1. Introduction
1.1. Procédure
1. La proposition de résolution
intitulée «La protection de la liberté de religion ou de croyance
sur le lieu de travail»
a été renvoyée
pour rapport à la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme le 12 octobre 2018
.
La commission m’a nommé rapporteur lors de sa réunion à Paris le
13 décembre 2018.
2. Lors de sa réunion à Strasbourg le 1er octobre 2019, la commission
a procédé à une audition à laquelle ont participé:
- Mme Katayoun
Alidadi, professeure adjointe en études juridiques, département
d'Histoire et de Sciences sociales, Université Bryant, Rhode Island,
États-Unis (par vidéo-conférence);
- M. Javier Martínez-Torrón, professeur de droit, Université
Complutense, Madrid;
- Mme Nazila Ghanea, professeure
agrégée de droit international des droits de l'homme à l'Université d'Oxford
(par vidéo-conférence).
3. En outre, en juin 2019 j’ai adressé un questionnaire au Centre
européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP)
pour obtenir des informations sur la situation de la législation
des États membres du Conseil de l’Europe concernant les mesures
visant à assurer le respect de la liberté de religion ou de croyance
sur le lieu travail. Les réponses données par les délégations nationales
ont été synthétisées et présentées en annexe de ma note d’information
du 6 novembre 2019; ces deux documents ont été déclassifiés par
la commission lors de sa réunion de Berlin du 15 novembre 2019 (AS/Jur
(2019)43 et AS/Jur (2019)43 Annexe, déclassifiés le 22 novembre
2019).
1.2. Les
questions en jeu
4. La proposition de résolution
susmentionnée fait référence à la
Résolution 2036 (2015) de l’Assemblée parlementaire, «Combattre l’intolérance
et la discrimination en Europe, notamment lorsqu’elles visent les chrétiens»
. Cette résolution
appelait les États membres du Conseil de l’Europe «à promouvoir
l’aménagement raisonnable dans le cadre du principe de la discrimination
indirecte, de manière à veiller à ce que le droit à la liberté de
religion et de conviction de toutes les personnes relevant de leur
juridiction soit respecté, sans que quiconque soit lésé dans ses
autres droits également garantis par la Convention européenne des
droits de l’homme»
.
Les signataires de la proposition sont d’avis que, trois ans après
l’adoption de la
Résolution
2036 (2015), il est indispensable d’examiner les mesures prises
par les États membres pour mettre en œuvre les recommandations qui
y sont formulées, que ce soit par la mise en place de politiques
permettant l’utilisation d’un mécanisme informel d’aménagement raisonnable
ou par l’adoption d’une législation prévoyant un mécanisme officiel
d’aménagement raisonnable de la religion ou des croyances sur le
lieu de travail. Il importe que l’Assemblée fasse le bilan des progrès
réalisés, en vue de recenser les bonnes pratiques des États membres
du Conseil de l’Europe qui offrent le meilleur moyen de prévoir
un aménagement raisonnable en matière de croyances religieuses.
5. Dans l’Europe d’aujourd’hui, la question de la coexistence
des membres des diverses communautés religieuses, des athées, des
agnostiques et des sceptiques a pris une importance capitale. Bien
que, d’un point de vue historique, on puisse considérer l’Europe
comme un bastion du christianisme, plusieurs pays comptant par ailleurs
d’anciennes communautés juives, elle est aujourd’hui de plus en
plus laïque et présente une plus grande diversité religieuse, avec
un nombre croissant de musulmans dans de nombreux États, ainsi que
divers groupes représentant de «nouvelles religions». Bien que l’on
reconnaisse le rôle du christianisme dans le façonnement de la culture
et de l’identité de l’Europe, ainsi que la contribution du judaïsme
et l’influence de l’Islam, la situation actuelle pose de nouveaux
défis aux décideurs politiques et aux groupes confessionnels, pour
lesquels il est de plus en plus nécessaire de trouver des moyens
de tenir compte des croyances religieuses sur le lieu de travail.
Le port de symboles religieux, tels que la croix pour les chrétiens
ou le foulard pour les femmes musulmanes, a suscité des controverses
dans certains pays. En outre, dans certaines sociétés, les fidèles
peuvent rencontrer des difficultés dans leur vie quotidienne pour
les fêtes religieuses, les heures de prière prescrites, l’objection
de conscience du personnel médical à l’avortement, les règles alimentaires
ou d’autres obligations découlant de leurs convictions religieuses.
6. Le Conseil de l’Europe a élaboré un ensemble de normes contraignantes
ou non dans le domaine de la liberté religieuse. L’Assemblée a pris
position sur de nombreuses questions relatives à la diversité et
à la tolérance religieuses ainsi qu’à la laïcité de l’État dans
un certain nombre de résolutions et de recommandations
.
Je m’intéresserai donc uniquement aux notions de liberté de religion
et de conviction ainsi que d’interdiction de toute discrimination
fondée sur la religion, telles qu’elles sont consacrées par la Convention
européenne des droits de l’homme et par d’autres instruments juridiques
internationaux, et à la notion d’«aménagement raisonnable» dont
il est question dans la proposition. La commission y a déjà fait référence
en 2011, lorsqu’elle a adopté le rapport établi par son ancien membre
M. Tudor Panţiru (Roumanie, Groupe socialiste), «Combattre toutes
les formes de discrimination fondées sur la religion»
, qui a conduit par la suite
à l’adoption de la
Résolution 1846 (2011) et de la
Recommandation 1987 (2011) par la Commission permanente de l’Assemblée le 25 novembre
2011. En septembre 2015, la commission a de nouveau examiné les
questions relatives à la liberté de religion lorsqu’elle a adopté
son avis sur le rapport de la commission de la culture, de la science,
de l’éducation et des médias sur la «Liberté de religion et vivre
ensemble dans une société démocratique»
.
Sur la base de ce rapport, l’Assemblée a adopté, le 30 septembre
2015, la
Résolution 2076 (2015). Comme nous l’avons indiqué précédemment, ces éléments
occupent également une place importante dans la
Résolution 2036 (2015) de l’Assemblée. Mon rapport portera uniquement sur les questions
relatives à la liberté de religion ou de croyance sur le lieu de
travail et ne prendra pas en compte la discrimination fondée sur
la religion ou les croyances dans la prestation de services, bien
que ces questions soient étroitement liées.
2. Cadre juridique international et européen
relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion
2.1. Champ
d’application de la liberté
8. Les libertés consacrées à l’article 9, paragraphe 1, de la
Convention présentent à la fois un aspect interne et un aspect externe.
L’aspect interne protège le droit d’avoir ou non une conviction
et de changer de religion ou de conviction selon sa conscience.
