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Rapport | Doc. 15616 | 26 septembre 2022

Sensibilisation et lutte contre l’islamophobie, ou le racisme antimusulman, en Europe

Commission sur l'égalité et la non-discrimination

Rapporteur : M. Momodou Malcolm JALLOW, Suède, GUE

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15169, Renvoi 4545 du 20 novembre 2020. 2022 - Quatrième partie de session

Résumé

L'islamophobie, ou racisme antimusulman, est une forme de discrimination et d'intolérance à l'égard des musulman·e·s et des personnes perçues comme telles. Elle est répandue et en augmentation dans les États membres du Conseil de l'Europe et au-delà, et se mêle aux sentiments anti-immigrants, à la xénophobie et aux préjugés liés au milieu social. Le processus de racialisation associe la croyance religieuse et d'autres marqueurs de différence, notamment l'origine ethnique ou nationale et l'apparence, ce qui conduit à percevoir les musulman·e·s comme un groupe ethnique distinct.

Les femmes sont touchées de manière disproportionnée par l'islamophobie; pour cette raison, et d’autres encore une approche intersectionnelle, qui tient compte du genre et des motifs de discrimination divers, est cruciale lors de la conception, de la mise en œuvre et de l'évaluation des contre-mesures. Les États membres du Conseil de l'Europe devraient également veiller à ce que les politiques de lutte contre la radicalisation et le terrorisme soient compatibles avec les droits humains, l'État de droit et les valeurs communes défendues par le Conseil de l'Europe, afin d'éviter la stigmatisation et un impact disproportionné sur les musulman·e·s. La Recommandation de politique générale révisée n° 5 de l'ECRI sur la prévention et la lutte contre le racisme et la discrimination envers les musulmans propose un large éventail de mesures concrètes qui devraient être pleinement mises en œuvre. Les partis politiques et les médias ont également un rôle à jouer dans la prévention de la stigmatisation conduisant à l'exclusion et à la discrimination des musulman·e·s.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 16 septembre
2022.

(open)
1. L’islamophobie, ou racisme antimusulman (les deux termes sont employés indifféremment dans la présente résolution), est une forme de racisme, d’intolérance et de discrimination envers les musulman·e·s ou les personnes perçues comme tel·le·s. Bien qu’elle soit liée à la religion, l’islamophobie ne peut être réduite à une discrimination fondée sur ce seul motif, car elle résulte d’une perception «racialisée» reposant sur divers marqueurs, parmi lesquels l’origine ethnique ou nationale, l’apparence et les caractéristiques culturelles, et peut s’entremêler à des sentiments d’hostilité envers les immigré·e·s, de xénophobie et à des préjugés liés au milieu social.
2. Comme l’a souligné la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), le racisme antimusulman peut se manifester, implicitement ou explicitement, non seulement dans des attitudes et des actes individuels, mais aussi structurellement dans des actions politiques ou des dispositifs institutionnels. Ses manifestations englobent les préjugés, la stigmatisation, la discrimination (y compris le profilage), le discours de haine et les infractions inspirées par la haine, ainsi que l’exclusion de domaines essentiels de la vie tels que l’éducation, l’emploi et le logement.
3. Les femmes sont touchées de manière disproportionnée par l’islamophobie. Elles sont en effet victimes d’une discrimination multiple et intersectionnelle et sont souvent plus aisément identifiables comme musulmanes. Les mesures antidiscriminatoires visant à lutter contre le racisme antimusulman devraient systématiquement reposer sur une approche intersectionnelle, prenant en considération les motifs de discrimination tels que le sexe, l’origine ethnique, l’origine migratoire, la religion, l’orientation sexuelle, l’identité de genre, l’expression de genre et les caractéristiques sexuelles.
4. L’Assemblée parlementaire est profondément préoccupée par l’augmentation constante des manifestations d’islamophobie en Europe, qui a atteint un niveau spectaculaire ces dernières années, comme le dénoncent de nombreux organismes de défense des droits humains et de la promotion de l’égalité aux niveaux européen et mondial.
5. L’Assemblée condamne l’utilisation de propos islamophobes dans le discours public et politique, tenus en particulier par les mouvements populistes et d’extrême droite, mais souvent repris par des acteurs politiques traditionnels. Elle estime que les stéréotypes présentant les musulman·e·s comme étrangers à la culture et aux valeurs européennes et comme incompatibles avec celles-ci exacerbent la stigmatisation et l’exclusion. L’Assemblée dénonce également les théories complotistes racistes et islamophobes, notamment l’idée inventée de toutes pièces selon laquelle les populations non blanches et musulmanes ont pour dessein de surpasser numériquement le reste de la population européenne (la théorie dite du «grand remplacement»).
6. L’Assemblée est convaincue que les États membres du Conseil de l’Europe devraient s’employer à bâtir une société ouverte et inclusive et s’attaquer aux causes profondes du racisme antimusulman et de la discrimination, notamment les stéréotypes, les préjugés, la stigmatisation et la tendance à désigner comme boucs émissaires les individus et les groupes perçus comme différents de la population majoritaire.
7. Soulignant que l’islamophobie constitue une grave violation des droits et de la dignité de la personne humaine, qui nuit à la cohésion sociale et à la coexistence pacifique en Europe, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe à s’attaquer en priorité à ce phénomène, en tant que forme spécifique de racisme, et à en faire expressément mention dans les plans d’action de lutte contre la discrimination et le racisme.
8. Renvoyant à ses Résolutions 1840 (2011) «Les droits de l’homme et la lutte contre le terrorisme» et 2031 (2015) «Attaques terroristes à Paris: ensemble, pour une réponse démocratique», l’Assemblée souligne que la lutte contre le terrorisme, essentielle pour la sécurité des citoyen·ne·s et la protection des institutions démocratiques, doit être menée dans le respect des droits humains, de l’État de droit et des valeurs communes prônées par le Conseil de l’Europe.
9. L’Assemblée se félicite de l’adoption de la Recommandation de politique générale n°5 révisée de l’ECRI sur la prévention et la lutte contre le racisme et la discrimination envers les musulmans et considère qu’elle devrait être pleinement mise en œuvre par les pouvoirs publics dans les États membres du Conseil de l’Europe et au-delà pour prévenir et combattre cette forme de racisme.
10. L’Assemblée se félicite de l’adoption par le Comité des Ministres, le 20 mai 2022, de la Recommandation CM/Rec(2022)16 aux États membres sur la lutte contre le discours de haine, et estime qu’elle devrait être pleinement mise en œuvre par les États membres du Conseil de l’Europe. La recommandation contient des indications à l'intention des autorités étatiques sur la manière de contrer le discours de haine par le biais du droit civil, administratif et pénal ainsi que par des mesures alternatives. La recommandation comprend également des lignes directrices pour d'autres acteurs, notamment les fonctionnaires, les partis politiques, les intermédiaires de l’internet, les médias et les organisations de la société civile.
11. L’Assemblée se félicite de la décision prise à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies de proclamer le 15 mars Journée internationale de lutte contre l’islamophobie, permettant à la fois de rendre hommage aux victimes de cette forme de discrimination et de sensibiliser l’opinion publique, afin de prévenir et de combattre le racisme antimusulman.
12. L’Assemblée salue et soutient l’action des organisations de la société civile qui œuvrent à la lutte contre toutes les formes de racisme et d’intolérance, dont l’islamophobie. Renvoyant à sa Résolution 2362 (2021) et à sa Recommandation 2194 (2021) «Restrictions des activités des ONG dans les États membres du Conseil de l'Europe», l’Assemblée réaffirme que les organisations non gouvernementales contribuent de manière fondamentale à l’avancée et au développement de la démocratie, de l’État de droit et des droits humains et que les États membres du Conseil de l’Europe sont tenus de garantir notamment le respect des droits à la liberté d’expression, de réunion et d’association.
13. Renvoyant à sa Résolution 2222 (2018) «Promouvoir la diversité et l’égalité dans la vie politique», l’Assemblée réaffirme que les parlements et d’autres institutions élues devraient, dans ce contexte particulier, refléter pleinement la diversité complexe des sociétés européennes.
14. Au vu de ces considérations, l’Assemblée appelle les États membres et observateurs du Conseil de l’Europe, ainsi que les États dont le parlement bénéficie du statut d’observateur ou de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée:
14.1. concernant la législation et les politiques en matière de lutte contre le racisme et la discrimination:
14.1.1. à adopter des plans d’action visant à prévenir et combattre l’islamophobie ou à veiller à ce que les plans d’action contre le racisme et la discrimination fassent expressément mention de l’islamophobie et luttent contre ce phénomène;
14.1.2. à améliorer la collecte de données et à veiller à ce que des données relatives à l’égalité soient disponibles pour soutenir la conception, la mise en œuvre, le suivi et l’évaluation de la législation et des politiques antidiscriminatoires. Les données relatives à l’égalité visant à prévenir et à combattre l’islamophobie devraient être ventilées par sexe, origine nationale et ethnique et religion et devraient être recueillies de manière anonyme, consentie et selon le principe de la déclaration volontaire par l’individu de son appartenance à certains groupes;
14.1.3. à garantir le plein exercice du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, comme le prévoit l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme;
14.1.4. à établir des liens de coopération et à apporter un soutien aux organisations de la société civile œuvrant à la lutte contre le racisme et la discrimination et en faveur de l’égalité, notamment celles dont l’action porte spécifiquement sur l’islamophobie et qui représentent les personnes et les communautés musulmanes;
14.1.5. à encourager et à promouvoir le dialogue et la coopération entre les groupes et les communautés d’appartenance religieuse différente;
14.1.6. à signer et à ratifier, s'ils ne l'ont pas déjà fait, le Protocole n°12 à la Convention européenne des droits de l'homme (STE n°177) et le Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité, relatif à l'incrimination d'actes de nature raciste et xénophobe commis par le biais de systèmes informatiques (STE n°189);
14.1.7. à diffuser et pleinement mettre en œuvre la Recommandation de politique générale n°5 révisée de l’ECRI sur la prévention et la lutte contre le racisme et la discrimination envers les musulmans et à renforcer la coopération avec l’ECRI tout en soutenant pleinement ses activités de suivi;
14.1.8. à diffuser et pleinement mettre en œuvre la Recommandation CM/Rec(2022)16 du Comité des Ministres aux États membres sur la lutte contre le discours de haine;
14.2. concernant les mesures de lutte contre le terrorisme:
14.2.1. à veiller ce que la législation et les politiques antiterroristes soient suffisamment circonscrites pour éviter qu'elles ne soient utilisées de manière arbitraire et discriminatoire;
14.2.2. à s’abstenir de retenir des définitions du «terrorisme» excessivement larges ou manquant de clarté et à veiller à définir avec précision chaque élément constitutif d’une infraction à caractère terroriste, conformément au principe de légalité;
14.2.3. à s’assurer que l’application de mesures antiterroristes est dûment motivée et que ces mesures ne s’appliquent pas de manière automatique ou au-delà de ce qui est prévu par la loi;
14.2.4. à s’abstenir de dissoudre toute institution, y compris les organisations musulmanes de la société civile, à moins que cette mesure ne soit manifestement nécessaire et proportionnée, et à veiller à ce que des procédures judiciaires permettant d’exercer un recours contre les décisions de dissolution soient en place;
14.3. concernant les actions de sensibilisation, d’information et d’éducation:
14.3.1. à mener des campagnes et des activités de sensibilisation et d’information à destination du grand public pour transmettre le message qu’il est de la responsabilité de tous les membres de la société de prévenir et de combattre l’islamophobie, comme toute autre forme de racisme;
14.3.2. à dispenser aux fonctionnaires de tous les secteurs de l’administration, notamment l’éducation, les soins de santé, les services répressifs et la justice, une formation sur les questions de racisme et de discrimination, pour leur permettre de prévenir la discrimination et le harcèlement en lien avec l’islamophobie et d’autres formes de racisme et d’y faire face;
14.3.3. à veiller à ce que les programmes scolaires, en particulier en histoire, géographie, littérature et religion, selon le cas, contiennent des informations exactes sur la présence des musulman·e·s en Europe et leur contribution à la culture et au développement européens.
15. L’Assemblée souligne qu’une attention particulière doit être portée à la prévention et à la lutte contre la discrimination à l’égard des femmes musulmanes, comme explicité dans la Résolution 1887 (2012) «Discriminations multiples à l'égard des femmes musulmanes en Europe: pour l’égalité des chances».
16. L'Assemblée appelle les responsables politiques à s’élever contre l’islamophobie et toutes les autres formes d’intolérance, et les partis politiques à signer la Charte des partis politiques européens pour une société non raciste et inclusive comme le préconise sa Résolution 2443 (2022).
17. L’Assemblée appelle les médias et les industries culturelles, notamment la presse, la télévision et les prestataires d’informations en ligne, à rendre compte de manière fidèle et impartiale des actualités et des informations qui concernent les individus et les groupes musulmans et à s’abstenir d’utiliser des stéréotypes négatifs ou de stigmatiser les musulman·e·s.

