1. Introduction
1.1. La procédure de suivi
1. L’Arménie est devenue membre
du Conseil de l’Europe le 25 janvier 2001 et fait l’objet depuis
lors d’une procédure de suivi de l’Assemblée parlementaire au cours
de laquelle 11 résolutions ont été adoptées. Le dernier rapport
sur les obligations et les engagements de l’Arménie a été présenté
à l’Assemblée en 2007
et cinq résolutions sur le fonctionnement
des institutions démocratiques en Arménie ont été adoptées de 2008
à 2011
. Elles ont porté sur les évènements
du 1er mars 2008 au cours desquels 10 personnes ont perdu la vie lors
d’une manifestation spontanée à l’encontre de l’élection à la Présidence
de la République arménienne de M. Serge Sarkissian.
2. Ces cinq résolutions ont démontré l’activisme de l’Assemblée.
Celle-ci a régulièrement plaidé pour l’adoption de lois d’amnistie
en faveur des personnes emprisonnées à l’issue des évènements du
1er mars, ce qu’elle a obtenu. Elle a également insisté sur la nécessité
de faire toute la lumière sur ces évènements, ainsi que sur la recherche
des personnes responsables de ces vies perdues. Elle a enfin identifié
les causes sous-jacentes de cette tragédie et indiqué les réformes
prioritaires à mener (élections authentiquement démocratiques, émergence
d’une classe politique solide, démocratique et pluraliste, jouissant
de la pleine confiance du peuple arménien, mise en place d’un paysage
médiatique ouvert et pluraliste, réformes de la police et de la
justice visant à garantir leur indépendance).
3. Bien qu’il ait été envisagé dans le rapport de 2011 (
Doc. 12710) une remise à l’Assemblée d’un rapport complet de suivi
en 2013 (paragraphe 6 du rapport), celle-ci n’a pu intervenir jusqu’à
ce jour. De 2011 à 2019, cependant, les différents corapporteurs
pour l’Arménie ont continué la procédure de suivi en se rendant
chaque année en mission dans le pays et en rendant compte de chacune
de leurs visites aux membres de la commission, oralement, bien sûr,
mais également à travers des notes d’information, au nombre de huit
sur la période concernée
. Toutes ont été rendues publiques
et sont disponibles sur le site internet de l’Assemblée.
1.2. Les raisons d’un rapport sur le fonctionnement
des institutions démocratiques
4. Depuis 2018, l’Arménie a été
confrontée, en un bref laps de temps, à une série d’événements dont chacun
a exercé, aurait pu exercer ou exercera peut-être une influence
sur le fonctionnement de ses institutions. L’Arménie a ainsi d’abord
connu un mouvement pacifique de grande ampleur débouchant sur une alternance
politique. Cette alternance a été confirmée lors d’élections législatives
anticipées, dont l’organisation et le déroulement ont été salués
par les observateurs internationaux, y compris notre Assemblée. Elle
a ensuite été engagée dans un conflit militaire, qu’elle a perdu,
et à l’issue duquel le parlement, ainsi que des bâtiments gouvernementaux
ont été pris d’assaut par des manifestants. Elle a traversé une
sérieuse crise politique, la légitimité du gouvernement ayant été
remise en cause, y compris par une partie des forces armées qui
ont publiquement appelé à sa démission. Elle a enfin connu des élections
législatives anticipées, après l’adoption d’une réforme électorale
en coopération avec le Conseil de l’Europe, ces élections devant
constituer un moyen de sortir de la crise politique née de la défaite
militaire.
5. Ces élections ayant eu lieu et un nouveau gouvernement ayant
reçu la confiance du parlement, le moment nous a semblé particulièrement
approprié à l’établissement d’une sorte de bilan d’étape. Ce faisant, nous
avons souhaité mesurer ce qui, dans le processus de réforme démocratique
entamé par l’Arménie, a perduré, malgré les épreuves récemment traversées,
ce qui reste à accomplir et ce qui peut susciter des interrogations.
À cet égard, il nous a semblé pertinent de nous focaliser sur les
évolutions politiques intervenues depuis 2018 et les thématiques
en rapport direct avec le fonctionnement des institutions démocratiques
sans dresser un panorama exhaustif de la situation prévalant dans
chacun des trois piliers qui font habituellement l’objet d’une procédure
de suivi, à savoir, la démocratie, l’état de droit et les droits
de l’homme. Ces thématiques recoupent les réformes prioritaires
identifiées par l’Assemblée en 2011: la réforme électorale, l’équilibre
institutionnel et l’enracinement d’une culture démocratique au sein
de la classe politique, la réforme de la justice et la situation
des médias. Un rapport plus complet pourra être soumis à l’Assemblée dans
un avenir proche qui traitera de l’ensemble des problématiques habituellement
abordées dans un rapport de suivi, en particulier dans le domaine
des droits de l’homme, domaine que nous avons principalement exploré
à travers la situation des médias.
1.3. La préparation du rapport
6. Désignés corapporteurs le 11
décembre 2019
et
le 10 septembre 2020
, nous
avons, comme l’ensemble de nos collègues, été confrontés aux restrictions
sanitaires induites par la pandémie de Covid 19. Elles ont rendu
difficile l’organisation d’une mission en Arménie en 2020 et pendant
le premier semestre 2021. Elles ne nous ont cependant pas empêché
de suivre de près les différents développements en Arménie et d’intervenir
lorsque nous l’avons jugé pertinent. Nous avons ainsi entretenu
des contacts étroits avec le président de la délégation arménienne,
M. Ruben Rubinyan, par ailleurs membre de la commission de suivi, ainsi
que M. Edmon Marukyan, également ancien membre de notre commission,
par exemple pour obtenir des précisions sur des projets d’amendements
à la loi régissant le Défenseur des droits de l’Homme (Ombudsman),
sur les attaques dont le parlement et certains bâtiments gouvernementaux
ont fait l’objet en novembre 2020, ou sur des incidents intervenus
au sein du parlement. Nous avons en outre mené plusieurs entretiens
à distance, dont le rapport annuel pour 2020 sur l’évolution de
la procédure de suivi donne une liste indicative et avons maintenu
cette pratique en 2021
.
Nous avons enfin gardé un contact régulier avec la représentation
permanente arménienne auprès du Conseil de l’Europe. Ce travail
de suivi a bien évidemment alimenté le présent rapport, de même
que la dizaine de communiqués officiels que nos prédécesseurs et
nous-mêmes avons fait paraître depuis 2019.
7. Comme pour tout rapport de notre Assemblée, nous avons fait
une large part aux activités et rapports des autres entités du Conseil
qui exercent, dans le cadre de leur mandat, une fonction de suivi.
Nous nous sommes aussi appuyés sur la documentation pertinente émanant
d’autres organisations internationales et parfois d’organisations
arméniennes.
8. Enfin, nous nous sommes basés sur le dialogue politique de
haut niveau rendu possible à l’occasion de notre mission à Yerevan
du 3 au 5 novembre 2021. Au cours de celle-ci, nous nous sommes
entretenus avec différents représentants d’organisations de la société
civile, des ambassadeurs, des représentants des différents groupes
parlementaires de l’Assemblée nationale, des membres de la commission
permanente des affaires juridiques de l’Assemblée nationale, des
membres de la commission permanente de la protection des droits
de l’homme de l’Assemblée nationale, le Président de l’Assemblée
nationale, le Président de la Cour constitutionnelle, le Président
par intérim du Conseil Supérieur de la Magistrature, le Défenseur
des Droits de l’Homme (Ombudsman), la Présidente de la Commission
pour la Prévention de la Corruption, le ministre des Affaires étrangères,
le ministre de la Justice et le Premier ministre. Nous nous sommes
également rendus dans la commune d’Eraskh, à la frontière avec la
République autonome du Nakhitchevan, et nous sommes entretenus avec
le maire. Nous tenons à remercier les autorités arméniennes pour
la qualité de l’accueil qui nous a été réservé, ainsi que le secrétariat
de la délégation parlementaire arménienne auprès de l’Assemblée et
l’ancien Représentant permanent de l’Arménie auprès du Conseil de
l’Europe, l’Ambassadeur Paruyr Hovhannisyan, d’avoir organisé et
grandement facilité cette visite.
2. Situation politique et développements
récents
9. Un rappel des développements
intervenus depuis 2018 permettra de mieux saisir les tenants et
les aboutissants du contexte actuel. Chronologiquement, il est possible
de distinguer quatre périodes différentes.
2.1. La crise politique déclenchée par
la désignation de Serge Sarkissian comme Premier ministre (avril-décembre
2018)
10. Adoptés par référendum en décembre
2015, les amendements à la Constitution arménienne ont notamment
transformé le régime présidentiel arménien en un régime parlementaire.
Leur entrée en vigueur devait intervenir à l’issue du mandat présidentiel
du Président Serge Sarkissian, le 9 avril 2018. Plusieurs partis d’opposition
et organisations de la société civile avaient alors affirmé que
ces amendements visaient essentiellement à permettre au Président
Serge Sarkissian de rester au pouvoir au-delà de la limite de ses deux
mandats présidentiels. M. Serge Sarkissian avait en effet été élu
Président en 2008, puis en 2013, après avoir occupé les fonctions
de Premier ministre en 2007. Ces allégations avaient alors été démenties
et le Président Sarkissian avait assuré publiquement à plusieurs
reprises, y compris aux corapporteurs qui nous ont précédé, qu’il
n’avait pas l’intention de briguer le poste de Premier ministre.
11. Or, le 14 avril 2018, la formation politique de Serge Sarkissian,
le Parti républicain, a proposé la candidature de ce dernier au
poste de Premier ministre, puis, le 17 avril, la majorité parlementaire
élue en 2017, composée du Parti républicain et de la Fédération
révolutionnaire arménienne, l’a nommé Premier ministre à l’issue
d’un vote. Cette nomination a déclenché une vague de protestations
et de manifestations spontanées en Arménie. Celles-ci semblent avoir
été motivées d’une part par le non-respect de la promesse faite
par M. Sarkissian, et d’autre part, par ce que ce non-respect semblait
signifier pour une partie des Arméniens, c’est-à-dire le maintien
d’un système perçu comme largement corrompu et assis sur une légitimité électorale
faible, les élections étant régulièrement marquées par des achats
de votes et une intimidation des électeurs; par voie de conséquence,
les manifestants auraient ainsi protesté contre ce qu’ils assimilaient
à une forme d’immobilisme et au renvoi des réformes sine die.
12. Le deuxième groupe d’opposition à l’Assemblée nationale, la
coalition Yelk («La sortie»), a rapidement emboîté le pas à ce mouvement
de contestation. M. Nikol Pashinyan, dirigeant du parti Contrat
civil, composante majoritaire de Yelk, et ancien détracteur de la
nomination de M. Sarkissian au poste de Premier ministre, a rapidement
incarné le mouvement social de protestation, qui est devenu massif
et a pris la forme d’une campagne de désobéissance civile. Après
des tentatives infructueuses de négociation et une brève arrestation
de M. Pashinyan, M. Serge Sarkissian a démissionné le 23 avril 2018.
Deux jours plus tard, la Fédération révolutionnaire arménienne s’est
retirée de la coalition gouvernementale et s’est dit prête à soutenir la
candidature de Nikol Pashinyan, de même que le premier groupe politique
d’opposition parlementaire, l’Alliance Tsarukian.
13. Un premier rejet de la candidature de M. Pashynian au poste
de Premier ministre, dû notamment au fait que le Parti républicain
avait conservé la majorité absolue des sièges au parlement, a provoqué
un surcroît de mobilisations et l’appel à une grève générale. Le
8 mai 2018, M. Pashinyan a finalement été élu sans opposition du
Parti républicain, et a pris la tête d’un gouvernement minoritaire,
dont le programme a été approuvé par l’Assemblée nationale en juin.
14. La tenue d’élections anticipées, dans un cadre législatif
rénové, est néanmoins restée une pierre d’achoppement entre le nouveau
gouvernement et la majorité parlementaire qui lui était opposée.
Un projet de réforme électorale, destiné à mettre un terme au scrutin
mixte existant pour le remplacer par un scrutin proportionnel, a
échoué en octobre 2018 à obtenir la majorité des 3/5èmes des votes
parlementaires requise. Le Premier ministre Pashinyan a alors démissionné,
provoquant ainsi, avec l’accord tacite de la majorité des parlementaires
qui s’étaient abstenus d’élire un successeur, des élections anticipées
qui ont été organisées le 9 décembre 2018.
15. Les observateurs internationaux ont salué le déroulement démocratique
des élections, notant que celles-ci s’étaient tenues dans le respect
des libertés fondamentales et avaient bénéficié d’une large confiance de
la population.
16. Ces élections se sont soldées par la victoire écrasante de
l’Alliance Mon pas du Premier ministre Pashinyan qui a obtenu 70 %
des suffrages et par une profonde recomposition de l’échiquier politique.
En effet, les deux autres partis représentés à l’Assemblée nationale
qui ont formé l’opposition au gouvernement, ont été Arménie prospère
(8 % des voix) et Arménie lumineuse (6 %). Aucune autre formation
politique n’a réussi à franchir le seuil électoral de 5 % requis
pour entrer au parlement, ni le Parti républicain (4,8 %), ni la
Fédération révolutionnaire arménienne (3,9 %).
17. Ces élections sont venues légitimer un changement pacifique
de gouvernement, intervenu dans le strict respect des dispositions
constitutionnelles. Qualifié de «révolution de velours», ce changement
marque une étape importante dans l’histoire politique mouvementée
de l’Arménie, notamment si l’on songe aux violences du 1er mars
2008, et nous ne pouvons que nous en féliciter.
2.2. Le gouvernement issu des élections
de décembre 2018 (décembre 2018 – novembre 2020)
18. Le gouvernement a été officiellement
formé avec l’adoption de son programme par le nouveau parlement
le 14 février 2019, à l’issue de trois jours de débats. Le programme
gouvernemental s’est attaché pour l’essentiel à relancer l’économie
stagnante du pays en menant une «révolution économique». Cette initiative
visait à la fois à façonner le futur modèle économique de l’Arménie
et à réduire le niveau de pauvreté. D’autres mesures ont été explicitement
mentionnées dans le programme, notamment: la reprise des pourparlers
de paix concernant le Haut-Karabakh (en présence de ses représentants),
le renforcement de la coopération avec la Russie, l’intensification
des relations avec l’Union européenne et la lutte contre la corruption.
19. À l’occasion de leur mission à Erevan en mars 2019, nos prédécesseurs
ont eu l’occasion de discuter avec le Premier ministre Pashinyan
des quatre priorités de son gouvernement. L’indépendance du pouvoir judiciaire
figurait en tête, suivie par la nécessité d’un plan général de renforcement
des institutions, principalement en réformant le système électoral.
La lutte contre la corruption constituait la priorité n° 3. Enfin, il
avait plaidé en faveur d’un système gouvernemental plus «proche
des citoyens». Les corapporteurs ont par ailleurs constaté que les
attentes de la population à l’égard des nouvelles autorités étaient
particulièrement élevées.
20. La période couvrant février 2019 à novembre 2020 a été l’occasion
pour ces dernières de poursuivre certains chantiers importants engagés
précédemment, telle la réforme du Code pénal et du Code de procédure pénale
dans un sens nettement plus progressiste que les codes alors en
vigueur, et ce, en coopération avec le Conseil de l’Europe
. Elle a également
permis de poser les jalons des actions à venir: une stratégie globale de
réforme du système judiciaire a été adoptée en octobre 2019 en même
temps que celle de lutte contre la corruption; une stratégie relative
aux droits de l’homme l’a été en décembre de la même année et, en
février 2020, le ministère de la Justice a présenté sa stratégie
de réforme des forces de police, comportant la création d’un ministère
de l’Intérieur, recommandation ancienne de notre Assemblée. Parallèlement,
le gouvernement a fait adopter plusieurs réformes, telles celles
du code judiciaire, dont les amendements sont entrés en vigueur en
mai 2020, ou, dans le domaine électoral, celle notamment des partis
politiques et en particulier de leur financement, adoptée en juin
2020.
21. Lors de leur mission de mars 2019, nos prédécesseurs avaient
noté que tous leurs interlocuteurs – depuis la société civile et
des représentants du pouvoir judiciaire jusqu’au bureau du Défenseur
des droits de l’homme (Ombudsman) – s’accordaient à dire que la
volonté de respecter, protéger et promouvoir les droits de l’homme
était présente au plus haut niveau de l’État et qu’elle se traduisait
notamment par la vaste consultation de la société civile dans le
cadre de l’élaboration des projets de loi. Cette tendance positive
s’est poursuivie: dans les deux avis qu’elle a émis sur la réforme
du code judiciaire et celle de la loi sur les partis politiques,
la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise) a fait référence aux larges consultations, publiques
et inclusives, et jugées comme telles par les ONG qu’elle avait
rencontrées à Erevan. Dans le cas de la réforme du code judiciaire,
elle a même noté que le résultat de ce dialogue avait conduit à l’abandon
par le gouvernement des éléments les plus radicaux de sa réforme
et à l’adoption de solutions plus «sur-mesure»
.
22. De manière générale, la coopération entre le Conseil de l’Europe
et les autorités arméniennes s’est renforcée à l’issue du lancement
de nombreuses réformes. Elle s’est maintenue à un niveau élevé,
qu’il s’agisse de l’appui offert par le bureau du Conseil de l’Europe
à Erevan, de la qualité du dialogue politique ou des demandes d’assistance
ponctuelle des institutions arméniennes – la Commission de Venise
a ainsi été saisie par ces dernières de cinq demandes d’avis sur
la période concernée.
23. En mai 2020, l’Arménie est devenue le 47e pays à ratifier
la Convention sur la protection des enfants contre l’exploitation
et les abus sexuels (STCE n° 201, Convention de Lanzarote), ce qui
est à saluer.
24. En marge de l’élan réformateur des nouvelles autorités, la
vie politique arménienne a été marquée par des développements moins
positifs entre décembre 2018 et septembre 2020.
25. Le premier, détaillé dans la partie 5, a trait aux rapports
difficiles du gouvernement avec le système judiciaire et la Cour
constitutionnelle. Le 19 mai 2019, le Premier ministre Pashinyan
a appelé les citoyens à bloquer les entrées et les sorties des tribunaux
à travers le pays au motif que l’appareil judiciaire n’était pas digne
de confiance et restait proche de l’ancien régime corrompu. Cet
appel intervenait à la suite de la levée de la détention préventive
de l’ancien Président Robert Kotcharian, qui avait été inculpé pour
son rôle dans les événements du 1er mars 2008 marqués par la mort
de 10 personnes.
26. Par ailleurs, dès 2019 de très fortes tensions sont nées entre
le gouvernement et certains membres de la Cour constitutionnelle,
en particulier son président, le Premier ministre accusant ce dernier
d’exercer ses fonctions non de manière impartiale mais politique,
le président dénonçant les pressions du gouvernement sur les juges
de la Cour pour qu’ils démissionnent. La tournure prise par cet
affrontement a conduit les corapporteurs et le président de la Commission
de Venise à appeler à la retenue dans des
déclarations séparées, en 2019 et 2020
.
Ce conflit a finalement trouvé son épilogue en septembre 2020, avec
le remplacement de trois juges de la Cour. Nous détaillons cet épisode
dans la partie 5.2.
