1. Introduction
1. La proposition de résolution
à l’origine du présent rapport, que j’ai déposée le 12 avril 2019,
a été renvoyée à la commission des questions juridiques et des droits
de l’homme pour rapport le 25 juin 2019. La commission m’a nommé
rapporteur le 1er octobre 2019.
2. Comme l’indique la proposition de résolution, les Forces démocratiques
syriennes (FDS), un groupe d’opposition armé, ont déclaré en mars
2019 que Daech (ou «État islamique», EI ou «État islamique en Irak
et au Levant», EIIL) avait été «vaincu». Plus de 5 000 «combattants
étrangers» qui faisaient partie de Daech étaient originaires de
pays européens (dont environ 3 700 du Royaume-Uni, de Belgique,
de France et d’Allemagne). Un grand nombre d’entre eux étaient accompagnés
de femmes et d’enfants. On estime que plus de la moitié des combattants
étrangers sont déjà rentrés dans leur pays d’origine. Leur retour
représente pour les sociétés européennes des risques graves en matière
de sécurité.
3. Dans sa
Résolution 2190 (2017) «Poursuivre et punir les crimes contre l’humanité, voire
l’éventuel génocide commis par Daech», l’Assemblée parlementaire
a réaffirmé sa position selon laquelle Daech a commis des actes
de génocide et d’autres crimes graves réprimés par le droit international.
Elle a ensuite demandé que des mesures rapides et efficaces soient
prises pour que ces crimes fassent l’objet de poursuites, soit devant
les tribunaux nationaux des pays où ils ont été commis ou dans d’autres
pays en application de la compétence universelle, soit devant la
Cour pénale internationale.
4. Le présent rapport analyse la situation actuelle et se penche
sur le chemin parcouru, l’objectif étant de formuler des recommandations
visant à l’instauration d’une réaction nationale et internationale
plus forte, qui prenne en considération la nécessité de combattre
l’impunité, tout en limitant au minimum les menaces contre la sécurité
que fait peser le retour en Europe des combattants étrangers de
Daech. L’Europe a tout intérêt à coordonner ses politiques dans
ce domaine.
5. Dans le cadre de l’élaboration du présent rapport, la commission
a organisé deux auditions. Le 9 novembre 2020, elle a entendu M. Lars
Otte, procureur principal du Bureau du Procureur général fédéral
à la Cour fédérale de justice (Allemagne), et M. Sinan Can, journaliste
d’investigation de la télévision publique néerlandaise BNNVARA (Pays-Bas).
Le 23 mai 2022 a eu lieu une autre audition, à laquelle ont participé Mme Leyla
Ferman, présidente de l’association Women for Justice (Allemagne),
et Mme Naomi Prodeau, avocate principale
de l’équipe d’enquête de la Free Yezidi Foundation (Irak). Un questionnaire
a également été envoyé aux parlements nationaux par l’intermédiaire
du réseau du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires
(CERDP) – je tiens à remercier les parlements des 25 États membres
qui y ont répondu.
2. La position de l’Assemblée à ce jour
6. Dans sa
Résolution 2091 (2016) «Les combattants étrangers en Syrie et en Irak», l’Assemblée
a déclaré que les États devaient agir en vertu de la présomption
que Daech avait commis un génocide et qu’ils devaient avoir conscience
du fait que cette situation imposait d’agir au titre de la Convention
des Nations Unies pour la prévention et la répression du crime de
génocide de 1948 (Convention sur le génocide). L’Assemblée a donc
appelé les États membres et observateurs à respecter leurs obligations
positives nées de la Convention sur le génocide en prenant toutes
les mesures qui s’imposent pour prévenir un génocide. Elle les a
également invités à trouver une réponse globale au problème des
combattants étrangers, en ménageant un juste équilibre entre la
répression des comportements criminels, la protection des populations
et des droits de l’homme, la prévention de la radicalisation, la
déradicalisation et la réinsertion des combattants qui rentrent
dans leur pays après avoir purgé, le cas échéant, une peine adéquate.
Enfin, l’Assemblée a également appelé à s’attaquer aux causes profondes
de la radicalisation. Dans ce cadre, elle a donc invité les États
membres et observateurs à signer et à ratifier la Convention du
Conseil de l’Europe pour la prévention du terrorisme (STCE no 196)
et son protocole additionnel de 2015 qui vise à lutter contre le
phénomène des combattants terroristes étrangers (STCE no 217)
.
7. Dans sa
Résolution 2190 (2017) «Poursuivre et punir les crimes contre l’humanité, voire
l’éventuel génocide commis par Daech», l’Assemblée a réaffirmé sa
position selon laquelle Daech a commis des actes de génocide et
d’autres crimes graves réprimés par le droit international. Elle
a considéré à ce titre que Daech avait commis des actes de génocide
à l’encontre de membres des minorités yézidie, chrétienne et musulmane non
sunnite. Elle a donc appelé les États membres et observateurs à
prendre des mesures rapides et efficaces, conformément aux obligations
qu’ils ont contractées au titre de la Convention sur le génocide,
afin de prévenir et de punir les actes de génocide, notamment en
menant des enquêtes sur les membres présumés de Daech qui relèvent
de leur compétence ou de leur contrôle, en application de la compétence
universelle, et en poursuivant toutes les infractions commises en
lien avec les activités de Daech à l’étranger et qui relèvent de
leur compétence. L’Assemblée a par ailleurs enjoint aux États d’éviter
d’appliquer leur législation antiterroriste au détriment de leur
compétence universelle lorsqu’il s’agit de crimes visés par le Statut
de Rome de la Cour pénale internationale. En outre, elle a demandé
aux Nations Unies d’envisager la création d’un mécanisme juridictionnel
spécial pour juger les crimes commis par Daech en Irak. Ce mécanisme
pourrait s’appuyer sur des modèles internationaux ou hybrides existants,
ou prendre place au sein des tribunaux nationaux irakiens avec l’assistance
d’experts internationaux.
8. Dans sa
Résolution 2263 (2019) «Déchéance de nationalité comme mesure de lutte contre
le terrorisme: une approche compatible avec les droits de l’homme?»,
l’Assemblée a considéré que le fait de priver de nationalité les
personnes qui prennent part à des activités terroristes (notamment
les «combattants étrangers»), ou qui sont soupçonnées d’y prendre
part, pouvait conduire à une «exportation des risques» et qu’une
telle pratique allait à l’encontre du principe de coopération internationale
dans la lutte contre le terrorisme. Elle a rappelé que cette pratique
compromettait également la capacité des États à s’acquitter de leur
obligation d’enquêter sur les infractions terroristes et d’en poursuivre
les auteurs. En conséquence, l’Assemblée a appelé les États membres
à revoir leur législation à la lumière de leurs obligations internationales
relatives aux droits de l’homme; à s’abstenir d’appliquer cette
mesure; et à privilégier un recours plus large aux autres mesures
de lutte contre le terrorisme (interdiction de déplacement, mesures
de surveillance ou ordonnance d’assignation à résidence, par exemple)
.
9. Enfin, dans sa
Résolution 2321 (2020) «Obligations internationales relatives au rapatriement
des enfants des zones de guerre et de conflits», l’Assemblée a été
consternée par la situation désastreuse des enfants en Syrie et
en Irak dont les parents, soupçonnés d’avoir prêté allégeance à
Daech, sont ressortissants des États membres du Conseil de l’Europe.
Elle est convaincue que le fait de procéder activement et sans plus tarder
au rapatriement, à la réadaptation et à la (ré)insertion de ces
enfants est une obligation qui relève des droits de l’homme et d’un
devoir humanitaire. À cet égard, l’Assemblée a exhorté les États
membres à prendre toutes les mesures qui s’imposent pour assurer
le rapatriement immédiat de ces enfants – indépendamment de leur
âge ou de leur degré d’implication dans le conflit – en compagnie
de leur mère ou de la personne qui en a principalement la charge,
sauf si cette décision n’est pas conforme à l’intérêt supérieur
de l’enfant.
3. Les
politiques adoptées par les États membres du Conseil de l’Europe
à l’égard du retour des combattants étrangers de Daech
10. Dans l’ensemble, les pays européens
sont réticents à rapatrier leurs ressortissants combattants pour Daech
et certains ont même pris des mesures actives pour empêcher leur
retour d’Irak et de Syrie. En mai 2019, le ministre français des
Affaires étrangères, par exemple, a déclaré que les Français qui
ont combattu dans le califat de Daech devaient être jugés là où
ils ont commis leurs crimes. L’un des ressortissants français remis
à l’Irak par les FDS a même affirmé que la France avait organisé
son transfert et que des agents français y avaient directement participé.