Il s’agit d’un droit absolu, qui ne peut faire l’objet de restrictions.
9. L’aspect externe protège la liberté de manifester sa religion
ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou
en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement
des rites. Elle peut faire l’objet des restrictions énumérées à
l’article 9, paragraphe 2 de la Convention. Celles-ci doivent être
«prévues par la loi» et «nécessaires, dans une société démocratique,»
à la poursuite d’un but légitime d’utilité publique. Ces finalités
qui justifient l’application de restrictions sont la sécurité publique,
la protection de l’ordre public, la santé ou la morale publiques
ou la protection des droits et des libertés d’autrui.
10. Étant donné que ce droit n’est pas absolu, l’article 9, paragraphe 2
de la Convention laisse aux États une ample «marge d’appréciation»
pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de
manifester sa religion ou ses convictions est «nécessaire»
. L’étendue de la marge
d’appréciation, dont l’application dans la pratique reste soumise
au contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après
«la Cour»), dépend des circonstances particulières de l’espèce.
11. Les questions de liberté religieuse peuvent entrer en conflit
avec d’autres droits garantis par la Convention. En ce qui concerne
l’article 10 de la Convention, par exemple, la Cour s’est prononcée
sur une situation dans laquelle le diocèse catholique romain local
s’était opposé à la projection d’un film qu’il considérait blasphématoire,
ce qui avait conduit les autorités à saisir et à confisquer le film
et à engager des poursuites pénales contre les organisateurs de
la projection (voir l’arrêt
Otto-Preminger-Institut
c. Autriche ). D’autres droits peuvent
également entrer en conflit avec des croyances religieuses: le droit
au respect de la vie privée et familiale (article 8 de la Convention),
par exemple dans le cadre de certains traitements médicaux (comme le
refus des transfusions sanguines par de nombreux témoins de Jéhovah);
le droit à la liberté de réunion (article 11), par exemple lorsque
des fidèles se réunissent pour prier; le droit à un procès équitable
(article 6 de la Convention), dans le cas par exemple de la reconnaissance
par l’État de décisions rendues par des instances ecclésiastiques,
ou le droit à l’instruction (article 2 du Protocole no 1),
par exemple lorsque des parents estiment que l’État ne respecte
pas leur droit de s’assurer que l’éducation de leur enfant soit
conforme à leurs convictions religieuses (
Lautsi
c. Italie portant
sur l’exposition d’un crucifix dans les salles de classe d’une école
publique).
2.2. Interdiction
de la discrimination fondée sur la religion ou les convictions
12. L’article 26 du PIDCP consacre
le principe de l’égalité devant la loi et dispose que toutes les
personnes ont droit sans discrimination à une égale protection de
la loi. Aux termes de cette disposition, «la loi doit interdire
toute discrimination et garantir à toutes les personnes une protection
égale et efficace contre toute discrimination», quel qu’en soit
le motif, notamment la religion. En vertu de la
Déclaration
sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance et de discrimination
fondées sur la religion ou la conviction ,
adoptée en 1981, la discrimination pour des motifs de religion constitue
«une offense à la dignité humaine et un désaveu des principes de
la Charte des Nations Unies» (article 3) et le droit à la liberté
de pensée, de conscience et de religion sont accordés «dans la législation
nationale d’une manière telle que chacun soit en mesure de jouir desdits
droits et libertés dans la pratique» (article 7). En outre, «les
Etats prendront des mesures efficaces pour prévenir et éliminer
toute discrimination fondée sur la religion ou la conviction, dans
la reconnaissance, l'exercice et la jouissance des droits de l'homme
et des libertés fondamentales dans tous les domaines de la vie civile,
économique, politique, sociale et culturelle» (article 4, paragraphe
1) et ils «s'efforceront d'adopter des mesures législatives ou de
rapporter celles qui sont en vigueur, selon le cas, à l'effet d'interdire
toute discrimination de ce genre, et de prendre toutes mesures appropriées
pour combattre l'intolérance fondée sur la religion ou la conviction
en la matière» (article 4, paragraphe 2).
13. La discrimination fondée sur la religion ou les convictions
est également interdite en vertu de l’article 14 de la Convention
et de l’article 1
du Protocole no 12 à la Convention
.
L’État ne peut traiter différemment des personnes dans des situations
substantiellement analogues sans justification objective et raisonnable.
Il bénéficie d’une certaine marge d’appréciation lorsqu’il évalue
si les différences qui existent justifient un traitement différent
et dans quelle mesure; cependant, l’inégalité de traitement doit
poursuivre un but légitime et respecter le critère de proportionnalité
raisonnable
. Par ailleurs, le fait
de ne pas appliquer un traitement différent, sans justification
objective et raisonnable, à des personnes dont les situations sont
sensiblement différentes peut aussi être contraire au principe de
non-discrimination
.
14. Dans le cadre de l’Union européenne, la
Directive 2000/78
sur l’égalité de traitement en matière d’emploi traite de diverses formes de discrimination dans l’emploi,
y compris de celles qui sont fondées sur la religion ou les convictions
. Elle fixe les dispositions
générales qui donnent effet à l’égalité de traitement en matière
d’emploi et de travail, en interdisant la discrimination directe
et indirecte fondée notamment sur la religion ou les convictions
(considérant 12, articles 1 et 2). Comme le définit la directive,
une discrimination directe se produit «lorsqu'une personne est traitée
de manière moins favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou
ne le serait dans une situation comparable» et une discrimination
indirecte se produit «lorsqu'une disposition, un critère ou une
pratique apparemment neutre est susceptible d'entraîner un désavantage particulier
pour des personnes d'une religion ou de convictions […] donné[e]s,
par rapport à d'autres personnes[…]» (article 2, paragraphes 1 et
2). La directive admet également la possibilité d’une différenciation légale
fondée sur «une exigence professionnelle essentielle et déterminante»,
pour autant que l'objectif soit légitime et que l'exigence soit
«proportionnée» (article 4, paragraphe 1). Elle autorise par conséquent
une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions
d'une personne pratiquée par des églises et d'autres organisations
dont l'éthique est fondée sur la religion ou les convictions; ces
institutions peuvent exiger des personnes travaillant pour elles
une attitude de bonne foi et de loyauté envers leur éthique (article
4, paragraphe 2).
2.3. La
jurisprudence pertinente de la Cour européenne des droits de l’homme
15. Diverses affaires relevant
de l’article 9 de la Convention ont été examinées par la Cour. Elles
portaient sur des questions spécifiques, comme le service militaire
obligatoire et les convictions religieuses, l’obligation de payer
un «impôt ecclésial», le port de symboles ou de vêtements religieux,
l’éducation des enfants et les convictions religieuses des parents,
le prosélytisme ou la reconnaissance, l’organisation et la direction
des communautés religieuses
.
