l’assistance de la police
dans le déroulement des enquêtes [de la CPLC]». Le GRECO fait remarquer
que «l’existence de juridictions parallèles entre les mains de la
police et de la CPC soulève un certain nombre de questions auxquelles
les agents publics (…) ont répondu principalement par des suppositions
personnelles». Ce type d’incohérence entre le droit et la pratique
et l’incertitude qui en résulte semblent typiques du fonctionnement
de nombreux organismes publics maltais., après avoir pour la toute première fois conclu qu’une personne avait pris part à des faits de corruption. À la suite du rapport de la CPLC, le ministre de la Justice, M. Bonnici, a annoncé au parlement que le gouvernement prendrait des mesures disciplinaires à l’encontre de M. Magro au moyen de la Commission du service public et que cette affaire témoignait du «bon fonctionnement» de la CPLC 
			(27) 
			«Commission “morally
convinced” Jimmy Magro, former Labour general secretary, requested
money during tenders adjudication», Times
of Malta, 1er février 2017.. Un an plus tard, M. Magro a été autorisé à prendre sa retraite d’un autre poste public, avec remboursement des salaires non versés pendant la période où il avait été suspendu parce qu’il faisait l’objet d’une enquête 
			(28) 
			«Jimmy
Magro corruption probe still pending after 21 months», Times of Malta, 14 octobre 2018.. Je crois savoir que l’enquête est toujours en cours. Si l’affaire Magro est un exemple de bon fonctionnement du système, comme l’affirme M. Bonnici, cela signifie que la CPLC est destinée à n’être rien de plus qu’une feuille de vigne. Je suis d’accord avec la Commission de Venise et le GRECO que la CPLC pourrait être abolie.

2.4. Conclusions intermédiaires

32. La Commission de Venise indique que «les dispositions constitutionnelles en vigueur à Malte confèrent au Premier ministre un poids prédominant. Cela ne devrait pas poser problème en soi si un solide système de freins et contrepoids était en place. Cependant, (…) ces autres acteurs ne sont pas suffisamment puissants pour contribuer significativement à l’équilibre des pouvoirs. La prédominance du Premier ministre et la concentration des pouvoirs autorisée par la Constitution montrent la nécessité d’un renforcement du système des freins et contrepoids». Le GRECO parvient à la même conclusion, en s’inquiétant tout d’abord de l’absence d’État de droit: «Les Maltais admettent clairement que les appuis politiques l’emportent souvent sur l’application de la loi et l’intérêt général. Ce dysfonctionnement est bien entendu aggravé par le poids excessif du gouvernement, en particulier du Premier ministre, dans les institutions, en particulier en ce qui concerne les nominations (et les révocations) dans beaucoup d’organes essentiels de l’État. Cette situation (…) n’est pas compatible avec un système efficace d’équilibre des pouvoirs».
33. Malte est consciente depuis longtemps de la nécessité de moderniser et de renforcer ses institutions. M. Bonnici a qualifié le gouvernement actuel de «réformateur». De fait, certaines réformes ont été mises en place, dont plusieurs viennent d’être mentionnées. La réforme profonde et générale qu’il convient en réalité de mener, et notamment le fait de soumettre le Premier ministre à un système efficace de freins et contrepoids, en garantissant l’indépendance de la justice et en renforçant les services répressifs et les autres instances de l’État de droit, n’a pas eu lieu. La réforme constitutionnelle était l’un des engagements du programme du Parti travailliste lors des élections de 2013 et 2017. Un «comité directeur» sur la réforme constitutionnelle, présidé par le Président, a été créé mais n’a produit aucun résultat concret. Une nouvelle Commission du droit, destinée à réviser la législation maltaise, n’a rien donné. La «Commission Bonello» pour la réforme de la justice a formulé des centaines de recommandations, mais la plupart d’entre elles n’ont pas encore été mises en œuvre. Lors de la visite de la Commission de Venise à Malte, le Premier ministre a promis de mettre en œuvre ses réformes. Il a réitéré cet engagement lors de la publication de son avis. Mais en avril 2019, le Premier ministre déclarait que les recommandations de la Commission de Venise n’étaient «pas contraignantes» et n’empêchaient pas Malte d’adopter «des dispositifs différents pour préserver l’État de droit» 
			(29) 
			«PM
slams “absurd” request asking for courts to be “paralysed”», Times of Malta, 26 avril 2019.. Il a également refusé d’indiquer à quel moment la procédure de nomination des juges serait réformée. M. Bonnici a précisé qu’il mettrait en œuvre les recommandations du GRECO «si nécessaire» 
			(30) 
			«GRECO’s recommendations
and not analysis is what matters, justice minister says», Malta Today, 4 avril 2019.. Or toutes ces recommandations sont nécessaires. Il y a un scepticisme profond et largement répandu à Malte au sujet de l’éventualité et des modalités de la mise en œuvre d’une réforme constitutionnelle par le gouvernement actuel. On craint que ce processus ne se déroule à huis clos entre les dirigeants du parti au pouvoir et ceux de l’opposition, ce qui serait une erreur. La légitimité de la réforme constitutionnelle ne pourrait être que le fruit d’un processus transparent et inclusif, avec consultation du pouvoir judiciaire, du médiateur, des professionnels du droit, du monde universitaire, de la société civile et de toutes les autres parties concernées. Le Gouvernement maltais devrait également consulter la Commission de Venise. Il importe que l’Assemblée suive le processus de près, y compris par l’intermédiaire de la commission de suivi.

