1. Introduction
1. Daphne Caruana Galizia, la
journaliste d’investigation la plus connue et la plus lue de Malte,
qui s’était spécialisée dans les faits de corruption des responsables
politiques et publics maltais, a été assassinée dans un attentat
à la voiture piégée, près de son domicile, le 16 octobre 2017.
2. La réaction de la communauté internationale a été immédiate.
Au Conseil de l’Europe, Stella Kyriakides, alors présidente de l’Assemblée
parlementaire, a condamné ce meurtre dans les termes les plus sévères
et a appelé les autorités maltaises à mener une enquête approfondie
sur cette affaire. Le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe
a aussi souligné la nécessité d’une enquête minutieuse pour retrouver
les responsables de sa mort, mentionnant dans son intervention ses
enquêtes et ses articles sur des affaires de corruption présumée.
De même, le Commissaire aux droits de l’homme de l’époque, Nils
Muižnieks, a appelé les autorités maltaises à diligenter une enquête
rigoureuse sur ce meurtre. De son côté, la Fédération européenne
des journalistes a publié une alerte sur la Plateforme du Conseil
de l’Europe pour la protection du journalisme et la sécurité des
journalistes.
3. Le 19 janvier 2018, les organisations partenaires de la Plateforme
ont publié une déclaration dans laquelle elles indiquaient que «plus
de trois mois après le meurtre brutal de la journaliste, aucun élément
public ne permet de penser que les autorités ont identifié ceux
qui ont commandité, planifié ou orchestré son meurtre (…). Vu le
profil de ce meurtre et les problèmes de corruption que Daphne Caruana
Galizia cherchait à révéler, nous pensons que l’enquête sur son
assassinat doit être suivie de près par la communauté internationale. Nous
nous joignons à la famille de Daphne Caruana Galizia pour appeler
l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe à nommer un rapporteur
spécial sur l’enquête criminelle en cours et analyser le contexte et
les circonstances qui ont mené à cet assassinat».
4. Le 23 janvier 2018, j’ai déposé une proposition de résolution
signée par une bonne centaine de membres de l’Assemblée de toute
l’Europe. Cette proposition indiquait que trois Maltais ont été
accusés du meurtre mais que ses instigateurs courent toujours. De
plus, les autorités maltaises paraissent peu désireuses de mener
une enquête publique pour déterminer si cet assassinat aurait pu
être évité. En conséquence, il est nécessaire de suivre les enquêtes
en cours, en coopération avec les autorités maltaises, pour s’assurer qu’elles
prennent en compte tous les aspects de l’affaire, y compris le contexte
général, à l’abri de toute ingérence politique, de manière à ce
que l’Assemblée puisse faire la lumière sur les tenants et les aboutissants de
ce crime. La commission des questions juridiques et des droits de
l'homme ayant été saisie pour rapport de cette proposition, cette
dernière définit la portée de mon rapport.
5. Au cours de l’élaboration du présent rapport, je me suis rendu
à Malte du 22 au 24 octobre 2018: j’y ai rencontré le Premier ministre,
M. Joseph Muscat, et le ministre de la Justice, M. Owen Bonnici
; le président de la Cour
suprême, l’honorable Joseph Azzopardi; le procureur général, M. Peter
Grech; le chef de la Police, M. Lawrence Cutajar; le médiateur,
M. Anthony Mifsud; le directeur, M. Kenneth Farrugia, et d’autres représentants
de la Cellule d’analyse du renseignement financier (CARF); le président,
M. John Mamo, et d’autres représentants de l’Autorité maltaise des
services financiers (MFSA); les membres de la Commission permanente
de lutte contre la corruption; les représentants du Syndicat de
la police maltaise; M. Simon Busuttil, parlementaire, ancien chef
de l’opposition; des experts indépendants dans le domaine de l’État
de droit et de la réforme constitutionnelle; des représentants de
la société civile; des journalistes et des blogueurs; et, enfin,
M. Peter Caruana Galizia, mari de la défunte journaliste. La commission
a par ailleurs procédé à deux auditions: la première, le 8 octobre
2018, de Maître Jonathan Price, avocat britannique, et de l’avocat
chargé par lui d’établir le dossier, Maître Tony Murphy, qui représente
la famille Caruana Galizia, ainsi que de M. Jules Giraudat, journaliste
du Projet Daphne; la deuxième, le 9 avril 2019, de M. Bonnici, de
M. Grech et de M. Martin Kuijer, membre suppléant de la Commission
de Venise. J’aimerais remercier tous les intéressés de leur participation
constructive. Pour mémoire, j’ai également demandé à rencontrer
M. Konrad Mizzi, ancien ministre de l’Énergie et de la Santé et
actuel ministre du Tourisme, M. Keith Schembri, chef de cabinet
du Premier ministre, et M. Chris Cardona, ministre de l’Économie.
Je leur ai demandé s’ils étaient prêts, à défaut, à répondre à mes
questions par écrit, mais cette demande est restée sans réponse.
Je me suis également rendu à Berlin, où j’ai rencontré des représentants
du BKA (la police fédérale) et du ministère de l’intérieur; j’ai aussi
rencontré des représentants d’Europol à La Haye.
6. Mon rapport s’inspire également de l’avis de la Commission
européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise)
sur les dispositions constitutionnelles, la séparation des pouvoirs
et l’indépendance des organes judiciaires et répressifs
, demandé par la commission
le 10 octobre 2018
, ainsi que du Rapport d’évaluation
du Cinquième Cycle sur la Prévention de la corruption et la promotion
de l’intégrité au sein des gouvernements centraux (hautes fonctions
de l’exécutif) et des services répressifs à Malte, établi par le
Groupe d’États contre la corruption (GRECO) du Conseil de l’Europe
.
2. La Constitution maltaise: le système
des contre-pouvoirs
2.1. Les
pouvoirs de l’État
7. Malte est une république. Son
Président, dont le rôle est essentiellement cérémoniel, est élu
à la majorité simple de la Chambre des représentants. Bien qu’il
exerce formellement des pouvoirs étendus de nomination, le Président
est le plus souvent constitutionnellement tenu d’agir conformément
à l’avis du Cabinet ou d’un ministre. Le GRECO estime de ce fait
que le Président n’entre pas dans la catégorie des «personnes chargées
de hautes fonctions au sein de l’exécutif».
8. La Constitution prévoit que le Président est investi du pouvoir
exécutif et l’exerce, mais c’est le Cabinet, qui se compose du Premier
ministre (depuis 2013, M. Joseph Muscat) et des ministres, qui assume
«la direction générale et le contrôle du Gouvernement de Malte».
Les pouvoirs du Premier ministre – qui est, selon la Commission
de Venise, «clairement au cœur du pouvoir politique» – sont extrêmement
étendus:
- il nomme les ministres
du gouvernement parmi les membres de la Chambre des représentants;
- il attribue les départements ministériels aux secrétaires
permanents et donne ses instructions au Secrétaire permanent principal;
- il nomme les juges et magistrats, y compris le président
de la Cour suprême;
- il nomme le procureur général;
- il nomme le chef de la Police et les membres du Conseil
de gouvernance de la police, qui définit la stratégie à long terme
des forces de police;
- il nomme le commissaire à la Sécurité, chargé de superviser
le Service maltais de sécurité; le commissaire à la Sécurité rend
compte au Comité de sécurité, composé du Premier ministre, de deux autres
membres du gouvernement et du chef de l’opposition;
- il nomme le commissaire à la Protection des données;
- il nomme les membres de la Commission électorale, de la
Commission du service public, de l’Autorité maltaise des services
financiers et du Service des contrôles financiers et enquêtes internes,
ainsi que de la Commission permanente de lutte contre la corruption
(dans ce dernier cas, après consultation du chef de l’opposition).
9. Sous le gouvernement actuel, d’autres domaines d’activité
ont été placés directement sous l’autorité du Cabinet du Premier
ministre. Il s’agit i) de la réglementation et de la promotion de
l’industrie maltaise du jeu (constituée essentiellement par les
sociétés de jeux en ligne et de loterie autorisées à Malte), qui
représente 12 % du PIB et un domaine d’activité particulièrement
vulnérable à l’infiltration de la criminalité organisée et au blanchiment
de capitaux
; ii) des «passeports en
or» (Programme pour les investisseurs personnes physiques) et des
«visas en or» (Programme de titre de séjour maltais pour les investisseurs),
qui rapporteraient plus de 200 millions d’euros par an
et qui ont été qualifiés de dispositifs
présentant un risque élevé de blanchiment de capitaux
; et iii)
de l’Autorité maltaise des services financiers, qui règle le secteur
financier, jugé «important par rapport au reste de l’économie [12 %
du PIB] (…) et dont les risques connexes, surtout en matière de blanchiment
de capitaux et de financement du terrorisme, doivent faire l’objet
d’une surveillance attentive et de mesures destinées à y remédier»
et qui comporte le secteur en pleine expansion
des cryptomonnaies, autre domaine particulièrement exposé au risque
de blanchiment de capitaux
. Même si l’on met de côté les graves
et multiples allégations de blanchiment de capitaux formulées depuis
longtemps au sujet du Premier ministre et de ses collaborateurs
(voir plus loin), dont son chef de cabinet, M. Keith Schembri, cette
disposition risque de faire naître un conflit d’intérêts institutionnel
et par conséquent de compromettre les initiatives générales de lutte
contre le blanchiment de capitaux prises par Malte. En outre, les
hauts fonctionnaires d’autres services réglementaires et répressifs
dont les fonctions dépendent du Premier ministre pourraient être dissuadés
d’enquêter dans des domaines d’activité directement associés à celui-ci:
une mise en garde «ne pas toucher», volontaire ou non.
10. Comme nous l’avons indiqué plus haut, les nominations aux
postes supérieurs de la fonction publique – notamment les secrétaires
permanents, qui occupent la plus haute fonction administrative au
sein de chaque ministère – relèvent de la compétence du Premier
ministre. La Commission de Venise estime qu’il est «frappant de
constater que, même si chaque ministre est responsable de son département,
c’est le Premier ministre qui nomme le secrétaire permanent pour
ce département. Il exerce donc une très forte influence sur le travail
de ses ministres. Sous l’angle de l’équilibre des pouvoirs, ce rôle
joué par le Premier ministre dans le choix des secrétaires permanents
qui seront affectés à chaque ministère apparaît problématique. (…)
Les secrétaires permanents ne devraient pas être nommés par le pouvoir
politique, mais être des fonctionnaires indépendants et de haut
niveau, occupant un emploi permanent et ayant vocation à servir
n’importe quel gouvernement».
11. Outre les fonctionnaires ordinaires, nommés conformément aux
dispositions constitutionnelles, quelque 700 personnes sont employées
à des «postes de confiance» ou en qualité de «personnes de confiance», nommées
selon des procédures arbitraires et irrégulières. Selon la loi relative
aux normes de la vie publique de 2018, un ministre ou un secrétaire
parlementaire (ministre adjoint) peut employer une «personne de confiance»
comme conseiller ou consultant. La Commission maltaise du service
public a constaté que cette pratique avait été utilisée abusivement
pour pourvoir des postes administratifs, de direction ou techniques,
en violation de l’obligation constitutionnelle de procéder à de
telles nominations sur la base du mérite. Le médiateur m’a indiqué
que de nombreuses «personnes de confiance» étaient des députés et
que les militants qui assurent le quadrillage sur le terrain des
partis avaient obtenu des emplois de chauffeurs. Cette situation conduit
à penser que l’exercice abusif du pouvoir ministériel et l’utilisation
abusive des fonds publics servent à assurer la loyauté des députés
ou à récompenser les personnes qui se livrent à des activités politiques partisanes.
La Commission de Venise rappelle, en mentionnant sa Liste des critères
de l’état de droit, que «toute dérogation aux procédures de nomination
au mérite met en danger la qualité de la fonction publique, qui
est la clé de voûte d’un État démocratique fondé sur la prééminence
du droit. (…) Sans fondement constitutionnel ni base juridique réelle,
cette pratique est illégale».
12. Le pouvoir de nomination des principaux hauts fonctionnaires
dont dispose le Premier ministre, auquel s’ajoute le recours excessif
et abusif à la nomination de «personnes de confiance», portent gravement
atteinte à l’indépendance, à la qualité et à l’intégrité de la fonction
publique maltaise. Le bon fonctionnement d’une démocratie régie
par la primauté du droit passe par l’existence d’une fonction publique
politiquement impartiale, qui dispense des conseils indépendants
aux ministres et assure la continuité de l’administration. Dans
l’ensemble, la fonction publique maltaise ne satisfait pas à ces
exigences et n’a pas la capacité de jouer le rôle de frein constitutionnel
à un exercice abusif du pouvoir exécutif.
13. La Chambre des représentants forme le parlement monocaméral
de Malte. La Commission de Venise observe que «le fait de n’avoir
qu’une seule chambre législative a un impact significatif sur le
plan constitutionnel, car cela empêche la chambre haute d’exercer
un contrôle sur les décisions prises par le législateur et permet
au Premier ministre d’exercer un pouvoir plus important en imposant
aux parlementaires le respect de la discipline du parti». Le parlement
compte 67 députés, qui se répartissent actuellement comme suit:
37 députés du Parti travailliste, 28 députés du Parti nationaliste
(l’opposition officielle) et deux députés du Parti démocratique.
Le salaire à temps partiel versé aux députés ne suffit pas à vivre
et ceux-ci dépendent par conséquent d’autres sources de revenus.