Aux fins du présent rapport, seules les affaires relatives à la
liberté de religion ou de croyance sur le lieu de travail seront
examinées ci-après.
16. Jusqu’aux années 1990, la Commission européenne des droits
de l’homme
a
systématiquement refusé d’appliquer l’article 9 de la Convention
aux objecteurs de conscience au service militaire. Elle estimait que
la Convention permettait aux États de choisir de reconnaître ou
non l’objection de conscience au service militaire, étant donné
que l’article 4, paragraphe 3 b), de la Convention fait mention
«d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience
est reconnue». À partir de 2011, la Cour a élaboré un nouvel axe
de jurisprudence. Depuis l’arrêt
Bayatyan
c. Arménie, la Cour considère désormais que l’objection de
conscience au service militaire relève du champ d’application de
l’article 9 «lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable
entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une
personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse
ou autre». La Cour examine les requêtes des objecteurs de conscience
à la lumière des circonstances particulières de l’espèce et a conclu
à la violation de l’article 9 de la Convention dans un certain nombre
d’affaires de condamnations pénales prononcées pour refus d’accomplissement
du service militaire à l’encontre de témoins de Jéhovah, de pacifistes
non religieux et de personnes qui invoquaient uniquement des «valeurs
morales»
.
17. La Cour a également examiné diverses questions relatives aux
manifestations de la liberté de pensée, de conscience et de religion
sur le lieu de travail, mais pas explicitement sous l’angle de l’«aménagement raisonnable».
Ces affaires portaient notamment sur l’obligation de prêter un serment
religieux pour commencer à exercer la profession d’avocat (
Alexandridis c. Grèce – violation
de l’article 9), sur l’obligation de prêter serment sur les évangiles
chrétiens pour siéger au parlement (
Buscarini
et autres c. Saint-Marin – violation de l’article 9)
ou sur des actes de prosélytisme envers le personnel des forces
armées (
Larissis et autres c. Grèce –
pas de violation de l’article 9, car l’État avait le droit de mettre
des soldats du rang à l’abri des «pressions abusives»). Elle a par
ailleurs statué sur la question des fêtes religieuses. Ainsi, dans
l’affaire
Kosteski c. «L’ex-République
yougoslave de Macédoine», le requérant, de confession
musulmane, se plaignait d’avoir été mis à l’amende pour avoir pris
un jour de congé sans autorisation, pour célébrer une fête religieuse
musulmane (pas de violation de l’article 9 ni de l’article 14 combiné
à l’article 9). Dans l’affaire
Francesco
Sessa c. Italie, le requérant, de confession juive et
exerçant la profession d’avocat, contestait le refus du tribunal
d’accéder à sa demande de report d’une audience prévue le jour d’une
fête religieuse; la Cour a conclu à l’absence de violation de l’article
9 de la Convention, considérant que le refus se justifiait par la
protection des droits d’autrui (et en particulier du droit à la
bonne administration de la justice)
.
18. Pour ce qui est du contentieux entre les organisations religieuses
et leurs employés, la Cour a examiné de nombreuses affaires de ce
type au regard de l’article 8 de la Convention, qui garantit le
droit au respect de la vie privée et familiale, et a admis qu’un
employeur dont l’éthique se fonde sur la religion ou sur une croyance philosophique
puisse imposer des obligations particulières de loyauté à ses employés.
Selon la Cour, «une décision de licenciement fondée sur un manquement
à une telle obligation ne peut pas être soumise, […], uniquement
à un contrôle judiciaire restreint, effectué par le juge du travail
étatique compétent, sans que soit prise en compte la nature du poste
de l’intéressé et sans qu’il soit procédé à une mise en balance
effective des intérêts en jeu à l’aune du principe de proportionnalité»
.
Au vu de ces principes, dans l’arrêt
Seibenhaar
c. Allemagne , la Cour
a apprécié au regard de l’article 9 de la Convention le licenciement
d’une éducatrice de garderie d’enfants employée par une paroisse
protestante, mais qui appartenait à une autre communauté religieuse
dont les enseignements ont été jugés incompatibles avec la doctrine
de l'Eglise protestante. Elle n’a pas conclu à la violation de l’article
9 de la Convention, considérant que les juridictions du droit du
travail avaient procédé à une mise en balance approfondie des intérêts
de l’ensemble des parties concernées.
19. L’arrêt
Eweida et autres c. Royaume-Uni,
rendu en janvier 2013, semble être le plus pertinent pour déterminer
la portée de l’obligation positive faite à l’État de veiller au
respect du droit à la liberté de religion sur le lieu de travail.
Dans cette affaire, la Cour a statué sur des allégations de discrimination
subie par quatre requérants (tous chrétiens) sur leur lieu de travail.
Deux d’entre eux – Mme Eweida, employée
de British Airways, et Mme Chaplin, infirmière
en gériatrie – se sont plaintes du refus de leur employeur de les
laisser porter une croix chrétienne en pendentif au travail. Les
deux autres requérants – Mme Ladele,
officier d’état civil pour les mariages et M. McFarlane, conseiller
relationnel – contestaient les sanctions prises à leur encontre
par leurs employeurs pour avoir refusé d’accomplir des tâches qui
cautionnaient selon eux l’homosexualité, une pratique qu’ils estimaient
incompatible avec leurs convictions religieuses (le quatrième requérant
avait été licencié; la troisième requérante avait également perdu
son emploi à la suite d’une procédure disciplinaire contestée).
Les requérants soutenaient que le droit interne n’avait pas protégé
de manière satisfaisante leur droit de manifester leur religion
et invoquaient l’article 9 de la Convention, pris isolément et combiné
avec l’interdiction de discrimination prévue à l’article 14 de la
Convention. La Cour a rappelé que pour être qualifié de «manifestation»
au sens de l’article 9 de la Convention, l’acte en question doit être
«intimement lié à la religion ou à la conviction». Sur cette base,
elle a considéré que les quatre requérants avaient en effet cherché
à manifester leur religion, au sens de l’article 9, et que leur
recours portait sur une ingérence dans ce droit. Dès lors qu’il
est tiré grief d’une restriction à la liberté de religion sur le
lieu de travail, «plutôt que de dire que la possibilité de changer
d’emploi exclurait toute ingérence dans l’exercice du droit en question,
il vaut mieux apprécier cette possibilité parmi toutes les circonstances
mises en balance lorsqu’est examiné le caractère proportionné de
la restriction». La Cour a donc cherché à déterminer si un juste
équilibre avait été ménagé entre «l’intérêt général et les intérêts
de l’individu», en gardant à l’esprit la marge d’appréciation dont
jouit l’État
.