En septembre 2019, le ministre néerlandais de la Justice a déclaré qu’il
avait décliné une offre d’aide des États-Unis pour rapatrier 10 femmes
soupçonnées d’appartenir à Daech et leurs enfants, car leur retour
pourrait «mettre directement en danger la sécurité nationale des
Pays-Bas»
. Les personnes rapatriées
qui ont été impliquées dans des activités liées au terrorisme ou
dans un conflit armé à l’étranger sont naturellement considérées
par les États membres comme une menace pour leur sécurité. Les gouvernements
qui rapatrient leurs ressortissants doivent tenir compte des conséquences
politiques, car les populations nationales s’inquiètent des menaces
qu’un tel retour pourrait faire peser sur leur sécurité – soit de façon
immédiate s’agissant des personnes rapatriées qui ne peuvent pas
être placées en détention ni poursuivies, soit à l’avenir, une fois
que les peines d’emprisonnement éventuellement prononcées auront
été purgées.
11. Pour obtenir des informations supplémentaires sur les différentes
approches retenues par les États membres à l’égard du retour et
du rapatriement des combattants de Daech, j’ai envoyé un questionnaire
aux parlements nationaux par l’intermédiaire du CERDP. J’ai reçu
des réponses de la part des 25 États membres suivants: l’Allemagne,
l’Autriche, Chypre, la Croatie, le Danemark, l’Espagne, l’Estonie,
la Finlande, la France, l’Irlande, la Lettonie, la Lituanie, la
Macédoine du Nord, les Pays-Bas, la Norvège, la Pologne, le Portugal,
la République tchèque, la Roumanie, le Royaume-Uni, Saint-Marin,
la République slovaque, la Slovénie, la Suisse et la Türkiye
.
12. Le questionnaire comportait les questions suivantes:
i. Vos autorités ont-elles une politique
de déchéance de nationalité des terroristes, en particulier des membres
de Daech (alias EI ou EIIL) et des personnes soupçonnées d’en être
membres?
- Si possible, veuillez
indiquer comment cette politique a été appliquée dans la pratique,
à combien de personnes et avec quels résultats.
ii. Vos autorités ont-elles une politique de rapatriement
des ressortissants dont on sait ou dont on soupçonne qu’ils sont
membres de Daech?
iii. Combien de membres de Daech ou de personnes soupçonnées
d’en être membres sont rentrés dans votre pays?
- Si possible, veuillez indiquer
comment ces retours ont eu lieu. Par exemple, ont-ils été entrepris de
manière indépendante par les personnes concernées, ont-ils consisté
en un rapatriement assisté ou résultaient-ils d’une expulsion involontaire?
iv. Comment sont traités les membres de Daech ou les personnes
soupçonnées d’en être membres à leur arrivée et après leur retour?
- Des mesures spéciales sont-elles
en place pour éviter les menaces pour la sécurité nationale?
- Les membres de Daech qui rentrent chez eux sont-ils soumis
à un processus de déradicalisation?
- Y a-t-il une différence de traitement en fonction de l’âge
de la personne concernée?
v. Des membres de Daech ou des personnes soupçonnées d’en
être membres de retour dans leur pays ont-ils été poursuivis pour
des infractions pénales?
- Si
oui, pour quelles infractions?
- Quelle a été l’issue des poursuites?
3.1. Déchéance
de nationalité
13. S’agissant de la première question,
il ressort des réponses reçues que 11 États membres autorisent la déchéance
de nationalité en cas d’infraction liée au terrorisme ou d’engagement
dans une organisation terroriste (Allemagne, Autriche, Danemark,
Finlande, France, Norvège, Pays-Bas, Roumanie, Royaume-Uni, Slovénie
et Suisse). Si certaines législations exigent une condamnation définitive
pour une infraction terroriste (Finlande et Norvège, par exemple),
d’autres prévoient la possibilité de déchoir de sa nationalité un
citoyen qui a rejoint une organisation à l’étranger qui représente
une menace pour la sécurité nationale (les Pays-Bas, par exemple)
ou qui prend activement part à des actions/opérations de combat
pour un groupe armé organisé ou une organisation terroriste à l’étranger
(Allemagne et Autriche, par exemple), sans qu’une condamnation soit nécessaire.
Certains États membres n’ont mis en place ou étendu cette compétence
que récemment (par exemple, Allemagne, Danemark, Finlande, Norvège
en 2019). Un citoyen britannique peut être déchu de sa nationalité
si cette déchéance est favorable à l’intérêt général et, dans le
cas des citoyens naturalisés, s’ils se sont conduits d’une manière
qui porte gravement atteinte aux intérêts essentiels du Royaume-Uni.
Dans la plupart des États membres toutefois, il n’est pas possible
de déchoir une personne de sa nationalité si cette déchéance entraîne
l’apatridie de l’intéressé, conformément à l’interdiction prévue
à l’article 7, paragraphe 3, de la Convention européenne sur la
nationalité (STE n° 166)
.
14. Certaines réponses ont révélé que, bien que la déchéance de
nationalité soit prévue par le droit interne, cette procédure n’a
encore jamais été appliquée (Allemagne, Finlande, Norvège et Slovénie).
Aux Pays-Bas, 14 citoyens ont été déchus de leur nationalité en
l’absence de condamnation pénale. En France, l’un des plus grands
pays européens fournisseurs de combattants étrangers, la déchéance
de nationalité est rare: 13 cas ont été signalés en lien avec des
condamnations pour terrorisme entre 1996 et 2016. Le Royaume-Uni
a fait un usage plus important de la déchéance de nationalité que
d’autres pays, puisqu’environ 150 personnes liées au terrorisme
et à des formes graves de criminalité ont été déchues de leur nationalité
depuis 2010
.
15. Les réponses à cette question indiquent que, contrairement
à ce que recommandait la
Résolution 2263 (2019) de l’Assemblée, certains États membres ont récemment
étendu leur compétence de déchéance de nationalité en lien avec
le terrorisme et les combattants étrangers
. Comme l’a déjà
noté l’Assemblée, une telle pratique, outre ses conséquences pour
les droits de l’homme, va à l’encontre du principe de coopération
internationale dans la lutte contre le terrorisme, réaffirmé dans
la Résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations Unies
. Cette résolution ne mentionne pas seulement
l’obligation d’empêcher les combattants étrangers de quitter leur
pays de nationalité ou de résidence, mais exige également des États qu’ils
élaborent et mettent en œuvre des stratégies d’engagement de poursuites,
de réadaptation et de réinsertion des combattants étrangers rapatriés,
ce qui paraît plus difficile s’ils sont légalement empêchés de revenir
.
En fait, les autorités chargées des poursuites ont tendance à considérer
que la déchéance de nationalité empiète sur l’intérêt à engager
des poursuites pénales
.
3.2. Rapatriement
16. S’agissant de la deuxième question,
presque toutes les réponses indiquent qu’il n’existe pas de politique active
de rapatriement des ressortissants nationaux combattants de Daech.
Seule la Türkiye a déclaré rapatrier ses ressortissants dont elle
sait ou soupçonne qu’ils ont été membres de l’EI
. Bien que la plupart des pays
affirment que leurs ressortissants ont le droit de rentrer par leurs
propres moyens de Syrie et d’Irak sur le territoire national, ils
préfèrent analyser chaque situation au cas par cas, avec l’appui
de l’assistance consulaire ou des canaux diplomatiques. En France,
par exemple, le Conseil d’État a rejeté les demandes de rapatriement
de ressortissants français (femmes et enfants) détenus dans des
camps du nord-est de la Syrie sous contrôle kurde, au motif que
leur rapatriement nécessiterait de négocier avec des autorités étrangères
ou d’intervenir sur un territoire étranger, et que de telles mesures
ne sont pas dissociables de la conduite des relations internationales
de la France, un domaine dans lequel les tribunaux français ne sont
pas compétents
.
La France a néanmoins rapatrié 29 enfants orphelins ou séparés de
leur famille (avec le consentement de leur mère) entre 2019 et 2020,
mais continue de refuser de rapatrier les adultes.