27. La seconde tendance observée sur la période a consisté en
une dégradation du climat politique, après l’euphorie déclenchée
par la «révolution de velours». Le nouveau gouvernement, adossé
à une très forte majorité parlementaire, semble avoir eu le sentiment
d’être freiné, voire contesté dans son élan réformateur par des
éléments perçus comme restés fidèles à l’ancien régime. Il a, par
ailleurs, dû faire face à des critiques assez constantes de la part
de plusieurs médias, dont certains avaient des liens avec cet ancien
régime. Ce sentiment a pu expliquer en partie la moindre tolérance,
dont certains membres de la majorité ont fait montre à l’encontre
des critiques émanant d’institutions indépendantes, tel le Défenseur
des droits de l’Homme. Ce dernier se serait ainsi vu reprocher de
protéger les droits des Arméniens, mais non ceux des hommes et femmes
politiques de la majorité ou des hauts fonctionnaires eux aussi
en butte à des attaques verbales ou des campagnes de dénigrement.
La présentation de son rapport annuel à l’Assemblée nationale en
2021 est intervenue dans une atmosphère plus tendue que celle de
l’année précédente.
28. Cette dégradation du climat politique a été nettement perceptible
le 8 mai 2020, lorsque le président du parti et groupe politique
Arménie lumineuse de l’Assemblée nationale, M. Edmon Marukyan, a
été physiquement agressé par un député de la majorité à l’issue
de son intervention au perchoir, agression qui a conduit le Président
de l’Assemblée à suspendre les débats et à s’interposer entre des
parlementaires dont les esprits s’échauffaient. Bien que siégeant
dans l’opposition, M. Marukyan avait, en 2017, été un allié de M. Pashinyan.
Il présidait alors le groupe politique Yelk à l’Assemblée nationale
qui regroupait à la fois le parti de M. Pashinyan, Contrat civil,
et le parti de M. Marukyan, Arménie lumineuse, ainsi qu’une troisième composante,
le parti République. Cet évènement a été révélateur, car, alors
que les réactions passionnelles, voire épidermiques, et la violence
des joutes verbales font, depuis longtemps, partie de la vie politique arménienne,
aucune altercation physique significative n’était intervenue au
parlement depuis la «révolution de velours».
29. Enfin, la tension s’est accrue après la levée de l’immunité
parlementaire du dirigeant du premier groupe d’opposition, Arménie
prospère, M. Gagik Tsarukian en juin 2020, puis son placement en
détention préventive en septembre. M. Tsarukian, l’une des plus
grandes fortunes d’Arménie, était poursuivi pour un certain nombre de
délits financiers et des achats de voix lors des élections législatives
de 2017 – près de 17 000 selon le procureur général – pratique par
ailleurs fréquemment dénoncée par les missions d’observation électorale. L’ensemble
de l’opposition parlementaire, ainsi que certains partis non représentés
à l’Assemblée nationale, tel le Parti républicain ou la formation
Patrie de l’ancien chef du service de la sécurité nationale (NSS),
M. Artur Vanetsyan, ont condamné la levée de l’immunité comme politiquement
motivée, tandis que le NSS et le procureur général ont présenté
les éléments de preuve découverts lors de la perquisition du domicile
de l’intéressé. Certains analystes ont défendu la thèse que l’engagement
de poursuites à l’encontre de M. Tsarukian devait être vue comme
la «détermination stratégique [des autorités] à mettre fin à la
culture d'impunité qui prévalait sous l'ancien gouvernement pour
de nombreux riches hommes d’affaires entrés en politique»
. M. Tsarukian a été libéré sous
caution en octobre, dans le contexte de la loi martiale déclarée
au début du conflit du Haut-Karabakh.
30. Déjà durement touchée par la pandémie de covid-19 pendant
l’hiver 2020, l’Arménie s’est trouvée engagée dans un conflit militaire
avec l’Azerbaïdjan, soutenue par la Turquie, du 27 septembre au
9 novembre 2020. La signature de la Déclaration Trilatérale les
9-10 novembre 2020 par le Premier ministre Pashinyan, le Président
Poutine et le Président Aliyev a mis un terme à 44 jours d’opérations
militaires, à l’issue desquelles environ 30 % du territoire de la
République autoproclamée du Haut-Karabakh (Artsakh en arménien)
sont passés sous contrôle effectif azerbaïdjanais. En outre, les
sept districts d’Azerbaïdjan partiellement ou totalement occupés
par les forces arméniennes depuis 1994 ont été soit reconquis par
les autorités azerbaïdjanaises, soit leur ont été rétrocédés – le
conflit est détaillé dans la partie 3. Pendant la durée des hostilités,
l’atmosphère prévalant sur la scène politique arménienne a été celle
de l’union sacrée.
2.3. De la crise politique née du conflit
du Haut-Karabakh aux élections anticipées de juin 2021 (novembre
2020 – juin 2021)
31. Cette union a volé en éclats
le 9 novembre 2020 à l’annonce de la signature de la Déclaration
Trilatérale par le Premier ministre Pashinyan. Dans la nuit, l’Assemblée
nationale a été envahie par un groupe d’opposants à l’accord de
cessez-le-feu, apparemment bien organisés selon les témoignages
qui nous ont été transmis. Le président de l’Assemblée nationale
a été violemment pris à partie à tel point que son état a nécessité
une hospitalisation et les bâtiments gouvernementaux susceptibles
d’abriter le Premier ministre ont été pris d’assaut. La gravité
de la situation et l’impression qu’un renversement violent des institutions
était peut-être en cours nous a conduit à faire paraître un communiqué
dans lequel nous avons indiqué que quelque soient les sentiments
de la population arménienne créés par les derniers développements
au Haut-Karabakh, ceux-ci ne devaient pas se transformer en violences
entre citoyens ou se traduire par des atteintes à l’encontre des
symboles des institutions démocratiques de la République d’Arménie.
Nous avons souligné que les Arméniens avaient le droit de demander
des comptes à leurs dirigeants politiques, mais devaient le faire
dans le cadre d’un État démocratique respectant la prééminence du
droit
.
32. Les institutions n’ont pas été renversées, mais la défaite
face à l’Azerbaïdjan a créé une polarisation assez forte au sein
de la société arménienne, entre ceux qui ont tenu le Premier ministre
pour personnellement responsable et souhaité son départ et les autres.
À partir de novembre 2020, des manifestations régulières d’opposants
se sont tenues à Erevan et dans d'autres villes. Les deux partis
d'opposition représentés à l’Assemblée nationale, Arménie Prospère
et Arménie lumineuse, ont appelé à la démission du Premier ministre Pashinyan,
de même que le Président arménien, M. Armen Sarkissian, et à la
formation d'un gouvernement intérimaire chargé d'organiser des élections
anticipées. Le Catholicos Karekin II, chef de l’Église apostolique d’Arménie
a également appelé à la démission du Premier ministre. Les formations
extraparlementaires, le Parti républicain et Patrie, ont été particulièrement
violentes dans leur critique du Premier ministre Pashinyan, certains
membres n’hésitant pas à le qualifier de «traître», et actives dans
l’organisation des manifestations. Ce dernier a, pour sa part, présenté
la signature de la Déclaration Trilatérale comme la seule option
possible compte tenu du rapport de force sur le terrain, tenu l'ancien
régime pour responsable du décalage technologique entre les forces
armées azerbaïdjanaises et les forces armées arméniennes, et mis
en avant le risque que l’instabilité de la situation faisait peser
sur les acquis de la «révolution de velours».
33. En décembre 2020, le Premier ministre Pashinyan a engagé des
discussions avec l'opposition, qui n'ont abouti à aucun résultat
concret. Il a refusé de démissionner et présenté une feuille de
route jusqu'en juin 2021, indiquant que des élections anticipées
pourraient avoir lieu si la situation se stabilisait.
34. En février 2021, à la suite du limogeage d'un officier de
haut rang des forces armées, l'État-major des forces armées arméniennes
a publié successivement deux déclarations appelant à la démission
du Premier ministre. Elles ont été interprétées comme une tentative
de coup d'État par la majorité parlementaire et comme une prise
de position publique par certains partis de l'opposition, dont Arménie
lumineuse, malgré l’obligation constitutionnelle de neutralité s’imposant
aux forces armées. En tant que corapporteurs, nous avons réagi en publiant
une déclaration
indiquant que
l'appel des militaires à la démission d'un gouvernement démocratiquement
élu était inacceptable. Finalement, le chef d'état-major, M. Onik
Gasparyan, a été démis de ses fonctions, ce qu'il a contesté devant
le tribunal administratif, et le Premier ministre Pashinyan a organisé des
rassemblements assez massifs pour soutenir le gouvernement.
35. Ce dernier a ensuite annoncé qu'il était prêt à démissionner
en avril, afin que des élections anticipées puissent se tenir le
20 juin, dans le respect de la procédure prévue par la Constitution.
Il est resté Premier ministre par intérim jusqu’à cette date, ce
qui a été critiqué par l'opposition. Parallèlement, la majorité
a repris à son compte plusieurs propositions du groupe de travail
mis en place en 2020 pour réformer le cadre électoral, avant la
tenue du scrutin. Deux paquets d’amendements au code électoral ont
été adoptés, l’un le 1er avril, dont les dispositions ont été appliquées
aux élections anticipées du 20 juin, l’autre le 7 mai, dont les dispositions
s’appliqueront au prochain scrutin. Pour le premier paquet d’amendements,
le Président de l’Assemblée nationale a demandé l’avis conjoint
de la Commission de Venise et du Bureau pour les institutions démocratiques
et les droits de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la
coopération en Europe (OSCE/BIDDH), selon la procédure d’urgence.
Cet avis, émis le 21 avril et entériné les 2-3 juillet, a été très
positif, la Commission de Venise et le BIDDH saluant le paquet d’amendements
dans la mesure où il répondait à la majorité des recommandations
soulevées dans les avis précédents de ces institutions. Le très
bref délai séparant la modification des règles électorales de la
tenue du scrutin a été noté par la Commission de Venise et le BIDDH,
mais ces derniers ont estimé que la mesure principale contenue dans
le paquet d’amendements, à savoir l’abandon des listes territoriales,
qui faisait du scrutin alors en vigueur un scrutin mixte, au profit
d’un scrutin à la représentation proportionnelle intégrale, consistait
en une simplification du système électoral et qu’elle semblait bénéficier
d’un large soutien de la part de la plupart des forces politiques
et de la société civile; ces changements avaient en outre été discutés
et préparés depuis longtemps dans le cadre d’un processus politique
inclusif et transparent
. Le Président
arménien a refusé de signer ces amendements considérant qu’ils avaient
été adoptés à une date trop proche des élections et sans que les
deux partis d’opposition représentés à l’Assemblée nationale ne
les aient votés – Arménie prospère et Arménie lumineuse n’ont effectivement
pas pris part au vote. Mais le Président n'a pas non plus saisi
la Cour constitutionnelle pour les contester, ce qui a permis au
Président de l’Assemblée nationale de les signer à sa place.
36. Le caractère très tardif de cette réforme électorale, qui
tout en simplifiant le système existant, a entretenu l’incertitude
jusqu’à une date avancée sur le type de mode de scrutin qui s’appliquerait in fine, n’a pas dissuadé les différentes
formations politiques de s’engager dans la campagne. La Commission
Électorale Centrale (CEC) a enregistré les listes de candidats de
vingt-deux partis politiques et de quatre alliances. Après le retrait
d’un parti politique avant le 10 juin, 25 listes composées de 2
498 candidats, dont 925 femmes (37 %) restaient en lice. Les trois
anciens présidents d’Arménie, MM. Levon Ter-Petrossian, Robert Kotcharian
et Serge Sarkissian, se sont activement engagés dans la campagne
électorale qui n’aura officiellement duré que 12 jours – contre
35 à 45 pour des élections ordinaires. L’une des leçons de ce scrutin
est que la plupart des acteurs politiques l’ont considéré comme
particulièrement ouvert et estimé qu’il valait la peine de s’y présenter au
regard des enjeux du moment. Si l’on excepte les élections de décembre
2018, cela marque un changement par rapport aux scrutins antérieurs
qui est à saluer. Il est à noter également que ces élections ont
été réellement ouvertes: M. Robert Kotcharian a non seulement pu
s’engager activement dans la campagne, à la tête de l’Alliance arménienne
(Hayastan), mais il a même pu se présenter à la députation, les
poursuites pénales intentées contre lui au titre de sa participation
aux événements du 1er mars 2008 ayant été annulées en appel par
la Cour d’Erevan le 1er avril 2021. De même, M. Artur Vanetsyan,
qui avait été brièvement interpellé en novembre 2020 et soupçonné,
entre autres, d’avoir participé à une tentative d’assassinat du Premier
ministre Pashinyan, a pu mener son parti, Patrie, à former avec
le Parti républicain l’Alliance «J’ai de l’honneur» et s’est présenté
à la députation.
37. La mission internationale d’observation des élections, à laquelle
a participé notre Assemblée, a considéré que «les élections législatives
arméniennes anticipées ont été concurrentielles et bien gérées dans des
délais serrés. Elles ont cependant été caractérisées par de profonds
clivages et ont été marquées par les propos de plus en plus incendiaires
des principaux candidats ainsi que par la mise à l’écart des femmes pendant
toute la durée de la campagne»
.
38. Les résultats de l’élection ont donné une large majorité à
la formation du Premier ministre sortant: près de 54 % des suffrages
exprimés sont allés à son parti Contrat civil (71 sièges). L’Alliance
arménienne, soutenue par Robert Kotcharian et dont la principale
composante était la Fédération Révolutionnaire Arménienne (Dachnak),
est arrivée en deuxième position avec 21 % des voix (29 sièges),
suivie de l’Alliance J’ai de l’honneur (5 %) – 7 sièges. Aucune
autre formation n’a pu dépasser les seuils fixés pour être représentée
à l’Assemblée nationale. Le taux de participation s’est élevé à
un peu moins de 50 % des inscrits.
39. L’Alliance arménienne, J’ai de l’honneur, ainsi que deux formations
n’ayant pu atteindre le seuil pour être représentées à l’Assemblée
nationale ont saisi la Cour constitutionnelle contestant les résultats
officiels de l’élection, ainsi que la répartition des sièges. Le
17 juillet, la Cour a rejeté l’ensemble des moyens juridiques et éléments
de preuve des auteurs de la saisine et confirmé les résultats annoncés
par la CEC.
2.4. La prise de fonction du nouveau gouvernement
issu des urnes (depuis juin 2021)
40. L’Alliance arménienne et J’ai
de l’honneur n’ont pas, pour autant, boycotté l’Assemblée nationale
et ont participé à la reprise de ses travaux. Le 2 août, Nikol Pashinyan
a été investi Premier ministre par l’Assemblée nationale issue des
élections du 20 juin. Puis l’Assemblée a procédé à l’élection de
son Président, de ses trois Vice-présidents, dont l’un appartient
à l’opposition, en l’espèce le parti Dachnak membre de l’Alliance arménienne.
Elle a également voté pour l’établissement de douze commissions
parlementaires permanentes, dont elle a réparti les présidences,
trois ayant été réservées à l’opposition
. Le
11 août, un début d’altercations physiques entre des parlementaires
de la majorité et de l’opposition a conduit le Président de l’Assemblée
à suspendre les débats et à faire intervenir le personnel chargé
de la sécurité des bâtiments pour ramener l’ordre.
41. Le Premier ministre Pashinyan a formé un gouvernement de 12
ministres, un effectif aussi resserré que celui issu des élections
de décembre 2019. Il l’a présenté, ainsi que son programme, à l’Assemblée
nationale le 24 août 2021, qui l’a adopté le 26. Ce dernier compte
six volets: Sécurité et Politique étrangère, Économie, Développement
des infrastructures, développement du capital humain, Droit et justice,
Développement institutionnel. On le voit, les priorités de l’action
gouvernementale diffèrent de celles dont le Premier ministre s’était
entretenu avec nos prédécesseurs en mars 2019, l’exigence de sécurité
dans un contexte régional tendu venant désormais en premier. Parallèlement,
le Premier ministre a relancé l’idée d’une large consultation sur
la possible révision de la Constitution à l’aune de ce qu’il a perçu
comme des dysfonctionnements institutionnels nés de la crise politique
du 9 novembre 2020.
3. Le conflit du Haut-Karabakh et ses
conséquences sur la vie politique arménienne
42. Le conflit du Haut-Karabakh
ayant eu un très fort impact sur l’Arménie, il nous a paru important d’informer
les membres de notre commission et de notre Assemblée des développements
récents intervenus en la matière, en même temps que d’analyser les
conséquences du conflit sur la vie politique arménienne. La commission
de suivi et ses corapporteurs, tant pour l’Arménie que l’Azerbaïdjan
ont pris position à de nombreuses reprises pendant et après les
hostilités. On en trouvera le détail dans l’
Aperçu
des travaux de la commission. La commission de suivi a également régulièrement débattu
de la situation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan et soutenu la tenue
d’un débat d’actualité consacré aux «Arméniens prisonniers de guerre, détenus
en captivité et personnes déplacées» le 20 avril 2021, pendant la
partie de session d’avril. Par ailleurs, notre collègue Paul Gavan
(Irlande, GUE) a présenté un rapport très complet sur les conséquences humanitaires
de ce conflit
à l’Assemblée qu’on lira avec profit,
ainsi que la résolution et la recommandation que celle-ci a adoptées
.
43. Le déroulé de l’affrontement ayant été présenté par le président
de notre commission, M. Michael Aastrup Jensen, dans son rapport
sur l’évolution de la procédure de suivi (janvier-décembre 2020)
, nous nous
bornerons à résumer son contenu et à le compléter par les évènements
intervenus depuis janvier 2021.
3.1. La fin du conflit militaire et ses
suites après les 9-10 novembre 2020
44. Le conflit militaire opposant
l’Arménie et l’Azerbaïdjan, parfois qualifié de deuxième guerre
du Haut-Karabakh en référence à celui de 1991 à 1994, a débuté le
27 septembre le long de la ligne de contact qui séparait depuis
le cessez-le-feu de 1994 les positions azerbaïdjanaises et arméniennes
au Haut-Karabakh et dans les sept districts azerbaïdjanais limitrophes.
Il s’est achevé le 9 novembre 2020. À cette date, le Premier ministre
Pashinyan et les Présidents Aliyev et Poutine ont signé, à l’initiative
de la Russie, une déclaration dite «trilatérale», instaurant un
cessez-le-feu. En 44 jours d’affrontements, le nombre de victimes
militaires a dépassé les 6 000: 3 773 du côté arménien
et 2 881 du côté azerbaïdjanais
.
Le nombre de victimes civiles a été évalué à 163 du côté arménien
et 548 du côté azerbaïdjanais
. Le nombre de personnes
déplacées pendant le conflit a été évalué à près de 140 000, dont
90 000 à 100 000 Arméniens, soit 70 % de la population de la République
auto-proclamée du Haut Karabakh, et 40 000 Azerbaïdjanais. À ces
chiffres s’ajoute le nombre d’Arméniens ayant quitté les districts
repris par / ou rétrocédés à l’Azerbaïdjan aux termes de la Déclaration
Trilatérale, qu’il est difficile d’estimer – le journal
Eurasianet a évalué entre 34 000
et 40 000 le nombre d’Arméniens résidant dans ces territoires. Les
autorités russes ont déclaré en décembre 2020 que 40 000 personnes
déplacées étaient retournées, sous protection russe, au Haut-Karabakh
. Pour mémoire, les
autorités azerbaïdjanaises estiment qu’à l’issue de la première
guerre du Haut-Karabakh, en 1994, l’Azerbaïdjan comptait 600 000
personnes déplacées à l’intérieur du pays originaires du Haut-Karabakh
ou des districts limitrophes
. Le rapport Gavan précise
qu’environ 65 % d’entre eux seraient concernés par un possible retour
dans les sept districts reconquis ou rétrocédés, ainsi que dans
la partie du Haut-Karabakh prise par les autorités azerbaïdjanaises
.