20. Dans le cas de la première requérante (Mme Eweida),
la Cour a estimé que les autorités nationales n’avaient pas suffisamment
protégé son droit de manifester sa religion (violation de l’article 9).
Les tribunaux nationaux avaient accordé trop d’importance à la volonté
de l’employeur de projeter une certaine image commerciale; en outre,
l’employeur avait auparavant autorisé les employés à porter des
vêtements religieux (turbans et hijabs, par exemple), et s’était
ensuite trouvé en mesure de modifier sa politique afin de permettre le
port visible de pièces symboliques de joaillerie religieuse. En
ce qui concerne la deuxième requérante (Mme Chaplin),
la Cour n’a pas conclu à une violation de la Convention, considérant
que l’obligation faite à la requérante de retirer sa croix n’était
pas disproportionnée par rapport à l’intérêt public légitime que
représente la protection de la santé et de la sécurité dans un service
hospitalier. En ce qui concerne la troisième requérante (Mme Ladele),
la Cour a estimé que l’exigence de l’employeur poursuivait un but
légitime consistant à protéger l’égalité des chances des personnes
d’orientation sexuelle différente et a rappelé que seules des considérations
extrêmement solides pouvaient l’amener à estimer compatible avec
la Convention une différence de traitement fondée sur l’orientation
sexuelle. Bien que l’obligation d’enregistrer les unions homosexuelles
ait été instaurée par la suite, la politique des autorités locales
visait à garantir le respect des droits d’autrui, qui sont également
protégés par la Convention. L’État jouissait d’une large marge d’appréciation pour
ménager un équilibre entre les droits concurrents de la Convention
dans les circonstances de l’espèce. La confirmation par les tribunaux
des mesures disciplinaires prises à l’encontre de la requérante
relève de cette marge d’appréciation (pas de violation de l’article 14
combiné avec l’article 9). Enfin, en ce qui concerne le quatrième
requérant (M. McFarlane), la Cour a noté que, lorsqu’il a pris ses
fonctions, il savait qu’il ne pourrait pas choisir ses clients en
fonction de leur orientation sexuelle. Elle a conclu, là encore,
que l’action de l’employeur visait à fournir des services sans discrimination
et qu’il relevait de la marge d’appréciation de l’État d’appliquer
une mesure poursuivant cet objectif, qui a entraîné le licenciement
du requérant (pas de violation de l’article 9 pris isolément ou
en combinaison avec l’article 14).
21. En novembre 2015, la Cour a rendu son arrêt dans l’affaire
Ebrahimian c. France, dans laquelle
la requérante, assistante sociale en hôpital, contestait au titre
de l’article 9 de la Convention la décision de ne pas renouveler
son contrat de travail, au motif qu’elle n’acceptait pas d’enlever
le voile islamique qu’elle portait. La Cour n’a constaté aucune
violation de cette disposition, considérant que les autorités françaises
n’avaient pas outrepassé leur marge d’appréciation en donnant la
priorité à l’exigence de neutralité de l’État découlant du principe
de laïcité énoncé à l’article 1 de la Constitution française et
du principe de la neutralité des services publics. La Cour a également
accepté la réglementation française en matière de santé et de sécurité
qui accordait une plus grande importance aux droits d’autrui (et
en particulier à ceux des patients) qu’au droit de manifester ses
convictions religieuses
.
Une affaire similaire, concernant le refus d’un hôpital allemand, détenu
par une société privée, de continuer à employer une infirmière musulmane
portant un foulard, est actuellement examinée par la Cour
.
Il est intéressant de noter que, dans une affaire contre la France
(l’affaire de la
crèche Baby loup),
le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a récemment adopté
une position différente sur l’interdiction du port du foulard sur
le lieu de travail
.
Il convient également de rappeler à ce propos que la Cour a jugé
que les requêtes déposées par des enseignants qui se plaignent de
l’interdiction du port du foulard étaient manifestement mal fondées
et, par conséquent, irrecevables. Plus précisément, dans l’affaire
Dahlab c. Suisse, la Cour a considéré
que «dans une société démocratique, l’État peut limiter le port du
foulard islamique si cela nuit à l’objectif visé de protection des
droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique»
. Malheureusement,
dans l’affaire
Barik Edidi c. Espagne , qui
concernait le port du
hijab par
une avocate en salle d’audience, la Cour ne s’est pas prononcée
sur le fond pour des raisons de forme (en raison du non-épuisement
des voies de recours internes).
2.4. La
jurisprudence pertinente de la Cour de justice de l’Union européenne
22. La Cour de justice de l’Union
européenne («la CJUE») a récemment rendu plusieurs arrêts portant
sur la discrimination fondée sur la religion ou les convictions
après avoir été saisie par les juridictions nationales d’une demande
de décision préjudicielle sur l’interprétation de la Directive 2000/78.
Elle a tout d’abord examiné la question du port du foulard islamique
au travail dans les affaires
Samira Achbita
& Centrum c. G4S et
AsmaBougnaoui & ADDH c. Micropole SA .
23. Dans la première affaire, Mme Achbita,
de confession musulmane, qui travaillait comme réceptionniste, avait
été licenciée par l’entreprise défenderesse, G4S, parce qu’elle
avait décidé de porter un foulard islamique, ce qui était contraire
à la politique de neutralité de la société. La Cour de Cassation
belge avait saisi la CJUE d’une question préjudicielle pour savoir
si l’interdiction du port du foulard islamique, imposée par une entreprise
qui interdisait à l’ensemble de ses employés de porter des signes
extérieurs de confession religieuse au travail, constituait une
discrimination directe au sens de l’article 2, paragraphe 2a), de
la Directive 2000/78. La CJUE a conclu que l’interdiction imposée
à la requérante ne constituait pas une discrimination directe, puisque
le règlement intérieur de l’entreprise était appliqué sans distinction
à l’ensemble des employés qui étaient en contact avec ses clients.
Le fait qu’un employeur souhaite afficher une image de neutralité
vis-à-vis de ses clients relève de la liberté d’entreprise au titre
de l’article 16 de la Charte et est, en principe, légitime. Selon
la Cour de justice, en l’espèce, l’interdiction du port de signes
religieux était strictement nécessaire. La juridiction nationale
pouvait cependant examiner si GS4 aurait pu proposer à Mme Achbita
un poste qui n’impliquait aucun contact visuel avec les clients,
au lieu de la licencier.