Les 15 ministres du gouvernement sont tous députés travaillistes
et de nombreux autres députés travaillistes ont été nommés «personnes
de confiance» ou à des postes bien rémunérés au sein de l’administration
publique, souvent par le Premier ministre, ou sont titulaires de
contrats administratifs opaques. La Commission de Venise conclut
que «la possibilité que les backbenchers [les députés qui ne sont
pas membres du gouvernement] contrôlent le gouvernement est fortement
réduite si, du fait de cette incitation financière, les députés
aspirent à occuper des emplois laissés à la discrétion du gouvernement
qu’ils sont censés contrôler». Les parlementaires qui bénéficient
de revenus complémentaires pour des activités peu exigeantes auront
relativement plus de temps à consacrer aux travaux parlementaires –
et, dans le cas des députés travaillistes, seuls bénéficiaires de
cette générosité
,
pour soutenir le gouvernement. Il y a sans aucun doute de nombreux
députés sérieux, qui ont des principes et font preuve d’indépendance
d’esprit. Mais dans son état actuel, la Chambre des représentants
n’assure pas dans son ensemble un contrôle effectif sur le gouvernement.
14. Comme nous l’avons indiqué plus haut, les membres de l’appareil
judiciaire (24 juges et 22 magistrats) sont nommés par le Président
sur avis contraignant du Premier ministre. Une Commission des nominations judiciaires
a été créée en 2016; elle se compose du président de la Cour suprême
et du procureur général (nommés tous deux par le Premier ministre),
du président de la Cour des Comptes et du médiateur (tous deux nommés
par le parlement à la majorité des deux tiers) et du bâtonnier de
l’ordre des avocats. La Commission de Venise estime que cette composition
«n’est pas conforme aux normes européennes». Selon elle, la Commission
des nominations judiciaires est chargée «d’identifier un groupe
de candidats à des fonctions judiciaires parmi lesquels le Premier
ministre désigne de plein droit de façon totalement discrétionnaire
les juges et les magistrats». Le rôle déjà limité joué par la Commission
des nominations judiciaires est encore affaibli par le fait que
le Premier ministre peut ne pas tenir compte de son avis et nommer
une personne qui n’a pas fait l’objet d’une évaluation positive.
Les autorités maltaises ont justifié cette situation de manière
assez étonnante, en déclarant qu’elle permettait au Premier ministre
d’écarter les actes discriminatoires dont pourrait faire preuve
la Commission des nominations judiciaires. Comme l’a souligné la
Commission de Venise, «le principe de l’indépendance du pouvoir
judiciaire impose de choisir les juges et les magistrats en fonction
de leurs mérites, et toute pression politique injustifiée devrait
être exclue. Le Premier ministre ne devrait pas avoir le pouvoir
d’influencer la nomination des juges et des magistrats au risque
d’éventuelles pressions politiques, ce qui est incompatible avec
une conception moderne de l’indépendance du pouvoir judiciaire».
15. Au cours de ces dernières années, le Premier ministre a procédé
à une série de nominations judiciaires controversées de personnes
étroitement liées au Parti travailliste au pouvoir. Il s’agit notamment
d’un ancien chef adjoint du Parti travailliste, d’un ancien député
travailliste, de trois anciens candidats travaillistes, du chef de
cabinet d’un ministre travailliste, du mari d’une députée travailliste,
de la sœur d’un ministre travailliste (nomination que la Commission
pour l’administration de la justice, qui a été remplacée par la
Commission des nominations judiciaires, avait jugé inappropriée,
car elle s’inquiétait de la conduite non professionnelle de l’intéressée),
de deux filles d’anciens députés travaillistes, et de la bru de
l’avocat du Parti travailliste et du Premier ministre. La nomination
en qualité de magistrat de la fille d’un secrétaire de section du
Parti travailliste n’a été annulée que lorsque la Commission pour
l’administration de la justice l’a jugée inconstitutionnelle
. Je ne fais aucun commentaire
sur l’aptitude de ces personnes à exercer leurs fonctions ni sur
leurs résultats professionnels. La Cour européenne des droits de
l’homme exige que la composition d’un tribunal offre «des garanties
suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à son impartialité»
. On
ne peut que douter sérieusement de la capacité du système judiciaire
maltais à satisfaire à ce critère, surtout lorsqu’il est amené à
se prononcer sur des affaires politiquement sensibles.
16. La Commission de Venise appelle à une réforme approfondie
de la procédure de nomination des juges à Malte. Le 14 avril 2019,
le mouvement de la société civile maltaise Repubblika a demandé
aux tribunaux d’ordonner au gouvernement de geler les nominations
et les promotions au sein de l’appareil judiciaire «jusqu’à ce que
des mesures garantissant l’indépendance des juges soient mises en
place de manière satisfaisante». Repubblika a noté que «le gouvernement
ayant dû reconnaître la nécessité d’une réforme à la suite du rapport de
la Commission de Venise, il devrait tout d’abord engager le processus
de cette réforme, puis autoriser les nominations de juges dans le
cadre d’un nouveau système équitable, démocratique et indépendant».
Le 25 avril 2019, quelques jours seulement avant l’examen de l’affaire
de Repubblika, le Premier ministre a nommé trois nouveaux magistrats
et trois nouveaux juges. Cette situation témoigne d’un mépris à
l’égard des tribunaux et est totalement contraire à la promesse
faite par le Premier ministre de mettre en œuvre les recommandations
de la Commission de Venise. Le Président George Vella, qui était
constitutionnellement tenu de donner effet à ces nominations, a
profité de son discours prononcé à cette occasion pour demander la
mise en œuvre «dès que possible» des réformes préconisées par la
Commission de Venise. Parmi les nouveaux juges figure un ancien
candidat travailliste nommé magistrat par le Premier ministre Muscat.
S’y ajoute le magistrat qui a rejeté l’ouverture d’une enquête distincte
sur la société offshore occulte 17 Black (voir plus loin). Le troisième
magistrat nommé lui aussi par le Premier ministre Muscat avait mené
«l’enquête Egrant», dont le Premier ministre affirme qu’elle l’exonère
lui-même et son épouse de tout fait de corruption et de blanchiment
de capitaux (voir plus loin). Une telle situation est fondamentalement
incompatible avec l’idée d’indépendance de la justice.
17. Le procureur général est également nommé par le Premier ministre;
il dispense des conseils juridiques au gouvernement, et est chargé
de l’engagement des poursuites pénales. La Commission de Venise
observe que «la concentration des pouvoirs de conseiller du gouvernement
et de procureur aux mains d’une seule institution donne beaucoup
de puissance à la fonction. Cet aspect est problématique du point
de vue du principe des contrepoids démocratiques et du principe
de séparation des pouvoirs». Elle pose également problème pour l’ouverture
d’enquêtes et l’engagement de poursuites en cas d’allégations d’actes répréhensibles
commis par les responsables politiques, comme nous le verrons plus
loin. La fonction de conseil comprend la représentation du gouvernement
dans les procédures judiciaires et l’assistance à la rédaction des
lois et des règlements. La Commission de Venise a recommandé de
scinder ces deux fonctions du procureur général, en créant un poste
de «directeur du ministère public» ou de «procureur de la République»
distinct, dont les activités absorberaient également le service
embryonnaire des poursuites de la police (voir plus loin). Le 2
mai 2019, le ministre de la Justice a déposé devant le parlement
un projet de loi visant à créer une nouvelle institution, l’Avocat
de l’État, qui remplacerait le procureur général comme conseiller
juridique du gouvernement. Les services du procureur général subsisteraient,
en se limitant au système de justice pénale, compétents pour ordonner
à la police de mener des enquêtes et directement responsables des
poursuites. La proposition ne répond pas aux recommandations de
la Commission de Venise à plusieurs égards importants: par exemple,
il n’est pas explicitement indiqué que les décisions du procureur
général sur les poursuites pourraient faire l’objet d’un contrôle
judiciaire; il semble que le procureur général ne serait pas chargé
des enquêtes actuellement menées par les magistrats (voir ci-dessous);
et le projet de loi ne traite pas de la position «problématique»
du procureur général à la tête du service d’analyse du renseignement
financier (voir ci-dessous). Il convient néanmoins de saluer cette
initiative comme un premier pas important et d’encourager le gouvernement
et le parlement à consulter la Commission de Venise et le GRECO
sur la formulation et la mise en œuvre du texte, complété par d’autres
mesures.
2.2. Le
système de justice pénale
18. Si le procureur général prend
part aux poursuites, c’est en réalité la police qui engage au départ
les poursuites. Le procureur général conseille la police à sa demande,
décide de porter l’affaire devant une juridiction pénale inférieure
ou supérieure, supervise la procédure de mise en accusation d’un
prévenu devant une juridiction pénale et peut mettre fin aux poursuites.
19. Le chef de la Police est nommé et peut également être révoqué
par le Premier ministre. Le Premier ministre Muscat a déjà nommé
cinq chefs de la police. Le premier, John Rizzo, était en fonction
depuis 12 ans et préparait la mise en accusation pour corruption
de l’ancien commissaire européen disgracié John Dalli. Or, quelques
jours après la victoire du Parti travailliste aux élections de 2013,
M. Dalli est rentré à Malte, alors que son état de santé l’empêchait
jusque-là de voyager. Le Premier ministre Muscat a immédiatement
limogé M. Rizzo et nommé M. Dalli conseiller en santé publique (voir
plus loin). M. Rizzo a été remplacé par le commissaire à la retraite
Peter Paul Zammit, sympathisant du Parti travailliste. M. Zammit
a refusé de prendre des mesures contre M. Dalli. Un an plus tard,
il a été contraint de démissionner pour avoir ordonné l’abandon des
accusations portées contre un de ses anciens clients. Aucune charge
disciplinaire ou pénale n’a été retenue contre M. Zammit à ce titre.
Il s’est vu au contraire octroyer un «poste de confiance» au cabinet
du Premier ministre, dont la rémunération était équivalente à celle
de chef de la Police. Peter Paul Zammit a été remplacé par Raymond
Zammit, qui a été démis de ses fonctions pour avoir tenté de dissimuler
une fusillade impliquant le chauffeur de son cousin, alors ministre
de l’Intérieur, Emmanuel Mallia. Le ministre de la Justice, M. Bonnici,
a par la suite confié à Raymond Zammit un «poste de confiance» bien
rémunéré
. Son successeur, Michael Cassar, a démissionné
pour raisons de santé après avoir reçu un rapport de la Cellule d’analyse
du renseignement financier faisant état de paiements frauduleux
au ministre de l’énergie Konrad Mizzi (voir plus loin). M. Cassar
a ensuite été réengagé par le gouvernement en qualité de conseiller
en sécurité
.
Le chef actuel de la Police, Lawrence Cutajar, a été nommé en 2016,
après avoir servi dans la police de proximité. Le GRECO note que
M. Cutajar a été «la cible fréquente de critiques du public pour
ses promotions rapides, son manque de leadership et ses sympathies
pour le Premier ministre exprimées sur son blog».
20. Il appartient en premier lieu à la police d’enquêter sur les
infractions pénales supposées (les magistrats peuvent également
enquêter dans certaines circonstances: voir ci-dessous). La police
maltaise agit en vertu du «principe de légalité», qui lui impose
d’engager des poursuites lorsqu’une affaire paraît à première vue fondée.
La capacité et l’efficacité de la police maltaise à enquêter sur
les infractions graves, y compris les infractions économiques et
celles qui impliquent des personnalités publiques de premier plan,
sont généralement jugées préoccupantes. Le GRECO note que «la police
maltaise est actuellement confrontée à des allégations d’inefficacité
et d’obéissance/soumission politique au gouvernement». Ces reproches concernent
notamment son inaction face aux rapports de la Cellule d’analyse
du renseignement financier, qui précisent en détail les sommes versées
à des fins de corruption aux ministres travaillistes, et l’absence
de prise de mesures en temps utile pour préserver d’éventuels éléments
de preuve à la banque Pilatus, alors que les médias avaient établi
un lien entre cet établissement et la corruption supposée du gouvernement.
Mais les préoccupations suscitées par la police vont au-delà des
affaires «politiques»: d’après des informations récentes, seules
sept personnes ont été reconnues coupables d’homicide au cours des
dix dernières années, alors que 70 meurtres ont été commis depuis
2008
.
44 % des personnes interrogées dans le cadre du rapport spécial
de l’Eurobaromètre de 2017 sur la corruption estiment que la corruption
et les abus de pouvoir sont répandus dans les forces de police et
les douanes maltaises, ce qui est nettement supérieur à la moyenne européenne
(31 %). La Commission de Venise note qu’il «est important que, dans
une société démocratique, la police ait la confiance du grand public
et soit perçue comme politiquement neutre au service de l’État et
de la protection du citoyen et la mise en œuvre professionnelle,
impartiale de la loi». Cela ne semble pas être le cas à Malte.
