1. Introduction
1. Il existe une condition essentielle
pour qu’une société démocratique fonctionne correctement et solidement:
les citoyens doivent être bien informés, participer activement aux
processus d’élaboration des politiques et de prise de décision,
et avoir la possibilité pratique et les moyens effectifs d’exercer
un contrôle démocratique sur l’action des gouvernements et des législateurs.
Pour faire des choix délibérés et valables, les citoyens doivent
avoir la liberté, la capacité et la culture nécessaires pour se
décider en ayant pleine connaissance des faits, y compris la base
factuelle des décisions administratives et gouvernementales, ainsi que
pour analyser de manière critique les différents points de vue et
s’exprimer sans crainte.
2. Au-delà des médias traditionnels et des nouveaux médias, les
citoyens sont en droit de disposer également d’autres canaux par
lesquels les informations d’intérêt public doivent leur être fournies,
tels que l’administration publique, les agences gouvernementales
et les parlements. La récente entrée en vigueur de la Convention
sur l’accès aux documents publics (STCE n° 205, Convention de Tromsø)
est une avancée importante à cet égard. Mais ce n’est qu’un premier
pas.
3. Je suis fermement convaincu que nous devons continuer à progresser
vers un droit de savoir, un
vaste droit des citoyens à être activement informés sur tous les
aspects de la gestion de toutes les affaires publiques. Le présent
rapport a pour but de faire avancer la reconnaissance et la garantie
effective du droit de savoir, afin d’assurer des processus d’élaboration
des politiques et de prise de décision légitimes, transparents et responsables
à tous les niveaux de gouvernance. Un résultat naturel de la mise
en œuvre du droit de savoir sera sans aucun doute le renforcement
de la confiance des citoyens dans les institutions et les fondements des
sociétés démocratiques.
4. Les trois éléments essentiels permettant d’assurer aux citoyens
l’exercice de leur droit de savoir sont la garantie d’un droit d’accès
complet à l’information, la protection de la liberté d’expression
et de la liberté des médias, et la garantie d’un droit de participation
aux processus de décision publique.
5. Le Conseil de l’Europe, en tant que principal défenseur de
la démocratie, des droits humains et de l’État de droit sur le continent,
a déjà fait beaucoup pour faire progresser le droit de savoir, grâce
à son action normative sur le droit d’accès à l’information depuis
1981 et à son important travail sur la liberté d’expression, la
liberté, le pluralisme et la diversité des médias, ainsi que sur
la promotion de l’éducation aux médias. Le droit à la participation,
qui n’est pas expressément protégé par la Convention européenne
des droits de l’homme (STE n° 5), a reçu moins d’attention.
6. Le présent rapport passe en revue l’ensemble des normes élaborées
par le Conseil de l’Europe sur le droit d’accès à l’information
et se penche sur les défis actuels qui doivent être relevés pour
garantir aux citoyens un droit de savoir complet, en suggérant une
série d’actions futures que l’Organisation pourrait mener.
7. Tout au long du rapport, j’ai recensé les autres forums intergouvernementaux,
tels que l’Union européenne, l’Organisation des Nations unies pour
l'éducation, la science et la culture (UNESCO), l’Organisation de
coopération et de développement économiques (OCDE), l’Organisation
pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), le Partenariat
pour un gouvernement ouvert et le Groupe d'États contre la Corruption
(GRECO) du Conseil de l’Europe, qui travaillent actuellement sur
les questions abordées, ainsi que les normes pertinentes et les
processus normatifs et de recherche en cours.
8. Mon analyse s’appuie sur l’excellent rapport de base de Mme Helen
Darbishire, Directrice exécutive d’Access Info Europe
, que je remercie vivement
pour son travail remarquable. J’ai aussi pris en compte les contributions
d’autres experts
et
de plusieurs membres de la commission.
2. Le droit de savoir: une nouvelle notion
au Conseil de l’Europe
9. Selon la Commission mondiale
pour l’état de droit «Marco Panella», le droit de savoir est une perspective
centrée sur le citoyen qui concerne un ensemble de droits, en particulier
ceux qui sont protégés par l’article 10 de la Convention européenne
des droits de l’homme sur la liberté d’expression et d’information. Il
a été défini comme «un droit civil et politique du citoyen qui doit
être activement informé sur tous les aspects de la gestion des ressources
publiques par l’administration pendant tout le processus politique,
afin de permettre la participation pleine et démocratique au débat
public concernant ces biens, et de tenir les administrateurs des
biens publics responsables conformément aux normes relatives aux
droits humains et à l’État de droit»
.
10. Pour que chaque citoyen soit bien informé, puisse pleinement
comprendre et utiliser les informations reçues, soit libre et capable
de former et d’exprimer des opinions, et dispose des droits et des
infrastructures nécessaires pour participer pleinement à la vie
publique, les États doivent prendre une série de mesures, à la fois
pour assurer le respect de ces droits et pour les promouvoir activement.
11. Le Conseil de l’Europe a développé un important corpus de
normes sur la liberté des médias, qui énumère et définit clairement
les obligations des États pour garantir le pluralisme et la diversité
de la sphère médiatique. Le Conseil de l’Europe a également accompli
un travail considérable en matière d’éducation aux médias.
12. En 2020, quelques décennies seulement après la quatrième révolution
industrielle, à savoir la révolution numérique, il est clair que
la liberté médiatique est mise à mal par deux difficultés majeures.
La première est que les normes existantes ne sont pas pleinement
mises en œuvre ou ne font pas l’objet d’un suivi adéquat dans de
nombreux États membres du Conseil de l’Europe. La seconde est que
l’ère numérique a généré de nouveaux défis qui exigent de repenser
d’urgence ces normes, par exemple pour lutter contre l’utilisation
des médias sociaux pour propager des fausses informations.
13. Il est également évident que, aussi pluraliste et bien réglementé
que l’environnement médiatique puisse être, le droit de savoir des
citoyens n’est pas complet sans une série de mesures complémentaires.
Il est notamment urgent et nécessaire de mettre en place un ensemble
solide et complet de mesures de transparence pour donner pleinement
effet au droit d’accès à l’information. La liberté des médias ne
prend tout son sens que lorsque suffisamment d’informations entrent
dans le domaine public, de même que le droit des citoyens de participer
au débat public et aux affaires publiques ne prend tout son sens
que si ces derniers sont dûment informés.
14. Pour commencer, il convient de souligner que les progrès considérables
réalisés en matière de droit d’accès à l’information au cours des
20 dernières années ont abouti à la définition d’un droit, et à
son intégration dans le cadre international des droits humains,
qui se rapproche fortement du concept de droit de savoir.
15. En effet, le droit des citoyens à accéder aux informations
détenues par des organismes publics et l’obligation positive de
publier l’information de manière proactive ont été clairement établis.
Le droit d’accès à l’information a été reconnu par le Comité des
droits de l’homme des Nations Unies, la Cour interaméricaine des
droits de l’homme et, dans une certaine mesure, la Cour européenne
des droits de l’homme, ainsi que par les mandataires spéciaux sur
la liberté d’expression, dont le représentant de l’OSCE pour la
liberté des médias.
16. En outre, de nombreuses constitutions reconnaissent un droit
d’accès à l’information et l’Union européenne reconnaît un droit
fondamental d’accès à ses documents. En outre, si ces législations réglementent
en général le droit de demander des informations, nombre d’entre
elles imposent aussi des obligations de publication proactive aux
organismes publics.
17. Au total, 130 pays dans le monde – dont tous les États membres
du Conseil de l’Europe à l’exception d’Andorre – disposent d’une
loi sur l’accès à l’information ou sur la liberté d’information,
et ces lois sont désormais considérées comme une condition incontournable
d’une société démocratique. La qualité des législations et de leur
mise en œuvre varie, et ce sont ces failles dans la loi et la pratique
qui limitent encore le droit de savoir du public en 2020, et qui
continuent à affaiblir la valeur de ce droit face à des informations inexactes,
déformées ou délibérément fausses.
18. L’importance d’un droit d’accès à l’information pour faire
progresser les objectifs de développement durable – en particulier
l’objectif 16 qui «vise à promouvoir l’avènement de sociétés pacifiques
et inclusives aux fins du développement durable, assurer l’accès
de tous à la justice et mettre en place, à tous les niveaux, des
institutions efficaces, responsables et ouvertes à tous» – signifie
qu’il existe un indicateur spécifique, l’indicateur 16.10.2, sur
«le nombre de pays qui adoptent et mettent en œuvre des garanties
constitutionnelles, statutaires et/ou politiques pour l’accès public
à l’information».