17. D’autres pays ont connu récemment certaines avancées sur le
plan de la reconnaissance d’une obligation légale de rapatrier les
ressortissants en vertu du droit national, en particulier les enfants
et les personnes confrontées à des difficultés extrêmes. En Croatie,
une obligation légale a été instaurée pour rapatrier les citoyens
soupçonnés d’avoir été membres de Daech. En Finlande, le gouvernement
a décidé en 2019 de s’employer activement à faire revenir tous les
enfants, sur la base de l’obligation constitutionnelle de garantir
les droits fondamentaux des enfants. En Allemagne, les tribunaux
ont décidé en 2019 qu’une mère devait être rapatriée avec ses trois
enfants du camp d’Al-Hol en Syrie, compte tenu de la situation humanitaire catastrophique
qui régnait dans ce camp et sur le fondement de l’obligation constitutionnelle
faite à l’État de protéger le droit à la vie et à l’intégrité physique
.
18. Certaines réponses ont expressément indiqué que les États
n’ont aucune obligation, en vertu du droit international, de rapatrier
leurs ressortissants dont on sait ou dont on soupçonne qu’ils ont
été membres de Daech, ni leurs enfants (par exemple, la Norvège).
La question de savoir si une telle obligation découle du droit international
des droits de l’homme, notamment au regard de la situation des camps
ou des prisons dans lesquels ils sont détenus ou vivent en Syrie
ou en Irak, dépasse le cadre du présent rapport et a déjà été partiellement
abordée dans le rapport de M. Stefan Schennach (Autriche, SOC),
«Obligations internationales relatives au rapatriement des enfants
des zones de guerre et de conflits»
.
19. Néanmoins, il convient de noter que plusieurs organismes internationaux
de droits de l’homme ont déjà pris des positions claires en faveur
du retour et du rapatriement des combattants étrangers et de leurs
familles dans l’État dont ils ont la nationalité, sur la base des
obligations en vigueur en matière de droits de l’homme, mais aussi
dans le but de traduire les combattants de Daech en justice pour
les crimes commis en Syrie et en Irak (ou sur le sol européen) et
de protéger les droits de leurs victimes
.
Le Comité des droits de l’enfant des Nations Unies a récemment estimé
que la France avait violé les droits des enfants français détenus
depuis des années dans des camps du nord-est de la Syrie en n’autorisant
pas leur rapatriement, et a rappelé que l’État avait l’obligation
positive de les protéger contre un risque imminent pour leur vie,
étant donné les conditions sanitaires inhumaines dans lesquelles
ils vivent
. Le Comité a expressément
souligné la conscience qu’ont les autorités françaises de la situation,
ainsi que leur capacité d’intervention, comme en témoignent les précédents
rapatriements d’enfants effectués depuis les camps en Syrie et leur
coopération avec les autorités kurdes
. La Cour européenne des droits
de l’homme (Grande Chambre) rendra bientôt un arrêt ou une décision
sur des affaires similaires qui concernent le non-rapatriement de
deux femmes françaises et leurs enfants, actuellement détenus dans
des camps dans le nord-est de la Syrie. La Cour devra établir si
la France exerce sa compétence à l’égard de ses ressortissants détenus
à l’étranger et, dans l’affirmative, si le refus de les rapatrier
constitue une violation de l’article 3 de la Convention (interdiction
des traitements inhumains ou dégradants) et de l’article 3, paragraphe 2,
du Protocole no 4 (STE n° 46) (droit
d’entrer sur le territoire de l’État dont un individu est ressortissant)
.
3.3. Nombre
de rapatriés
20. D’après les réponses à la troisième
question, la grande majorité des rapatriés de Daech sont retournés volontairement
et par leurs propres moyens dans leur pays de nationalité ou de
résidence. Des expulsions ou des extraditions ont également eu lieu
de Türkiye vers la France, le Danemark, l’Allemagne, l’Irlande et
la Lettonie. Le nombre total de personnes rapatriées de zones de
conflit indiqué dans certaines réponses se décline comme suit: 1
(Irlande, Lettonie, Pologne), 16 (Suisse), 20 (Finlande), 60 (Pays-Bas),
75 (Danemark), 83 (Macédoine du Nord), 97 (Autriche), 122 (Allemagne),
300 (France
)
et 360 (Royaume-Uni). Certaines délégations ont déclaré qu’aucun
retour de la sorte dans leur pays n’avait eu lieu, ou qu’il était
impossible de connaître le nombre exact de rapatriés.
3.4. Déradicalisation
et autres mesures spéciales prises après le retour
21. Un certain nombre de réponses
font état de mesures de déradicalisation (programmes d’interventions de
sortie) mises en œuvre pour les rapatriés (Allemagne, Autriche,
Chypre, Danemark, Finlande, France, Norvège, Royaume-Uni, Suisse
et Türkiye). Certains États procèdent à une évaluation préalable
des risques individuels (Allemagne, Autriche, Chypre, Danemark et
Finlande). En Slovénie, les autorités estiment que les mesures de
déradicalisation sont inutiles, puisque la déradicalisation est
impossible. D’autres réponses indiquent de façon plus générale que
les membres (ou membres présumés) de Daech sont placés en détention et
gardés pour interrogatoire, placés sous surveillance ou poursuivis
(voir ci-dessous). Lorsque les poursuites ne sont pas possibles,
les suspects peuvent être maintenus en détention en vertu de mandats
spéciaux délivrés par le ministère de l’Intérieur (Chypre) ou soumis
à des mesures spéciales de prévention du terrorisme, telles que
des restrictions de voyage et de circulation, des zones d’exclusion
ou une surveillance par GPS (Royaume-Uni).
22. Certaines réponses indiquent que les programmes de déradicalisation
et de désengagement ont pour but la réinsertion sociale (Chypre,
Finlande, Norvège, Suisse). Des programmes et mesures spécifiques destinés
aux enfants rapatriés ont également été mentionnés (Chypre, Danemark,
France et Pays-Bas).
3.5. Poursuites
pénales
23. Les réponses de nombreux pays
indiquent que les poursuites pénales engagées à l’encontre des combattants
étrangers de Daech de retour de Syrie et d’Irak portent sur des
infractions liées au terrorisme, telles que l’appartenance à une
organisation terroriste, la participation à des activités terroristes,
la préparation d’actes terroristes, le soutien à une organisation
terroriste à l’étranger, le recrutement, l’entraînement ou le voyage
à des fins terroristes, ainsi que le financement de l’un de ces
actes. Les personnes qui reviennent en France sont généralement
accusées d’«association de malfaiteurs en vue de préparer des actes
terroristes». Parmi les autres infractions pénales visées, citons
la participation illégale à un conflit armé (Lettonie); la participation
à une organisation criminelle dans le but de commettre des crimes
particulièrement graves contre l’humanité ou la paix, des crimes
de guerre, un génocide, etc. (Lettonie); l’entrée et le séjour dans
des zones de conflit sans autorisation préalable (Danemark); et
l’entrée ou le séjour dans une zone désignée hors du pays (Royaume-Uni).
24. D’après les réponses reçues, le nombre de combattants étrangers
poursuivis/condamnés à leur retour est le suivant: 1 personne poursuivie
en Irlande; 1 personne condamnée en Lettonie; 1 condamné en Pologne; 4
condamnés en République tchèque; 8 personnes poursuivies au Portugal;
9 condamnés en Norvège; 15 condamnés au Danemark; 103 personnes
poursuivies en Allemagne
; 400
condamnés en Türkiye
. Dans certains pays, des
enquêtes pénales sont ouvertes contre les combattants étrangers
qui ne sont pas encore rentrés et des mandats d’arrêt nationaux
ou internationaux ont été émis (Danemark, France et Pays-Bas). Dans
certains systèmes judiciaires, les combattants étrangers peuvent
être jugés et condamnés par contumace, ce qui signifie qu’ils seront
placés en détention à leur retour pour purger leur peine (France)
.
4. Garantir
la justice et amener les combattants étrangers de Daech à répondre
des crimes qu’ils ont commis
25. Comme l’indiquent déjà des
résolutions antérieures, il ne fait aucun doute que Daech et ses sympathisants
sont, à des degrés divers, responsables ou complices d’un large
éventail de crimes au regard des législations nationales et du droit
international, notamment d’infractions terroristes, de crimes de
guerre, de crimes contre l’humanité tels que l’esclavage sexuel,
l’emprisonnement, le viol, la torture et le meurtre, et de génocide.
En mai 2021, l’équipe d’enquête des Nations Unies chargée d’amener
Daech/EIIL à répondre de ses crimes (UNITAD) a confirmé qu’il existait
des preuves que l’EI avait commis un génocide contre les Yézidis en
tant que communauté religieuse, ainsi que divers crimes de guerre
et crimes contre l’humanité
. Dans le cadre
des enquêtes menées sur les crimes commis à l’encontre des Yézidis
à Sinjar, l’UNITAD a recensé 1 743 auteurs, dont 102 combattants
étrangers. Elle a également réuni des preuves qui confirment le
crime d’incitation directe et publique à commettre un génocide contre
des musulmans chiites à propos des exécutions de masse de cadets
non armés et de personnel militaire à l’Académie de l’armée de l’air
de Tiktir en juin 2014. Dans son dernier rapport, publié en novembre 2021,
l’UNITAD a déclaré que les enquêtes sur la commission de violences
sexuelles et la réduction en esclavage de membres de la communauté
chrétienne par l’EIIL restaient une priorité
.