45. Le rapport Jensen a fait état de plusieurs violations du droit
humanitaire pendant ce conflit (non-respect du principe de distinction
entre objectifs civils et militaires ou du principe de proportionnalité,
usage d’armes à sous-munitions ne discriminant pas entre les civils
et les combattants, exécutions de prisonniers et utilisation de
mercenaires syriens par l’Azerbaïdjan, avec l’aide de la Turquie,
pour appuyer ses opérations militaires dans la zone de conflit du
Haut-Karabakh) et rappelé que les autorités turques avaient affirmé
en de multiples occasions qu’elles soutiendraient l’Azerbaïdjan
«sur le terrain» et «à la table des négociations
».
46. Il est à noter que tant l’Arménie que l’Azerbaïdjan ont introduit
pendant et après le conflit des requêtes interétatiques auprès de
la Cour européenne des droits de l’homme, l’une d’entre elles étant
également dirigée contre la Turquie. Le 29 septembre 2020, se fondant
sur l’article 39 de son règlement lui permettant d’enjoindre des
mesures provisoires, la Cour a demandé à l'Azerbaïdjan et à l'Arménie
de s'abstenir de prendre toute mesure, en particulier des actions
militaires, qui pourrait entraîner des violations des droits des
populations civiles garantis par la Convention européenne des droits
de l’homme (STE N° 5), notamment en mettant en danger leur vie et
leur santé. Elle leur avait aussi demandé de se conformer à leurs
engagements au titre de la Convention, notamment à l'article 2 (droit
à la vie) et à l'article 3 (interdiction de la torture et des traitements inhumains
ou dégradants)
. Le 6 octobre, elle a étendu ces
mesures à tous les États directement ou indirectement impliqués
dans le conflit, y compris la Turquie.
47. Au-delà de son paragraphe 1 qui établissait un cessez-le-feu
le long des positions arméniennes et azerbaïdjanaises au 10 novembre,
la Déclaration Trilatérale a organisé le déploiement de forces militaires russes
de maintien de la paix pour une durée initiale de cinq ans, créé
un centre de maintien de la paix et de contrôle du cessez-le-feu,
défini un calendrier pour la restitution à l’Azerbaïdjan des trois
districts encore sous le contrôle de l’Arménie, à l’exclusion du
corridor de Latchin
, et prévu l’ouverture de toutes les
voies de communication, notamment celle entre les régions occidentales
de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan
sous la supervision de la police des frontières du Service fédéral
de sécurité de la Fédération de Russie. L’accord trilatéral prévoyait
également le retour des réfugiés et des personnes déplacées à l’intérieur
de leur pays, sous le contrôle du Haut-Commissariat pour les réfugiés
des Nations Unies, au Haut-Karabakh et dans les districts voisins,
ainsi que l’échange des prisonniers de guerre, des otages et autres
personnes détenues, et des dépouilles.
48. De novembre 2020 à mai 2021 a débuté la mise en œuvre de la
Déclaration Trilatérale. 2 000 soldats de la Fédération de Russie
ont été déployés. Les districts d’Agdam, de Kalbajar et de Latchin,
encore détenus par les forces arméniennes, ont été rétrocédés à
l’Azerbaïdjan de novembre à décembre, la recherche et la remise
des corps des soldats tombés ont été entamées et des échanges de
prisonniers sont intervenus à partir du mois de décembre sous l’égide
du Comité international de la Croix-Rouge. Par ailleurs, sur proposition
de la Fédération de Russie, une seconde Déclaration Trilatérale
a été signée le 11 janvier 2021 par le Premier ministre Pashinyan
et les Présidents Poutine et Aliyev. Elle visait à mettre en œuvre
le paragraphe 9 de la déclaration des 9-10 novembre 2020 sur le
déblocage de toutes les liaisons économiques et de transport dans la
région. Elle prévoyait pour ce faire, la création d’un groupe de
travail tripartite dirigée par les vice-premiers ministres de la
République d'Arménie, de la Fédération de Russie et de la République
d'Azerbaïdjan, chargé d’établir une liste des principaux domaines
de travail découlant du paragraphe 9 de la déclaration des 9-10 novembre
2020 en fixant les communications ferroviaires et routières comme
priorités. Il appartenait également au Groupe de travail d’établir
une liste et un calendrier de mise en œuvre des mesures prévoyant la
remise en état et la construction de nouvelles infrastructures de
transport nécessaires à l'organisation, à la mise en œuvre et à
la sécurité du trafic international transitant par la République
d'Azerbaïdjan et la République d'Arménie, ainsi que les transports
effectués par la République d'Azerbaïdjan et la République d'Arménie,
qui nécessitent la traversée de leurs territoires. Le groupe de
travail devait s’appuyer sur plusieurs sous-groupes d’experts qu’il
a ensuite mis en place après le démarrage de ses activités.
49. La situation s’est cependant tendue à partir du 12 mai 2021,
date à laquelle les troupes azerbaïdjanaises ont pénétré sur une
profondeur de 3,5 kilomètres en territoire arménien, dans deux localités,
l’une située dans la province de Syunik, l’autre dans la province
de Gegharkunik, le Gouvernement azerbaïdjanais pointant l’absence
de délimitation claire des frontières en cet endroit et le fait
que, selon certaines cartes datant de l’époque soviétique, les localités
concernées étaient situées sur le territoire azerbaïdjanais. À la
date d’impression du rapport, les troupes azerbaïdjanaises ne s’étaient
pas retirées de ces localités. En dépit de la médiation russe et
des prises de position de la Fédération de Russie pour une accélération
des opérations de démarcation des frontières, les zones frontalières
entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan font désormais l’objet d’incursions,
de captures de militaires
et d’échanges de tirs sporadiques,
certains mortels pour les soldats des parties prenantes. Néanmoins,
le Groupe de travail tripartite s’est à nouveau réuni le 17 août
et a tenu la première partie de sa 8ème réunion le 20 octobre 2021.
À cette situation de tension renouvelée, s’ajoutent cinq sujets
d’inquiétudes.
50. Le premier concerne le retour des prisonniers ou personnes
détenues. À la date d’impression de ce rapport, cet aspect n’est
malheureusement pas encore réglé, l’Azerbaïdjan détenant encore
plus de 150 Arméniens et ce, alors même que la Cour européenne des
droits de l’homme, dans une décision sans précédent du 9 mars 2021,
avait notifié au Comité des Ministres, les mesures provisoires qu’elle
avait ordonnées à l’Azerbaïdjan à propos de 188 Arméniens qui auraient
été capturés par cette dernière, «eu égard au non-respect par le
Gouvernement azerbaïdjanais des délais fixés par la Cour pour la
communication d'informations sur les personnes concernées, et des
informations assez générales et limitées fournies par celui-ci.»
La Cour n’a en revanche pas ordonné de mesures provisoires à l’encontre
de l’Arménie, malgré une demande de l’Azerbaïdjan en ce sens, l’Arménie
ayant remis à cette dernière 12 de ses 16 citoyens qu’elle détenait
et soutenu qu’elle ne détenait pas les quatre autres. La question
des personnes détenues est compliquée par deux éléments. En premier
lieu, les autorités azerbaïdjanaises estiment que les combattants arméniens
capturés après la signature de la Déclaration Trilatérale des 9-10
novembre ne sont pas couverts par les stipulations de son paragraphe
8 qui vise l’échange de toutes les personnes détenues. Par ailleurs, elles
ont engagé des actions pénales à l’encontre de certains prisonniers
arméniens, notamment pour être «entrés illégalement sur le territoire
azerbaïdjanais»
.
Certains de ces condamnés ont pu, par la suite, être remis aux autorités
arméniennes, comme cela a été le cas en juin 2021 pour 15 d’entre
eux, contre la fourniture par l’Arménie de cartes localisant les
champs de mines disséminées dans les anciens districts azerbaïdjanais occupés,
ce qui a fait dire à certains analystes que les procès intentés
par Bakou pouvaient être motivés par des considérations autres que
la recherche de la justice
. Le 3 juillet
2021, 15 autres personnes ont été libérées par l’Azerbaïdjan et
cinq personnes qui avaient été préalablement condamnées l’ont été
le 19 octobre
. Le 31 août 2021,
le ministre des Affaires étrangères russe, M. Lavrov, a, pour la
première fois, appelé les autorités azerbaïdjanaises à libérer tous
les prisonniers arméniens sans conditions
.
51. Le deuxième sujet d’inquiétude concerne la préservation du
patrimoine culturel arménien dans les zones reconquises par l’Azerbaïdjan
ou qui lui ont été rétrocédées. Ce patrimoine compte des dizaines
d’édifices religieux, dont certains datent du Vème siècle. L’Unesco
avait rappelé dès novembre 2020 l’obligation de protection des biens
culturels en vertu de la
Convention
de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit
armé à laquelle tant l’Arménie que d’Azerbaïdjan sont parties.
Elle avait ainsi proposé d’effectuer une mission d’expertise indépendante
sur le terrain pour dresser un inventaire préliminaire des biens
culturels les plus significatifs, comme préalable à une protection
effective du patrimoine de la région, dans et autour du Haut-Karabakh.
En décembre de la même année, elle relevait que les autorités azerbaïdjanaises
avaient été sollicitées à plusieurs reprises pour permettre l’envoi
d’une telle mission sans succès
. Le ministère
des Affaires étrangères azerbaïdjanais a répondu par un communiqué
indiquant que l’Unesco était restée silencieuse lors de la destruction
du patrimoine culturel azerbaïdjanais au cours des 30 dernières
années par les forces d’occupation arméniennes, que le ministère
de la culture avait transmis les premiers résultats d’une évaluation
de l’ampleur de cette destruction à l’Unesco et qu’il espérait que
cette dernière la prendrait en compte
. Quel que soit
le bien-fondé de l’argumentation azerbaïdjanaise
, les craintes
que le patrimoine culturel arménien ne fasse les frais d’un affrontement
mémoriel, destiné à ré-écrire l’histoire, sont réelles. Le précédent
du Nakhitchevan où, selon des sources crédibles
, le patrimoine
culturel arménien a souffert d’importantes dégradations, peut légitimement
susciter la crainte d’une répétition.
52. Le troisième sujet d’inquiétude a trait à la multiplication
des discours ou actions, qui ne créent pas les conditions d’un apaisement,
ni d’une normalisation des relations entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.
À cet égard, nous ne pouvons que regretter la position publiquement
exprimée et répétée des plus hautes autorités azerbaïdjanaises,
soit le ministre de la Culture et le Président Aliyev
, consistant à
nier le caractère «arménien» de la majorité des édifices religieux
construits avant le XIXème siècle et à les qualifier de «caucasien-albanais»,
selon une thèse en vogue à l’époque soviétique. Cette thèse vise
en effet à contester la présence arménienne, pourtant bien attestée,
sur le territoire azerbaïdjanais antérieurement au XIXème siècle
et laisse à penser que la qualification du patrimoine culturel revêt
un aspect plus politique qu’historique
. De même, les déclarations
ambiguës du Président Aliyev – notamment celles du 14 juillet 2020
, faisant référence
à la province occidentale de Zangazur, c’est-à-dire la province
arménienne de Syunik, comme «terre ancestrale» où les Azerbaïdjanais
doivent retourner sans que personne ne puisse les arrêter et où
ils «reviendront», une fois «toutes les voies de communication ouvertes»,
[c’est-à-dire en accord avec la Déclaration Trilatérale des 9-10
novembre], de même qu’ils retourneront vers leur «terre natale»,
le district de Goycha, Iravan, ancien nom persan de l’actuelle capitale
arménienne Erevan – ne contribuent pas à créer un climat propice
à la paix. Le rapport Jensen indiquait que, pendant le conflit,
la manipulation de l’information et les discours de haine avaient
été massivement utilisés
. Si l’Arménie et
l’Azerbaïdjan veulent sortir de 30 années de défiance, il nous paraît
indispensable qu’un terme soit mis à ces phénomènes et que les classes
politiques de ces pays montrent l’exemple et inversent la tendance
observée depuis 30 ans.
53. Le quatrième sujet d’inquiétude a trait aux questions, parfois
liées, du déminage des anciennes zones azerbaïdjanaises occupées
et des réfugiés. Si le Président Aliyev a annoncé le lancement d’un
grand plan d’investissement pour les zones reconquises ou libérées,
le retour des Azerbaïdjanais déplacés dans les sept districts et
la partie de la République autoproclamée du Haut-Karabakh conquise
sera, de toute façon, conditionnée par la mise en œuvre d’une vaste
opération de déminage, comme le démontre le fait que ces mines font
régulièrement des victimes
. Du côté arménien,
l’accueil et la gestion des réfugiés qui ont quitté les territoires
reconquis ou rétrocédés et qui ne souhaitent pas y retourner constitueront
un enjeu pour les autorités. Le rapport Gavan détaille les questions
relatives à la nécessaire coopération pour effectuer des opérations
de déminage, ainsi qu’au sort des personnes déplacées et des réfugiés.
On lira avec intérêt les paragraphes 65 à 103 qui y sont consacrés.
54. Le dernier sujet de préoccupation a trait aux visions, pour
l’instant différentes, de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan quant au
règlement global du conflit. Au-delà de la question de la démarcation
des frontières déjà abordée, des garanties sécuritaires sur le corridor
entre la République autoproclamée du Haut-Karabakh et l’Arménie
d’une part, et une liaison de transport
entre le Nakhitchevan et le reste
de l’Azerbaïdjan d’autre part, au-delà de la question des enclaves
dont les Azerbaïdjanais et, dans une moindre mesure, les Arméniens réclament
le retour
,
la pierre d’achoppement est, pour l’heure, le statut de la République
autoproclamée du Haut-Karabakh. À ce jour, la position azerbaïdjanaise
est que le conflit avec l’Arménie a désormais pris fin, qu’un accord
de paix avec l’Arménie est nécessaire et que l’essentiel consiste
à se concentrer sur le développement économique de la région sub-caucasienne.
Aucune mention n’est faite d’un quelconque statut particulier qui
pourrait être octroyé à l’ancien oblast autonome du Haut-Karabakh,
selon la dénomination de l’époque soviétique
. Les autorités arméniennes
insistent au contraire pour que la question du statut soit pleinement
abordée et ce, sur l’ensemble de l’ancien oblast, y compris la partie
sous contrôle azerbaïdjanais. Elles en font une condition d’un accord
de paix. Le risque, en cas d’absence d’un règlement global, est qu’après
avoir été gelé pendant trente ans, puis réchauffé pendant 44 jours,
le conflit du Haut-Karabakh ne connaisse une nouvelle glaciation.
55. Au regard de ces inquiétudes, il nous semble que l’esprit
de la
déclaration publiée par la commission de suivi le 22 avril 2021
sur le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan demeure d’actualité.
La commission indiquait que le paragraphe 8 de la Déclaration Trilatérale
visait clairement l’échange de toutes les personnes détenues, quel
que soit le statut affecté à ces personnes par l’une ou l’autre
partie, et appelait l’Azerbaïdjan à s’assurer que tous les détenus
arméniens soient libérés et remis sans tarder aux autorités arméniennes.
Elle considérait que la mise en place d'une mission internationale
indépendante chargée d'enquêter sur le conflit et les allégations
de violations des droits de l'homme et du droit humanitaire au cours
des récentes hostilités était essentielle pour instaurer un environnement
propice à la réconciliation et une paix véritable. Elle affirmait l’importance
du patrimoine culturel pour toutes les parties au conflit et réclamait
la mise en œuvre urgente des mécanismes indispensables à sa protection
et à sa rénovation. Enfin, la commission appelait les deux parties à
s’engager de manière constructive avec les institutions internationales
compétentes, en particulier le Groupe de Minsk de l’OSCE, afin de
mettre en œuvre pleinement la Déclaration Trilatérale et d’amorcer
les négociations de paix.
56. L’esprit et le contenu de la déclaration de la commission
de suivi du 22 avril 2021 ont, en outre, été confortés par la publication
récente d’un mémorandum de la Commissaire aux droits de l’homme
sur les conséquences du conflit en termes humanitaires et sur le
plan des droits de l’homme
. Ce mémorandum formule
huit recommandations pour une protection urgente des droits de l’homme.
Pour chacune de ces recommandations, les vues de la Commissaire
rejoignent complètement celles de notre commission, les nôtres,
en tant que corapporteurs, ainsi que celles exprimées dans le rapport
Gavan.
57. Notre déplacement dans la commune d’Eraskh, à la frontière
avec la République autonome du Nakhitchevan, et nos discussions
avec les autorités municipales, nous ont rappelé, s’il en était
besoin, qu’en l’absence d’un accord de paix global, l’insécurité
perdure à la frontière. Les militaires sont les premiers à en payer
le prix, mais les populations civiles en subissent également les
conséquences
. En l’occurrence,
la description qui nous a été faite de la situation à Eraskh est
édifiante: des deux côtés de la frontière, les forces armées des
deux pays ont aménagé leurs positions qui surplombent deux villages,
l’un arménien, l’autre azerbaïdjanais. Alors que les incidents étaient
inexistants dans cette localité avant le conflit de septembre 2020,
ils seraient devenus sporadiques depuis l’été 2021, d’après ce qui
nous a été rapporté. Les populations civiles ne semblent pas délibérément
visées, mais doivent vivre avec le risque constant qu’elles puissent
le devenir et avec celui que représentent les balles ou obus perdus,
en cas d’échanges de tir entre les positions militaires arméniennes
et azerbaïdjanaises, ce qui s’est déjà produit.
3.2. Les conséquences du conflit sur la
vie politique arménienne
58. Des entretiens que nous avons
eus et des informations qui ont été portées à notre connaissance,
nous tirons trois conclusions.