19. Là où les normes internationales sont moins claires et moins
ambitieuses, c’est lorsqu’il s’agit de définir dans quelle mesure
le droit à l’information s’applique aux informations détenues par
des organismes privés. Certes, les organismes privés ne peuvent
en aucun cas porter atteinte à l’exercice de la liberté d’expression, mais
on ne sait pas très bien dans quelle mesure ils doivent le faciliter
en fournissant des informations.
20. Plusieurs avancées ont toutefois été réalisées dans le but
d’assurer l’intégrité et la responsabilité dans la vie publique.
Des progrès ont été accomplis dans la définition de normes relatives
à l’ouverture des registres des sociétés, à la réglementation et
à la transparence des activités de lobbying et à l’obligation des
entreprises de publier leurs informations non financières, notamment
en matière de droits humains et d’impact environnemental. Le renforcement
progressif des règles de protection des dénonciateurs est un exemple
de domaine dans lequel des mesures complémentaires ont été prises
pour garantir la publication des informations.
21. Le lien entre participation et droit d’accès à l’information
est également reconnu. Si la Cour interaméricaine des droits de
l’homme a choisi de rattacher ce droit à la liberté d’expression,
elle aurait tout aussi bien pu le lier à la participation, qui figure
dans la Convention interaméricaine – mais pas dans la Convention
européenne des droits de l’homme.
22. La Cour de justice de l’Union européenne a toutefois souligné
le lien entre l’accès aux documents et la participation à la prise
de décision, en déclarant que «l’exercice par les citoyens de leurs
droits démocratiques présuppose la possibilité de suivre en détail
le processus décisionnel au sein des institutions participant aux procédures
législatives et d’avoir accès à l’ensemble des informations pertinentes»
.
23. Au cours de la dernière décennie, le mouvement mondial en
faveur de la transparence s’est considérablement affermi avec l’émergence
du concept de «gouvernement ouvert», qui cadre parfaitement avec
le droit de savoir tel que défendu par l’Assemblée. En 2017, l’OCDE
a défini le «gouvernement ouvert» comme «une culture de gouvernance
qui promeut les principes de transparence, d’intégrité, de redevabilité
et de participation des parties prenantes, au service de la démocratie
et de la croissance inclusive»
.
24. Le Conseil de l’Europe n’a pas toujours été le moteur principal
de toutes ces évolutions. L’Union européenne a souvent pris l’initiative
en matière de réglementation, des organismes comme l’OCDE et l’OSCE ont
mené des actions normatives et des processus intergouvernementaux
ont été initiés, comme le Partenariat pour un gouvernement ouvert.
25. Cela ne veut pas dire que le Conseil de l’Europe n’a pas apporté
sa pierre à l’édifice; sa contribution est incontestable, notamment
en ce qui concerne la liberté des médias. La jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme, tant sur le droit d’accès
à l’information que dans d’autres domaines comme la protection des
dénonciateurs et, plus largement, la protection de la liberté des
médias, a directement contribué à faire progresser la réglementation.
26. Par ailleurs, le travail du Groupe d’États contre la corruption
(GRECO) a participé à renforcer les cadres de transparence et de
redevabilité au niveau national dans les États membres. Les recommandations spécifiques
du GRECO en matière de transparence, qu’elles concernent directement
les lois sur l’accès à l’information ou d’autres normes – la transparence
des marchés publics ou les déclarations de patrimoine, par exemple –
contribuent à faire progresser le cadre général du droit de savoir
au niveau national.
27. Le Conseil de l’Europe et l’Assemblée pourraient néanmoins
avoir davantage d’impact en proposant une série d’actions consolidées
sur les mesures complémentaires qui constituent le droit de savoir.
Cet impact pourrait être renforcé par une collaboration avec la
communauté du gouvernement ouvert et de l’accès à l’information –
société civile ou organismes intergouvernementaux – à travers toute
l’Europe.
3. Le
droit d’accès à l’information en 2020
28. La première cour internationale
des droits humains à reconnaître pleinement le droit d’accès à l’information
a été la Cour interaméricaine des droits de l’homme. En effet, dans
l’affaire
Claude Reyes c. Chili en
septembre 2006, elle a estimé que «[l]e Comité des droits de l’homme
des Nations Unies [offrait] une bonne définition dans son Observation
générale no 34 de juillet 2011, qui affirme
qu’il existe un droit humain fondamental d’accès à l’information
détenue par les organismes publics et les organismes privés exerçant
des fonctions publiques, et qu’il est lié au droit bien établi à
la liberté d’expression énoncé à l’article 19 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques»
.
29. La Cour européenne des droits de l’homme a été moins catégorique
pour reconnaître un droit d’accès absolu à l’information, même si
elle a lié le droit d’accès à l’information à la liberté d’expression
dans une série d’arrêts emblématiques. On peut notamment citer les
affaires TASZ c. Hongrie (2009), Youth Initiative for Human Rights c. Serbie (2013), Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie (2016)
et Centre for Democracy and the Rule
of Law c. Ukraine (2020).
30. S’il convient de saluer les progrès réalisés par la Cour européenne
des droits de l’homme, on observe une certaine insistance à lier
le droit d’accès à l’information à la liberté d’expression, au risque
de porter atteinte à la valeur plus large de l’exercice par les
citoyens de leur droit de savoir. Cela provient notamment du fait
que la Cour a défini quatre critères, à savoir: a) le but de la
demande d’information; b) la nature des informations recherchées;
c) le rôle particulier du demandeur dans la réception et la communication
au public des informations; et d) la disponibilité des informations
.
31. D’un côté, on ne peut que se féliciter du fait que ce droit
soit renforcé pour les journalistes et autres organes de surveillance
tels que les organisations de la société civile, mais de l’autre,
il est très préoccupant que cela affaiblisse en retour le droit
du grand public à exercer son droit plus général à savoir comment
sont gérées les affaires publiques.
32. La norme fixée par la Cour européenne des droits de l’homme
est décalée par rapport à d’autres organismes internationaux de
défense des droits humains. Elle fixe une norme inférieure à l’encadrement
du droit dans de nombreuses législations nationales de la région
du Conseil de l’Europe, en partie grâce aux dispositions constitutionnelles
qui établissent clairement qu’il n’y a pas de conditionnalité à
l’exercice du droit.
33. La jurisprudence de la Cour est également en contradiction
avec la Convention sur l’accès aux documents publics, qui précise
qu’il n’est pas nécessaire de motiver une demande d’informations.
3.1. La
Convention du Conseil de l’Europe sur l’accès aux documents publics
(«Convention de Tromsø»)
34. La Convention de Tromsø est
le premier traité international contraignant sur le droit d’accès
à l’information. Elle a été préparée entre 2006 et 2008 et a été
ouverte à la signature le 18 juin 2009 à Tromsø, lors d’une réunion
des ministres de la Justice.
35. Le rythme des ratifications a été lent, mais la Convention
de Tromsø est entrée en vigueur le 1er décembre
2020, l’Ukraine étant devenue le dixième pays à la ratifier.
36. On observe avec inquiétude que, si la plupart des États membres
du Conseil de l’Europe sont parties à la Convention de 1998 sur
l’accès à l’information, la participation du public au processus
décisionnel et l’accès à la justice en matière d’environnement,
l’adhésion à la Convention de Tromsø a été très faible en comparaison.
37. Les éléments clés de la Convention de Tromsø sont les suivants.
Elle donne un droit d’accès à toutes les informations détenues par
les organismes publics soumis à obligation, hormis quelques exceptions
qui répondent aux critères de préjudice et d’intérêt public. La
procédure de demande doit être simple – l’autorisation de demandes
anonymes est encouragée – et gratuite. L’accès aux documents ou
à l’information doit être fourni dans le format souhaité par le
demandeur. La Convention de Tromsø ne fixe pas de délais, mais exige
que les demandes soient traitées «rapidement». Il existe un droit
de recours, devant un organisme de surveillance indépendant ou devant
les tribunaux.
38. La Convention de Tromsø a été reconnue, ce dès sa conclusion,
comme offrant, selon les termes de son Rapport explicatif, un «socle
minimum de dispositions de base»
. La Convention a ensuite été quelque peu
dépassée par les développements survenus au cours des douze années
qui ont suivi la fin de sa rédaction, notamment par de nombreuses
nouvelles lois et par la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l’homme et d’autres cours des droits humains.
39. Pour que le Conseil de l’Europe puisse progresser vers un
droit de savoir complet, il doit impérativement tenir compte des
normes internationales en vigueur, qui intègrent des éléments absents
de la Convention de Tromsø, comme l’obligation positive de publication
proactive de volumes importants de documents et de données, ou l’obligation
de créer un organe de contrôle indépendant doté des pouvoirs adéquats
pour protéger et faire respecter le droit à l’information.
40. Par ailleurs, la Convention de Tromsø prévoit un caractère
facultatif de l’application des obligations de transparence au pouvoir
judiciaire et législatif. Je souhaite étudier ces lacunes et proposer
de faire avancer l’action normative sur ces questions dans le cadre
d’un dispositif global de transparence.