26. Par conséquent, les combattants étrangers de Daech devraient
être tenus de rendre des comptes non seulement pour les infractions
liées au terrorisme, conformément aux Résolutions 2178 (2014) et
2396 (2017) du Conseil de sécurité des Nations Unies et aux législations
nationales antiterroristes, mais surtout pour les crimes de droit
international plus graves, à savoir le génocide, les crimes de guerre
et les crimes contre l’humanité. Bien qu’il semble plus facile de
poursuivre des combattants étrangers pour des chefs d’accusation tels
que l’appartenance à une organisation terroriste – car le niveau
de preuve est peu élevé par rapport aux crimes réellement commis –
le défaut de cette approche est que tous les combattants étrangers
reçoivent une peine similaire et souvent moins lourde, quel que
soit leur rôle ou leur implication active dans la commission d’actes
plus odieux qui constituent des crimes au regard du droit international
. Le fait de limiter les chefs d’accusation
aux seules infractions liées au terrorisme ne permet pas de tenir
compte de l’extrême gravité des crimes commis par Daech en Irak
et en Syrie.
27. La question qui se pose est de savoir comment et par qui les
individus soupçonnés de ces crimes doivent être poursuivis. La
Résolution 2190 (2017) de l’Assemblée a rappelé que les poursuites contre les membres
de Daech soupçonnés d’avoir commis de tels crimes incombaient en
premier lieu aux États dans lesquels les infractions ont été perpétrées,
à savoir la Syrie et l’Irak.
4.1. Poursuites
engagées par les autorités en Irak et en Syrie
28. L’Irak poursuit les membres
présumés de Daech depuis un certain temps, mais dans le cadre d’une procédure
dépourvue des garanties suffisantes au terme de laquelle des peines
sont prononcées sans discernement et s’avèrent souvent disproportionnées.
En décembre 2017, Human Rights Watch a constaté qu’il existait de
«graves lacunes juridiques qui compromettent les efforts visant
à traduire en justice les membres présumés de l’EI», et qu’«aucune
stratégie nationale en vue de garantir que les responsables des crimes
les plus graves font l’objet de poursuites crédibles» n’était en
place; «les autorités engagent des poursuites contre tous les membres
présumés de l’EI qu’elles détiennent en vertu de la législation
de lutte contre le terrorisme, essentiellement pour appartenance
à l’EI, et ne s’attachent pas à des activités spécifiques ou aux
crimes qui ont pu être commis». Pas moins de 7 374 personnes ont
été inculpées d’appartenance à l’EI depuis 2014, et 92 ont été condamnées
à mort et exécutées – une condamnation à mort a même été prononcée
contre un cuisinier de l’EI. Human Rights Watch signalait à l’époque
que 20 000 membres présumés de l’EI, au moins, étaient détenus en
Irak, bien souvent dans des lieux surpeuplés et parfois dans des
conditions inhumaines – des enfants étaient parfois détenus avec
des adultes
.
29. En mars 2019, Human Rights Watch a signalé que dans la province
de Ninive, dans le nord de l’Irak, les juges «exigeaient un niveau
de preuve plus élevé pour placer en détention des suspects et engager
des poursuites à leur encontre, et limitaient autant que faire se
peut la prise en compte par le tribunal des seuls aveux, des listes
de personnes recherchées erronées et des accusations non étayées»,
autant de défaillances épinglées par l’organisation dans son précédent
rapport
.
Ailleurs, de graves préoccupations subsistent: en avril 2019, la
Rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires,
sommaires ou arbitraires, Agnès Callamard, a demandé aux autorités
irakiennes de «prendre les mesures appropriées en vue de poursuivre
les crimes perpétrés contre le peuple irakien, notamment de possibles
actes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre»
et de «respecter les garanties en matière de procès équitable, garantir la
participation des victimes et faire respecter le droit à la vérité».
Sa déclaration est intervenue après la condamnation à mort de quatre
membres importants de Daech pour appartenance au groupe armé, alors même
qu’existaient des éléments de preuve (y compris émanant des intéressés)
de leur complicité dans des crimes plus graves encore
.
30. De nombreux combattants étrangers se trouvent parmi les détenus
en Irak, y compris des ressortissants d’États européens. On a appris
en février 2019 que 13 Français avaient été capturés par les FDS
en Syrie et remis aux autorités en Irak, où ils allaient être poursuivis.
Ces 13 individus faisaient partie d’un groupe de 500 combattants
de Daech dont les FDS prévoyaient le transfert vers l’Irak
. Selon des
informations parues dans la presse en juin 2019, 11 ressortissants
français ont été condamnés à mort par pendaison au seul motif qu’ils
étaient membres de Daech
. Le juge a déclaré que «la sanction est
la peine de mort, qu’ils aient combattu ou non». Certains observateurs
ont fait valoir que la France «sous-traitait» de fait la procédure judiciaire
à l’Irak, malgré des procès inéquitables et des peines disproportionnées
.
Une organisation a affirmé que «les condamnations à mort des djihadistes
ont été prononcées sur la base d’allégations de faits non clairement
énoncés, non clairement discutés ou prouvés, à l’issue de procès
le plus souvent expéditifs ne respectant pas un certain nombre des
droits fondamentaux des accusés. Ces procédures sont donc contraires à
l’ensemble des instruments internationaux ratifiés par la France
et par l’Irak»
.
La Commission nationale consultative des droits de l’homme de la
République française a considéré que la France devait donner la priorité
au retour de ses ressortissants condamnés à mort par les tribunaux
irakiens, en tenant compte également du fait que les tribunaux français
ont toute compétence pour juger ces personnes en raison de leur nationalité
.
31. Selon des rapports plus récents, si des efforts considérables
ont été déployés par les autorités irakiennes pour traduire en justice
les anciens combattants de Daech, de «sérieuses préoccupations» subsistent
quant à l’équité des procédures et à l’application de la peine de
mort
. En outre, l’Irak
n’a pas encore adopté de cadre juridique approprié permettant d’engager
des poursuites pour crimes de guerre, crimes contre l’humanité et
génocide, ce qui signifie que les combattants de l’EI ne peuvent
être poursuivis qu’en vertu de la législation antiterroriste
.
Or, les Yézidis ne sont pas concernés par ces procès.
32. Il apparaît plus difficile encore que les membres de Daech
puissent être traduits en justice en Syrie. Cela s’explique essentiellement
par la multiplicité des acteurs – Syriens, membres des FDS/Kurdes,
autres groupes d’opposition, Russes, Turcs, et forces américaines/de
la coalition.
33. Le Président syrien Bachar al-Assad a déclaré que «tout terroriste
qui se trouve dans les régions contrôlées par les forces syriennes
sera soumis à la loi syrienne. Celle-ci est très claire. Ils seront
donc traduits en justice devant des tribunaux spécialisés en matière
de terrorisme»
.
Il a été observé que «la justice pénale syrienne n’est pas connue
pour offrir la garantie d’une procédure régulière, mais plutôt pour
sa pratique de la torture en détention provisoire et ses exécutions
massives à l’issue de procès expédiés en quelques minutes. […] La
justice rendue par un système syrien qui ne respecte pas les règles
d’une procédure régulière et ne protège pas les droits des accusés
n’est pas le type de justice dont peut se satisfaire la communauté internationale»
. Plus précisément, certains
font valoir que les procédures judiciaires relatives aux infractions terroristes
en Syrie sont marquées par le manque de sécurité juridique de la
législation applicable, le caractère disproportionné des peines,
l’insuffisance des garanties de procédure – représentation effective
en justice, procès public et procédure d’appel, notamment – et le
manque d’indépendance de la justice
.
34. Le fait que la grande majorité des détenus de Daech en Syrie
soient gardés en captivité par les FDS dirigées par les Kurdes ne
simplifie pas la situation. Bien qu’elles contrôlent toujours d’importantes
portions du territoire, les FDS ne sont pas une entité étatique
et ne sont pas soumises à des obligations juridiques qui les contraignent
à mettre en place des garanties en matière de procès équitable
.