59. La première est que le conflit a, bien évidemment, fait de
la sécurité de l’Arménie et des Arméniens, la priorité numéro 1
du débat politique. La sécurité a été le principal thème de la campagne
des élections anticipées de juin 2021, dans un contexte de défaite
militaire et, à partir du 12 mai, d’avancée des forces armées azerbaïdjanaises
en territoire arménien, en l’absence, selon elles, de délimitation
claire de la frontière. Le retour des sept districts antérieurement
occupés à l’Azerbaïdjan a également rendu plus aiguë le sentiment d’insécurité
dans les provinces de Syunik et Gegharkunik. Ces provinces bénéficiaient
autrefois du glacis constitué par lesdits districts, mais sont depuis
redevenues limitrophes de l’Azerbaïdjan, et concentrent la majorité
des incidents depuis lors. Il n’est donc pas surprenant que la province
de Syunik ait pu connaître une certaine agitation, notamment en
avril 2021, lorsque des élus locaux ont violemment pris le Premier
ministre Pashinyan à partie lors d’un déplacement
, ou qu’elle ait revêtu
une importance symbolique notable pendant la campagne électorale,
le Premier ministre Pashinyan y ayant menacé, le 15 juin, de «couper
la main» de ceux qui chercheraient à opposer la province de Syunik
au reste de l’Arménie
. Cette recherche de
sécurité est évidemment à apprécier au regard de la place qu’occupe
le génocide arménien de 1915-1916 dans la psychée et l’identité
arméniennes. Les responsables politiques arméniens n’ont ainsi pas
manqué d’établir un lien entre ce génocide et le conflit armé de
septembre-novembre avec l’Azerbaïdjan soutenue par la Turquie
. Au-delà
du fait que la «sécurité» est devenue la priorité du gouvernement
issu des élections de juin 2020, le Premier ministre Pashinyan a
annoncé une profonde réforme des forces armées, l’achat d’armes
modernes à la Russie, le renforcement des liens avec l’Organisation
du Traité de Sécurité Collective (OTSC), dont l’Arménie est membre,
et le déploiement de gardes-frontières russes sur des portions de
la frontière arméno-azerbaïdjanaise, notamment dans la province
de Tavush au nord. De manière générale, l’ensemble de la classe
politique perçoit la Russie comme le premier et seul garant de la
sécurité dont l’Arménie a besoin et plaide pour un renforcement
des liens avec celle-ci.
60. Le deuxième effet tangible du conflit a été une très forte
polarisation de la scène publique à partir de la signature de la
Déclaration Trilatérale des 9-10 novembre 2021 autour de la question
de la responsabilité de la défaite. L’Alliance arménienne et J’ai
de l’honneur ont tenu le Premier ministre pour responsable exclusif
et lui ont dénié le droit de signer la Déclaration Trilatérale,
l’ancien Président Kotcharyan allant jusqu’à le qualifier de «traître»
. Le Premier
ministre a, lui, rejeté la faute sur les membres des gouvernements
passés. Le sujet reste extrêmement sensible: le 26 août 2021, la
mise en cause, par un membre du parti majoritaire, des anciens ministres
de la défense dans la défaite et leur qualification de «traître»
a déclenché des affrontements physiques au sein de l’Assemblée nationale
et conduit à une suspension de la séance.
61. La crainte d’une détérioration des relations de l’Arménie
avec certaines organisations internationales, telles l’Union européenne
et l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) a été évoquée
lors de nos entretiens. Elle se fonde sur la déception des responsables
politiques arméniens face à ce qu’ils auraient perçu comme une inaction
ou une réaction de faible portée de ces organisations et d’une partie
de leurs membres, lorsqu’un pays appartenant à l’OTAN, la Turquie,
s’est engagée «sur le terrain» et «à la table des négociations»
aux côtés de l’Azerbaïdjan, et qu’il a été accusé d’avoir assisté
les autorités azerbaïdjanaises à employer des mercenaires venus
de Syrie pendant le conflit
. Cette déception a d’ailleurs été
mentionnée par des membres de la délégation arménienne. Des entretiens
que nous avons eus et des informations qui nous sont parvenues,
nous tirons la conviction que, si cette crainte d’une détérioration
des relations de l’Arménie avec certaines organisations internationales
peut faire l’objet de débats dans la vie politique arménienne, elle est,
à l’heure actuelle, infondée en ce qui concerne le Conseil de l’Europe
et, a fortiori, en ce qui concerne les engagements et les obligations
pris par l’Arménie lors de son adhésion à notre Organisation.
4. La réforme électorale
62. Il s’agit d’une recommandation
ancienne de l’Assemblée et des différentes missions internationales d’observation
des élections. Lors des élections législatives du 2 avril 2017,
l’OSCE/BIDDH et la commission ad hoc du Bureau de l’Assemblée avaient
tous deux noté que la campagne électorale avait été ternie par des allégations
crédibles et récurrentes faisant état de l’achat de voix, de l’intimidation
d’électeurs, notamment des fonctionnaires dans les écoles et les
hôpitaux et des salariés d’entreprises privées incités à voter pour certaines
formations et de l’abus de fonctions administratives
. Mme Liliane
Maury Pasquier, cheffe de la délégation de l’Assemblée chargée d’observer
les élections, avait résumé le constat des organisations internationales
en pointant «les soupçons de longue date sur la fiabilité et l’intégrité
des processus électoraux dans le pays» et en indiquant que «le recours
à de nouvelles techniques de vote [alors mises en place] ne peut à
lui seul rétablir la confiance dans les élections (cruciale dans
une véritable démocratie), de même qu’une meilleure loi n’est efficace
que si elle est mise en œuvre de bonne foi»
.
63. L’organisation et la tenue des élections anticipées de décembre
2018 ont cependant rompu, dans un sens favorable, avec les pratiques
antérieures, ce qui a été salué par les observateurs internationaux. L’absence
générale de pratiques électorales frauduleuses, comme l’achat de
voix et les pressions sur les électeurs, avait alors permis une
réelle concurrence. M. Aleksander Pociej, chef de la délégation
de l’Assemblée chargée d’observer les élections, a résumé cette
nouvelle dynamique électorale de la manière suivante: «L’APCE, qui
observe toutes les élections en Arménie depuis 1995, constate que
[…] cette élection est exempte des irrégularités qui avaient entaché
nombre des scrutins précédents»
. Ce constat
des observateurs internationaux semble avoir été confirmé par les
électeurs arméniens. L'enquête la plus récente du Baromètre du Caucase,
publiée en 2020, a montré une amélioration remarquable du sentiment
de ces derniers à l’égard des élections législatives de décembre
2018 par rapport au vote de 2017: 63 % des personnes ayant répondu
à l’enquête ont perçu les élections de 2018 comme «tout à fait équitables»
et seulement 3 % comme «pas du tout équitables», contre respectivement
10 % et 41 % en réponse aux élections de 2017
.
64. La question était donc de savoir d’une part, si le cadre électoral
allait être réformé en prenant en compte les recommandations des
observateurs internationaux et, d’autre part, si cette dynamique
allait se poursuivre dans la pratique.
4.1. Un cadre électoral nettement amélioré
65. Le gouvernement minoritaire
de Nikol Pashinyan avait tenté de faire adopter une réforme électorale
en octobre 2018, dont l’enjeu principal était de mettre un terme
au système électoral mixte, instauré par les amendements constitutionnels
de 2015. Ce système, jugé très complexe par les observateurs internationaux, prévoyait
qu’au moins 101 députés seraient élus selon un système proportionnel
à deux niveaux avec des candidats élus à partir d’une liste nationale
bloquée et de 13 listes ouvertes de circonscription (système dit «des
circonscriptions territoriales»). Le bulletin de vote comprenait
à la fois la liste nationale et la liste de circonscription concernée,
et les électeurs pouvaient marquer leur préférence pour un candidat
de circonscription. Ce système avait été critiqué par l’opposition
et Nikol Pashinyan en ce qu’il permettait dans les faits la constitution
de fiefs électoraux facilitant les manœuvres frauduleuses et limitait
le caractère proportionnel du scrutin. En octobre 2018, la majorité
du Parti républicain de l’époque avait cependant rejeté le projet
de réforme.
66. À la suite des élections de décembre 2018, le Premier ministre
Pashinyan a réaffirmé la nécessité de réformer le cadre électoral,
la réforme étant vue, comme nous l’avons indiqué, comme un moyen
de renforcer les institutions en restaurant la confiance des citoyens.
Le cadre électoral, régi par la Constitution, le code électoral
de 2016 dans sa version modifiée, la loi sur le financement des
partis politiques et d’autres textes, notamment le code pénal pour
la répression des infractions, a été modifié de façon continue jusqu’en
mai 2021. Le mandat de la commission pour la révision de la Constitution
créée par le gouvernement en février 2020 incluait également la
rédaction de propositions dans le domaine électoral. La réforme
s’est opérée en deux étapes, le Conseil de l’Europe et l’OSCE/BIDDH
y étant la plupart du temps associés.
67. Dans un premier temps, le parlement a profondément modifié
la législation relative aux partis politiques, l’objectif poursuivi
étant d’accroître la transparence dans le financement de ces derniers.
Ont ainsi été interdits les dons aux partis politiques émanant des
personnes morales, tandis que le montant annuel des dons émanant
d’une personne physique était considérablement abaissé, passant
de 10 000 fois à 250 fois le salaire minimal. Par ailleurs, le mode
de financement public a été rénové: le nombre de voix qu’un parti
devait avoir remportées aux dernières élections législatives pour
bénéficier de ce financement a été abaissé de 3 % à 2 %; un mécanisme
échelonné a été établi selon lequel le montant des fonds publics
alloué représente un salaire minimal par voix pour les partis ayant
obtenu entre 2 % et 5 % des voix. Il diminue ensuite lorsque le
nombre de voix augmente, ce qui, comme l’a remarqué la Commission
de Venise, favorise particulièrement les petits partis, et par conséquent,
le pluralisme politique
; enfin, le versement des fonds
publics est assujetti à l’établissement d’un rapport trimestriel,
ce qui était une recommandation antérieure de l’OSCE/BIDDH, vue comme
une mesure essentielle pour garantir l’intégrité du système de financement
de la politique et pour accroître la transparence et la responsabilité
. Cette réforme transfert également
le contrôle des activités financières des partis du service de contrôle
et d’audit (OAS) de la CEC à la Commission pour la prévention de
la corruption, ce qui est partiellement conforme à une ancienne
recommandation de l’OSCE/BIDDH, et assouplit la réglementation en
matière de création et d’enregistrement des partis politiques et
de leur gestion interne. L’OSCE/BIDDH et la Commission de Venise
ont salué un grand nombre de ces mesures, qui, si elles étaient
convenablement mises en œuvre, pourraient contribuer à renforcer
le pluralisme politique. Les derniers amendements relatifs à la
réforme du cadre régissant les partis politiques ont été adoptés
en décembre 2019.
68. Comme cela a été indiqué précédemment, la seconde étape de
la réforme électorale est intervenue en avril et en mai 2021, à
la veille des élections anticipées de juin 2021. Si le principal
changement a consisté en une simplification du système de vote,
avec l’abandon des circonscriptions territoriales au profit d’un
scrutin à la représentation proportionnelle intégrale, c’est-à-dire
avec une circonscription unique, les amendements de 2021 ont représenté
une réforme de grande ampleur. Dans leur avis conjoint sur le paquet
d’amendements du 1er avril, la Commission de Venise et l’OSCE/BIDDH
ont ainsi indiqué que ce paquet devait être «largement salué car
il répond à la majorité des recommandations soulevées dans les avis
précédents (…), ainsi que dans les rapports finaux des missions
d’observation des élections du BIDDH
». Parmi les neufs
points cités par la Commission de Venise
, l’on peut retenir les mesures
suivantes. En premier lieu, la prime offerte à la coalition qui
a remporté plus de 50 % des mandats a été abaissée de 2 points,
la coalition se voyant attribuer 52 % des sièges au lieu de 54 %
précédemment. Ce faisant, la majorité parlementaire a respecté les
dispositions de la Constitution qui prévoit une «majorité stable
au Parlement», tout en réduisant l’impact de cette exigence. Par ailleurs,
les amendements d’avril ont réduit le seuil de participation des
partis politiques à la répartition des mandats de 5 % à 4 %, ce
qui doit être salué, bien que le seuil pour être représenté à l’Assemblée
nationale ait été légèrement relevé en cas d’alliance électorale.
Ils ont également défini de manière exhaustive ce que sont les ressources
administratives et interdit leur utilisation pendant l’organisation
et le déroulement des campagnes électorales.
69. Qu’il s’agisse des amendements à la législation relative aux
partis politiques ou des amendements du 1er avril, l’OSCE/BIDDH
et la Commission de Venise ont salué leur caractère inclusif et
transparent, ainsi que le fait que ces changements aient été discutés
et préparés depuis longtemps.
4.2. Des aménagements complémentaires possibles
70. Tant l’OSCE/BIDDH que la Commission
de Venise dans leur avis ont relevé un sujet de préoccupation relatif
au financement des campagnes électorales, qui a été partiellement
pris en compte par les autorités arméniennes. Une recommandation
de longue date vise à ce que la loi fournisse une définition légale
des dépenses de campagne, afin que tous les coûts liés aux campagnes
électorales soient inclus. Cette recommandation n’a été que partiellement
suivie par les autorités arméniennes, puisque les amendements du 1er
avril se sont limités à énumérer un nombre non exhaustif de dépenses
qui doivent être effectuées uniquement à partir du fonds de campagne.
Or, dans ses conclusions préliminaires sur les élections anticipées du
20 juin 2021, l’OSCE/BIDDH a noté que cette nouvelle définition
légale des dépenses de campagne n’englobait pas les frais de logistique,
ce qui avait permis aux candidats d’utiliser ces dépenses pour contourner
les plafonds imposés. En outre, certains partis ont eu recours à
des organisations caritatives et à la publicité personnelle pour
contourner les plafonds de dépenses de campagne
. Ces lacunes semblent avoir
été prises en compte par les autorités arméniennes, puisque les
amendements du 1er avril ont prévu de nouvelles sanctions en cas
de violation des règles de financement des campagnes, en particulier
pour les dons et les manifestations de bienfaisance, sanctions applicables
à partir de 2022
. Les autorités
arméniennes auraient cependant intérêt à suivre la recommandation
initiale de l’OSCE/BIDDH quant à l’établissement d’une définition
légale précise des dépenses de campagne.
71. L’OSCE/BIDDH a également rappelé dans ses conclusions préliminaires
que l’interdiction faite aux bi-nationaux par la Constitution issue
des amendements de 2015 de se présenter aux élections n’était pas conforme
aux normes européennes et regretté que des amendements récents du
code pénal criminalise la dissimulation de la double nationalité,
y compris pour se présenter aux élections, en la rendant passible
d’un emprisonnement pouvant aller jusqu’à 5 ans. Comme l’indique
l’OSCE/BIDDH, cette interdiction est contraire, selon la Commission
de Venise, à l’article 3 (droit à des élections libres) du protocole
additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, tel
qu’interprété par la Cour européenne des droits de l’homme dans
son arrêt
Tănase c. Moldova de
2010
.
72. Dans leur avis conjoint urgent sur les projets d’amendements
du 1er avril, la Commission de Venise et l’OSCE/BIDDH ont recommandé
de clarifier une disposition sanctionnant, en période électorale,
la «publication (…) de fausses informations ou de calomnies via
les technologies de l’information et de la communication, de source
anonyme, sur un parti politique (une alliance de partis politiques)
ou un candidat aux élections, dans le but de porter atteinte à sa
réputation». Étaient surtout visées la notion de «calomnie», jugée
subjective par les auteurs de l’avis et le risque que cette disposition,
qui représente une restriction à la liberté d’expression garantie
par l’article 10 de la Convention, n’interfère avec des objectifs
légitimes, ceux par exemple poursuivis par les médias d’investigation
.
73. Enfin, dans leur avis conjoint, la Commission de Venise et
l’OSCE/ODIHR rappelaient qu’en matière de contentieux électoral,
si la qualité pour agir dans les procédures de plaintes et de recours
était large et qu’elle avait été étendue aux ONG, les électeurs
ne pouvaient toujours pas contester les résultats du vote dans les circonscriptions
électorales. Ils en déduisaient que le droit à un recours effectif
n’était pas garanti
.
74. En tant que corapporteurs, nous estimons que le volet local
de la réforme électorale ne doit pas être oublié, compte tenu de
l’importance de l’échelon municipal dans les enjeux politiques de
proximité et de son rôle en matière de formation des consciences
politiques. Nous avons noté les réformes effectuées par les autorités,
notamment en mai 2020, lorsqu’un système proportionnel a remplacé
le système électoral majoritaire dans les municipalités de plus
de 4 000 habitants, et leur approfondissement en avril 2021, lorsque le
bonus qu’un parti recevait, s’il remportait au moins 40 % des voix,
a été supprimé. En revanche, les scrutins municipaux ne se déroulent
toujours pas de manière simultanée à une date unique. En 2016 et
2017, le Congrès des pouvoirs locaux avait déclaré dans ses rapports
d’observation des élections locales partielles en Arménie et des
élections au Conseil des anciens d’Erevan, que l’éparpillement des
scrutins locaux partiels était peu pratique, contribuait à réduire
l’attention accordée à chaque scrutin, était source de confusion
pour les électeurs et, de manière générale, nuisait à l’attention
accordée par le public aux élections locales. Il proposait que les
élections locales aient lieu le même jour et au moins à six mois
de distance des élections législatives, afin de sensibiliser l’opinion
publique aux questions présentant une importance sur le plan local
. Nous ne pouvons
que recommander aux autorités arméniennes de faire leur cette recommandation.
4.3. Les limites à la réforme du cadre
électoral
75. De manière générale, la réforme
du cadre électoral a été réelle et profonde, bien que des améliorations soient
toujours possibles. L’on peut donc espérer qu’elle contribuera à
restaurer la confiance des électeurs dans le processus électoral.
Pour autant, les dernières élections législatives, certes organisées
dans un contexte bien particulier, tendent à montrer que certaines
pratiques électorales demeurent, malgré les modifications législatives.
76. Ainsi, alors que les dispositifs visant à améliorer l’égalité
de représentation entre les hommes et les femmes ont été renforcés
pour le dernier scrutin, l’effet de ces renforcements n’est pratiquement
pas tangible. Le quota de candidates devant être présenté sur chaque
liste est en effet passé de 25 % à 30 %. L’abandon du système mixte
et le passage à un système exclusivement proportionnel devaient
également favoriser le nombre des femmes sur les listes électorales.
Enfin, obligation était faite aux partis politiques de prévoir une candidate
femme tous les trois candidats pour éviter que l’imposition d’un
quota ne se traduise par l’inscription des femmes en position difficilement
éligible, en bas de liste. Le constat des observateurs n’est malheureusement
pas entièrement positif, puisqu’ils ont indiqué que les femmes ont
été mises à l’écart pendant toute la durée de la campagne, bien
que le résultat des votes ait permis une amélioration de leur représentation.
La nouvelle Assemblée nationale compte en effet 36 députées, ce
qui représente 33 % de l’ensemble des parlementaires, contre 24 %
en 2018 et 17 % en 2017. Le pourcentage actuel de 33 % est légèrement
supérieur au quota imposé pour les listes et s’inscrit dans une
tendance positive, constante depuis 2017, ce qui est à saluer. Cependant,
comme l’a indiqué Mme Kari Henriksen,
cheffe de la délégation de l’Assemblée parlementaire de l’OSCE,
en référence à la mise à l’écart des femmes pendant la campagne électorale,
«il est important que les femmes bénéficient d’une égale représentation,
mais aussi qu’elles aient la possibilité de participer activement
à la vie publique et politique.»
77. Une autre limite, qui tient plus à la pratique qu’au cadre
juridique lui-même, est que, lors des dernières élections, des allégations
d’intimidations à l’encontre d’employés des secteur public et privé,
ainsi que des allégations d’achat de voix ont été enregistrées
.
En ce qui concerne les achats de voix, des enquêtes ont été ouvertes
dans 14 affaires, selon le rapport de la commission ad hoc du Bureau
de l’Assemblée, ce qui est un chiffre très proche de celui des élections
de 2018 considérées comme exemptes des mauvaises pratiques fréquemment
observées en Arménie. Les intimidations à l’encontre d’électeurs
sont plus inquiétantes, car elles semblaient avoir disparu lors
des élections précédentes. Gageons que la tendance amorcée en 2018
se poursuivra et que le renforcement des sanctions viendra progressivement
à bout de ces pratiques, certes limitées et en recul, mais qui entachent
néanmoins le scrutin.