3. Le respect de l’État de droit à Malte aujourd’hui

34. Les problèmes mentionnés plus haut ont permis à une série de grands scandales de se produire ces dernières années, sans que la situation ne soit réglée. Le GRECO note les «nombreuses controverses concernant l’utilisation des ressources publiques, les appels d’offres, les privatisations, les marchés publics (fourniture d’énergie, privatisation des hôpitaux, etc.), la vente de terrains, l’embauche de personnes, etc. Nombre de ces cas concernent des opérations qui ont été manifestement menées au détriment de l’État. (…) [La délégation venue sur place] a été informée à maintes reprises qu’il y avait souvent un manque de courage, de redevabilité (accountability) et de moyens réels des organes de contrôle pour exercer leurs fonctions». Bien que les détails des «nombreuses controverses» n’entrent pas dans le champ d’application du rapport du GRECO, ils méritent d’être examinés ici.
35. Un mois après avoir remporté les élections de 2013, le nouveau gouvernement travailliste a entamé le processus de recherche d’une entreprise privée pour la fourniture de gaz naturel et d’électricité à l’entreprise publique Enemalta, notamment grâce à la construction d’une nouvelle centrale électrique au gaz. En octobre 2013, le gouvernement a retenu le consortium Electrogas Malta. Peu de temps après, le principal membre de ce consortium (dont la participation a pu avoir une influence sur l’attribution du contrat à Electrogas) s’est retiré et a cédé ses parts aux autres membres. Le Gouvernement maltais a ensuite dû fournir des garanties bancaires, d’un montant total de 450 millions d’euros, afin de permettre à Electrogas d’obtenir un financement. En juillet 2015, l’opposition a demandé au président de la Cour des Comptes d’enquêter sur ces faits.
36. Le président de la Cour des Comptes a présenté le rapport de cette institution en novembre 2018 
			(31) 
			«An investigation of
matters relating to the contracts awarded to ElectroGas Malta Ltd
by Enemalta Corporation», Auditor General, novembre 2018.. La Cour des Comptes a constaté que le comité de sélection n’avait pas fait preuve de cohérence dans l’évaluation des offres: certaines offres ont été éliminées en raison des lacunes de leur dossier; mais d’autres offres, qui ont pourtant été autorisées, présentaient les mêmes lacunes. La modification des paramètres au cours du processus de sélection a eu pour effet de transférer le risque initialement assumé par les soumissionnaires à Enemalta et au gouvernement (ce qui aurait pu permettre de retenir les offres qui étaient particulièrement exposées à de tels risques). Les contrôles diligents préalables ont été insuffisants. La Cour des Comptes a même fait part de ses réserves quant à la conception du projet dans son ensemble, en faisant remarquer qu’il n’avait pas été démontré qu’Enemalta avait envisagé d’autres modèles d’approvisionnement énergétique (comme «l’interconnexion» reliant Malte au réseau électrique italien). Elle a conclu qu’en autorisant le retrait d’un membre du consortium et la cession de ses parts, le ministre de l’Énergie, M. Mizzi, n’avait pas respecté les divers contrats. La Cour des Comptes a calculé que l’électricité produite par la nouvelle centrale électrique coûtait 112,39 €/MWh, soit 82 % de plus que celle fournie par l’interconnexion (61,75 €/MWh). Enemalta a néanmoins considérablement réduit sa dépendance à l’égard de l’énergie fournie par l’interconnexion (sans doute au moins en partie au profit de l’électricité achetée à la nouvelle centrale électrique) 
			(32) 
			«Malta cuts reliance
on interconnector for electricity», Malta
Today, 8 octobre 2018.. M. Mizzi a personnellement signé un contrat de fourniture de gaz naturel liquéfié (GNL) pour une période de dix ans avec la société publique azerbaïdjanaise d’énergie SOCAR. La SOCAR est également membre du consortium Electrogas. Elle ne produit pas elle-même de gaz naturel liquéfié, mais l’achète sur le marché à Shell. Le montant du contrat a été fixé pour les cinq premières années. Il serait nettement plus élevé que le prix de contrats similaires négociés en même temps par d’autres pays. Enemalta a en conséquence payé jusqu’à deux fois le prix du marché du gaz naturel liquéfié. En 2017, la SOCAR a réalisé un bénéfice estimé à 40 millions $US grâce à cet accord 
			(33) 
			«Malta losing tens
of millions from “poor” $1 billion Azerbaijani energy deal», Times of Malta, 25 avril 2018; «Konrad Mizzi
signature on hidden LNG agreement raises red flag», Shift News, 19 avril 2018..
37. Ce qui pourrait, à première vue, passer charitablement pour une regrettable expression d’incompétence, alors même que M. Mizzi prétend être expert dans le secteur de l’énergie, prend un aspect plus sordide quand on y regarde de plus près. Le comité qui a retenu la candidature d’Electrogas avait été nommé par Enemalta, qui relève de l’autorité du ministère de l’Énergie de M. Mizzi. Le Gouvernement maltais a dans un premier temps refusé de divulguer la composition de ce comité. À la suite d’une demande de libre accès à l’information, il est apparu que trois de ses membres entretenaient des liens étroits avec M. Mizzi, qu’un membre était un ancien candidat travailliste et que quatre autres membres étaient employés de Nexia BT, dont son associé gérant, Brian Tonna, associé depuis longtemps de M. Schembri (voir plus loin). M. Tonna était également le propriétaire fiduciaire de la succursale maltaise de Mossack Fonseca, la société notoirement connue pour les «Panama Papers». Peu après les élections de 2013, Nexia BT avait créé des sociétés occultes au Panama pour le compte de M. Mizzi et de M. Schembri. Les sociétés panaméennes de M. Mizzi et de M. Schembri devaient recevoir 150 000 € par mois, jusqu’à concurrence de 2 millions $US, y compris d’une société établie à Dubaï, appelée 17 Black. La Cellule d’analyse du renseignement financier a indiqué que 17 Black appartenait à Yorgen Fenech, directeur de la centrale électrique Electrogas et propriétaire de l’une des sociétés du consortium 
			(34) 
			«17
Black owner identified as local power station businessman», Times of Malta, 9 novembre 2018.. La Cellule d’analyse du renseignement financier a également constaté qu’en 2015 17 Black avait reçu 1,4 millions $US d’une société établie aux Seychelles, Mayor Trans, détenue par un ressortissant azerbaïdjanais, et 200 000 $US de la société Orion Engineering, détenue par Mario Pullicino, également propriétaire d’une société qui participe à la fourniture de gaz naturel liquéfié à la centrale électrique d’Electrogas 
			(35) 
			«$1.6m wired to Mizzi
and Schembri’s “target client”», Times
of Malta, 18 avril 2018.. Il convient de noter qu’en décembre 2014 le Premier ministre Muscat, M. Mizzi et M. Schembri se sont rendus à Bakou, en compagnie du responsable du service de communication du Premier ministre, mais sans journalistes. Ils y ont rencontré le président Aliyev et M. Mizzi a signé deux protocoles d’accord, l’un avec le ministre azerbaïdjanais de l’Énergie et l’autre avec le président de la SOCAR.
38. Ces faits ont suscité de nombreux soupçons de corruption et de blanchiment de capitaux. Ils donnent le sentiment que M. Mizzi en particulier, par l’intermédiaire de ses associés au sein du comité de sélection, a joué un rôle déterminant pour permettre à certaines parties, notamment en Azerbaïdjan, de tirer profit de la construction d’une nouvelle centrale électrique. Ces parties devaient ensuite effectuer secrètement des paiements (pots-de-vin) au profit de MM. Mizzi et Schembri, par l’intermédiaire d’un réseau de sociétés-écrans occultes créé par M. Tonna. Bien qu’aucune infraction pénale n’ait encore été démontrée, les preuves sont convaincantes, largement incontestées sur les faits et se sont accumulées depuis que Daphné Caruana Galizia a signalé pour la première fois les deux sociétés panaméennes en février 2016. Après la parution des premiers articles, le Premier ministre Muscat a repris lui-même le portefeuille de l’Énergie, tout en maintenant M. Mizzi au sein du gouvernement, en qualité de «ministre du Cabinet du Premier ministre»; la centrale électrique continuait à relever de la compétence de M. Mizzi 
			(36) 
			«Konrad Mizzi, Keith
Schembri to remain at Castille; Mallia returns to Cabinet», Malta Independent, 28 avril 2016.. À l’issue des élections de juin 2017, M. Mizzi a été nommé ministre du Tourisme, mais a continué à diriger Projects Malta, responsable des partenariats public-privé. M. Schembri est resté chef de cabinet sans interruption. En mars 2018, la Cellule d’analyse du renseignement financier a remis à la police un rapport complet sur 17 Black. En novembre 2018, la police a confirmé qu’elle enquêtait sur 17 Black et des affaires connexes depuis la remise de ce rapport et qu’elle avait demandé à un magistrat de mener une enquête. Elle a également confirmé que M. Mizzi et M. Schembri entraient dans le cadre de cette enquête, mais qu’ils n’en feraient pas directement l’objet tant que d’autres questions n’auront pas été résolues, notamment la preuve formelle de la propriété de la société 17 Black. Cette preuve sera peut-être difficile à apporter, puisqu’elle dépend des éléments fournis par la Lettonie, où la banque concernée a été liquidée, et par Dubaï, qui ne s’est pas montrée coopérative jusqu’ici 
			(37) 
			«Schembri, Mizzi fall
“within scope” of 17 Black investigation», Times
of Malta, 2 décembre 2018.. L’enquête de police est menée par le chef de l’unité de la criminalité économique, Ian Abdilla, qui s’est abstenu à plusieurs reprises d’enquêter sur les allégations qui concernaient de hauts responsables politiques (voir plus loin).
39. En fait, Nexia BT a créé trois sociétés occultes au Panama après les élections de 2013. Aux deux sociétés précitées s’ajoutait la société Egrant. Mme Caruana Galizia a indiqué que la bénéficiaire effective ultime d’Egrant était Michelle Muscat, l’épouse du Premier ministre. Mme Caruana Galizia a fait valoir que les documents qui démontraient cette situation étaient détenus par la Pilatus Bank. En avril 2017, le Premier ministre Muscat a réagi en chargeant un magistrat de mener une enquête et en prenant l’engagement de démissionner si celui-ci trouvait la moindre preuve d’un lien entre lui ou sa femme et la société Egrant. Le magistrat a ordonné des perquisitions et la saisie d’éléments de preuve à de nombreux endroits, sollicité de nombreux experts, entendu 477 témoins et demandé l’entraide judiciaire de cinq pays étrangers, notamment en priant la police allemande de lui communiquer les données des Panama Papers qui concernaient Malte. 
			(38) 
			«Egrant magistrate
to ask Germany for Panama Papers data», Times
