1. Introduction
«Les
démocraties ne deviennent pas en un jour des pays nazis. Le mal
progresse sournoisement; une minorité agissante, comme l’on dit,
s’empare des leviers de commande. Une à une, les libertés sont supprimées,
secteur par secteur (…). Il faut intervenir avant qu’il ne soit
trop tard. Il faut qu’il existe une conscience quelque part, qui
sonne l’alerte pour les opinions nationales menacées de cette gangrène progressive,
leur montre le péril (…)»
Pierre-Henri Teitgen
1.1. Procédure
1. La proposition de résolution
intitulée «Enrayer le développement de démocraties malades en Europe», qui
est à l’origine de ce rapport et qui a été également renvoyée pour
avis à la commission des questions juridiques et des droits de l'homme
le 12 avril 2019, fait état d’une hausse des démocraties malades
dans les États membres du Conseil de l'Europe et cite un nombre
de pratiques et tendances négatives qui constituent les particularités
de la «démocratie malade». Le texte appelle à un ensemble de normes
et de critères clairs pour définir le phénomène et, par conséquent,
pour contrer les pratiques susmentionnées.
2. La commission a discuté de cette proposition de résolution
lors de sa réunion du 20 mai 2019, et j'ai été nommée rapporteure
le 25 juin 2019. Le 30 janvier 2020, sur la base d’une note introductive
que j’ai présentée, la commission a tenu une audition avec la participation
de M. Larry Diamond, chercheur principal à la Hoover Institution
et à l’Institut Freeman Spogli pour les études internationales de
l’Université de Stanford, et de M. Michael Frendo, membre de la
Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission
de Venise). Lors de la même réunion, la commission a accepté ma
proposition de changer le titre du rapport en «Favoriser les démocraties
saines en Europe»
.
3. Le 8 septembre 2020, la commission est convenue de demander
une contribution à la Commission de Venise, en vue d’avoir une meilleure
compréhension de l’acquis constitutionnel du Conseil de l’Europe
dans le domaine couvert par mon rapport. Les éléments fournis par
le Président de la Commission de Venise, M. Gianni Buquicchio, lors
de l’audition «Démocratie: tendances, défis et opportunités», tenue
le 3 novembre 2021 à Budapest, ont été d’une grande pertinence et
m’ont permis d’avancer dans mon travail.
4. Le 6 décembre 2021, j’ai présenté un avant-projet de rapport
à la commission qui a été globalement soutenu par les membres. Des
améliorations ont cependant été proposées dont l’inclusion des éléments d’explications
quant aux raisons qui sous-tendent le recul de la démocratie souligné
dans le rapport. Cette version finale de mon rapport tient compte
de ces contributions ainsi que des critiques constructives que j’ai reçues.
Je propose également de reprendre la terminologie utilisée par le
Statut du Conseil de l’Europe (STE n° 1) et de changer le titre
en «Sauvegarder et promouvoir la démocratie véritable en Europe».
1.2. Portée
et objectif du rapport
5. Mon rapport vise à identifier
les éléments structurels d’une «démocratie véritable» telle qu’elle
est consacrée par le Statut du Conseil de l’Europe et à proposer
des recommandations pour les renforcer dans les États membres. Ce
faisant, j’espère pouvoir éviter que la commission dépense son énergie
dans un débat sur l’opportunité d’utiliser des termes comme «démocratie
malade» ou «démocratie illibérale», pour qu’elle puisse se concentrer
sur des questions de fond consistant à analyser ce qu’est une vraie
démocratie et comment on peut la renforcer. Toutefois, comme ces
concepts sont utilisés dans la proposition de résolution à l’origine
de ce rapport comme s’opposant à la démocratie libérale, cette dernière
doit être brièvement présentée.
6. Par démocratie libérale, on entend un système de gouvernement
démocratique dans lequel les droits et libertés individuels sont
officiellement reconnus et protégés et dans lequel l'exercice du
pouvoir politique est limité par la prééminence du droit
.
S’il n’utilise pas le terme de démocratie libérale, le préambule
du Statut du Conseil de l’Europe énonce que «toute démocratie véritable»
se fonde sur des principes de liberté individuelle, de liberté politique
et de prééminence du droit.
7. Bien que la démocratie et le libéralisme aient des origines
et des contenus différents dans l'histoire de la pensée politique,
la science politique a suggéré qu’ils forment un tout cohérent,
car chaque composante semble nécessaire pour protéger et soutenir
l'autre. Ainsi, d’une part, la démocratie implique le principe de l'égalité
de tous les citoyens et leur participation au processus décisionnel,
qui est fondé sur la règle de la majorité. Elle inclut également
le principe de la souveraineté populaire, ce qui signifie que le
peuple est la seule source de légitimité et qu'il est le seul à
pouvoir autoriser des formes de gouvernement
.
D’autre part, le libéralisme est une doctrine politique
qui reconnaît et protège une sphère hors
de la portée légitime du gouvernement dans laquelle les individus
peuvent jouir d’indépendance et de vie privée
.