4. Les
limitations au droit de savoir
41. La Convention de Tromsø prévoit
11 motifs d’exception au droit d’accès à l’information, qui présentent tous
un intérêt légitime et respectent tous le critère de préjudice et
d’intérêt public.
42. Ces exceptions reflètent les normes de nombreuses législations
nationales. Cela s’explique en partie par le travail considérable
de normalisation qui avait été effectué en 2006, au début de la
rédaction de la Convention. La rédaction de nombreuses nouvelles
lois sur l’accès à l’information en Europe à la fin des années 1990,
en particulier dans les nouvelles démocraties d’Europe centrale
et orientale, a contribué à dégager un consensus sur les limitations
à ce droit. Les débats qui ont abouti à la recommandation du Comité des
Ministres de 2002 sur l’accès aux documents publics ont donné lieu
à une série d’exceptions respectant toutes le critère de préjudice
et d’intérêt public, ce qui reflète ce qui a été incorporé dans
bon nombre des nouvelles lois nationales. Ainsi, la définition de
ces exceptions a été l’un des points les moins litigieux de la Convention
. Depuis, ces exceptions sont
devenues une norme dans la région européenne
.
43. Cela dit, assurer une application normalisée de ces exceptions
dans une région marquée par une telle diversité de cultures de transparence
est un défi permanent. Certains pays européens publient leurs contrats de
marchés publics dans leur intégralité et divulguent facilement les
noms des lobbyistes, tandis que d’autres refusent l’accès à l’information
au nom du secret d’affaires et de la protection des données à caractère personnel.
Les concepts de «relations internationales» ou de «sécurité nationale»
varient d’un pays à l’autre.
44. Le domaine le plus complexe est celui de la protection des
données à caractère personnel. En effet, le Règlement général de
l’Union européenne sur la protection des données (entré en vigueur
le 25 mai 2018 et qui fixe la norme pour l’ensemble de la région
européenne, voire au niveau mondial) n’a pas été conçu de façon à
garantir que les informations relatives aux acteurs publics, comme
les élus et les hauts fonctionnaires, entrent dans le domaine public.
C’est une question qui nécessite une discussion au cas par cas pour déterminer
si certaines catégories d’informations doivent être divulguées.
Une réglementation spécifique est donc nécessaire dans certains
domaines (transparence des lobbys, transparence de la propriété
effective, publication des déclarations de patrimoine, publication
du nom des bénéficiaires de subventions publiques importantes, etc.).
45. Si un pays dispose d’un commissaire à l’information ou d’un
organe similaire, ces derniers jouent un rôle essentiel dans la
détermination des limites des exceptions, souvent en s’appuyant
sur des informations comparatives.
5. Les
normes de la publication proactive
46. Comme indiqué ci-dessus, les
normes internationales, y compris l’Observation générale no 34
du Comité des droits de l’homme des Nations Unies, établissent clairement
que le droit d’accès à l’information comporte deux dimensions: d’une
part, les États doivent répondre aux demandes (la dimension «réactive»)
et, d’autre part, les informations doivent être publiées de manière
proactive (la dimension «proactive»).
47. L’importance de la dimension proactive de ce droit ne doit
pas être sous-estimée.
48. La Cour européenne des droits de l’homme a clairement indiqué
dès 1991 que «l’information [était] un bien périssable et en retarder
la publication, même pour une brève période, [risquait] fort de
la priver de toute valeur et de tout intérêt»
. Cela vaut aussi pour toutes les
informations détenues par les organismes publics en ce qui concerne
la participation: sans une publication opportune des informations,
la possibilité de se forger une opinion sur les débats en cours
et d’exercer son droit à la liberté d’expression en commentant et, éventuellement,
en participant plus directement, est limitée.
49. Dans un arrêt de 2013, la Cour européenne des droits de l’homme
a évoqué, certes de manière subtile, la possibilité d’imposer la
publication proactive d’informations. Dans une affaire où une organisation
de la société civile autrichienne demandait l’accès aux registres
fonciers d’un cadastre régional, la Commission du Tyrol pour les
transactions commerciales, la Cour a considéré que le refus de fournir
cette information constituait une violation de la liberté d’expression,
mais a estimé que, compte tenu de «l’intérêt public considérable»
que présentent ces registres fonciers, il était «frappant qu’aucune
de ses décisions ne soit publiée, ne serait-ce que dans une base
de données sur support électronique»
.
50. Non seulement la publication proactive garantit au public
un accès plus facile et plus rapide à l’information, mais elle permet
également d’alléger la charge des fonctionnaires. Comme l’a noté
la Commission mondiale pour l’état de droit “Marco Pannella” dans
son Document de définition des concepts (2017), le médiateur européen
a recommandé que les données soient structurées de manière à permettre
leur diffusion automatique et en temps opportun, plutôt que d’avoir
à subir la lourde tâche de préparer une réponse à chaque demande
.
51. En ce qui concerne la normalisation de la publication proactive,
un travail considérable a déjà été accompli. De plus en plus de
lois sur l’accès à l’information exigent une publication proactive,
de même que de nombreuses législations complémentaires
.
52. Si l’on s’appuie sur les études juridiques comparatives menées
par Mme Helen Darbishire
, les informations opérationnelles
sur le fonctionnement des organismes publics et les informations
concernant spécifiquement les possibilités de participation sont
des exemples d’informations qui devraient être publiées de façon
proactive. La gamme complète des 231 indicateurs des 17 objectifs
de développement durable se rapporte à un grand nombre d’ensembles
de données, qui devraient tous devraient être publiés de façon proactive.
53. Les instruments internationaux de lutte contre la corruption,
dont la Convention des Nations Unies contre la corruption et les
conventions du Conseil de l’Europe contre la corruption, identifient
plusieurs types d’informations qui devraient être collectées et
publiées, telles que les données sur les marchés publics, les déclarations
de patrimoine et de conflit d’intérêts ou les données relatives
aux efforts déployés pour faire respecter les lois et lutter contre
la fraude et la corruption au niveau national et transnational.
54. Étant donné que la Convention de Tromsø n’a pas établi de
normes minimales en matière de publication proactive, il y a de
l’espace pour un futur travail normatif en la matière.
6. La
transparence des processus de décision
55. Un régime d’accès à l’information
bien défini et bien mis en œuvre – comprenant à la fois le droit
de demander des informations et des obligations claires de publication
proactive – doit permettre de publier suffisamment d’informations
pour que le grand public puisse suivre les processus décisionnels.
56. Dans l’idéal, il faudrait pouvoir suivre le processus décisionnel
quasiment en temps réel de manière à permettre une véritable participation,
qu’il existe ou non des processus formels de participation et de consultation.
57. Pour cela, tous les éléments qui influencent une décision
doivent être rendus publics. Il s’agit notamment des documents et
des données utilisés pour analyser une situation, des études et
des rapports commandés, des conseils juridiques préparés par les
propres avocats du gouvernement et des copies de tous les dossiers déposés
par les groupes d’intérêts (société civile, experts universitaires
ou lobbyistes).
58. Dans la pratique, très peu de pays y sont parvenus. Il y a
plusieurs raisons à cela, dont voici les trois principales:
6.1. Des
règles de publication proactive insuffisantes
59. Comme indiqué ci-dessus, si
le cadre juridique (général et spécifique à l’accès à l’information)
ne prévoit pas d’obligation de publication proactive, alors le seul
moyen d’obtenir des informations est de les demander. Or, cela peut
prendre beaucoup de temps, même dans les régimes d’accès à l’information
les plus souples, et avoir pour conséquence que les informations
soient fournies suffisamment à temps pour être prises en compte par
les décideurs, mais pas pour être débattues en toute connaissance
de cause.
6.2. Archivage:
pas de normes, peu de règles
60. L’un des plus grands défis
qui se pose actuellement en matière de transparence concerne l’absence d’archivage.
Selon une étude réalisée par Access Info (non publiée à ce jour),
la réglementation sur la conservation des documents est trop faible
dans de nombreux pays européens. Les lignes directrices destinées
aux fonctionnaires datent d’avant la révolution numérique et, si
les décisions finales sont généralement conservées, la traçabilité
des processus décisionnels est souvent insuffisante. Même lorsque des
procès-verbaux de réunions sont rédigés, ils sont généralement assez
brefs et ne précisent pas les justifications des décisions prises.