B. Exposé des motifs par M. Momodou Malcolm Jallow, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. L’islamophobie, ou la discrimination envers les musulman·e·s et les personnes perçues comme tel·le·s, , est un phénomène très répandu et en constante augmentation dans les États membres du Conseil de l’Europe et au-delà. Si l'islamophobie est parfois considérée comme une forme de discrimination fondée uniquement sur la croyance religieuse, il importe de souligner que les musulman·e·s sont souvent soumis à un processus de «racialisation» qui les conduit à être perçus comme un groupe ethnique distinct, au point que les Européens convertis à l’islam font l’expérience d'être perçus comme «pas tout à fait blancs» ou même comme «non blancs» 
			(2) 
			L. Moosavi, «The Racialization
of Muslim Converts in Britain and Their Experiences of Islamophobia», Critical Sociology, 2015. Voir également
l’<a href='https://rm.coe.int/avis-d-ecri-sur-le-concept-de-racisation/1680a4dcc1'>avis
de l’ECRI sur le concept de «racialisation»</a>, adopté lors de la 87ème réunion plénière
de l’ECRI le 8 décembre 2021.. Ce processus repose sur divers marqueurs de différence parmi lesquels l’origine ethnique ou nationale, l’apparence et les caractéristiques culturelles et peut s’entremêler à des sentiments d’hostilité envers les immigré·e·s, de xénophobie et à des préjugés liés au milieu social.
2. Le 15 mars 2022, l'Assemblée générale des Nations Unies a adopté à l'unanimité une résolution proclamant le 15 mars Journée internationale de lutte contre l'islamophobie. C'est un pas dans la bonne direction et le signe d'une prise de conscience croissante au niveau intergouvernemental de la nécessité de contrer cette forme de discrimination à l'échelle mondiale. Dans les États membres du Conseil de l'Europe, l'islamophobie est une forme d'intolérance très répandue et en constante augmentation. Il convient de noter que l’absence d’une définition largement acceptée de l’islamophobie a été évoquée lors de l’Assemblée générale. En effet, une définition commune est utile pour prévenir et combattre toute forme donnée de discrimination. Plusieurs définitions ont été proposées jusqu'à présent. Parmi elles, j'aimerais citer la définition de travail proposée en 2019 par le groupe parlementaire multipartite du Royaume-Uni sur les musulman·e·s britanniques, qui s'est appuyé sur une large consultation impliquant des expert·e·s, des responsables politiques et des représentant·e·s des communautés musulmanes. Elle est énoncée comme suit: «l'islamophobie est ancrée dans le racisme. C’est un type de racisme qui cible les expressions du fait d’être musulman ou d’être perçu comme tel». Cette définition a le mérite de souligner le rapport entre l'islamophobie et la notion plus générale de racisme, et d’inclure dans son champ d'application non seulement les musulman·e·s, mais également celles et ceux qui sont perçus comme tels.
3. Le terme islamophobie est employé dans le présent rapport, car il est largement utilisé au niveau international par des organisations intergouvernementales et non gouvernementales, y compris au sein du système des Nations Unies. Des organismes de lutte contre la discrimination lui préfèrent d’autres termes, pour éviter le mot «phobie» ou la référence à l’Islam, la discrimination visant les êtres humains plutôt qu’une religion. De toutes les possibilités, l’expression «racisme antimusulman» est à mon sens la plus appropriée, car elle met en évidence le caractère raciste du phénomène concerné.
4. Les préjugés à l'encontre des personnes musulmanes imprègnent les sociétés européennes, ils s’inspirent d’idées fausses, telles que le concept selon lequel l’islam «n’est pas compatible avec les valeurs européennes» et qu’un processus «d’islamisation» de notre continent est en cours. Dans un paysage politique caractérisé par la montée des mouvements racistes et xénophobes, ces idées fausses sont souvent instrumentalisées pour provoquer des divisions au sein de la société et semer les graines de la haine à des fins politiques. En outre, ce type de discours tend à se propager des mouvements extrémistes aux partis politiques traditionnels, ce qui est un motif de grave préoccupation, étant donné que la lutte contre l'intolérance et la promotion d'un vivre ensemble pacifique devraient être une priorité absolue pour toutes les forces de l'éventail politique.
5. L'Assemblée parlementaire a dénoncé, dans sa Résolution 2069 (2015) «Reconnaître et prévenir le néo-racisme», l'incompatibilité supposée entre des groupes d'origines différentes pour des raisons culturelles et religieuses, conduisant à des formes de «racisme sans race». En 1991 déjà, elle soulignait dans sa Recommandation 1162 (1991) «Contribution de la civilisation islamique à la culture européenne» que «l’islam, sous ses différentes formes, a eu au cours des siècles une influence sur la civilisation européenne et la vie quotidienne, et pas seulement dans les pays à population musulmane comme la Turquie», et qu'il a cependant «souffert et souffre encore de représentations erronées, par exemple à travers des stéréotypes hostiles ou orientaux, et l'Europe est très peu consciente de l'importance de la contribution passée de l'islam ou du rôle potentiellement positif de l’islam dans la société européenne d'aujourd'hui. Les erreurs historiques, l'éclectisme éducatif et l'approche trop simpliste des médias sont responsables de cette situation». Trente ans plus tard, cette analyse de la situation est toujours d'actualité, et il reste beaucoup à faire pour corriger les stéréotypes et les représentations erronées.
6. La combinaison de divers éléments, dont la croyance religieuse minoritaire, l'origine migratoire (même si cela ne s'applique qu'à certains membres de ce groupe) et l'émergence du terrorisme islamiste ou djihadiste, a fait des musulman·e·s en tant que groupe l'incarnation parfaite de «l'autre», voire de l'ennemi qui se cache au sein de la société. La propagation de l'islamophobie ne nécessite ni ne suit nécessairement l'émergence d'une communauté musulmane dans un pays ou une région. Des recherches montrent qu'un sentiment antimusulman· généralisé peut être observé dans des pays européens où la présence de musulman·e·s est très limitée. Ce sentiment est souvent le résultat d'idées fausses et de récits stigmatisants diffusés et instrumentalisés par des personnes actives sur la scène publique, y compris en politique. Ces mythes sont crus et intériorisés même par celles et ceux qui n'ont jamais rencontré de musulman·e·s – et en fait surtout par eux.
7. Si l’islamophobie a souvent été passée sous silence ou sous-estimée en Europe et dans le monde, la fréquence et la gravité de ce phénomène s’imposent progressivement dans les consciences. En 2021, M. Ahmed Shaheed, Rapporteur spécial des Nations Unies sur la liberté de religion ou de conviction, a présenté son rapport «Combattre l’islamophobie et la haine antimusulmane pour éliminer la discrimination et l’intolérance fondées sur la religion ou la conviction» au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. Celui-ci indique notamment que «malgré ses effets omniprésents, l’islamophobie et la haine antimusulmane restent mal comprises, et les débats sur les moyens de remédier à ses conséquences sont souvent marqués par des tensions». Il ajoute plus loin que «on s’accorde de plus en plus à considérer que le peu de cas qui est fait des idéologies intolérantes envers les musulmans et le phénomène d’amplification de ces idéologies comptent parmi les causes profondes de la discrimination, de l’hostilité et de la violence à l’égard des musulmans». Lors de la présentation de son rapport, M. Shaheed a déclaré que «l’islamophobie érige des structures imaginaires autour des musulmans, invoquées par la suite pour justifier la discrimination, l'hostilité et la violence envers les musulmans, avec des conséquences dramatiques pour l’exercice de leurs droits fondamentaux, notamment la liberté de religion ou de croyance». Bien que les travaux du Rapporteur spécial portent sur l’islamophobie au niveau mondial, il convient de noter que ce phénomène se manifeste essentiellement en Europe et dans d’autres régions. Ainsi, les théories du complot reposant sur l’idée inventée de toutes pièces que les populations musulmanes immigrées vont «métisser» et remplacer les populations autochtones sont courantes en Europe et en Amérique du Nord notamment. La théorie du «grand remplacement» a été explicitement évoquée comme l’une des motivations derrière plusieurs actes terroristes commis à travers le monde, notamment les attentats perpétrés contre deux mosquées à Christchurch qui ont fait 49 morts le 15 mars 2019.
8. Le présent rapport a été élaboré sur la base de recherches documentaires, des conclusions de deux auditions organisées par la commission sur l’égalité et la non-discrimination à Strasbourg le 28 septembre 2021 et à Stockholm le 12 mai 2022, de multiples activités et d’autres réunions. J'ai effectué deux visites d'information, respectivement en France les 8 et 9 mars 2022 et au Royaume-Uni les 24 et 25 mai 2022. Ces deux pays ont été choisis avant tout parce qu'ils comptent tous deux une importante population de confession musulmane. L'objectif principal de ces visites était de recueillir des informations sur les défis auxquels les musulman·e·s sont confrontés, et sur les mesures adoptées pour lutter contre la discrimination, notamment la législation, les politiques, les initiatives des autorités locales et les activités de la société civile. Bien que ces deux pays diffèrent en termes de culture et d'histoires politiques et juridiques, nombre de questions que j'ai eu l'occasion d'aborder leur sont communes et le sont aussi à d'autres États membres du Conseil de l'Europe. En juillet 2022, j’ai eu la possibilité d’organiser deux autres réunions en ligne avec des représentant·e·s des autorités françaises, afin d’en savoir davantage sur la vision des choses du Gouvernement français. Je remercie la Représentation permanente de la France à Strasbourg de m’avoir aidé à identifier les interlocuteurs et interlocutrices idoines et d’avoir facilité ces réunions. J’ai voulu tenir des réunions supplémentaires avec les autorités gouvernementales britanniques, qui auraient été l’occasion pour elles de répondre et de faire part de leur point de vue sur les informations que j’avais recueillies à Londres et présentées dans mon avant-projet de rapport, mais malgré l’aide de la délégation britannique auprès de l’Assemblée et de la Représentation permanente à Strasbourg, leurs collègues de Londres ont refusé.
9. Des organisations de la société civile et des expert·e·s indépendant·e·s m’ont envoyé leurs observations écrites et je les en remercie vivement. Amnesty International a élaboré un «Panorama régional de l’islamophobie en Europe» 
			(3) 
			«Regional
overview of islamophobia in Europe: Submission to the CoE PACE Committee
on Equality and Non-discrimination», Amnesty International, Bruxelles,
2022 (seulement en anglais), www.amnesty.eu/news/regional-overview-of-islamophobia-in-europe-a-submission-to-the-council-of-europe-pace-committee-on-equality-and-non-discrimination/. contenant des informations sur l’évolution de ce phénomène dans un certain nombre de pays (dont l’Autriche, la Belgique, le Danemark, la France, l’Allemagne, les Pays-Bas et le Royaume-Uni) et formulant plusieurs séries de recommandations. L’ONG française Action Droits des Musulmans (ADM), que j’ai rencontrée lors de ma visite à Paris, m’a fait parvenir une contribution 
			(4) 
			<a href='https://adm-musulmans.com/wp-content/uploads/2022/06/Contribution-ADM-Rapport%C2%AB-Sensibilisation-et-lutte-contre-lislamophobie-en-Europe-%C2%BB-1.pdf'>Contribution
d’ADM pour le rapport «Sensibilisation et lutte contre l'islamophobie
en Europe», </a><a href=''>Paris, 2022.</a> sur la situation en France. Certaines des recommandations figurant dans ce document peuvent cependant s’appliquer à l’ensemble des États membres du Conseil de l’Europe.
10. Le 8 décembre 2021, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) a révisé sa Recommandation de politique générale (RPG) n°5 sur la prévention et la lutte contre le racisme et la discrimination envers les musulmans (adoptée initialement en 2000) 
			(5) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/european-commission-against-racism-and-intolerance/recommendation-no.5'>Recommandation
de politique générale révisée n°5 de l’ECRI sur la prévention et
la lutte contre le racisme et la discrimination envers les musulmans</a>, adoptée le 16 mars 2000 et révisée le 8 décembre 2021.. La RPG n°5 contient une multitude de recommandations, articulées en 60 points regroupés en 4 rubriques, à savoir Politiques et coordination institutionnelle, Prévention, Protection et Poursuites / Application des lois. Ce document a été une importante source d’information et d’inspiration pour l’élaboration de mon rapport. Le projet de résolution reprend certains concepts et certains termes de la RPG n°5. L’ECRI préfère en revanche utiliser «racisme envers les musulmans» que «islamophobie», tout en faisant remarquer que le terme «islamophobie» est plus couramment utilisé au niveau international. J’ai eu l’occasion de discuter de ce document important avec Mme Domenica Ghidei Biidu, membre du Bureau de l’ECRI et Présidente du Groupe de travail de l’ECRI en charge de la révision de la RPG n°5, lors d’une réunion en ligne en mai 2022. La RPG n°5 révisée est un texte nécessaire et fort à propos que l’Assemblée devrait promouvoir et appuyer sans réserve. Par ailleurs, je tiens à souligner, en citant textuellement la RPG, que «si les RPG de l’ECRI s’adressent aux autorités nationales des États membres du Conseil de l’Europe, il revient à tous les membres de la société de lutter contre le racisme et la discrimination envers les musulmans et de les prévenir».
11. Le 20 mai 2022 à Turin, le Comité des Ministres a adopté la Recommandation CM/Rec(2022)16 sur la lutte contre le discours de haine. Conformément aux travaux menés par différentes parties de l'Organisation dans le domaine de la lutte contre le discours de haine, la recommandation contient des orientations à l'intention des autorités des États membres sur la manière de lutter contre le discours de haine par le biais du droit civil, administratif et pénal, ainsi que des mesures alternatives, en fonction du type et de la gravité des cas. Outre les indications destinées aux autorités étatiques, la recommandation comprend des lignes directrices pour d'autres acteurs, tels que les fonctionnaires, les partis politiques, les intermédiaires de l’internet, les médias et les organisations de la société civile. Cette recommandation concerne l'islamophobie et d'autres formes de racisme et de discrimination telles que l'afrophobie, l'antisémitisme, l'antitsiganisme, ainsi que les discours de haine sexiste. C'est une étape importante de plus pour soutenir les États membres du Conseil de l'Europe dans leur lutte contre le discours de haine, qui devrait toujours être en tête de leurs priorités.
12. En juin 2022, je me suis entretenu avec M. Daniel Holtgen, le Représentant spécial de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe sur les crimes de haine antisémites et antimusulmans et toute forme d’intolérance religieuse, et j’ai à cette occasion pu faire le point sur les activités menées par les différents organes du Conseil de l’Europe dans ce domaine. M. Holtgen suit de près l’évolution de la situation et est résolu à combattre toutes les formes de haine et d’intolérance relevant de son mandat. J’espère que le budget du Conseil de l’Europe et les autres contributions permettront d’allouer les ressources financières et humaines nécessaires à la réalisation de ce travail essentiel.