8. Par conséquent, la démocratie libérale est comprise comme
le système politique qui, à la fois, protège les droits individuels
et traduit les opinions populaires en politiques publiques. Le dysfonctionnement
d’un aspect peut rapidement engendrer le dysfonctionnement d’un
autre: la démocratie sans droits sape la démocratie elle-même. Par
exemple, les violations de la liberté d'expression ou de réunion
sont clairement préjudiciables au pluralisme, qui est nécessaire
pour toute forme démocratique de gouvernement. Il y a donc de bonnes
raisons de craindre que la démocratie libérale ne survive pas si
l’un de ses éléments est abandonné et si nous ne pouvons éviter
la lente divergence entre ses deux piliers
.
2. La démocratie en recul en Europe et
à travers le monde
2.1. Constat
et éléments d’analyse
9. Depuis plusieurs années, de
nombreuses organisations travaillant pour la défense des droits
humains et de la démocratie alertent sur un recul de la démocratie
dans le monde. Le phénomène va de pair avec un recul tout aussi
inquiétant des droits humains et de la prééminence du droit, qui
sont étroitement liés à la démocratie. Les constats sont alarmants
au point que l’on parle désormais de «démocratie assiégée»
. Dans son dernier rapport sur l’état
de la démocratie, l'Institut international pour la démocratie et
l'assistance électorale (International IDEA) prévient que «la victoire
humaine monumentale obtenue lorsque la démocratie est devenue la
forme de gouvernance prédominante est aujourd'hui plus que jamais
menacée»
.
10. L’Europe n’est hélas pas épargnée par ce phénomène marqué
notamment par la montée des partis populistes et par une érosion
graduelle des valeurs démocratiques, par des gouvernements et des
dirigeants démocratiquement élus. En effet, l’édition 2021 du rapport
de la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe sur la situation
de la démocratie, des droits de l’homme et de l’État de droit constate
également «un recul clair et inquiétant de la démocratie»
.
11. Dans les dernières décennies, nos démocraties ont été confrontées
à de nombreux défis qui ont eu un impact considérable tant sur le
fonctionnement des institutions démocratiques que sur la perception
de nos sociétés vis-à-vis de la classe politique traditionnelle.
La concentration importante de la richesse et du pouvoir a pris
en otage les institutions démocratiques à travers, entre autres,
la politique, les médias et la justice. La globalisation, les inégalités
économiques croissantes, la stagnation économique, le chômage et
l’érosion de la classe moyenne ont mené à une crise de confiance
généralisée dans la capacité de la classe politique et des forces
politiques traditionnelles à garantir la prospérité et la bonne
gouvernance. L’image de la démocratie représentative a également
été ternie par des pratiques comme la corruption ou la fraude fiscale.
Par ailleurs, le multiculturalisme ou encore l’impact de la crise
migratoire ont généré un sentiment d’insécurité créant ainsi un
terrain propice au nationalisme et à la xénophobie. Une insatisfaction
globale vis-à-vis de la démocratie s’est ainsi installée et a joué
un rôle crucial dans la montée du populisme.
12. Pour restaurer la confiance dans les institutions démocratiques,
il faut passer par une évaluation sérieuse, globale et créative
de ces défis politiques. Les décideurs politiques doivent prêter
attention aux préoccupations légitimes des citoyens qui ont le sentiment
de perdre leurs repères face à la mondialisation qui menace leurs
emplois ou leurs perspectives économiques, à l’échec économique
ou à l’immigration incontrôlée, et qui se sentent abandonnés par
l’Europe, les rendant réceptifs aux appels populistes
.
13. Il est également important de garantir une bonne gouvernance
démocratique. Dans ce contexte, la démocratie locale et régionale
a un rôle important à jouer dans la mesure où, globalement, les
citoyens font plus confiance aux collectivités locales qu’aux autorités
du pouvoir central. Les 12 Principes de bonne gouvernance démocratique
au niveau local du Conseil de l’Europe – qui couvrent des questions
telles que le comportement éthique, l’état de droit, l’efficacité
et l’efficience, la transparence, la bonne gestion financière, la responsabilité
– constituent un outil précieux pour les collectivités, qui doivent
également disposer des compétences nécessaires, de ressources financières
adéquates et d’un personnel qualifié pour pouvoir assurer une bonne
gouvernance et fournir les meilleurs services à l’ensemble de la
population. On ne peut que se féliciter que des travaux soient en
cours pour l’élaboration, sous la responsabilité du Comité européen
sur la démocratie et la gouvernance (CDDG), d’un projet de recommandation
du Comité des Ministres aux États membres sur les principes de bonne
gouvernance démocratique d'application générale à tous les niveaux
de gouvernement, en s'appuyant sur les 12 Principes de bonne gouvernance
démocratique au niveau local.
14. Par ailleurs, face à l’érosion de la base populaire des partis
traditionnels, il est impératif que les gouvernements revigorent
l’éducation civique et l’éducation démocratique, en diffusant les
valeurs d’un mode de vie démocratique à tous les stades de l’éducation
et de la formation des jeunes, y compris en sensibilisant aux risques
du cyberespace et de la désinformation. Dans ce contexte, il est
encourageant de noter que l’éducation à la citoyenneté démocratique,
l’autonomisation des jeunes et le renforcement de leur rôle dans
les processus décisionnels font partie des priorités stratégiques
du Conseil de l’Europe pour les quatre années à venir. En effet,
comme le souligne la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe,
«toute action dans ce domaine est un investissement dans le développement
démocratique futur des sociétés européennes et une garantie forte
de la volonté des jeunes de protéger et de promouvoir les droits
de l’homme, les valeurs démocratiques et l’État de droit.