21. Outre la police, les magistrats peuvent également mener des
enquêtes pénales (les enquêtes préliminaires ou «in genere»), à
la demande d’un particulier, du procureur général, voire de la police
elle-même. L’objectif initial de cette procédure était de préserver
les éléments de preuve, en particulier ceux trouvés sur les lieux
d’un crime. Les demandes d’ouverture d’enquête ont toutefois été
rejetées faute de preuve (voir plus loin). Le professeur Kevin Aquilina
a qualifié cette situation de «cercle vicieux», qui «dissuade les personnes
soucieuses de l’intérêt général et les lanceurs d’alerte honnêtes
de porter plainte à l’avenir»
. L’enquête
préliminaire aboutit à l’établissement d’un procès-verbal, qui présente
les éléments de preuve recueillis et les conclusions du magistrat,
ainsi que les recommandations éventuelles sur les mesures à prendre
à l’encontre des personnes identifiées. Le procès-verbal est transmis
au procureur général, qui décide des suites à donner. Il est très
rare que les procès-verbaux soient publiés. Le procureur général
a publié deux procès-verbaux dans des affaires portant sur des incidents
publics majeurs. Le Premier ministre Muscat a publié les recommandations
du procès-verbal de 55 pages qui lui a été remis par le procureur
général à l’issue de «l’enquête Egrant», menée à la demande du Premier
ministre lui-même sur les allégations de détention par sa femme
d’une société occulte panaméenne (voir plus loin). La Commission
de Venise considère que «les droits des victimes sont effectivement
très importants dans le cadre de l’État de droit, mais le choix
des modalités d’une enquête judiciaire ne devrait pas appartenir
à la victime». Le président de la Cour suprême ne peut pas écarter
totalement la possibilité qu’une enquête soit demandée de telle
sorte qu’elle conduise à désigner, pour la mener, un magistrat précis
en service à ce moment-là.
22. En principe, bien que les magistrats chargés de l’enquête
n’exercent pas la même fonction que les juges d’instruction dans
de nombreuses juridictions civiles, ils sont censés coopérer étroitement
avec la police lorsque leurs investigations réciproques portent
sur la même affaire. La Commission de Venise a cependant noté qu’il
«semble qu’il n’y ait pas de coordination entre les enquêtes préliminaires
et les enquêtes menées par la police. La délégation de la Commission
de Venise a été informée du fait que, parfois, la police et le magistrat
ne savent même pas que de telles enquêtes sont menées en parallèle».
Les enquêtes judiciaires peuvent également avoir une durée largement
excessive. Comme l’a fait valoir le président de la Cour suprême,
cette situation peut s’expliquer en partie par la complexité de
l’affaire; mais elle n’est pas facilitée par le fait que les magistrats
instructeurs doivent en parallèle continuer à juger les affaires
dont ils sont saisis et dépendent pour beaucoup des mesures prises
par la police, avec laquelle ils n’entretiennent pas toujours des relations
constructives. Tout ceci est source de confusion et d’inefficacité.
La Commission de Venise a recommandé que la fonction d’enquête des
magistrats soit reprise par le bureau réformé du procureur général.
23. Les magistrats sont également chargés de mettre en accusation
un prévenu devant une juridiction pénale, à l’issue d’une procédure
judiciaire qui vise à réunir des éléments de preuve. La police présente
les éléments de preuve sur lesquels se fondent ses conclusions,
sous la direction des services du procureur général. En principe,
seules les preuves présentées lors de la réunion de ces éléments
peuvent être invoquées au procès, de sorte que les témoins doivent
comparaître pour témoigner sur chaque point. La défense peut contester
la recevabilité des éléments de preuve au cours de la procédure
de réunion de ces éléments, y compris par un recours en inconstitutionnalité.
Ce processus peut donc être extrêmement long et comporter de nombreuses
et brèves audiences distinctes, espacées de plusieurs semaines.
Sa durée totale pose parfois problème pour la durée de validité
de la détention provisoire, qui expire 20 mois après l’inculpation
du suspect. Les autorités maltaises sont conscientes des lacunes
de la procédure de réunion des preuves et coopèrent avec le Conseil
de l’Europe pour la réformer.
2.3. Les
autres instances de l’État de droit
24. Le
médiateur (l’Ombudsman)
est élu pour un mandat de cinq ans renouvelable à la majorité des
deux tiers du parlement et peut également être démis de ses fonctions.
Il présente, au moins une fois par an, un rapport au parlement.
Ce dernier n’est toutefois pas obligé d’y consacrer un débat. L’actuel
médiateur, Anthony Mifsud, fait preuve d’indépendance et a démontré
sa volonté de faire entendre sa voix. Malheureusement, ni le parlement
ni le gouvernement ne semblent coopérer de manière satisfaisante
avec lui. La Commission de Venise a fait remarquer que les demandes
d’information du médiateur «sont fréquemment laissées sans suite. (…)
Pareil refus généralisé de l’administration de communiquer à l’Ombudsman
les informations dont il a besoin pour accomplir sa mission est
inadmissible. L’Ombudsman ne devrait pas avoir besoin de saisir
à chaque fois les tribunaux pour obtenir qu’il soit fait droit à
ses demandes d’information». Le médiateur a récemment fait observer
qu’un «certain nombre d’avis finals ont été transmis à (…) la Chambre
des représentants à la suite de réponses négatives données par les
pouvoirs publics à des demandes de mise en œuvre de nos recommandations.
(…) À ce jour, la Chambre n’a procédé à aucun examen véritable de
ces avis transmis. Aucune suite ne leur a été donnée. On peut en
conclure sans risque de se tromper que cette procédure prévue par
la loi relative au médiateur, qui devait en définitive permettre
de réparer une injustice dont les citoyens sont victimes, s’avère
inefficace. Il faut y remédier»
. L’Assemblée
a affirmé à plusieurs reprises que «l’institution du médiateur,
qui est chargée de protéger les citoyens contre une mauvaise administration,
joue un rôle fondamental dans le renforcement de la démocratie,
de l’État de droit et des droits de l’homme»
.
L’existence d’un médiateur fort et efficace, dont les attributions
et l’autorité constitutionnelles sont soigneusement respectées par
tous les autres organes publics, offre un moyen crucial de corriger
le dysfonctionnement croissant du système de gouvernement maltais.
25. Le président de la Cour des Comptes est
nommé de la même manière que le médiateur. Il dirige la Cour des
Comptes, qui examine attentivement les dépenses des pouvoirs publics
nationaux et locaux, ainsi que des autres organismes qui dépensent
des fonds publics. Le GRECO estime que la Cour des Comptes est «une
institution respectée et indépendante dont les recommandations seraient
largement suivies et mises en œuvre». L’efficacité dont elle pourrait
faire preuve est cependant compromise par un manque de moyens. Le GRECO
observe que, «par exemple, il a fallu plus de trois ans pour vérifier
(…) l’accord controversé et trop coûteux conclu pour l’approvisionnement
en gaz à Malte» (voir plus loin).
26. La
Cellule d’analyse du renseignement
financier est l’organisme maltais spécialisé dans la
lutte contre le blanchiment de capitaux. Elle recueille des renseignements
et présente à la police des rapports analytiques qui peuvent mener
à l’engagement de poursuites. Elle est présidée par le procureur
général. Le procureur général actuel m’a indiqué qu’il ne s’occupait
pas de questions opérationnelles. Je crois savoir que cela n’a pas
toujours été le cas, surtout dans les premiers temps, lorsque les
effectifs de la Cellule d’analyse du renseignement financier étaient
moins importants. Aucune disposition officielle n’empêche visiblement
le procureur général d’intervenir dans ce domaine. Selon la Commission
de Venise, «attribuer la présidence d’un tel organe au procureur
général, qui joue un rôle clé dans les poursuites, semble problématique
et même toute apparence d’incompatibilité devrait être évitée».
La Cellule d’analyse du renseignement financier a été étroitement
impliquée dans plusieurs scandales récemment survenus à Malte. Des
événements connexes ont nui à son autorité et à sa réputation. Plusieurs
rapports consacrés à ces scandales ont donné lieu à des fuites en
2016. La moitié des agents de la cellule, notamment son directeur,
ont démissionné entre 2013 et 2017
. À
plusieurs reprises, la police s’est abstenue de donner suite à ses
rapports. En juillet 2018, l’Autorité bancaire européenne (ABE)
a constaté que la Cellule d’analyse du renseignement financier avait
enfreint la législation de l’Union européenne en commettant de nombreux
manquements graves dans sa surveillance de la Pilatus Bank (voir
plus loin). L’ABE a considéré que ses conclusions «mettent en évidence
des défaillances générales et systémiques dans l’application par
la Cellule d’analyse du renseignement financier» des normes de lutte contre
le blanchiment de capitaux et que le récent plan d’action de cet
organisme «ne suffisait pas à la convaincre que les lacunes qui
ont conduit à une violation du droit de l’UE ont été réglées». En
novembre 2018, la Commission européenne a adressé un avis à la Cellule
d’analyse du renseignement financier, dans lequel elle a défini
un large éventail de mesures à prendre pour assurer le respect de
la réglementation en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux.
Le Comité d'experts sur l'évaluation des mesures de lutte contre
le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (MONEYVAL)
examinera sans nul doute attentivement la Cellule d’analyse du renseignement
financier dans son prochain rapport consacré à Malte. Sans préjuger
des travaux de MONEYVAL, il est d’ores et déjà évident que les défaillances
structurelles et opérationnelles de la Cellule d’analyse du renseignement
financier sont extrêmement préoccupantes.
27. Le premier Commissaire aux normes
de la vie publique est entré en fonction en 2018 dans
le cadre de la loi relative aux normes de la vie publique de 2017.
Le Commissaire examine et vérifie les déclarations de revenus, de
patrimoine et d’autres intérêts ou avantages faites par les personnes
qui en ont l’obligation en vertu de la loi. Le GRECO indique que
«l’étendue des contrôles et les moyens alloués au Commissaire ne
sont pas clairs pour le moment. Il semblerait également que le résultat
d’une fausse déclaration ou d’un défaut de déclaration ne déclenche
pas d’enquête comme c’est le cas pour les manquements aux obligations
éthiques et autres obligations légales. [Les dispositions légales
pertinentes font] uniquement référence à la publication de «recommandations
sous forme de lignes directrices», quel que soit le sens de cette
expression. Aucun des responsables chargés de fonctions de gestion
des affaires publiques et de fonctions de contrôle rencontrés au cours
de la visite sur place n’a pu le préciser. [Le GRECO] s’inquiète
que des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives ne soient
pas disponibles pour sanctionner les manquements aux obligations déclaratives.
Il s’agit d’une situation préoccupante, notamment en raison d’allégations
récurrentes selon lesquelles des agents publics en fonction seraient
impliqués dans des montages offshore, et des allégations selon lesquelles
des agents concernés auraient parfois omis de déclarer des ressources
importantes». Reste à voir si ce Commissaire sera en mesure d’assumer
efficacement la mission qui lui a été confiée, mais les premiers
éléments laissent penser qu’il n’en aura pas les moyens.
28. La loi relative à la liberté de
l’information de 2008 (modifiée pour la dernière fois
en 2012) pose pour principe général que tous les documents administratifs
sont accessibles au public sur demande. Certains organismes publics
en sont exclus, comme la Commission du service public, les services
du médiateur, les services du procureur général et le service de
la Sûreté. La loi précise les motifs de refus, ainsi que les circonstances
très diverses dans lesquelles l’accès peut être refusé lorsque l’intérêt
général qui commande de ne pas divulguer certains documents prime
sur l’intérêt général de leur communication. Tout refus d’accès
à un document doit être motivé et l’auteur de la demande peut saisir
d’un recours le Commissaire à l’information et à la protection des
données, dont la décision est à son tour susceptible de recours
devant les juridictions de première et deuxième instance. De nombreux
interlocuteurs ont signalé au GRECO «les mauvaises pratiques, l’obstruction
systématique, etc., qui obligeaient trop souvent les intéressés
à faire appel d’une décision négative. (…) Des observations similaires
ont été formulées [au sujet des demandes de documents] en ce qui concerne
la négociation/conclusion de marchés publics importants, en particulier
dans le secteur de l’énergie (...). Des controverses similaires
ont surgi dans le cadre de la récente réforme d’Identity Malta (une
société qui s’occupe des questions de citoyenneté et de la vente
de passeports), notamment la nomination de la direction sans appel
public. (…) Les nombreuses exceptions à la communication d’informations,
qui sont rédigées en termes généraux [pourraient] empêcher la divulgation
d’informations importantes d’intérêt public si les exceptions ne
sont pas interprétées et appliquées de manière restrictive, conformément
à l’esprit et aux objectifs généraux de la loi sur la liberté de
l’information». Plusieurs journalistes se sont plaints amèrement auprès
de moi des difficultés constantes qu’ils rencontrent pour consulter
des documents officiels. La Commission de Venise a conclu que «la
loi relative à la liberté de l’information devrait être actualisée
en se fondant sur les modèles internationaux disponibles, afin de
garantir la transparence de l’administration vis-à-vis des médias
et des citoyens».
29. Malte a adopté en 2013 une
loi
relative à la protection des lanceurs d’alerte. La loi
établit des dispositifs de signalement internes et externes à l’intention
des personnes qui divulguent, de bonne foi, des pratiques de corruption
et d’autres comportements suspects au sein d’organismes publics
ou de sociétés privées supérieures à une certaine taille. Les lanceurs
d’alerte extérieurs à ces organismes doivent signaler ces faits
au Cabinet du Premier ministre. La loi prévoit diverses formes de
protection des lanceurs d’alerte, y compris l’immunité de poursuites
pénales, qui peut être octroyée par le procureur général après consultation d’un
juge et du chef de la Police. Cette loi est généralement considérée
comme l’une des meilleures mesures de protection des lanceurs d’alerte
en Europe
. Mais elle n’est pas exempte
de défauts. Elle n’accorde aucune protection aux lanceurs d’alerte
qui contactent les médias. De plus, le fait que les lanceurs d’alerte
extérieurs soient tenus de signaler ces agissements au Cabinet du
Premier ministre pour bénéficier d’une immunité de poursuites risque
de les placer dans un dilemme insoluble. Ainsi, Jonathan Ferris,
ancien enquêteur de la Cellule d’analyse du renseignement financier
démis de ses fonctions peu après la fuite de trois rapports de cette
cellule en mai 2017, a appris qu’il devait révéler au Cabinet toutes
les informations qu’il souhaitait divulguer afin de pouvoir bénéficier
de la protection accordée aux lanceurs d’alerte. Il a déjà fait
savoir que ces informations concernaient des faits d’abus de pouvoir,
de corruption et de blanchiment de capitaux aux plus hauts niveaux
du gouvernement et s’est plaint du traitement irrégulier de sa demande,
en posant une question de pure forme: «Qui diable donnerait à autrui
la possibilité de l’abattre?»
