1. Introduction
1. Le présent rapport est fondé
sur un renvoi par le Bureau dans le cadre du suivi du débat d’actualité
qui a eu lieu lors de la partie de session de l’Assemblée parlementaire
de janvier 2021
. Le 19 avril 2021, l'Assemblée a décidé
de tenir un débat d'urgence sur cette question lors de sa partie
de session d'avril 2021. Ce rapport a donc été présenté pour adoption
en vue de ce débat d'urgence.
2. Au cours de la préparation de ce rapport, j’ai demandé à rencontrer
le vice-ministre russe de la Justice, des hauts responsables du
Service fédéral d’exécution des peines (FSIN) et des hauts responsables
du bureau du procureur général, ainsi que la délégation russe à
l’Assemblée. Aucune de ces demandes n’a été accordée. Cependant
le secrétariat de la délégation m’a envoyé un document contenant
des informations pertinentes provenant du ministère de la justice.
J’ai également reçu des informations sur l’état de santé et les conditions
de détention de M. Navalny de la part de ses avocats.
2. Les activités politiques d’Alexeï Navalny
et les actes des autorités russes
3. Alexeï Navalny est un responsable
politique russe de l’opposition et un partisan de la lutte contre
la corruption. Il participe activement à la vie politique russe
depuis 2000. Son rôle public s’est considérablement accru à partir
de 2008, lorsqu’il a commencé à dénoncer la corruption. En 2011,
il a créé la Fondation anticorruption (FBK), qui dispose d’un réseau
national de militants. M. Navalny a publié des enquêtes détaillées
sur des allégations d’enrichissement sans cause de hauts fonctionnaires,
dont le Premier ministre de l’époque, Dmitry Medvedev en 2017 et,
le 19 janvier 2021, le Président Vladimir Poutine. M. Navalny a
joué un rôle de premier plan dans les manifestations de 2011 et
2012, en affirmant que l’élection présidentielle de 2011 remportée
par M. Poutine avait fait l’objet de fraudes. En 2013, il a présenté
sa candidature aux élections municipales de Moscou et a obtenu 27 %
des voix dans cette élection remportée par Sergueï Sobyanin.
4. En décembre 2016, M. Navalny a fait part de son intention
de se présenter à l’élection présidentielle de 2018. La Commission
électorale centrale a écarté sa candidature en raison d’une condamnation
antérieure (voir plus loin). Comme il n’avait pas le droit de se
présenter lui-même, M. Navalny a choisi d’adopter une stratégie
de «vote intelligent». Elle consistait à soutenir le candidat qui
avait le plus de chance de battre le candidat du parti Russie unie.
Cette stratégie a connu un certain succès lors des élections régionales,
puisque Russie unie a perdu un tiers de ses sièges au conseil municipal
de Moscou en 2019 et la majorité qu’elle détenait à Tambov, Tomsk
et Novossibirsk, troisième ville de Russie, en 2020. La Russie organisera
des élections législatives nationales en septembre 2021.
5. Avant les événements récents, M. Navalny avait déjà fait l’objet
de nombreuses arrestations, détentions et poursuites pénales en
Fédération de Russie.
- En juillet
2013, il a été condamné à une peine de cinq ans d’emprisonnement
pour détournement de fonds de la société Kirovles, une entreprise
publique de bois de la région de Kirov, où M. Navalny était conseiller
du gouverneur local, membre du parti d’opposition. En octobre 2013,
cette peine a été assortie d’un sursis. En février 2016, la Cour
européenne des droits de l’homme (la Cour) a conclu que cette condamnation
avait été prononcée à l’issue d’un procès non équitable (voir plus
loin). En novembre 2016, la Cour suprême russe a annulé la condamnation
et ordonné un nouveau procès. En février 2017, la juridiction d’appel
a une nouvelle fois reconnu M. Navalny coupable et a prononcé exactement
la même peine qu’en 2013. Le libellé du verdict du deuxième procès
aurait été identique à celui du premier procès . En juin 2018,
un tribunal de Moscou a prolongé d’un an la peine assortie du sursis.
- En décembre 2014, M. Navalny et son frère Oleg ont été
condamnés pour escroquerie au préjudice de l’antenne russe de la
société de cosmétiques Yves Rocher et d’une société russe et pour
avoir procédé au blanchiment du produit de cette escroquerie. Au
cours de cette procédure pénale, Alexeï Navalny a été assigné à
résidence dans des conditions extrêmement restrictives, qui lui
interdisaient quasiment toute communication avec le monde extérieur.