Les seules justifications qui existent sont celles qui sont requises
par une mesure législative spécifique (dans le domaine des marchés
publics, par exemple). Par ailleurs, de nombreuses décisions sont
prises de manière plus informelle, à la suite d’échanges effectués
par courrier électronique ou même en utilisant d’autres plateformes
de communication comme WhatsApp ou Telegram, ce qui rend plus difficile
le suivi du processus décisionnel. Sans vouloir interférer inutilement
avec la rapidité et l’efficacité de la prise de décision, certaines
mesures peuvent être recommandées sur la base des meilleures pratiques
existantes. Il s’agit notamment de définir les types de décisions
pour lesquelles des documents préparatoires doivent être publiés
(pour permettre la participation), et celles pour lesquelles des
dossiers spécifiques doivent être conservés et rendus publics. Certains
organismes, comme le Conseil international des archives, ont mené
des travaux intéressants sur les normes qui, bien que concernant
plutôt le processus d’archivage, constituent une bonne référence
. Plusieurs commissaires à l’information
ont fait des déclarations – notamment sur le «devoir de bien documenter» –
et il existe aussi de bonnes pratiques au niveau des États membres
dont on peut s’inspirer
.
6.3. Un
besoin de numérisation et de «transparence dès la conception»
61. La pandémie de covid-19 a mis
en évidence les défis rencontrés par les pays dans leur propre gestion de
l’information. Nous avons vu des pays de toute l’Europe s’efforcer
de fournir des données quotidiennes précises sur les taux d’infection
et les décès. La pandémie a révélé comment la faiblesse des systèmes
de collecte de données dans un pays pouvait entraver la compilation
rapide des données au niveau central. Il en résulte une prise de
décision souvent basée sur des données imparfaites ou sur un petit
nombre de données, voire aucune donnée. Cela pose une question de
transparence, mais aussi de gouvernance. En 2020, Access Info a
signalé que de nombreux pays européens ne publiaient pas d’ensembles
complets de données sur les indicateurs des objectifs de développement
durable, et des entretiens avec des responsables gouvernementaux
ont révélé que cela était généralement lié aux difficultés rencontrées
dans la collecte des données
. Dans le milieu des données ouvertes
et de la transparence – en particulier au sein des gouvernements
et des membres de la société civile engagés dans le Partenariat
pour un gouvernement ouvert –, on se demande de plus en plus comment
assurer la «transparence dès la conception» pour planifier les processus
administratifs de sorte que les données collectées puissent à la
fois être transmises rapidement aux décideurs et mises à la disposition
du public de manière relativement automatique. À cette fin, il convient également
d’appliquer le principe de la «protection de la vie privée dès la
conception» pour exclure les données à caractère personnel de la
publication.
7. La
transparence algorithmique
62. Ces dernières années, l’augmentation
de l’utilisation des algorithmes et de l’intelligence artificielle
a modifié le fonctionnement des gouvernements et la manière dont
les décisions sont prises. Nous observons un recours croissant à
la prise de décision automatisée (PDA), y compris pour les décisions
qui affectent la vie quotidienne des citoyens, comme l’attribution
des places dans les écoles et les universités, le calcul des subventions
ou la gestion des flux de circulation dans une ville. Le fait que
l’intelligence artificielle (IA) sous-tende les décisions qui concernent
le public est rarement transparent. On constate également une utilisation accrue
des algorithmes dans le secteur privé, par exemple pour décider
de l’octroi de crédits et de prêts bancaires.
63. Le Règlement général sur la protection des données de l’Union
européenne, entré en vigueur le 25 mai 2018, contient une clause
qui, du point de vue de la protection et de la souveraineté des
données, donne aux citoyens le droit de ne pas faire l’objet d’une
décision fondée exclusivement sur un traitement automatisé lorsque
cette décision produit des effets juridiques les concernant ou les
affectant de manière significative de façon similaire.
64. Toutefois, lorsque les décisions n’ont pas un tel effet direct
sur les citoyens, mais qu’elles sont de nature plus générale – comme
les flux de circulation dans la planification des projets d’infrastructure
ou, pour prendre un exemple d’actualité, dans la modélisation de
la propagation des maladies infectieuses et l’allocation de ressources
aux services de santé –, il est possible que les citoyens ne s’en
rendent pas compte de manière aussi évidente, et qu’ils n’aient
pas les mêmes droits que dans le cadre de la RGPD.
65. Ce domaine illustre parfaitement le fait que la technologie
évolue à un rythme si rapide que la législation et les politiques
ont souvent du mal à suivre. Ces lacunes réglementaires et le manque
de compréhension du public font que les gouvernements recourent
à l’IA et à la PDA sans réglementation ni surveillance fortes et, en
tout état de cause, avec un certain manque de transparence. La plupart
des pays n’ont pas de régime de transparence pour garantir que la
société civile, les journalistes et le public puissent obtenir des
informations sur la manière dont l’IA est utilisée et dont les données
sont transmises à la PDA.
66. Il existe toutefois quelques exceptions notables. En France,
par exemple, la Commission d’accès aux documents administratifs
a conclu en 2017 qu’un algorithme était un document administratif
aux fins des demandes d’accès à l’information
.
Dans d’autres pays, les demandes d’informations sur l’utilisation
des algorithmes, le code source ou les données utilisées n’ont pas
toujours abouti, ce qui a eu pour conséquence de tenir le public
dans l’ignorance quant à la manière dont les décisions avaient été
prises.
67. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, dans sa
Recommandation
CM/Rec(2020)1 sur les impacts des systèmes algorithmiques sur les
droits de l’homme, a apporté une contribution importante
. Cette recommandation intègre un
langage spécifique sur la transparence, recommandant que les acteurs
qui utilisent des processus algorithmiques soient en mesure de fournir
des explications simples et accessibles concernant les données,
les procédures et les critères utilisés par l’algorithme pour prendre
sa décision. Les méthodes de collecte des données doivent être accessibles
afin de repérer les éventuels préjugés qui peuvent être intégrés
dans la conception de l’algorithme. Plus généralement, des niveaux
appropriés de transparence doivent être appliqués tout au long du
processus de passation des marchés publics, de conception, de développement
et d’utilisation des systèmes algorithmiques, nonobstant toute revendication
relative à la propriété intellectuelle ou au secret d’affaires.
68. Ces recommandations ne vont toutefois pas jusqu’à définir
que les utilisateurs des lois sur l’accès à l’information peuvent
obtenir toutes les informations sur l’utilisation des algorithmes
auprès d’un organisme public, y compris la conception, le code source
et les données d’entrée. Le Conseil de l’Europe a ici l’occasion de
contribuer à l’établissement de normes et à la promotion du débat
entre les États membres du sur un droit d’accès à l’information
renforcé – un droit de savoir – concernant l’utilisation des algorithmes.
C’est un sujet sur lequel travaille le Partenariat pour un gouvernement
ouvert et pour lequel des possibilités de synergies existent.
69. En ce qui concerne la liberté des médias, la transparence
algorithmique pose un problème spécifique, à savoir celui des grands
médias sociaux et de la manière dont leurs algorithmes déterminent
le contenu consulté par chaque utilisateur. Ces algorithmes ont
un impact direct sur le droit de savoir de millions d’individus;
pour autant, il n’y a presque pas de transparence sur le fonctionnement
de ces systèmes et les utilisateurs individuels n’ont que très peu
de contrôle sur la façon dont leurs flux d’informations s’organisent.
8. Transparence
législative et empreinte législative
70. Il est évident qu’un droit
de savoir effectif, qui permet à des citoyens informés de participer
à la vie démocratique de leur pays, doit garantir que le public
est informé de tous les aspects du processus législatif.
71. Dans ce contexte, il est plutôt surprenant que la Convention
de Tromsø ne rende pas obligatoire pour les pays qui la ratifient
l’application du droit d’accès à l’information au pouvoir législatif,
à l’exception des informations administratives (le droit d’accès
à l’information s’applique aux finances du parlement, par exemple,
mais pas aux rapports sur les discussions des projets de loi en
commission).
72. À ce titre, la norme du Conseil de l’Europe est en contradiction
avec, par exemple, la loi-type interaméricaine relative à l’accès
à l’information de l’Organisation des États américains, qui exige
la transparence du pouvoir législatif, mais aussi du pouvoir judiciaire.
73. Un point positif mérite d’être souligné: 31 des 46 lois sur
l’accès à l’information dans la région du Conseil de l’Europe s’appliquent
au pouvoir législatif (malgré quelques exceptions concernant les
documents détenus par des élus, par exemple)
.
74. Dans la pratique, de nombreux parlements ont une longue tradition
de prise de décision ouverte, bien que ce ne soit pas toujours le
cas pour les discussions ou les votes en dehors de la plénière (dans
les commissions par exemple) et qu’il n’y ait pas non plus de transparence
des activités de lobbying.
75. Sur le plan des normes, la Déclaration pour l’ouverture et
la transparence parlementaire (2012)
est soutenue par une forte communauté
d’organisations de la société civile, dont beaucoup sont situées
dans les États membres du Conseil de l’Europe
.