.
Un autre lanceur d’alerte du gouvernement, Valery Atanasov, a été
licencié par l’Autorité maltaise des jeux de hasard en 2015 après
avoir soulevé à plusieurs reprises de sérieuses préoccupations au
sujet de pratiques irrégulières en matière de surveillance.
Sa
demande de protection des lanceurs d’alerte a été rejetée. Lorsqu’il
a rendu publiques ses préoccupations, l’Autorité maltaise des jeux
de hasard, qui relève du Cabinet du Premier ministre, l’a poursuivi pour
diffamation.
30. La
Commission permanente de lutte
contre la corruption (CPLC) est censée conseiller les
organes ministériels sur les questions de lutte contre la corruption
et enquêter sur les soupçons de corruption qui concernent les agents
publics (y compris les ministres). Elle rend compte de ses enquêtes
au ministre de la Justice et présente un rapport d’activité annuel,
qui peut comporter des recommandations adressées au Président. La
compétence de la CPLC est excessivement étroite, puisqu’elle englobe
les pots-de-vin, mais pas le trafic d’influence ou d’autres formes
de corruption. La Commission de Venise conclut que la CPLC «présente deux
défaillances structurelles: a) la qualité de membre de cette commission
est soumise à la volonté du Premier ministre, même si celui-ci doit
consulter l’opposition
; b) [la CPLC]
transmet ses conclusions au ministre de la Justice. Si, au terme
de son enquête, la PCAC conclut à l’existence de faits de corruption,
la conséquence doit être l’ouverture de poursuites concernant l’infraction,
et non pas un simple rapport adressé au ministre de la Justice qui
n’a pas de pouvoirs d’enquête». Le GRECO indique que la procédure
engagée devant la [CPLC] crée un privilège spécial pour les agents
publics et donne au pouvoir exécutif des prérogatives excessives.
La [CPLC] ne peut guère être considérée comme un organe spécialisé
destiné à faciliter les enquêtes sur la corruption». Le GRECO conclut
que la CPLC est «un organe très peu performant», dont «la contribution
(…) aux efforts de lutte contre la corruption de Malte [a] été négligeable».
La Commission pour la réforme générale du domaine de la justice,
nommée par le gouvernement travailliste et dirigée par l’ancien
juge de la Cour européenne des droits de l’homme, Giovanni Bonello,
a indiqué que la CPLC «n’a guère réussi à lutter contre la corruption,
car on ignore (...) si la police a été amenée à faire traduire en
justice des personnes sur la base d’un rapport de la [CPLC]». La
CPLC m’a confirmé qu’aucun de ses rapports n’avait jamais abouti
à une condamnation.
31. La CPLC m’a également indiqué qu’en janvier 2017 elle avait
signalé le cas de l’ancien secrétaire général du Parti travailliste
Jimmy Magro au ministre de la Justice et à la police
, après
avoir pour la toute première fois conclu qu’une personne avait pris
part à des faits de corruption. À la suite du rapport de la CPLC, le
ministre de la Justice, M. Bonnici, a annoncé au parlement que le
gouvernement prendrait des mesures disciplinaires à l’encontre de
M. Magro au moyen de la Commission du service public et que cette
affaire témoignait du «bon fonctionnement» de la CPLC
.
Un an plus tard, M. Magro a été autorisé à prendre sa retraite d’un
autre poste public, avec remboursement des salaires non versés pendant
la période où il avait été suspendu parce qu’il faisait l’objet
d’une enquête
.
Je crois savoir que l’enquête est toujours en cours. Si l’affaire
Magro est un exemple de bon fonctionnement du système, comme l’affirme
M. Bonnici, cela signifie que la CPLC est destinée à n’être rien
de plus qu’une feuille de vigne. Je suis d’accord avec la Commission de
Venise et le GRECO que la CPLC pourrait être abolie.
2.4. Conclusions
intermédiaires
32. La Commission de Venise indique
que «les dispositions constitutionnelles en vigueur à Malte confèrent au
Premier ministre un poids prédominant. Cela ne devrait pas poser
problème en soi si un solide système de freins et contrepoids était
en place. Cependant, (…) ces autres acteurs ne sont pas suffisamment
puissants pour contribuer significativement à l’équilibre des pouvoirs.
La prédominance du Premier ministre et la concentration des pouvoirs
autorisée par la Constitution montrent la nécessité d’un renforcement
du système des freins et contrepoids». Le GRECO parvient à la même
conclusion, en s’inquiétant tout d’abord de l’absence d’État de
droit: «Les Maltais admettent clairement que les appuis politiques
l’emportent souvent sur l’application de la loi et l’intérêt général.
Ce dysfonctionnement est bien entendu aggravé par le poids excessif du
gouvernement, en particulier du Premier ministre, dans les institutions,
en particulier en ce qui concerne les nominations (et les révocations)
dans beaucoup d’organes essentiels de l’État. Cette situation (…)
n’est pas compatible avec un système efficace d’équilibre des pouvoirs».
33. Malte est consciente depuis longtemps de la nécessité de moderniser
et de renforcer ses institutions. M. Bonnici a qualifié le gouvernement
actuel de «réformateur». De fait, certaines réformes ont été mises
en place, dont plusieurs viennent d’être mentionnées. La réforme
profonde et générale qu’il convient en réalité de mener, et notamment
le fait de soumettre le Premier ministre à un système efficace de
freins et contrepoids, en garantissant l’indépendance de la justice
et en renforçant les services répressifs et les autres instances
de l’État de droit, n’a pas eu lieu. La réforme constitutionnelle
était l’un des engagements du programme du Parti travailliste lors
des élections de 2013 et 2017. Un «comité directeur» sur la réforme
constitutionnelle, présidé par le Président, a été créé mais n’a
produit aucun résultat concret. Une nouvelle Commission du droit, destinée
à réviser la législation maltaise, n’a rien donné. La «Commission
Bonello» pour la réforme de la justice a formulé des centaines de
recommandations, mais la plupart d’entre elles n’ont pas encore
été mises en œuvre. Lors de la visite de la Commission de Venise
à Malte, le Premier ministre a promis de mettre en œuvre ses réformes.
Il a réitéré cet engagement lors de la publication de son avis.
Mais en avril 2019, le Premier ministre déclarait que les recommandations
de la Commission de Venise n’étaient «pas contraignantes» et n’empêchaient
pas Malte d’adopter «des dispositifs différents pour préserver l’État
de droit»
.
Il a également refusé d’indiquer à quel moment la procédure de nomination
des juges serait réformée. M. Bonnici a précisé qu’il mettrait en
œuvre les recommandations du GRECO «si nécessaire»
.
Or toutes ces recommandations sont nécessaires. Il y a un scepticisme
profond et largement répandu à Malte au sujet de l’éventualité et
des modalités de la mise en œuvre d’une réforme constitutionnelle
par le gouvernement actuel. On craint que ce processus ne se déroule
à huis clos entre les dirigeants du parti au pouvoir et ceux de
l’opposition, ce qui serait une erreur. La légitimité de la réforme
constitutionnelle ne pourrait être que le fruit d’un processus transparent et
inclusif, avec consultation du pouvoir judiciaire, du médiateur,
des professionnels du droit, du monde universitaire, de la société
civile et de toutes les autres parties concernées. Le Gouvernement
maltais devrait également consulter la Commission de Venise. Il
importe que l’Assemblée suive le processus de près, y compris par
l’intermédiaire de la commission de suivi.
3. Le
respect de l’État de droit à Malte aujourd’hui
34. Les problèmes mentionnés plus
haut ont permis à une série de grands scandales de se produire ces dernières
années, sans que la situation ne soit réglée. Le GRECO note les
«nombreuses controverses concernant l’utilisation des ressources
publiques, les appels d’offres, les privatisations, les marchés
publics (fourniture d’énergie, privatisation des hôpitaux, etc.),
la vente de terrains, l’embauche de personnes, etc. Nombre de ces
cas concernent des opérations qui ont été manifestement menées au
détriment de l’État. (…) [La délégation venue sur place] a été informée
à maintes reprises qu’il y avait souvent un manque de courage, de
redevabilité (accountability) et de moyens réels des organes de
contrôle pour exercer leurs fonctions». Bien que les détails des
«nombreuses controverses» n’entrent pas dans le champ d’application
du rapport du GRECO, ils méritent d’être examinés ici.
35. Un mois après avoir remporté les élections de 2013, le nouveau
gouvernement travailliste a entamé le processus de recherche d’une
entreprise privée pour la fourniture de gaz naturel et d’électricité
à l’entreprise publique Enemalta, notamment grâce à la construction
d’une nouvelle centrale électrique au gaz. En octobre 2013, le gouvernement
a retenu le consortium Electrogas Malta.
Peu de temps après, le principal membre de ce consortium (dont la
participation a pu avoir une influence sur l’attribution du contrat
à Electrogas) s’est retiré et a cédé ses parts aux autres membres.
Le Gouvernement maltais a ensuite dû fournir des garanties bancaires,
d’un montant total de 450 millions d’euros, afin de permettre à
Electrogas d’obtenir un financement. En juillet 2015, l’opposition
a demandé au président de la Cour des Comptes d’enquêter sur ces
faits.
36. Le président de la Cour des Comptes a présenté le rapport
de cette institution en novembre 2018
.
La Cour des Comptes a constaté que le comité de sélection n’avait
pas fait preuve de cohérence dans l’évaluation des offres: certaines
offres ont été éliminées en raison des lacunes de leur dossier;
mais d’autres offres, qui ont pourtant été autorisées, présentaient
les mêmes lacunes. La modification des paramètres au cours du processus
de sélection a eu pour effet de transférer le risque initialement
assumé par les soumissionnaires à Enemalta et au gouvernement (ce
qui aurait pu permettre de retenir les offres qui étaient particulièrement exposées
à de tels risques). Les contrôles diligents préalables ont été insuffisants.
La Cour des Comptes a même fait part de ses réserves quant à la
conception du projet dans son ensemble, en faisant remarquer qu’il n’avait
pas été démontré qu’Enemalta avait envisagé d’autres modèles d’approvisionnement
énergétique (comme «l’interconnexion» reliant Malte au réseau électrique
italien). Elle a conclu qu’en autorisant le retrait d’un membre
du consortium et la cession de ses parts, le ministre de l’Énergie,
M. Mizzi, n’avait pas respecté les divers contrats. La Cour des
Comptes a calculé que l’électricité produite par la nouvelle centrale
électrique coûtait 112,39 €/MWh, soit 82 % de plus que celle fournie
par l’interconnexion (61,75 €/MWh). Enemalta a néanmoins considérablement
réduit sa dépendance à l’égard de l’énergie fournie par l’interconnexion
(sans doute au moins en partie au profit de l’électricité achetée
à la nouvelle centrale électrique)
. M. Mizzi a personnellement
signé un contrat de fourniture de gaz naturel liquéfié (GNL) pour
une période de dix ans avec la société publique azerbaïdjanaise
d’énergie SOCAR. La SOCAR est également membre du consortium Electrogas.
Elle ne produit pas elle-même de gaz naturel liquéfié, mais l’achète
sur le marché à Shell. Le montant du contrat a été fixé pour les
cinq premières années. Il serait nettement plus élevé que le prix
de contrats similaires négociés en même temps par d’autres pays.
Enemalta a en conséquence payé jusqu’à deux fois le prix du marché
du gaz naturel liquéfié. En 2017, la SOCAR a réalisé un bénéfice
estimé à 40 millions $US grâce à cet accord
.
37. Ce qui pourrait, à première vue, passer charitablement pour
une regrettable expression d’incompétence, alors même que M. Mizzi
prétend être expert dans le secteur de l’énergie, prend un aspect
plus sordide quand on y regarde de plus près. Le comité qui a retenu
la candidature d’Electrogas avait été nommé par Enemalta, qui relève
de l’autorité du ministère de l’Énergie de M. Mizzi. Le Gouvernement
maltais a dans un premier temps refusé de divulguer la composition
de ce comité. À la suite d’une demande de libre accès à l’information, il
est apparu que trois de ses membres entretenaient des liens étroits
avec M. Mizzi, qu’un membre était un ancien candidat travailliste
et que quatre autres membres étaient employés de Nexia BT, dont
son associé gérant, Brian Tonna, associé depuis longtemps de M. Schembri
(voir plus loin). M. Tonna était également le propriétaire fiduciaire
de la succursale maltaise de Mossack Fonseca, la société notoirement
connue pour les «Panama Papers». Peu après les élections de 2013,
Nexia BT avait créé des sociétés occultes au Panama pour le compte
de M. Mizzi et de M. Schembri. Les sociétés panaméennes de M. Mizzi
et de M. Schembri devaient recevoir 150 000 € par mois, jusqu’à
concurrence de 2 millions $US, y compris d’une société établie à
Dubaï, appelée 17 Black. La Cellule d’analyse du renseignement financier
a indiqué que 17 Black appartenait à Yorgen Fenech, directeur de
la centrale électrique Electrogas et propriétaire de l’une des sociétés
du consortium
.