»
2.2. Un
recul progressif
15. Lors de l’audition de janvier 2020,
M. Diamond a affirmé que l’accélération significative de la «faillite démocratique»
ces quarante dernières années ne s’est pas faite du jour au lendemain,
mais par une «asphyxie graduelle, progressive, larvée et insidieuse
de la démocratie»
.
Dans le même registre, M. Frendo a souligné qu’il est rare que le
passage à une «démocratie illibérale» soit brutal, et qu’il est
plutôt le résultat d’une «érosion graduelle, morceau par morceau,
des valeurs démocratiques du pays ne laissant finalement en place
que l’armature d’un processus électoral conduisant à la domination
de la majorité».
16. M. Diamond a présenté ce qu’il qualifie de «programme de l’autocrate
en douze points», décrivant le cheminement des dirigeants ou gouvernements
démocratiquement élus, généralement sur la base d’une plateforme
populiste:
i. commencer par diaboliser
l’opposition en la faisant passer pour un establishment illégitime,
antipatriote, discrédité et déconnecté des «vraies gens»;
ii. saper l’indépendance des tribunaux en forçant les juges
en place à partir et en les remplaçant par d’autres sous la coupe
du pouvoir en place;
iii. saper l’indépendance des médias, en les taxant de parti
pris, en mobilisant la dynamique populiste à leur encontre et en
en prenant le contrôle grâce à des sociétés politiquement affiliées
et au copinage politique lié aux partis;
iv. s’il existe un service public audiovisuel, en prendre
le contrôle et le politiser;
v. imposer un contrôle plus strict d’internet au nom de la
moralité, de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme, mais
qui paralyse la liberté d’expression;
vi. faire plier d’autres pans de la société civile, en particulier
les ONG et les universités, en les accusant d’être élitistes, politiquement
partisans et antigouvernementaux;
vii. intimider le monde des affaires pour qu’il cesse de soutenir
les partis d’opposition;
viii. se servir du contrôle étatique sur les contrats, les flux
de crédit et d’autres ressources pour enrichir une nouvelle classe
d’affairistes issue du copinage politique et proche du parti au
pouvoir et sur qui celui-ci peut compter;
ix. étendre le contrôle politique sur la bureaucratie et les
services de sécurité de l’État pour éradiquer de ces structures
quiconque n’a pas une loyauté sans faille; utiliser les services
de renseignements de l’État comme une arme contre l’opposition;
x. redécouper les circonscriptions électorales et tordre
les règles électorales de telle manière qu’il sera beaucoup plus
difficile pour les partis de l’opposition de sortir vainqueurs du
scrutin suivant;
xi. prendre le contrôle de l’administration électorale pour
faire basculer encore plus le terrain de jeu électoral et institutionnaliser
l’autoritarisme offensif;
xii. redéployer les étapes 1 à 11, avec encore plus de vigueur,
pour instiller chez ceux qui critiquent la nouvelle hégémonie politique
ou s’y opposent la peur propre à décourager toute forme significative
de résistance .»
17. En conséquence, les institutions et les acteurs dont le rôle
est de servir de contrepouvoir au pouvoir exécutif et de le surveiller
sont progressivement vidés de leur substance, corrompus ou détournés
de leur objet. Face à ces dérives, il est crucial de défendre activement
l’indépendance de la justice, du pouvoir législatif, du ministère
public, des organes de lutte contre la corruption, des structures
d’audit, des médias, de la société civile, des universités et des
groupes de réflexion (think tanks).
18. La
Liste des critères de l’État
de droit , définie par l’organe du Conseil de l'Europe
spécialisé dans le droit constitutionnel, la Commission de Venise,
et entérinée à la fois par l’Assemblée et le Comité des Ministres,
peut être considérée comme un dispositif utile pour ajuster le cours
d’un gouvernement, associée à une volonté politique affichée de
consolider les piliers de la démocratie.
3. Incidence
de la pandémie de covid-19
19. La pandémie de covid-19 a représenté
un test sérieux de la confiance des citoyens dans les institutions démocratiques
et a eu un impact sur de nombreux éléments des sociétés européennes
au-delà des services de santé, y compris sur le respect des valeurs
défendues par le Conseil de l'Europe. En ce qui concerne l’impact
sur la démocratie, le constat du rapport de la Secrétaire Générale
du Conseil de l’Europe est sans appel: si le phénomène du recul
de la démocratie est antérieur à la crise sanitaire, les mesures
légitimes prises par les autorités nationales pour faire face à
la covid-19 ont aggravé cette tendance
.
20. En effet, la crise sanitaire a affecté le processus démocratique
dans tous les pays du monde. D’après International IDEA, pour faire
face à la pandémie, plus de la moitié des pays du monde ont déclaré
un état d'urgence national leur permettant de prendre des mesures
drastiques (et souvent nécessaires) pour endiguer la propagation
de la covid-19. Dans plus de la moitié des pays du monde, les mesures
mises en place ont été considérées préoccupantes du point de vue
de la démocratie et des droits humains, car elles n’étaient notamment
pas proportionnelles au regard de la menace sanitaire. Les aspects
de la démocratie qui ont connu les évolutions les plus préoccupantes
pendant la pandémie sont la liberté d'expression, la liberté des
médias, l'intégrité et la sécurité des personnes. Un autre processus
démocratique fondamental qui a été lourdement affecté par la pandémie
est le processus électoral, la moitié des élections prévues entre
février et décembre 2020 ayant été reportées en raison de la pandémie
.