24. Dans une deuxième affaire, AsmaBougnaoui & ADDH c. Micropole SA, la
CJUE s’est prononcée différemment. Mme Bougnaoui,
ingénieur d’études, avait été licenciée parce qu’elle portait un
foulard islamique alors qu’elle était en contact avec les clients
de la société. La Cour de Cassation française avait demandé à la CJUE
si l’article 4, paragraphe 1, de la Directive 2000/78 pouvait être
interprété comme signifiant que le souhait d’un client d’une société
de conseils informatiques de ne plus voir les prestations de service
de cet employeur assurées par une employée portant un foulard islamique
constituait une «exigence professionnelle essentielle et déterminante»,
et donc une exception à l’interdiction de discrimination. La Cour
de justice a souligné qu’une caractéristique comme la religion ou
les convictions pouvait uniquement constituer dans des circonstances
très limitées une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
En conséquence, le fait qu’un employeur veuille tenir compte du
souhait exprimé par un client de ne plus voir les prestations de services
de cet employeur assurées par une employée portant un foulard islamique
ne pouvait pas être considéré comme une exigence professionnelle
essentielle et déterminante au sens de l’article 4, paragraphe 1,
de la Directive 2000/78.
25. Il est intéressant de constater que l’approche retenue par
les avocats généraux dans les deux affaires diffère considérablement.
Dans son avis sur
l’affaireAshbita, l’avocat général Kokott
fait une distinction entre certains motifs de discrimination, comme
le sexe, l’âge et l’orientation sexuelle, qui sont en rapport avec
des «particularités physiques inséparables de la personne ou des
caractéristiques liées à la personne», et les «comportements reposant
sur une décision ou une conviction subjective comme, en l’espèce,
le fait de porter ou ne pas porter un couvre-chef»
.
En revanche, dans son avis sur
l’affaireBougnaoui et ADDH, l’avocat général
Sharpston accorde davantage d’importance à la prise en compte de
l’identité religieuse. Elle souligne en particulier que «[
…] pour l’adepte pratiquant d’une
religion, son identité religieuse fait partie intégrante de son
être même. Les exigences de la foi – sa discipline et les règles
de vie qu’elle impose – ne sont pas des éléments à appliquer lorsque
l’on ne se trouve pas au travail (par exemple, le soir et le week‑end
pour ceux qui ont un travail de bureau) mais pouvant être poliment
écartés pendant les heures de travail. Naturellement, selon les
règles propres à la religion en question et le niveau de pratique
de la personne concernée, tel ou tel élément peut ne pas être contraignant
pour cette personne et, partant, être négociable. Mais on aurait
tort de supposer que, en quelque sorte, tandis que le sexe ou la
couleur de peau suivent une personne partout, la religion ne le
ferait pas»
.
26. Dans l’arrêt
Vera Egenberger c.
Evangelisches Werk für Diakonie und Entwicklung ,
la CJUE s’est penchée sur l’échec d’une candidature à une offre
d’emploi publiée par une association allemande a but caritatif et
religieux. Parmi les conditions imposées aux candidats figuraient
notamment l’appartenance à une église protestante ou à une église
membre de la communauté de travail des églises chrétiennes et l’identification
avec la mission diaconale. La requérante, Mme Egenberger,
était sans confession et n’avait pas été invitée à un entretien.
La Cour fédérale allemande demandait notamment à la CJUE si l’article
4, paragraphe 2, de la Directive 200/78 pouvait être interprété
en ce sens qu’un employeur, en l’espèce la défenderesse, pouvait
décider lui-même, de manière définitive, que la religion spécifique
d’un candidat constituait, par la nature de l’activité ou par le
contexte dans lequel elle est exercée, une «exigence professionnelle
essentielle, légitime et justifiée» eu égard à son éthique. La CJUE
a répondu par l’affirmative à cette question et a souligné que,
si besoin était, cette affirmation devait pouvoir faire l’objet
d’un contrôle judiciaire effectif.
27. En outre, dans l’affaire
Cresco
Investigation GmbH c. Markus Achatzi , la CJUE a examiné
la question de la rémunération supplémentaire versée en cas de travail
le Vendredi saint à un requérant qui n’est membre d’aucune des églises
visées par un accord en vertu duquel le Vendredi saint est un jour
férié payé. Les employés membres de ces églises et qui travaillaient
le Vendredi saint avaient droit à une «indemnité de jour férié»
spéciale. M. Achatzi, employé de Cresco, n’était membre d’aucune
de ces églises. Comme il avait travaillé le Vendredi saint, il soutenait
que le refus de lui verser l’indemnité de jour férié constituait
une discrimination à son égard. À la suite d’un renvoi préjudiciel
de la Cour suprême autrichienne, la CJEU a répondu que, au vu des
articles 1 et 2 de la Directive 2000/78, la législation nationale
autorisant cette différence de traitement constituait une discrimination
directe fondée sur la religion.
3. La
notion d’«aménagement raisonnable»
3.1. Champ
d’application de la notion
28. La notion d’«aménagement raisonnable»
est
souvent invoquée dans les débats consacrés à la gestion de la diversité
religieuse sur le lieu de travail. Elle est apparue pour la première
fois aux États-Unis et au Canada (Québec) dans le cadre de la législation
sur l’égalité, comme moyen de gérer une telle diversité. L’article
2 de la
Convention
des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées de 2006 définit cet aménagement raisonnable comme «les
modifications et ajustements nécessaires et appropriés n’imposant pas
de charge disproportionnée ou indue apportés, en fonction des besoins
dans une situation donnée, pour assurer aux personnes handicapées
la jouissance ou l’exercice, sur la base de l’égalité avec les autres,
de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales».
Par ailleurs, en vertu de l’article 5, paragraphe 3, «afin de promouvoir
l'égalité et d'éliminer la discrimination, les États Parties prennent
toutes les mesures appropriées pour faire en sorte que des aménagements
raisonnables soient apportés». En Europe, cette notion a été appliquée
pour lutter contre la discrimination à l’égard des personnes handicapées:
la Directive 2000/78/CE de l’Union européenne impose aux employeurs
de prévoir des aménagements raisonnables pour cette catégorie de
personnes. Aux termes de l’article 5 de la directive, un «aménagement raisonnable»
signifie que «l’employeur prend les mesures appropriées, en fonction
des besoins dans une situation concrète, pour permettre à une personne
handicapée d’accéder à un emploi, de l’exercer ou d’y progresser,
ou pour qu’une formation lui soit dispensée, sauf si ces mesures
imposent à l’employeur une charge disproportionnée. Cette charge
n’est pas disproportionnée lorsqu’elle est compensée de façon suffisante
par des mesures existant dans le cadre de la politique menée dans
l’État membre concerné en faveur des personnes handicapées». La
notion d’aménagement raisonnable renvoie à l’idée de «discrimination indirecte»,
qui se produit lorsqu’une règle en apparence neutre engendre des
désavantages particuliers pour une personne ou pour un groupe partageant
certaines caractéristiques, par rapport aux autres. «L’aménagement
raisonnable» signifie que, dans certains cas, il est nécessaire
d’adopter des mesures appropriées pour éviter qu’une norme, a priori
neutre, se révèle discriminatoire dans ses effets parce que son application
est préjudiciable à une catégorie particulière de personnes
. En ce qui concerne la liberté de religion,
elle peut s’appliquer aux prescriptions religieuses concernant,
par exemple, les congés annuels, les heures de travail, le port
de vêtements et/ou de symboles religieux, les besoins alimentaires
spécifiques, etc.