La Cellule d’analyse du renseignement financier a également constaté
qu’en 2015 17 Black avait reçu 1,4 millions $US d’une société établie
aux Seychelles, Mayor Trans, détenue par un ressortissant azerbaïdjanais,
et 200 000 $US de la société Orion Engineering, détenue par Mario
Pullicino, également propriétaire d’une société qui participe à
la fourniture de gaz naturel liquéfié à la centrale électrique d’Electrogas
. Il convient
de noter qu’en décembre 2014 le Premier ministre Muscat, M. Mizzi
et M. Schembri se sont rendus à Bakou, en compagnie du responsable
du service de communication du Premier ministre, mais sans journalistes.
Ils y ont rencontré le président Aliyev et M. Mizzi a signé deux
protocoles d’accord, l’un avec le ministre azerbaïdjanais de l’Énergie
et l’autre avec le président de la SOCAR.
38. Ces faits ont suscité de nombreux soupçons de corruption et
de blanchiment de capitaux. Ils donnent le sentiment que M. Mizzi
en particulier, par l’intermédiaire de ses associés au sein du comité
de sélection, a joué un rôle déterminant pour permettre à certaines
parties, notamment en Azerbaïdjan, de tirer profit de la construction
d’une nouvelle centrale électrique. Ces parties devaient ensuite
effectuer secrètement des paiements (pots-de-vin) au profit de MM. Mizzi
et Schembri, par l’intermédiaire d’un réseau de sociétés-écrans occultes
créé par M. Tonna. Bien qu’aucune infraction pénale n’ait encore
été démontrée, les preuves sont convaincantes, largement incontestées
sur les faits et se sont accumulées depuis que Daphné Caruana Galizia
a signalé pour la première fois les deux sociétés panaméennes en
février 2016. Après la parution des premiers articles, le Premier
ministre Muscat a repris lui-même le portefeuille de l’Énergie,
tout en maintenant M. Mizzi au sein du gouvernement, en qualité
de «ministre du Cabinet du Premier ministre»; la centrale électrique
continuait à relever de la compétence de M. Mizzi
.
À l’issue des élections de juin 2017, M. Mizzi a été nommé ministre
du Tourisme, mais a continué à diriger Projects Malta, responsable
des partenariats public-privé. M. Schembri est resté chef de cabinet
sans interruption. En mars 2018, la Cellule d’analyse du renseignement
financier a remis à la police un rapport complet sur 17 Black. En
novembre 2018, la police a confirmé qu’elle enquêtait sur 17 Black
et des affaires connexes depuis la remise de ce rapport et qu’elle
avait demandé à un magistrat de mener une enquête. Elle a également
confirmé que M. Mizzi et M. Schembri entraient dans le cadre de
cette enquête, mais qu’ils n’en feraient pas directement l’objet
tant que d’autres questions n’auront pas été résolues, notamment
la preuve formelle de la propriété de la société 17 Black. Cette preuve
sera peut-être difficile à apporter, puisqu’elle dépend des éléments
fournis par la Lettonie, où la banque concernée a été liquidée,
et par Dubaï, qui ne s’est pas montrée coopérative jusqu’ici
. L’enquête
de police est menée par le chef de l’unité de la criminalité économique,
Ian Abdilla, qui s’est abstenu à plusieurs reprises d’enquêter sur
les allégations qui concernaient de hauts responsables politiques
(voir plus loin).
39. En fait, Nexia BT a créé trois sociétés occultes au Panama
après les élections de 2013. Aux deux sociétés précitées s’ajoutait
la société
Egrant. Mme Caruana
Galizia a indiqué que la bénéficiaire effective ultime d’Egrant
était Michelle Muscat, l’épouse du Premier ministre. Mme Caruana
Galizia a fait valoir que les documents qui démontraient cette situation
étaient détenus par la Pilatus Bank. En avril 2017, le Premier ministre
Muscat a réagi en chargeant un magistrat de mener une enquête et
en prenant l’engagement de démissionner si celui-ci trouvait la
moindre preuve d’un lien entre lui ou sa femme et la société Egrant.
Le magistrat a ordonné des perquisitions et la saisie d’éléments
de preuve à de nombreux endroits, sollicité de nombreux experts,
entendu 477 témoins et demandé l’entraide judiciaire de cinq pays
étrangers, notamment en priant la police allemande de lui communiquer
les données des Panama Papers qui concernaient Malte.
En juillet
2018, il a remis son rapport au procureur général, qui en a transmis
une copie au Premier ministre, puis au ministre de la Justice, M. Bonnici.
Contre l’avis du procureur général, le Premier ministre a publié
les conclusions du magistrat. Ce dernier a déclaré qu’il n’avait
pas trouvé d’éléments de preuve suffisants pour établir la propriété
d’Egrant. Il a conclu qu’un document essentiel avait été falsifié,
puisque le signataire prétendu de ce document, un employé de Mossack
Fonseca au Panama qui avait souvent travaillé avec M. Tonna et Nexia
BT, niait y avoir apposé sa signature
.
Le magistrat a également pris un soin particulier à réfuter la crédibilité
de deux témoins clés, Mme Caruana Galizia
et Maria Efimova, une ancienne employée de Pilatus Bank devenue
donneuse d’alerte. Il n’a cependant pas précisé que Mme Caruana
Galizia avait été assassinée en octobre 2017 et que Mme Efimova
avait fui Malte en 2017, ce qui a pu compromettre sa capacité à
résoudre les contradictions de l’affaire. Il n’a pas évoqué la crédibilité
d’autres témoins clés, comme M. Tonna ou Ali Sadr Hasheminejad,
propriétaire de la Pilatus Bank (voir ci-dessous). Le Premier ministre
avait promis de publier une version expurgée du rapport complet,
contenant toutes les preuves. Il ne l’a toujours pas fait. Il fonde
maintenant son refus sur l’avis du procureur général, bien qu’il
ait rejeté l’avis antérieur du procureur général de ne pas publier
les conclusions. Neuf mois après la conclusion de l’enquête Egrant
sur le Premier ministre Muscat, le magistrat nommé par ce même Premier
ministre a été promu juge par le celui-ci.
40. Schembri est également impliqué dans des faits allégués de
corruption et de blanchiment de capitaux qui concernent
Adrian Hillman, à l’époque directeur
général d’Allied Newspapers, propriétaire du
Times
of Malta. Ces allégations ont fait l’objet d’un rapport
de la Cellule d’analyse du renseignement financier en 2016, auquel
l’unité de police chargée de la criminalité économique n’a pas donné
suite. Elles portent sur une somme totale de 650 000 € versée par
M. Schembri à M. Hillman. Les opérations ont été effectuées entre
2011 et 2015 par l’intermédiaire de Pilatus Bank et de comptes bancaires
étrangers, ainsi que de la société occulte de M. Hillman, Lester
Holdings, avec l’assistance de M. Tonna
.
Une enquête a été confiée à un magistrat en mai 2017 à la demande
de M. Busuttil, alors chef de l’opposition. Deux ans plus tard,
cette enquête est toujours en cours, alors que l’enquête Egrant
s’était achevée en 15 mois. Quant à M. Hillman, il a obtenu un poste
de confiance au sein de l’Autorité maltaise des jeux de hasard (placée
sous l’autorité du Cabinet du Premier ministre) avec un salaire
de près de 50 000 € par an peu après les élections de juin 2017,
alors même qu’il faisait l’objet d’une enquête judiciaire pour blanchiment
de capitaux
.
Cela peut donner l’impression décourageante au magistrat chargé
de l’enquête que M. Hillman est sous la protection du Premier ministre.
41. Schembri est impliqué dans une troisième affaire de corruption
présumée, relative au régime des «
passeports
en or». La Cellule d’analyse du renseignement financier
a remis un rapport sur cette affaire à l’unité de police de la criminalité
économique en mai 2016. Trois ressortissants russes ont effectué
des virements d’un montant total de 167 000 € sur le compte ouvert
à la Pilatus Bank de Willerby Trade Inc, une société appartenant
à M. Tonna. Chaque virement concernait des services fournis dans
le cadre du Programme pour les investisseurs personnes physiques.
Peu de temps après, un montant total de 100 000 € a été transféré
du compte Willerby vers le compte bancaire de M. Schembri à la Pilatus
Bank. Selon la Cellule d’analyse du renseignement financier, «une
partie des fonds reçus sur le compte de Willerby au titre de paiements
effectués en échange de services fournis pour l’inscription au Programme
pour les investisseurs personnes physiques ont été transférés par
la suite sur le compte personnel de M. Keith Schembri». Le rapport note
en outre que «le Cabinet du Premier ministre a largement pris part
à la mise en place effective du Programme pour les investisseurs
personnes physiques et à la promotion de ce programme dans différents pays.
Le transfert de fonds provenant de personnes souhaitant bénéficier
de ce régime sur le compte personnel d’un fonctionnaire occupant
un poste de confiance dans ce même cabinet est considéré comme une opération
suspecte, qui justifie la réalisation d’un complément d’enquête
par la police». La Pilatus Bank n’avait pas effectué de déclaration
de transaction suspecte et avait au contraire admis les explications
données pour ces transferts: les 100 000 € correspondaient au remboursement
par M. Tonna d’un prêt que lui avait consenti M. Schembri. La Cellule
d’analyse du renseignement financier n’a pas été en mesure de trouver
la moindre trace d’un tel prêt
. En mai 2017,
M. Busuttil a demandé l’ouverture d’une enquête menée par un magistrat sur
le rapport de la Cellule d’analyse du renseignement financier. Cette
enquête, qui aurait dû être relativement simple, est toujours en
cours deux ans plus tard. En février 2018, le chef adjoint de la
police Ian Abdilla a déclaré que la police avait décidé de ne prendre
aucune mesure après l’ouverture de l’enquête judiciaire
.
42. En avril 2016, la Cellule d’analyse du renseignement financier
a remis à la police un rapport sur les Panama
Papers. Le chef de la Police a démissionné peu de temps
après. En mars 2017, le nouveau chef de la Police a déclaré qu’il
n’existait aucun motif d’ouvrir une enquête. En juillet 2017, M. Busuttil
a demandé l’ouverture d’une enquête judiciaire sur les Panama Papers.
M. Mizzi, M. Schembri, le Premier ministre Muscat, M. Tonna, Karl
Cini, collègue de M. Tonna chez Nexia BT, Malcolm Scerri, associé
d’affaires de M. Schembri et M. Hillman’ se sont farouchement opposés
à cette demande. En janvier 2019, au terme d’une longue procédure
judiciaire – y compris sur la question de savoir si le juge, mari
d’une députée travailliste, devait se récuser – la cour d’appel
a débouté M. Busuttil. Elle a conclu que les Panama Papers ne constituaient pas
en soi des éléments de preuve justifiant l’ouverture d’une enquête
– alors que, d’ordinaire, l’ouverture d’une enquête fait davantage
suite à des renseignements qu’à des preuves, et que dans l’enquête
Egrant, au moins, la police allemande avait transmis une copie des
Panama Papers (voir plus haut). En avril 2019, M. Busuttil a présenté
une nouvelle demande d’ouverture d’une enquête sur M. Mizzi et M. Schembri,
appuyée par Republikka. Le 29 avril 2019, un magistrat a ordonné
que les éléments de preuve relatifs aux Panama Papers présentés
par M. Busuttil soient préservés et pris en compte dans l’enquête
judiciaire ouverte au sujet de 17 Black (voir plus haut). Le magistrat
a déclaré que les éventuelles infractions révélées par ces preuves n’entraient
pas totalement dans le cadre de l’enquête sur 17 Black. Malte n’a
pas fait usage des Panama Papers, sauf dans le cadre de l’enquête
Egrant, à la différence d’autres pays: par exemple, des enquêtes judiciaires
sont en cours au Royaume-Uni et en Algérie et des condamnations
ont été prononcées en Allemagne et en Corée du Sud. Malte commencera
peut-être maintenant à peine à engager des poursuites pénales, alors
même que les autorités fiscales maltaises ont entrepris il y a longtemps
déjà d’examiner les faits répréhensibles révélés par les Panama
Papers, ce qui leur a permis de procéder au recouvrement de plus
de 9 millions d’euros d’impôts non acquittés, de pénalités et d’intérêts
de retard.
43. L’accord Electrogas présente des similitudes avec un autre
accord, passé avec
Vitals Global Healthcare (VGH).
En avril 2013, M. Dalli, ancien commissaire européen disgracié,
est retourné à Malte et a été nommé conseiller du gouvernement en
matière de santé. Un article consacré au devoir de vigilance dévoilé par
Mme Caruana Galizia indique qu’en 2013
et 2014 M. Schembri, directeur général de Projects Malta (sous l’autorité
de M. Mizzi) et «un ancien ministre maltais très haut placé» (qu’elle
estime être M. Dalli) avaient cherché à convaincre une société de
soins de santé établie à Dubaï de conclure un contrat avec VGH.
L’ancien ministre aurait «élaboré le plan d’action pour assurer
la victoire de leur consortium». En mars 2014, le Premier ministre
Muscat a nommé M. Mizzi ministre de la Santé (en plus de l’Énergie).
Les investisseurs de VGH ont signé un protocole d’accord avec le
gouvernement en octobre 2014. En novembre 2014, les investisseurs
ont signé un accord entre eux, ce qui laisse supposer qu’ils ont
eu connaissance à l’avance de l’appel d’offres du gouvernement.