21. Notre Assemblée a adopté une série de textes consacrés aux
différents aspects de la crise sanitaire et de ses effets. Dans
la
Résolution 2337 (2020) «Les démocraties face à la pandémie de covid-19» adoptée
sur la base d'un rapport approuvé par notre commission, l’Assemblée
a rappelé l’importance des parlements en tant que garants de la
démocratie en temps de crise, en réaffirmant leur rôle fondamental
dans le contrôle de l’action gouvernementale: les parlements, qui
garantissent le bon fonctionnement du système de freins et contrepoids,
atténuent considérablement le risque d’abus des pouvoirs d’exception
par les gouvernements et évaluent l’efficacité des mesures prises
pour lutter contre la pandémie. L’Assemblée a également souligné
que la continuité des travaux parlementaires et l’information du
public sur ces travaux permettent aussi de garantir la légitimité
du gouvernement, de rendre les procédures d’élaboration des politiques
plus transparentes et de renforcer la confiance de la population,
ce qui peut augmenter son adhésion aux mesures d’urgence. Concernant
les élections en situation d’état d’urgence, l’Assemblée a suggéré
un ensemble de principes, fondés sur les recommandations de la Commission
de Venise.
22. L’Assemblée a également recensé des valeurs démocratiques
et des principes fondamentaux auxquels les États ne doivent pas
déroger, et a attiré l’attention sur certains problèmes qui ont
été constatés, dont notamment: le fondement juridique invoqué pour
instaurer l’état d’urgence n’était pas toujours suffisant pour justifier
les mesures prises et n’était pas toujours clair; la durée et le
champ d’application des mesures restrictives n’étaient pas toujours
dûment limités; les possibilités de déroger à la Convention européenne
des droits de l'homme (STE n° 5)pourraient avoir été utilisées trop
facilement et peut-être inutilement; le mode de fonctionnement des
systèmes judiciaires n’a pas toujours permis de garantir le droit
de toute personne à ce que sa cause soit entendue équitablement,
publiquement et dans un délai raisonnable; le parlement, notamment
l’opposition, n’a pas toujours pu jouer pleinement son rôle.
4. Les
éléments structurels des démocraties véritables
4.1. Pluralisme
des opinions et liberté d’expression
23. Pour renforcer la participation
de la population au débat politique, il est fondamental que chaque
citoyen ait accès à l’ensemble des opinions, pensées et idées. Chacun
doit bénéficier du droit à la liberté de pensée et de conscience
et nul ne doit faire l’objet de mauvais traitements ni de poursuites
judiciaires pour ses idées. Le pluralisme d’idées permet des échanges
bénéfiques d’opinions et rend possible le débat politique.
24. Le droit à la liberté de pensée est protégé par l’article 9
de la Convention européenne des droits de l’homme et il existe une
abondante jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme
dans ce domaine
.
Dans l’intérêt du débat politique, la liberté d’expression, protégée
par l’article 10 de la Convention et objet d’une riche jurisprudence
également, ne peut être restreinte que selon des conditions très
précises, car elle est «le pilier de la défense des droits fondamentaux»
et, sans elle, «il est impossible de connaître la violation des
autres droits»
. Toute restriction
potentielle doit donc être considérée comme une exception, être
proportionnée à l’objectif poursuivi et faire l’objet d’une interprétation
étroite.
25. Il convient de souligner que les réseaux sociaux tendent progressivement
à jouer un rôle crucial dans la participation politique de la population,
car ils facilitent la communication dans la sphère publique, et
offrent de nouvelles possibilités de libre expression. Toutefois,
ils facilitent aussi la diffusion de contenus litigieux, préjudiciables
et illégaux. Outre les discours de haine, un volume croissant de
désinformation contribue au «désordre de l’information» et a un
impact négatif sur la confiance de la société dans les médias et,
plus largement, dans les institutions démocratiques
. Un cadre réglementaire
clair concernant l’information à l’ère du numérique est donc nécessaire,
avec une coopération étroite entre les États et les multinationales
de l’internet
.
26. D’après un rapport préparé par M. Frithjof Schmidt (Allemagne,
SOC), intitulé «Démocratie piratée? Comment réagir?» «les tactiques
de manipulation et de désinformation ont joué un rôle important
dans les élections d’au moins 18 pays en 2017, compromettant la
capacité des citoyens à choisir leurs dirigeants sur la base d’informations
factuelles et de véritables débats, et donnant lieu à l’émergence
de ce qui a été qualifié «d’autoritarisme numérique». Dans le même
temps, certains gouvernements partout dans le monde renforcent le
contrôle des données des citoyens et invoquent le phénomène des
«fake news» (infox) pour faire taire les voix dissidentes, minant
ainsi la confiance envers internet et affaiblissant les fondements
de la démocratie»
. L'ingérence numérique dans les
élections continue d’être répandue dans tous les pays de l'éventail démocratique
et les réseaux sociaux, un vecteur croissant de manipulation électorale
et de surveillance de masse
.