29. L’ancien Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté
de religion ou de conviction, M. Heiner Bielefeld, a déjà identifié
des bonnes pratiques dans ce domaine. Tout en faisant remarquer
que le législateur et le juge étaient réticents à appliquer ces
principes comme un droit et que les employeurs étaient encouragés à
l’utiliser comme un outil managérial en dehors du domaine du droit,
il espérait que la Convention relative aux droits des personnes
handicapées puisse ici «fournir une clef» et préconisait d’associer
une approche juridique de l’aménagement raisonnable à une approche
de gestion plus pragmatique
.
Selon lui, l’aménagement raisonnable devrait être compris comme
relevant de la responsabilité juridique des États. Dans les cas
où ces mesures n’imposeraient pas une charge disproportionnée ou
excessive, le refus d’aménagement pourrait, suivant les circonstances
de l’espèce, constituer une discrimination. Les individus devraient
être en mesure de saisir des voies de recours pour pouvoir contester
tout refus d’aménagement raisonnable. Cet appel à l’adoption de
mesures concrètes pour garantir un aménagement raisonnable a été
réitéré par l’actuel Rapporteur spécial des Nations Unies sur la
liberté de religion ou de conviction, M. Ahmed Shaheed, qui a souligné
qu’il importait «de sensibiliser davantage la population aux formes
moins évidentes de discrimination, telles que des règles, à première
vue «neutres», prescrivant certaines tenues vestimentaires dans
les établissements publics» ou des problèmes du même ordre qui peuvent
se poser avec le régime alimentaire, le jeûne, les jours fériés,
la réglementation du travail, les normes de santé publique, entre
autres
.
30. Bien que la Cour n’ait pas fait référence à la notion d’aménagement
raisonnable en tant que telle, elle a appliqué un raisonnement analogue
dans certains cas. Dans l’affaire
Glor
c. Suisse, le requérant avait été sanctionné pour ne
pas avoir accompli son service militaire, même si cette situation
était due à une incapacité physique. La Cour, en se référant à la
Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées,
a estimé que les autorités suisses n’avaient pas mis en place de
formes particulières de service civil pour les personnes dans la
situation du requérant. Dans l’affaire
Vartic
c. Roumanie (n° 2), la Cour a jugé que le refus des autorités
pénitentiaires de fournir au requérant un régime végétarien, comme
l’exigent ses convictions religieuses bouddhistes, était contraire
à l’article 9 de la Convention, l’État n’ayant pas pris de mesures
pour ménager un juste équilibre entre les intérêts des autorités
pénitentiaires et ceux du requérant, à savoir son droit à manifester
ses convictions religieuses bouddhistes, et n’ayant pas apporté
de justification raisonnable de cette inaction
.
31. La question de l’aménagement raisonnable a été abordée par
l’Assemblée à maintes reprises. Dans sa
Résolution 1846 (2011), «Combattre toutes les formes de discrimination fondées
sur la religion», l’Assemblée appelait les États membres «à s’employer
à répondre aux besoins des différentes religions et croyances dans une
société pluraliste, à condition que de telles mesures n’empiètent
pas sur les droits d’autrui»
. La
Résolution 2036 (2015), mentionnée par les signataires de la proposition de
résolution à l’origine de ce rapport, portait sur la situation des
chrétiens en Europe et appelait les États membres à «promouvoir l’aménagement
raisonnable dans le cadre du principe de la discrimination indirecte»
. Dans la
Résolution 2076 (2015), l’Assemblée invitait de nouveau les États membres à
rechercher des «aménagements raisonnables» et à assurer «que les
communautés religieuses et leurs membres puissent, dans le respect
de la loi, (…) gérer des institutions sociales (hôpitaux, ateliers
de travail pour personnes handicapées, foyers de personnes âgées,
jardins d’enfants, etc.) et des écoles et lieux d’instruction» et
qu’ils exercent leur droit à la liberté d’expression
.
3.2. Les
avantages et les inconvénients de l’aménagement raisonnable
32. Les avantages et les inconvénients
de l’aménagement raisonnable ont déjà été analysés par l’ancien Rapporteur
spécial des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction,
M. Bielefeld
. Il s’est
penché sur six objections habituellement soulevées au sujet de l’aménagement
raisonnable:
a) il favorise les minorités au
détriment de l’égalité; b) il compromet la neutralité; c) il ouvre
la porte à toutes sortes d’exigences futiles; d) il affaiblit l’identité
de l’entreprise; e) il crée un risque de conflit sur le lieu de
travail et f) entraîne une charge économique et de gestion excessive
pour l’employeur.
33. Il y oppose des arguments contraires, notamment:
a) l’aménagement raisonnable encourage la réalisation concrète
de l’égalité, qui est toujours propice à la diversité et complexe;
il contribue donc à une société plus diverse profitable à tous;
b) bien qu’une politique de neutralité soit particulièrement
importante pour le service public et les autres institutions publiques,
comme la police ou la magistrature, le terme «neutralité» peut avoir
des sens très différents et se ramène parfois à une politique de
non-engagement vis-à-vis des religions ou des croyances et d’absence
de reconnaissance de ces dernières, ce qui peut conduire à la prise
de mesures restrictives dans ce domaine, aussi bien dans les institutions
publiques que dans le secteur privé. Néanmoins, la neutralité peut représenter
une politique équitable d’inclusion de personnes aux orientations
religieuses ou aux croyances diverses et, de ce point de vue, l’aménagement
raisonnable peut devenir un facteur positif de «neutralité»;
c) l’aménagement raisonnable ne signifie pas qu’il faille
tenir compte de toutes sortes de goûts ou de préférences d’ordre
personnel, mais bien de contribuer à «éviter les situations où un
employé pourrait se heurter à un traitement discriminatoire et à
un grave dilemme existentiel»;
d) l’intérêt du maintien de l’identité de l’entreprise est
en général conciliable avec l’aménagement de la diversité religieuse,
qui exige «que les employeurs et les employés fassent preuve de
souplesse et que les tiers et la société en général se montrent
tolérants»;
e) le simple risque de conflit entre les employés est souvent
avancé comme prétexte pour rejeter toute mesure d’aménagement, alors
que l’aménagement raisonnable «présuppose une notion plus exigeante
et plus complexe de l’égalité»;
f) la définition de l’aménagement raisonnable donnée par
la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes
handicapées peut être invoquée pour refuser des demandes d’aménagements excessives
susceptibles d’avoir un coût économique ou autre disproportionné
pour l’employeur (ce qui souligne combien cette approche permet
d’assurer la proportionnalité entre toute ingérence et la poursuite
d’un but légitime). En outre, l’expérience montre que les mesures
d’aménagement ont un coût quasiment, voire, totalement nul. À long
terme, elles peuvent également améliorer la réputation d’une institution
ou d’une entreprise et renforcer la loyauté de ses employés.