Dans un rapport de juin 2019 consacré au procès de membres présumés
de Daech dans le Rojava, région de Syrie contrôlée par les Kurdes, on
peut lire que les «tribunaux populaires» sont constitués de trois
juges et appliquent des éléments du droit syrien; les prévenus peuvent
se faire assister par un avocat et ont le droit d’interjeter appel;
la torture est interdite et la peine de mort abolie. Il est même
précisé que les FDS ne remettent plus les membres présumés de Daech
à l’Irak, car des personnes transférées précédemment y ont été exécutées
.
D’autres sources font toutefois état de «problèmes majeurs sur le
plan des garanties d’une procédure régulière, les suspects ne bénéficiant
pas du droit d’être assistés par un avocat ni du droit de faire
appel de leur condamnation
»;
en outre, «on ne sait pas très bien comment la justice est rendue
et quelles garanties, à supposer qu’il y en ait, ont été mises en
place pour faire en sorte que les combattants présumés bénéficient
d’un procès équitable
». Selon un
rapport publié en juillet 2019, plus de 7 000 Syriens membres présumés
de Daech ont été jugés et condamnés par ces tribunaux, tandis que
6 000 autres sont en attente de procès
. Cependant, il a été
signalé que les détenus étrangers (irakiens ou européens) ne pouvaient
être poursuivis, car ces juridictions autonomes ne jugent que les
ressortissants syriens
. Il apparaît
aussi que ces tribunaux ne sont actuellement pas en mesure de poursuivre
les combattants de Daech pour des crimes de droit international,
tels que le génocide ou les crimes de guerre
. En outre, la gestion des prisons
et des centres de détention par l’administration autonome dans le
nord-est de la Syrie pose d’immenses problèmes de sécurité, comme
l’a montré l’assaut donné par Daech à la prison de Ghwayran à Hasakah
en janvier 2022, qui a permis l’évasion de centaines de combattants
de Daech
.
35. Étant donné que, pour diverses raisons, on ne peut d’une manière
générale s’en remettre aux autorités – de
facto ou de jure –
en Syrie et en Irak pour rendre une justice conforme aux normes
internationales et proportionnée à la gravité des crimes commis,
il convient de se tourner vers d’autres alternatives. Il n’existe que
deux possibilités: une forme quelconque de tribunal international
ou hybride; et, pour les combattants étrangers, le rapatriement,
afin qu’ils soient jugés par les tribunaux nationaux du pays dont
ils sont ressortissants.
4.2. Action
au pénal engagée par un tribunal hybride ou international
36. Mon précédent rapport, intitulé
«Poursuivre et punir les crimes contre l’humanité voire l’éventuel génocide
commis par Daech»
, examinait différentes
possibilités d’engagement de poursuites autrement que devant des
tribunaux strictement nationaux dans la région ou dans les pays
dont les combattants étrangers ont la nationalité.
37. La solution la plus évidente semble être d’engager des poursuites
devant la Cour pénale internationale (CPI). Il existe trois voies
juridiques pour y parvenir: premièrement, la Syrie et/ou l’Irak
acceptent la compétence de la CPI (compétence territoriale), ce
que, en 2017, je ne considérais pas comme étant réaliste, et qui
ne l’est, semble-t-il, toujours pas aujourd’hui; deuxièmement, le
Conseil de sécurité des Nations Unies défère la situation au procureur
de la CPI, ce que j’estimais improbable en 2017 et qui m’apparaît
encore plus improbable aujourd’hui, compte tenu de l’implication
militaire de la Russie qui dispose d’un droit de veto au Conseil
de sécurité, et du fait qu’un tel renvoi s’appliquerait sans nul
doute à l’ensemble de la «situation» en Syrie
; et, troisièmement, le procureur
de la CPI décide d’ouvrir une enquête sur les crimes commis par
le ressortissant d’un État partie au Statut de la CPI (compétence
personnelle), ce qu’il a jusqu’à présent toujours refusé de faire.
En 2015, la procureure de la CPI a publié une «Déclaration à propos
des crimes qui auraient été commis par l’EI», dans laquelle elle
observait que, si des milliers de combattants étrangers ont rejoint
les rangs de Daech, et si certains d’entre eux ont probablement
pris part à la commission de crimes réprimés par le droit international,
cette organisation est avant tout dirigée par des ressortissants
irakiens et syriens, de sorte que les perspectives d’enquête et
de poursuites à l’encontre des dirigeants les plus responsables
semblent limitées. Elle concluait donc que, «au stade actuel, le
fondement juridique nécessaire pour procéder à un examen préliminaire
est trop étriqué»
. Malgré l’appel de
l’Assemblée à la procureure de la CPI pour qu’elle réexamine cette
décision à la lumière des conclusions ultérieures des parties concernées
(paragraphe 8.3 de la
Résolution
2190 (2017)), sa position n’a pas changé depuis.
38. Compte tenu de la paralysie de la CPI, une solution possible
serait la création d’un tribunal international
ad hoc ou d’une forme quelconque
de tribunal «hybride» (national/international). J’indiquais en 2017
ce qui suit: «[l]e Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté
des résolutions établissant des tribunaux pénaux internationaux
ad hoc à deux reprises par le passé,
pour l’ex-Yougoslavie en 1993 et pour le Rwanda en 1994. Diverses
juridictions spéciales ont également été constituées sur la base
d’accords passés entre les autorités nationales de l’État dans lequel
les crimes avaient été commis et les Nations Unies, comme le Tribunal
spécial pour la Sierra Leone, créé en 2002, et le Tribunal spécial
pour le Liban, constitué en 2007. L’autre modèle envisageable pourrait
être celui des mécanismes juridictionnels «hybrides» mis en place
au sein des appareils judiciaires nationaux – comme les Formations
spéciales pour les crimes graves commis au Timor oriental, créées
en 2000, les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens,
établies en 2001, ou la Chambre spéciale pour les crimes de guerre
du Tribunal d’État de Bosnie-Herzégovine, constituée en 2004 – dans
lesquels siègent des juges internationaux et des juges nationaux.»
On pourrait aussi faire référence dans ce contexte aux Chambres
spécialisées pour le Kosovo (qui appartiennent au système judiciaire
du Kosovo*
mais ont leur siège à La Haye),
instaurées en 2015.
39. Bien que le Conseil de sécurité des Nations Unies ait adopté
des résolutions rappelant que Daech représente une menace globale
pour la paix et la sécurité internationales par ses actes de terrorisme,
les attaques flagrantes, systématiques et généralisées qu’il continue
de mener contre des civils, ses violations du droit humanitaire
et son recrutement de combattants terroristes étrangers
, il
est actuellement peu probable qu’il établisse un tribunal
ad hoc pour poursuivre et punir
ses crimes en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
à l’instar de ceux mis en place pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda
dans les années 1990. L’établissement d’un tribunal hybride sur
la base d’un accord entre l’État dans lequel les crimes ont été
commis et les Nations Unies – bien que cette démarche ne nécessite
pas forcément la participation du Conseil de sécurité
– est pratiquement impossible
sans le consentement et la participation active de l’Irak et/ou
de la Syrie.
40. En 2019, le Gouvernement suédois a proposé la création d’un
tribunal international pour traduire en justice les combattants
de Daech, une initiative soutenue par les Pays-Bas
. Le fondement juridique
d’un tel tribunal pourrait être un traité multilatéral en vertu
duquel les parties transféreraient au tribunal la compétence qu’elles
exercent sur les membres de Daech (principe de la personnalité active).
Cette proposition a été critiquée pour son aspect sélectif (elle
ne s’adressait qu’à un seul groupe impliqué dans le conflit) et
d’aucuns lui ont par ailleurs reproché de permettre aux États européens
d’échapper à leurs responsabilités en matière de rapatriement. Enfin,
il a été avancé que sans la participation ou la coopération des
États territoriaux (Irak et Syrie), et avec seulement un petit nombre
d’États impliqués, le tribunal spécial ne pourrait apporter qu’une contribution
limitée à la lutte contre l’impunité et à la justice
.
41. Bien que je sois conscient des difficultés pratiques auxquelles
se heurte la création d’un nouveau tribunal international, je continue
à croire que la meilleure solution serait un mécanisme juridictionnel international
ayant pour mandat de poursuivre et punir les crimes internationaux
commis par les membres de Daech. Si, comme cela semble être le cas,
la proposition d’établir un tribunal hybride au sein des tribunaux nationaux
irakiens (ou une variante avec des experts internationaux) reste
lettre morte
, les États membres devraient
plutôt envisager la création d’un tribunal spécial international
à part entière. Ce tribunal pourrait être compétent pour les membres
de Daech qui sont ressortissants d’un État membre, qui sont détenus
en Irak et/ou en Syrie et qui ne peuvent y être jugés conformément
aux normes internationales relatives aux droits de l’homme. Il traiterait
les crimes internationaux qui relèvent du droit international coutumier,
notamment les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et
le génocide
. Les États membres
devraient favoriser la création d’un tel tribunal, éventuellement
par le biais d’un traité multilatéral, au sein de l’Assemblée générale des
Nations Unies, du Conseil de l’Europe ou de l’Union européenne.