78. Durant notre visite dans le pays, nous avons été informés
que la majorité à l’Assemblée nationale arménienne prévoyait d’entamer,
dès 2022, une réforme du cadre électoral, afin, notamment, de tenir
compte des recommandations des organisations internationales, et
de présenter cette réforme suffisamment en amont de la tenue des
prochaines élections législatives prévues pour 2026. Nous suivrons
avec intérêt le lancement de ce processus.
5. Gouvernance et rapports entre les
institutions
79. Après leur visite en mars 2019
à Erevan, nos prédécesseurs avaient indiqué que tant la majorité
que l’opposition de l’époque s’accordaient sur le fait, qu’au-delà
des réformes, l’Arménie avait besoin d’une nouvelle culture politique.
Lors de leur entretien avec le Premier ministre Pashinyan, celui-ci
avait présenté le renforcement des institutions comme une réponse
à la «démocratie affective» souvent pratiquée en Arménie. En outre,
la plupart de leurs interlocuteurs politiques, dont ceux de la majorité
d’alors, avaient reconnu l’absence de freins et contrepoids dans
le système institutionnel, ainsi que la nécessité de les mettre
en place. Enfin, les plus hautes autorités de l’État avaient souligné
le fait que la culture de la «verticalité du pouvoir», héritée des
périodes tsariste et communiste, imprégnait encore la vie politique
et administrative du pays
.
80. Au regard des classements annuels établis par l’ONG Freedom
House, la tendance, depuis les élections de décembre 2018, est celle
d’une amélioration assez nette dans le domaine des droits politiques
et des libertés publiques et d’une progression plus mesurée dans
le domaine du fonctionnement démocratique. Ainsi, Freedom House
attribuait à l’Arménie un score de 45 points sur 100 en 2018 pour
ce qui relève des droits politiques et des libertés publiques. En
2021, ce score est passé à 55. À ce titre, l’Arménie est considérée comme
un pays «partiellement libre»
. Concernant le fonctionnement démocratique,
Freedom House attribuait 26 points sur 100 à l’Arménie en 2018 et
33 en 2021. Au regard de cet agrégat, Freedom House considère l’Arménie
comme un «régime autoritaire semi-consolidé».
81. Comme nous l’avons déjà indiqué, le régime démocratique issu
des élections de décembre 2018 a traversé les épreuves qu’ont représentées
la pandémie de coronavirus, le conflit armé avec l’Azerbaïdjan soutenue
par la Turquie, la crise politique qui s’en est suivie, ainsi que
la crise économique – en 2020, le produit intérieur brut a reculé
de plus de 7 %, conduisant les autorités à procéder à des coupes
budgétaires dans l’administration. À la différence de ce qui a pu
se produire dans certains Etats membres dans des conditions similaires,
les institutions arméniennes n’ont pas été renversées. La crise
politique née de la défaite a même trouvé son aboutissement dans
la re-légitimation de la majorité, à travers les urnes, lors des
élections de juin 2021. Cela, en tant que tel, mérite d’être souligné
et salué.
82. Pour autant, des institutions démocratiques nécessitent une
coopération entre les différents pouvoirs, l’obligation pour la
majorité de rendre des comptes, la capacité pour celle-ci de gouverner
sans être entravée par des institutions ne bénéficiant pas de la
légitimité démocratique mais en respectant les contre-pouvoirs mis en
place. Au regard de ces exigences et du contexte actuel, nos conclusions
varient selon les domaines concernés.
5.1. Des équilibres institutionnels en
train de se construire
5.1.1. L’Assemblée nationale
83. En ce qui concerne le pouvoir
législatif, le règlement de l’Assemblée nationale garantit un certain nombre
de droits à l’opposition. Nous avons indiqué qu’un des trois vice-présidents
appartenait à cette dernière et que trois présidences de commission
permanente lui avaient été réservées. Lors de la législature précédente,
avant que le climat politique ne se détériore à partir du mois de
mai 2020, la majorité avait créé plusieurs groupes de travail chargés
de préparer des réformes d’ampleur, au sein desquels l’opposition
était représentée. Le rôle de l’opposition avait alors pu être constructif,
comme cela a été le cas lors de la modification de la législation
relative aux partis politiques et à leur financement: de nombreuses
propositions d’Arménie lumineuse, seconde formation d’opposition,
ont été reprises et le groupe parlementaire a voté les différents
textes avec la majorité. La question qui se pose est de savoir si
la majorité issue des élections de 2021 et la nouvelle opposition
seront à même de jouer leurs rôles, de manière constructive et non confrontationnelle,
alors que la campagne électorale a été caractérisée par des déclarations
incendiaires. À l’heure actuelle, force est de constater que, si
les groupes Alliance arménienne et «J’ai de l’Honneur» n’ont pas
boycotté les travaux du parlement, quatre incidents physiques d’une
certaine ampleur se sont déroulés dans l’hémicycle en l’espace de
quinze jours, pendant le mois d’août
. Nous espérons qu’ils
ne préfigurent pas des relations qu’entretiendront la majorité et
l’opposition.
84. À cet égard, notre visite en Arménie nous a donné des raisons
d’espérer, bien qu’elle ait également permis de confirmer un état
de fait moins positif. Tout d’abord, le niveau de tension qui a
prévalu au sein du parlement pendant l’été 2021 a baissé. Il semble
qu’à l’initiative du Président de l’Assemblée nationale, les différents
groupes politiques se soient entendus pour user d’un langage plus
respectueux des personnes et s’y tiennent tant bien que mal. En
outre, les mécanismes permettant à l’opposition d’exercer une réelle influence
sont respectés. Ainsi, l’actuelle présidente de la Commission pour
la Prévention de la Corruption (CPC), une institution indépendante
aux pouvoirs étendus, a vu sa candidature présentée par l’opposition.
La majorité ne l’a pas écartée, alors même que la CPC occupe une
place centrale dans le dispositif de lutte anti-corruption, lutte
qui a été l’une des priorités du gouvernement de Nikol Pashinyan.
85. En revanche, un constat dressé par des experts que nous avons
rencontrés et qu’ont partagé nos collègues parlementaires, de la
majorité comme de l’opposition, a retenu notre attention: sur le
plan politique, le problème de l’Arménie ne résiderait pas ou plus
dans son système électoral, mais dans son système de partis. En
d’autres termes, l’affiliation politique ne reposerait qu’imparfaitement
sur des convictions idéologiques partagées, tendance qui serait
favorisée par la réglementation sur les alliances électorales, ces dernières
ne visant qu’à accroître le nombre de sièges aux élections, la question
du programme politique étant reléguée loin derrière. L’une des conséquences
en serait que l’affrontement sur la scène politique ne permettrait
pas toujours de faire émerger des options politiques concurrentes,
correspondant à des choix clairement divergents. Notre sentiment
est que cette faiblesse idéologique des partis doit être prise en considération.
Lors de nos discussions avec nos collègues parlementaires, une partie
non négligeable des débats a porté sur les tentatives présumées
de la majorité pour réduire l’opposition au silence, qu’il s’agisse de
son non-respect de la liberté des médias ou d’une forme de persécution
qu’elle exercerait à l’encontre des membres de l’opposition, certains
d’entre eux faisant l’objet de mesures restrictives de liberté,
malgré leur immunité parlementaire. Nous avons bien évidemment discuté
de ces accusations avec la majorité et les autorités. Elles nous
ont répondu que l’opposition détenait près de 90 % du paysage médiatique,
proportion également citée par certains experts que nous avons rencontrés
et qui confirme le diagnostic qu’un journal international indépendant
semble indiquer
, ce qui rendrait
vaine toute tentative pour la réduire au silence. Concernant les
mesures restrictives de liberté, elles ont indiqué que les poursuites
intentées l’avaient été avant les élections et que ceux des parlementaires
de l’opposition actuellement privés de liberté l’avaient été, non pas
à la suite de l’intervention des autorités, mais après que la Commission
Électorale Centrale, un organe indépendant, avait souverainement
considéré que les intéressés ne pouvaient se voir octroyer le statut
de membre du parlement, les privant indirectement de la possibilité
de se prévaloir de l’immunité parlementaire. Elles ont rappelé qu’en
2020, la majorité avait voté la levée de l’immunité du président
du premier groupe d’opposition, M. Gagik Tsarukian, dans le cadre
de poursuites relatives à divers délits fiscaux et à des achats de
voix, et ce, dans le strict respect des procédures parlementaire
et pénale. La majorité parlementaire a enfin souligné que dans le
cas d’un membre de l’opposition de la délégation arménienne auprès
de notre Assemblée qui avait été interdit, par décision judiciaire,
de quitter le territoire arménien, une lettre avait été adressée
par la présidence au juge concerné demandant à ce que l’intéressé
puisse se rendre à Strasbourg pendant la durée de la partie de session
d’octobre 2021
. Pour autant, lorsque nous avons
cherché à connaître les alternatives qu’envisageaient les partis
d’opposition à l’action du gouvernement, notamment dans le domaine de
la justice ou des médias, les réponses obtenues ont été très peu
nombreuses et assez peu élaborées. Par ailleurs, nos collègues parlementaires,
de la majorité comme de l’opposition, nous ont indiqué que, compte tenu
du contexte actuel et du poids du passé, il était peu probable que
le débat politique devienne plus constructif et moins confrontationnel,
à court terme. Bien que nous soyons conscients de cette réalité,
nous appelons néanmoins à ce que les méthodes de travail utilisées
sous l’ancienne législature qui ont permis de mener des réformes
dépassant les clivages partisans trouvent à nouveau leur place à
l’Assemblée nationale et que se développe une solide culture parlementaire.
Le développement de celle-ci ne saurait faire l’économie d’une opposition
prête à jouer un rôle constructif et à proposer des politiques alternatives.
86. Parallèlement, nous avons saisi l’occasion de cette mission
pour rappeler à nos collègues parlementaires et, notamment au Président
de l’Assemblée nationale, l’importance de prendre en compte les recommandations
du Groupe d’États contre la corruption (GRECO) en matière de prévention
de la corruption des élus nationaux. Le GRECO considère notamment
que ses recommandations ii et iv relatives d’une part à l’adoption
d’un code de déontologie pour les parlementaires, et, d’autre part,
au renforcement du dispositif de suivi des règles d’éthique et de
déontologie au sein de l’Assemblée nationale n’ont que partiellement
été mises en œuvre
. Un groupe de travail informel avait
été mis en place en 2020 par l’ancienne majorité et celui-ci avait
notamment transmis aux groupes politiques de l’opposition d’alors
un projet de code d’éthique à l’usage des parlementaires. Nous appelons
à la reprise de ses travaux le plus rapidement possible.
5.1.2. Le gouvernement
87. Concernant le pouvoir exécutif,
les experts que nos prédécesseurs ont rencontrés avaient indiqué
que le régime arménien demeurait moins un régime parlementaire que
«primo-ministériel», caractérisé par une forte concentration des
pouvoirs et un contrôle limité de l’action du gouvernement par le
parlement. À cet égard, nous avons noté que le nouveau gouvernement
issu des élections de juin 2021 ne comptait toujours pas de ministre
de l’Intérieur, ce qui est, comme nous l’avons indiqué, une recommandation
ancienne de notre Assemblée. Tant la police que le Service de sécurité
nationale (NSS) sont en effet directement rattachés au Premier ministre.
La création d’un ministère de l’Intérieur, qui existait jusqu’en
décembre 2002, permettrait d’accroître la responsabilité gouvernementale,
le ministre concerné devant répondre devant l’Assemblée nationale
des actions de son administration, alors qu’à l’heure actuelle,
cette responsabilité incombe théoriquement au Premier ministre.
Le rétablissement d’un ministère de l’Intérieur a été proposé en
février 2020 par le ministre de la Justice dans sa stratégie de
réforme des forces de police. La guerre avec l’Azerbaïdjan et la
crise politique qui en a découlé ne semblent pas avoir infléchi
la volonté gouvernementale en la matière, alors que l’on aurait
pu craindre une certaine réticence du Premier ministre à passer
la main dans le domaine de la sécurité. En avril 2021, le gouvernement
a approuvé un projet de texte regroupant différentes administrations,
dont les services de police, sous l’autorité d’un «ministre des
Affaires intérieures». Le Premier ministre nommerait les directeurs
des administrations composant ce nouveau ministère sur proposition
du ministre des Affaires intérieures. En revanche, le directeur
en charge des forces de police serait nommé par le Président de
la République. Tel qu’il est actuellement présenté, ce schéma mérite
d’être salué et nous appelons le nouveau gouvernement à le mettre
en œuvre le plus vite possible.
88. Dans le même ordre d’idées, des représentants de la société
civile que nous avons rencontrés ont plaidé pour que les différents
organes chargés des enquêtes, notamment dans le domaine pénal, ne
soient plus placés sous l’autorité du Premier ministre, mais deviennent
indépendants. Si la justification avancée porte sur la légitimité
qu’une telle indépendance donnerait aux enquêtes réalisées par ces
organes, une telle proposition contribuerait également à redistribuer
certains pouvoirs, actuellement détenus par le Premier ministre.
Elle mérite donc d’être examinée à terme.
89. En matière de responsabilité également, nous avons discuté
avec les experts de la relation directe qu’entretient le Premier
ministre avec les électeurs à travers les réseaux sociaux et ses
fréquentes interventions en direct sur Facebook. Nous saluons l’amélioration
de la transparence que cette pratique a entraînée, ce qu’a relevé
l’ONG Freedom House
. Nous
sommes également conscients qu’elle a joué un rôle important dans
le maintien des institutions à des moments cruciaux. À la suite
de l’appel à la démission du Premier ministre lancé par l’état-major
des forces armées arméniennes en février 2021, perçu comme une tentative
de coup d’État par les autorités arméniennes, le Premier ministre
Pashinyan a organisé des manifestations de soutien au gouvernement
de grande ampleur en utilisant directement les réseaux sociaux, démontrant
ainsi le soutien dont disposaient les institutions démocratiquement
élues. Ce rapport direct avec la population, que le Premier ministre
a promu, a donc de réels avantages. Il a aussi pour effet un renforcement de
la personnalisation du pouvoir et soulève la question de la place
qu’il laisse aux représentants élus à l’Assemblée nationale. À cet
égard, le Gouvernement Pashinyan a fait l’objet de critiques pour
avoir dissimulé des informations sur le nombre de personnes tuées
pendant le conflit du Haut-Karabakh, ainsi que pour la décision
de signer la Déclaration Trilatérale sans consultation préalable.
Néanmoins, après la signature de celle-ci, le Premier ministre s’est
exprimé devant l’Assemblée nationale, le 16 novembre 2020, à l’occasion d’un
débat public.
5.1.3. Contre-pouvoirs et autorités indépendantes
90. Le 18 août 2021, le Premier
ministre Pashinyan a évoqué le lancement d’une large consultation
sur la possible révision de la Constitution. Son précédent gouvernement
avait créé en février 2020 une commission ad hoc pour la révision
de la Constitution, dont le champ était relativement large et dépassait
les aspects institutionnels. Les travaux de cette commission furent
interrompus par le conflit avec l’Azerbaïdjan sans qu’elle ait pu
présenter ses conclusions. La déclaration d’août 2021 vise une éventuelle
réforme du système institutionnel. Nikol Pashinyan a notamment indiqué
que les évènements qui avaient suivi la défaite avaient révélé des
problèmes touchant «les structures constitutionnelles» et il a fait
référence à la tentative de coup d’État menée par le chef de l’état-major
des forces armées arméniennes, dont la situation personnelle n’avait été
réglée qu’au bout d’un mois. Sans entrer dans les détails, il a
considéré que la question était de savoir si le «système de gouvernement»
devait être réformé ou changé
. Nous suivrons avec
attention les débats qu’il a appelé de ses vœux et serons attentifs
au renforcement des contre-pouvoirs.
91. En ce qui concerne les contre-pouvoirs, deux institutions
méritent d’être mentionnées: le Président de la République et le
Défenseur des droits de l’Homme (Ombudsman), car l’un comme l’autre
ont pleinement joué leur rôle en la matière.
92. Le Président de la République, M. Armen Sarkissian, a été
élu pour un mandat de sept ans, en 2018, par un parlement alors
dominé par la majorité du Parti républicain. Les amendements constitutionnels
de 2015 ont fait de la Présidence une fonction en grande partie
cérémoniale, dotée cependant d’un certain nombre de prérogatives.
Selon la Constitution, le Président se doit d’être impartial et
ses décisions doivent être exclusivement guidées par les intérêts
de l’État et du pays. Nos prédécesseurs ont eu l’occasion de saluer
son rôle lors la «révolution de velours», en indiquant qu’il avait
bien assumé sa fonction constitutionnelle de rassembleur de la nation,
indépendant des partis, et joué, pendant les événements, un rôle
déterminant de médiateur entre les contestataires et la majorité
au pouvoir. Ils avaient noté qu’il existait un large consensus de
part et d’autre pour saluer sa contribution au règlement pacifique
et constitutionnel de la crise d’avril 2018
. Le Président a, par la suite, continué
à prendre des positions publiques sur des sujets sensibles, où il
semble avoir voulu apaiser la situation, tout en se démarquant assez
nettement des positions du gouvernement. Tel a été le cas lors des
débats particulièrement polarisés sur la ratification de la Convention
du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l'exploitation
et les abus sexuels (STCE n° 201, Convention de Lanzarote), violemment
critiquée par une partie de l’opposition parlementaire et extra-parlementaire.
La Convention représentait à leurs yeux une ingérence étrangère
dans les «valeurs arméniennes» (l’éducation des enfants) et le fait
que la protection des victimes devait être garantie sans discrimination
fondée sur «l’orientation sexuelle», était vivement dénoncé. La
ratification votée, le Président Sarkissian a minoré l’importance
de celle-ci et valorisé celle des mesures à venir pour mettre en
œuvre la Convention. Il a également indiqué qu’il appartenait aux
Arméniens de décider comment ils allaient traiter cette Convention
– comme une déclaration (de principes) ou un document contraignant
.
93. Il a, par ailleurs, pleinement fait usage de ses pouvoirs
en matière de signature des lois et décrets et de saisine de la
Cour constitutionnelle. En effet, en tant que gardien de la Constitution,
il a la faculté, lorsqu’une loi votée par le parlement ou certains
textes administratifs lui sont soumis pour signature, soit de les
signer, soit de saisir la Cour constitutionnelle pour qu’elle exerce
un contrôle de constitutionnalité, soit de ne pas les signer sans
saisir la Cour, laissant alors le soin au Président de l’Assemblée
nationale de le faire. Or, le Président Sarkissian n’a pas hésité
à recourir aux trois options. Il a par exemple déféré en avril 2021
à la Cour constitutionnelle un paquet législatif sur l’Enseignement
supérieur et la Science, qui modifiait notamment la composition
et le mode de sélection des conseils des Universités, permettant
au gouvernement de nommer la majorité de ses membres et donc du
recteur appelé à diriger les universités concernées. La Cour constitutionnelle
a déclaré les dispositions contestées inconstitutionnelles en août.