of Malta, 1 décembre 2017. En juillet 2018, il a remis son rapport au procureur général, qui en a transmis une copie au Premier ministre, puis au ministre de la Justice, M. Bonnici. Contre l’avis du procureur général, le Premier ministre a publié les conclusions du magistrat. Ce dernier a déclaré qu’il n’avait pas trouvé d’éléments de preuve suffisants pour établir la propriété d’Egrant. Il a conclu qu’un document essentiel avait été falsifié, puisque le signataire prétendu de ce document, un employé de Mossack Fonseca au Panama qui avait souvent travaillé avec M. Tonna et Nexia BT, niait y avoir apposé sa signature 
			(39) 
			«$725 000 transferred
into PM’s Chief of Staff BVI company in 2014: Schembri denies», Malta Independent, 15 mai 2016.. Le magistrat a également pris un soin particulier à réfuter la crédibilité de deux témoins clés, Mme Caruana Galizia et Maria Efimova, une ancienne employée de Pilatus Bank devenue donneuse d’alerte. Il n’a cependant pas précisé que Mme Caruana Galizia avait été assassinée en octobre 2017 et que Mme Efimova avait fui Malte en 2017, ce qui a pu compromettre sa capacité à résoudre les contradictions de l’affaire. Il n’a pas évoqué la crédibilité d’autres témoins clés, comme M. Tonna ou Ali Sadr Hasheminejad, propriétaire de la Pilatus Bank (voir ci-dessous). Le Premier ministre avait promis de publier une version expurgée du rapport complet, contenant toutes les preuves. Il ne l’a toujours pas fait. Il fonde maintenant son refus sur l’avis du procureur général, bien qu’il ait rejeté l’avis antérieur du procureur général de ne pas publier les conclusions. Neuf mois après la conclusion de l’enquête Egrant sur le Premier ministre Muscat, le magistrat nommé par ce même Premier ministre a été promu juge par le celui-ci.
40. Schembri est également impliqué dans des faits allégués de corruption et de blanchiment de capitaux qui concernent Adrian Hillman, à l’époque directeur général d’Allied Newspapers, propriétaire du Times of Malta. Ces allégations ont fait l’objet d’un rapport de la Cellule d’analyse du renseignement financier en 2016, auquel l’unité de police chargée de la criminalité économique n’a pas donné suite. Elles portent sur une somme totale de 650 000 € versée par M. Schembri à M. Hillman. Les opérations ont été effectuées entre 2011 et 2015 par l’intermédiaire de Pilatus Bank et de comptes bancaires étrangers, ainsi que de la société occulte de M. Hillman, Lester Holdings, avec l’assistance de M. Tonna 
			(40) 
			«Schembri, Hillman
inquiry to be carried out by magistrate Demicoli», Times of Malta, 25 mai 2017.. Une enquête a été confiée à un magistrat en mai 2017 à la demande de M. Busuttil, alors chef de l’opposition. Deux ans plus tard, cette enquête est toujours en cours, alors que l’enquête Egrant s’était achevée en 15 mois. Quant à M. Hillman, il a obtenu un poste de confiance au sein de l’Autorité maltaise des jeux de hasard (placée sous l’autorité du Cabinet du Premier ministre) avec un salaire de près de 50 000 € par an peu après les élections de juin 2017, alors même qu’il faisait l’objet d’une enquête judiciaire pour blanchiment de capitaux 
			(41) 
			«Hillman
put on State payroll two weeks after election», Times of Malta, 24 décembre 2017.. Cela peut donner l’impression décourageante au magistrat chargé de l’enquête que M. Hillman est sous la protection du Premier ministre.
41. Schembri est impliqué dans une troisième affaire de corruption présumée, relative au régime des «passeports en or». La Cellule d’analyse du renseignement financier a remis un rapport sur cette affaire à l’unité de police de la criminalité économique en mai 2016. Trois ressortissants russes ont effectué des virements d’un montant total de 167 000 € sur le compte ouvert à la Pilatus Bank de Willerby Trade Inc, une société appartenant à M. Tonna. Chaque virement concernait des services fournis dans le cadre du Programme pour les investisseurs personnes physiques. Peu de temps après, un montant total de 100 000 € a été transféré du compte Willerby vers le compte bancaire de M. Schembri à la Pilatus Bank. Selon la Cellule d’analyse du renseignement financier, «une partie des fonds reçus sur le compte de Willerby au titre de paiements effectués en échange de services fournis pour l’inscription au Programme pour les investisseurs personnes physiques ont été transférés par la suite sur le compte personnel de M. Keith Schembri». Le rapport note en outre que «le Cabinet du Premier ministre a largement pris part à la mise en place effective du Programme pour les investisseurs personnes physiques et à la promotion de ce programme dans différents pays. Le transfert de fonds provenant de personnes souhaitant bénéficier de ce régime sur le compte personnel d’un fonctionnaire occupant un poste de confiance dans ce même cabinet est considéré comme une opération suspecte, qui justifie la réalisation d’un complément d’enquête par la police». La Pilatus Bank n’avait pas effectué de déclaration de transaction suspecte et avait au contraire admis les explications données pour ces transferts: les 100 000 € correspondaient au remboursement par M. Tonna d’un prêt que lui avait consenti M. Schembri. La Cellule d’analyse du renseignement financier n’a pas été en mesure de trouver la moindre trace d’un tel prêt 
			(42) 
			«FIAU report speaks
of suspicions of money laundering», Times
of Malta, 7 mai 2017.. En mai 2017, M. Busuttil a demandé l’ouverture d’une enquête menée par un magistrat sur le rapport de la Cellule d’analyse du renseignement financier. Cette enquête, qui aurait dû être relativement simple, est toujours en cours deux ans plus tard. En février 2018, le chef adjoint de la police Ian Abdilla a déclaré que la police avait décidé de ne prendre aucune mesure après l’ouverture de l’enquête judiciaire 
			(43) 
			«Separation deed raises
questions on Schembri-Tonna “loan”», Times
of Malta, 20 janvier 2019..
42. En avril 2016, la Cellule d’analyse du renseignement financier a remis à la police un rapport sur les Panama Papers. Le chef de la Police a démissionné peu de temps après. En mars 2017, le nouveau chef de la Police a déclaré qu’il n’existait aucun motif d’ouvrir une enquête. En juillet 2017, M. Busuttil a demandé l’ouverture d’une enquête judiciaire sur les Panama Papers. M. Mizzi, M. Schembri, le Premier ministre Muscat, M. Tonna, Karl Cini, collègue de M. Tonna chez Nexia BT, Malcolm Scerri, associé d’affaires de M. Schembri et M. Hillman’ se sont farouchement opposés à cette demande. En janvier 2019, au terme d’une longue procédure judiciaire – y compris sur la question de savoir si le juge, mari d’une députée travailliste, devait se récuser – la cour d’appel a débouté M. Busuttil. Elle a conclu que les Panama Papers ne constituaient pas en soi des éléments de preuve justifiant l’ouverture d’une enquête – alors que, d’ordinaire, l’ouverture d’une enquête fait davantage suite à des renseignements qu’à des preuves, et que dans l’enquête Egrant, au moins, la police allemande avait transmis une copie des Panama Papers (voir plus haut). En avril 2019, M. Busuttil a présenté une nouvelle demande d’ouverture d’une enquête sur M. Mizzi et M. Schembri, appuyée par Republikka. Le 29 avril 2019, un magistrat a ordonné que les éléments de preuve relatifs aux Panama Papers présentés par M. Busuttil soient préservés et pris en compte dans l’enquête judiciaire ouverte au sujet de 17 Black (voir plus haut). Le magistrat a déclaré que les éventuelles infractions révélées par ces preuves n’entraient pas totalement dans le cadre de l’enquête sur 17 Black. Malte n’a pas fait usage des Panama Papers, sauf dans le cadre de l’enquête Egrant, à la différence d’autres pays: par exemple, des enquêtes judiciaires sont en cours au Royaume-Uni et en Algérie et des condamnations ont été prononcées en Allemagne et en Corée du Sud. Malte commencera peut-être maintenant à peine à engager des poursuites pénales, alors même que les autorités fiscales maltaises ont entrepris il y a longtemps déjà d’examiner les faits répréhensibles révélés par les Panama Papers, ce qui leur a permis de procéder au recouvrement de plus de 9 millions d’euros d’impôts non acquittés, de pénalités et d’intérêts de retard.
43. L’accord Electrogas présente des similitudes avec un autre accord, passé avec Vitals Global Healthcare (VGH). En avril 2013, M. Dalli, ancien commissaire européen disgracié, est retourné à Malte et a été nommé conseiller du gouvernement en matière de santé. Un article consacré au devoir de vigilance dévoilé par Mme Caruana Galizia indique qu’en 2013 et 2014 M. Schembri, directeur général de Projects Malta (sous l’autorité de M. Mizzi) et «un ancien ministre maltais très haut placé» (qu’elle estime être M. Dalli) avaient cherché à convaincre une société de soins de santé établie à Dubaï de conclure un contrat avec VGH. L’ancien ministre aurait «élaboré le plan d’action pour assurer la victoire de leur consortium». En mars 2014, le Premier ministre Muscat a nommé M. Mizzi ministre de la Santé (en plus de l’Énergie). Les investisseurs de VGH ont signé un protocole d’accord avec le gouvernement en octobre 2014. En novembre 2014, les investisseurs ont signé un accord entre eux, ce qui laisse supposer qu’ils ont eu connaissance à l’avance de l’appel d’offres du gouvernement. Un représentant de VGH aurait déclaré, en février 2015, avoir déjà conclu un accord avec le gouvernement pour la rénovation des hôpitaux. En mars 2015, Projects Malta a lancé un appel d’offres pour la mise en place et la gestion de trois hôpitaux. En juin 2015, M. Mizzi a confirmé qu’une offre conjointe de VGH et Bluestone Investments avait été retenue. Le gouvernement a annoncé que l’accord de 30 ans, signé en septembre 2015, se traduirait par un investissement de 200 millions d’euros. Projects Malta, mené par M. Mizzi, a refusé de révéler qui siégeait au comité qui a sélectionné la candidature de VGH 
			(44) 
			«“Modern-Day
Piracy”: Repubblika Demands Criminal Inquiry Into VGH And The Three
Ministers Involved With The Controversial Deal», Lovin Malta, 13 mai 2019.