En parallèle, il convient d’encourager fortement les autorités irakiennes
à prendre part aux négociations en vue de l’établissement d’un tribunal hybride
ou d’un tribunal international spécial.
4.3. Action
au pénal engagée par les autorités des États membres du Conseil
de l’Europe
42. Comme nous l’avons vu plus
haut, la plupart des réponses des parlements nationaux au questionnaire citent
des exemples de poursuites et de condamnations de rapatriés de Daech
pour des infractions liées au terrorisme. En effet, les États sont
tenus par la Résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations Unies
et par le Protocole additionnel de 2015 à la Convention du Conseil
de l’Europe pour la prévention du terrorisme (pour les États qui
l’ont ratifié) d’incriminer le phénomène des combattants terroristes
étrangers en qualifiant d’infraction pénale grave les voyages à
des fins de terrorisme ainsi que le recrutement et le financement
des combattants terroristes étrangers. Cette criminalisation s’applique,
de façon non exclusive, aux actes commis par leurs propres ressortissants,
par exemple le fait de se rendre dans un État autre que l’État de
nationalité ou de résidence à des fins de terrorisme (article 4).
Bien qu’elle ne mentionne pas expressément l’obligation de rapatrier
les combattants étrangers vivant ou détenus à l’étranger dans les
États dont ils ont la nationalité à des fins de poursuites, la Résolution 2178 (2014)
du Conseil de sécurité des Nations Unies établit l’obligation générale
d’élaborer et de mettre en œuvre des stratégies de poursuites, de réadaptation
et de réinsertion pour les combattants terroristes étrangers de
retour. En outre, la Convention du Conseil de l’Europe pour la prévention
du terrorisme exige que les États établissent leur compétence lorsque l’infraction
est commise par un de leurs ressortissants, quel que soit le lieu
de commission
.
43. En outre, le droit international humanitaire et le droit pénal
international imposent aux États l’obligation de poursuivre certains
crimes, quel que soit le lieu où ils ont été commis, comme les crimes
de guerre
et d’autres crimes visés par des
traités internationaux spécifiques
.
En vertu du droit international, les États ont le droit d’affirmer
leur compétence à l’égard des crimes contre l’humanité et des génocides
commis à l’étranger, par exemple par leurs ressortissants ou en
vertu du principe de compétence universelle
. Certains États
qui prévoient une compétence universelle pour certains crimes limitent
toutefois son application aux auteurs présumés qui sont physiquement
présents sur leur territoire (par exemple, les Pays-Bas).
4.3.1. Exemples
récents concernant des crimes internationaux commis par des membres
de Daech
44. Des affaires liées aux crimes
de Daech ont été portées devant les tribunaux de plusieurs États
membres du Conseil de l’Europe, notamment en Allemagne, en France,
en Suède et aux Pays-Bas
.
45. Le 26 janvier 2021, la Cour d’appel de La Haye a condamné
un ressortissant néerlandais revenu de Syrie à sept ans d’emprisonnement
pour participation à une organisation terroriste (EI), crime de
guerre et atteinte à la dignité de la personne. Pendant son séjour
en Syrie, l’accusé avait posé à côté d’un homme exécuté par l’EI
et attaché à une croix. Sur la photo, postée ultérieurement par
l’accusé sur Facebook, il apparaissait fier et prenait résolument
la pose. Le tribunal a estimé qu’il avait contribué à l’humiliation
et à la dégradation de la personne décédée mise hors de combat.
46. En janvier 2022, deux organisations indépendantes qui recueillent
les témoignages de victimes yézidies en Irak ont indiqué avoir réuni
des preuves de l’implication de combattants néerlandais de Daech
dans des crimes commis contre les Yézidis. L’une des victimes, Layla
Taloo, a déclaré avoir été réduite en esclavage et abusée sexuellement
par un combattant de Daech danois et son épouse néerlandaise. Rien
ne permet toutefois de savoir où se trouve actuellement l’épouse
néerlandaise, qui s’est échappée du camp de détention d’al-Hol en
Syrie l’année dernière.
47. L’Allemagne applique la compétence universelle de manière
moins restrictive que d’autres États et, par conséquent, beaucoup
plus d’affaires ont été portées devant les tribunaux allemands
. Le 30 novembre
2021, la Cour d’appel de Francfort a condamné Taha al J., un ressortissant
irakien, à la prison à perpétuité pour génocide, crime contre l’humanité
et crime de guerre. Pour la première fois au monde, un tribunal
a qualifié de génocide les crimes commis contre les Yézidis. Taha
al J. a rejoint Daech en 2015 et a «acheté» une femme yézidie et
sa fillette de cinq ans qui avaient été enlevées lors de l’attaque
de Sinjar en 2014. Avec son épouse, il a réduit cette femme et sa
fille en esclavage et les a forcées à pratiquer l’islam. Un jour
que la fillette de cinq ans avait uriné dans son lit parce qu’elle
était malade, il l’a punie en la menottant à une fenêtre par une
chaleur torride et l’a laissée agoniser sous les yeux de sa mère.
Le tribunal allemand a conclu que Taha al J. avait agi ainsi à l’encontre
de la fillette yézidie et de sa mère «dans l’intention d’éliminer
la minorité religieuse yézidie». La mère de la fillette était partie
civile à la procédure, après avoir été identifiée et localisée par
une ONG en Irak. Elle était présente dans la salle d’audience au
moment où la décision a été rendue
. En octobre 2021, la Cour d’appel
de Munich a condamné l’épouse de Taha al J. (ressortissante allemande)
à dix ans d’emprisonnement pour crime contre l’humanité et pour
son implication dans la mort de la fillette yézidie de cinq ans.
48. Le 21 avril 2021, une cour d’appel régionale a condamné une
citoyenne allemande à quatre ans et trois mois d’emprisonnement
pour participation à une organisation terroriste, complicité dans
la réduction en esclavage d’une femme yézidie (crime contre l’humanité)
et pillage (crime de guerre). En 2015, l’accusée s’était rendue
avec sa fille de trois ans en Syrie pour rejoindre l’EI. Elle avait
épousé un combattant de l’EIIL et avait bénéficié à titre gratuit
de deux logements que l’EIIL s’était appropriés comme butin de guerre.
Elle recevait souvent la visite d’une autre épouse, accompagnée
d’une femme yézidie réduite en esclavage qui effectuait des tâches
ménagères ou de garde d’enfants à son profit.
49. En Suède, en mars 2022, le tribunal de district de Stockholm
a condamné une Suédoise à six ans d’emprisonnement pour avoir enrôlé
son fils dans les forces armées de l’EIIL (crime de guerre). En
avril 2013, l’accusée avait emmené son fils, alors âgé de 11 ans,
en Syrie. Le garçon avait été recruté peu après son arrivée et exploité
pendant deux ans et demi comme enfant-soldat par des groupes armés
de l’EIIL. Il est mort à Raqqa, en Syrie, à l’âge de 16 ans.
50. En France, le 7 septembre 2021, la chambre criminelle de la
Cour de cassation a confirmé la mise en examen de Lafarge, société
de droit français, pour complicité de crimes contre l’humanité,
financement d’activités terroristes et mise en danger de la vie
d’autrui. La filiale locale de Lafarge exploitait une cimenterie dans
une région de Syrie occupée par divers groupes armés, dont l’EIIL.
La filiale a versé des sommes d’argent à ces groupes armés afin
de ne pas compromettre son activité. Le tribunal a estimé que Lafarge
avait financé, par l’intermédiaire de ses filiales, les activités
de l’EIIL en versant plusieurs millions de dollars et qu’elle ne pouvait
ignorer la nature des actions menées par l’organisation, qui étaient
susceptibles de constituer des crimes contre l’humanité. L’affaire
a été renvoyée devant la chambre de l’instruction afin que la procédure
suive son cours.