Il a également fait de même en mars 2021, lorsque le projet de décret
révoquant le Chef d’état-major des forces armées arméniennes qui avait
appelé à la démission du Premier ministre, lui a été soumis et il
a saisi la Cour à propos de la constitutionnalité de la loi sur
le service militaire de 2017 sur la base de laquelle le décret avait
été pris
. Au contraire, il a refusé
de signer le projet de loi nommant de nouveaux juges à la Cour constitutionnelle
en juillet 2020 ou le paquet législatif d’avril 2021 modifiant le
mode de scrutin pour les élections de juin 2021, sans pour autant
saisir la Cour constitutionnelle et en laissant le soin au Président
de l’Assemblée nationale de le faire.
94. Enfin, il a joué un rôle actif à la suite de la guerre contre
l’Azerbaïdjan en appelant le Premier ministre à la démission et
à la tenue d’élections anticipées, en menant des consultations avec
les partis politiques et en se rendant à Moscou.
95. Le Président Sarkissian a donc une conception extensive de
ses pouvoirs et n’hésite pas à les utiliser, quitte à s’opposer
aux choix du gouvernement et de sa majorité, et à être critiqué
par l’opposition, comme cela a été le cas à propos de ses décisions
sur la Cour constitutionnelle ou sur le changement du mode de scrutin. C’est
donc avec une certaine surprise que nous avons appris qu’un groupe
de 53 avocats avait engagé des procédures pénales, en mars 2021,
au motif qu’il n’aurait pas abandonné sa nationalité britannique suffisamment
tôt avant d’être élu Président en 2018, comme le prescrit la Constitution
et, qu’à ce titre, il n’était pas éligible à la Présidence de la
République d’Arménie
.
96. Élu par le parlement pour un mandat de six ans, le Défenseur
des droits de l'Homme (Ombudsman) constitue un autre contre-pouvoir
qui bénéficie d’une forte légitimité. En tant qu'ombudsman et institution nationale
des droits de l'homme, il s’est vu reconnaître le statut international
«A» par l’European Network of National Human Rights Institution,
c’est-à-dire l’accréditation la plus élevée attestant que le Défenseur
des droits exerce sa fonction conformément aux principes de Paris.
Par ailleurs, l’actuel Défenseur des droits, M. Arman Tatoyan, indique
que selon de récentes enquêtes d’opinion, 63 % des Arméniens font
confiance à son institution qui est la plus appréciée en Arménie,
après les forces armées
. Le Défenseur des
droits dispose d’un mandat assez large en matière de violations
de droits et libertés par les collectivités publiques (État et collectivités
locales), mais également par les délégataires de service public.
Il est aussi chargé du suivi de la mise en œuvre d'un certain nombre
de stipulations conventionnelles dans le pays et dispose à ce titre d’un
mandat concernant le Mécanisme national de prévention de la torture
(Protocole facultatif du 18 décembre 2002 à la Convention des Nations
Unies de 1984 contre la torture et autres peines ou traitements
cruels, inhumains ou dégradants). Dans le cadre de ses fonctions,
il a régulièrement pris position sur des sujets d’importance: il
a par exemple critiqué un projet de loi augmentant les amendes pour
les auteurs d’insultes publiques à l’encontre d’agents publiques;
il a également critiqué le paquet législatif sur l’enseignement supérieur
et la science; pendant la campagne électorale de juin 2021, il a
condamné la violence des propos tenus lors de plusieurs rassemblements
et a appelé tous les candidats, notamment le Premier ministre, à s'abstenir
d'employer un tel langage. C’est parce que nous estimons qu’il joue
à plein son rôle de défenseur des droits et libertés et de contre-pouvoir,
que nous nous sommes émus d’un projet visant à supprimer une disposition
législative le protégeant contre une baisse trop drastique de ses
ressources en avril 2021. Nous avons bien noté que ce projet de
suppression était motivé par l’état très difficile des finances
publiques arméniennes, mais avons considéré que la suppression de
la disposition litigieuse réduirait les garanties d’indépendance
budgétaire du Défenseur. La qualité du dialogue que nous entretenons
avec la délégation arménienne a permis de maintenir le dispositif
de protection budgétaire sans changement.
97. La visite que nous avons effectuée nous a conforté dans l’idée
qu’en plus de remplir sa fonction, le Défenseur des droits était
parfaitement à même de se faire respecter. Il n’a ainsi pas hésité
à saisir la Commission de Venise d’un avis sur la législation qui
avait été adoptée en janvier 2020 concernant son personnel et qu’il
percevait comme pouvant porter atteinte à son indépendance. La Commission
de Venise lui a largement donné raison et invité les autorités arméniennes
à réviser le cadre législatif du Défenseur des droits afin de clarifier
et garantir sa pleine indépendance dans les politiques du personnel
.
98. Enfin, nous avons eu l’occasion de rencontrer les membres
de la Commission de Prévention de la Corruption (CPC), une institution
indépendante dont la composition et le mandat résultent d’une réforme intervenue
en novembre 2019 et complétée en 2020 et 2021. Ses compétences sont
assez larges. Elle est ainsi en charge d’un bon nombre de procédures
devant garantir l’intégrité des hauts fonctionnaires, y compris des
magistrats, et de certains agents publics, parmi lesquels des élus.
À ce titre, elle a par exemple en charge la vérification des déclarations
financières (déclarations de patrimoine, de revenus et d’intérêts),
la mise en œuvre du code de conduite de l’ensemble des fonctionnaires,
le contrôle de l’intégrité des juges devant être nommés… Par ailleurs,
elle s’est vu octroyer, à l’occasion de la réforme de la législation
relative aux partis politiques, le contrôle du financement des campagnes
électorales lors des élections législatives, ainsi que les déclarations
de dépenses effectuées par les partis politiques. Dans son rapport
intérimaire de conformité de 2021, le GRECO considère qu’en matière
de déclaration de patrimoine, «dans l’ensemble, les mesures prises jusqu’à
présent vont dans la bonne direction, mais le système est relativement
récent et il faudra plus de temps pour qu’il génère des résultats
crédibles
». De manière générale,
c’est également notre sentiment. Nous avons en particulier noté
que les autorités arméniennes avaient pris en compte le risque de
politisation qu’impliquait l’ancien système de nomination des cinq
membres de la CPC par l’Assemblée nationale, l’avait réformé dans
un sens conforme aux attentes du GRECO et que cette réforme avait
produit ses effets pour le cinquième membre, nommé en septembre
2021, selon la nouvelle procédure
.
En revanche, tant le GRECO, pour ce qui relève du système de vérification
de la déclaration des intérêts et du patrimoine, que la Commission de
Venise, pour ce qui a trait au contrôle financier des partis politiques,
ont indiqué que les ressources de la CPC ne semblaient pas avoir
été accrues au regard de la charge de travail supplémentaire que
ces compétences représentent
.
Nous ne pouvons qu’encourager les autorités arméniennes à suivre
également les recommandations du GRECO et de la Commission de Venise
en la matière. De même, un renforcement supplémentaire des garanties
d’indépendance pourrait être envisagé, par exemple en constitutionnalisant
le statut de la CPC. La révision de la Constitution à venir en fournirait
l’occasion.
5.2. Relations difficiles avec le pouvoir
judiciaire et la Cour constitutionnelle et réforme de ceux-ci
5.2.1. Le pouvoir judiciaire
99. Dans son rapport annuel Nations
in Transit 2020, Freedom House a indiqué que le niveau de confiance de
la population arménienne en Arménie dans l’appareil judiciaire restait
à un niveau faible. Dans son rapport de 2021, Freedom House constatait
que les tribunaux comptaient parmi les institutions inspirant le
moins de confiance à la population, alors que la confiance de celle-ci
s’était améliorée à l’égard de plusieurs autres administrations.
Ainsi, l’étude du Barometer Caucasus 2019 pour l’Arménie indiquait
que 22 % des personnes interrogées faisaient complètement ou plutôt
confiance au système judiciaire, contre 48 % qui ne lui faisaient pas
du tout ou plutôt pas confiance
. Dans une autre étude citée par
Freedom House, les personnes interrogées ne considérant pas le système
judiciaire comme indépendant estimaient à 51 % que le système n’était
pas protégé contre les interférences extérieures, à 41 % que le
système était corrompu et à 35 % que le système dépendait de l’ancien
régime
.
Cette question de la confiance en l’institution judiciaire est une préoccupation
ancienne de l’Assemblée. Dans le cadre du cadre cycle d’évaluation
sur la prévention de la corruption des parlementaires, des juges
et des procureurs, le GRECO avait d’ailleurs conclu, dans son
deuxième
rapport de conformité du 12 décembre 2019, que quatre de ses cinq recommandations
ayant trait aux juges restaient partiellement mise en œuvre, c’est-à-dire
sans amélioration notable depuis le précédent rapport. Ce constat
a été réitéré dans son
rapport
intérimaire de conformité du 22 septembre 2021.
100. C’est dans ce contexte que le Premier ministre Pashinyan a
appelé, le 19 mai 2019, les citoyens à bloquer les entrées et les
sorties des tribunaux à travers le pays au motif que l’appareil
judiciaire n’était pas digne de confiance et qu’il était en outre
perçu comme l’un des restes de l’ancien régime corrompu, ainsi que nous
l’avons indiqué dans la partie 2.2. Cet appel faisait suite à la
levée de la détention préventive de l’ancien Président Robert Kotcharian,
qui avait été inculpé pour son rôle dans les événements du 1er mars
2008 marqués par la mort de 10 personnes. Cette libération, ordonnée
par un juge de première instance d’Erevan, intervenait après que
d’anciens responsables politiques arméniens et d’anciens responsables
de la République autoproclamée du Haut-Karabakh s’étaient portés
garant de Robert Kotcharian et avaient réglé sa caution. Cet appel
a suscité des protestations, notamment du Conseil Supérieur de la
Magistrature (CSM), l’organe autonome de la magistrature, ou du
Défenseur des droits de l’Homme (Ombusdman) et nos prédécesseurs
ont publié un communiqué dans lequel ils réaffirmaient la nécessaire
indépendance de la justice tout en constatant le manque de confiance
des Arméniens dans leur système judiciaire
. Le lendemain de
l’appel au blocage, le 20 mai, le Premier ministre Pashinyan a indiqué
qu’une procédure de
vetting (de vérification)
devrait obligatoirement s’appliquer aux juges, l’un des éléments
de cette procédure à prendre compte étant les décisions qui auraient
constitué des violations flagrantes des droits de l’homme reconnues comme
telles par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette procédure
devait faire partie d’un train plus large de réformes de l’appareil
judiciaire et de la Cour constitutionnelle, incluant une modification
du code judiciaire, de différents textes législatifs, ainsi qu’une
révision de la Constitution. Le Conseil de l’Europe a joué une part
active dans cette réforme, après que, les 30 et 31 mai 2019, une
délégation de haut niveau s’est rendue à Erevan. Dans leur avis
conjoint rendu le 14 octobre 2019 à la demande des autorités arméniennes, la
Commission de Venise et la Direction des droits de l’homme de la
Direction générale des droits de l’homme et de l’État de droit du
Conseil de l’Europe ont globalement salué ce train de réformes.
Ils ont indiqué que «le Gouvernement arménien a préparé la réforme
de façon responsable et réfléchie et a démontré son ouverture au
dialogue avec l’ensemble des interlocuteurs, à l’intérieur comme
à l’extérieur du pays. La grande majorité des propositions figurant
dans la série de réformes sont conformes aux normes européennes
et contribuent à lutter contre la corruption sans pour autant porter
atteinte à l’indépendance de la justice
.» En lieu
et place de la procédure de
vetting,
était notamment prévu un net renforcement de la procédure de vérification
des déclarations financières des juges, de leur responsabilité disciplinaire
et de leurs évaluations périodiques. Si la situation a semblé s’apaiser
après la démission du Président du CSM, M. Gagik Haruntyunyan, le
24 mai 2019, elle est redevenue conflictuelle après l’audition du
nouveau Président du CSM, M. Ruben Vardazaryan, en mars 2021 par
l’Assemblée nationale, pendant laquelle il a été critiqué par la
majorité pour s’ingérer dans le fonctionnement des tribunaux. Était
notamment en cause une déclaration publique qu’il avait faite le 15 novembre
2020, soit cinq jours après la fin du conflit avec l’Azerbaïdjan
et l’attaque de l’Assemblée nationale et de bâtiments gouvernementaux.
Dans cette déclaration, il appelait les juges arméniens à prouver qu’ils
étaient «d’honnêtes professionnels» et non des «juges qui gémissent
sous les murs». Il faisait ainsi directement référence à une expression
employée par le Premier ministre Pashinyan en 2019, lorsque ce dernier
avait dénoncé les liens existants entre une partie de la magistrature
et l’ancien régime
. Cette déclaration
a été interprétée comme une prise de position politique par la majorité
d’alors et un appel aux magistrats à s’opposer au gouvernement.
L’audition de M. Vardazaryan est en outre intervenue dans un contexte
où les juges avaient annulé de nombreuses mises en détention préventive
de manifestants protestant contre la signature de la Déclaration
Trilatérale, responsables politiques de l’opposition compris, et
où M. Artur Vanetsyan, ancien chef du Service de la sécurité nationale
et président de la formation politique Patrie, qui avait été incarcéré
dans le cadre d’une enquête sur une tentative d’assassinat du Premier
ministre Pashinyan, avait également vu sa détention annulée
. Le déroulement
de ces faits et l’importance du contexte d’alors nous ont été confirmés
pendant notre mission à Erevan. Le 15 avril 2021, M. Vardazaryan
a été suspendu de ses fonctions par le CSM, au motif que le bureau
du Procureur général avait confirmé que des poursuites pénales étaient
engagées contre lui en lien avec les critiques émises par les parlementaires
lors de son audition. Par ailleurs, l’Assemblée nationale a voté
en février 2021 une série d’amendements au code judiciaire et autres
textes législatifs, accroissant les pouvoirs du CSM, notamment pour
remplacer des juges présidant les débats publics d’une affaire,
augmentant le nombre de juges en première instance et en appel et
créant des juges de la détention préventive. Ces amendements ont
fait l’objet de vifs débats à l’Assemblée nationale, certains élus
de l’opposition considérant qu’ils affaiblissaient l’indépendance
des juges en permettant au CSM un contrôle plus strict sur les juges
d’instance et mettant en cause le processus de nomination des nouveaux juges
recrutés. Le 24 février, le Président Armen Sarkissian a refusé
de signer les amendements et les a déférés à la Cour constitutionnelle
. L’indépendance du
pouvoir judiciaire demeure, on le voit, un fort enjeu politique.
101. Pour autant, plusieurs mesures ont été prises, depuis plusieurs
années, pour favoriser l’indépendance des juges et ainsi renforcer
la confiance de la population arménienne dans le pouvoir judiciaire.
102. Plusieurs éléments distincts ont été portés à notre attention
pendant notre mission à Erevan. Ainsi, la question de la rémunération
des juges a été partiellement prise en compte par les autorités.
En 2018, les indemnités qu’ils percevaient ont été augmentées de
30 %, ce qui correspond à une hausse substantielle dont la distribution
dépend apparemment des cours elles-mêmes qui peuvent être contraintes
sur le plan budgétaire. De même, il nous a été indiqué que les juges
appelés à siéger dans de nouvelles cours «anti-corruption», qui
devraient être fonctionnelles à partir de 2023, bénéficieront d’une
rémunération plus élevée que les juges ordinaires. Au-delà de la
question financière, il a été souligné que le comportement des juges commençait
à changer dans certains contentieux. Dans le domaine de la détention
préventive, le taux de rejet des demandes présentées par le Parquet
était, paraît-il très faible, de l’ordre de 0,2%. Il serait aujourd’hui, selon
le CSM, d’environ 40 %, ce qui attesterait d’une réelle prise d’indépendance
des juges du siège à l’égard des procureurs. Cette tendance ne devrait
qu’aller en s’amplifiant dans la mesure où les autorités ont mis
en place des juges spécialisés en matière de détention préventive.
103. De manière plus systémique et structurelle, il est important
de noter que le CSM, l’organe autonome de la magistrature, est considéré
comme une instance dotée de pouvoirs étendus qu’elle exerce de manière particulièrement
indépendante. Sa composition, telle qu’elle résulte des amendements
de 2015 à la Constitution et du code judiciaire de 2018 modifié,
est paritaire: le CSM compte dix membres, cinq étant des juges élus
par leurs pairs et cinq «universitaires spécialistes du droit et
autres juristes réputés» élus par l’Assemblée nationale à la majorité
qualifiée des 3/5èmes des votes. Ces cinq membres non-juges sont
en outre proposés par le Barreau, les institutions de l’Enseignement
Supérieur et des ONG. Les dix membres du CSM sont nommés pour un
mandat unique de cinq années, son président étant élu en son sein
pour un mandat non reconductible d’une année, ce qui permet une
présidente tournante. Cette composition a été saluée par la Commission
de Venise dans ses avis de 2016 sur le projet d’amendements à la
Constitution et de 2017 sur le projet de code judiciaire. Elle avait
ainsi indiqué que la «parité des juges et des membres extérieurs
à la justice garantit l’inclusion de la société, ce qui devrait
prévenir la politisation du Conseil supérieur de la justice et le
corporatisme en son sein», noté que cette composition était «assez
équilibrée» et souligné que la méthode d’élection du président «donne
au CSM une légitimité démocratique aux yeux du public»
. Les compétences
du CSM englobent à la fois le déroulement de la carrière des juges,
depuis la nomination jusqu’à la fin de fonction en passant par la
promotion et les éventuelles procédures disciplinaires, et les fonctions
dites de «support», c’est-à-dire relatives au budget des tribunaux,
aux achats, à l'entretien des bâtiments des tribunaux, à la gestion
du personnel non judiciaire, tel que les huissiers et les secrétaires,
à l'organisation des services informatiques et aux publications.
L’exercice de cette fonction de support peut amener le CSM à connaître
de questions qui sont directement en lien avec l’indépendance de
la justice. Pendant notre mission à Erevan, il a été porté à notre
attention que depuis le mois de juillet 2021, le système électronique
de répartition aléatoire des affaires utilisé par les tribunaux
n’était plus en place, celui-ci ayant été saisi pour vérification
de son intégrité dans le cadre d’une enquête criminelle. La conséquence
en a été un retour à un système de répartition manuelle effectuée
par les présidents de cour, avec les risques d’influence que cela implique.
Le Défenseur des droits a pris position sur ce sujet, en rappelant
notamment la nécessité de fixer des critères objectifs pour cette
répartition manuelle, pendant le temps qu’elle durera. Cette question
est actuellement traitée par le CSM, dans le cadre de ses attributions
de support.
104. Les compétences du CSM ont été précisées en 2018 et 2020,
dans un sens plutôt positif, ainsi qu’en 2021. Il demeure cependant
un certain nombre de points d’achoppement tant pour le GRECO que
pour la Commission de Venise.