44. VGH n’avait aucune expérience antérieure dans le domaine de la santé. On ignore toujours les détails précis du labyrinthe des sociétés maltaises et étrangères par l’intermédiaire desquelles de nombreux hommes d’affaires étrangers seraient propriétaires de VGH. L’un des propriétaires aurait déjà été conseiller du Premier ministre Muscat. Il s’est finalement avéré que le gouvernement versait près de 70 millions d’euros par an à VGH pour la fourniture de lits d’hôpital, 1,2 million d’euros par an pour la Faculté de médecine et 1 million d’euros par an pour un service d’ambulance aérienne et qu’il payait de surcroît les salaires du personnel hospitalier. Il apparaît également que VGH s’est vu octroyé le droit unilatéral de prolonger le contrat initial de 30 ans à 99 ans. Certains éléments laissent penser que les propriétaires de VGH ont conclu des contrats de sous-traitance avec des entreprises dont ils étaient eux-mêmes propriétaires. En novembre 2016, VGH a nommé Armin Ernst, ancien directeur général de la société américaine Steward Medical Group, au poste de directeur général. Celui-ci a démissionné en octobre 2017 pour devenir PDG de la société Steward. En décembre 2017, Steward négociait l’achat de VGH, soit deux ans à peine après le début du contrat passé pour 30 ans par cette dernière. D’après les informations obtenues par la suite, les propriétaires de VGH avaient été contraints de vendre à contrecœur, faute d’être parvenus à obtenir un financement externe. Selon certaines sources médicales, «les améliorations des infrastructures des trois hôpitaux ont jusqu’ici été négligeables», malgré le fait que VGH s’était engagée à investir 200 millions d’euros et qu’elle a peut-être déjà reçu 150 millions d’euros, voire plus, du gouvernement 
			(45) 
			«Company Which Privatised
Three Maltese Hospitals To Be Sold After Only Two Years», Lovin Malta, 21 décembre 2017.. Tous ces éléments donnent l’impression générale que M. Mizzi a conclu en sous-main un marché peu recommandable avec un groupe d’hommes d’affaires douteux, qui ont par la suite réalisé des bénéfices démesurés aux dépens du contribuable maltais grâce à des conditions contractuelles excessivement avantageuses, et se sont finalement montrés incapables de respecter leurs obligations et contraints de vendre. La Cour des comptes enquête désormais aussi sur cette affaire et à la mi-mai 2019, Repubblika a demandé au tribunal d’ordonner l’ouverture d’une enquête judiciaire.
45. Il est regrettable que M. Mizzi et M. Schembri n’aient pas accepté de répondre aux questions que je souhaitais leur poser sur les points susmentionnés. Il est également regrettable que les ministres du Gouvernement maltais ne donnent rarement, voire jamais, d’interviews dans les médias, sauf lorsqu’ils s’entretiennent avec des journalistes du Parti travailliste. En 2017, le Premier ministre Muscat a déclaré que M. Schembri démissionnerait si un magistrat réunissait suffisamment de preuves pour ouvrir une enquête pénale. Il s’agit là d’une fourberie: les trois enquêtes préliminaires sont elles-mêmes une forme d’enquête pénale et devraient largement suffire à engager la responsabilité politique de l’intéressé et à justifier sa démission ou son licenciement. Même après l’extension de l’enquête sur 17 Black aux faits reprochés sur la base des Panama Papers à M. Mizzi ou M. Schembri, le Premier ministre continue d’insister sur le fait qu’il n’envisage pas de prendre lui-même des mesures contre eux tant que l’enquête ne sera pas achevée. Dans des pays comme l’Espagne, l’Islande et la Mongolie, les responsables politiques ont démissionné lorsque leurs noms sont apparus dans les Panama Papers. À Malte, ils bénéficient de la protection du Premier ministre.
46. Tonna et sa société Nexia BT ont été impliqués dans la plupart des scandales précités, en général par la constitution de sociétés offshore occultes et l’ouverture de comptes bancaires secrets dans des paradis fiscaux, souvent en collaboration avec les associés de M. Tonna au sein de Mossack Fonseca, parfois en siégeant dans des organismes publics qui attribuaient d’importants contrats. M. Tonna est un ami personnel de M. Schembri depuis plus de 20 ans et expert-comptable de ses sociétés. Le rapport d’enquête Egrant décrit la relation étroite de Nexia BT et Pilatus Bank (voir plus loin). Un rapport de la Cellule d’analyse du renseignement financier qui a fait l’objet d’une fuite évoque un comportement «suspect» de Nexia BT dans des transactions avec les sociétés de M. Mizzi et de M. Schembri au Panama, y compris d’éventuels documents fabriqués de toutes pièces 
			(46) 
			«Konrad
Mizzi’s Panama company worth €9 200, not €92 – leaked report», Shift News, 22 avril 2018.. M. Tonna et Nexia BT ont néanmoins continué à entretenir des relations étroites avec le gouvernement. Le ministre de la Justice, M. Bonnici, a employé M. Tonna en qualité de «personne de confiance» à plein temps rémunérée 5 000 € par mois, d’août 2014 à août 2016, puis à temps partiel jusqu’en août 2017 
			(47) 
			«Nexia BT chief given
€5 000 monthly as Justice Minister’s “person of trust”», Times of Malta, 6 décembre 2018.
À partir de mai 2017, M. Tonna a fait l’objet d’une enquête préliminaire
à propos des pots-de-vin touchés sur les passeports (voir plus haut).
Lors de l’audition d’avril 2019, M. Bonnici a affirmé que M. Tonna
n’avait plus travaillé pour lui depuis les élections de juin 2017.. Nexia BT s’est vu attribuer au moins 2,4 millions d’euros de marchés publics entre 2013 et 2017, beaucoup plus peut-être, mais Projects Malta, dirigé par M. Mizzi, a refusé de divulguer ces informations. En 2019, Nexia BT s’est vu confier un contrat de conseil pour un nouveau partenariat public-privé dans la gestion des déchets. Nexia BT détient également la concession exclusive de la vente de passeports maltais à des investisseurs du Moyen-Orient, qui générerait un gain de 10 000 € par passeport 
			(48) 
			«Probe
reveals over €2million in direct orders to Panama Papers’ firm in
Malta», Shift News, 22 mars
2019.. En octobre 2017, M. Tonna et son collègue de Nexia BT, M. Cini, ont démissionné de la Chambre maltaise des experts-comptables après l’ouverture d’une procédure disciplinaire contre eux. En avril 2018, le Conseil des experts-comptables, qui délivre les licences aux comptables, a déclaré qu’il ne prendrait pas de mesures disciplinaires contre Nexia BT, M. Tonna ou M. Cini tant que les enquêtes préliminaires ne seraient pas terminées 
			(49) 
			«Accountancy Board
holds back from acting on Nexia BT», Times
of Malta, 23 avril 2018.. Il a maintenu sa position malgré la déclaration du député européen David Casa, qui a demandé leur radiation en juin 2018.
47. L’autre acteur clé des récents scandales survenus à Malte est la Pilatus Bank. La Pilatus Bank a été créée par un Iranien de 33 ans, M. Ali Sadr Hasheminejad, également titulaire d’un «passeport en or» de Saint-Kitts-et-Nevis. M. Hasheminejad a demandé une licence bancaire à l’Autorité maltaise des services financiers en octobre 2013. Malgré le jeune âge et le manque d’expérience de M. Hasheminejad, la licence a été accordée en trois mois. En septembre 2018, l’Autorité bancaire européenne a jugé «très préoccupants l’agrément et les pratiques de surveillance de l’Autorité maltaise des services financiers à l’égard de la Pilatus Bank» et a ordonné que des mesures soient prises pour remédier à cette situation. Même la Cellule d’analyse du renseignement financier a dans un premier temps conclu que la Pilatus Bank avait fait preuve d’un «mépris flagrant, voire délibéré» à l’égard des exigences en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, avant d’adopter une position contraire motivée par des raisons fallacieuses, après la démission de son directeur et la nomination d’un nouveau directeur. De nombreux clients de la Pilatus Bank étaient des «personnalités politiques exposées», une catégorie considérée comme particulièrement exposée à un risque de blanchiment de capitaux. Il s’agissait également d’entreprises dont les bénéficiaires effectifs ultimes étaient les filles du Président de l’Azerbaïdjan et les filles du ministre azerbaïdjanais des Situations d’urgence. La Pilatus Bank était impliquée dans le système de lessiveuse azerbaïdjanaise, comme le précise le récent rapport de M. Mart van de Ven 
			(50) 
			«Lessiveuses:
faire face aux nouveaux défis de la lutte internationale contre
la criminalité organisée, la corruption et le blanchiment de capitaux», Doc. 14847.. M. Schembri et M. Dalli avaient des comptes bancaires à la Pilatus Bank. M. Hasheminejad était lié au pouvoir politique maltais: le Premier ministre Muscat, son épouse et M. Schembri ont tous assisté au mariage de M. Hasheminejad en Italie. En mars 2018, M. Hasheminejad a été arrêté aux États-Unis et accusé d’avoir enfreint les sanctions prises contre l’Iran. Le ministère public américain affirme que la Pilatus Bank a été établie à l’aide des produits du crime. L’Autorité maltaise des services financiers a gelé les avoirs de la banque et suspendu M. Hasheminejad dans sa fonction de président. En novembre 2018, la Banque centrale européenne a retiré sa licence bancaire à la Pilatus Bank.
48. Il ne s’agit là que d’une partie des controverses qui ont agité Malte ces dernières années. J’aurais également pu parler de la vente d’une partie d’Enemalta à une entreprise publique chinoise du secteur de l’énergie, dans laquelle M. Mizzi, Nexia BT, une société des Îles Vierges britanniques et la Pilatus Bank étaient tous impliqués. Ou de l’attribution de marchés publics à une société appartenant à M. Schembri. Ou de l’octroi de «passeports en or», qui donnent à des personnes d’origine douteuse le droit de vivre et de travailler dans l’ensemble de l’Union européenne, selon une procédure opaque et dépourvue de transparence. Ou de la vente par le gouvernement d’une grande parcelle de littoral protégé à «l’American University of Malta», créée par un groupe jordanien du secteur de la construction, des voyages et du tourisme sans expérience antérieure dans l’enseignement supérieur, qui compte encore très peu d’étudiants et a licencié son personnel enseignant après avoir obtenu l’agrément. Ou encore du problème endémique des autorisations d’occupation des sols et de la politique de régularisation des constructions illicites pratiquée par le gouvernement travailliste. Ou de l’utilisation abusive des promotions dans les forces armées. Et la liste est encore longue.
49. Comme le fait remarquer sèchement le GRECO, «il est clair que Malte doit renforcer sa capacité de traiter les allégations de corruption et d’autres infractions impliquant des hauts fonctionnaires. À l’heure actuelle, il semblerait que la plupart (sinon la totalité) des affaires visant [les plus hauts responsables] et d’autres agents publics étroitement liés soient bloqués à un stade précoce de la procédure pénale [...]. Les Maltais ont ainsi l’impression que les hauts fonctionnaires bénéficient d’une impunité totale pour leurs actes». Mais les dysfonctionnements de Malte ne représentent pas seulement un problème national; ils rendent toute l’Europe vulnérable: la nationalité maltaise confère la citoyenneté européenne, un visa maltais est un visa Schengen et une banque maltaise donne accès au système bancaire européen. Si Malte ne peut mettre de l’ordre sur son propre territoire, il incombe aux institutions européennes d’intervenir.