76. Le Partenariat pour un gouvernement ouvert a incité bon nombre
de ses pays participants à prendre des engagements en matière d’ouverture
parlementaire (145 engagements dans le monde à ce jour) et à impliquer les
parlements dans des processus et débats gouvernementaux ouverts
.
77. Il existe de plus en plus de bonnes pratiques sur l’empreinte
législative et sur la garantie de la participation à l’élaboration
de la législation, et c’est un sujet que le Conseil de l’Europe
pourrait approfondir pour élaborer des recommandations spécifiques.
À terme, une empreinte «normative» complète devrait être développée
pour assurer la transparence de l’ensemble du processus décisionnel
et législatif, depuis la création des règles et des normes au sein
du pouvoir exécutif jusqu’à leur adoption en tant que législation.
78. Il existe également une jurisprudence intéressante de la Cour
de justice de l’Union européenne sur l’importance de la transparence
législative pour la participation à la prise de décision (voir les
affaires Access Info Europe c. Conseil (2013)
et De Capitani c. Parlement européen (2018),
entre autres). Comme l’indique clairement cette jurisprudence, le
processus législatif commence souvent au niveau de l’exécutif. Il
faut donc des mécanismes qui assurent la traçabilité et la transparence
de l’ensemble du processus, et pas uniquement du débat sur les projets
de loi une fois qu’ils sont entrés au parlement.
9. La
transparence judiciaire
79. Il n’existe pas de norme reconnue
en matière de transparence judiciaire, du moins pas dans la région européenne.
Comme indiqué plus haut, la Convention de Tromsø prévoit l’extension
facultative du droit de demander des informations au pouvoir judiciaire,
la seule exigence étant que les informations administratives relèvent
du champ d’application du droit national sur l’accès à l’information.
La notion d’informations «administratives» varie selon les États
membres du Conseil de l’Europe.
80. Dans la pratique, la longue tradition de procédures judiciaires
ouvertes et d’accès physique aux documents judiciaires et à la jurisprudence
qui prévalait s’est trouvée affaiblie dans de nombreux pays ces dernières
années par diverses préoccupations de sécurité (pour l’accès physique)
et par l’absence de publication en ligne de toutes les décisions
pour consultation par tous (au motif, entre autres, de préoccupations
liées à la protection des données)
.
81. Sur 47 États membres du Conseil de l’Europe, 25 seulement
disposent de lois sur l’accès à l’information qui s’appliquent au
pouvoir judiciaire
.
82. Plusieurs avancées ont été réalisées, notamment par le Conseil
de l’Europe et la Commission internationale de juristes, en faveur
de la transparence des conseils de la magistrature et de la nomination
des juges, et des recommandations sur l’accès des médias aux procédures
judiciaires ont été émises par le Conseil de l’Europe, mais il n’existe
pas de norme claire et complète sur la manière dont le droit d’accès
à l’information / le droit de savoir devrait s’appliquer au pouvoir
judiciaire. Certaines bonnes pratiques ont été identifiées dans
les États membres du Conseil de l’Europe et pourraient servir de
base à l’élaboration de recommandations concrètes.
10. Les
organismes privés fonctionnant avec des fonds publics et/ou exerçant
des fonctions publiques/assurant des services publics.
83. L’idée qu’il existe une ligne
de démarcation claire entre l’accès aux informations détenues par l’administration
publique et le secteur privé est moins répandue que par le passé,
mais elle persiste et mérite d’être discutée.
84. La nature des sociétés démocratiques et celle de la «gouvernance»
ont évolué avec le temps. En 1766, l’objectif de la loi suédoise
sur la liberté de la presse était de permettre aux parlementaires
et au petit monde de la petite presse écrite de l’époque d’accéder
aux documents détenus par l’administration (principalement le roi
et les tribunaux). En 1978, la première loi française dans ce domaine
s’intitulait «Loi no 78-753 du 17 juillet 1978
portant diverses mesures d’amélioration des relations entre l’administration
et le public» et était très clairement encadrée en ce qui concernait
l’accès aux «documents administratifs».
85. Ces dernières décennies, à mesure que le droit à l’information
s’est développé, les frontières entre le public et le privé sont
devenues de plus en plus floues et de nombreux services et travaux
publics sont désormais assurés par des entreprises privées. Dans
ce contexte, il est de plus en plus admis que le public a le droit
de connaître les liens avec ces entreprises, ainsi que les services
qu’elles fournissent. Cela semble évident et pourtant, sur les 46
lois sur l’accès à l’information dans la région du Conseil de l’Europe,
seules 25 s’appliquent pleinement aux organismes privés qui exercent
une fonction publique et/ou reçoivent un financement public important.
Quinze autres lois s’appliquent partiellement à ces organismes.
86. Conformément à cette réalité législative nationale, les États
membres ont démontré une certaine réticence à inclure une disposition
obligatoire sur l’accès aux documents détenus par des organismes
privés dans la Convention de Tromsø. En conséquence, l’extension
du droit d’accès aux «personnes physiques ou morales, dans la mesure
où elles accomplissent des fonctions publiques ou fonctionnent grâce
à des fonds publics, selon le droit national» est facultative pour
les États. Le terme «selon le droit national» est absolument fondamental,
car il ouvre la porte à des définitions extrêmement variées, même
pour les pays qui optent pour cette disposition. Ainsi, les entreprises
privées qui assurent des soins de santé, la collecte des déchets, l’approvisionnement
en eau et l’entretien des bâtiments scolaires peuvent être considérées
dans un pays donné comme fournissant des services publics et être
soumises à des demandes d’informations, et donc à des mécanismes
de redevabilité. Le pays voisin peut quant à lui considérer qu’aucune
de ces entreprises n’est concernée par les règles de transparence.
87. Par ailleurs, la Convention de Tromsø omet de préciser le
type d’informations détenues par les entreprises privées que celles-ci
devraient rendre publiques pour des raisons d’intérêt général.
88. Outre la Convention de Tromsø, il existe toute une panoplie
de normes et de lois relatives à la transparence des organismes
privés, et les entreprises enregistrées sont tenues de rendre publiques
de nombreuses informations, souvent dans le cadre de recommandations
sectorielles spécifiques.
89. Il y a deux façons d’obtenir un tel niveau de transparence.
La première consiste à imposer aux entreprises privées de fournir
des informations aux organismes publics, qu’ils publient ensuite.
La seconde consiste à exiger des organismes privés eux-mêmes qu’ils
publient ces informations.
90. À titre d’exemple, prenons les résultats des inspections sanitaires
des restaurants, qui sont un sujet de préoccupation pour de nombreux
citoyens. Dans certains pays, ces résultats ne sont pas seulement
publiés par les pouvoirs publics, ils doivent également être rendus
publics au moyen d’un avis affiché dans l’établissement. Dans ce
cas-là, le législateur a estimé que les considérations de santé
publique primaient sur les intérêts commerciaux des restaurants
(dont l’activité pâtira certainement de l’attribution d’une mauvaise note)
.
91. Parmi les autres exemples de cas où des données sont collectées
par les gouvernements avant d’être rendues publiques, on peut citer
l’éventail de mesures visant à garantir la transparence des marchés
publics, un outil essentiel de la lutte contre la corruption.
92. La directive européenne 2014/95 sur la communication d’informations
non financières exige la publication par les grandes entreprises
d’informations spécifiques dans les domaines de la protection de l’environnement,
de la responsabilité sociale et du traitement appliqué au personnel,
du respect des droits humains, de la lutte contre la corruption
et de la diversité au sein des conseils d’administration des entreprises au
regard de l’âge, du genre, des qualifications et de l’expérience
professionnelle.
11. La
transparence des lobbys
93. Pour que la prise de décision
soit transparente, il est impératif de comprendre toutes les contributions au
processus décisionnel, ce qui, dans le cas de nombreuses décisions
politiques et initiatives législatives, implique la transparence
de tous les exercices de participation effectués et, surtout, la
contribution des groupes d’intérêt, y compris les lobbyistes professionnels,
les associations d’entreprises et la société civile organisée.
95. Pourtant, trop peu d’États membres du Conseil de l’Europe
ont adopté une législation qui garantit la transparence des activités
de lobbying. Je n’ai trouvé aucune enquête recueillant les données
exactes sur la situation dans les 47 États membres. Le GRECO a recueilli
des données sur les règles relatives au lobbying des personnes occupant
de hautes fonctions de l’exécutif dans le cadre du cinquième cycle
d’évaluation, mais pas de façon plus générale
.
12. L’ouverture
des registres des sociétés
96. Les registres des sociétés
contiennent des informations sur les propriétaires et les structures
des entreprises. La collecte et la publication de ces données présentent
divers avantages pour l’ensemble de la société. Elles permettent
aux responsables gouvernementaux et aux services répressifs de connaître
les personnes chargées d’appliquer toutes les lois auxquelles les
entreprises doivent se conformer. Elles permettent aux autres entreprises
de savoir avec qui elles font affaire. Enfin, elles permettent aux
organismes de surveillance des citoyens, tels que les groupes de
la société civile chargés de la lutte contre la corruption et les
journalistes d’investigation, de déceler les cas de fraude et de
corruption.