Il a été condamné à une peine d’emprisonnement de trois ans et demi
avec sursis, assortie de cinq années de mise à l’épreuve (prolongée
d’une année supplémentaire en août 2017), et son frère Oleg a été
condamné à une peine de trois ans et demi d’emprisonnement. (Voir
plus loin concernant l’affaire «Yves Rocher»).
- Au cours des 10 dernières années, M. Navalny a été détenu
à plusieurs reprises pendant de plus courtes périodes, en général
pour avoir organisé et/ou participé à des réunions publiques non autorisées.
Il aurait ainsi passé au total 60 jours en détention en 2017, 78
jours en 2018 et 55 jours en 2019 .
6. Les ennuis judiciaires de M. Navalny ont continué à s’accumuler
même après sa récente arrestation. Le 20 février 2021, après son
retour en Russie, M. Navalny a été reconnu coupable de diffamation
envers un vétéran russe de la Seconde Guerre mondiale et condamné
à une amende de 850 000 roubles (environ 9 500 euros). Le vétéran
était apparu aux côtés de diverses célébrités dans une vidéo de
Russia Today encourageant la participation au plébiscite de juillet
2020 sur la réforme constitutionnelle. En juin 2020, sur les médias
sociaux, M. Navalny avait qualifié les personnes apparaissant dans
la vidéo de «traîtres» et de «larbins corrompus». En outre, le 29 décembre 2020,
le Comité d’enquête de la Fédération de Russie a fait part de son intention
de mettre en accusation M. Navalny et d’autres personnes pour le
détournement de plus de 356 millions RUB (environ 4 millions d’euros)
de dons publics faits à la FBK. Reste à voir comment et quand ces chefs
d’accusation seront retenus contre M. Navalny après son retour et
son arrestation.
7. Navalny a, par le passé, épousé une politique nationaliste
et employé une rhétorique anti-immigrés. En 2007, il a quitté le
parti libéral Iabloko pour fonder le mouvement politique Narod (acronyme
de «Mouvement national de libération de la Russie» et mot russe
signifiant «peuple»). Au cours de cette période, M. Navalny a appelé
à la fin des subventions gouvernementales aux régions russes du
Caucase du Nord et à l’expulsion des migrants, et a participé à
la Marche russe annuelle à Moscou à laquelle assistaient également
des ultra-nationalistes. En 2013, l’«immigration illégale» en provenance
des pays d’Asie centrale a été un thème central de sa campagne pour
l’élection du maire de Moscou. Les alliés de M. Navalny affirment
que son engagement dans la politique nationaliste était une tentative
de construire une coalition antigouvernementale plus large après
sa désillusion quant aux perspectives électorales de Iabloko, et
que ses opinions politiques ont considérablement évolué
. Le 25
février 2021, Amnesty International a annoncé qu’elle avait révoqué
sa décision de déclarer M. Navalny «prisonnier de conscience», après
avoir réexaminé son cas et conclu que «certains de ses commentaires
antérieurs qui, à la connaissance d’Amnesty, n’ont pas été publiquement reniés
[...] ont atteint le seuil de l’appel à la haine, en contradiction
avec notre définition» de «prisonnier de conscience». Amnesty continue
néanmoins de faire campagne pour la libération de M. Navalny (voir
plus loin)
. L’ONG russe Centre des Droits
de l’homme Memorial – dont la définition de «prisonnier politique», fondée
sur la
Résolution 1900
(2012) de l’Assemblée, comprend également des clauses d’exclusion
relatives à la commission de crimes violents ou de haine et aux
appels à l’usage de la violence – continue d’inclure M. Navalny
dans sa liste de prisonniers politiques
.
3. L’arrestation
de M. Navalny le 17 janvier 2021 suivie de son placement en détention
et emprisonnement
3.1. Les
procédures judiciaires
8. Le 20 août 2020, M. Navalny
est tombé malade au cours d’un vol intérieur entre Tomsk et Moscou. L’avion
dans lequel il voyageait a atterri d’urgence à Omsk. Il a été transporté
au service des urgences de l’hôpital local. À la demande de sa famille,
il a été transféré à l’hôpital de la Charité à Berlin le 22 août.
Le 23 septembre, l’hôpital a indiqué que le rétablissement de M. Navalny
était suffisant pour lui permettre de quitter les soins hospitaliers
intensifs qui lui avaient été prodigués et que «son rétablissement
complet était possible, bien qu’il soit encore trop tôt pour évaluer
les effets que pouvaient avoir à long terme son grave empoisonnement».