27. Concernant la couverture des campagnes électorales par les
médias, les rapports d’observation des élections de l’Assemblée
notent que, dans un grand nombre de pays, la plupart des médias
sont affiliés aux principaux partis politiques et que les médias
publicitaires sont contrôlés par ces derniers, donc le pluralisme des
médias peut être considéré comme limité. Lors de son intervention
le 3 novembre 2021, le Président de la Commission de Venise, M. Buquicchio,
a confirmé ce constat lorsqu’il a souligné que l’un des principaux défis
en matière électorale est la distorsion de la concurrence politique,
notamment par la couverture médiatique non équilibrée. De plus,
il y a de vives inquiétudes quant à la très forte concentration
de la propriété des médias, l’accaparement de nombreux organes médiatiques
et le manque de transparence quant à leurs sources de financement
et leurs propriétaires.
28. La sécurité des défenseurs des droits humains, dont notamment
les avocats, les journalistes, et les membres d’ONG, est certainement
un critère d'une démocratie véritable. Dans sa
Résolution 2225 (2018) «Assurer la protection des défenseurs des droits de
l’homme dans les États membres du Conseil de l’Europe», l’Assemblée
a noté que les mesures de représailles visant les défenseurs des
droits humains se sont multipliées ces dernières années. De même,
dans sa
Résolution 2317
(2020) «Menaces à la liberté des médias et à la sécurité des
journalistes en Europe», l’Assemblée a souligné l’urgence de protéger
la sécurité des journalistes et déclaré qu’au cours des cinq dernières
années les «menaces sur la liberté des médias et la sécurité des
journalistes sont devenues si nombreuses, récurrentes et graves
qu’elles mettent en danger […] la stabilité et le bon fonctionnement
de nos sociétés démocratiques».
4.2. Liberté
de réunion et d’association
29. Le droit à la liberté de réunion
pacifique, consacré par l'article 11 de la Convention, est un droit fondamental
dans une société démocratique et, comme le droit à la liberté d'expression,
l'un de ses fondements. La liberté d'association – également consacrée
par l’article 11 – revêt une importance similaire et la Cour européenne
des droits de l’homme a souligné sa relation directe avec la démocratie
et le pluralisme, notant que l'état de la démocratie dans un pays
peut être mesuré par la manière dont cette liberté est garantie par
la législation nationale et dont les autorités l'appliquent en pratique.
30. Si, dans le contexte de l’article 11, la Cour a souvent mentionné
le rôle essentiel joué par les partis politiques pour le maintien
du pluralisme et de la démocratie, les associations créées à d’autres
fins, notamment la protection du patrimoine culturel ou spirituel,
la poursuite de divers buts sociaux ou économiques, la proclamation
et l’enseignement d’une religion, la recherche d’une identité ethnique
ou l’affirmation d’une conscience minoritaire, sont également importantes
pour le bon fonctionnement de la démocratie. En outre, les ONG jouent
un rôle majeur dans le contrôle de l’action étatique et la dénonciation
de violations des droits humains. Comme souligné par l’ancien Secrétaire
Général du Conseil de l’Europe, cette fonction de sentinelle est
pleinement conforme aux objectifs d’une démocratie libérale et se
situe à l’opposé de tout autoritarisme
.
31. Dans sa
Résolution
2226 (2018) «Nouvelles restrictions des activités des ONG dans les
États membres du Conseil de l'Europe», l’Assemblée a, elle aussi,
souligné l’importance des ONG dans le développement et la réalisation
de la démocratie, de l’État de droit et des droits humains, en promouvant
la sensibilisation du public et la participation à la vie publique,
en veillant à la transparence et à la nécessité pour les autorités publiques
de rendre compte de leur action et en contribuant à la vie culturelle
et au bien-être social des sociétés démocratiques. Observant avec
préoccupation que l’espace dévolu à la société civile s’est rétréci
ces dernières années dans plusieurs États membres du Conseil de
l'Europe, surtout pour les ONG qui œuvrent dans le domaine des droits
humains, l’Assemblée a décidé de rester active sur cette question
. En 2021, l'Assemblée
a adopté une nouvelle résolution portant sur la même question, observant
que l’espace dévolu à la société civile continuait à se rétrécir
.
4.3. Élections
libres et équitables
32. Après avoir promu et protégé
le pluralisme souhaité, tout gouvernement démocratique devrait également
garantir le droit à des élections libres et équitables qui est déterminant
pour le maintien des fondements d’une démocratie effective et véritable
régie par l’État de droit. La légitimité de tout gouvernement repose
sur la tenue d’élections permettant aux citoyens de participer au
débat démocratique et d’exprimer leurs choix par les urnes.
33. Le Forum pour l’avenir de la démocratie, qui s'est tenu à
Kiev du 21 au 23 octobre 2009, a déclaré dans ses conclusions, qui
restent valables aujourd'hui, que:
i. Des élections démocratiques sont décisives
pour garantir que la volonté du peuple soit respectée lorsqu’il
s’agit de former la législature et le gouvernement à tous les niveaux.
Le processus de transformation du résultat d’un scrutin en mandats
politiques doit se dérouler de manière équitable, impartiale et
fiable. Les citoyens doivent être sûrs que leur volonté collective
a été respectée et, de leur côté, ils accepteront le verdict sorti
des urnes.
ii. Le Conseil de l’Europe
a pour objectif que chacun s’entende sur l’ensemble des principes
qui font que des élections seront considérées comme «libres et équitables»,
conformément aux normes démocratiques. Ces normes doivent être pleinement
mises en œuvre dans toutes les élections qui se déroulent sur le
territoire des États membres du Conseil de l’Europe, de ceux qui
aspirent à le devenir ou de ceux qui s’engagent dans une relation
privilégiée avec l’Organisation.