34. La question de l’insertion
ou non dans la législation d’une obligation d’aménagement raisonnable
est examinée depuis longtemps par de nombreux commentateurs
.
Les partisans de cette idée estiment, surtout au Royaume-Uni, qu’elle
permettrait d’engager plus facilement une action en discrimination,
car les intéressés n’auraient plus à démontrer «l’inconvénient collectif»
exigé par les dispositions légales relatives à la discrimination
indirecte. La mise en place de cette obligation clarifierait également
la situation des employés qui manifestent une religion ou des convictions
et leur permettrait de formuler leurs demandes dans des conditions
plus confortables et moins conflictuelles. Toutefois, la reconnaissance
d’un «droit à demander un aménagement» privilégierait la religion
par rapport à d’autres caractéristiques protégées. En outre, il
risquerait d’entraîner un conflit de normes entre, par exemple,
l’exercice de ce droit sur le plan de la religion et le droit pour
d’autres employés de demander une flexibilité du travail. L’obligation
d’aménagement raisonnable figure dans la législation du Canada et
des États-Unis d’Amérique, mais la pratique de ces deux pays diffère considérablement,
car l’appréciation du caractère raisonnable de l’aménagement, et
en particulier de la «contrainte excessive» pour l’employeur, n’y
est pas la même. Le critère d’appréciation est moins exigeant aux États-Unis:
l’obligation n’y est pas applicable si l’aménagement de la religion
des employés représente ne fût-ce qu’une contrainte minimale pour
l’employeur
.
35. Lors de leur audition par la commission le 1er octobre
2019, les experts invités étaient tous en faveur de l’imposition
à l’employeur d’une obligation d’aménagement raisonnable. Comme
l’a souligné la professeure Alidadi, ce mécanisme permettrait d’assurer
une forme plus concrète d’égalité et de protection des minorités. Elle
estime que l’opposition à cette idée est d’ordre politique et juridique.
D’un point de vue politique, le législateur n’est pas favorable
à la religion. D’un point de vue juridique, progressistes et conservateurs s’opposent,
car ces derniers craignent que ce mécanisme soit par la suite invoqué
également par les personnes LGBTI. Toutefois, selon Mme Alidadi,
il n’existe aucun conflit entre l’aménagement raisonnable des minorités
religieuses et les droits des personnes LGBTI. Le professeur Martínez-Torrón
a souligné que les employeurs devaient procéder à des aménagements
à la demande de leurs employés, car la religion fait partie intégrante
de l’identité d’une personne. La professeure Ghanea a insisté sur
le fait que sans aménagement raisonnable, les minorités religieuses
risquaient d’être discriminées.
4. La
pratique des États
36. L’analyse effectuée par la
Cour dans l’arrêt
Eweida et autres c.
Royaume-Uni a montré qu’une majorité des États membres
du Conseil de l’Europe ne réglementent pas le port de vêtements
ou de symboles à caractère religieux sur le lieu de travail, y compris
pour les fonctionnaires, et que seuls cinq États (sur les 26 ayant
fait l’objet de l’étude) interdisent complètement aux fonctionnaires
le port de symboles ou de tenues à caractère religieux (France,
Allemagne, certains cantons suisses, Turquie et Ukraine)
. Equinet (Réseau européen
des organismes de promotion de l’égalité), qui regroupe 46 organisations
issues de 34 États, tous membres du Conseil de l’Europe, a réuni
un certain nombre de données à ce sujet. Dans son rapport de 2018 «Foi
dans l’égalité: religion et croyance en Europe» (
Faith
in Equality: Religion and Belief in Europe), il indique que les États ont encore des difficultés
à trouver un équilibre entre les droits des individus ou des groupes consacrés
par l’article 9, paragraphe 1 de la Convention et les intérêts légitimes,
comme la sécurité publique, l’ordre public ainsi que la santé et
la morale publiques ou la protection des droits et libertés d’autrui.
Le plus grand nombre de cas de discrimination fondée sur la religion
ont été signalés dans le domaine de l’emploi, surtout à propos du
recrutement et de la sélection, du port de couvre-chefs et de symboles
religieux, du harcèlement religieux sur le lieu de travail, de l’exigence
professionnelle justifiée, du choix de ne pas effectuer certaines
tâches, des modes de travail et des conflits entre les droits
.
37. J’ai réuni des informations supplémentaires sur les mesures
prises pour assurer «l’aménagement raisonnable» dans les États membres
du Conseil de l’Europe, en particulier grâce à un questionnaire
envoyé au CERDP. 27 États membres du Conseil de l’Europe – Albanie,
Allemagne, Belgique, Chypre, Croatie, Espagne, Estonie, France,
Géorgie, Grèce, Hongrie, Italie, Lettonie, Lituanie, Monténégro,
Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Serbie, République slovaque,
République tchèque, Royaume-Uni, Suède, Suisse et Turquie – ont
répondu à mes questions. Deux États observateurs (auprès de l’Assemblée),
le Canada et Israël, ont également répondu à mon questionnaire.
Pour diverses raisons, la Slovénie a décidé de ne pas y répondre. Comme
un résumé détaillé de ces réponses a été déclassifié par la commission
(voir AS/Jur(2019)43 Annexe, déclassifié), je me contenterai de
présenter ici brièvement mes conclusions.
38. La plupart des États membres du Conseil de l’Europe ont répondu
par la négative à la question relative à l’existence d’un mécanisme
officiel d’aménagement raisonnable de la religion ou des croyances
sur le lieu de travail. De nombreux États ont indiqué que cet «aménagement»
était assuré dans la pratique, bien que ce terme ne soit pas expressément
mentionné par leur législation. Cela s’explique en particulier par
le fait qu’un refus d’aménagement aboutit parfois à une discrimination.