9. Le 28 décembre 2020, l’antenne de Moscou du FSIN a convoqué
M. Navalny dans ses locaux le lendemain matin, en application des
conditions d’une peine avec sursis à laquelle il était soumis à
la suite d’une condamnation pénale en 2014 (voir plus loin). Le
FSIN, qui se référait à un article récemment paru au sujet de M. Navalny
dans la revue médicale
The Lancet,
affirmait que tous les effets de son «empoisonnement supposé» avaient
disparu au 12 octobre; en conséquence, «la personne condamnée à
une peine assortie du sursis ne respecte pas les obligations que
lui a imposées le tribunal et échappe au contrôle de l’inspection pénitentiaire».
Le FSIN le menaçait par ailleurs de demander au tribunal de commuer
sa condamnation à une peine assortie du sursis en une peine de prison
ferme
. La période de probation de
la peine avec sursis devait expirer le 30 décembre 2020
.
10. Le 17 janvier 2021, M. Navalny est rentré en Russie depuis
Berlin. Lorsqu’il est arrivé au contrôle des passeports à l’aéroport
de Sheremetyevo, il a été arrêté et placé en détention dans un commissariat
voisin. Le lendemain matin, un juge a été envoyé au commissariat,
où une salle d’audience improvisée a été installée. Le juge a ordonné
la détention de M. Navalny pendant 30 jours, jusqu’au 15 février.
L’appel de M. Navalny contre l’ordre de détention provisoire a été
rejeté par le tribunal régional de Moscou le 28 janvier.
11. Le 2 février 2021, le tribunal de district Simonovskiy de
Moscou a accepté la demande de la FSIN et a condamné M. Navalny
à deux ans et huit mois d’emprisonnement dans une colonie pénitentiaire
(la peine initiale de trois ans et demi moins la période passée
en résidence surveillée). Ce tribunal de district a estimé que le
fait que «A.A. Navalny évite systématiquement de remplir les obligations
qui lui sont imposées par la sentence du tribunal» signifiait que,
«compte tenu de l’attitude de A.A. Navalny à l’égard des obligations
qui lui sont imposées pour la durée de sa période de probation,
les objectifs de la sanction prévus par [le Code pénal fédéral]
ne peuvent être atteints en maintenant sa peine avec sursis, et
le tribunal estime donc nécessaire de la révoquer». En outre, le
tribunal de district a estimé que l’arrêt de la Cour «ne peut pas
être pris en compte car [la Cour] ne s’est pas prononcée sur l’illégalité
de la peine, tandis que la [Cour suprême russe] n’a vu aucune raison
de conclure que le tribunal avait appliqué de manière incorrecte
la loi établissant la nature criminelle des actes, la responsabilité
de la peine et d’autres conséquences du droit pénal, et a laissé inchangés
le jugement du tribunal de district Zamoskvoretskiy de la ville
de Moscou et la décision sur l’appel du banc des affaires criminelles
du tribunal municipal de Moscou»
.
12. Le 16 février 2021, la Cour a accordé une mesure provisoire
exigeant du gouvernement russe de libérer M. Navalny avec effet
immédiat. La Cour a expliqué qu’elle avait «tenu compte de la nature
et de l’ampleur du risque pour la vie du requérant, démontré
prima
facie aux fins de l’application de la mesure provisoire,
et considéré à la lumière des circonstances générales de la détention
actuelle du requérant»
. Le ministère russe
de la Justice n’a pas libéré M. Navalny, arguant que la mesure provisoire
représentait une «ingérence flagrante dans le fonctionnement du
système judiciaire d’un État souverain», que le principe de subsidiarité signifiait
que la Cour «ne pouvait pas se substituer à une juridiction nationale
ou modifier sa décision», et que «les mesures provisoires ne sont
pas du tout mentionnées dans la Convention des droits de l’homme
et que les États les respectent de leur propre gré»
. Le 20 février, le ministère
russe de la Justice aurait écrit à la Cour pour lui demander de
reconsidérer la mesure provisoire
. Le
1er avril, les avocats de M. Navalny ont de nouveau écrit à la Cour
pour lui fournir des informations complémentaires sur l’état de
santé de M. Navalny (voir plus loin), en demandant à la Cour de
demander aux autorités russes de lui fournir un traitement médical adéquat,
de veiller à ce qu’il soit examiné conformément aux recommandations
d’un neurologue indépendant et de mettre en place un panel médical
composé d’experts médicaux «des deux parties (le requérant et le Gouvernement)».
13. L’appel de M. Navalny contre la décision du tribunal de district
Simonovskiy a été rejeté le 20 février 2021 par le tribunal municipal
de Moscou, qui a néanmoins réduit sa peine de prison de 45 jours supplémentaires.
Le tribunal municipal aurait refusé de prendre en compte l’arrêt
de la Cour, au motif que cette dernière n’est pas habilitée à donner
aux juges russes «des instructions catégoriques et à s’immiscer
dans les activités des tribunaux nationaux liées à l’exécution des
peines entrées en vigueur»
.