97. Pendant la pandémie de covid-19, nous avons vu les difficultés
que les gouvernements ont rencontrées pour savoir avec quelles entreprises
ils faisaient affaire. Les conséquences ont été un nombre important
de cas de fraude, de nouvelles «fausses» entreprises ayant réussi
à vendre des équipements de protection et des ventilateurs à des
gouvernements européens peu méfiants. L’absence de données ouvertes
sur la propriété des entreprises a entravé les efforts déployés
par les gouvernements et les journalistes d’investigation pour identifier
ces entreprises. En cette année de pandémie, il est devenu évident
que le fait de refuser au public l’accès aux données relatives à
la propriété des entreprises constitue une limitation importante
au droit de savoir du public.
98. Pour ces raisons, divers organismes et processus intergouvernementaux
ont recommandé l’ouverture des registres des sociétés. L’OCDE, la
Banque mondiale, le Partenariat pour un gouvernement ouvert, ainsi d’autres
tribunes telles que les promesses faites par le G8 (de l’époque)
en 2013 et le Sommet anti-corruption de Londres en 2016, ont tous
reconnu l’intérêt de l’ouverture des registres des sociétés. La
cinquième directive de l’Union européenne relative à la lutte contre
le blanchiment de capitaux exige la création de registres des propriétaires
effectifs des entreprises, accessibles au public. La directive de
l’Union européenne de 2019 sur les données ouvertes et la réutilisation
des informations du secteur public (la «directive des données ouvertes»)
qualifie également les registres des sociétés d’ «ensembles de données
de forte valeur», et des négociations sont en cours pour préciser
quelles données devraient être en format ouvert.
99. Toutefois, à l’heure actuelle, très peu d’États membres du
Conseil de l’Europe disposent de registres des sociétés ouverts
(il existe de bonnes pratiques dans certains pays tels que le Danemark,
le Royaume-Uni et l’Ukraine). Dans les autres pays, les registres
des sociétés ne sont pas ouverts, du moins pas à ceux qui n’ont
pas les ressources suffisantes pour acheter les données. Le prix
varie entre 0,03 € par information demandée aux Pays-Bas et 767 €
pour accéder à l’enregistrement d’une société en Russie. Le coût
total d’un registre des sociétés peut aller de 75 000 euros aux
Pays-Bas à 286 000 euros en Estonie et 380 355 euros en Macédoine
du Nord.
100. Ce sont là des coûts prohibitifs pour les journalistes d’investigation
et les organisations de la société civile qui enquêtent sur la corruption,
la fraude, le blanchiment d’argent, le crime organisé, les violations
des droits humains et autres activités illégales. Ces coûts sont
également trop élevés pour les petites et moyennes entreprises (les
PME, qui représentent la grande majorité des entreprises de la région
européenne) qui souhaitent savoir avec qui elles font affaires.
101. Les militants de la société civile de toute la région du Conseil
de l’Europe font actuellement pression sur leurs gouvernements pour
qu’ils ouvrent leurs registres des sociétés et octroient le droit
de savoir à qui appartiennent les entreprises avec lesquelles nous
faisons des affaires et qui reçoivent des fonds publics.
13. La
transparence de la propriété des médias
102. Pour que les citoyens puissent
savoir qui se cache derrière les nouvelles qu’ils lisent ou regardent,
ils doivent absolument connaître le propriétaire du média en question,
ce qui inclut l’ensemble des rapports de propriété, jusqu’aux propriétaires
effectifs.
103. Si les registres des sociétés étaient ouverts, ces informations
seraient disponibles. Toutefois, il ne serait pas forcément évident
de les trouver et de les suivre, d’autant plus que les rapports
de propriété des médias sont transnationaux. La solution consiste
à exiger que, pays par pays, et même média par média, les informations
sur l’intégralité des rapports de propriété de tous les médias soient
rendues publiques. Cela devrait être fait de sorte que le public
puisse facilement trouver et comprendre ces informations.
104. L’Assemblée a effectué un travail considérable sur la transparence
de la propriété des médias, un des éléments de l’infrastructure
essentielle permettant de garantir le pluralisme et la diversité
de la sphère médiatique. Mme Helen Darbishire,
l’auteure du rapport de fond, a contribué à cette normalisation
par le passé, en participant aux auditions de l’Assemblée et en
présentant les conclusions de l’étude réalisée par Access Info Europe
ainsi que les dix recommandations pour la transparence de la propriété
des médias qui ont été approuvées par de nombreuses organisations
de la société civile
.
105. On peut notamment citer la
Résolution 2065 (2015) de l’Assemblée «Accroître la transparence de la propriété
des médias», qui définit les normes de transparence, et la
Recommandation 2074 (2015), qui s’inquiète de la situation «alarmante» due au «manque
croissant de transparence des structures de propriété des médias
en Europe». Ce travail normatif couronné de succès a abouti à la
Recommandation CM/Rec(2018)1 du Comité des Ministres aux États membres
sur le pluralisme des médias et la transparence de leur propriété,
qui définit clairement les normes de transparence à mettre en œuvre.
106. La recommandation appelle également à la transparence de l'organisation
et du financement des médias. Je pense que cette transparence devrait
inclure tous les accords non financiers qui sont d'une certaine manière
bénéfiques pour les médias et peuvent avoir un impact sur leur indépendance
ou leur indépendance perçue, et qui devraient donc être connus du
public.
14. Le
libre accès aux connaissances scientifiques et académiques
107. Il est de plus en plus admis
que le fait de garantir au grand public un accès gratuit et facile
aux connaissances scientifiques et autres connaissances académiques
présente des avantages importants pour la société.
108. L’ère numérique a favorisé l’évolution vers le «libre accès»
à ces connaissances, comme le montre la Déclaration de Berlin de
2003 sur le libre accès à la connaissance en sciences exactes, sciences
de la vie, sciences humaines et sociales, qui a appelé à un accès
sans entrave aux «résultats originaux de recherches scientifiques,
de données brutes et de métadonnées, de documents sources, de représentations
numériques de documents picturaux et graphiques, de documents scientifiques
multimédia»
.
109. La mise en place du libre accès implique d’encourager les
producteurs et les éditeurs de connaissances à rendre leurs travaux
disponibles gratuitement dans des formats ouverts. Ces dernières
années, la priorité a été donnée à tous les matériels créés avec
des fonds publics, même si beaucoup estiment que l’accès aux connaissances
devrait être plus large encore.
110. Parmi les organisations internationales qui travaillent sur
le libre accès se trouve l’UNESCO, qui «soutient et encourage le
libre accès – la mise à disposition en ligne pour tous de l’information
savante, sans la plupart des barrières imposées par le droit d’auteur
et le copyright – afin de favoriser la circulation du savoir, l’innovation
et le développement socio-économique à l’échelle planétaire»
.
111. L’UNESCO reconnaît en particulier le rôle de la science dans
la réalisation de l’Agenda 2030 et des objectifs de développement
durable (ODD) et considère qu’il est impératif que les résultats
de la recherche soient accessibles à toutes les parties prenantes.
112. La Commission européenne soutient également le libre accès
afin de permettre à tous les acteurs de la société d’accéder aux
résultats de la recherche, dans le but de fournir de meilleures
données scientifiques et de l’innovation aux secteurs public et
privé
. La Commission soutient le libre
accès par des mesures telles que l’obligation pour tous les projets
recevant des fonds du programme Horizon 2020 de veiller à ce que
tous les articles approuvés par des pairs et publiés dans des revues
spécialisées soient accessibles gratuitement. En outre, les États
membres de l’Union européenne sont encouragés à rendre publics les
résultats de la recherche financée par des fonds publics afin de
renforcer la science et l’économie de la connaissance.
113. Le Conseil de l’Europe pourrait compléter et apporter une
valeur ajoutée à ces initiatives en les élargissant à ses 20 États
membres qui ne sont pas membres de l’Union européenne. Il pourrait
aussi se rapprocher de l’UNESCO qui, parallèlement à son travail
sur le libre accès, est chargée de surveiller le droit d’accès à
l’information en vertu de l’indicateur 16.10.2 des ODD. Il existe
donc un lien étroit entre la transparence, le droit de savoir, le
libre accès, le développement durable et la défense de sociétés démocratiques
et justes.
15. Les
commissaires à l’information
114. L’accès à la justice pour défendre
tous les autres droits est un principe fondamental de tout cadre
des droits humains.