Le Royaume-Uni a même mentionné un rapport de la Commission de l’égalité
et des droits de l’homme (
Equality and
Human Rights Commission – EHRC)
, selon lequel l’obligation
d’aménagement raisonnable n’entraînerait pas un renforcement substantiel
de la protection et le droit existant permet suffisamment aux employeurs
de procéder à un aménagement et de satisfaire à la demande des employés.
Les exemples de mesures d’aménagement évoquent principalement les
questions de port des tenues et/ou symboles religieux, les fêtes
religieuses, la fourniture de repas particuliers et les heures de
prière au travail. Certains États (Belgique, France et Suisse) font
une nette distinction entre institutions publiques et secteur privé
pour les exigences liées au port de tenues et symboles religieux
(ces exigences étant plus strictes dans les institutions publiques).
Il est intéressant de noter que la Turquie a récemment levé l’interdiction
du port de ces tenus et symboles religieux par les fonctionnaires.
En l’absence d’un mécanisme officiel d’aménagement raisonnable,
de nombreux États ont fourni des exemples de divers mécanismes de
recours, souvent en mentionnant la législation en vigueur en matière
de non-discrimination et/ou d’égalité de traitement. Certaines réponses
soulignent qu’il appartient avant tout à chaque employeur de décider
des modalités de traitement des demandes d’aménagement. Treize États
membres du Conseil de l’Europe ont fourni des informations sur les
affaires dans lesquelles avaient été soulevées devant les tribunaux
des questions d’aménagement raisonnable (Allemagne, Belgique, Croatie,
Espagne, France, Hongrie, Lettonie, Norvège, Portugal, Royaume-Uni,
Suède, Suisse et Turquie).
39. Le Canada a fourni de précieuses informations sur le fonctionnement
de son mécanisme d’aménagement raisonnable. En vertu de la
loi
canadienne sur les droits de la personne, de la
Charte canadienne
des droits et libertés et de législation provinciale et territoriale particulière
en matière de droits de l’homme, tout employeur a l’obligation d’assurer
un aménagement raisonnable. L’obligation d’aménagement de l’employeur
existe pour tout motif de discrimination (par exemple la religion,
le sexe ou le handicap), sous réserve que cet aménagement ne soit
pas impossible parce qu’il représente une «contrainte excessive»
pour l’employeur. Les juridictions et les organismes de protection
des droits de l’homme ont examiné ces 30 dernières années de nombreuses
affaires de discrimination pour des motifs religieux et de demandes d’aménagement
raisonnable sur le lieu de travail (voir par exemple l’affaire
Commission des droits de l’homme de l’Ontario
c. Simpsons-Searson ).
5. Conclusion
40. L’article 9 de la Convention
est considéré comme l’une des assises d’une «société démocratique», garantissant
le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Il
protège tous les groupes religieux et les non-croyants, sur un pied
d’égalité. La portée de cette protection du droit de manifester
sa religion ou sa conviction varie selon les circonstances et est
soumise en particulier aux intérêts légitimes concurrents dans une
«société démocratique» (y compris la protection des droits d’autrui).
La Cour européenne des droits de l’homme a examiné divers aspects
du droit à la liberté de manifester sa liberté de pensée, de conscience
et de religion sur le lieu de travail, mais sa jurisprudence reste
parcellaire et ne couvre pas toutes les situations conflictuelles
qui peuvent apparaître dans la pratique. En outre, au sein de l’Union
européenne, certaines questions relatives à la liberté de religion
ou de conviction sur le lieu de travail ont été récemment examinées par
la CJUE au regard des dispositions de la Directive 2000/78, qui
interdit la discrimination directe et indirecte en matière d’emploi.
S’agissant du port du foulard islamique au travail, la CJUE semble
avoir adopté une approche encore plus prudente que la Cour européenne
des droits de l’homme et accorder davantage de marge de manœuvre
aux employeurs pour interdire le port des tenues et/ou symboles
religieux.
41. Contrairement à ce que prévoient le Canada et les États-Unis
d’Amérique, il n’existe aucun droit officiel à l’aménagement raisonnable
dans un pays européen. Toutefois, en fonction des circonstances
de l’espèce, les États membres du Conseil de l’Europe cherchent
à prendre des mesures d’aménagement en utilisant divers mécanismes
de recours, et en particulier ceux qui se fondent sur la législation
relative à la lutte contre la discrimination ou à l’égalité de traitement.
Dans les États membres de l’Union européenne, cette législation transpose
la Directive 2000/78. Le cadre juridique est donc très complexe
en Europe. En outre, les besoins d’aménagement de la religion des
employés varient d’un pays à l’autre, en fonction de l’étendue de
la présence de certaines communautés religieuses (surtout les musulmans).
Comme le montrent les réponses au questionnaire, certains pays sont
bien plus soucieux que d’autres de garantir une «neutralité» sur
le lieu de travail. Plus d’une douzaine de pays ont fourni des informations
sur les décisions de justice portant sur les problèmes posés par
le respect de la liberté de religion ou de conscience au travail,
mais de nombreux États n’ont signalé aucune affaire de ce type.
42. Les législateurs et les décideurs politiques européens sont
de plus en plus appelés à traiter les problèmes découlant d’une
diversité religieuse toujours plus grande. Si l’État doit rester
neutre vis-à-vis des différentes religions et croyances, il doit
chercher à répondre aux besoins de ceux qui adhèrent à des religions diverses
(y compris les religions «majoritaires» et «minoritaires»). Les
individus et les communautés qui ont des convictions religieuses
ne devraient pas être marginalisés. L’instauration d’un mécanisme
officiel permettant d’assurer un «aménagement raisonnable» pour
les convictions religieuses ou non religieuses sur le lieu de travail,
de façon similaire à l’obligation établie à l’égard des personnes
handicapées, définit un cadre à la fois conceptuellement clair et
relativement facile à appliquer dans la pratique pour éviter la
discrimination fondée sur la religion ou les convictions sur le
lieu de travail. Toutefois, la mise en place d’une obligation légale d’aménagement
raisonnable présente des avantages et des inconvénients qui doivent
être soigneusement évalués. Il importe que les États envisagent
la mise en place d’une obligation légale d’aménagement en tenant compte
des mécanismes de recours en vigueur, de l’efficacité de la législation
relative à la lutte contre la discrimination ou à l’égalité de traitement
et des besoins religieux des employés. Les employés devraient au moins
avoir la possibilité de demander des mesures d’aménagement de leur
religion ou croyances et de contester le refus de prendre ces mesures
devant une instance qui statue ou assure une médiation. Cette possibilité
est extrêmement importante, car dans certaines situations l’absence
d’un tel mécanisme peut conduire à la discrimination cachée de certains
groupes religieux et à la violation de leurs droits de l’homme.