105. En premier lieu, si la Commission de Venise considère, en
matière disciplinaire, que la procédure existante est globalement
conforme à la Recommandation du Comité des Ministres CM/Rec(2010)12 (paragraphe
9) sur les juges: indépendance, efficacité et responsabilités, selon
laquelle une procédure disciplinaire «devrait être conduite par
une autorité indépendante ou un tribunal avec toutes les garanties
d’un procès équitable», elle estime «nécessaire» de mettre au point
un mécanisme de recours en appel contre les décisions du CSM
. Elle ne se satisfait
pas de la faculté de ce dernier de reconsidérer une décision de révocation
en cas de faits nouveaux qui a été introduite en 2020. Dans son
rapport intérimaire de conformité de 2021, le GRECO rappelle qu’il
partage la même position. Il l’énonce clairement dans le point ii
de sa recommandation viii
et conclut dans sa
recommandation vii que les mécanismes d’appel appropriés ont été mis
en place pour contester les décisions du CSM relatives au recrutement
et à la promotion des juges mais pas celles ordonnant une révocation
. Nous avons évoqué cette question avec les
autorités arméniennes qui ont semblé ouvertes à une évolution en
la matière.
106. En revanche, elles ont été plus fermes quant à la suppression
de la possibilité, pour le ministre de la Justice, d’initier des
procédures disciplinaires, suppression demandée par le GRECO dans
le point i de sa recommandation viii. À l’heure actuelle, trois
autorités peuvent initier des poursuites disciplinaires à l’encontre d’un
juge: le ministre de la Justice, la commission d’éthique et de discipline
qui relève de l’Assemblée des juges et la Commission de prévention
de la corruption (CPC) en cas d’irrégularité des déclarations financières
d’un juge. La décision finale appartient au CSM. Les autorités arméniennes
nous ont rappelé que le ministre de la Justice n’est pas juge et
partie en la matière, mais seulement l’initiateur des procédures.
Le fait que 90 % des demandes de sanctions disciplinaires qu’il
adresse au CSM sont rejetés en attesterait. Elles ont par ailleurs indiqué
que la CPC ne dispose que d’un pouvoir d’initiation de la procédure
restreint, puisqu’il ne concerne que les déclarations financières
des juges. Elles ont également mis en avant le fait que le nombre
de procédures ouvertes tant par la CPC que par la commission d’éthique
et de discipline était très faible et qu’il n’était donc pas envisageable
de laisser à ces deux organes seulement l’initiative des procédures
disciplinaires. Elles ont également rappelé que la Commission de
Venise, dans son avis d’octobre 2017, n’avait pas vu de difficulté
à confier l’engagement de poursuites disciplinaires au ministre
de la Justice, à la différence du GRECO. Enfin, elles ont nous fait
comprendre qu’elles avaient renoncé à l’idée de soumettre les juges
à une procédure de vetting à
la suite d’un dialogue avec leurs partenaires internationaux, ce
qui ne signifiait pas limiter les possibilités de lutte contre la
corruption des juges, qui passent aussi par les sanctions disciplinaires.
Si la Commission de Venise a quelque peu modifié sa position dans
son avis de 2019 par rapport à celui d’octobre 2017, puisqu’elle
considère désormais que la nouvelle composition de la commission
d’éthique et de discipline de l’Assemblée des juges induite par
la réforme du Code judiciaire de 2020 devrait permettre, à terme,
de se passer du pouvoir d’engagement des procédures disciplinaires
du ministre de la Justice, la position des autorités arméniennes
nous a paru non dénuée de cohérence.
107. Concernant sa recommandation ix visant à instaurer des règles
et des mécanismes efficaces pour déceler les ingérences abusives
dans l’administration de la justice par des juges et sanctionner
ceux d’entre eux qui pratiquent ou sollicitent de telles ingérences,
le GRECO s’est félicité de l’adoption de mesures préventives (sous
forme d’activités de sensibilisation), mais a invité les autorités
à aller plus loin en matière de sanctions. Il a notamment fait référence
à l’habitude des juridictions inférieures consistant à consulter
leurs homologues des juridictions supérieures, de crainte de voir
leur jugement réformé et de faire l’objet d’une action disciplinaire
pour avoir rendu une «décision illicite» et estimé qu’en la matière,
les autorités arméniennes n’étaient pas en état de fournir des résultats
tangibles. En effet, selon ces dernières, dans seulement deux affaires,
des juges se sont adressés au CSM pour signaler les ingérences dans
leurs activités.
108. Enfin, le GRECO a noté des progrès dans la mise en œuvre de
sa recommandation xi, aux termes de laquelle il avait appelé les
autorités arméniennes à mener une politique volontariste pour empêcher
des influences inappropriées sur les juges, les conflits d’intérêts
et la corruption au sein de l’appareil judiciaire. Il avait considéré
en 2019 que le volet i) de la recommandation consistant en la mise
en place d’une formation permanente et obligatoire des juges couvrant
ces domaines avait été traitée. En 2021, il a salué un début de mise
en œuvre du volet ii) portant sur la mise en place des services
de conseil confidentiels au sein du corps judiciaire de manière
à sensibiliser les juges et les conseiller dans les domaines du
volet i). Il a en effet noté que la commission d’éthique et de déontologie,
qui est un organe disciplinaire, n’est désormais plus habilitée à
émettre des interprétations consultatives des règles de conduite
judiciaire à la demande d’un juge, respectant ainsi une norme du
GRECO. Il était cependant dans l’attente de l’établissement d’un
organe neutre chargé de dispenser des conseils aux juges à titre
confidentiel.
109. Notre évaluation dans le domaine judiciaire est que de nombreuses
réformes ont déjà été conduites ou engagées. Elles mettront quelque
temps avant de donner des résultats d’une certaine ampleur, mais
les fondations d’un appareil judiciaire plus indépendant sont en
train d’être posées. Les mesures prises pour renforcer la transparence
et l’indépendance des processus de recrutement et d’avancement des
juges ont été jugées satisfaisantes tant par le GRECO que la Commission
de Venise. La question de la procédure disciplinaire reste encore
en débat, car elle est perçue par les autorités arméniennes comme
un levier fondamental pour garantir un comportement plus vertueux
des juges en place. Celle de la qualité de la justice également.
Certains de nos interlocuteurs ont soulevé la longueur des délais
de jugement en première instance qui serait due à un nombre insuffisant
de juges. Or, une justice efficace est certainement à même de redorer
le blason des magistrats auprès de la population. Les réformes doivent
donc être poursuivies dans un contexte que nous espérons plus assaini
que celui qui a prévalu entre la fin du conflit du Haut-Karabakh
en novembre 2020 et le mois de mars 2021. Les prises de position
politique ne sauraient avoir leur place dans un appareil judiciaire
indépendant. De même, le respect dû à la fonction de magistrat par
les politiques et les pouvoirs exécutif et législatif fait partie
intégrante de l’état de droit. En outre, nous ne doutons qu’il faciliterait grandement
la poursuite des réformes de l’appareil judiciaire. Nous espérons
à cet égard que l’apaisement des tensions entre d’une part le gouvernement
et l’Assemblée nationale et, d’autre part, le CSM et les juges,
que nos interlocuteurs nous ont dit avoir observé depuis le mois
de mars 2021, se poursuive.
5.2.2. La Cour constitutionnelle
110. Le conflit qui a opposé à partir
de la mi-2019 et jusqu’à la mi-juin 2020, la majorité à une partie
des membres de la Cour constitutionnelle en est une autre illustration.
La raison du conflit provient du fait que la majorité issue de la
«révolution de velours» a perçu la Cour constitutionnelle comme
un outil aux mains de l’ancienne majorité, verrouillée dans sa composition,
et destinée à entraver le programme de réformes établi par un gouvernement
bénéficiant d’une forte légitimité démocratique. En retour, celle-ci
a dénoncé les pressions et attaques qui l’ont visée et critiqué
la volonté de la majorité de mettre un terme à son indépendance.
111. Sur le plan juridique, le débat a principalement porté sur
trois questions.
112. La première concernait la différence de statut entre les juges
composant la Cour, notamment en termes de durée de mandat. La Constitution
arménienne adoptée en 1995 a fait l’objet de révisions en 2005 et
2015 qui, toutes deux, ont modifié les règles en matière de nomination
des membres de la Cour constitutionnelle. Les dispositions de 1995
établissaient une Cour composée de neuf membres, nommés par l’Assemblée nationale
et le Président de la République, dont le mandat courait jusqu’à
l’âge de leur retraite, soit 70 ans. Les amendements de 2005 ont
légèrement modifié la manière dont les membres étaient nommés et
ont raccourci leur mandat en fixant un nouvel âge de départ à la
retraite de 65 ans. Enfin, les amendements de 2015, tirant les conséquences
du passage d’un régime présidentiel à un régime parlementaire, ont
confié à l’Assemblée nationale le pouvoir de nomination des membres
de la Cour par un vote à la majorité des trois cinquièmes des voix.
Trois d’entre eux sont désormais élus sur recommandation du Président
de la République, trois sur recommandation du gouvernement et trois
sur recommandation de l’Assemblée générale des juges. Le mandat
de ces membres est désormais limité à 12 ans et une même personne
ne peut être élue qu’une fois à un siège de juge constitutionnel.
Les amendements de 2005 et 2015 n’ont pas eu d’effet rétroactif
et les dispositions transitoires de la révision de 2015 ont prévu
que les membres de la Cour constitutionnelle nommés avant l’entrée
en vigueur des nouvelles règles de 2015 étaient maintenus dans leurs
fonctions jusqu’à expiration de leur mandat. Les amendements de
2015 sont entrés en vigueur le 9 avril 2018, date de la prise de
fonction du nouveau Président de la République. Pratiquement, l’application
de ces règles transitoires a eu pour effet qu’à la mi-2019, la Cour
constitutionnelle comptait deux membres nommés selon la procédure
mise en place en 2015, avec un mandat de 12 ans non renouvelable,
tandis que les sept autres membres, nommés par les majorités antérieures,
étaient régis soit par les dispositions de 1995 (départ à l’âge
de la retraite fixé à 70 ans) qui s’appliquaient à deux d’entre
eux, soit par celles de 2005 (départ à l’âge de la retraite fixé
à 65 ans) qui concernaient cinq d’entre eux. Dans les faits, deux
juges occupaient leur siège depuis plus de 12 ans et l’un d’entre
eux en était à son second mandat sans avoir atteint la limite de
12 ans. Comme le faisait remarquer le gouvernement, alors que la
révision constitutionnelle de 2015 était entrée en vigueur en 2018,
sa pleine application ne serait, du fait de ces différents âges
de départ à la retraite, «atteinte que dans très longtemps, puisque
le président en fonction atteindrait l’âge de la retraite en 2035,
et un autre membre en 2037, soit plus de 20 ans après l’adoption
de la révision
.»
113. La deuxième question concernait le statut du président de
la Cour constitutionnelle. La révision de 2005 disposait que l’Assemblée
nationale choisisse le président de la Cour parmi les membres de
la Cour sur recommandation du président de l’Assemblée. La révision
de 2015 prévoyait que le président de la Cour serait élu non plus
par l’Assemblée nationale, mais par les membres de la Cour pour
un mandat de six ans sans possibilité d’être réélu. Comme pour les
autres membres, cependant, tout président élu avant l’entrée en vigueur
des amendements constitutionnels de 2015, restait régi par les dispositions
antérieures, y compris pour la durée de son mandat. Or, l’ancien
président de la Cour constitutionnelle, M. Gagik Harutyunyan
,
avait démissionné le 5 mars 2018, permettant à l’Assemblée nationale
d’élire le 21 mars, soit à peine trois semaines avant l’entrée en
vigueur des dispositions de 2015, un nouveau président en la personne
de M. Hrayr Tovmasyan, dont le mandat courait jusqu’à l’âge de la
retraite de 65 ans, selon la procédure de 2005. Dans la pratique,
son mandat de président devait s’achever seize plus tard, et ne
pas être limité aux six ans prévus par les dispositions de 2015.
La nouvelle majorité élue après la «révolution de velours» a interprété
cette nomination comme un détournement de procédure destiné à éviter
l’application des amendements de 2015 et ce d’autant plus que M. Tovmasyan
était une figure connue du parti républicain autrefois au pouvoir,
ancien ministre de la Justice, député depuis 2017, et qu’il avait
largement inspiré la révision constitutionnelle de 2015.
114. La troisième question a revêtu des formes différentes, mais
portait, pour le gouvernement, sur les moyens d’éviter que la Cour
constitutionnelle n’exerce un contrôle a priori sur une éventuelle
révision initiée par la majorité visant à instaurer un statut unique
pour l’ensemble des juges constitutionnels. La Cour considérait
qu’elle tenait de la Constitution ce pouvoir de contrôle a priori
sur le contenu de toute révision constitutionnelle, tandis que le
gouvernement estimait que ce contrôle, selon la Constitution, ne
s’exerçait que sur quatre articles de la loi fondamentale dits «immuables»,
en l’espèce les articles 1 à 3 et 203.
115. Dans un premier temps, l’Assemblée nationale a voté, en octobre
2019, la révocation de M. Tovmasyan, vote censuré par la Cour constitutionnelle
qui a considéré que l’Assemblée ne disposait pas de cette prérogative.
Les autorités arméniennes ont alors saisi la Commission de Venise
et deux directions du Conseil de l’Europe d’une demande d’avis conjoint
sur un projet de texte permettant, sur la base du volontariat, aux membres
de la Cour constitutionnelle nommés antérieurement à l’entrée en
vigueur des amendements constitutionnels de 2015 de démissionner
avant la fin de leur mandat en bénéficiant de plusieurs avantages. Cette
proposition était présentée comme une porte de «sortie honorable»
pour ceux des juges que les autorités associaient à «l’ancien régime».
La Commission de Venise a fait droit à l’argument du gouvernement
selon lequel tous les juges de la Cour constitutionnelle devraient
avoir le même statut, qu’ils aient été nommés avant ou après la
révision constitutionnelle de 2015. Elle a, cependant, rappelé que
tout mécanisme de départ anticipé se devait d’être volontaire et
ne pas se traduire par un nombre de départs massifs de juges de
nature à entraver le bon fonctionnement de la juridiction
. L’imposition
d’un tel mécanisme porterait en effet atteinte au principe d’inamovibilité
des juges, qui est une garantie de l’indépendance de la justice
face au pouvoir politique. Les autorités arméniennes ont suivi cet
avis et l’Assemblée nationale a adopté une loi permettant aux membres
de la Cour constitutionnelle qui le souhaitaient de prendre leur
retraite anticipée tout en bénéficiant d’une compensation financière
mensuelle équivalente au salaire qu’ils auraient perçu en tant que
juges constitutionnels et ce, jusqu’à l’âge prévu de leur retraite
(65 ou 70 ans). Cette possibilité était ouverte jusqu’au 31 janvier
2020. Aucun des membres nommés avant le 9 avril 2018 n’a souhaité
bénéficier de ce dispositif et la composition de la Cour est restée
inchangée. Parallèlement, les rapports entre le président de la
Cour et la majorité se sont nettement tendus
. En février 2020,
l’Assemblée nationale a amendé les dispositions transitoires relatives
au mandat des juges constitutionnels de telle sorte que le président
de la Cour et les sept juges nommés avant l’entrée en vigueur des
amendements de 2015 devaient quitter leurs fonctions. Elle a également
soumis l’adoption finale de cette modification à référendum, ce
dernier échappant au contrôle de constitutionnalité exercé par la
Cour. Par décret présidentiel, la tenue du référendum était prévue
le 5 avril. Son organisation a cependant été reportée du fait de
la déclaration de l’état d’urgence, dans le sillage de la pandémie
de covid-19. Les autorités ont alors demandé un second avis à la
Commission de Venise sur les moyens de mettre en œuvre le modèle
de Cour constitutionnelle tel qu’il était prévu par les amendements
de 2015. Les autorités arméniennes ont également interrogé la Commission
de Venise sur l’étendue du contrôle exercé par la Cour en matière
de révision constitutionnelle et sur la faculté de l’Assemblée nationale
d’annuler la tenue du référendum prévu. La Commission de Venise
a rappelé la position de principe qu’elle avait adopté en 2019 sur
l’inamovibilité des juges, ainsi que le caractère légitime du désir
des autorités arméniennes de faire en sorte que la composition de
la Cour constitutionnelle se conforme, dans un délai raisonnable,
aux dispositions de la Constitution amendée en 2015. Elle a alors
prôné une recomposition graduelle de la Cour afin d’éviter «un changement
brutal et immédiat qui menacerait l’indépendance de l’institution».
Concernant le président de la Cour, elle a plaidé pour une période
transitoire «plutôt que de mettre fin au mandat du président actuel».
Quant aux questions de procédure, elle a considéré d’une part que
la Cour ne disposait pas d’une compétence générale de contrôle de
constitutionnalité a priori des révisions constitutionnelles au-delà
des articles dits «immuables», et, d’autre part, que l’Assemblée
nationale disposait de la faculté d’annuler la tenue d’un référendum.
Les autorités arméniennes n’ont qu’imparfaitement suivi cet avis.
Le 22 juin 2020, l’Assemblée nationale a annulé la tenue du référendum
et modifié les dispositions transitoires de 2015 permettant de mettre
un terme aux mandats de trois membres de la Cour ayant déjà siégé
12 ans, ainsi que de mettre fin au mandat du président de la Cour,
son titulaire, M. Tovmasyan, demeurant cependant juge. Le statut
de la Cour prévu par les amendements de 2015 a donc été appliqué
à l’ensemble de ses membres, sans période transitoire. En septembre
2020, l’Assemblée a voté à la majorité des 3/5èmes la nomination
de trois nouveaux membres, mettant un point final au conflit ouvert
en 2019.
116. Nous avons bien noté que les autorités arméniennes ont essayé,
dans un premier temps, de trouver une solution honorable à la crise
qui respecte intégralement le principe d’inamovibilité des juges
et l’indépendance de la justice. Nous considérons également, comme
les autorités arméniennes et la Commission de Venise, qu’il n’était
pas normal que les dispositions transitoires des révisions constitutionnelles
aient de facto fait obstacle
à l’application des amendements de 2015. Nous sommes aussi conscients
de ce que les autorités arméniennes ont dialogué avec le Conseil
de l’Europe, notamment en saisissant la Commission de Venise à deux
reprises. Nous regrettons cependant qu’elles n’aient pas suivi les
préconisations de cette dernière, ce qui aurait rendu possible un
changement graduel des membres de la Cour régis par les dispositions
antérieures aux amendements de 2015, sans porter atteinte au principe
d’inamovibilité, qui est une garantie de l’indépendance de la justice.
Il ne nous a cependant pas échappé que la Cour, après que trois
de ses juges ont été remplacés, a rendu une décision présentée par
la majorité comme une preuve solide de son indépendance. Le 26 mars
2021, la Cour constitutionnelle a déclaré que l’article 300.1 du
code pénal arménien, qui régit le crime de «renversement de l’ordre
constitutionnel» et qui avait constitué la base juridique des poursuites
intentées à l’encontre de l’ancien Président Robert Kotcharian pour
son rôle dans les évènements du 1er mars 2008, était inconstitutionnel.
Or, cette affaire tenait les autorités arméniennes particulièrement
à cœur. Pour mémoire, le Premier ministre Pashinyan avait appelé
au blocage des tribunaux après qu’un juge d’instance avait accordé
à l’ancien Président Kotcharian la levée de sa détention préventive sous
caution en mai 2019. De même, la décision rendue en septembre 2019
par la Cour constitutionnelle, dans son ancienne composition, déclarant
illégale la détention préventive dont l’ex-président avait fait
l’objet, avait contribué à accroître les tensions entre la Cour
et les autorités arméniennes. La Cour, dans sa nouvelle composition,
n’a donc pas hésité à se placer sur le terrain du droit, sans prendre
en compte les possibles récriminations des autorités arméniennes,
ce qui est, effectivement, la démonstration qu’elle n’a pas perdu
son indépendance. Pour autant, nous espérons que le départ non volontaire
de trois de ses membres ne constitue pas un précédent appelé à se
répéter au sein du pouvoir judiciaire.