2. La dimension de genre de l’islamophobie

13. Pour comprendre la portée de l’islamophobie et ses effets concrets sur la vie des gens, il est essentiel de prendre en considération ses rapports mutuels avec d’autres types de discrimination et d’intolérance. Une approche intersectionnelle de l’islamophobie aide à comprendre comment plusieurs systèmes d'inégalité sexiste, l'origine ethnique, la croyance religieuse, la catégorie sociale et d'autres formes de discrimination peuvent se conjuguer pour créer des dynamiques et des effets uniques sur différentes personnes.
14. L'aspect du genre est essentiel dans ce contexte, car les femmes musulmanes sont affectées de manière disproportionnée par l’islamophobie. Elles sont confrontées à une situation difficile résultant d'une discrimination multiple et intersectionnelle fondée sur les motifs précités, à savoir le genre, la croyance religieuse, l'origine ethnique, l'origine migratoire et le statut social. Entre autres, la législation interdisant les symboles et les vêtements religieux dans certains États membres du Conseil de l'Europe affecte gravement les femmes portant le foulard 
			(6) 
			<a href='https://www.enar-eu.org/Forgotten-Women-the-impact-of-Islamophobia-on-Muslim-women'>«Forgotten
Women: the impact of Islamophobia on Muslim women</a>», ENAR (consulté le 16 août 2022).. Les conclusions du rapport du Réseau européen contre le racisme (ENAR) «Femmes oubliées: l'effet de l'islamophobie sur les musulmanes», fondé sur un projet de recherche mené dans huit pays d'Europe occidentale, sont préoccupantes. L'Assemblée a déjà travaillé sur ce sujet, notamment à la faveur de la Résolution 1887 (2012) «Discriminations multiples à l'encontre des femmes musulmanes en Europe: pour l'égalité des chances», fondée sur un rapport de Mme Athina Kyriakidou (Chypre, SOC). Cependant, près d’une dizaine d’années se sont écoulées depuis l'adoption de ce texte et il est temps de mettre à jour ses conclusions et ses recommandations.
15. Les musulmanes se retrouvent souvent dans des situations particulièrement vulnérables où elles sont victimes d'islamophobie surtout si leur appartenance à cette catégorie peut être facilement perçue par autrui. Lorsqu'une musulmane portant un foulard est victime de discrimination, on ne peut dissocier son identité féminine de son appartenance à l’islam. C'est pourquoi l'islamophobie est souvent qualifiée de «forme sexiste de racisme». L'islamophobie genrée existe dans un continuum et affecte de différentes manières la vie des femmes et des filles musulmanes.
16. Selon le rapport du réseau ENAR «Les femmes oubliées», les musulmanes souffrent des mêmes inégalités que les autres femmes, mais la perception de leur musulmanité aggrave la situation. Les préjugés à l'encontre des femmes musulmanes sont également alimentés par les médias, où elles sont souvent dépeintes de manière binaire comme étant soit opprimées, soit dangereuses. Les musulmanes sont souvent présentées et perçues non pas comme des agentes actives et des personnes indépendantes ayant des opinions et des capacités propres, mais plutôt comme contrôlées par leur conjoint ou par leur famille. Les médias traditionnels et en ligne, y compris les médias sociaux 
			(7) 
			A cet
égard, voir entre autres les résultats de l’enquête 2021 menée par
le Représentant spécial de la Secrétaire Générale sur les crimes
de haine antisémites et antimusulmans et toute forme d’intolérance
religieuse, www.coe.int/en/web/antisemitic-anti-muslim-hatred-hate-crimes/-/online-hate-speech-is-a-growing-and-dangerous-trend., ont contribué à la diffusion de stéréotypes qui se sont révélés néfastes pour les musulmanes, et les musulmans en général. J'ai eu l'occasion d'en parler avec l’ambassadrice Ismat Jahan, observatrice permanente de l'Organisation de la conférence islamique auprès de l'Union européenne. Elle a notamment souligné l’effet déterminant des médias sur la perception des musulman·e·s aux yeux de la population et le rôle positif qu'ils peuvent éventuellement jouer. Je ne peux que souscrire à ce point de vue, car les médias, me semble-t-il, devraient jouer leur rôle dans la lutte contre les discriminations, principalement en diffusant des informations exactes et en combattant les mythes. Les pouvoirs publics et les organisations de la société civile devraient encourager les actions qu’ils mènent dans la bonne direction.
17. Entre autres choses, l’islamophobie liée au genre est exacerbée par la manière dont les institutions publiques surveillent ou contrôlent les femmes musulmanes. La forme la plus répandue de cette politique publique est l'adoption de lois interdisant les vêtements religieux, ce qui affecte gravement les femmes qui portent un foulard. Dans certains cas, ce type de législation empêche les femmes d'occuper des emplois spécifiques et les exclut de ces environnements. Comme un grand nombre de musulmanes en Europe sont également des migrantes, une telle législation interdisant les vêtements religieux dans certains milieux professionnels rend encore plus difficile pour elles d'acquérir une indépendance financière et de s'intégrer au sein de la société. Le rapport du réseau ENAR a révélé qu'en France, le taux d’emploi des femmes immigrées originaires de pays à prédominance musulmane tels que l'Algérie, le Maroc, la Tunisie et la Türkiye est plus faible que celui des femmes immigrées originaires d'Europe du Sud et du reste de l'Union européenne. 19 % des femmes victimes de discrimination dans le secteur privé disent l’être pour un motif religieux, ce chiffre étant de 8 % dans le secteur public. Même si l'interdiction française du port de signes religieux dans le secteur public ne s'applique pas au secteur privé, l'extension du principe de laïcité au secteur privé a été régulièrement utilisée comme argument par les employeurs pour adopter la même règle dans le privé. De plus, les femmes portant le foulard sont souvent perçues comme étant plus centrées sur la famille, ce qui renforce la discrimination liée à la grossesse et à la garde des enfants dans leur recrutement et leur carrière. L'interdiction du port de vêtements religieux dans le domaine public empêche également certaines femmes et filles musulmanes d'accéder à l’éducation, car on leur demande d'enlever leur foulard pour aller à l'école.
18. En mars 2021, la Suisse s’est prononcée à une courte majorité (51,2 %) en faveur de l’initiative «Oui à l’interdiction de se dissimuler le visage» (initiative anti-burqa) qui visait à interdire le port de la burqa, du niqab et d’autres formes de dissimulation du visage, en dépit des vives inquiétudes exprimées par des responsables politiques et la société civile. Comme il ressort du document que j’ai reçu d’Amnesty International, le Conseil fédéral suisse lui-même avait fait remarquer, dans sa déclaration publiée en amont du référendum, que l’interdiction ne répondait pas aux objectifs visés, à savoir le renforcement de l’ordre public et la prévention de la discrimination envers les femmes, et contrevenait aux valeurs d’une société libérale en Suisse. Le Conseil fédéral a en outre souligné que l’initiative ne concernait qu’un nombre infime de femmes portant la burqa dans le pays et risquait d’entraîner une polarisation de la société.
19. Au Danemark, la dissimulation du visage dans l’espace public constitue une infraction pénale depuis août 2018; l’interdiction vise le port du niqab et de la burqa ainsi que de fausses barbes, de cagoules et d’autres accessoires qui dissimulent le visage dans les lieux publics. Le débat parlementaire autour de cette loi a clairement montré que les femmes musulmanes étaient au centre des préoccupations des législateurs. Les autorités ne recensant pas l’origine ethnique ou la religion des personnes contrevenant à l’interdiction, il est impossible de mesurer son impact sur les femmes musulmanes, qui sont probablement les plus touchées par cette mesure.
20. Une loi interdisant partiellement le port de vêtements dissimulant le visage a également été adoptée aux Pays-Bas. Ici encore, comme l’a souligné la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur les formes contemporaines de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance qui y est associée, bien que la loi «interdise le port de vêtements qui couvrent le visage dans un certain nombre de lieux publics, et bien que son libellé se veuille neutre en apparence, le discours politique qui l’entoure a clairement montré que cette loi visait les femmes musulmanes». Dans sa déclaration à l’issue de sa visite aux Pays-Bas, la rapporteuse spéciale a également souligné «tout le paradoxe de cette mesure, étant donné que les femmes musulmanes sont parmi les plus exposées au harcèlement et aux agressions physiques en public, et même à la discrimination sur le lieu de travail, surtout si elles portent un foulard. Cette loi n’a pas sa place dans une société qui se targue de promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes» 
			(8) 
			 Déclaration de fin
de mission de la Rapporteuse spéciale sur les formes contemporaines
de racisme, de discrimination raciale, de xénophobie et de l’intolérance
qui y est associée à l’issue de sa mission au Royaume-Uni et aux Pays-Bas,
octobre 2019, paragraphe 15..
21. En ce qui concerne le discours et le crime de haine islamophobes, les femmes musulmanes sont les principales cibles de ces violences, surtout si elles portent un foulard, comme le confirment les rapports annuels de l’ECRI. Le rapport «Forgotten women» du réseau ENAR a révélé qu'aux Pays-Bas et en France, respectivement plus de 90% et 80% des victimes d'incidents islamophobes signalés en 2015 et en 2014 étaient des femmes musulmanes, la plupart d'entre elles portant un symbole religieux visible. Les musulmanes sont également considérées de manière disproportionnée comme une menace pour la sécurité et font l'objet d'une surveillance accrue, selon des recherches menées dans des pays européens. Un rapport de l'Agence fédérale de lutte contre la discrimination en Allemagne indique que les musulmanes sont de plus en plus la cible d'attaques islamophobes et que les incidents verbaux et physiques à l'encontre de femmes musulmanes sont devenus plus agressifs, directs et menaçants. Lors d’une enquête menée auprès de musulmanes en Allemagne, 59 % des personnes interrogées ont déclaré avoir été intentionnellement insultées, agressées verbalement ou accostées. Les recherches montrent également qu'un nombre considérable de musulmanes évitent de sortir seules, par crainte d'agressions potentielles.
22. Le rapport du réseau ENAR recommande plusieurs moyens de prévenir le renforcement de l'islamophobie à l'encontre des musulmanes. Il indique que la Commission européenne devrait engager des procédures d'infraction sur la base de la directive européenne sur l'emploi lorsqu'il existe une discrimination systématique en matière d'emploi fondée sur la religion et les croyances. Au niveau national, les mesures politiques visant à promouvoir l'égalité entre les femmes et les hommes et à lutter contre la discrimination devraient inclure des dispositions relatives à la discrimination multiple et adopter une approche intersectionnelle. Les pays devraient également assurer une collecte et une analyse comparables et fiables des données relatives à l'égalité, y compris des données ventilées par ethnie, par genre et par religion. En outre, il faudrait adopter des stratégies nationales de lutte contre l'islamophobie couvrant la discrimination dans l'emploi et d'autres aspects de la vie et s'attaquant au crime de haine.