Un représentant de VGH aurait déclaré, en février 2015, avoir déjà
conclu un accord avec le gouvernement pour la rénovation des hôpitaux.
En mars 2015, Projects Malta a lancé un appel d’offres pour la mise
en place et la gestion de trois hôpitaux. En juin 2015, M. Mizzi
a confirmé qu’une offre conjointe de VGH et Bluestone Investments
avait été retenue. Le gouvernement a annoncé que l’accord de 30
ans, signé en septembre 2015, se traduirait par un investissement
de 200 millions d’euros. Projects Malta, mené par M. Mizzi, a refusé
de révéler qui siégeait au comité qui a sélectionné la candidature
de VGH
.
44. VGH n’avait aucune expérience antérieure dans le domaine de
la santé. On ignore toujours les détails précis du labyrinthe des
sociétés maltaises et étrangères par l’intermédiaire desquelles
de nombreux hommes d’affaires étrangers seraient propriétaires de
VGH. L’un des propriétaires aurait déjà été conseiller du Premier ministre
Muscat. Il s’est finalement avéré que le gouvernement versait près
de 70 millions d’euros par an à VGH pour la fourniture de lits d’hôpital,
1,2 million d’euros par an pour la Faculté de médecine et 1 million d’euros
par an pour un service d’ambulance aérienne et qu’il payait de surcroît
les salaires du personnel hospitalier. Il apparaît également que
VGH s’est vu octroyé le droit unilatéral de prolonger le contrat
initial de 30 ans à 99 ans. Certains éléments laissent penser que
les propriétaires de VGH ont conclu des contrats de sous-traitance
avec des entreprises dont ils étaient eux-mêmes propriétaires. En
novembre 2016, VGH a nommé Armin Ernst, ancien directeur général
de la société américaine Steward Medical Group, au poste de directeur
général. Celui-ci a démissionné en octobre 2017 pour devenir PDG
de la société Steward. En décembre 2017, Steward négociait l’achat
de VGH, soit deux ans à peine après le début du contrat passé pour 30
ans par cette dernière. D’après les informations obtenues par la
suite, les propriétaires de VGH avaient été contraints de vendre
à contrecœur, faute d’être parvenus à obtenir un financement externe.
Selon certaines sources médicales, «les améliorations des infrastructures
des trois hôpitaux ont jusqu’ici été négligeables», malgré le fait
que VGH s’était engagée à investir 200 millions d’euros et qu’elle
a peut-être déjà reçu 150 millions d’euros, voire plus, du gouvernement
.
Tous ces éléments donnent l’impression générale que M. Mizzi a conclu
en sous-main un marché peu recommandable avec un groupe d’hommes
d’affaires douteux, qui ont par la suite réalisé des bénéfices démesurés
aux dépens du contribuable maltais grâce à des conditions contractuelles
excessivement avantageuses, et se sont finalement montrés incapables
de respecter leurs obligations et contraints de vendre. La Cour
des comptes enquête désormais aussi sur cette affaire et à la mi-mai
2019, Repubblika a demandé au tribunal d’ordonner l’ouverture d’une
enquête judiciaire.
45. Il est regrettable que M. Mizzi et M. Schembri n’aient pas
accepté de répondre aux questions que je souhaitais leur poser sur
les points susmentionnés. Il est également regrettable que les ministres
du Gouvernement maltais ne donnent rarement, voire jamais, d’interviews
dans les médias, sauf lorsqu’ils s’entretiennent avec des journalistes
du Parti travailliste. En 2017, le Premier ministre Muscat a déclaré
que M. Schembri démissionnerait si un magistrat réunissait suffisamment
de preuves pour ouvrir une enquête pénale. Il s’agit là d’une fourberie:
les trois enquêtes préliminaires sont elles-mêmes une forme d’enquête pénale
et devraient largement suffire à engager la responsabilité politique
de l’intéressé et à justifier sa démission ou son licenciement.
Même après l’extension de l’enquête sur 17 Black aux faits reprochés
sur la base des Panama Papers à M. Mizzi ou M. Schembri, le Premier
ministre continue d’insister sur le fait qu’il n’envisage pas de
prendre lui-même des mesures contre eux tant que l’enquête ne sera
pas achevée. Dans des pays comme l’Espagne, l’Islande et la Mongolie,
les responsables politiques ont démissionné lorsque leurs noms sont
apparus dans les Panama Papers. À Malte, ils bénéficient de la protection
du Premier ministre.
46. Tonna et sa société
Nexia BT ont
été impliqués dans la plupart des scandales précités, en général
par la constitution de sociétés offshore occultes et l’ouverture
de comptes bancaires secrets dans des paradis fiscaux, souvent en
collaboration avec les associés de M. Tonna au sein de Mossack Fonseca,
parfois en siégeant dans des organismes publics qui attribuaient
d’importants contrats. M. Tonna est un ami personnel de M. Schembri
depuis plus de 20 ans et expert-comptable de ses sociétés. Le rapport
d’enquête Egrant décrit la relation étroite de Nexia BT et Pilatus
Bank (voir plus loin). Un rapport de la Cellule d’analyse du renseignement
financier qui a fait l’objet d’une fuite évoque un comportement
«suspect» de Nexia BT dans des transactions avec les sociétés de
M. Mizzi et de M. Schembri au Panama, y compris d’éventuels documents fabriqués
de toutes pièces
.
M. Tonna et Nexia BT ont néanmoins continué à entretenir des relations
étroites avec le gouvernement. Le ministre de la Justice, M. Bonnici,
a employé M. Tonna en qualité de «personne de confiance» à plein
temps rémunérée 5 000 € par mois, d’août 2014 à août 2016, puis
à temps partiel jusqu’en août 2017
.
Nexia BT s’est vu attribuer au moins 2,4 millions d’euros de marchés
publics entre 2013 et 2017, beaucoup plus peut-être, mais Projects
Malta, dirigé par M. Mizzi, a refusé de divulguer ces informations.
En 2019, Nexia BT s’est vu confier un contrat de conseil pour un
nouveau partenariat public-privé dans la gestion des déchets. Nexia
BT détient également la concession exclusive de la vente de passeports
maltais à des investisseurs du Moyen-Orient, qui générerait un gain
de 10 000 € par passeport
. En octobre 2017, M. Tonna et son collègue
de Nexia BT, M. Cini, ont démissionné de la Chambre maltaise des
experts-comptables après l’ouverture d’une procédure disciplinaire
contre eux. En avril 2018, le Conseil des experts-comptables, qui délivre
les licences aux comptables, a déclaré qu’il ne prendrait pas de
mesures disciplinaires contre Nexia BT, M. Tonna ou M. Cini tant
que les enquêtes préliminaires ne seraient pas terminées
. Il a maintenu
sa position malgré la déclaration du député européen David Casa,
qui a demandé leur radiation en juin 2018.
47. L’autre acteur clé des récents scandales survenus à Malte
est la
Pilatus Bank. La Pilatus
Bank a été créée par un Iranien de 33 ans, M. Ali Sadr Hasheminejad,
également titulaire d’un «passeport en or» de Saint-Kitts-et-Nevis.
M. Hasheminejad a demandé une licence bancaire à l’Autorité maltaise
des services financiers en octobre 2013. Malgré le jeune âge et
le manque d’expérience de M. Hasheminejad, la licence a été accordée
en trois mois. En septembre 2018, l’Autorité bancaire européenne
a jugé «très préoccupants l’agrément et les pratiques de surveillance
de l’Autorité maltaise des services financiers à l’égard de la Pilatus Bank»
et a ordonné que des mesures soient prises pour remédier à cette
situation. Même la Cellule d’analyse du renseignement financier
a dans un premier temps conclu que la Pilatus Bank avait fait preuve
d’un «mépris flagrant, voire délibéré» à l’égard des exigences en
matière de lutte contre le blanchiment de capitaux, avant d’adopter
une position contraire motivée par des raisons fallacieuses, après
la démission de son directeur et la nomination d’un nouveau directeur.
De nombreux clients de la Pilatus Bank étaient des «personnalités politiques
exposées», une catégorie considérée comme particulièrement exposée
à un risque de blanchiment de capitaux. Il s’agissait également
d’entreprises dont les bénéficiaires effectifs ultimes étaient les
filles du Président de l’Azerbaïdjan et les filles du ministre azerbaïdjanais
des Situations d’urgence. La Pilatus Bank était impliquée dans le
système de lessiveuse azerbaïdjanaise, comme le précise le récent
rapport de M. Mart van de Ven
. M. Schembri et M. Dalli avaient
des comptes bancaires à la Pilatus Bank. M. Hasheminejad était lié
au pouvoir politique maltais: le Premier ministre Muscat, son épouse
et M. Schembri ont tous assisté au mariage de M. Hasheminejad en
Italie. En mars 2018, M. Hasheminejad a été arrêté aux États-Unis
et accusé d’avoir enfreint les sanctions prises contre l’Iran. Le
ministère public américain affirme que la Pilatus Bank a été établie
à l’aide des produits du crime. L’Autorité maltaise des services
financiers a gelé les avoirs de la banque et suspendu M. Hasheminejad
dans sa fonction de président. En novembre 2018, la Banque centrale européenne
a retiré sa licence bancaire à la Pilatus Bank.
48. Il ne s’agit là que d’une partie des controverses qui ont
agité Malte ces dernières années. J’aurais également pu parler de
la vente d’une partie d’Enemalta à une entreprise publique chinoise
du secteur de l’énergie, dans laquelle M. Mizzi, Nexia BT, une société
des Îles Vierges britanniques et la Pilatus Bank étaient tous impliqués.
Ou de l’attribution de marchés publics à une société appartenant
à M. Schembri. Ou de l’octroi de «passeports en or», qui donnent
à des personnes d’origine douteuse le droit de vivre et de travailler
dans l’ensemble de l’Union européenne, selon une procédure opaque
et dépourvue de transparence. Ou de la vente par le gouvernement
d’une grande parcelle de littoral protégé à «l’American University
of Malta», créée par un groupe jordanien du secteur de la construction,
des voyages et du tourisme sans expérience antérieure dans l’enseignement
supérieur, qui compte encore très peu d’étudiants et a licencié
son personnel enseignant après avoir obtenu l’agrément. Ou encore
du problème endémique des autorisations d’occupation des sols et
de la politique de régularisation des constructions illicites pratiquée
par le gouvernement travailliste. Ou de l’utilisation abusive des
promotions dans les forces armées. Et la liste est encore longue.
49. Comme le fait remarquer sèchement le GRECO, «il est clair
que Malte doit renforcer sa capacité de traiter les allégations
de corruption et d’autres infractions impliquant des hauts fonctionnaires.
À l’heure actuelle, il semblerait que la plupart (sinon la totalité)
des affaires visant [les plus hauts responsables] et d’autres agents
publics étroitement liés soient bloqués à un stade précoce de la
procédure pénale [...]. Les Maltais ont ainsi l’impression que les
hauts fonctionnaires bénéficient d’une impunité totale pour leurs
actes». Mais les dysfonctionnements de Malte ne représentent pas
seulement un problème national; ils rendent toute l’Europe vulnérable:
la nationalité maltaise confère la citoyenneté européenne, un visa
maltais est un visa Schengen et une banque maltaise donne accès
au système bancaire européen. Si Malte ne peut mettre de l’ordre
sur son propre territoire, il incombe aux institutions européennes
d’intervenir.
4. L’assassinat
de Daphne Caruana Galizia
4.1. Les
activités de Mme Caruana Galizia et les
craintes pour sa sécurité
50. Mme Caruana
Galizia a été à la tête de la couverture médiatique de la plupart
des scandales récemment survenus à Malte. Cela l’a rendue célèbre,
adulée, crainte, aimée et détestée sur l’île. Elle a été victime
de la législation maltaise en matière de diffamation, qui était,
il y a peu de temps encore, très largement considérée comme peu
propice à l’indépendance de la presse, la diffamation constituant
une infraction pénale, tandis que les frais de justice étaient minimes
et que les procédures abusives au civil ne faisaient l’objet d’aucune sanction.
Au moment de sa mort, Mme Caruana Galizia
était poursuivie pour diffamations dans 47 affaires, dont bon nombre
sont toujours en cours contre ses héritiers
.
Les principaux acteurs impliqués dans ses articles sur la corruption
ont tous engagés des actions en justice à son encontre. Le Premier
ministre Muscat, par exemple, l’a poursuivie à la suite de l’article
indiquant que sa femme était la bénéficiaire effective ultime de
la société Egrant, dont le siège est au Panama. MM. Mizzi et Schembri
ont tous deux engagés de multiples procédures. Le ministre de l’Économie,
Chris Cardona, l’a poursuivie à cause de l’article dans lequel elle précisait
qu’il s’était rendu dans un bordel allemand lors d’un voyage officiel
.
Le promoteur immobilier Silvio Debono a 19 affaires en cours, qui
concernent toutes un seul et même article. En outre, Henley and
Partners, la société chargée de la gestion du régime des passeports
en or, a menacé de la poursuivre à Londres et aurait été encouragée
en ce sens par le Premier ministre Muscat, M. Schembri et M. Mizzi
.
Ironie du sort, la Pilatus Bank a poursuivi Mme Caruana
Galizia pour diffamation aux États-Unis.