34. Force est de constater toutefois que la confiance du public
dans le processus électoral diminue très fortement, comme le montre
la baisse continue de la participation aux élections. Selon le dernier
rapport de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe, le taux
moyen de participation aux élections législatives en Europe stagne
pour la dixième année consécutive et en 2020, il a même diminué.
Fin 2020, 13 États membres (soit 27,66 %) avaient élu leur parlement
avec une participation inférieure à 50 %. Malgré cette tendance
à la baisse de la participation électorale, le rapport constate
un regain d’intérêt pour les affaires publiques, ce qui semble montrer
que «les systèmes électoraux tels qu’ils existent aujourd’hui ne
permettent plus aux citoyens d’influencer les décisions publiques,
ce qui met à mal le lien de confiance qui unissait l’électorat et
les représentants élus». Il serait donc crucial d’engager une véritable
réflexion sur l’évolution des pratiques et des systèmes électoraux
afin de les adapter aux réalités d’aujourd’hui.
35. De plus, la prévention de toute manipulation de la procédure
électorale par le gouvernement est au cœur de l’alternance démocratique
des partis politiques au pouvoir. C’est pourquoi la procédure électorale
doit être organisée et supervisée par une autorité indépendante
et impartiale chargée de garantir des élections libres et équitables.
36. En dehors du gouvernement, il est capital d’éviter que des
intérêts économiques particuliers exercent une influence illégitime.
La question de la transparence du financement des partis politiques
et des candidats doit attirer l’attention des autorités électorales.
En même temps, l’interdiction disproportionnée du financement des
partis peut mener à une manipulation de la campagne préélectorale
. Dans sa
Résolution 2390 (2021) «Transparence et réglementation des dons de sources
étrangères en faveur de partis politiques et de campagnes électorales»,
l’Assemblée s’est déclarée vivement préoccupée par le fait que les
lacunes juridiques de la réglementation en vigueur relative aux
contributions financières provenant de sources étrangères en faveur
de partis politiques et de campagnes électorales soient ou puissent
être exploitées ou délibérément contournées afin d’exercer une influence
inappropriée sur les processus politiques. Elle a fait des propositions
concrètes pour remédier à ces lacunes, appelant les États notamment
à réexaminer leur réglementation pertinente ainsi que l’exécution
qui en est faite.
37. En outre, la
Résolution
2332 (2020) de l’Assemblée «Fixation de normes minimales pour les
systèmes électoraux afin de créer une base pour des élections libres
et équitables» fait valoir qu’un écart entre les choix politiques
des électeurs tels qu'ils s’expriment lors des élections et la composition
des institutions élues est un signe de déficit démocratique et met
en doute l’équité du système électoral. En conséquence, l’Assemblée
a invité la Commission de Venise à réfléchir à la mise en place
de normes minimales auxquelles les systèmes électoraux doivent se
conformer pour être considérés comme garantissant non seulement
des élections libres mais aussi des résultats équitables. Elle l’a
également invitée à envisager la mise à jour du Code de bonne conduite
en matière électorale de 2002 afin de suivre l’évolution des réalités
politiques observées dans les sociétés européennes et de faire face
aux nouveaux défis.
4.4. Rôle
fondamental de l’opposition parlementaire
38. Le système de représentation
et le riche héritage du parlementarisme ont déjà créé une tradition importante
en ce qui concerne l’opposition dans les États membres du Conseil
de l’Europe. Cependant, la situation juridique de l’opposition devrait
correspondre à sa mission politique qui est de faire valoir les
points de vue et les droits de la minorité, d’exposer les opinions
de cette dernière et de diffuser sa vision. L’opposition devrait
disposer de moyens suffisants pour exercer le contrôle indispensable
sur le gouvernement. Toute mesure adoptée en vue d’affaiblir la
minorité parlementaire aboutit à la tyrannie de la majorité et revient
donc à saper la démocratie elle-même
.
39. En 2008, notre Assemblée a adopté la
Résolution 1601 (2008) «Lignes directrices procédurales sur les droits et devoirs
de l’opposition dans un parlement démocratique». Depuis lors, au
vu de la montée de tendances inquiétantes en Europe, l’ancien Secrétaire
Général du Conseil de l'Europe, M. Jagland, a demandé à la Commission
de Venise de formuler des lignes directrices sur les relations entre
majorité et opposition. En conséquence, les 21-22 juin 2019, la
Commission de Venise a adopté un avis sur les «Paramètres des rapports
entre la majorité parlementaire et l’opposition dans une démocratie:
une liste des critères»
.
40. Cette liste de critères – qui a été ensuite entérinée par
le Comité des Ministres – va au-delà des droits spécifiques de l’opposition,
elle traite aussi des droits des députés et du parlement en général.
L’accent est cependant mis sur les droits de l’opposition. Celle-ci
doit pouvoir participer au processus législatif de façon effective:
dans ce contexte la liste traite de sa participation à la fixation
de l’ordre du jour, de la répartition du temps de parole, du dépôt
d’amendements, des décisions à prendre à la majorité qualifiée,
de l’initiative référendaire, de la possibilité de demander un contrôle
de constitutionnalité des lois.