3. Les politiques de lutte contre le terrorisme et leur impact sur les musulman·e·s

23. L’islamophobie est également liée aux politiques de lutte contre le terrorisme et la radicalisation. Adoptées à la suite des attentats perpétrés en Europe par des terroristes affiliés à Al-Qaïda, à Daech et à d'autres groupes de terrorisme djihadiste, ces mesures conduisent à un profilage ethnique accru et déclenchent finalement une stigmatisation et des préjugés visant l'ensemble de la communauté musulmane. Il ne faut pas sous-estimer l'effet néfaste du profilage ethnique sur les groupes cibles et au-delà. Comme l'a récemment souligné l'Assemblée dans sa Résolution 2364 (2021) «Le profilage ethnique en Europe: une question très préoccupante», cette pratique peut avoir un effet négatif à la fois sur les personnes contrôlées et sur la société dans son ensemble, car elle contribue à promouvoir une vision déformée et à stigmatiser certaines catégories de la population. J'ai eu l'occasion de contribuer au lancement de «A Human Rights Guide for Researching Racial and Religious Discrimination in Counterterrorism» («Un guide des droits humains pour la recherche sur la discrimination raciale et religieuse dans la lutte contre le terrorisme en Europe») in Europe 
			(9) 
			 <a href='https://www.opensocietyfoundations.org/uploads/dc636549-cd15-4ffb-831e-03bd55dae252/a-human-rights-guide-for-researching-racial-and-religious-discrimination-in-counter-terrorism-in-europe-20210309.pdf'>A
Human Rights Guide for Researching Racial and Religious Discrimination
in Counterterrorism in Europe</a>, Amnesty International and the Open Society Foundation,
février 2021. En anglais uniquement., publication résultant de la collaboration entre Amnesty International et l'Open Society Initiative for Europe, qui met en lumière l’effet potentiellement néfaste des politiques antiterroristes en Europe. Cette publication est particulièrement opportune et pertinente.
24. Alors qu’un État démocratique a le droit et l’obligation de défendre ses habitant·e·s contre le terrorisme, aucune communauté ou groupe social ne doit être pris comme bouc émissaire. Il convient de noter que le terrorisme est un phénomène complexe et diversifié, certains groupes prétendant représenter diverses orientations politiques ou idéologiques, dont l'extrême droite, l'extrême gauche et l’ultra-nationalisme. Le rapport 2020 d'EUROPOL sur la situation et les tendances du terrorisme dans l'Union européenne souligne que «comme les années précédentes, les attaques qualifiées de terrorisme ethno-nationaliste et séparatiste ont représenté la plupart des attentats terroristes (57 sur 119)» 
			(10) 
			 <a href='https://www.europol.europa.eu/cms/sites/default/files/documents/european_union_terrorism_situation_and_trend_report_te-sat_2020_0.pdf'>«European
Union Terrorism Situation and Trend Report 2020</a>», EUROPOL, European Union Agency for Law Enforcement
Cooperation 2020..
25. L’idée fausse selon laquelle les musulman·e·s sont au mieux une communauté potentiellement «distincte» ou «parallèle» et au pire une menace pour la sécurité nationale rend souvent particulièrement difficile la situation des défenseuses et défenseurs des droits humains qui s’attachent à dénoncer l'islamophobie. Des particuliers et des organisations de la société civile sont confrontés à une certaine stigmatisation et à de l'hostilité. La loi française dite «contre le séparatisme» est un exemple de cette attitude. Elle comprend des dispositions qui peuvent être interprétées comme permettant de dissoudre les associations qui mènent des activités «non mixtes», telles que la création d'espaces de sécurité réservés aux membres de groupes formés sur des bases raciales. Des organisations respectées qui apportent une contribution positive à la société risquent d'être dissoutes.
26. Étant donné que l'islamophobie sert de concept visant à désigner une catégorie de personnes comme un groupe homogène, certaines mesures antiterroristes adoptées à la suite des attentats menés en Europe par des groupes terroristes djihadistes ont renforcé l'idée que tous les musulman·e·s étaient intrinsèquement dangereux. Selon la publication du BIDDH/OSCE «Combattre le terrorisme, protéger les droits de l'homme» 
			(11) 
			 <a href='https://www.osce.org/files/f/documents/d/6/29103.pdf'>«Countering
Terrorism, Protecting Human Rights: A Manual</a>», Bureau des institutions démocratiques et des droits
de l’homme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (BIDDH/OSCE), 2007, p. 15. ISBN 83-60190-49-6. En anglais
uniquement., «l’un des effets secondaires des activités terroristes et de la réaction internationale face à celles-ci a été la tendance à opposer les idées de liberté, de droits de l'homme et de sécurité». La notion de protection des droits humains a souvent été présentée comme étant en conflit avec la protection contre le terrorisme. Cela est extrêmement trompeur.
27. Lors de l'audition de la commission du 28 septembre 2021, le chercheur Tufyial Choudhury, de l'Université de Durham, qui a mené des recherches dans toute l'Europe pour étudier l'effet des mesures antiterroristes sur les minorités et les communautés racialisées, a souligné que bien que 70 % des attentats terroristes en Europe soient le fait de groupes ethno-nationalistes ou séparatistes, le terrorisme était presque exclusivement lié à l'islam dans le discours public et politique. En revanche, la violence de droite est rarement qualifiée de terrorisme. Ainsi, l'accent disproportionné mis sur l’islam comme unique source du terrorisme en Europe a renforcé l'islamophobie à l'égard des communautés musulmanes.
28. Un autre aspect important des mesures antiterroristes mis en évidence par M. Choudhury est l'adoption de dispositions légales sur les pré-infractions pénales dans les systèmes de droit pénal de plusieurs pays européens. Cela marque la criminalisation d'actions qui sont considérées comme potentiellement dangereuses en raison de l'intention de la personne concernée. Elles sont fondées sur la prévision des activités futures probables de la personne en question. Cette pratique renforce l'idée déjà existante que certain·e·s doivent être considérés comme terroristes aux yeux du public, ce qui aggrave ainsi la suspicion visant les musulman·e·s et leurs pratiques religieuses. On observe une nette transition de la présomption d'innocence à une «présomption de culpabilité», selon laquelle les musulman·e·s sont censés être potentiellement dangereux.
29. La loi antiterroriste adoptée en Autriche notamment, a été largement critiquée car elle pourrait être utilisée à mauvais escient et aggraver la discrimination à l'encontre des musulman·e·s. Une commission d’enquête a été formée pour examiner la loi. Elle a conclu que la loi n’était d’aucune utilité pour les politiques antiterroristes et elle a recommandé l'adoption de mesures préventives fondées sur la culture. En Autriche, comme dans d'autres pays européens, on constate une aggravation des crimes et des discours de haine à l'encontre des musulman·e·s. Les défenseuses et défenseurs des droits humains craignent que l'islamophobie ne se normalise au sein des sociétés européennes. Des groupes de défense des droits humains ont dénoncé une augmentation des crimes haineux à la suite de la publication de la «carte de l'islam» à l’initiative du Gouvernement autrichien, une carte interactive en ligne indiquant l'emplacement d'environ 600 mosquées et organisations musulmanes dans le pays. Cette initiative a déclenché un tollé de la part des organisations musulmanes et de défense des droits humains en Autriche et dans le monde. Je tiens notamment à mentionner la déclaration du représentant spécial du Conseil de l'Europe sur les crimes de haine antisémites, et antimusulmans et toute forme d’intolérance religieuse, M. Daniel Holtgen, qui a qualifié cette carte de l’islam d'«hostile aux musulmans et potentiellement contre-productive».
30. Le Guide des droits humains d'Amnesty International et d'Open Society 
			(12) 
			 Voir
note de bas de page 8. traite également des effets discriminatoires potentiels des politiques antiterroristes en Europe. Il souligne que les activités et affiliations légales des musulman·e·s ont été utilisées pour justifier la surveillance, l'arrestation, l'expulsion, la déchéance de nationalité et d'autres restrictions de leurs droits et libertés. Eda Seyhan, l’auteure du guide, estime que le ciblage des musulman·e·s par des mesures antiterroristes en Europe a renforcé l'idée raciste selon laquelle l’islam est une menace pour la sécurité, tout en créant un environnement où le discours de haine à l'encontre des musulman·e·s s’est normalisé. Cette publication est une initiative louable, car elle fournit aux chercheuses et chercheurs, aux défenseuses et défenseurs des droits humains et à toutes celles et ceux qui s'engagent à promouvoir l'égalité des conseils fiables sur la manière de détecter et de documenter la discrimination. Utilisée correctement, elle peut contribuer à prévenir et à combattre la discrimination, et à protéger celles et ceux qui sont soumis à un traitement injustifié et illégal au nom de la lutte contre le terrorisme.
31. Lorsqu'il s'agit de trouver un juste équilibre entre sécurité et libertés civiles, certains pays, comme l'Allemagne, ont défini plus soigneusement les pré-infractions pénales que d'autres, comme le Royaume-Uni, où les dispositions sont plus vagues. Afin d'éviter que les mesures antiterroristes ne renforcent ou n'entretiennent l'islamophobie, il est important d'analyser les effets potentiels de ces mesures sur les droits humains avant qu'elles ne soient adoptées. En outre, toute législation exceptionnelle dans ce domaine devrait comporter une «clause de caducité», c'est-à-dire une disposition relative à sa suppression progressive, afin que les parlementaires puissent décider si les mesures sont toujours nécessaires. En outre, les organismes chargés de l'égalité et des droits humains devraient se voir confier un rôle plus important au niveau national en matière d’examen de la législation existante afin de veiller à ce qu'elle ne soit pas discriminatoire envers un groupe spécifique de personnes, comme les musulman·e·s, parce qu’elle restreint de manière disproportionnée leurs droits et leurs libertés.
32. L'impact des politiques de lutte contre le terrorisme a été au centre des conversations que j'ai eues lors de mes visites d'information en France et au Royaume-Uni.