115. En ce qui concerne le droit d’accès à l’information, la Convention
de Tromsø exige que les États membres prévoient un mécanisme de
défense de ce droit, en imposant que «[u]n demandeur dont la demande d’accès
à un document public a été refusée, expressément ou tacitement,
en tout ou en partie, dispose d’un recours devant un tribunal ou
devant une autre instance indépendante et impartiale prévue par
la loi» (article 8, paragraphe 1).
116. Dans la pratique, les 46 États membres du Conseil de l’Europe
qui ont une législation sur l’accès à l’information ont mis en place
différents modèles de mécanismes de recours, que l’on peut classer
en trois grandes catégories:
i. Un organisme de contrôle indépendant: un
organe indépendant est chargé de superviser la loi sur l’accès à
l’information et de statuer sur les recours. Dans certains cas,
cet organe a le pouvoir de rendre des décisions contraignantes;
dans d’autres, il émet simplement des recommandations. Les décisions de
cet organe peuvent généralement faire l’objet d’un appel devant
les tribunaux. Dans le cas contraire, il est possible d’opter pour
une procédure judiciaire.
ii. Un médiateur (ombudsman): la
loi sur l’accès à l’information et/ou le droit administratif général prévoient
le recours à un médiateur. Ce recours peut être suivi ou non d’un
appel devant les tribunaux, ou la procédure judiciaire peut offrir
une alternative ou une voie de recours supplémentaire.
iii. La voie judiciaire uniquement: pour
défendre les droits prévus par la loi sur l’accès à l’information,
la procédure judiciaire est la seule voie possible. Cela implique
de faire appel à un avocat et peut entraîner des frais de justice.
117. Le modèle d’organe de contrôle indépendant, avec un commissaire
à l’information par exemple, a été mis en place dans 19 pays du
Conseil de l’Europe: l’Albanie, l’Allemagne, la Belgique, Chypre,
la Croatie, l’Espagne, la France, la Hongrie, l’Irlande, l’Islande,
l’Italie, la Macédoine du Nord, Malte, le Monténégro, le Portugal,
le Royaume-Uni, la Serbie, la Slovénie et la Suisse, ainsi qu’au
Kosovo*
. L’Allemagne, la Belgique, l’Espagne
et la Suisse ont également mis en place des commissaires régionaux
à l’information.
118. Les pays scandinaves, comme la Finlande, la Norvège et la
Suède, préfèrent la solution du médiateur, ce qui fonctionne car
les décisions sont généralement respectées même si elles ne sont
pas contraignantes. Les pays baltes, la Bosnie-Herzégovine et la
Grèce, font aussi appel à un médiateur. En Irlande, le commissaire
à l’information dépend du bureau du médiateur, mais il dispose de
pouvoirs spécifiques.
119. L’avantage principal du modèle du commissaire à l’information
est qu’il met à la disposition du demandeur un organe spécialisé
dans le droit d’accès à l’information, spécifiquement chargé de
superviser son application. Dans certains pays – Albanie, Allemagne,
Croatie, Royaume-Uni, Slovénie et Serbie, par exemple –, ces organes
sont associés à l’autorité de protection des données, mais restent
spécialisés dans le droit à l’information.
120. Pour les citoyens qui cherchent à défendre leur droit de savoir,
le modèle du commissaire à l’information présente le grand intérêt
d’être gratuit et très simple à utiliser. Il n’est pas nécessaire
d’avoir des connaissances juridiques spécialisées ni de recourir
aux services d’un avocat pour déposer un recours.
121. Les commissaires à l’information qui ont le plus de pouvoir
peuvent rendre des décisions contraignantes et sanctionner le non-respect
de ces décisions, ou demander à un tribunal d’ordonner le respect
d’une décision. C’est notamment le cas en Allemagne, en Croatie,
au Royaume-Uni et en Slovénie.
122. Les modèles plus faibles sont ceux du médiateur et de certains
organes de surveillance – en Espagne, en France et au Portugal,
par exemple – dont les décisions ne sont pas contraignantes. Le
respect ou non de leurs décisions est avant tout une question de
culture politique. Récemment, des cas de non-respect ont été constatés
en Espagne et en France de la part de ministères du gouvernement
central sur des questions importantes pour le droit de savoir des
citoyens, comme la dépense des fonds budgétaires.
123. Il existe d’autres différences importantes entre les modèles
de contrôle en Europe, qui méritent à elles seules un rapport détaillé.
Il s’agit notamment de l’envergure du mandat de ces organes, qui
peut couvrir jusqu’à la formation des fonctionnaires, la sensibilisation
du public et/ou le contrôle du respect du droit et la collecte de
données et de statistiques. Outre les mandats et pouvoirs, les budgets
et les niveaux d’indépendance de ces organes vis-à-vis du gouvernement
varient également d’un pays à l’autre. Toutes ces différences ont
une conséquence sur la manière dont les lois sur le droit de savoir
et l’accès à l’information sont mises en œuvre dans chaque pays
de la région du Conseil de l’Europe.
124. La diversité des modèles de contrôle du droit d’accès à l’information
en Europe reflète l’absence de normes claires. La Convention de
Tromsø, telle qu’elle a été élaborée en 2008, n’a pas réussi à établir
ces normes, malgré les préconisations de la société civile de l’époque,
déjà convaincue de leur utilité. Aujourd’hui, il est plus que temps
d’aboutir à une normalisation.
125. En octobre 2020, le représentant de l’OSCE pour la liberté
des médias a organisé un webinaire sur les organes de contrôle de
l’accès à l’information, au cours duquel des représentants de l’Albanie,
de l’Espagne et de l’Irlande ont parlé de leurs institutions respectives.
Le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias prévoit de
faire avancer le débat sur les normes dans ce domaine. Ce pourrait
être le partenaire idéal d’une collaboration avec l’Assemblée et
le Conseil de l’Europe dans le but d’élaborer un ensemble de lignes directrices
spécifiques sur le meilleur modèle d’organe de contrôle, à partir
de l’expérience collective et des enseignements tirés dans toute
la région du Conseil de l’Europe.
16. Le
rôle des parlementaires dans la défense du droit de savoir
126. En tant que représentants du
peuple, les parlementaires ont un droit renforcé d’accès à l’information. Cela
se traduit d’au moins deux manières. La première est que les parlementaires
peuvent se voir accorder l’accès à des informations par ailleurs
confidentielles, telles que les informations relatives à la sécurité nationale
transmises aux parlementaires membres d’un comité qui assure le
contrôle civil des forces de sécurité.
127. La seconde est le mécanisme des questions parlementaires,
qui permet aux élus de demander des documents ou des explications
et de recevoir une réponse du ministère concerné. Cette fonction
de contrôle est un élément essentiel de la démocratie et, dans de
nombreux pays, elle est antérieure aux régimes d’accès à l’information.
128. Il existe cependant, dans toute la région du Conseil de l’Europe,
une grande diversité de pratiques en matière de respect des mécanismes
des questions parlementaires. Je n’ai pas mené d’enquête détaillée,
mais j’ai connaissance d’une série de problèmes, de la mauvaise
qualité des réponses et, fait particulièrement préoccupant, des
délais très longs de réponse aux questions parlementaires.
129. Étant donné l’importance des mécanismes des questions parlementaires
pour garantir la publication de certaines informations, en particulier
dans les pays où le droit d’accès à l’information n’est pas particulièrement fort,
il serait nécessaire de travailler à l’évaluation de ce système
dans toute la région du Conseil de l’Europe. Il s’agit là d’un point
qui devrait revêtir une importance particulière pour les membres
de l’Assemblée, compte tenu de leur rôle de parlementaires.
130. Le droit du public de savoir est également garanti en veillant
à ce que les questions d’intérêt public soient pleinement débattues
par les parlementaires, en séances plénières ainsi qu'en commissions.
Cela nécessite que les règles de procédure parlementaire soient
conçues de manière à faciliter des débats de grande envergure. Étant
donné qu'il existe une variété de normes et de pratiques dans les
États membres du Conseil de l'Europe, c'est quelque chose qui devrait
être examiné, afin de recueillir les meilleures pratiques et de
faire des recommandations.
17. Culture
de la démocratie
131. Les systèmes culturels et éducatifs
jouent un rôle crucial dans le développement personnel des citoyens;
ils les aident à faire des choix éclairés et à participer activement
à la vie sociale. Selon le «
Cadre
de référence des compétences pour une culture de la démocratie» du Conseil de l’Europe, l’éducation et la culture sont
des outils essentiels pour stimuler l’esprit critique des citoyens
et protéger la démocratie.