4. L’assassinat de Daphne Caruana Galizia

4.1. Les activités de Mme Caruana Galizia et les craintes pour sa sécurité

50. Mme Caruana Galizia a été à la tête de la couverture médiatique de la plupart des scandales récemment survenus à Malte. Cela l’a rendue célèbre, adulée, crainte, aimée et détestée sur l’île. Elle a été victime de la législation maltaise en matière de diffamation, qui était, il y a peu de temps encore, très largement considérée comme peu propice à l’indépendance de la presse, la diffamation constituant une infraction pénale, tandis que les frais de justice étaient minimes et que les procédures abusives au civil ne faisaient l’objet d’aucune sanction. Au moment de sa mort, Mme Caruana Galizia était poursuivie pour diffamations dans 47 affaires, dont bon nombre sont toujours en cours contre ses héritiers 
			(51) 
			Le Représentant de
l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE)
sur la liberté des médias, Harlem Désir, a déclaré que ces poursuites
continuent de faire peser une pression psychologique et financière
extrême sur la famille et a appelé les plaignants à les abandonner.. Les principaux acteurs impliqués dans ses articles sur la corruption ont tous engagés des actions en justice à son encontre. Le Premier ministre Muscat, par exemple, l’a poursuivie à la suite de l’article indiquant que sa femme était la bénéficiaire effective ultime de la société Egrant, dont le siège est au Panama. MM. Mizzi et Schembri ont tous deux engagés de multiples procédures. Le ministre de l’Économie, Chris Cardona, l’a poursuivie à cause de l’article dans lequel elle précisait qu’il s’était rendu dans un bordel allemand lors d’un voyage officiel 
			(52) 
			Dans le cadre de cette
procédure, un tribunal a ordonné en février 2017 le gel du compte
bancaire de Mme Caruana Galizia. En réponse, un groupe d’organisations
non gouvernementales a émis une alerte sur la Plateforme du Conseil
de l’Europe pour la protection du journalisme et la sécurité des
journalistes. L’affaire a été classée en mai 2018 pour défaut de
comparution répété de la part de M. Cardona, ce qui signifie également
que la preuve de sa géolocalisation établie grâce à son téléphone
portable ne sera pas rendu publique: «Cardona brothel case is cancelled,
ministry says texts were sent from Malta not Germany», Times of Malta, 31 mai 2018.. Le promoteur immobilier Silvio Debono a 19 affaires en cours, qui concernent toutes un seul et même article. En outre, Henley and Partners, la société chargée de la gestion du régime des passeports en or, a menacé de la poursuivre à Londres et aurait été encouragée en ce sens par le Premier ministre Muscat, M. Schembri et M. Mizzi 
			(53) 
			«Henley and Partners
says it only sues Maltese journalists if government gives its “OK”», The Shift, 7 mai 2018.. Ironie du sort, la Pilatus Bank a poursuivi Mme Caruana Galizia pour diffamation aux États-Unis.
51. Au-delà de cette multitude de procédures judiciaires, Mme Caruana Galizia a aussi fait l’objet de campagnes et déclarations publiques injurieuses de la part des personnes visées par ses investigations ou de leur entourage. Le service de presse du gouvernement a publié des déclarations contenant des attaques personnelles mettant en cause le caractère et le professionnalisme de Mme Caruana Galizia 
			(54) 
			Voir par
exemple «Straight from the mouth of fascism: the Economy Minister’s
statement yesterday evening», Running
Commentary, 9 février 2017.. Glenn Bedingfield, député et conseiller en médias au sein du Cabinet du Premier ministre Muscat, a encouragé les gens à prendre des photos de Mme Caruana Galizia vaquant à ses affaires quotidiennes et a publié des centaines de ces photos sur son blog. En 2013, elle a été poursuivie dans les rues d’une ville maltaise par une foule menée par un maire du Parti travailliste et a été forcée de se réfugier dans un couvent. Encore plus effrayant, elle a été victime de violentes représailles à au moins deux reprises: en 1995, sa porte d’entrée a été incendiée et son chien a été égorgé; en 2006, on a mis le feu à des pneus empilés à la porte arrière de sa maison 
			(55) 
			«Daphne Caruana Galizia:
“Malta has made me a scapegoat”», The
Guardian, 17 avril 2018. Cet article est basé sur un
entretien que Mme Caruana Galizia a donné au Conseil de l’Europe
peu avant sa mort..
52. Immédiatement après le décès de Mme Caruana Galizia, il a été indiqué qu’elle avait porté plainte à la police quinze jours plus tôt parce qu’elle recevait des menaces 
			(56) 
			«Daphne Caruana Galizia
killed in Bidnija car blast», Times of
Malta, 16 octobre 2017.. La police a affirmé qu’aucun signalement de menaces à son encontre n’avait été fait au poste de police de Mosta dans les deux semaines précédentes 
			(57) 
			«Police deny receiving
reports of threats against Caruana Galizia», Times
of Malta, 17 octobre 2017.. Peu après, les autorités ont confirmé que son domicile ne faisait pas l’objet d’une surveillance permanente avant sa mort 
			(58) 
			«No fixed point police
security at Caruana Galizia home since 2010», Malta
Today, 18 octobre 2017., bien qu’un officier de police aurait affirmé, sous couvert d’anonymat, que la police mettait des agents en faction à son domicile ou effectuait des rondes à proximité 
			(59) 
			«Caruana
Galizia security “relaxed” after 2013 election», Times of Malta, 21 octobre 2017.. Le chef de la police Lawrence Cutajar a déclaré aux membres de la délégation ad hoc du Parlement européen à Malte que la mise en place d’un dispositif de protection contre sa volonté aurait été jugée intrusive 
			(60) 
			«Mission
Report following the ad hoc Delegation to Malta (30 November-1 December
2017», CR\1143312EN, Parlement européen, 11 janvier 2018 («Rapport
de mission du PE»)., ce qui laisse penser qu’il n’y avait pas de mesures de protection.

4.2. Les exigences nées de l’obligation de protéger le droit à la vie

53. Malte est partie à la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»). Or l’article 2 de la Convention protège le droit à la vie et impose aux États une obligation «négative» de ne pas priver des individus de leur droit à la vie en violation des dispositions dudit article, ainsi que des obligations positives et procédurales.
54. L’obligation positive découlant de l’article 2 est double. Premièrement, l’État doit «mettre en place un cadre législatif et administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre en péril le droit à la vie» 
			(61) 
			Kolyadenko et autres c. Russie,
Requête no 17423/05 et autres, arrêt
du 28 février 2012.. Le deuxième aspect de cette obligation est constitué lorsque les autorités «savaient ou auraient dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels d’un tiers». Dans de telles circonstances, les autorités sont tenues de «[prendre], dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui, d’un point de vue raisonnable, [pourraient] sans doute palli[er] ce risque» 
			(62) 
			Osman c. Royaume-Uni, Requête no 23452/94,
arrêt du 28 octobre 1998..
55. L’obligation procédurale impose d’enquêter sur toute mort suspecte qui pourrait être survenue en infraction aux obligations substantielles (positives et négatives). Les impératifs de base de l’obligation procédurale sont que l’enquête soit indépendante et rapide, qu’elle soit en mesure d’établir les faits et accessible au public et aux proches de la victime 
			(63) 
			Edwards
c. Royaume-Uni, Requête no 46477/99,
arrêt du 14 mars 2002..