41. L’importance de la participation de l’opposition au contrôle
parlementaire de l’action du gouvernement y est également soulignée.
De manière plus générale, la liste est le reflet des principes fondamentaux
selon lesquels la démocratie n’est pas la dictature de la majorité.
En effet, lors de son intervention le 3 novembre 2021, M. Buquicchio
a souligné qu’un problème souvent dénoncé par la Commission de Venise
est celui de l’adoption expéditive de textes législatifs sans consultation
préalable et sans débat approfondi au parlement. Il a insisté sur
le fait qu’un processus aussi inclusif que possible implique le
compromis ou, mieux encore, la recherche d’une solution gagnant-gagnant.
4.5. Légalité
et sécurité juridique
42. Le principe de légalité est
reconnu à la fois par la Cour européenne des droits de l’homme et
par la Commission de Venise comme une composante de l’État de droit.
Il revêt une grande importance dans l’ordre juridique des démocraties,
car il implique que toute action de l’État doit être conforme à
la loi et autorisée par la loi. Dans ces conditions, la loi étant
l’aboutissement de la procédure parlementaire, sa suprématie renforce le
régime démocratique.
43. C’est la raison pour laquelle aucun gouvernement n’est autorisé
à interpréter la loi
contra legem.
Il convient d’y ajouter le principe de sécurité juridique, car l’accessibilité
et la prévisibilité de la loi exigent que sa formulation soit suffisamment
précise et claire pour permettre aux sujets de droit de régler leur
conduite conformément à ses règles. De plus, dans une démocratie,
toute institution doit respecter la non-rétroactivité du droit pénal
ainsi que la force de la chose jugée (
res
judicata)
.
4.6. Anti-discrimination,
diversité et inclusion
44. La démocratie repose sur le
respect des droits humains ainsi que la participation et l'inclusion
de tous les citoyens. Le 17 mai 2019, à Helsinki, à l’occasion du
70e anniversaire du Conseil de l'Europe,
le Comité des Ministres a adopté une déclaration dans laquelle il
a réaffirmé «l’importance des politiques d’égalité et de lutte contre
la discrimination dans une société démocratique caractérisée par
le pluralisme, la tolérance et l’ouverture d’esprit». Pour donner
suite à cette déclaration, un Comité directeur sur l’anti-discrimination,
la diversité et l'inclusion (CDADI) a été créé par le Comité des
Ministres afin de promouvoir l’égalité pour tous et développer des
sociétés plus inclusives, offrant une protection effective contre
la discrimination et la haine, et dans lesquelles la diversité est
respectée.
45. On observe hélas dans toute l’Europe une augmentation des
discours et des crimes de haine visant notamment les Roms et les
Gens du voyage, les juifs, les musulmans, les personnes de couleur
et les minorités ethniques. De même, la victimisation sur la base
de l’appartenance et de l’orientation sexuelle est fréquente. Comme
l’a noté la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
(ECRI) dans son rapport annuel pour l’année 2019, on voit de plus
en plus souvent des membres de la classe politique, y compris des
parlementaires, tenir des propos haineux contre les groupes minoritaires
et les migrants, en particulier sous la forme d’un populisme xénophobe
lors des campagnes électorales. Des responsables politiques de haut
niveau véhiculent même parfois des stéréotypes négatifs
. Par ailleurs, la montée de
la xénophobie et du racisme empiète aussi sur l’espace démocratique
ouvert aux minorités nationales, qui peuvent de ce fait se retrouver
exclues du discours et des décisions politiques.
46. Dans sa
Résolution
2275 (2019), l’Assemblée a souligné que, utilisé dans le débat politique,
le discours de haine devient un obstacle au dialogue constructif
entre les forces politiques et mine les valeurs démocratiques. Elle
a rappelé que «les femmes et les hommes politiques ont à la fois
l’obligation politique et la responsabilité morale de n’utiliser
ni propos haineux ni vocabulaire stigmatisant, et de condamner immédiatement
et clairement leur utilisation par autrui, car leur silence peut
être interprété comme une approbation ou un soutien. La protection
renforcée de la liberté d’expression dont ils jouissent augmente d’autant
leur responsabilité dans ce domaine».
47. La participation des femmes constitue une composante essentielle
de la démocratie. Il ne peut pas y avoir de véritable démocratie
sans la représentation et participation équilibrées des femmes et
des hommes aux processus démocratiques. En effet, une démocratie
qui néglige les aspirations et le potentiel de 50 % de la société
est intrinsèquement biaisée. L'égalité contribue aussi à renforcer
la démocratie, tel que démontré par la recherche et l'expérience
sur le terrain. Il est donc nécessaire de s'attaquer aux schémas
d'exclusion, aux barrières structurelles, aux stéréotypes et aux
relations de pouvoir inégales qui perpétuent ces schémas.
4.7. Ni
abus ni détournement de pouvoir par le gouvernement
48. La séparation des pouvoirs
est l’un des piliers de l’État moderne. Tout ordre constitutionnel
doit garantir que les pouvoirs de l’État sont répartis entre trois
branches: législative, exécutive et judiciaire. Au final, l’objectif souhaité
est de prévenir les abus de pouvoir, mais il est également essentiel
d’éviter les détournements de pouvoir. Dans une démocratie, il existe
des garanties juridiques contre l’arbitraire et l’abus de pouvoir
dans l’hypothèse où le gouvernement tenterait d’élargir ses compétences
au-delà du cadre légal, ou même d’utiliser ses compétences à des
fins illégitimes.