3.2. Les
conditions de détention
14. Après son séjour initial au
poste de police de Khimki, près de l’aéroport de Sheremtyevo, M. Navalny
a été placé en détention à la maison d’arrêt de Matrosskaya Tishina,
à Moscou. Le 25 février 2021, il a été transféré au SIZO-3 (centre
de détention provisoire 3) à Kolchugino, mais ses avocats n’ont
pu le localiser qu’une semaine plus tard, le 3 mars. Le 12 mars,
les avocats de M. Navalny ont découvert qu’il n’était plus au SIZO-3
et n’ont pas pu le localiser. Plus tard dans la journée, l’agence
de presse russe TASS a annoncé qu’il avait été transféré à la colonie
pénitentiaire n° 2 de Pokrov, à environ 100 km à l’est de Moscou
. Il a d’abord été placé en quarantaine
avec cinq autres prisonniers, avant d’être transféré dans une unité
commune abritant 18 prisonniers. Entre le 5 et le 12 avril 2021,
il a été transféré dans l’unité médicale (voir ci-dessous).
15. Le traitement et les conditions de détention de M. Navalny
dans la colonie pénitentiaire n° 2 suscitent diverses inquiétudes.
Comme il a été classé comme présentant un risque potentiel d’évasion,
les gardiens de prison le filment toutes les heures pendant la nuit
et prononcent l’heure à haute voix, ce qui, selon lui, le réveille, entraînant
une privation cumulative de sommeil. Ces contrôles auraient continué
après son transfert dans l’unité médicale, bien qu’ils ne soient
plus effectués que toutes les deux heures. Le ministère de la justice affirme
qu’ «aucune violation du sommeil en continu de A.A. Navalny par
les employés de la [colonie pénitentiaire n°2] n’a été établie».
Maria Butina, journaliste de Russia Today et membre de la Chambre
civique russe (un organisme officiel chargé notamment de surveiller
les prisons), a conduit une équipe de tournage dans la colonie pénitentiaire
n° 2, où ils l’ont filmée en train de contester les critiques de
M. Navalny sur ses conditions de détention. La vidéo qui en résulte
a été diffusée sur la chaîne YouTube de Russia Today
. Une autre vidéo, comprenant des
images apparemment filmées par un gardien de prison montrant M. Navalny
en train de dormir et des images provenant des caméras de surveillance
de la prison, a été diffusée par Channel 5
.
16. L’accès de M. Navalny à ses avocats, qu’il a le droit de consulter
pendant quatre heures d’affilée, aurait été largement entravé. Ils
insistent sur le fait d’être souvent obligés d’attendre à l’extérieur
de la colonie pénitentiaire pendant des heures, jusqu’à ce qu’il
ne reste plus beaucoup de temps avant la fin des heures de visite,
bien que le ministère de la justice affirme que «les cas de restrictions
illégales de la durée des réunions de A.A. Navalny et de ses avocats
par les employés de l’institution n’ont pas été établis». Ils sont
également séparés de M. Navalny par une cloison en verre pendant
les consultations, qui ont lieu dans une pièce équipée d’une caméra
vidéo et d’un microphone, bien que les communications entre avocat
et client soient confidentielles.
17. Navalny a été cité à comparaître par les autorités pénitentiaires
pour de nombreuses infractions disciplinaires présumées, notamment
pour avoir quitté son lit pendant la nuit (afin de soulager sa douleur
au dos, selon lui) et pour ne pas avoir fait les exercices obligatoires
du matin (pour la même raison, selon lui). Il affirme avoir été
informé par l’administration pénitentiaire qu’une vingtaine de rapports
disciplinaires figurent à son dossier, mais s’est vu refuser l’accès
à son dossier personnel, alors qu’il a le droit de le consulter.
Pour sa part, le ministère de la justice indique qu’il y a eu 10
incidents disciplinaires, dont six réprimandes et quatre réprimandes
orales. Les rapports disciplinaires peuvent conduire à son placement
en isolement punitif sous un régime sévère, et pourraient être invoqués
pour refuser sa libération conditionnelle à laquelle il pourrait
être prochainement éligible.