4. Principales conclusions de la visite en France

33. Les 8 et 9 mars 2022, j'ai effectué une visite d'information à Paris, où j'ai pu rencontrer des collègues parlementaires du Sénat et de l'Assemblée nationale, des représentant·e·s d'organisations de la société civile, plusieurs juristes, des chercheuses et chercheurs d'universités françaises, des journalistes et le chef de la Délégation interministérielle française à la lutte contre le racisme, l'antisémitisme et la haine anti-LGBT (DILCRAH).
34. Cette visite était destinée à la fois à faire le point sur la situation en recueillant des informations sur les différentes formes de discrimination auxquelles les musulman·e·s sont confrontés en France, et de repérer les bonnes pratiques, qu’il s’agisse de législation, de politiques, d’actions de la société civile ou de toute autre initiative qui s’est révélée efficace pour combattre l’islamophobie et favoriser l’inclusion et qui pourrait être reprise dans d’autres contextes. En ce qui concerne la situation actuelle, des recherches préliminaires et des contacts avec des organisations de la société civile avaient attiré mon attention sur l'effet potentiellement négatif que la loi antiterroriste de 2017 et la loi dite «contre le séparatisme» 
			(13) 
			 Projet de loi confortant
le respect des principes de la République, Texte adopté n°656, Assemblée
nationale, Quinzième législature, 23 juillet 2021 (en français uniquement)., adoptée l'année dernière, pouvaient avoir sur les musulman·e·s de France. J’avais aussi l’intention de demander si ces textes législatifs avaient été évalués par les autorités françaises, s'ils avaient atteint leur objectif et si des effets secondaires avaient été détectés. En outre, je souhaitais aborder avec mes interlocutrices et interlocuteurs français la question de la représentation politique des musulman·e·s.
35. La plupart des acteurs que j'ai rencontrés se sont référés au principe de laïcité, ou laïcité d'État, pour expliquer la situation des musulman·e·s en France, la façon dont ils sont perçus, et l'origine des législations et des politiques qui affectent leur vie. En effet, certaines réunions ont tourné presque entièrement autour de ce concept. La laïcité d'État est un élément important de la culture juridique et politique française et fait constamment partie du discours politique, encore plus pendant les campagnes électorales (la visite en France a eu lieu pendant la campagne pour l'élection présidentielle, qui s’est tenue en avril 2022). Instituée par la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État, la laïcité est généralement interprétée en France comme reposant sur trois éléments principaux: la liberté de conscience et de religion (la liberté d’exprimer ses convictions), la séparation de l'État et de la religion, et l'égalité de toutes et tous devant la loi sans discrimination fondée sur la croyance religieuse. Si, dans un premier temps, la loi de 1905 a suscité l’opposition de l'Église catholique, la laïcité est devenue de plus en plus consensuelle dans la culture politique française et elle a consolidé sa position en droit public. Inscrite dans l'actuelle Constitution française de 1958, la laïcité est un principe fondateur de la Cinquième République et une valeur commune partagée par l’ensemble de la classe politique et des partis, quelle que soit leur orientation politique. Certain·e·s de mes interlocutrices et interlocuteurs semblaient croire que la laïcité était typique de la France et inconnue ailleurs. En fait, la plupart des systèmes de droit public des pays européens prévoient une séparation explicite entre l'État et la religion, et tous les États membres du Conseil de l'Europe reconnaissent la liberté de conscience et de religion, qui est l'une des libertés fondamentales consacrées dans la Convention européenne des droits de l'homme (STE n° 5).
36. La laïcité en France vise à défendre la liberté de religion et à contribuer à protéger les personnes et les groupes sociaux contre toute discrimination fondée sur la croyance religieuse. L'évolution politique et juridique de l'interprétation de ce principe semble toutefois s'éloigner de son esprit et de ses objectifs initiaux, comme me l'ont expliqué plusieurs expert·e·s que j'ai rencontrés à Paris. L'une d'entre eux, Stéphanie Hennette-Vauchez, professeur de droit public à l'Université de Paris-Nanterre, a relevé que «ces dernières années, les gouvernements de droite et de gauche ont exprimé leur soutien à une vision ‘exigeante’ de la laïcité». Elle a poursuivi en expliquant qu'après que le Gouvernement de 2010 du Premier ministre François Fillon a imposé «l’interdiction de la burqa» 
			(14) 
			 Loi n° 2010-1192 interdisant
la dissimulation du visage dans l'espace public. (loi n° 2010-1192 interdisant la dissimulation du visage dans les espaces publics), le Gouvernement de 2014 dirigé par Manuel Valls s'est régulièrement opposé à la conception libérale de la laïcité, y compris en des termes qui ont déclenché beaucoup d’inquiétudes et de troubles 
			(15) 
			 S. Hennette Vauchez,
«Is French laïcité Still Liberal? The Republican Project under Pressure
(2004–15)», Human Rights Law Review,
Oxford, 2017..
37. Mme Hennette-Vauchez estime que si les rapports entre l'État et les religions sont un thème controversé dans beaucoup de sociétés contemporaines, deux caractéristiques du débat sont propres à la France: premièrement, la tension croissante autour du concept de laïcité depuis le milieu des années 2000, qui a atteint une intensité sans précédent. Ensuite, ces tensions ne sont pas seulement de nature politique, mais aussi juridique: les réglementations ont «subi une évolution profonde». En particulier, la laïcité était comprise comme générant des obligations pour les seuls pouvoirs publics, et des droits pour les particuliers. Ainsi, les pouvoirs publics et leurs représentant·e·s devaient s'en tenir à une stricte neutralité religieuse, tandis que la liberté de conscience et de religion était garantie aux particuliers.
38. La loi de 2004 interdisant les symboles religieux à l'école publique a marqué un tournant, car pour la première fois, une stricte neutralité était attendue non pas des fonctionnaires, mais aussi des particuliers. Cette évolution a été confirmée par plusieurs textes législatifs ultérieurs. Dans un article de 2017 (antérieur à la loi «contre le séparatisme» votée en 2021), Mme Hennette-Vauchez conclut que «la laïcité française contemporaine a des dimensions antilibérales, car elle est de plus en plus définie comme l'antonyme de la liberté religieuse – comme un motif juridique potentiellement valable pour diverses restrictions à la liberté religieuse. En outre, comme le montre une analyse détaillée, les nouvelles mesures, nombreuses, qui ont étendu la portée de la laïcité en tant que principe juridique au cours des dix dernières années sont étroitement liées aux inquiétudes croissantes face à l’islam. Il n'est donc pas surprenant que la nouvelle laïcité ait un effet discriminatoire».
39. En effet, alors que la loi de 2021 confortant le respect des principes de la République (loi dite «contre le séparatisme») ne vise spécifiquement aucune croyance religieuse, le discours qui a conduit au projet de loi et l'ensemble du débat parlementaire à son sujet ont tourné autour de l'islam et des musulman·e·s. Le président Emmanuel Macron a ouvert la voie en octobre 2020 par un discours dans lequel, tout en reconnaissant l’existence de millions de citoyens français qui sont musulmans et la nécessité d’éviter de les stigmatiser, il a dénoncé une tendance au «séparatisme islamiste» qui cherche à créer une «contre-société» rejetant la laïcité, l'égalité entre les sexes et d'autres aspects de la culture et du droit français.
40. À Paris, j'ai également eu l'occasion de rencontrer Mme Jacqueline Eustache-Brinio (Les Républicains, opposition de droite) et Mme Dominique Vérien (Union des démocrates indépendants, parti centriste), rapporteures de ce projet de loi au Sénat. Mme Eustache-Brinio a déclaré que l'islamophobie «n'existait pas» en France et a qualifié à plusieurs reprises de «victimisme» l'attitude des musulman·e·s français dénonçant la discrimination – ce qui est à la fois un déni de la réalité et une façon insensible de culpabiliser les victimes. Elle estimait que la nouvelle réglementation était nécessaire, mais elle a regretté qu'elle n'aille pas assez loin (elle n'a pas précisé quelles mesures manquaient). Elle a rappelé que la loi avait été adoptée à la suite des attentats terroristes perpétrés par des individus et des organisations prétendant agir au nom de l'islam. Le meurtre de Samuel Paty, professeur de lycée, perpétré par un terroriste tchétchène en octobre 2020, entre autres, a profondément choqué l’opinion publique française. La sénatrice Eustache-Brinio a insisté sur le fait que la loi visait à apaiser les tensions existant au sein de la société française et à combattre le danger du fanatisme religieux.
41. Je n’ai pas pu m'empêcher de rappeler que, si la France a été frappée par de multiples attentats terroristes djihadistes, au niveau européen, la plupart des attentats terroristes ont des motivations d'extrême droite, suprématistes ou ultra-nationalistes, comme cela est indiqué précédemment dans ce rapport. Je dois ajouter que si, comme le dénoncent un grand nombre d’expert·e·s et d’organisations, les effets secondaires involontaires de la loi «contre le séparatisme» incluent la stigmatisation et la marginalisation potentielle des musulman·e·s français, il est difficile de croire que l'objectif d'apaisement des tensions sera atteint.
42. Il a été encourageant de rencontrer, plus tard au cours de la visite, deux autres députés de l'opposition de gauche, à savoir Mme Danièle Obono du parti La France Insoumise et M. Aurélien Taché qui est maintenant un représentant de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (NUPES). Ils ont partagé leurs points de vue et leurs préoccupations sur la situation des musulman·e·s français d'une manière qui m'a semblé beaucoup plus réaliste et crédible. En ce qui concerne l'islamophobie, Mme Obono a notamment souligné l'impact des politiques gouvernementales sur la société civile, les ordres de dissolution visant les organisations non gouvernementales émanant des autorités administratives, et non du pouvoir judiciaire. L'islamophobie est souvent niée et cette méconnaissance entrave la possibilité d'adopter des politiques antidiscriminatoires pertinentes. M. Taché a constaté que l'islamophobie se manifestait sous diverses formes. Si les agressions verbales et physiques sont préoccupantes, les difficultés d'accès au logement et à l'emploi sont des formes de discriminations plus subtiles, mais tout aussi inquiétantes. M. Taché a ajouté que l'islamophobie avait tendance à se répandre dans l'élite politique, non seulement parmi les partis et mouvements de droite radicale, mais souvent aussi dans les partis traditionnels, y compris de gauche. En effet, les préjugés antimusulmans sont produits en partie par la politique de haut niveau et les médias, a-t-il constaté. Un rapport de 2019 du Défenseur des droits français (Ombudsman) a confirmé l'existence d'une discrimination systémique à l'encontre des musulman·e·s. M. Taché estime qu'un observatoire des discriminations devrait être créé en France et que davantage de fonds devraient être alloués à la recherche dans ce domaine.
43. Les représentant·e·s des organisations de la société civile que j’ai rencontrés m’ont fait part de leur préoccupation concernant les formes de discrimination auxquelles sont actuellement confrontés les musulman·e·s français. Ils ont indiqué que les stéréotypes négatifs constituent un réel danger pour les musulman·e·s, qu’ils touchent particulièrement les femmes, notamment en raison de l’idée erronée qui fait du port du hijab ou du voile islamique un acte politique ou une forme de prosélytisme religieux. Ils estiment qu’en réalité, il s'agit uniquement d'une habitude dictée par des obligations religieuses, et en tant que telle, protégée par la liberté de religion. Le fait de considérer le hijab comme un signe de radicalisme et comme une violation du principe de laïcité a conduit à des interdictions légales de plus en plus strictement appliquées, y compris dans des espaces qui, à l'origine, n’étaient pas visés par l’interdiction.
44. La réglementation est souvent incohérente et confuse. Par exemple, ce sont les différents barreaux qui décident si les avocates ont le droit de porter le hijab dans les tribunaux, ce qui entraîne des réglementations différentes selon les villes françaises. Certains barreaux interdisent le port du hijab dans les tribunaux, mais autorisent les nouvelles membres à le porter lors de la prestation du serment professionnel. L'interdiction du port du hijab a également suscité une controverse dans le monde du sport, où un groupe de joueuses de football a contesté le règlement de la Fédération française de football (l’affaire a alors été portée devant le Conseil d’État en novembre 2021). En février 2022, Élisabeth Moreno, ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes, a exprimé son soutien à cette initiative en déclarant que «la loi dit que ces jeunes femmes peuvent porter un foulard et jouer au football. Aujourd'hui, sur les terrains de football, le foulard n'est pas interdit. Je veux que la loi soit respectée». Je ne peux que souscrire à la position de Mme Moreno, et à sa conclusion: «les femmes doivent pouvoir choisir de s’habiller comme elles le souhaitent».
45. En effet, le respect de la liberté individuelle devrait être la priorité. Dans certains pays, le radicalisme religieux oblige les femmes à porter le voile islamique. Il est ironique de tenter de combattre le radicalisme et de protéger la liberté des femmes en les obligeant à ne pas le porter. La liste toujours plus longue des interdictions du hijab est aussi injuste que contre-productive. L'interdiction vise les femmes en particulier (à titre de comparaison, les hommes musulmans sont aussi souvent clairement reconnaissables, mais il n’a jamais été envisagé d’interdire la barbe ou de réglementer sa longueur ou son style dans certaines activités ou professions). La législation limite la participation des femmes musulmanes à l'économie et à la vie publique, car celles qui se sentent obligées par leur foi de porter le hijab ont tendance à renoncer à la pratique de certains sports ou à certaines professions plutôt que de renoncer au voile.
46. Une évolution inquiétante au cours des dernières années est la fermeture d'un grand nombre d'organisations musulmanes. En décembre 2020, le ministre de l'Intérieur Gérard Darmanin a annoncé une vague de répression contre 76 mosquées soupçonnées par les autorités de se livrer au «séparatisme» et d'encourager l'extrémisme. Selon les statistiques publiées par le Gouvernement français en janvier 2022, 24 887 enquêtes ont été menées, 718 organisations musulmanes, fermées ou dissoutes et 46 millions d'euros, confisqués.