51. Enfin, il convient de mentionner qu’en octobre 2021, la France
et la Suède ont mis sur pied une équipe commune d’enquête en appui
des procédures relatives aux principaux crimes internationaux commis
par des combattants terroristes étrangers contre la population yézidie
en Syrie et en Irak. Cette initiative vise à éviter la multiplicité
des entretiens avec les mêmes victimes, pour réduire le risque de
retraumatisation. Les États qui ne sont pas officiellement partenaires
de l’équipe commune d’enquête peuvent bénéficier de ses travaux
et contribuer activement à la collecte d’informations sur l’implication
de leurs propres ressortissants.
52. À partir des exemples cités ci-dessus, nous pouvons constater
que plusieurs condamnations ont été prononcées à l’égard de femmes
membres de Daech. Comme l’a déclaré Mme Prodeau
lors de l’audition du 23 mai 2022, la communauté yézidie est particulièrement
alarmée de voir que les membres féminins de Daech se font passer
elles-mêmes pour des victimes ou qu’elles pourraient échapper à
leur responsabilité sur la base des stéréotypes de genre. Dans certains
cas, des femmes membres de Daech retenaient elles-mêmes des femmes
yézidies en captivité ou les préparaient avant qu’elles ne soient
violées. Il est donc extrêmement important d’étudier la responsabilité
individuelle de chaque membre de Daech qui revient dans son pays,
y compris les femmes, en tenant compte du rôle spécifique qu’elles
ont pu jouer dans la commission des crimes, que ce soit en les favorisant,
en les facilitant ou en les commettant
.
4.3.2. Les
questions de preuve
53. La
Résolution 2190 (2017) de l’Assemblée a reconnu que les questions de
preuve étaient essentielles dans la perspective de l’engagement
de poursuites contre les membres présumés de Daech, notamment pour les
procédures devant un tribunal international situé hors de la région
ou pour le renvoi des combattants étrangers devant la justice de
leur pays d’origine. Les problèmes posés notamment par la conservation
des éléments de preuve matérielle, par exemple les documents et
les sites d’inhumation, la prise de déposition de témoins et la
présence de témoins hors de la région doivent être traités. Sans
preuve spécifique suffisante, les chances que la justice soit rendue
pour les crimes d’une extrême gravité qui ont été commis seront considérablement
réduites.
54. Deux mécanismes internationaux ont été mis en place pour enquêter
sur les violations du droit international des droits de l’homme
et du droit international humanitaire en Syrie: la «Commission d’enquête internationale
indépendante sur la République arabe syrienne», créée en août 2011
par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies; et le «Mécanisme
international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes
sur les violations les plus graves du droit international commises
en République arabe syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger
ceux qui en sont responsables» (IIIM), créé en décembre 2016 par l’Assemblée
générale des Nations Unies. Le mandat de la Commission, tel que
le décrit la Résolution 21/26 du Conseil des droits de l’homme,
consiste à «mener rapidement une enquête internationale transparente
et indépendante sur les abus et les violations du droit international
afin de demander des comptes aux responsables, notamment de violations
et d’abus pouvant constituer des crimes contre l’humanité et des crimes
de guerre». Le Mécanisme a pour mission de «recueillir, de regrouper,
de préserver et d’analyser les éléments de preuve attestant de violations
du droit international humanitaire, de violations du droit des droits de
l’homme et d’atteintes à ce droit, et de constituer des dossiers
en vue de faciliter et de diligenter des procédures pénales équitables,
indépendantes et conformes aux normes du droit international devant
des cours ou tribunaux nationaux, régionaux ou internationaux, qui
ont ou auront compétence pour connaître de ces crimes conformément
au droit international». Il convient de noter que le mandat de ces
deux mécanismes s’étend aux actes commis non seulement par Daech,
mais également par toutes les parties au conflit en Syrie.
55. L’UNITAD a été mise sur pied en 2018, conformément à la Résolution 2379 (2017)
du Conseil de sécurité des Nations Unies. Bien que le mandat de
l’UNITAD précise que les preuves recueillies doivent être prioritairement
mises à la disposition des autorités irakiennes, il prévoit également
la possibilité de partager ces preuves avec d’autres États pour
les aider à engager des poursuites au niveau national contre des membres
de Daech. La capacité de l’UNITAD à recueillir des dépositions auprès
de témoins, combinée à sa capacité à compiler des documents internes
de l’EIIL qui corroborent les preuves recueillies sur le «théâtre
des opérations numériques», s’est révélée particulièrement utile
pour appuyer différentes procédures nationales. Par exemple, un
soutien a été apporté aux autorités portugaises dans le cadre de
l’arrestation de deux personnes soupçonnées d’avoir fait partie
des réseaux d’EIIL pendant la période d’occupation de Mossoul. L’UNITAD
a également créé une base de données spécifique, afin de réunir
et de recouper des preuves relatives aux combattants terroristes
étrangers. Elle a par ailleurs un statut d’associé au sein du Réseau Génocide
soutenu par Eurojust
.
56. Certes, ces mécanismes internationaux des Nations Unies ne
constituent pas un tribunal chargé de poursuivre et de juger les
auteurs d’une infraction, mais ils n’en sont pas moins devenus des
outils précieux pour la collecte de preuves à l’appui des juridictions
nationales. Je pense que les États membres devraient davantage soutenir
ces mécanismes d’enquête et s’y associer par le biais de contributions
financières volontaires, la nomination d’experts nationaux détachés
et la signature d’accords de coopération pour utiliser leurs éléments
de preuve dans le cadre des procédures pénales nationales.
57. En ce qui concerne les preuves recueillies sur le théâtre
des opérations, le Mémorandum de 2020 sur les preuves recueillies
sur le théâtre des opérations publié par Eurojust indique que, ces
dernières années, plusieurs pays ont utilisé ces éléments de preuve
dans le cadre de procédures pénales engagées contre des combattants
terroristes étrangers et d’autres personnes impliquées dans des
conflits armés
. Il importe également
de noter que le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe a récemment
adopté une recommandation spécifique sur l’utilisation d’informations
recueillies dans des zones de conflit comme preuves dans le cadre
de procédures pénales relatives à des infractions terroristes (CM/Rec(2022)8,
30 mars 2022). Cette recommandation énonce que les États membres
devraient prendre toutes les mesures nécessaires pour rendre les
informations recueillies par le personnel militaire et les services
de renseignement dans les zones de conflit recevables comme preuves
en vertu des dispositions nationales de procédure pénale. Les États membres
sont également encouragés à renforcer leur coopération avec d’autres
parties prenantes, telles que les ONG
,
les médias, les entreprises et les prestataires privés, afin d’utiliser
les informations que ceux-ci pourraient détenir.
58. À ce propos, les services militaires et de renseignement de
27 États, ainsi que leurs autorités policières, participent à l’opération
«Gallant Phoenix», une initiative du Gouvernement américain dont
le centre névralgique se trouve en Jordanie. Elle fonctionne comme
une plateforme multilatérale de partage d’informations et est devenue
une source majeure de données et d’éléments de preuve sur les combattants terroristes
étrangers et leurs complices pour les autorités policières et judiciaires
.
4.3.3. Cumul
des poursuites
59. Un rapport publié en 2020 par
le Réseau Génocide a mis en évidence la jurisprudence et les pratiques nationales
existantes pour montrer qu’il est possible de poursuivre les combattants
terroristes étrangers et de les tenir responsables de manière cumulée
de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et du crime de génocide,
en plus des infractions liées au terrorisme (notamment l’appartenance
à une organisation terroriste)
. Plusieurs affaires récentes
survenues dans divers États membres (Allemagne, France et Pays-Bas)
semblent confirmer cette tendance, qui conduit généralement à une
condamnation à des peines nettement plus lourdes que celles prononcées
pour les seules infractions terroristes. Par exemple, le 29 juin 2021,
le tribunal de district de La Haye a condamné une Néerlandaise à
six ans d’emprisonnement pour appartenance à une organisation terroriste
et participation à une organisation ayant pour but de commettre
des crimes de guerre, ainsi que pour avoir partagé des vidéos montrant
des prisonniers de Daech brûlés vifs et avoir ainsi porté atteinte
à la dignité personnelle des défunts. Le tribunal a considéré pour
la première fois que Daech n’était pas seulement une organisation
terroriste, mais aussi une organisation criminelle ayant pour but de
commettre des crimes de guerre. Il a fondé sa décision sur le traitement
inhumain et cruel que Daech réserve aux personnes qui n’adhèrent
pas à ses croyances.
60. Le cumul des poursuites tient mieux compte de la gravité des
infractions commises par les membres de Daech et montre que la législation
antiterroriste et le droit pénal international/droit international
humanitaire peuvent être complémentaires pour garantir l’engagement
d’une responsabilité globale et des peines proportionnées
.