18. La plus grande source d’inquiétude est la détérioration significative
de l’état de santé de M. Navalny depuis son emprisonnement. Selon
le ministère de la Justice, il s’est plaint pour la première fois
de douleurs dorsales le 3 mars 2021(quand il était au SIZO-3), a
été examiné par un médecin de la prison et s’est vu prescrire une
«thérapie médicamenteuse» non spécifiée, qu’il a refusée. Le 19
mars, il a été examiné par un neurologue local et s’est vu prescrire
des médicaments, qui, selon ses avocats, consistaient en de l’Ibuprofène. Le
24 mars, il a subi une IRM, dont les résultats ont été examinés
par un neurologue, qui a posé un diagnostic. Le 25 mars, le FSIN
a déclaré qu’à la suite d’examens médicaux, «l’état de santé de
M. Navalny est jugé stable et satisfaisant». Le même jour, cependant,
son avocat a signalé que sa jambe droite «est handicapée, elle ne fonctionne
pratiquement pas, il ne peut pas mettre de poids dessus». Le 29
mars, le chef adjoint de la Commission de contrôle public de la
région de Vladimir (un organe de contrôle de la détention) a affirmé
que M. Navalny simulait ses symptômes
. Selon le ministère de la justice,
M. Navalny a été informé des résultats de son IRM le 30 mars, et
le lendemain, il a reçu une injection d’ «Analgin» (métamizole,
un analgésique et antispasmodique). Le 7 avril, les avocats de M. Navalny
ont affirmé qu’il avait été informé que les résultats de son IRM
avaient révélé deux hernies discales. Le seul traitement qu’il recevait
était des anti-inflammatoires non stéroïdiens, un relaxant musculaire
et des vitamines. Un neurologue indépendant a déclaré aux avocats
que l’une des hernies était «difficile à traiter» et a estimé que
le traitement administré était «inefficace et pouvait entraîner
une aggravation de son état». En outre, le traitement actuel de
M. Navalny «entraînera des lésions érosives et ulcéreuses de l’estomac
et une aggravation de la gastrite (le requérant souffrait auparavant
de gastrite), intensifiera le risque cardiovasculaire et augmentera
la pression artérielle (au moment de l’examen médical du requérant
par un médecin désigné par les autorités, sa pression artérielle
était de 142/94)... [Il] n’existe aucune preuve que certains des
médicaments prescrits sont efficaces pour le traitement des douleurs dorsales.»
19. Le 31 mars 2021, M. Navalny a annoncé qu’il faisait une grève
de la faim pour protester contre le fait qu’on lui refusait un traitement
médical approprié et qu’il était «torturé par la privation de sommeil».
Le 1er avril, M. Navalny a annoncé qu’il avait perdu 8 kg depuis
son arrivée à la colonie pénitentiaire n° 2, ce qu’il attribue à
la privation de sommeil. Le 5 avril, il a déclaré qu’il souffrait
d’une «mauvaise toux» et d’une fièvre de plus de 38°C. Selon le
ministère de la justice, M. Navalny a été testé négatif au coronavirus,
a été diagnostiqué comme souffrant d’une «maladie respiratoire aiguë»
et a été transféré dans l’unité médicale. M. Navalny prétend que
trois des détenus de son unité avaient été hospitalisés pour une
tuberculose. Selon le ministère de la Justice, le 7 avril, les médecins
de la prison ont estimé que «l’état de santé général» de M. Navalny
était «satisfaisant», il avait accès aux médicaments nécessaires
et il n’y avait «aucune raison pour qu’il reçoive des médicaments
de ses proches». Le 12 avril, M. Navalny aurait été transféré de
l’unité médicale à l’unité commune, alors qu’il était toujours en
grève de la faim, qu’il avait perdu sept kilos supplémentaires (les informations
du ministère de la justice indiquent qu’il a perdu cinq kilos entre
le 1er et le 6 avril) et que l’administration pénitentiaire envisageait
de le nourrir de force.
20. Le 22 mars, l’avocat de M. Navalny a écrit deux lettres au
chef de la colonie pénitentiaire n° 2 pour lui poser une série de
questions concernant la légalité du transfert et de la détention
de M. Navalny dans une colonie pénitentiaire, la confirmation de
sa certification en tant que personne présentant un risque d’évasion, certains
aspects de son traitement (crâne rasé, fouille corporelle avant
de rencontrer ses avocats, nourriture), son accès à ses avocats
(voir ci-dessus), son état de santé et l’absence de traitement médical
approprié (voir plus loin), et son dossier disciplinaire. Le 25
mars, son avocat a écrit au service pénitentiaire, au procureur général
et au médiateur au sujet de la mesure provisoire de la Cour exigeant
la libération de M. Navalny, de son accès à ses avocats, de ses
conditions de détention et de son état de santé, y compris le refus
d’accès à un spécialiste particulier. Le même jour, M. Navalny a
écrit au chef de la colonie pénitentiaire n° 2, se plaignant de
privation de sommeil, décrivant son état de santé et demandant à
voir un médecin spécialiste particulier. Le 2 avril, son avocat
a écrit aux autorités pénitentiaires, au procureur général et au
commissaire aux droits de l’homme au sujet de la détérioration de
l’état de santé de M. Navalny, demandant qu’un neurologue particulier soit
admis dans la colonie pénitentiaire pour l’examiner, et qu’il reçoive
les médicaments prescrits par ce neurologue. Une autre lettre, datée
du 6 avril et adressée aux mêmes destinataires, mentionnait également
la fièvre et la maladie respiratoire de M. Navalny, précisant que
l’état de santé de ce dernier était désormais «proche du seuil critique».