4.3. L’enquête, les chefs d’accusation et la procédure judiciaire

56. La magistrate initialement chargée de l’enquête sur le meurtre de Mme Caruana Galizia s’étant récusée (voir ci-dessous), l’enquête a été reprise par le magistrat Anthony Vella. Dans les jours qui ont suivi, des experts d’Europol, des Pays-Bas, du Royaume-Uni et des États-Unis sont arrivés à Malte pour assister la police locale. L’enquête a établi ce qui suit: quelques minutes avant l’explosion, un appel a été passé, depuis un endroit proche du domicile de Mme Caruana Galizia à partir d’un téléphone mobile associé à Alfred Degiorgio, au frère de celui-ci, George. Toujours avant l’explosion, George Degiorgio a utilisé son propre téléphone pour créditer le compte d’un autre téléphone. La bombe a été déclenchée par un SMS envoyé d’un lieu situé en mer par cet autre téléphone à la carte SIM intégrée au détonateur de la bombe. Ce SMS a été envoyé du même endroit que l’appel passé par George Degiorgio pour créditer l’autre téléphone. George Degiorgio possède un bateau qui a été vu quittant le port de La Valette le matin du meurtre et qui est rentré plus tard dans l’après-midi. L’ADN d’Alfred Degiorgio a été relevé sur un mégot de cigarette trouvé sur une crête offrant une vue plongeante sur le domicile de Mme Caruana Galizia 
			(64) 
			«The silencing of Daphne»,
Reuters, 17 avril 2018..
57. Dix personnes ont été arrêtés le 4 décembre 2017. Le jour suivant, trois d’entre eux ont été inculpés: les frères Alfred et George Degiorgio, ainsi que Vince Muscat – tous trois possédant un lourd casier judiciaire. (les sept autres ont été remis en liberté sous caution sans être inculpés.) Tous trois ont comparu le même jour et ont plaidé non coupables. En droit maltais, lorsqu’un magistrat ne peut établir les motifs permettant au procureur général de dresser un acte d’accusation dans un délai de 30 jours à compter de l’inculpation des suspects, le non-lieu doit être prononcé sans condition à leur égard. La procédure concernée, dite de réunion des preuves, était censée débuter le 14 décembre. La première magistrate saisie de l’affaire, Donatella Frendo Dimech, s’est récusée elle-même à la suite d’une requête de la défense qui se fondait sur le fait qu’elle avait été à l’école avec l’une des sœurs de Mme Caruana Galizia. Le 18 décembre, une deuxième magistrate, Charmaine Galea, s’est également récusée au motif que Mme Caruana Galizia mentionnait son nom dans des articles de son blog. Une troisième magistrate, Claire Stafrace Zammit, a rejeté une nouvelle demande de récusation. Le 21 décembre, elle a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour que le procureur général dresse un acte d’accusation. Depuis, la procédure a avancé extrêmement lentement, avec des auditions d’une durée de quelques heures organisées en moyenne peut être une fois par mois. La défense a successivement contesté la recevabilité d’un certain nombre d’éléments de preuve, y compris sur le plan constitutionnel. La dernière audience de la procédure de réunion des preuves s’est tenue le 12 avril 2019 et s’est soldée par un ajournement. Dix-sept mois sont maintenant passés depuis l’inculpation des suspects. Le procureur général n’a toujours pas établi d’acte d’accusation. Si les suspects ne sont pas mis en accusation d’ici au mois d’août 2019, ils devront être libérés sous caution.
58. Les frères Degiorgio ont également été inculpés de blanchiment de capitaux sur la base d’éléments de preuve établis lors de l’enquête sur ce meurtre. Le 15 avril 2019, ils ont été libérés sous caution pour ces chefs d’accusation, même si les risques de fuite, de récidive ou de subornation de témoins doivent certainement être les mêmes dans les deux cas. Techniquement, ils sont désormais en liberté sous caution pour les accusations de blanchiment de capitaux; en cas d’expiration du délai de détention provisoire dans l’affaire de meurtre, ils seront libérés.