47. Selon mes interlocutrices et interlocuteurs à Paris, dont plusieurs avocates qui ont suivi des cas individuels, ces chiffres indiquent une tendance punitive disproportionnée: les autorités agissent de manière à restreindre les droits des organisations visées. Les avocats ont indiqué que les motifs de la dissolution des organisations sont souvent peu clairs, insuffisants ou répétitifs, ce qui semble montrer que les mesures prises ne font pas suite à des enquêtes appropriées. Des organisations qui ont été financées par les collectivités locales et qui ont coopéré avec elles sans problème pendant des années se sont retrouvées dissoutes, accusées de radicalisation. Mediapart, cybermédia très respecté, a publié un rapport sur une année de politiques anti-séparatistes (les qualifiant de «chasse aux sorcières»). Selon les conclusions du rapport, «il est rare qu’en France une population ait fait l’objet d’autant de procédures administratives en raison de son origine ou de sa religion supposée ou réelle» 
			(16) 
			 L. Syrah, <a href='https://www.mediapart.fr/journal/france/281021/lutte-contre-le-separatisme-un-de-chasse-aux-sorcieres?onglet=full'>«Lutte
«contre le séparatisme»: un an de chasse aux sorcières</a>», Médiapart, 28
octobre 2021..
48. La question de savoir pourquoi la représentation politique des musulman·e·s en France semble si limitée est une question à la fois politiquement sensible et à laquelle il est difficile de répondre. Les responsables politiques les plus conservateurs que j'ai rencontrés ont tout simplement rejeté l'idée qu’un groupe ou une communauté puisse avoir besoin d’être représenté par des élu·e·s, l’idée étant qu'il n'existe qu’une seule grande communauté nationale composée par l’ensemble des citoyen·ne·s. D’autres personnalités politiques, expert·e·s et représentant·e·s de la société civile ne se sont pas opposés à l’idée, mais ont semblé prudents à son sujet.
49. Le manque de représentation politique de la communauté musulmane découle probablement d'une combinaison de facteurs. L'un des principaux obstacles est probablement l'idée, bien ancrée dans la culture politique française et rarement remise en question, de la «communauté» comme quelque chose qui met en danger l'unité nationale en fracturant la société, plutôt que d’en simplement constituer un élément. Les communautés, pense-t-on, mènent au communautarisme, terme à la mode dans le discours politique de ces dernières décennies, qui se réfère souvent spécifiquement aux musulman·e·s (communautarisme islamique) 
			(17) 
			 H. Seniguer, «Le communautarisme:
faux concept, vrai instrument politique», Histoire, monde et cultures religieuses,
Paris, 2017/1 (en français uniquement).. Ces derniers temps, le terme de communautarisme est souvent remplacé par celui de «séparatisme», qui repose sur une vision similaire, mais qui, comme je l'ai déjà mentionné, met surtout en évidence le risque supposé que certains groupes mènent une vie distincte du reste de la population.
50. L'image de «sociétés parallèles» est elle aussi souvent utilisée. Les responsables politiques de confession ou d'origine musulmane peuvent être perçus comme les représentants d’une catégorie spécifique, plutôt que comme les membres de la communauté nationale, ce qui peut réduire leurs chances d'être retenus comme candidat·e·s par leurs partis politiques respectifs et d’obtenir des suffrages. Cela conduit également nombre d'entre eux à minimiser leur appartenance à la communauté musulmane et à exclure de leur programme politique les éléments qui peuvent être considérés comme liés à celle-ci.
51. Plusieurs de mes interlocutrices et interlocuteurs ont réitéré la même recommandation, à savoir la nécessité de former les fonctionnaires de tous les secteurs à la laïcité, afin qu’ils en apprennent davantage sur sa signification réelle et la manière dont elle doit être appliquée. Cette formation devrait être dispensée, entre autres, au personnel enseignant, aux responsables du maintien de l’ordre, tant au sein de la justice que des forces de police, ainsi qu'aux professionnel·le·s de la santé. Cela fait également partie des dispositions de la récente loi «contre le séparatisme», qui prévoit en outre que toutes les administrations doivent désigner un «référent laïcité» chargé de promouvoir et de contrôler le respect de la laïcité. Des actions de formation sur ce sujet seront également préconisées par le prochain plan d’action de la DILCRAH. Il est utile de dispenser une formation, cela constitue un pas dans la bonne direction, car les représentant·e·s des organisations de la société civile avec lesquels je me suis entretenu, œuvrant en faveur des droits humains en général, et pas seulement les droits des personnes musulmanes, ainsi que d’autres expert·e·s ont insisté sur le fait que les fonctionnaires «n’ont aucune idée» de ce qu'est réellement la laïcité. Les «17 décisions pour la laïcité» 
			(18) 
			 <a href='https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2021/07/2021_07_15_dp_17_decisions-laicite1.pdf'>17
décisions pour la laïcité</a>, dossier de presse, Comité interministériel de la laïcité,
15 juillet 2022 (en français uniquement). adoptées récemment par le Gouvernement français prévoient elles aussi de former l’ensemble des agent·e·s publics à la laïcité, notamment les agent·e·s des forces de l’ordre, les professionnel·le·s de santé et le personnel enseignant. Il est capital que cette formation transmette la véritable signification de la laïcité, celle qui respecte la diversité religieuse et la liberté de religion, et qu'elle évite tout risque de stigmatisation d'une croyance particulière. L’impartialité est l’un des piliers du principe de la laïcité en France et il conviendrait d’en tenir systématiquement compte lors de l’élaboration de politiques dans ce domaine.
52. Le 21 juillet 2022, j’ai eu l’occasion de m’entretenir par visioconférence avec M. Christophe Farnaud, récemment nommé envoyé spécial du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Diplomate chevronné, ancien ambassadeur et jusqu’il y a peu, directeur Afrique du Nord et Moyen-Orient à l’administration centrale du Quai d’Orsay, il a expliqué que plusieurs directions au sein du ministère étaient engagées dans la lutte contre le séparatisme et qu’il avait pour rôle de coordonner cette action. Dans d’autres échanges, M. Farnaud a souligné que le ministère menait une coopération avec le monde musulman par le biais de programmes d’échanges culturels, scientifiques et politiques. Citant le Président Macron, il a déclaré qu’il existait en France un risque réel de séparatisme, qui menace la cohésion nationale. Il a précisé que la loi dite «contre le séparatisme», officiellement intitulée «loi confortant le respect des principes de la République», ne visait pas tous les musulman·e·s, mais seulement les radicaux. Il a estimé au contraire que la nouvelle loi protégerait les musulman·e·s en général, ainsi que le reste de la population, car l’islam radical leur est souvent préjudiciable. M. Farnaud a assuré que la loi de 2021 était conforme au principe de laïcité, car profondément ancrée dans la culture juridique et la pratique judiciaire françaises, et à l’approche universaliste qu’il considère comme étant la meilleure garante de la liberté de religion (je cite «la meilleure manière de respecter les musulmans»). Alors que nous évoquions l’égalité entre les femmes et les hommes et le risque que la loi sur les symboles religieux ne favorise une discrimination envers les femmes musulmanes ou ne limite leur autonomie, M. Farnaud a indiqué qu’un débat était en cours au sein de l’administration française sur la manière de réglementer le port des symboles religieux dans le sport et que la ligne majoritaire qui se dégageait était de laisser à chaque fédération sportive le libre choix sur la question. Plus généralement, en France, toutes les questions relatives à la laïcité et à l’islam font l’objet d’un débat, qui peut amener la législation et les politiques à évoluer, puisque, par définition, elles sont perfectibles. Ménager un équilibre entre la liberté de religion et la neutralité de l’État, tout en assurant l’ordre public, la santé publique et l’accès à l’éducation, est une tâche tout aussi nécessaire que difficile. M. Farnaud a reconnu que, dans certains domaines, les règles de la laïcité étaient simples, mais qu’elles étaient plus compliquées à mettre en œuvre.
53. Il est encourageant que le débat démocratique et la possibilité que les lois et les politiques évoluent aient été évoqués. Profitant de la sincérité de notre échange, j’ai demandé à M. Farnaud si la France comptait user de son influence aux niveaux européen et international afin que les mesures qui s’imposent soient prises pour lutter contre l’islamophobie. J’ai mentionné le retard inquiétant pris dans la nomination d’un nouveau coordinateur de la Commission européenne pour la lutte contre la haine à l’égard des musulman·e·s, car il peut donner l’impression d’un manque de volonté de la part des institutions de l’Union européenne de s’attaquer au problème de l’islamophobie. M. Farnaud m’a assuré que la France userait de toute son influence pour promouvoir la lutte contre la discrimination en général.
54. J’ai brièvement abordé la question de la représentation politique des musulman·e·s avec M. Farnaud. Tout en confirmant que les responsables politiques affichaient rarement leurs croyances religieuses quelles qu’elles soient, il a indiqué qu’un nombre croissant de représentant·e·s politiques français étaient de confession ou de tradition musulmane.
55. En France, grâce notamment aux travaux de recherche en sciences sociales et à plusieurs études réalisées ces dernières années, les législateurs et les décideurs prennent progressivement conscience du problème de l’islamophobie. En 2019, une étude réalisée à la demande de la DILCRAH a montré que les musulman·e·s étaient soumis·e·s à un niveau très élevé de discriminations du fait de leur religion ou de leurs origines, notamment dans l’accès au logement. Restituant les chiffres de cette étude, Mme Marlène Schiappa, alors secrétaire d'État en charge de l'égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, a déclaré qu’ils témoignaient de «l’échec de notre modèle d’intégration 
			(19) 
			 C. Brigaudeau, <a href='https://www.leparisien.fr/societe/racisme-anti-musulmans-l-echec-de-notre-modele-d-integration-confie-marlene-schiappa-05-11-2019-8187141.php'>«Racisme
anti-musulmans: ‘L’échec de notre modèle d’intégration’, estime
Marlène Schiappa»</a>, Le Parisien,
5 novembre 2019.». Elle a ajouté que la discrimination pouvait inciter au séparatisme, car les personnes qui se sentent exclues des institutions peuvent être attirées par des mouvements qui sont contraires aux valeurs de la République. Il semblerait en effet que ce risque soit souvent sous-estimé par les responsables politiques et les législateurs. En fait, la lutte contre toutes les formes de discrimination contribue à promouvoir la cohésion sociale et, en définitive, à protéger les institutions démocratiques.
56. Le rapport publié en 2020 par le Défenseur des droits «Discrimination et origines: l’urgence d’agir» ne traite pas spécifiquement de l’islamophobie, mais souligne que les personnes de descendance arabe (qui, comme le confirment plusieurs études, sont souvent perçues comme des musulman·e·s, quelle que soit leur véritable appartenance religieuse) sont fortement discriminées dans l’accès au logement et à l’emploi. Ce rapport fait également explicitement référence à la dimension intersectionnelle de la discrimination, notamment en ce qui concerne la discrimination à l’égard des femmes musulmanes. En 2021, le Défenseur des droits a publié une contribution à la consultation citoyenne sur les discriminations, contenant un large éventail de recommandations. Il réaffirme que les discriminations fondées sur l’origine (qui, comme le précise le texte, se cumulent bien souvent avec les discriminations fondées sur la couleur de peau, la religion et le nom d’origine étrangère) doivent être une priorité politique et recommande de mettre en place un système de veille statistique de ce type de discrimination. Le plan d’action contre le racisme et l’antisémitisme 2018-2020 recommande également d’améliorer la collecte de données statistiques pour soutenir l’action du gouvernement en faveur de la lutte contre la discrimination.
57. En 2021 également, une mission d’information de l’Assemblée nationale a présenté un rapport détaillé intitulé «Rapport d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes de racisme et les réponses à y apporter» 
			(20) 
			 <a href='https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/racisme/l15b3969-ti_rapport-information'>Rapport
d’information sur l’émergence et l’évolution des différentes formes
de racisme et les réponses à y apporter</a>, n° 3969, Assemblée Nationale, Quinzième législature,
9 mars 2021 (en français uniquement).. Concernant l’islamophobie, il indique que les actes de haine dirigés contre les musulman·e·s sont en forte hausse, enregistrant une augmentation d’environ 50 % entre 2018 et 2019.
58. Une plateforme antidiscrimination a été créée en 2021 pour donner à toutes les personnes qui s’estiment victimes de discrimination la possibilité d’être accompagnées. Le mandat de la plateforme couvre tous les domaines où une discrimination peut s’exercer – tels que l’accès à l’emploi, au logement et aux soins de santé – ainsi que tous les motifs de discrimination, dont l’origine et la religion. Le collaborateur de la ministre déléguée chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes avec lequel je me suis entretenu a souligné que d’importants moyens, tant humains que financiers, avaient été alloués à la plateforme et que ce dispositif devrait produire des résultats significatifs.
59. Je ne peux que souscrire à la recommandation du Défenseur des droits appelant à faire une priorité de la lutte contre les discriminations. Cela s’applique bien entendu à toutes les formes de discrimination, y compris l’islamophobie, et exige une forte volonté politique. Pour assurer un suivi efficace de ces phénomènes et de l’impact des mesures de lutte, il est nécessaire de recueillir des données ethniques, ce qui est difficile en France compte tenu des dispositions réglementaires encadrant la collecte de données. Des efforts sont toutefois déployés pour recueillir des informations sur l’origine ethnique au moyen d’indicateurs indirects tels que le patronyme des personnes, leur pays d’origine ou la nationalité antérieure à la nationalité française. J’espère qu’à l’avenir les réglementations sur la collecte de données évolueront et que la collecte de données relatives à l’égalité sera autorisée. L’Union européenne montre la voie dans ce domaine et utilise l’expression «données relatives à l’égalité» pour désigner les données qui sont nécessaires pour promouvoir les politiques en matière d’égalité et de lutte contre la discrimination. En 2018, la Commission européenne a adopté des «Orientations pour améliorer la collecte et l'utilisation des données relatives à l'égalité» et en 2021, a publié une «Note d’orientation sur la collecte et l’utilisation de données relatives à l’égalité et fondées sur la race ou l’origine». La collecte de données ethniques, si elle respecte les critères recommandés par l’Union européenne, l’ECRI 
			(21) 
			Notamment
les RPG n°5 et n°11 de l’ECRI, et les rapports sur la France. et d’autres acteurs internationaux, à savoir les principes de l’anonymat, du consentement et de l’auto-identification volontaire, est parfaitement compatible avec les droits fondamentaux.