Seul le bureau du médiateur fédéral a répondu, pour réfuter toute
critique de la situation de M. Navalny sur la base d’informations
provenant de l’administration pénitentiaire, du contrôleur régional
des prisons qui avait (faussement) accusé M. Navalny de feindre
ses symptômes, et du contrôleur des prisons/journaliste de Russia
Today qui avait fait venir une équipe de tournage dans la prison
pour enregistrer son rejet des plaintes de M. Navalny. J’ai vu des
copies de toute cette correspondance. Le ministère de la justice
prétend qu’il n’y a eu aucune plainte concernant l’accès de M. Navalny
à ses avocats, ou les conditions matérielles de sa détention.
21. Lors d’une réunion en ligne avec le Président Poutine le 30
mars 2021, le président français Macron et la Chancelière allemande
Merkel ont souligné la nécessité de respecter les droits de M. Navalny
et de préserver sa santé
.
Le 5 avril, la Secrétaire générale d’Amnesty International, Agnès
Callamard, a annoncé qu’elle avait écrit au Président Poutine au
sujet de «l’arrestation arbitraire de M. Navalny et de la détérioration de
son état de santé». Dans une série de tweets, elle a affirmé qu’ «il
existe une réelle possibilité que la Russie le soumette à une mort
lente» et que l’empoisonnement au Novichok dont M. Navalny a déjà
été victime «nécessite des soins spécialisés. Au lieu de cela, il
est soumis à des conditions de détention, comme la privation de
sommeil, qui s’apparente à de la torture». Affirmant que M. Navalny
«n’a commis aucune infraction pénale reconnaissable et a été privé
de sa liberté parce qu’il critique ouvertement les autorités russes», Mme Callamard
a demandé la libération immédiate de M. Navalny et qu’il soit «autorisé
à consulter immédiatement un médecin en qui il a confiance». Des
centaines de médecins russes ont signé un appel dans lequel ils
font valoir que «laisser le patient dans ce cas sans aide, éventuellement
chirurgicale, peut entraîner le développement de conséquences graves,
notamment la perte irréversible, complète ou partielle, des fonctions
des membres inférieurs... [Laisser] une personne souffrant de douleurs
aiguës, qui est en prison, sans mesures d’anesthésie adéquates,
peut être considéré non seulement comme une violation de ses droits, mais
aussi comme une torture directe»; postulent un lien entre l’empoisonnement
de M. Navalny et son état de santé actuel; notent qu’un professeur
de neurologie s’est vu refuser l’accès à M. Navalny; et demandent que
M. Navalny reçoive un traitement médical par des médecins en qui
il a confiance
. Le 6 avril, le Dr Anastasia Vasilyeva,
médecin personnel de M. Navalny, a manifesté devant la colonie pénitentiaire
n° 2 avec un nombre de sympathisants, demandant que le docteur Vasilyeva
puisse voir son patient. La police a arrêté neuf personnes, dont
le docteur Vasilyeva elle-même
. Le 10 avril, un groupe de parlementaires
allemands, dont M. Andreas Nick, Président de la délégation allemande
auprès l’Assemblée, a écrit une lettre ouverte à M. Navalny, qualifiant
son traitement en prison de «torture ciblée» et demandant au Comité
européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements
inhumains ou dégradants du Conseil de l’Europe de surveiller les
conditions de détention dans la colonie pénitentiaire n° 2.
4. L’affaire
Yves Rocher et l’arrêt Navalnyye c. Russie de la Cour européenne
des droits de l’homme
22. Dans son arrêt
Navalnyye c. Russie de 2017
, concernant l’affaire
dite «Yves Rocher» de 2014, la Cour a conclu à la violation de l’interdiction
des peines sans loi (article 7 de la Convention) et à la violation
du droit à un procès équitable (article 6). La Cour a relevé que
les juridictions internes avaient «interprété de manière extensive
et imprévisible» les infractions concernées au détriment de M. Navalny
et de son frère Oleg, le second requérant, d’une manière qui ne
correspondait pas à l’essence de l’infraction. Il n’aurait donc
pas été possible de prévoir que leur comportement constituerait
une fraude, ou que les bénéfices constitueraient des produits du
crime dont l’utilisation pourrait s’apparenter à du blanchiment
d’argent. En outre, «l’examen [par les juridictions internes] de
cette affaire était entaché d’un arbitraire» qui «portait atteinte
à l’équité de la procédure pénale d’une manière si fondamentale
qu’elle rendait sans objet les autres garanties de procédure pénale.»