49. Il est ainsi fortement recommandé de prévoir des restrictions
claires et une autorité compétente pour corriger et sanctionner
les abus. Des autorités indépendantes, telles que le médiateur,
et une série de comités de réglementation, comme préconisé par la
Commission de Venise, peuvent également être un moyen utile pour
corriger l’abus ou le détournement du pouvoir
.
4.8. Efficacité,
impartialité et indépendance de la justice
50. Un système judiciaire efficace,
impartial et indépendant est un pilier essentiel de l’État de droit
et une condition préalable à l’exercice des droits et libertés fondamentaux,
y compris le droit à un procès équitable. Il est également la pierre
angulaire du système d’équilibre démocratique des pouvoirs, c’est-à-dire
de la séparation des pouvoirs. Le pouvoir judiciaire doit donc être
indépendant sur les plans administratif et financier et le gouvernement
doit s’abstenir de prendre des mesures qui fragilisent son statut
particulier. Cela signifie qu’un financement suffisant est nécessaire
et que le conseil de la magistrature chargé de la gestion administrative
doit être composé de juges (au moins 50 % + 1) choisis par leurs
pairs. L’appareil judiciaire doit par ailleurs jouir d’un pouvoir
de décision indépendant et les juges doivent bénéficier d’une indépendance personnelle
en ce qui concerne leur mandat et leur rémunération.
51. Lors de son intervention le 3 novembre 2021, M. Buquicchio
a fait état des éléments préoccupants par rapport à l’indépendance
de la justice, dont notamment des entraves résultant de la législation:
des pouvoirs excessifs de l’exécutif et du législatif dans la désignation
des juges; l’absence de garantie de stabilité des juges – y compris
de la possibilité de les muter facilement sans leur accord; la création
de nouveaux tribunaux ou la suppression des anciens; le rôle limité
des juges dans l’élection du Conseil national de la magistrature;
et l’existence de juridictions spécifiques jugeant les juges eux-mêmes.
52. De la même manière, une des principales constatations du rapport
de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe est que, ces dernières
années, la fréquence des initiatives législatives et interventions
visant à influer politiquement sur les nominations à des fonctions
judiciaires ainsi que sur la composition et le fonctionnement des
organes judiciaires autonomes s’est accrue. Par ailleurs, des mesures
ont été prises pour affaiblir le principe de l’inamovibilité des
juges ou pour autoriser le pouvoir exécutif à remplacer de manière discrétionnaire
les présidents des tribunaux.
5. Conclusions
53. Le recul de la démocratie en
Europe et dans le monde, observé déjà depuis plusieurs années, s’est aggravé
avec la crise sanitaire qui perdure, au point qu’on soit mis en
garde contre le danger que «notre culture démocratique ne s’en remette
jamais complètement
». Il est urgent et impératif
d’inverser cette tendance. L’agression de la Fédération de la Russie
contre l’Ukraine témoigne de l’importance de la responsabilité des États
membres dans ce contexte. Pour chaque État membre du Conseil de
l’Europe, il s’agit non seulement d’une responsabilité vis-à-vis
de ses citoyens mais aussi vis-à-vis des autres États, dans la mesure
où seules des démocraties véritables peuvent garantir la sécurité
démocratique et réaliser cet objectif commun qui est «la consolidation
de la paix, fondée sur la justice et la coopération internationale»
tel que préconisé par le Statut de l’Organisation.
54. Cette crise de la démocratie touche presque tous les aspects
de l’ordre démocratique: érosion et perte de la confiance dans les
institutions, mésinformation et désinformation du public, rupture
de la cohésion sociale et polarisation de la société.
55. Certains avancent qu’il faut inventer de nouveaux modèles
de démocratie car la «démocratie libérale» n’a pas été pas capable
de répondre aux défis majeurs de ces dernières décennies. Or, la
démocratie a la résilience et la souplesse nécessaires pour se renouveler
de manière à répondre efficacement aux défis actuels et à venir,
ainsi qu’aux besoins et aux attentes des citoyens, tout en restant
attachée au respect des libertés individuelles et de la prééminence
du droit.
56. Comme souligné par M. Buquicchio lors de son intervention
le 3 novembre 2021 au sein de la commission, «la démocratie n’est
pas un exercice pour philosophes, mais elle se doit d’être vivante, d’impliquer
le peuple qui lui a donné son nom ainsi que ses élus», donc nous,
parlementaires des États membres.
57. L’Assemblée devrait clairement exprimer sa volonté politique
pour renforcer et renouveler la démocratie, fondée sur le respect
des libertés individuelles et l’État de droit. Ce faisant il faut
garder à l’esprit qu’une démocratie stable et solide n’est pas statique:
au contraire, elle est capable de s’adapter aux nouveaux défis et
développements de la société et de répondre aux besoins et aux attentes
des citoyens, eux aussi en évolution continuelle. L’Assemblée devrait
également formuler des recommandations sur la manière d’augmenter
l’impact et la cohérence des travaux du Conseil de l’Europe en matière
de démocratie.