5. Caractéristiques de l’islamophobie en Suède

60. L’audition organisée à Stockholm le 12 mai 2022 a permis d’examiner les caractéristiques de l’islamophobie en Suède. Estimée selon une étude 
			(22) 
			C. Hackett, <a href='https://www.pewresearch.org/fact-tank/2017/11/29/5-facts-about-the-muslim-population-in-europe/'>«5
facts about the Muslim population in Europe</a>», Pew Research Center, 29 novembre 2017. de 2017 à 810 000 personnes, la population musulmane représente 8,1 % de la population suédoise, proportion que seule la France dépasse (8,8 %) en Europe occidentale. En outre, cette audition a permis à la commission sur l’égalité et la non-discrimination d’en apprendre davantage sur la RPG n°5 révisée de l’ECRI, grâce à la présentation de Mme Anna Lind, membre de l’ECRI au titre de la Suède.
61. Selon M. Mattias Gardell, historien et professeur émérite de religion comparée à l’Université d’Uppsala, qui a également participé à l’audition, l’islamophobie procède d’une vision monolithique de la religion et de la culture, selon laquelle ces aspects déterminent exactement ce que les personnes sont. L’islam est dès lors envisagé comme une entité qui empêche les personnes nées dans cette religion, même si elles sont nées en Suède, de devenir des citoyen·ne·s à part entière. C’est oublier que l’islam est présent en Europe depuis des siècles. Comme dans d’autres pays européens, l’islamophobie se manifeste dans de nombreux domaines de la société suédoise, y compris dans le discours public et politique. Il est intéressant de noter que la stigmatisation et le discours de haine visant les musulman·e·s ont reculé pendant la pandémie de covid-19, au moment où certains médias et expert·e·s autoproclamés de l’islam ont subitement concentré leur attention sur la pandémie.
62. Comme l’a expliqué M. Gardell, certain·e·s Suédois·e·s semblent penser qu’il n’y a rien de mal à être musulman·e·s du moment qu’on ne le montre pas et les musulman·e·s de Suède ressentent cette pression implicite au quotidien. Certain·e·s sont allé·e·s jusqu’à changer de nom pour être moins visibles. Par ailleurs, comme dans d’autres pays européens, les femmes qui portent le hijab sont particulièrement exposées à la discrimination, laquelle se manifeste notamment sous la forme d’un harcèlement de rue violent et éhonté. La ségrégation est de plus en plus marquée dans la société suédoise, et même si elle est essentiellement liée à la classe sociale, elle se conjugue souvent à d’autres facteurs, notamment la religion et l’origine migratoire. Les études montrent qu’il y a souvent une relation de cause à effet entre le fait de côtoyer des concitoyen·ne·s musulmans et un niveau moindre d’islamophobie. En d’autres termes, les personnes qui fréquentent des musulman·e·s ont tendance à avoir une meilleure opinion de ce groupe. Ce remède à l’islamophobie perd donc en efficacité du fait de la ségrégation physique des musulman·e·s dans certains centres urbains. Et c’est là selon moi l’une des nombreuses raisons pour lesquelles nous devrions repenser les politiques en matière de logement, en Suède et ailleurs, et en faire des outils d’intégration sociale et de promotion de l’égalité des chances pour toutes et tous.
63. Les musulman·e·s de Suède se heurtent à des difficultés concrètes et préoccupantes: des mosquées et des organisations de la société civile ont notamment été la cible d’attaques et le théâtre d’actes de vandalisme et d’incendies criminels. M. Kitimbwa Sabuni, porte-parole de l’association nationale des Afro-Suédois et du comité musulman des droits humains, troisième intervenant de l’audition, a déclaré que les musulman·e·s de Suède étaient de plus en plus exclu·e·s de la vie politique et sociale. Selon lui, les mesures administratives spéciales prises à l’égard des imams musulmans dans le cadre des politiques de lutte contre le terrorisme et la fermeture d’une école à charte (charter school) de confession musulmane dénommée Framstegsskolan (L’école du progrès) sont des exemples de ce processus d’exclusion. Le modèle des écoles à charte (gérées par des organismes privés ou non gouvernementaux, mais financées par des fonds publics) est très répandu en Suède. Les seuls huit établissements musulmans de ce type, qui ne représentent que quelques milliers d’élèves, suscitent pourtant une attention et une inquiétude disproportionnées de la part des autorités et des médias.
64. L’audition a montré qu’au cours des dix dernières années en Suède, les musulman·e·s ont été de plus en plus considéré·e·s sous l’angle sécuritaire, et que, de ce fait, des responsables politiques ont été exclus de partis politiques, certains commentateurs écartés des médias et certaines organisations de la société civile privées de financement au motif de sympathies terroristes à ce jour non avérées.
65. Au printemps 2022, un responsable politique d’extrême droite a joué la provocation dans des quartiers à forte population musulmane en brûlant des exemplaires du Coran en pleine journée, déclenchant des protestations qui ont dégénéré en émeutes. Le débat public qui a suivi a porté sur la notion de liberté d’expression, souvent invoquée pour justifier ce genre de provocation. L’autodafé de livres n’a en réalité rien d’innocent, car il détruit symboliquement toute une culture. M. Gardell a établi un parallèle avec des incidents survenus précédemment au cours de l’histoire où des livres publiés et lus par des personnes juives et musulmanes avaient été intentionnellement détruits pour infliger une blessure psychologique à ces groupes et accélérer leur disparition. Je ne peux que convenir que les provocations manifestes de ce type ne peuvent être justifiées au nom de la liberté d’expression et que les autorités doivent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour les empêcher.
66. Les problèmes rencontrés par les musulman·e·s de Suède évoqués lors de l’audition à Stockholm sont source d’inquiétude, mais les pouvoirs publics semblent les sous-estimer ou ne pas s’y atteler faute de volonté politique. Il faut que cela change. L’ambition et l’ardeur dont mon pays fait preuve depuis des décennies dans l’instauration de politiques novatrices, notamment en matière d’égalité entre les femmes et les hommes, doivent aussi s’appliquer au racisme sous toutes ses formes et manifestations. Comme l’a indiqué la membre de l’ECRI, Mme Lind, les États doivent veiller à ce que la lutte contre le racisme antimusulman soit menée à tous les niveaux, tant national, régional que local, et qu’un large éventail d’acteurs y soit associé.
67. Lors de la réunion à Stockholm, nous avons également eu l’occasion d’écouter Ute Steyer, femme rabbin, qui s’est exprimée sur l’antisémitisme en Suède. Ses propos s’appliquent pour la plupart non seulement à la communauté juive, mais aussi à d’autres minorités et sa référence à «un manque généralisé de respect, de tolérance et de compréhension à l’égard des traditions et des exigences religieuses autres que celles de la culture majoritaire» reflète l’expérience de nombreux musulman·e·s dans mon pays. Je ne comprends que trop bien sa remarque concernant la méconnaissance des traditions juives dans la société suédoise et l’absence de reconnaissance des fêtes juives dans l’espace public. Une société inclusive devrait se soucier de reconnaître et de tenir compte des différentes exigences religieuses et culturelles, y compris les aspects qui peuvent sembler futiles pour une partie de la population. Je ne peux que souscrire à la conclusion d’Ute Steyer selon laquelle «une société démocratique suédoise forte est une société où les minorités ethniques et religieuses occupent une large place dans un dialogue et des échanges mutuels et respectueux».
68. Pour conclure sur une note plus positive, je souhaiterais reprendre les propos du professeur Gardell concernant les signes de déségrégation visibles dans mon pays. La présence accrue de personnes musulmanes dans les forces armées et dans l’univers du sport, du divertissement et du design montre que le progrès est possible et, dans une certaine mesure, qu’il est déjà en marche.