6. La situation des médias
117. Selon le Classement mondial
de la liberté de la presse 2021 établi par Reporters Sans Frontières
(RSF), l’Arménie occupe la 63ème place sur 180. La presse y est
décrite comme «diverse» mais non encore indépendante. Dans son rapport
Freedom in the World 2021, Freedom House considère que les médias indépendants
et d'investigation opèrent relativement librement en Arménie et
publient généralement en ligne. De petits médias indépendants ont
assuré une couverture solide des manifestations pendant la «révolution
de velours» en 2018, remettant en cause les récits des radiodiffuseurs
d'État et d'autres médias de l'establishment. En comparaison, la
plupart des médias imprimés et audiovisuels sont affiliés à des
intérêts politiques ou commerciaux plus importants. En ce qui concerne
la liberté d’Internet, l’Arménie est considérée comme un pays «libre»
par Freedom House.
118. De manière générale, tant les ONG internationales que les
experts locaux estiment que la diversité du paysage médiatique s’est
épanouie depuis la «révolution de velours». Ainsi, en 2019, l’Arménie
a fait un bond de 19 places dans le classement de RSF en passant
de la 80ème à la 61ème place. Le souci des autorités de l’époque
de ne pas restreindre de manière disproportionnée la liberté d’expression,
y compris pour combattre les discours de haine, avait été clairement
exprimé par les interlocuteurs rencontrés par nos prédécesseurs lors
de leur visite à Erevan en 2019
. Dans son rapport
«Freedom and Media 2019: A Downward Spiral», Freedom House estimait
que les autorités arméniennes d’alors étaient plus enclines à accepter
les critiques d’une presse libre que les précédentes
.
En dépit de ces progrès réels, la scène médiatique arménienne demeure
très polarisée. Comme l’indiquent tant RSF que Freedom House, cette
polarisation tient beaucoup au fait que la ligne éditoriale des
principales chaînes de télévision ou de titres de la presse écrite
coïncident avec les intérêts de leurs propriétaires. Cette polarisation
se traduit notamment par le fait qu’une grande partie de la presse
arménienne demeure contrôlée par des personnes fidèles aux autorités
qui occupaient le pouvoir avant «la révolution de velours», tandis
qu’une minorité des médias est «farouchement fidèle [au Premier ministre]
Pashinyan», avec un nombre limité de titres sans forte inclination
partisane
.
119. En 2020, l’Arménie a été confrontée à des évènements qui ont
conduit les autorités à sévèrement restreindre l’indépendance des
journalistes et la liberté d’expression, certes de manière temporaire.
Ainsi, le 16 mars 2020, le gouvernement a adopté un décret visant
à éviter la diffusion de fausses informations et de publications
de nature à causer la panique dans le contexte de la pandémie de
coronavirus. Ce décret a suscité de vives critiques de la part des
représentants des médias et a été retiré. À la place, un paquet
d’amendements modifiant le code pénal et le code administratif a
été examiné par l’Assemblée nationale le 24 mars. Ces textes prévoyaient
que toute organisation exerçant des activités de journalisme ne
pouvait publier d’information relative au coronavirus qu’après que
cette information avait été publiée par des sources officielles,
c’est-à-dire émanant des autorités. Le non-respect de cette obligation
était considéré comme une violation de l’état d’urgence qui avait
été déclaré au début de la pandémie, les contrevenants s’exposant
à des amendes. Les représentants de la presse, ainsi que le Représentant
pour la liberté des médias de l’OSCE, ont critiqué le caractère
disproportionné de cette atteinte à la liberté d’expression et rappelé
le rôle des organes de presse dans la lutte contre la diffusion
de fausses informations. Le 13 avril, les dispositions litigieuses
ont été retirées et aucun média ne s’est vu imposer d’amendes. Tel
n’a pas été le cas, lors du conflit du Haut-Karabakh. Le gouvernement
a pris un décret le 27 septembre déclarant la loi martiale sur le
territoire de la République d’Arménie, complété par des amendements
législatifs qui imposaient aux journalistes de ne diffuser que des informations
officielles en matière d’opérations militaires. Par ailleurs, le
code pénal et le code administratif ont été amendés afin de prévoir
des sanctions en cas de violation des restrictions imposées par
la loi martiale. Était notamment punie d’une amende de 2 000 à 3 000
fois le montant du salaire nominal et d’une peine d’emprisonnement
de deux à trois ans, toute action violant les règles de publication
ou de diffusion d’information pendant la durée de la loi martiale,
cette action étant définie comme «causant un dommage aux droits
ou aux intérêts légitimes d’individus ou d’organisations ou causant
un dommage aux intérêts légitimes du public ou de l’État». La police
était en charge de l’application de cette législation, ce qui l’a
conduit à interdire 401 publications parmi lesquelles 196 provenaient
des médias et à imposer des amendes dans 76 cas. Les représentants
des organes de presse ont jugé les sanctions prévues par ces dispositions
disproportionnées et de nature à mettre financièrement en danger
certains médias. Ils ont également contesté le fait que la police soit
la mieux placée pour déterminer si une publication portait ou non
atteinte aux intérêts de l’État. Le Défenseur des droits de l’Homme
a saisi la Cour constitutionnelle des dispositions de la loi martiale restreignant
la liberté d’expression et obtenu leur suspension le 20 novembre
.
120. Dans ces deux cas, celui de la lutte contre les fausses informations
pouvant créer la panique en pleine pandémie de coronavirus, et celui
de la loi martiale, nous avons noté les mêmes schémas. Les autorités
ont tendance à prendre des mesures drastiques, manifestement excessives
au regard des restrictions qu’elles imposent à la liberté d’expression,
même si le but poursuivi est légitime. Elles sont néanmoins capables d’entendre
les critiques et d’assouplir, dans le cas de la pandémie de coronavirus,
leur réglementation. Enfin, le recours juridictionnel est effectif
et peut permettre d’obtenir gain de cause, même si, dans le cas
de la loi martiale, la décision de la Cour constitutionnelle n’est
intervenue qu’après la signature de la Déclaration Trilatérale qui
a mis fin aux hostilités.
121. On retrouve cette manière de procéder dans la lutte contre
les discours de haine et la désinformation. Ainsi que l’indique
le Comité pour la protection de la liberté d’expression, une ONG
arménienne, «la presse, la télévision et les médias sociaux sont
envahis de discours de haine, de désinformation et de manipulations manifestes,
en particulier dans le contexte de l’après-guerre [avec l’Azerbaïdjan]
».
Ce constat est également partagé par le Défenseur des droits de
l’Homme qui a déclaré en 2020 que la hausse des discours de haine
avait atteint des proportions «alarmantes» en Arménie
. Les autorités sont
intervenues à deux reprises en la matière. Une proposition de loi
a été déposée en septembre 2020 prévoyant de multiplier par cinq
le montant maximal des amendes punissant les «insultes» et la diffamation.
La loi adoptée en mars 2021 n’a finalement que «triplé» ces montants
pour les porter respectivement à 3 et 6 millions de drams, soit
environ 5 150 € et 10 300 €, sans doute à cause des réactions que
la proposition initiale avait suscitée. Cette loi semble néanmoins
avoir été votée malgré les réserves du ministre de la Justice et
des droits de l’homme, ainsi que celles du Défenseur des droits
de l’Homme et des représentants de la société civile. Elle a notamment
été critiquée pour ses effets potentiels en matière d’autocensure
des médias et pour l’encouragement qu’elle donnerait implicitement
aux personnalités refusant la critique et usant de cette menace
financière pour dissuader toute mise en cause. En l’espèce, la question
du bon équilibre à trouver entre d’une part la liberté d’expression
garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits
de l’homme et, d’autre part, la dignité de la personne, qui fait
partie du droit à la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention,
se pose. Par ailleurs un amendement au code pénal a été adopté en
juillet 2021 visant principalement les réseaux sociaux. Il criminalise
les insultes «graves» de manière générale et prévoit des amendes
allant de 1 à 3 millions de drams (2 575 € à 5 150 €), ainsi qu’une
peine d’emprisonnement maximal de trois mois, lorsqu’elles concernent
des personnes au titre de leurs activités publiques (agents publics,
politiques, militants et autres personnes publiques). Ces changements
sont intervenus dans un pays où la diffamation a été décriminalisée en
2010, mais où les poursuites intentées contre les journalistes fondées
sur l’insulte ou la calomnie demeurent. Le Comité pour la protection
de la liberté d’expression en a recensé 89 en 2019 et 61 en 2020. Tant
la loi de mars 2021 que l’amendement de juillet 2021 ont été soumis
par le Président de la République à la Cour constitutionnelle. Au
début du mois d’octobre 2021, la Cour a considéré que les dispositions concernées
de la loi de mars 2021 n’étaient pas contraires à la Constitution.
La constitutionnalité de l’amendement au code pénal est actuellement
examinée par la Cour constitutionnelle.
122. Nous avons discuté de ces deux séries d’amendements avec des
représentants de la société civile, mais également avec les autorités.
Ces dernières considèrent que ces modifications législatives étaient nécessaires,
compte tenu du niveau des discours de haine dans les médias et sur
les réseaux sociaux, et proportionnées. En outre, l’amendement de
juillet 2021 ne constituerait qu’une mesure temporaire, dont la validité
courrait jusqu’en juillet 2023, date à laquelle la question de reconduire
ce dispositif serait tranchée en fonction de l’évolution de la situation.
À cet égard, il nous a été indiqué que les mesures votées avaient
eu un réel impact sur les réseaux sociaux et contribué à réduire
le nombre de discours de haine. À l’inverse, les représentants de
la société civile ont estimé que ces mesures risquaient de provoquer
une forme d’auto-censure des médias et représentaient une menace
financière réelle, en ce qui concerne les amendements de mars 2021,
pour les contrevenants. L’un de nos interlocuteurs nous a présenté
une opinion mesurée. Il a estimé que l’amendement de juillet 2021
proposait une définition solide de la nouvelle incrimination, que
le champ de la mesure était restreint et son objet proportionné
au but recherché. Il craignait en revanche que la mise en application
des amendements de mars 2021 ne laisse une marge d’appréciation
trop grande aux procureurs, certains pouvant avoir tendance à interpréter
largement les notions d’insulte et de diffamation, ce qui serait
préjudiciable pour les individus autant que pour les médias. Le
suivi de leur mise en œuvre est donc d’importance. En ce qui concerne
l’amendement de juillet 2021, il nous a été indiqué que dix poursuites
avaient été engagées sur la base de cette nouvelle incrimination
et qu’aucune, pour l’heure, n’avait ciblé des médias ou des journalistes.
Là encore, il importera de suivre l’application de ce nouveau dispositif.
123. De manière générale, les représentants de la société civile
ont regretté que les autorités ne partagent pas leur vision d’une
réforme globale avec elles et qu’elles soient moins consultées qu’à
l’issue de «la révolution de velours». Ils ont également indiqué
que le journalisme d’investigation contribuait à la lutte contre la
corruption et, à ce titre, qu’il ne devait pas être exposé à des
critiques ou des risques financiers disproportionnés dans le cadre
ses activités.
124. Si le défi de la lutte contre les discours de haine et la
désinformation est réel en Arménie, nous pensons qu’il existe d’autres
outils que la sanction à but préventif. Ainsi, la question de la
formation des journalistes est importante et mériterait d’être abordée
par les autorités arméniennes, ainsi que la précarité de leur statut.
Le renforcement des mécanismes d’auto-régulation également. Si la
loi sur les mass médias de 2003 comporte des dispositions en la
matière, l’auto-régulation n’est pas considérée comme efficace en
Arménie. Enfin, la polarisation de la scène médiatique est en partie
responsable du degré élevé des discours de haine et de désinformation.
À cet égard, on pourrait attendre d’un accroissement de la transparence
dans le domaine de la propriété des médias un effet dissuasif en
matière de discours de haine ou de désinformation. Les autorités arméniennes
développent depuis 2018 une approche dite de «propriétaire véritable»
(beneficial ownership), qui
vise, à travers l’établissement d’un registre unique, à identifier
le ou les personnes physiques détenant réellement la propriété d’une
entreprise. Ce registre est censé inclure les entreprises de presse.
125. De manière générale, la réforme du cadre législatif des médias,
qui est nécessaire, est en cours en Arménie. Le 16 juillet 2020,
l’Assemblée nationale a adopté la loi sur les médias audiovisuels,
qui remplace la loi sur la télévision et la radio dont les dispositions
étaient largement dépassées. Elle a fait l’objet d’une analyse assez
critique de la part de l’OSCE
.
En outre, le Comité pour la protection de la liberté d’expression
a regretté que tant la loi que les procédures d’appels d’offre pour
l’attribution des licences de diffusion télévisuelle mises en place
par la loi du 16 juillet n’aient pas réellement permis de réduire
les discours de haine, les manipulations, les insultes et les cas
de diffamation ou les partis pris extrêmes qui continuent à être
répandus sur les ondes
. Par ailleurs, les autorités arméniennes
préparent actuellement une réforme d’ampleur de la loi sur les mass
médias de 2003 et ont demandé une assistance au Conseil de l’Europe
en la matière. Nous appelons les autorités arméniennes à adopter
une approche globale de la réforme du secteur des médias et à utiliser
l’ensemble des outils à leur disposition pour lutter contre les
discours de haine, sans privilégier, de manière exclusive, celui
de la sanction administrative ou pénale. Nous les appelons également
à ne pas porter d’atteinte disproportionnée à la liberté d’expression
et à mettre la protection de celle-ci en balance avec la préservation
d’autres libertés ou droits fondamentaux.
7. Conclusions
126. L’Arménie a su sortir par le
haut de la grave crise politique qu’elle a connue suite aux hostilités
dans le cadre du conflit du Haut-Karabakh. Elle a résolu la crise
par la tenue d’élections législatives anticipées en juin 2021, organisées
de manière démocratique malgré un climat politique fortement polarisé.
Il s’agit d’une réalisation importante, d’autant plus remarquable
qu’elle est intervenue dans le contexte de la pandémie de coronavirus
et d’une crise économique généralisée.
127. Des quatre thèmes qui ont fait l’objet de notre rapport, la
réforme électorale est sans doute celui où les résultats obtenus
sont les plus appréciables. Selon les termes de la Commission de
Venise, les réformes ont répondu à la majorité de ses recommandations
et de celles du BIDDH de l’OSCE. Elles ont été préparées de manière
inclusive depuis 2018 et sont entrées en vigueur peu avant les élections.
L’enjeu est désormais que le nouveau cadre législatif soit également
appliqué avec rigueur dans le domaine des financements de campagne
et des partis politiques et que ces réformes produisent des effets
positifs sur la culture des partis en favorisant des affiliations
davantage fondées sur l’idéologie politique que sur des considérations personnelles,
historiques ou opportunistes.
128. La polarisation observée pendant les élections de juin 2021
est malheureusement présente au sein de l’Assemblée nationale. Elle
pourrait compromettre l’enracinement d’une vraie culture parlementaire
où majorité et opposition s’affrontent de manière constructive et
respectueuse sur des orientations politiques clairement identifiées.
À cet égard, si l’ensemble des mécanismes permettant à l’opposition
de jouer son rôle doit évidemment être maintenu, il incombe également
à cette dernière d’apporter de réelles alternatives et de contribuer
à l’apaisement du climat de tension qui prévaut au parlement. Enfin,
la majorité parlementaire disposant d’un nombre élevé de sièges,
il lui appartient d’exercer de manière effective ses fonctions de contrôle
et d’évaluation de l’action gouvernementale.
129. De manière générale, il apparaît clairement que les équilibres
institutionnels sont en train de se construire et que certains contre-pouvoirs,
comme le Défenseur des Droits de l’Homme, sont bien installés. Au sein
de l’Exécutif, le Président de la République n’a pas manqué d’utiliser
l’intégralité des pouvoirs que la Constitution lui confère, même
si cela lui a valu d’essuyer les critiques de l’opposition comme
de la majorité au pouvoir. Nous ne pouvons qu’encourager les autorités
arméniennes à conforter ces équilibres et contre-pouvoirs institutionnels
en espérant que la révision annoncée de la Constitution sera l’occasion
de les renforcer, y compris en garantissant une véritable indépendance
des institutions pertinentes, comme la Commission pour la Prévention
de la Corruption.
130. Les rapports existants entre les autorités et le pouvoir judiciaire
ainsi que la Cour constitutionnelle ont été marqués par de sérieuses
tensions depuis le changement pacifique de majorité en 2018. Nous
avons bien conscience que la confiance de la population arménienne
dans le pouvoir judiciaire est faible depuis plusieurs années. Nous
sommes également conscients des positions politiques publiquement
prises par divers représentants de ce pouvoir judiciaire. Cela confirme
certes que des réformes supplémentaires s’imposent dans le système
judiciaire, mais elles doivent être menées dans un total respect
des normes européennes, énoncées par le GRECO et la Commission de
Venise, et en particulier le principe d’inamovibilité des juges.
Il faut également que ces réformes préservent la dignité de la magistrature
et que leur intégrité ne soit pas collectivement mise en cause.
C’est important parce que les fondements d’une justice plus indépendante
et aux modalités de fonctionnement plus transparentes ont déjà été
posés.
131. Concernant la situation des médias, nous avons conscience
que la société et les autorités arméniennes sont confrontées à un
niveau de désinformation et de discours de haine sans précédent,
surtout depuis le conflit du Haut-Karabakh. Les autorités y ont
réagi par un durcissement de l’encadrement de la liberté d’expression,
une augmentation du montant des amendes en cas d’insultes ou la
requalification des «insultes graves» en infractions pénales en
mars et en juillet dernier, respectivement. Nous souhaitons toutefois rappeler
la position claire de l’Assemblée contre la pénalisation de la diffamation.
Il existe d’autres outils conformes aux normes européennes que les
seules sanctions préventives. Nous invitons les autorités arméniennes
à élaborer une stratégie globale de moyen et long terme où la transparence
de la propriété des médias, leur éventuelle concentration, la précarité
du statut des journalistes et les mécanismes d’auto-régulation seraient
traités, car ces questions sont directement liées à la prolifération
des discours de haine dans le secteur médiatique.
132. Nous continuerons de suivre avec attention les événements
en Arménie, en particulier: les équilibres et contre-pouvoirs institutionnels,
la promotion d’une culture et d’un environnement politiques véritablement démocratiques,
la réforme de la justice et la situation des médias. Nous suivrons
également avec attention la mise en œuvre des programmes de coopération
en lien avec ces thématiques contenus dans le Plan d’Action 2019-2022
du Conseil de l’Europe pour l’Arménie et veillerons à ce qu’elles
soient également prises en compte dans le Plan d’Action 2023-2026.
133. S’agissant du conflit du Haut-Karabakh, notre déplacement
dans la localité frontalière d’Eraskh nous a rappelé, une fois de
plus, que sans un accord de paix global l’insécurité perdure, et
que ce sont les populations civiles qui en paient le prix. Pour
autant, l’Arménie a été capable, dans un contexte difficile, de
continuer à progresser sur le chemin de la démocratie, de l’état
de droit et des droits de l’homme, et cela mérite d’être salué.