4.4. Inquiétudes relatives à l’enquête et au risque d’influence politique

59. Immédiatement après le décès de Mme Caruana Galizia, la responsabilité des premières étapes, cruciales, de l’enquête a été confiée à la magistrate de permanence, Mme Consuelo Scerri Herrera. Or, Mme Caruana Galizia avait publié une série d’articles très critiques sur Mme Scerri Herrera depuis au moins 2010. Encore tout récemment, en janvier 2017, elle avait titré «Scerri Herrera a été jugée inapte à être juge. Il en découle qu’elle est inapte à être magistrate». Apprenant qu’elle était chargée de l’affaire, la famille Caruana Galizia a déposé une requête auprès du tribunal pour que Mme Scerri Herrera se récuse. Le lendemain, elle a été remplacée par le magistrat Anthony Vella. M. Vella semblait mener énergiquement l’enquête. Il aurait même demandé des copies des relevés du téléphone portable du Premier ministre Muscat. En juin 2018, le Premier ministre a promu M. Vella juge. Le Premier ministre a déclaré que M. Vella avait été promu parce qu’il était «le suivant sur la liste». Le président de la Cour suprême m’a indiqué qu’il avait conseillé à M. Vella d’accepter, car l’occasion ne se représenterait peut-être plus pour lui. Rétrospectivement, aucune de ces affirmations n’est vraie: il y a eu une autre série de promotions en avril 2019, au cours de laquelle un magistrat a été promu avant plusieurs autres magistrats plus anciens que lui.
60. Des inquiétudes ont été exprimées au sujet de la police. La famille Caruana Galizia a demandé que le chef adjoint de la police, M. Silvio Valletta, soit dessaisi de l’enquête au motif qu’il était en situation de conflit d’intérêts, puisque sa femme était ministre du gouvernement en place. Le chef adjoint de la police a nié l’existence d’un tel conflit, en soulignant que ses activités professionnelles étaient indépendantes de celles de son épouse. Néanmoins, le 12 juin 2018, un juge maltais a décidé que M. Valletta ne devait pas participer à l’enquête en raison de ce possible conflit d’intérêts, et que son engagement devait lui-même faire l’objet d’une enquête par son remplaçant; M. Valletta s’est alors retiré de l’enquête 
			(65) 
			«Silvio Valletta pulls
out of Caruana Galizia murder case after court ruling”, Malta Today, 13 juin 2018.. Un autre motif de préoccupation est la possibilité que les autorités aient pu avoir connaissance du complot à l’avance. Lors de l’interrogatoire de George Degiorgio, l’un des suspects, la police a passé un enregistrement de l’appel que celui-ci avait fait pour créditer le téléphone utilisé pour déclencher la bombe 
			(66) 
			« Phones
of man accused of Daphne Caruana Galizia murder tapped for weeks
before assassination », The Shift, 18 avril 2018.. Les services de sécurité ont également révélé qu’ils surveillaient le bateau de George Degiorgio avant le meurtre 
			(67) 
			«The silencing of Daphne»,
Reuters, 17 avril 2018.. Ces éléments soulèvent des questions sur ce dont la police et les services de sécurité maltais pouvaient avoir eu connaissance avant le meurtre. Les services de sécurité «démentent catégoriquement» avoir eu la moindre connaissance du complot meurtrier à l’avance. À la mi-juin 2018, le dossier de surveillance du téléphone de George Degiorgio n’avait toujours pas été communiqué au magistrat chargé de l’enquête 
			(68) 
			«Caruana Galizia murder
suspect’s surveillance records have yet to reach inquiring magistrate,
MEPs say», Times of Malta,
12 juin 2018.. Il a également été avancé que le sergent de police Aldo Cassar, de l’unité de renseignement criminel, aurait informé les trois suspects avant leur arrestation. Peu après leur arrestation, M. Cassar a été muté dans une autre unité de police. La police a démenti que M. Cassar ait eu connaissance des arrestations imminentes ou que sa mutation ait été motivée par une quelconque divulgation d’informations 
			(69) 
			«Security
service “categorically denies” prior knowledge of Caruana Galizia
murder plot», Times of Malta,
30 avril 2018.. Le 26 avril 2018, Rob Wainwright, directeur général d’Europol, a écrit à la députée européenne Ana Gomes, présidente de la délégation ad hoc du Parlement européen, pour lui expliquer le rôle d’Europol dans l’enquête sur l’affaire Caruana Galizia à Malte. Dans cette lettre, il a fait le commentaire suivant, qui a suscité de nombreuses inquiétudes: «Nous continuerons à travailler en étroite coopération avec les autorités maltaises, mais cette coopération n’est pas optimale et nous nous efforçons activement d’y remédier». Le chef de la police, M. Cutajar, a tenté de me convaincre que M. Wainwright ne parlait pas de la coopération en faveur de l’enquête sur le meurtre, mais d’une opération de contrôle des frontières. Il ne m’a pas convaincu et M. Wainwright m’a depuis confirmé que sa lettre à Mme Gomes faisait référence à un manque de coopération dans l’affaire Caruana Galizia, et non à l’égard du contrôle des frontières.
61. Les autorités n’ont pas associé la famille Caruana Galizia à l’enquête. L’évolution de l’enquête a souvent été rendue publique, par le Premier ministre ou le ministre de l’Intérieur plutôt que par le chef de la police, sans que la police n’en ait d’abord informé la famille. Le 27 novembre 2017, le ministre de l’Intérieur Michael Farrugia a déclaré devant le parlement que le magistrat instructeur avait eu accès à certains effets personnels de Mme Caruana Galizia. L’époux de cette dernière, Peter, s’est plaint auprès de M. Farrugia que cette déclaration risquait de compromettre l’enquête et constituait une violation des obligations qui lui incombent dans l’exercice de ses fonctions publiques. La police n’a pas non plus donné suites aux demandes d’informations et de protection répétées de la famille 
			(70) 
			Voir
«l’avis urgent» des avocats de la famille Caruana Galizia, op. cit..
62. Des propos tenus par des proches du Premier ministre suscitent des inquiétudes au sujet de l’enquête. Le chargé de communication du Premier ministre, Josef Caruana, a publié une déclaration sur Facebook insinuant que la propre famille de Mme Caruana Galizia serait impliquée dans son meurtre 
			(71) 
			«Prime Minister’s Communications
Aide Stirs Rumour Of Caruana Galizia Family’s Involvement In Assassination», Lovin Malta, 13 avril 2018., même s’il est par la suite excusé auprès de «tous ceux qu’il aurait pu blesser» (sans pour autant retirer sa déclaration précédente) 
			(72) 
			«Prime Minister’s Communications
Aide Apologises For Linking Caruana Galizia Family To Murder», Lovin Malta, 13 avril 2018.. Quelques jours plus tard, un autre chargé de communication du Premier ministre, le député travailliste Glenn Bedingfield 
			(73) 
			M. Bedingfield avait
précédemment encouragé les gens à photographier Mme Caruana
Galizia en public; voir paragraphe 51., a posté sur son blog un appel au Civil Society Network, qui avait fait campagne pour que justice soit faite dans l’affaire Caruana Galizia, afin qu’il appelle la famille de cette dernière à remettre son ordinateur portable, ce que la famille avait refusé de faire par manque de confiance dans les autorités et par crainte de dévoiler ses sources journalistiques. En quelques heures, des banderoles de confection professionnelle sur lesquelles on pouvait lire «Pourquoi cacher l’ordinateur portable de Daphne?» ont fleuri dans tout le pays 
			(74) 
			«Banners Demanding
Daphne’s Laptop Pop Up Around Malta Moments After Call From Prime
Minister’s Office», Lovin Malta,
17 avril 2018..
63. Peu après, la famille Caruana Galizia a remis deux ordinateurs portables de Daphné, ainsi que trois lecteurs de disques, à la police allemande. Dans le cadre des contacts officiels existants, le procureur allemand a informé le juge enquêteur d’Egrant, Aaron Bugeja, que l’ordinateur portable était en sa possession et que M. Bugeja pouvait demander des copies des données 
			(75) 
			«Caruana Galizia’s
laptops handed to German police», Times
of Malta, 23 mai 2018.. Le procureur a également déclaré que d’autres autorités maltaises pouvaient demander des copies de données à d’autres fins 
			(76) 
			«Laptops of slain Maltese
reporter handed to German police», Deutsche
Welle, 24 mai 2018.. En juillet, il est apparu que le magistrat chargé de l’enquête sur l’assassinat, Anthony Vella, s’était rendu en Allemagne où il avait consulté les Panama Papers (que la police allemande avait obtenus d’autres sources) mais pas, apparemment, les données des ordinateurs portables ou des lecteurs de disques 
			(77) 
			«Caruana
Galizia laptops: Magistrate Vella travelled to Germany with lead
investigator», Malta Independent,
15 juillet 2018.. En septembre 2018, les autorités allemandes ont confirmé que les autorités maltaises n’avaient toujours pas officiellement demandé ces données 
			(78) 
			«German Police: Still
No Request From Malta For Daphne Caruana Galizia’s Laptops», Lovin Malta, 2 septembre 2018.. Le fait que les autorités maltaises n’aient pas demandé en quatre mois l’accès à ce qui pourrait être des preuves cruciales permettant d’identifier les commanditaires du meurtre est inexcusable, d’autant plus qu’en octobre 2017, l’inspecteur de police Arnaud, qui dirige l’enquête, avait officiellement demandé au magistrat Vella d’utiliser son autorité pour sécuriser le portable 
			(79) 
			«Just seven days after
Daphne Caruana Galizia’s murder police asked magistrate to take
possession of her laptop», Malta Today,
18 avril 2018. et qu’en mai 2018, le ministre maltais des Affaires intérieures Michael Farrugia avait annoncé que la police maltaise recevrait les données de ces portables 
			(80) 
			«Minister says police
will request Germans to pass on Carauna Galizia laptops», Malta Today, 25 mai 2018..
64. Des témoins ont rapporté avoir vu M. Cardona, le ministre de l’Économie, dans le même bar qu’Alfred Degiorgio, l’un des trois suspects arrêtés, et, à une occasion, discuter avec lui pendant assez longtemps et sortir du bar en sa compagnie; c’était en novembre 2017, peu après le meurtre de Mme Caruana Galizia 
			(81) 
			«Chris Cardona’s presence
at bar “frequented by murder suspect” flagged to magistrate», Times of Malta, 17 avril 2018.. Un autre témoin affirme avoir vu M. Cardona parler avec les suspects avant le meurtre 
			(82) 
			«Witness
saw Chris Cardona chatting with Caruana Galizia murder suspect in
Siggiewi bar», Malta Today,
17 avril 2018.. M. Cardona a répondu qu’il ne se souvenait pas avoir jamais adressé la parole à aucun de ces individus et n’avoir certainement jamais eu le moindre rendez-vous avec eux, affirmant que tout le reste n’était que rumeur et spéculation sans fondement 
			(83) 
			«Chris Cardona: “Highly
Defamatory” Allegations Of The Daphne Project “Have No Foundation
Of Truth”», Lovin Malta, 17
avril 2018.. M. Cardona a fait une déposition volontaire, dont les déclarations ne pouvaient être retenues contre lui, auprès de la police, mais n’a pas fait l’objet d’une enquête plus approfondie. Il a refusé de me rencontrer ou de répondre à mes questions écrites. Il a été rapporté que M. Cardona a assisté à un enterrement de vie de garçon en présence d’Alfred Degiorgio, l’un des trois suspects, quelques mois avant l’assassinat; en outre, un armateur, à qui Mme Caruana Galizia avait parlé en octobre 2016 de ses liens présumés avec le trafic de carburant, avait ensuite contacté M. Cardona et M. Degiorgio 
			(84) 
			«Daphne Project: Cardona
denies “false smears” linking him to alleged Caruana Galizia killer», Times of Malta, 8 octobre 2018..
65. En novembre 2018, le ministre de l’Intérieur a semblé confirmer des rapports détaillés selon lesquels la police avait identifié deux commanditaires présumés du meurtre. Il a ajouté qu’il espérait leur arrestation prochaine. Cette annonce faisait suite à une déclaration du chef de la Police, qui estimait que l’enquête était parvenue à un «stade délicat». Le ministère de l’Intérieur a par la suite été contraint de corriger sa déclaration. Aucun commanditaire n’a été arrêté. Aucune explication n’a été donnée sur les raisons de ces affirmations erronées. En février 2019, une «source étrangère proche de l’enquête» aurait déclaré que les enquêteurs étrangers «croient qu’il y a une base pour procéder à l’arrestation et à l’interrogatoire de certains individus et nous travaillons avec la police maltaise pour comprendre ce qui les retient» 
			(85) 
			«3 to 5 other potential
suspects in Caruana Galizia murder probe but…», Times of Malta, 17 février 2019..
66. Compte tenu de toutes ces préoccupations, j’ai été surpris par l’attitude du procureur général, qui a le pouvoir de poser des questions au juge d’instruction. M. Grech a dit à la commission qu’il ne l’avait pas fait parce que les avocats de la famille n’avaient pas répondu quand il leur avait demandé s’il devait le faire. Cela ne m’a pas semblé être l’attitude de quelqu’un qui a pris ses responsabilités en tant qu’acteur central du système de justice pénale, ni la mesure de la gravité de la situation entourant l’assassinat de Mme Caruana Galizia, suffisamment au sérieux.
67. Même après la mort de Mme Caruana Galizia, le gouvernement continue apparemment de faire montre d’hostilité à son égard. Les gens indignés par son assassinat, déterminés à garder sa mémoire vivante et à faire campagne pour que les commanditaires soient traduits en justice, ont commencé à déposer des fleurs, des bougies et des messages en installant un mémorial informel sur le site symbolique du «monument du grand siège», en face de la cour de justice. M. Bonnici, en sa qualité de ministre de la Culture, a ordonné que ce mémorial soit nettoyé tous les soirs et a fermé le site pendant trois mois pour restauration (alors qu’il avait fallu 11 jours pour la restauration de l’Arc de Triomphe à Paris lorsqu’il avait été fortement vandalisé à l’occasion des manifestations des gilets jaunes). Cela donne l’impression que le gouvernement souhaiterait effacer Mme Caruana Galizia de la mémoire publique.

4.5. La nécessité d’une enquête publique indépendante

68. Les avocats mandatés par la famille Caruana Galizia – deux d’entre eux ont participé à l’audition de la commission en octobre 2018 – ont demandé à plusieurs reprises aux autorités maltaises d’ouvrir une enquête publique indépendante sur le meurtre et ses circonstances. Comme nous l’avons indiqué plus haut, Malte est soumise à une série d’obligations relatives au droit à la vie, consacré par l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’agit notamment de l’obligation de mener une enquête indépendante et effective sur les décès suspects. L’enquête doit être hiérarchiquement, institutionnellement et concrètement indépendante de toute personne susceptible d’avoir un intérêt à l’égard de ses résultats. Pour être effective, l’enquête doit être rapide, soumise à l’examen attentif des citoyens, accessible aux proches de la victime, capable d’obtenir tous les éléments de preuve pertinents et de prendre les mesures qui s’imposent. Les avocats de la famille soutiennent que ces conditions ne sont pas remplies pour l’enquête sur les circonstances plus larges du décès, y compris l’identification des commanditaires. Ils font valoir qu’une enquête devrait également examiner si les défaillances que présente à Malte la protection de la liberté d’expression et de la liberté des médias au titre de l’article 10 de la Convention (liberté d’expression), notamment la violence dont les personnalités politiques font preuve à l’égard des journalistes, ont créé une culture de l’impunité qui a encouragé ses meurtriers. Le procureur général a constamment rejeté les demandes de la famille, principalement au motif qu’une enquête indépendante parallèle n’est pas nécessaire et compliquerait le travail de la police et du magistrat chargé de l’enquête.
69. Si les enquêtes sur les circonstances au sens large avaient donné des résultats, j’aurais pu être plus favorable à la position du procureur général, même si elle n’aborde pas la nécessité d’examiner les questions relatives à la liberté d’expression et des médias. Mais ces enquêtes progressent au contraire à un rythme proche de la congélation. Si les trois suspects ne sont pas rapidement inculpés, ils devront être libérés, sans jamais avoir témoigné devant le tribunal. Aucun commanditaire de l’assassinat n’a été arrêté. Les magistrats sont dépourvus de garanties d’indépendance vis-à-vis du gouvernement, y compris vis-à-vis des personnes qui peuvent avoir un intérêt dans les résultats de l’enquête. Les enquêtes judiciaires menées par un magistrat semblent mal adaptées aux investigations complexes, car la disponibilité de ce magistrat, qui continue en même temps à exercer d’autres taches judiciaires, est limitée. L’enquête judiciaire menée sur l’assassinat de Mme Caruana Galizia a encore été retardée par un changement inutile de magistrat. Les enquêtes judiciaires dépendent également de l’assistance de la police. Le chef de la Police est nommé et peut être révoqué par le Premier ministre. L’enquête policière a été retardée par le refus des autorités de dessaisir un agent en situation de conflit d’intérêts. La police n’a pas cherché à obtenir les informations présentes sur l’ordinateur portable de Mme Caruana Galizia lorsque cette possibilité lui a été offerte. La police n’a toujours pas enquêté sur des personnes telles que M. Mizzi et M. Schembri, qui ont fréquemment fait l’objet des articles de Mme Caruana Galizia. Je comprends parfaitement pourquoi la famille Caruana Galizia n’a aucune confiance dans la capacité des autorités maltaises à enquêter efficacement sur ce meurtre. Je conviens qu’une enquête indépendante s’impose à l’heure actuelle.
70. Le Premier ministre Muscat m’a promis que toutes les preuves seraient conservées indéfiniment. Ces éléments doivent inclure les preuves recueillies grâce à l’interception par les services secrets maltais des appels téléphoniques mobiles de George Degiorgio. Il est essentiel que cela soit fait et que tous les éléments de preuve soient mis à la disposition d’une future enquête indépendante.