La Cour a estimé que «la forme de réparation la plus appropriée
serait, en principe, la réouverture de la procédure», et que «les
juridictions agissant dans le cadre de la nouvelle procédure devraient
avoir l’obligation de remédier aux violations de la Convention constatées
par la Cour dans son arrêt».
23. Le Comité des Ministres est désormais chargé de veiller à
l’exécution de cet arrêt par la Russie. Dans un rapport d’action
soumis au Comité des Ministres, la Fédération de Russie a noté que
la satisfaction équitable accordée par la Cour et le remboursement
des frais et dépenses de justice à M. Navalny et à son frère ont
été intégralement payés. En ce qui concerne la décision de la Cour
concernant le redressement approprié, la Fédération de Russie a
informé le Comité des Ministres que, «sur proposition du président
de la Cour suprême de la Fédération de Russie, la Cour suprême a
repris la procédure dans l’affaire pénale des requérants le 25 avril
2018 en raison de nouvelles circonstances. Toutefois, sur la base
des résultats d’une évaluation détaillée de l’affaire à la lumière
des conclusions de la [Cour de Strasbourg], la Cour suprême n’a trouvé
aucune raison d’annuler ou de modifier le jugement de condamnation
rendu précédemment. La Cour suprême a confirmé que la procédure
au niveau national avait été menée dans le respect de toutes les exigences
procédurales; et que les circonstances factuelles des crimes, établies
par les tribunaux nationaux et confirmées par l’ensemble des preuves
pertinentes et admissibles, contenaient tous les indicateurs obligatoires
des infractions [pour lesquelles M. Navalny et son frère ont été
condamnés]». Le rapport d’action poursuit en affirmant que «la Convention
ne contient pas d’exigences pour l’annulation automatique des décisions
des tribunaux nationaux en rapport avec les arrêts de la Cour. Le
fait que la Cour suprême ait rouvert la procédure dans l’affaire
pénale des requérants ainsi qu’un examen supplémentaire de toutes
les circonstances de l’affaire dans le cadre de cette procédure
[...] constituent la preuve adéquate de l’exécution de l’arrêt de
la Cour par les autorités russes. Selon le principe de subsidiarité,
qui détermine l’interaction entre la Cour et les systèmes judiciaires
nationaux des États membres du Conseil de l’Europe, l’interprétation
et l’application du droit interne relèvent de la compétence exclusive
des tribunaux nationaux»
.
24. Les avocats de M. Navalny ont également soumis des communications
au Comité des Ministres. Dans une communication datée du 22 janvier
2021, les avocats ont décrit les circonstances qui ont conduit à l’arrestation
de M. Navalny le 17 janvier 2021, déclarant que «la non-exécution
de l’affaire
Navalnyye c. Russie a
permis aux autorités de prolonger la persécution de M. Navalny,
en poursuivant un agenda caché visant à l’écarter de la scène politique
et publique en l’isolant», et demandant au Comité des Ministres
«d’exhorter le gouvernement [russe] à libérer immédiatement M. Navalny»,
d’utiliser tous les moyens possibles pour assurer l’annulation des
décisions que la Cour a jugé contraires aux articles 6 et 7 de la
Convention, d’examiner l’affaire lors de sa prochaine réunion CM/DH
et d’adopter une résolution intérimaire
.
Le 5 février 2021, les avocats ont demandé au Comité des Ministres
d’adopter une résolution intérimaire pour le «déni flagrant du droit
de M. Navalny à obtenir réparation ainsi que pour leur refus constant
de se conformer à l’arrêt de la Cour» et «d’engager une procédure
en manquement contre la Fédération de Russie comme le stipule l’article
46(4) de la Convention»
.
Le 24 février, les avocats de M. Navalny ont de nouveau appelé le
Comité des Ministres à «demander instamment au gouvernement [russe]
de libérer immédiatement M. Navalny», à utiliser tous les moyens
possibles pour assurer l’annulation des décisions que la Cour a
jugées contraires aux articles 6 et 7 de la Convention, à examiner
l’affaire lors de sa prochaine réunion droits de l’homme (CM/DH)
et à adopter une résolution intérimaire, suivie d’une procédure
en manquement
.