6. Principales conclusions de la visite au Royaume-Uni

69. Les 24 et 25 mai 2022, j'ai effectué une visite d'information au Royaume-Uni, où j’ai rencontré des parlementaires, des universitaires et de nombreuses organisations de la société civile. Comme indiqué précédemment, les mesures antiterroristes et leur impact sur les musulman·e·s ont été un thème récurrent des conversations que j'ai eues à Londres.
70. La contribution écrite que j'ai reçue du Dr Zin Derfoufi, maître de conférences à l'université St Mary de Londres, qui se réfère à des recherches menées par de nombreux auteurs, affirme que la législation et les politiques antiterroristes ont un impact particulièrement néfaste sur les personnes d'origine musulmane au Royaume-Uni. Ces personnes sont notamment soumises aux pouvoirs de la police en matière d'interpellation et de fouille des personnes et des véhicules dans les espaces publics, aux pouvoirs étendus de détention, d'interrogatoire et de fouille des personnes et de leurs biens dans les ports et les aéroports, ainsi qu'à d'autres activités relevant de la stratégie Prevent, qui vise à empêcher les personnes de devenir sensibles aux récits terroristes.
71. La facilité avec laquelle les individus d'origine musulmane sont mis en contact avec les mesures antiterroristes est due à la nature délibérément vague de la législation antiterroriste qui donne aux autorités une grande discrétion dans l'utilisation de leurs pouvoirs, et aussi à l'absence de responsabilité de ces autorités envers les communautés concernées. L'absence de suspicion requise par la loi pour que les agent·e·s puissent fouiller des personnes dans le cadre de la législation antiterroriste, par exemple, a permis de cibler de manière disproportionnée les personnes d’origine sud asiatique. J’ai moi-même subi le même sort lorsque je suis arrivé à l’aéroport d’Heathrow à la veille des réunions et que j’ai été arrêté par un agent de sécurité; l’expérience que j’ai vécue constitue selon moi un cas de profilage ethnique et un signe inquiétant de l’attitude de représentant·e·s des forces de l’ordre à l’égard de membres de groupes racialisés.
72. La nature arbitraire de ce pouvoir et son impact disproportionné sur les personnes asiatiques et noires ont été reconnus par la Cour européenne des droits de l'homme. Dans l'affaire Gillan et Quinton contre le Royaume-Uni, la Cour a jugé que ces pouvoirs étaient incompatibles avec l'article 8 (droit à la vie privée) de la Convention européenne des droits de l'homme, car ils n'étaient «ni suffisamment circonscrits ni soumis à des garanties juridiques adéquates contre les abus».
73. Les recherches montrent que l'expérience quotidienne d'être la cible du contrôle de l'État crée un sentiment d'aliénation chez les musulman·e·s du Royaume-Uni. Cela soulève une suspicion de discrimination, en particulier si l'on considère que la violence politique de l'extrême droite et des groupes sécessionnistes ne fait guère partie de ces mesures, malgré les avertissements constants d'EUROPOL sur les menaces posées par ces derniers 
			(23) 
			EUROPOL
(2021), «European Union Terrorism Situation and Trend Report» (Luxembourg:
Publications Office of the European Union).. Cela donne également le sentiment, au sein des communautés musulmanes, que l'État ne s'intéresse pas aux priorités de leurs membres en tant que victimes de la criminalité, ni aux types de racisme antimusulman et d'inégalités sociales qui sont renforcés par les préjugés raciaux qui sous-tendent souvent les stratégies de lutte contre le terrorisme et la «radicalisation».
74. La stratégie Prevent fait partie de l'ensemble des activités de lutte contre le terrorisme et, comme l'indique le site web de la police antiterroriste, elle vise à «empêcher que des personnes vulnérables soient entraînées vers des comportements criminels. Le programme Prevent, dirigé par le gouvernement et réunissant plusieurs agences, vise à empêcher les individus de devenir des terroristes et la police joue un rôle clé» 
			(24) 
			<a href='http://www.counterterrorism.police.uk/what-we-do/prevent/'>www.counterterrorism.police.uk/what-we-do/prevent/ </a>(consulté le 16 août 2022).. Cette stratégie exige que le personnel de certaines autorités, y compris les professionnel·le·s de santé et les enseignant·e·s, dans l'exercice de leurs fonctions, tienne «dûment compte de la nécessité d'empêcher que des personnes ne soient attirées par le terrorisme». Cela signifie que lorsqu'ils constatent des signes de radicalisation possible, ils ont le devoir de signaler la personne concernée aux responsables de Prevent.
75. Prevent a été largement critiqué par les organisations de défense des droits humains, tant aux niveaux intergouvernemental que non gouvernemental. Amnesty International du Royaume-Uni, par exemple, a écrit dans une lettre ouverte en 2018 
			(25) 
			<a href='https://www.amnesty.org.uk/press-releases/open-letter-uks-prevent-counter-terrorism-strategy'>Open
letter on the UK's 'Prevent' counter-terrorism strategy</a>, communiqué de presse, Amnesty International, 16 novembre
2018.: «Élaboré sans une base factuelle solide et ancré dans une définition floue et large de l' «extrémisme», Prevent a été largement critiqué pour avoir favorisé la discrimination à l'encontre des personnes de confession ou d'origine musulmane, et pour avoir découragé l’exercice du droit d’expression.»
76. Ces dernières années, la pression exercée par les organisations de la société civile et les expert·e·s pour qu'un examen indépendant de la stratégie Prevent soit réalisé s'est intensifiée. Adriana Edmeades Jones, directrice juridique et politique de Rights Watch (Royaume-Uni), a déclaré: «Face aux preuves croissantes que Prevent sape les relations de confiance et entrave la liberté d'expression dans les salles de classe et les salles de consultation à travers le pays, il est évident que Prevent n'est tout simplement pas adapté à son objectif. Il est dans l'intérêt de toutes et tous – les communautés qui sont ciblées, les enseignants, les médecins et les travailleurs sociaux chargés de le mettre en œuvre, et le gouvernement lui-même – que Prevent fasse l'objet d'un examen indépendant.»
77. Enfin, un examen a été commandé par le gouvernement et dirigé par Sir William Shawcross. Cet examen a été remis au gouvernement en avril 2022. Des dizaines d'organisations de défense des droits humains ont refusé de participer au processus d'examen en raison de déclarations antérieures de Shawcross, qui ont été considérées comme islamophobes. L'étude n'a pas été publiée, mais a fait l'objet de fuites dans la presse et a été sévèrement critiquée comme étant partielle et politisée. Il semble que l'une de ses principales recommandations soit que Prevent se concentre uniquement sur l'extrémisme islamiste et cesse de travailler sur l'extrémisme d'extrême droite, qui a représenté la plus grande part des cas (environ la moitié) jusqu'à présent.
78. Les universitaires et les représentant·e·s de la société civile que j'ai rencontrés à Londres ont souligné plusieurs aspects spécifiques de l'impact de Prevent sur la vie quotidienne des musulman·e·s. Par exemple, la peur d'être dénoncé décourage les gens de chercher des soins de santé mentale, car les psychologues et les psychiatres font partie des professionnel·le·s soumis au «devoir de signalement». Des universitaires m'ont dit que le climat de suspicion qui entoure la recherche sur l'islamophobie les conduit à s'autocensurer. L'un d'eux a déclaré que la crainte d'être dénoncé par ses étudiant·e·s était constamment présente dans son esprit.
79. Ce climat affecte directement les organisations de la société civile de diverses manières, notamment sur le plan financier. Beaucoup d'entre elles sont financées par les communautés et ne dépendent pas des fonds publics, ce qui signifie qu'elles ne sont pas affectées par les coupes financières décidées par les pouvoirs publics. Cependant, la gestion de leur travail peut être rendue difficile par la fermeture de leurs comptes par les banques. Les banques justifient généralement cette décision en se référant à l'évaluation des risques financiers réalisée en interne.
80. L'une des organisations que j'ai rencontrées a déclaré qu'une vague d'enquêtes a été lancée à son encontre, ce qu'elle considère comme une forme de harcèlement. Elles estiment que les organisations musulmanes subissent le préjudice de la Charity Commission, qui les examine de manière excessive. Non seulement les enquêtes sont disproportionnellement nombreuses, mais elles durent souvent beaucoup plus longtemps que d'habitude.
81. Dans le cadre des mesures antiterroristes, les citoyen·ne·s britanniques peuvent être privés de leur citoyenneté. Cette mesure a été adoptée dans certains cas en visant des citoyen·ne·s qui se trouvaient à l'étranger et n'avaient pas la possibilité de faire appel de la décision. Les travailleuses et travailleurs humanitaires, entre autres, sont exposés au risque d'être sanctionnés par cette mesure.
82. L'un des représentant·e·s de la société civile que j’ai rencontrés pense que certaines organisations sont officieusement inscrites sur une liste noire et que celles-ci n'ont pas accès aux parlementaires. Si cette idée peut sembler farfelue, je peux confirmer, sur la base de mon expérience personnelle, tant pendant la visite d'information qu'après, que les responsables politiques subissent des pressions pour ne pas rencontrer certaines organisations musulmanes, car tout contact avec elles est présenté comme légitimant les opinions extrémistes. La pression indue que j’ai subie soulève des inquiétudes, car tout·e rapporteur·e de l’Assemblée doit pouvoir recueillir des informations dans les États membres du Conseil de l’Europe et s’entretenir avec les expert·e·s concernés même si ceux-ci peuvent être en désaccord avec les politiques mises en place par leurs autorités nationales. Si je partage l'opinion selon laquelle les organisations antidémocratiques ou visant à saper l'ordre social ne devraient pas bénéficier d'une visibilité ou d'une tribune, j'ai constaté que certains responsables politiques britanniques lancent trop facilement des accusations d'extrémisme, ce qui est le cas de tous ceux qui critiquent la stratégie Prevent. Le raisonnement, exprimé récemment dans la préface d'un rapport sur la lutte contre le terrorisme par l'ancien Premier ministre David Cameron, est que critiquer les stratégies antiterroristes équivaut à soutenir le terrorisme. En fait, plutôt que de préconiser la suppression de toutes les mesures antiterroristes, les personnes qui critiquent Prevent visent à corriger les lacunes et les effets secondaires discriminatoires indésirables de ces politiques, qui sont manifestes pour beaucoup.
83. Parmi les autres problèmes mentionnés par mes interlocutrices et interlocuteurs londoniens figure la représentation dans les médias, les reportages négatifs sur les musulman·e·s et l'Islam étant 24 fois plus fréquents que les nouvelles positives. Même les reportages sur la covid-19, a noté l'un des expert·e·s que j'ai rencontrés, montrent constamment des images de femmes à la peau brune.
84. L'absence de données claires et comparables sur les discours de haine antimusulman et les crimes haineux est un autre problème récurrent dans les conversations que j'ai eues. Souvent, les cas d'incidents islamophobes sont classés comme génériquement racistes, faute d'une classification plus spécifique.
85. La représentation politique des musulman·e·s n’est pas un sujet tabou au Royaume-Uni. J’ai eu l’occasion d’aborder cette question, parmi d’autres, avec la Baroness Lady Sayeeda Warsi. Ancienne coprésidente du parti conservateur, Baroness Lady Warsi a été la première femme musulmane secrétaire d’État au Royaume-Uni et elle est aujourd’hui encore membre de la Chambre des Lords. Elle est la trésorière du groupe parlementaire multipartite sur les musulman·e·s britanniques, créé en 2018 pour poursuivre les travaux engagés par le précédent groupe parlementaire multipartite sur l’islamophobie. Depuis qu’elle a démissionné de son poste de secrétaire d’État en 2014, Sayeeda Warsi dénonce ouvertement l’islamophobie dans la société et la vie politique britanniques, y compris au sein de son propre parti 
			(26) 
			<a href='https://www.bbc.com/news/uk-44311092'>Baroness Warsi:
«Conservatives must act on Islamophobia</a>», BBC News, 31
mai 2018.. Elle a affirmé que l’islamophobie s’invitait désormais «dans les conversations de fin de repas» (autrement dit qu’elle était devenue socialement acceptable) et en 2018 elle a déclaré à la BBC que la direction du parti conservateur se devait «d’être très explicite quant à la reconnaissance de ce problème et au fait que le parti [allait] y remédier». Le livre qu’elle a publié en 2017, et auquel elle a fait référence à plusieurs reprises au cours de notre entretien, The Enemy Within (L’ennemi de l’intérieur) revient sur la manière dont les musulman·e·s sont perçu·e·s par certains membres de la scène politique et de la société britanniques.
86. Le Conseil musulman britannique a demandé à plusieurs reprises qu’une enquête sur l’islamophobie soit menée au sein du parti conservateur, dénonçant «des incidents devenus plus qu’hebdomadaires» impliquant des candidat·e·s et des représentant·e·s du parti conservateur. En 2018, alors qu’il était secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Boris Johnson avait comparé les musulmanes portant le voile intégral à des boîtes aux lettres et à des braqueuses de banque. Ces propos sont un exemple criant de déshumanisation et de stigmatisation d’un groupe, et la mise hors de cause de M. Johnson pour une éventuelle violation du code de déontologie du parti conservateur est révélatrice de l’état d’esprit qui règne au sein de celui-ci 
			(27) 
			D. Hughes, <a href='https://www.independent.co.uk/news/uk/politics/boris-johnson-cleared-burka-niqab-bank-robber-letterboxes-conservative-party-a8693761.html'>«Conservatives
rule Boris Johnson comparing Muslim women in veils to letter boxes
and bank robbers was 'respectful'</a>», The Independent,
21 décembre 2018.. Des formes d’islamophobie se manifestent également au sein du parti travailliste, comme il ressort d’un rapport élaboré à la demande du parti lui-même et publié en juillet 2022 
			(28) 
			N.
White, <a href='https://www.independent.co.uk/news/uk/politics/forde-report-labour-party-racism-b2126627.html'>«Black
Labour staff suffer under party’s ‘hierarchy of racism’, Forde report
finds</a>», The Independent, 19 juillet
2022.. Certains membres et personnels interrogés aux fins du rapport ont jugé que le parti était un milieu peu accueillant pour les personnes de couleur et les musulman·e·s et que certaines formes de discrimination n’étaient pas prises au sérieux, comme s’il existait une «hiérarchie du racisme».
87. Force est de constater que, si l’on observe des comportements discriminatoires au sein des deux grands partis, le parti conservateur montre une tendance inquiétante à les intégrer dans la législation et les politiques que, en tant que parti au pouvoir, il met actuellement en place.

7. Conclusions

88. Les chiffres de l’islamophobie en Europe, qui n’ont cessé d’augmenter au cours des dernières décennies pour atteindre un niveau significatif ces dernières années, constituent de sérieux motifs de préoccupation. L’islamophobie est une grave violation des droits et de la dignité de la personne humaine qui non seulement touche les musulman·e·s, ou les personnes perçues comme telles, mais qui crée également des divisions au sein des communautés nationales et nuit à la cohésion sociale et à la coexistence pacifique auxquelles tous les États membres du Conseil de l’Europe aspirent.
89. Comme l’a mis en évidence le présent rapport, de nombreux facteurs culturels et politiques, débouchant souvent sur des lois et des politiques, favorisent la propagation de cette forme de discrimination. Parmi ces facteurs, il convient de citer le «racisme culturel» fondé sur des stéréotypes et une représentation des musulman·e·s comme étant incompatibles avec les valeurs européennes ainsi que les théories du complot, comme la fameuse théorie du «grand remplacement», colportées par les xénophobes et les extrémistes, mais parfois également reprises de manière subtile par des personnalités politiques appartenant aux partis traditionnels. Les propos dénigrants et stigmatisants visant les musulman·e·s sont également très largement utilisés dans le discours politique et public et par les médias.
90. En dépit des manifestations toujours plus nombreuses d’islamophobie en Europe, ce problème n’a pas bénéficié d’une attention suffisante pendant de nombreuses années. La situation évolue progressivement, comme le montrent des études et des rapports publiés ces dernières années aux niveaux national, européen et mondial. Par ce rapport, je souhaite contribuer à éveiller les consciences et j’appelle tous les acteurs à s’impliquer dans la prévention et la lutte contre toutes les formes de racisme, y compris l’islamophobie. Ceci devrait figurer en tête de l’agenda politique de tous les États membres du Conseil de l’Europe. Si les parlements nationaux et leurs membres sont les premiers interlocuteurs de l’Assemblée, d’autres acteurs, tels que les organisations de la société civile, devraient bénéficier de l’appui et des moyens leur permettant de jouer un rôle essentiel à cet égard.
91. L’instauration d’une Journée internationale de lutte contre l’islamophobie, décidée à l’unanimité par l’Assemblée générale des Nations Unies un peu plus tôt cette année, est une avancée symbolique qui pourrait ouvrir la voie à des avancées concrètes. J’espère que le Conseil de l’Europe, qui attache depuis toujours une grande importance aux commémorations, intégrera cette date dans ses activités. Ce serait là une occasion annuelle de dresser le bilan de la lutte contre l’islamophobie et d’appeler les acteurs concernés à assumer leurs responsabilités.