5. Autres
pistes pour lutter contre l’impunité: la question de la responsabilité
des États pour génocide
61. Parallèlement aux poursuites
engagées à l’encontre des membres de Daech pour juger les crimes réprimés
par le droit international devant des juridictions nationales ou
internationales, la question se pose de savoir si certains États
pourraient être tenus responsables devant un tribunal international
pour n’avoir pas respecté leurs obligations au titre de la Convention
sur le génocide de 1948 à l’égard du génocide commis par Daech contre
les Yézidis et d’autres groupes protégés. Parmi ces obligations
figurent celles de ne pas commettre de génocide (par l’intermédiaire
de leurs propres organes, de leurs agents ou en leur nom)
; prévenir le
génocide
;
de punir les auteurs lorsque le crime a été commis
;
et d’adopter la législation qui s’impose pour donner effet aux obligations
découlant de la Convention
.
L’obligation de prévention est particulièrement importante. Elle
exige d’un État qu’il prenne des mesures pour empêcher la commission
d’un génocide dès l’instant où il a connaissance, ou devrait avoir
connaissance, de l’existence d’un risque sérieux de commission d’un
génocide. Dès cet instant, l’État est tenu, s’il dispose de moyens
susceptibles d’avoir un effet dissuasif à l’égard des personnes
soupçonnées de préparer un génocide, ou dont on peut raisonnablement
craindre qu’ils en nourrissent l’intention spécifique, de mettre
en œuvre ces moyens, selon les circonstances. Il s’agit d’une obligation
de moyens plutôt que de résultat, en ce sens que les États ont le devoir
«de mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur
disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide».
Ainsi, il faut tenir compte de la «capacité à influencer effectivement l’action
des personnes susceptibles de commettre, ou qui sont en train de
commettre, un génocide», qui dépend, entre autres, de l’intensité
des liens ou de l’éloignement géographique de l’État concerné par
rapport au lieu des événements
.
Cette obligation peut en effet s’appliquer de manière extraterritoriale
.
62. En vertu de l’article IX de la Convention sur le génocide,
les différends entre les Parties contractantes relatifs à l’interprétation,
l’application ou l’exécution de la présente Convention, y compris
ceux qui concernent la responsabilité d’un État en matière de génocide,
sont soumis à la Cour internationale de Justice (CIJ), à la requête
d’une partie au litige. La CIJ estime que tous les États parties
à la Convention ont un intérêt commun à assurer la prévention des
actes de génocide et, s’ils se produisent, à veiller à ce que leurs
auteurs ne bénéficient pas de l’impunité. Les obligations en question
s’imposent à tout État partie à l’égard de tous les autres États
parties. Par conséquent, tout État partie peut invoquer la responsabilité
d’un autre État partie en vue de faire constater le manquement allégué
de celui-ci à ses obligations
erga omnes
partes et de mettre fin à ce manquement
.
63. Compte tenu de l’impossibilité d’établir la responsabilité
de Daech, en qualité d’acteur non étatique, devant les juridictions
internationales, les États membres pourraient envisager de saisir
la CIJ à l’encontre des États qui n’auraient pas prévenu et puni
les actes de génocide commis par Daech, ou dont la responsabilité internationale
pourrait être autrement engagée en vertu de la Convention sur le
génocide.
6. Conclusions
64. Dans sa
Résolution 2190 (2017), l’Assemblée a réaffirmé sa position selon laquelle
des membres de Daech ont commis des actes de génocide et d’autres
crimes graves réprimés par le droit international en Syrie et en
Irak. Elle a appelé les États membres «à prendre des mesures rapides
et efficaces conformément aux obligations qu’ils ont contractées
au titre de la Convention de 1948 sur le génocide afin de prévenir
et de punir les actes de génocide, et à répondre de leur responsabilité
générale d’agir contre les crimes réprimés par le droit international»,
notamment en menant des enquêtes et en traduisant en justice les
membres présumés de Daech qui relèvent de leur compétence ou de
leur contrôle, sur la base du principe de la compétence universelle.
Elle a par ailleurs demandé aux Nations Unies d’envisager la création
d’un mécanisme juridictionnel spécial pour juger les crimes commis
par Daech en Irak.
65. Malheureusement, peu de progrès ont été réalisés dans la mise
en œuvre de cette résolution. S’agissant des différents lieux possibles
pour poursuivre et traduire en justice les combattants étrangers
de Daech, l’engagement de poursuites en Irak et en Syrie ne semble
plus être une solution acceptable. Les considérations relatives
aux droits de l’homme (normes de procès équitable, peine de mort)
et le fait qu’il n’existe toujours pas de cadre législatif pour
juger les crimes internationaux font qu’il est difficile pour les
États européens de maintenir leur position selon laquelle leurs
ressortissants devraient être jugés dans ces pays puisqu’ils y ont
commis leurs crimes. Par ailleurs, la solution qui consiste à établir
un mécanisme juridictionnel hybride en Irak, avec une forme de participation
internationale, reste difficilement faisable sans l’accord de l’État
concerné. En l’absence de toute autre juridiction internationale
où les combattants étrangers de Daech pourraient être jugés, et
compte tenu de la position du procureur de la CPI sur la question,
les États membres devraient donner la priorité à la création d’un
tribunal international spécial qui aurait pour mandat de poursuivre leurs
propres combattants étrangers de Daech détenus en Syrie et en Irak,
avec la participation et le soutien de l’Assemblée générale des
Nations Unies, de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe.
Il importe de continuer à encourager les autorités irakiennes à
prendre part aux négociations en vue de la création d’un tribunal
international spécial ou d’un tribunal hybride.
66. En attendant la mise en place de ce mécanisme juridictionnel
international, l’option la plus évidente reste la poursuite des
combattants étrangers devant les tribunaux nationaux des États membres,
sur la base du principe de la personnalité active ou de la compétence
universelle, comme le suggérait déjà la
Résolution 2190 (2017) de l’Assemblée. Malgré tous les obstacles et difficultés qui se posent,
notamment en ce qui concerne l’accès aux preuves situées dans les
zones de conflit, les exemples récents de l’Allemagne (avec la toute première
condamnation pour génocide), des Pays-Bas et de la Suède montrent
que les États membres ont la capacité de juger les membres de Daech
en Europe. En appliquant à la fois la législation antiterroriste
et l’incrimination des crimes internationaux tels que le génocide,
les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, les autorités
chargées des poursuites et les autorités judiciaires sont mieux
à même de traiter de manière exhaustive la complexité et la gravité
des diverses infractions commises par les combattants de Daech,
tout en agissant en conformité avec les obligations des États en
vertu du droit international. S’il convient évidemment de saluer
les récentes condamnations, force est de constater qu’elles restent
limitées par rapport au nombre de rapatriés et de combattants étrangers
toujours détenus en Irak et en Syrie qui n’ont pas été jugés. Le
maintien de ces personnes dans des camps ou des prisons pour une
durée indéfinie, avec le risque de leur endoctrinement et de leur
radicalisation supplémentaires par Daech, ainsi que de leur évasion, peut
s’avérer contre-productif sur le plan de la prévention du terrorisme
et de la sécurité européenne et mondiale et ne contribue pas à les
amener à répondre de leurs actes. Cependant, il convient que les
États donnent clairement la priorité au chef d'inculpation de génocide,
au moins pour les crimes commis contre les Yézidis et les autres
minorités concernées. Ils devraient également aborder la question
de la responsabilité pénale de tous les membres de Daech, y compris
les femmes, en fonction de leur rôle et de leur implication réels,
et en évitant les stéréotypes de genre. En outre, il importe qu’ils
élaborent et mettent en œuvre des stratégies de réadaptation et
de réinsertion pour tous les rapatriés, en mettant l'accent sur
des programmes de déradicalisation des enfants et des jeunes adultes.
Ces mesures ne devraient en aucun cas se substituer aux poursuites
engagées à l'encontre des personnes pénalement responsables ni à
leur condamnation à une peine.
67. Enfin, parallèlement à l’établissement de la responsabilité
pénale des membres individuels de Daech devant les juridictions
nationales ou internationales, les États membres devraient également
envisager de recourir à d’autres mécanismes de responsabilité existants,
par exemple en prenant des mesures pour tenir les États internationalement
responsables, en vertu de la Convention sur le génocide, de leur
incapacité présumée à prévenir et à punir le génocide commis par
Daech. Les États avaient l'obligation juridique de prévenir le génocide
que commettait Daech, en empêchant le flux de combattants terroristes
étrangers vers les zones contrôlées par Daech et en engageant des
poursuites effectives contre les auteurs de ces actes, afin de dissuader
la commission de nouveaux crimes.