51. Au-delà de cette multitude de procédures judiciaires, Mme Caruana
Galizia a aussi fait l’objet de campagnes et déclarations publiques
injurieuses de la part des personnes visées par ses investigations
ou de leur entourage. Le service de presse du gouvernement a publié
des déclarations contenant des attaques personnelles mettant en
cause le caractère et le professionnalisme de Mme Caruana
Galizia
. Glenn Bedingfield,
député et conseiller en médias au sein du Cabinet du Premier ministre
Muscat, a encouragé les gens à prendre des photos de Mme Caruana
Galizia vaquant à ses affaires quotidiennes et a publié des centaines
de ces photos sur son blog. En 2013, elle a été poursuivie dans
les rues d’une ville maltaise par une foule menée par un maire du
Parti travailliste et a été forcée de se réfugier dans un couvent.
Encore plus effrayant, elle a été victime de violentes représailles
à au moins deux reprises: en 1995, sa porte d’entrée a été incendiée
et son chien a été égorgé; en 2006, on a mis le feu à des pneus
empilés à la porte arrière de sa maison
.
52. Immédiatement après le décès de Mme Caruana
Galizia, il a été indiqué qu’elle avait porté plainte à la police
quinze jours plus tôt parce qu’elle recevait des menaces
. La police
a affirmé qu’aucun signalement de menaces à son encontre n’avait
été fait au poste de police de Mosta dans les deux semaines précédentes
. Peu après,
les autorités ont confirmé que son domicile ne faisait pas l’objet
d’une surveillance permanente avant sa mort
, bien qu’un
officier de police aurait affirmé, sous couvert d’anonymat, que
la police mettait des agents en faction à son domicile ou effectuait
des rondes à proximité
.
Le chef de la police Lawrence Cutajar a déclaré aux membres de la
délégation ad hoc du Parlement européen à Malte que la mise en place
d’un dispositif de protection contre sa volonté aurait été jugée
intrusive
, ce qui laisse penser qu’il
n’y avait pas de mesures de protection.
4.2. Les
exigences nées de l’obligation de protéger le droit à la vie
53. Malte est partie à la Convention
européenne des droits de l’homme (STE no 5,
«la Convention»). Or l’article 2 de la Convention protège le droit
à la vie et impose aux États une obligation «négative» de ne pas priver
des individus de leur droit à la vie en violation des dispositions
dudit article, ainsi que des obligations positives et procédurales.
54. L’obligation positive découlant de l’article 2 est double.
Premièrement, l’État doit «mettre en place un cadre législatif et
administratif visant une prévention efficace et dissuadant de mettre
en péril le droit à la vie»
. Le deuxième aspect de cette
obligation est constitué lorsque les autorités «savaient ou auraient
dû savoir sur le moment qu’un ou plusieurs individus étaient menacés
de manière réelle et immédiate dans leur vie du fait des actes criminels
d’un tiers». Dans de telles circonstances, les autorités sont tenues
de «[prendre], dans le cadre de leurs pouvoirs, les mesures qui,
d’un point de vue raisonnable, [pourraient] sans doute palli[er] ce
risque»
.
55. L’obligation procédurale impose d’enquêter sur toute mort
suspecte qui pourrait être survenue en infraction aux obligations
substantielles (positives et négatives). Les impératifs de base
de l’obligation procédurale sont que l’enquête soit indépendante
et rapide, qu’elle soit en mesure d’établir les faits et accessible
au public et aux proches de la victime
.
4.3. L’enquête,
les chefs d’accusation et la procédure judiciaire
56. La magistrate initialement
chargée de l’enquête sur le meurtre de Mme Caruana
Galizia s’étant récusée (voir ci-dessous), l’enquête a été reprise
par le magistrat Anthony Vella. Dans les jours qui ont suivi, des experts
d’Europol, des Pays-Bas, du Royaume-Uni et des États-Unis sont arrivés
à Malte pour assister la police locale. L’enquête a établi ce qui
suit: quelques minutes avant l’explosion, un appel a été passé,
depuis un endroit proche du domicile de Mme Caruana
Galizia à partir d’un téléphone mobile associé à Alfred Degiorgio,
au frère de celui-ci, George. Toujours avant l’explosion, George
Degiorgio a utilisé son propre téléphone pour créditer le compte
d’un autre téléphone. La bombe a été déclenchée par un SMS envoyé
d’un lieu situé en mer par cet autre téléphone à la carte SIM intégrée
au détonateur de la bombe. Ce SMS a été envoyé du même endroit que
l’appel passé par George Degiorgio pour créditer l’autre téléphone.
George Degiorgio possède un bateau qui a été vu quittant le port
de La Valette le matin du meurtre et qui est rentré plus tard dans
l’après-midi. L’ADN d’Alfred Degiorgio a été relevé sur un mégot
de cigarette trouvé sur une crête offrant une vue plongeante sur
le domicile de Mme Caruana Galizia
.
57. Dix personnes ont été arrêtés le 4 décembre 2017. Le jour
suivant, trois d’entre eux ont été inculpés: les frères Alfred et
George Degiorgio, ainsi que Vince Muscat – tous trois possédant
un lourd casier judiciaire. (les sept autres ont été remis en liberté
sous caution sans être inculpés.) Tous trois ont comparu le même
jour et ont plaidé non coupables. En droit maltais, lorsqu’un magistrat
ne peut établir les motifs permettant au procureur général de dresser
un acte d’accusation dans un délai de 30 jours à compter de l’inculpation
des suspects, le non-lieu doit être prononcé sans condition à leur
égard. La procédure concernée, dite de réunion des preuves, était
censée débuter le 14 décembre. La première magistrate saisie de
l’affaire, Donatella Frendo Dimech, s’est récusée elle-même à la
suite d’une requête de la défense qui se fondait sur le fait qu’elle
avait été à l’école avec l’une des sœurs de Mme Caruana
Galizia. Le 18 décembre, une deuxième magistrate, Charmaine Galea,
s’est également récusée au motif que Mme Caruana
Galizia mentionnait son nom dans des articles de son blog. Une troisième
magistrate, Claire Stafrace Zammit, a rejeté une nouvelle demande
de récusation. Le 21 décembre, elle a conclu qu’il y avait suffisamment
d’éléments de preuve pour que le procureur général dresse un acte
d’accusation. Depuis, la procédure a avancé extrêmement lentement,
avec des auditions d’une durée de quelques heures organisées en
moyenne peut être une fois par mois. La défense a successivement
contesté la recevabilité d’un certain nombre d’éléments de preuve,
y compris sur le plan constitutionnel. La dernière audience de la
procédure de réunion des preuves s’est tenue le 12 avril 2019 et s’est
soldée par un ajournement. Dix-sept mois sont maintenant passés
depuis l’inculpation des suspects. Le procureur général n’a toujours
pas établi d’acte d’accusation. Si les suspects ne sont pas mis
en accusation d’ici au mois d’août 2019, ils devront être libérés
sous caution.
58. Les frères Degiorgio ont également été inculpés de blanchiment
de capitaux sur la base d’éléments de preuve établis lors de l’enquête
sur ce meurtre. Le 15 avril 2019, ils ont été libérés sous caution
pour ces chefs d’accusation, même si les risques de fuite, de récidive
ou de subornation de témoins doivent certainement être les mêmes
dans les deux cas. Techniquement, ils sont désormais en liberté
sous caution pour les accusations de blanchiment de capitaux; en
cas d’expiration du délai de détention provisoire dans l’affaire
de meurtre, ils seront libérés.
4.4. Inquiétudes
relatives à l’enquête et au risque d’influence politique
59. Immédiatement après le décès
de Mme Caruana Galizia, la responsabilité
des premières étapes, cruciales, de l’enquête a été confiée à la
magistrate de permanence, Mme Consuelo
Scerri Herrera. Or, Mme Caruana Galizia
avait publié une série d’articles très critiques sur Mme Scerri
Herrera depuis au moins 2010. Encore tout récemment, en janvier
2017, elle avait titré «Scerri Herrera a été jugée inapte à être
juge. Il en découle qu’elle est inapte à être magistrate». Apprenant
qu’elle était chargée de l’affaire, la famille Caruana Galizia a
déposé une requête auprès du tribunal pour que Mme Scerri
Herrera se récuse. Le lendemain, elle a été remplacée par le magistrat
Anthony Vella. M. Vella semblait mener énergiquement l’enquête.
Il aurait même demandé des copies des relevés du téléphone portable
du Premier ministre Muscat. En juin 2018, le Premier ministre a
promu M. Vella juge. Le Premier ministre a déclaré que M. Vella
avait été promu parce qu’il était «le suivant sur la liste». Le
président de la Cour suprême m’a indiqué qu’il avait conseillé à
M. Vella d’accepter, car l’occasion ne se représenterait peut-être
plus pour lui. Rétrospectivement, aucune de ces affirmations n’est
vraie: il y a eu une autre série de promotions en avril 2019, au
cours de laquelle un magistrat a été promu avant plusieurs autres
magistrats plus anciens que lui.
60. Des inquiétudes ont été exprimées au sujet de la police. La
famille Caruana Galizia a demandé que le chef adjoint de la police,
M. Silvio Valletta, soit dessaisi de l’enquête au motif qu’il était
en situation de conflit d’intérêts, puisque sa femme était ministre
du gouvernement en place. Le chef adjoint de la police a nié l’existence
d’un tel conflit, en soulignant que ses activités professionnelles
étaient indépendantes de celles de son épouse. Néanmoins, le 12
juin 2018, un juge maltais a décidé que M. Valletta ne devait pas
participer à l’enquête en raison de ce possible conflit d’intérêts,
et que son engagement devait lui-même faire l’objet d’une enquête
par son remplaçant; M. Valletta s’est alors retiré de l’enquête
.
Un autre motif de préoccupation est la possibilité que les autorités
aient pu avoir connaissance du complot à l’avance. Lors de l’interrogatoire
de George Degiorgio, l’un des suspects, la police a passé un enregistrement
de l’appel que celui-ci avait fait pour créditer le téléphone utilisé
pour déclencher la bombe
.
Les services de sécurité ont également révélé qu’ils surveillaient
le bateau de George Degiorgio avant le meurtre
. Ces éléments soulèvent
des questions sur ce dont la police et les services de sécurité
maltais pouvaient avoir eu connaissance avant le meurtre. Les services
de sécurité «démentent catégoriquement» avoir eu la moindre connaissance
du complot meurtrier à l’avance. À la mi-juin 2018, le dossier de
surveillance du téléphone de George Degiorgio n’avait toujours pas été
communiqué au magistrat chargé de l’enquête
. Il a également été avancé que
le sergent de police Aldo Cassar, de l’unité de renseignement criminel,
aurait informé les trois suspects avant leur arrestation. Peu après leur
arrestation, M. Cassar a été muté dans une autre unité de police.
La police a démenti que M. Cassar ait eu connaissance des arrestations
imminentes ou que sa mutation ait été motivée par une quelconque divulgation
d’informations
. Le 26 avril 2018, Rob Wainwright,
directeur général d’Europol, a écrit à la députée européenne Ana
Gomes, présidente de la délégation ad hoc du Parlement européen,
pour lui expliquer le rôle d’Europol dans l’enquête sur l’affaire
Caruana Galizia à Malte. Dans cette lettre, il a fait le commentaire
suivant, qui a suscité de nombreuses inquiétudes: «Nous continuerons
à travailler en étroite coopération avec les autorités maltaises,
mais cette coopération n’est pas optimale et nous nous efforçons
activement d’y remédier». Le chef de la police, M. Cutajar, a tenté
de me convaincre que M. Wainwright ne parlait pas de la coopération
en faveur de l’enquête sur le meurtre, mais d’une opération de contrôle
des frontières. Il ne m’a pas convaincu et M. Wainwright m’a depuis
confirmé que sa lettre à Mme Gomes faisait
référence à un manque de coopération dans l’affaire Caruana Galizia,
et non à l’égard du contrôle des frontières.
61. Les autorités n’ont pas associé la famille Caruana Galizia
à l’enquête. L’évolution de l’enquête a souvent été rendue publique,
par le Premier ministre ou le ministre de l’Intérieur plutôt que
par le chef de la police, sans que la police n’en ait d’abord informé
la famille. Le 27 novembre 2017, le ministre de l’Intérieur Michael
Farrugia a déclaré devant le parlement que le magistrat instructeur
avait eu accès à certains effets personnels de Mme Caruana
Galizia. L’époux de cette dernière, Peter, s’est plaint auprès de
M. Farrugia que cette déclaration risquait de compromettre l’enquête
et constituait une violation des obligations qui lui incombent dans
l’exercice de ses fonctions publiques. La police n’a pas non plus
donné suites aux demandes d’informations et de protection répétées
de la famille
.
62. Des propos tenus par des proches du Premier ministre suscitent
des inquiétudes au sujet de l’enquête. Le chargé de communication
du Premier ministre, Josef Caruana, a publié une déclaration sur
Facebook insinuant que la propre famille de Mme Caruana
Galizia serait impliquée dans son meurtre
,
même s’il est par la suite excusé auprès de «tous ceux qu’il aurait
pu blesser» (sans pour autant retirer sa déclaration précédente)
.
Quelques jours plus tard, un autre chargé de communication du Premier
ministre, le député travailliste Glenn Bedingfield
, a posté
sur son blog un appel au Civil Society Network, qui avait fait campagne pour
que justice soit faite dans l’affaire Caruana Galizia, afin qu’il
appelle la famille de cette dernière à remettre son ordinateur portable,
ce que la famille avait refusé de faire par manque de confiance
dans les autorités et par crainte de dévoiler ses sources journalistiques.
En quelques heures, des banderoles de confection professionnelle
sur lesquelles on pouvait lire «Pourquoi cacher l’ordinateur portable
de Daphne?» ont fleuri dans tout le pays
.