25. Lors de sa réunion CM/DH du 9 au 11 mars 2021, le Comité des
Ministres a examiné la mise en œuvre par la Russie de l’arrêt
Navalnyye, conformément à sa compétence
en vertu de l’article 46(2) de la Convention. Le Comité des Ministres
a «exprimé sa profonde préoccupation quant au fait que la réouverture
[de la procédure pénale interne en question] n’a pas remédié aux
violations établies [dans l’arrêt de la Cour]». Il a également «exprimé
sa profonde inquiétude» quant au fait que la peine avec sursis de
M. Navalny ait été convertie en une peine d’emprisonnement réel,
notant que «l’exécution de la peine prononcée dans le cadre d’une
procédure aussi fondamentalement viciée va totalement à l’encontre
des conclusions et de l’esprit de l’arrêt de la Cour». Le Comité
des Ministres a donc «exhorté les autorités à prendre toutes les
mesures possibles pour annuler les condamnations à l’égard des deux
requérants et effacer toutes les conséquences négatives à leur encontre;
en attendant, à libérer M. Alexey Navalny sans délai». Il a également
décidé de revenir sur cette question lors de sa prochaine réunion,
en juin 2021, et a chargé le Secrétariat de préparer un projet de
résolution intérimaire pour examen lors de cette réunion, au cas
où M. Navalny n’aurait pas été libéré d’ici là
.
5. Conclusions
et recommandations
26. Du point de vue de la Convention
européenne des droits de l’homme, l’arrestation et la détention
de M. Navalny sont illégales. Sa condamnation résulte d’un procès
inéquitable et sa peine n’est pas dûment fondée en droit. L’arrêt
de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Navalnyye, qui est contraignant
pour la Fédération de Russie en vertu de l’article 46(1) de la Convention,
exige de rouvrir la procédure pénale nationale et de remédier aux
violations. Cela devrait aboutir à l’annulation de sa condamnation,
puisqu’elle reposait sur une interprétation illégale et injustifiable
de l’infraction pertinente, et donc à l’annulation de sa peine.
Or, les violations n’ont pas été réparées et toute mesure résultant
de la condamnation reste illégale.
27. Telle est également la position du Comité des Ministres dans
l’exercice de sa compétence de surveillance en vertu de la Convention.
Conformément à sa pratique établie dans les cas de violations de l’article
7 de la Convention, le Comité des Ministres a demandé que la condamnation
de M. Navalny soit annulée et que toutes les conséquences négatives,
y compris son emprisonnement, soient rapidement effacées. L’Assemblée
devrait soutenir pleinement la position du Comité des Ministres
et l’inviter à utiliser tous les outils à sa disposition pour assurer
la libération immédiate de M. Navalny et la pleine application de
l’arrêt Navalnyye de la Cour
par les autorités russes. A cet égard, la date de la prochaine réunion
«droits de l’homme» (CM/DH) du Comité des Ministres en juin 2021
offre une perspective importante.
28. La Cour a également accordé une mesure provisoire exigeant
des autorités russes la libération de M. Navalny
.
Dans sa
Résolution 1991
(2014) «Nécessité de s’occuper d’urgence des nouveaux cas de défaut
de coopération avec la Cour européenne des droits de l’homme», l’Assemblée
a constaté que les mesures provisoires sont juridiquement contraignantes.
L’Assemblée devrait donc appeler la Fédération de Russie à mettre
en œuvre sans délai la mesure provisoire de la Cour.
29. D’autres questions sont maintenant apparues concernant les
conditions de détention de M. Navalny et son état de santé, notamment
de possibles violations de l’article 8 de la Convention (droit au
respect de la vie privée, en ce qui concerne la surveillance des
communications de M. Navalny avec ses avocats et la diffusion de
vidéos montrant M. Navalny en prison), de l’article 3 (interdiction
des peines ou traitements inhumains ou dégradants, en ce qui concerne
la privation systématique de sommeil et le recours apparemment excessif
et inutile à la fouille corporelle avant les rencontres avec ses
avocats) et, plus grave encore, des articles 2 (droit à la vie)
et 3 (en ce qui concerne l’absence de soins de santé essentiels).
Ces circonstances rendent d’autant plus nécessaire la libération
immédiate de M. Navalny. L’Assemblée devrait également joindre sa
voix à celles qui demandent que M. Navalny reçoive immédiatement
tous les soins médicaux nécessaires, dans l’attente de sa libération.
En outre, l’Assemblée devrait proposer que le Comité pour la prévention
de la torture ou des peines ou traitements inhumains ou dégradants
(CPT) visite la colonie pénitentiaire n° 2 afin de contrôler les conditions
de détention de M. Navalny, et appeler les autorités russes à autoriser
la publication de tout rapport résultant d’une telle visite.
30. Enfin, l’Assemblée devrait encourager la délégation russe
à s’engager de manière constructive dans tout travail futur de suivi
des textes adoptés.