5. Conclusions et recommandations

71. Comme le titre du présent rapport et la proposition initiale l’indiquent, l’affaire Caruana Galizia est d’une importance considérable, non seulement en elle-même, mais aussi pour ce qu’elle implique potentiellement pour l’État de droit à Malte. Je rappellerai ici la contribution des fils de Mme Caruana Galizia, Matthew, Andrew et Paul, au 18e Rapport général d’activités du GRECO (2017):
«Dans les pays qui n’ont pas la volonté ni les capacités de poursuivre les personnalités corrompues qu’ils dénoncent, les journalistes deviennent généralement eux-mêmes des cibles. L’État mobilise toute son énergie non pas pour lutter contre la corruption mais contre les journalistes et les lanceurs d’alertes qui la mettent au grand jour. Dans certains pays, lorsqu’ont éclaté les premières révélations (…) les journalistes traitant des Panama Papers ont été la cible de poursuites vexatoires, de menaces financières, d’enquêtes fiscales ciblées et de harcèlement physique. (…) Certains d’entre eux risquent d’y laisser leur vie: depuis 1992, les deux tiers des journalistes assassinés couvraient la politique et la corruption. Ce chiffre démontre que des journalistes sont assassinés lorsque les institutions n’enquêtent pas sur la corruption, ne la poursuivent pas et, surtout, ne l’empêchent pas. L’assassinat de journalistes trahit la défaillance des institutions et des niveaux de corruption extrêmes.»
72. Cette affirmation est largement confirmée par les faits, des faits établis et non contestés, pas de simples spéculations ou allégations. L’avis de la Commission de Venise et le rapport du GRECO concluent avec autorité que les institutions gouvernementales, le système de justice pénale et les services répressifs de Malte ne respectent pas les normes européennes en matière d’État de droit. Cette situation a permis aux allégations de corruption endémique de suppurer. Il existe des preuves convaincantes que M. Schembri et M. Mizzi, en particulier, sont impliqués dans plusieurs cas graves d’abus de pouvoir, de corruption et de blanchiment de capitaux. Ils ont refusé d’assumer leur responsabilité politique en démissionnant. Ils continuent de bénéficier de la protection du Premier ministre Muscat. Les allégations à l’encontre du Premier ministre Muscat lui-même ont été rejetées dans le cadre d’une procédure qui ne présente aucune garantie d’indépendance et dans des circonstances qui font naître des soupçons d’influence politique. Il ne m’appartient pas de dire si ces personnes sont des criminels ou non. Je note simplement l’existence de preuves claires et de soupçons fondés, qui n’ont pas fait l’objet d’une enquête adéquate. Il incombe en premier lieu aux autorités maltaises d’enquêter sur ces soupçons, de recueillir et d’examiner les preuves, ce qu’elles ne font manifestement pas. Les personnes qui sont au cœur du gouvernement maltais et d’autres, comme M. Tonna, qui leur sont étroitement associées, jouissent d’une parfaite impunité. Dans le même temps, les autorités maltaises ne sont pas en mesure d’engager des poursuites en temps utile, même contre les tueurs à gages supposés qui ont assassiné Mme Caruana Galizia, et encore moins contre les commanditaires de cet assassinat, quels qu’ils soient.
73. Les autorités maltaises doivent mettre en œuvre d’urgence toutes les recommandations de la Commission de Venise et du GRECO, ainsi que celles que formulera MONEYVAL. Ces recommandations forment un ensemble cohérent et leur mise en œuvre doit s’inscrire dans un processus global de réforme. Le fait de n’en sélectionner qu’une partie n’atteindra pas les résultats escomptés. Le processus de réforme lui-même doit être ouvert et inclusif. Les autorités maltaises doivent également veiller à accélérer les enquêtes policières et judiciaires menées sur les affaires de corruption et de blanchiment de capitaux qui concernent des personnalités publiques de premier plan, ainsi que sur les circonstances plus générales de l’assassinat de Mme Caruana Galizia. Il importe qu’elles mettent sur pied une enquête publique indépendante sur ce meurtre et les questions connexes. Il convient que l’Assemblée suive de près la situation à Malte jusqu’à ce qu’elle parvienne à une conclusion satisfaisante sur tous les points susmentionnés.

Annexe – Avis divergent 
			(86) 
			En application de l'article
50.4 du Règlement de l'Assemblée: «En outre, le rapport d'une commission
comporte un exposé des motifs établi par le rapporteur. La commission
en prend acte. Les avis divergents qui se sont manifestés au sein
de la commission y sont inclus à la demande de leurs auteurs, de
préférence dans le corps même de l'exposé des motifs, sinon en annexe
ou dans une note de bas de page». de M. Emmanuel Mallia (Malta, SOC), membre de la commission des questions juridiques et des droits de l’homme

(open)
1. Faisant suite au courrier que j’ai adressé le 27 mai 2019 au rapporteur et qui a été distribué à la commission des questions juridiques et des droits de l’homme, et dans le prolongement des déclarations que j’ai faites lors de la réunion de la commission le 29 mai, je souhaiterais indiquer les motifs sur lesquels repose mon avis divergent présenté ci-dessous.

Enquête publique

1. Les conclusions que tire le rapport ne sont pas fondées sur une compréhension complète de l’avancement et de la conduite des investigations criminelles en cours. Aucun question n’a été posée (ni soumise pour être posée) au magistrat instructeur, en dépit des appels du pied lancés en ce sens par le Procureur général. Le fait que le rapporteur se fie largement aux allégations émanant de sources non identifiées rapportées dans la presse est particulièrement préoccupant.
2. Le rapporteur ne dit pas s’il considère qu’il conviendrait désormais de privilégier une enquête visant à identifier le ou les commanditaires de ce meurtre, qui se substituerait à une enquête pénale proprement dite destinée à identifier et punir ses auteurs, ni dans quelle mesure une telle approche serait conforme aux obligations qui incombent à Malte au titre de l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme. Je tiens moi aussi à ce que les «cerveaux» de cette affaire soient traduits en justice comme il se doit, mais cette justice doit être celle rendue par les juridictions pénales maltaises. L’efficacité de ces procédures pénales ne doit pas être compromise par une action parallèle.
3. Le rapporteur semble ignorer que c’est en premier lieu aux tribunaux maltais qu’il revient de se prononcer sur le respect de l’article 2.

Processus suivi

1. Le processus suivi lors de la préparation du rapport soulève de graves questions. Le Gouvernement maltais n’a pas eu le temps d’en revoir le contenu ni de le commenter. J’ai relevé et porté à l’attention du rapporteur de nombreuses inexactitudes, ainsi que des conclusions défavorables qui n’ont pas été transmises aux personnes concernées pour observations. Le principe élémentaire d’équité a été bafoué. Sachant qu’en outre le rapporteur a eu des contacts étroits avec certaines personnalités politiques de l’opposition maltaise, il y a de quoi s’interroger sur sa perte d’objectivité.

Portée du rapport

1. La projet de résolution et l’exposé des motifs vont, dans leur portée, au-delà du mandat qui avait été donné au rapporteur. Ils prétendent tirer de vastes conclusions concernant les structures constitutionnelles maltaises, conclusions qui sont dissociées du contexte des investigations relatives au meurtre de Mme Caruana Galizia. Ainsi, dans ses paragraphes 3 et 4, la résolution se permet de tirer des conclusions sur huit affaires et enquêtes différentes, et sur trois individus sans lien les uns avec les autres. Elle encourage Malte à s’abstenir de procéder à de nouvelles nominations judiciaires en attendant la mise en œuvre des réformes (paragraphe 5.3). Or la question de savoir quand et comment mener à bien ces changements – y compris le choix, au besoin, d’éventuelles mesures de transition – exige un examen approfondi de la situation, dans le cadre d’un processus ouvert à tous prévoyant la consultation de toutes les parties intéressées.