132. Si la démocratie ne peut exister sans institutions démocratiques
et sans lois, ces institutions et ces lois ne peuvent fonctionner
dans la pratique si elles ne se fondent pas sur une culture de la
démocratie, c’est-à-dire des valeurs, des attitudes et des pratiques
démocratiques partagées par les citoyens et les institutions. Pour
qu’un système démocratique soit vivant, solide et dynamique, les
citoyens doivent s’engager à participer activement à la vie de la
cité. S’ils n’adhèrent pas aux valeurs, attitudes et pratiques démocratiques,
les institutions démocratiques ne peuvent fonctionner dans le monde
réel: elles restent lettre morte.
133. Les instruments servant à garantir un accès effectif à l’information
revêtent une importance fondamentale, mais ils ne peuvent agir correctement
si l’environnement lui-même n’offre pas un climat général propice
au partage de l’information et aux débats pluralistes, contribuant
à l’opinion éclairée du citoyen. Du point de vue particulier du
droit de savoir, la culture démocratique est un concept fondamental
dont l’adoption est indispensable pour que ce droit soit pleinement
mis en œuvre dans notre société, car il serait vain de garantir
un droit aux citoyens s’ils n’ont pas les compétences nécessaires
pour l’exercer.
134. Les institutions et les compétences et actions des citoyens
sont interdépendantes. En outre, lorsqu’il existe des tendances
systématiques à l’inégalité et à la discrimination, et lorsqu’il
existe des disparités dans l’affectation des ressources au sein
de la société, certains peuvent ne plus être en mesure de participer
sur un pied d’égalité. Les citoyens défavorisés peuvent se trouver
exclus de la participation sur un pied d’égalité par la parole et
les actes de personnes qui jouissent de privilèges associés, par
exemple, à un haut niveau d’études, à un statut élevé lié à la profession,
ou à l’appartenance à un réseau puissant. Il y a risque que les personnes
marginalisées ou exclues des processus démocratiques et des échanges
interculturels se trouvent coupées de la vie civique et éloignées
de la participation et de la délibération.
135. Ainsi, la compréhension par les citoyens de l’information
et du débat public qui en découle est conditionnée par le niveau
culturel et d’instruction de la population. L’éducation doit enseigner
les valeurs démocratiques dès le plus jeune âge afin de rendre les
futurs citoyens conscients de leurs choix politiques et leur permettre
de se former une opinion éclairée et critique. L’acquisition et
l’entretien de l’aptitude à prendre une part active aux processus
démocratiques doivent se poursuivre tout au long de la vie.
136. C’est pourquoi l’une des conditions préalables de la mise
en œuvre du droit de savoir réside dans le bon fonctionnement d’un
environnement éducatif et culturel propre à renforcer et stimuler
l’apprentissage continu des citoyens dans une société de l’information.
Chacun devrait posséder les compétences et la culture nécessaires
pour soumettre à une analyse critique les points de vue en présence.
Le droit de savoir du citoyen est intrinsèquement lié à l’accès
libre, facile et tout au long de la vie aux instruments culturels,
qui sont des outils indispensables au développement d’une compréhension
critique et indépendante de l’information et à la participation
active, inclusive et délibérée à une société démocratique. L’art
a fait ses preuves comme facteur positif de renforcement des capacités
de réflexion critique. À cet effet, il convient de soutenir une
large présence des lieux de culture tels que les bibliothèques,
les théâtres, les musées et les salles de concert, et de renforcer
l’inclusion de tous les acteurs de la société dans la vie culturelle.
18. Conclusions
137. Dans une société démocratique,
tout citoyen doit avoir la liberté, la capacité effective et la
culture de participer à un véritable débat d’idées, fondé sur des
éléments factuels exacts et complets. Cela concerne l’exercice du
droit de vote, mais aussi l’engagement et la participation constructive
aux processus de décision, au contrôle démocratique de l’action
des gouvernements et des législateurs, et à la vie publique en général.
138. Pour pouvoir ainsi participer activement à la vie publique,
les citoyens doivent être très bien informés. Nous sommes entrés
dans l’ère de la société de l’information et il existe de nombreux
canaux par lesquels nous pouvons recevoir des informations. Le rôle
des médias dans la fourniture en temps utile d’informations fiables est
crucial. Les réseaux sociaux offrent eux aussi une source abondante
d’informations, mais ces canaux sont trop souvent pollués par la
désinformation, d’où la nécessité d’un contrôle permanent.
139. Au-delà, il existe d’autres sources légitimes et très importantes
d’informations fiables et permanentes sur lesquelles tout citoyen
est en droit de compter: les autorités publiques, les organes législatifs
de différents niveaux et les structures judiciaires. La récente
entrée en vigueur de la Convention de Tromsø constitue une étape
importante dans l’harmonisation des systèmes juridiques nationaux
en matière d’accès à l’information. Toutefois, le nombre d’adhésions
à la Convention de Tromsø est très faible.
140. Cela est d’autant plus regrettable que la convention se limite
à un noyau minimal de dispositions de base; il serait donc tout
à fait naturel que tous les États membres ratifient cet instrument.
Il s’agirait d’une première étape, car le droit d’accès à l’information
devrait être élargi afin de couvrir tous les domaines qui ne sont
pas encore pris en compte par la convention.
141. Au-delà du droit d’accès à l’information, notre Organisation
devrait progresser vers un droit de savoir, c’est-à-dire un vaste
droit des citoyens à être activement informés sur tous les aspects
de la gestion de l’ensemble des biens publics tout au long du processus
politique, à participer de façon responsable et délibérée au débat
public concernant ces biens et à tenir les administrateurs des biens
publics comptables de leurs actes, dans le respect des normes démocratiques.
142. Le droit de savoir est une condition préalable pour que les
citoyens puissent mieux saisir leurs autres droits et en tirer pleinement
parti, et apporter une participation informée au débat public et
à la vie du monde politique à différents niveaux. C’est aussi une
condition préalable du contrôle, par les citoyens et leurs représentants
élus, de l’action du gouvernement et donc de la responsabilité démocratique
de celui-ci.
143. La mise en œuvre du droit de savoir présente trois principales
dimensions actives: les obligations que les autorités publiques
doivent respecter, indépendamment de demandes spécifiques; le droit
des citoyens d’être notifiés, d’être informés, d’avoir accès à l’élaboration
et à l’évaluation des lois, règlements et autres instruments politiques,
et d’y contribuer; et un environnement éducatif et culturel propre
à améliorer et stimuler l’apprentissage continu des citoyens.
144. Le rôle principal et la responsabilité première, pour garantir
le droit de savoir, incombe aux États et plus généralement aux autorités
publiques. Cependant, d’autres acteurs tels que les médias publics
et privés ou les institutions de l’éducation et de la culture entrent
également en jeu et doivent assumer leur part de responsabilité
dans l’éducation de citoyens actifs et informés. Les différentes
parties prenantes doivent agir de façon cohérente et en synergie,
d’où l’importance déterminante d’établir des partenariats entre
elles.
145. Le droit de savoir suppose non seulement que les citoyens
possèdent un droit d’accès à l’information, mais aussi que les organismes
publics rendent l’information publique de façon proactive, selon
une approche intégrant le principe de transparence dès la conception.
Cette approche devrait s’appliquer à différents domaines tels que
l’intelligence artificielle et la manière dont les données alimentent
la prise de décision automatisée; les activités des pouvoirs législatif
et judiciaire; l’information concernant les organismes privés exerçant
des fonctions publiques ou utilisant des fonds publics; les registres
des sociétés; la réglementation en matière de lobbying; et les connaissances
scientifiques et autres sources de savoir.
146. De même, les citoyens doivent savoir qui se cache derrière
l’information et connaître l’ensemble de la structure de propriété
des médias, jusqu’aux bénéficiaires effectifs. Ces informations
doivent être rendues publiques, car elles sont capitales pour préserver
la liberté des médias et prévenir la manipulation de l’opinion publique.
147. Les parlementaires ont un rôle particulier à jouer pour étendre
le droit de savoir. Outre adopter des lois garantissant le droit
de savoir, ils devraient tirer parti du mécanisme des questions
parlementaires, qui leur permet de demander des documents ou des
explications et de recevoir une réponse du ministère concerné. Les
parlements nationaux devraient veiller à ce que, par souci de transparence,
les questions d’intérêt public soient pleinement débattues en séance
plénière et en commission.
148. Dernier point, mais non le moindre, l’une des conditions préalables
de la mise en œuvre du droit de savoir réside dans le bon fonctionnement
d’un environnement éducatif et culturel propre à renforcer et stimuler l’apprentissage
continu des citoyens dans une société de l’information. Le droit
de savoir est intrinsèquement lié à l’accès libre, facile et tout
au long de la vie aux instruments culturels, qui sont des outils
indispensables au développement d’une compréhension critique et
indépendante de l’information et à la participation active, inclusive
et délibérée à une société démocratique. Il convient de soutenir
et de renforcer une large présence des lieux de culture tels que
les bibliothèques, les théâtres, les musées et les salles de concert.