63. Peu après, la famille Caruana Galizia a remis deux ordinateurs
portables de Daphné, ainsi que trois lecteurs de disques, à la police
allemande. Dans le cadre des contacts officiels existants, le procureur
allemand a informé le juge enquêteur d’Egrant, Aaron Bugeja, que
l’ordinateur portable était en sa possession et que M. Bugeja pouvait
demander des copies des données
. Le procureur
a également déclaré que d’autres autorités maltaises pouvaient demander
des copies de données à d’autres fins
. En juillet, il
est apparu que le magistrat chargé de l’enquête sur l’assassinat,
Anthony Vella, s’était rendu en Allemagne où il avait consulté les
Panama Papers (que la police allemande avait obtenus d’autres sources)
mais pas, apparemment, les données des ordinateurs portables ou
des lecteurs de disques
. En septembre 2018, les autorités
allemandes ont confirmé que les autorités maltaises n’avaient toujours
pas officiellement demandé ces données
.
Le fait que les autorités maltaises n’aient pas demandé en quatre
mois l’accès à ce qui pourrait être des preuves cruciales permettant
d’identifier les commanditaires du meurtre est inexcusable, d’autant
plus qu’en octobre 2017, l’inspecteur de police Arnaud, qui dirige
l’enquête, avait officiellement demandé au magistrat Vella d’utiliser
son autorité pour sécuriser le portable
et qu’en mai 2018, le ministre
maltais des Affaires intérieures Michael Farrugia avait annoncé
que la police maltaise recevrait les données de ces portables
.
64. Des témoins ont rapporté avoir vu M. Cardona, le ministre
de l’Économie, dans le même bar qu’Alfred Degiorgio, l’un des trois
suspects arrêtés, et, à une occasion, discuter avec lui pendant
assez longtemps et sortir du bar en sa compagnie; c’était en novembre 2017,
peu après le meurtre de Mme Caruana Galizia
.
Un autre témoin affirme avoir vu M. Cardona parler avec les suspects
avant le meurtre
. M. Cardona a répondu qu’il ne
se souvenait pas avoir jamais adressé la parole à aucun de ces individus
et n’avoir certainement jamais eu le moindre rendez-vous avec eux,
affirmant que tout le reste n’était que rumeur et spéculation sans fondement
. M. Cardona a fait une déposition
volontaire, dont les déclarations ne pouvaient être retenues contre
lui, auprès de la police, mais n’a pas fait l’objet d’une enquête
plus approfondie. Il a refusé de me rencontrer ou de répondre à
mes questions écrites. Il a été rapporté que M. Cardona a assisté
à un enterrement de vie de garçon en présence d’Alfred Degiorgio,
l’un des trois suspects, quelques mois avant l’assassinat; en outre,
un armateur, à qui Mme Caruana Galizia
avait parlé en octobre 2016 de ses liens présumés avec le trafic
de carburant, avait ensuite contacté M. Cardona et M. Degiorgio
.
65. En novembre 2018, le ministre de l’Intérieur a semblé confirmer
des rapports détaillés selon lesquels la police avait identifié
deux commanditaires présumés du meurtre. Il a ajouté qu’il espérait
leur arrestation prochaine. Cette annonce faisait suite à une déclaration
du chef de la Police, qui estimait que l’enquête était parvenue
à un «stade délicat». Le ministère de l’Intérieur a par la suite
été contraint de corriger sa déclaration. Aucun commanditaire n’a
été arrêté. Aucune explication n’a été donnée sur les raisons de
ces affirmations erronées. En février 2019, une «source étrangère
proche de l’enquête» aurait déclaré que les enquêteurs étrangers
«croient qu’il y a une base pour procéder à l’arrestation et à l’interrogatoire
de certains individus et nous travaillons avec la police maltaise
pour comprendre ce qui les retient»
.
66. Compte tenu de toutes ces préoccupations, j’ai été surpris
par l’attitude du procureur général, qui a le pouvoir de poser des
questions au juge d’instruction. M. Grech a dit à la commission
qu’il ne l’avait pas fait parce que les avocats de la famille n’avaient
pas répondu quand il leur avait demandé s’il devait le faire. Cela ne
m’a pas semblé être l’attitude de quelqu’un qui a pris ses responsabilités
en tant qu’acteur central du système de justice pénale, ni la mesure
de la gravité de la situation entourant l’assassinat de Mme Caruana Galizia,
suffisamment au sérieux.
67. Même après la mort de Mme Caruana
Galizia, le gouvernement continue apparemment de faire montre d’hostilité
à son égard. Les gens indignés par son assassinat, déterminés à
garder sa mémoire vivante et à faire campagne pour que les commanditaires
soient traduits en justice, ont commencé à déposer des fleurs, des
bougies et des messages en installant un mémorial informel sur le
site symbolique du «monument du grand siège», en face de la cour
de justice. M. Bonnici, en sa qualité de ministre de la Culture,
a ordonné que ce mémorial soit nettoyé tous les soirs et a fermé
le site pendant trois mois pour restauration (alors qu’il avait fallu
11 jours pour la restauration de l’Arc de Triomphe à Paris lorsqu’il
avait été fortement vandalisé à l’occasion des manifestations des
gilets jaunes). Cela donne l’impression que le gouvernement souhaiterait effacer
Mme Caruana Galizia de la mémoire publique.
4.5. La
nécessité d’une enquête publique indépendante
68. Les avocats mandatés par la
famille Caruana Galizia – deux d’entre eux ont participé à l’audition
de la commission en octobre 2018 – ont demandé à plusieurs reprises
aux autorités maltaises d’ouvrir une enquête publique indépendante
sur le meurtre et ses circonstances. Comme nous l’avons indiqué
plus haut, Malte est soumise à une série d’obligations relatives
au droit à la vie, consacré par l’article 2 de la Convention européenne
des droits de l’homme. Il s’agit notamment de l’obligation de mener
une enquête indépendante et effective sur les décès suspects. L’enquête
doit être hiérarchiquement, institutionnellement et concrètement indépendante
de toute personne susceptible d’avoir un intérêt à l’égard de ses
résultats. Pour être effective, l’enquête doit être rapide, soumise
à l’examen attentif des citoyens, accessible aux proches de la victime, capable
d’obtenir tous les éléments de preuve pertinents et de prendre les
mesures qui s’imposent. Les avocats de la famille soutiennent que
ces conditions ne sont pas remplies pour l’enquête sur les circonstances plus
larges du décès, y compris l’identification des commanditaires.
Ils font valoir qu’une enquête devrait également examiner si les
défaillances que présente à Malte la protection de la liberté d’expression
et de la liberté des médias au titre de l’article 10 de la Convention
(liberté d’expression), notamment la violence dont les personnalités
politiques font preuve à l’égard des journalistes, ont créé une
culture de l’impunité qui a encouragé ses meurtriers. Le procureur
général a constamment rejeté les demandes de la famille, principalement
au motif qu’une enquête indépendante parallèle n’est pas nécessaire
et compliquerait le travail de la police et du magistrat chargé
de l’enquête.
69. Si les enquêtes sur les circonstances au sens large avaient
donné des résultats, j’aurais pu être plus favorable à la position
du procureur général, même si elle n’aborde pas la nécessité d’examiner
les questions relatives à la liberté d’expression et des médias.
Mais ces enquêtes progressent au contraire à un rythme proche de
la congélation. Si les trois suspects ne sont pas rapidement inculpés,
ils devront être libérés, sans jamais avoir témoigné devant le tribunal.
Aucun commanditaire de l’assassinat n’a été arrêté. Les magistrats sont
dépourvus de garanties d’indépendance vis-à-vis du gouvernement,
y compris vis-à-vis des personnes qui peuvent avoir un intérêt dans
les résultats de l’enquête. Les enquêtes judiciaires menées par
un magistrat semblent mal adaptées aux investigations complexes,
car la disponibilité de ce magistrat, qui continue en même temps
à exercer d’autres taches judiciaires, est limitée. L’enquête judiciaire
menée sur l’assassinat de Mme Caruana
Galizia a encore été retardée par un changement inutile de magistrat.
Les enquêtes judiciaires dépendent également de l’assistance de
la police. Le chef de la Police est nommé et peut être révoqué par
le Premier ministre. L’enquête policière a été retardée par le refus
des autorités de dessaisir un agent en situation de conflit d’intérêts.
La police n’a pas cherché à obtenir les informations présentes sur
l’ordinateur portable de Mme Caruana
Galizia lorsque cette possibilité lui a été offerte. La police n’a
toujours pas enquêté sur des personnes telles que M. Mizzi et M. Schembri,
qui ont fréquemment fait l’objet des articles de Mme Caruana Galizia.
Je comprends parfaitement pourquoi la famille Caruana Galizia n’a
aucune confiance dans la capacité des autorités maltaises à enquêter
efficacement sur ce meurtre. Je conviens qu’une enquête indépendante s’impose
à l’heure actuelle.
70. Le Premier ministre Muscat m’a promis que toutes les preuves
seraient conservées indéfiniment. Ces éléments doivent inclure les
preuves recueillies grâce à l’interception par les services secrets
maltais des appels téléphoniques mobiles de George Degiorgio. Il
est essentiel que cela soit fait et que tous les éléments de preuve
soient mis à la disposition d’une future enquête indépendante.
5. Conclusions
et recommandations
71. Comme le titre du présent rapport
et la proposition initiale l’indiquent, l’affaire Caruana Galizia
est d’une importance considérable, non seulement en elle-même, mais
aussi pour ce qu’elle implique potentiellement pour l’État de droit
à Malte. Je rappellerai ici la contribution des fils de Mme Caruana
Galizia, Matthew, Andrew et Paul, au 18e Rapport
général d’activités du GRECO (2017):
«Dans les pays qui n’ont pas la volonté ni
les capacités de poursuivre les personnalités corrompues qu’ils
dénoncent, les journalistes deviennent généralement eux-mêmes des
cibles. L’État mobilise toute son énergie non pas pour lutter contre
la corruption mais contre les journalistes et les lanceurs d’alertes qui
la mettent au grand jour. Dans certains pays, lorsqu’ont éclaté
les premières révélations (…) les journalistes traitant des Panama
Papers ont été la cible de poursuites vexatoires, de menaces financières,
d’enquêtes fiscales ciblées et de harcèlement physique. (…) Certains
d’entre eux risquent d’y laisser leur vie: depuis 1992, les deux
tiers des journalistes assassinés couvraient la politique et la corruption.
Ce chiffre démontre que des journalistes sont assassinés lorsque
les institutions n’enquêtent pas sur la corruption, ne la poursuivent
pas et, surtout, ne l’empêchent pas. L’assassinat de journalistes trahit
la défaillance des institutions et des niveaux de corruption extrêmes.»
72. Cette affirmation est largement confirmée par les faits, des
faits établis et non contestés, pas de simples spéculations ou allégations.
L’avis de la Commission de Venise et le rapport du GRECO concluent
avec autorité que les institutions gouvernementales, le système
de justice pénale et les services répressifs de Malte ne respectent
pas les normes européennes en matière d’État de droit. Cette situation
a permis aux allégations de corruption endémique de suppurer. Il
existe des preuves convaincantes que M. Schembri et M. Mizzi, en particulier,
sont impliqués dans plusieurs cas graves d’abus de pouvoir, de corruption
et de blanchiment de capitaux. Ils ont refusé d’assumer leur responsabilité
politique en démissionnant. Ils continuent de bénéficier de la protection
du Premier ministre Muscat. Les allégations à l’encontre du Premier
ministre Muscat lui-même ont été rejetées dans le cadre d’une procédure
qui ne présente aucune garantie d’indépendance et dans des circonstances
qui font naître des soupçons d’influence politique. Il ne m’appartient
pas de dire si ces personnes sont des criminels ou non. Je note
simplement l’existence de preuves claires et de soupçons fondés,
qui n’ont pas fait l’objet d’une enquête adéquate. Il incombe en
premier lieu aux autorités maltaises d’enquêter sur ces soupçons,
de recueillir et d’examiner les preuves, ce qu’elles ne font manifestement
pas. Les personnes qui sont au cœur du gouvernement maltais et d’autres,
comme M. Tonna, qui leur sont étroitement associées, jouissent d’une
parfaite impunité. Dans le même temps, les autorités maltaises ne
sont pas en mesure d’engager des poursuites en temps utile, même
contre les tueurs à gages supposés qui ont assassiné Mme Caruana
Galizia, et encore moins contre les commanditaires de cet assassinat,
quels qu’ils soient.
73. Les autorités maltaises doivent mettre en œuvre d’urgence
toutes les recommandations de la Commission de Venise et du GRECO,
ainsi que celles que formulera MONEYVAL. Ces recommandations forment
un ensemble cohérent et leur mise en œuvre doit s’inscrire dans
un processus global de réforme. Le fait de n’en sélectionner qu’une
partie n’atteindra pas les résultats escomptés. Le processus de
réforme lui-même doit être ouvert et inclusif. Les autorités maltaises
doivent également veiller à accélérer les enquêtes policières et
judiciaires menées sur les affaires de corruption et de blanchiment
de capitaux qui concernent des personnalités publiques de premier
plan, ainsi que sur les circonstances plus générales de l’assassinat
de Mme Caruana Galizia. Il importe qu’elles
mettent sur pied une enquête publique indépendante sur ce meurtre et
les questions connexes. Il convient que l’Assemblée suive de près
la situation à Malte jusqu’à ce qu’elle parvienne à une conclusion
satisfaisante sur tous les points susmentionnés.