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Rapport | Doc. 15679 | 06 janvier 2023

Trouver des solutions à la captivité conjugale

Commission sur l'égalité et la non-discrimination

Rapporteure : Mme Margreet De BOER, Pays-Bas, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15193, Renvoi 4554 du 25 janvier 2020. 2023 - Première partie de session

Résumé

La captivité conjugale se produit lorsqu’une personne qui a contracté un mariage civil ou religieux ou qui vit dans une situation maritale souhaite y mettre fin, mais constate qu’elle ne peut le faire. Les causes de ce phénomène peuvent être multiples, que ce soit la peur de subir des violences, la crainte de perdre la garde des enfants ou tout contact avec eux, les pressions familiales ou communautaires, ou le manque d’autonomie financière. Le phénomène est peu connu mais on estime qu’il touche chaque année des dizaines de milliers de personnes en Europe – le plus souvent des femmes.

La captivité conjugale peut être à l’origine de nombreuses violations des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme ainsi que de dispositions se trouvant au cœur de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (Convention d’Istanbul). Le ou la conjoint·e piégé·e n’a souvent pas la possibilité d’entamer une nouvelle relation ou de se remarier; les personnes concernées peuvent se trouver dans l’impossibilité de voyager; et elles peuvent faire l’objet de violences et de menaces graves, y compris de violences liées au prétendu «honneur». Il est urgent de remédier à ces problèmes.

La société civile ainsi que certains États sont en train d’explorer activement de nombreuses solutions à la captivité conjugale. Compte tenu des droits humains en cause, tous les États doivent intensifier leurs efforts pour faire mieux connaître ce phénomène et prendre des mesures afin de prévenir la captivité conjugale et de garantir que les victimes aient accès à des solutions efficaces lorsque des cas se produisent.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 13 octobre
2022.

(open)
1. La captivité conjugale se produit lorsqu’une personne qui a contracté un mariage souhaite y mettre fin, mais constate qu’elle ne peut le faire, soit sur le plan juridique, soit aux yeux de sa communauté. Cela peut concerner des cas où un mariage a été contracté et que celui-ci est reconnu aux termes du droit civil du pays où habite le ou la conjoint·e piégé·e, ainsi que des situations conjugales qui ne sont pas reconnues aux yeux du droit civil applicable. Ce phénomène est peu connu mais on estime qu’il touche des dizaines de milliers de personnes – le plus souvent des femmes – en Europe chaque année.
2. Les situations de captivité conjugale violent les droits humains des personnes qui en sont affectées. Les États ont par conséquent le devoir de lutter activement contre ce phénomène.
3. La captivité conjugale constitue une atteinte à un principe fondamental en matière de droits humains, l’autonomie personnelle du ou de la conjoint·e piégé·e. Les personnes prisonnières de la captivité conjugale perdent leur indépendance et leur droit à l’autodétermination. Elles ne peuvent souvent pas entamer une nouvelle relation ou se remarier, a fortiori si elles risquent d’être considérées par leur communauté comme coupables d’adultère ou de bigamie. Elles peuvent se trouver dans l’impossibilité de voyager, notamment si leur mariage continue à produire des effets juridiques dans un pays où l’accord du mari est exigé pour renouveler le passeport de son épouse. La situation peut également avoir des effets désastreux sur les enfants, qui grandissent dans un environnement peu sûr et instable. Par ailleurs, une personne qui tente de mettre fin à cette situation peut se retrouver seule et isolée de sa propre communauté, et faire l’objet de violences et de menaces graves. Elle peut notamment être confrontée au risque de violences liées au prétendu «honneur», infraction particulièrement grave qui est interdite en droit international.
4. Les enjeux de droits humains sont nombreux. La captivité conjugale peut soulever des questions au regard des articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 12 (droit au mariage) et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), ainsi que des droits codifiés dans la Charte sociale européenne (révisée) (STE no 163) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies.
5. Bien qu’elle ne soit pas expressément interdite en vertu de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE no 210, «Convention d’Istanbul»), la captivité conjugale est susceptible de violer plusieurs dispositions de cette convention. Par ailleurs, de nombreuses mesures que les États sont censés prendre en vertu de la Convention d’Istanbul afin de prévenir, punir et fournir une protection contre toutes les formes de violences contre les femmes et de violences domestiques permettent également de lutter de façon très efficace contre la captivité conjugale.
6. Pour combattre la captivité conjugale de manière efficace et mettre fin aux violations des droits humains qui en découlent, les États doivent prendre en compte l’ensemble des situations potentiellement concernées. Cela inclut des cas où une partie à un mariage civil n’est pas en mesure d’y mettre fin, par exemple parce qu’elle rencontre des obstacles à l’obtention d’un divorce civil, en raison de conflits de lois entre pays ou parce qu’elle risque de perdre son statut de résidente dans le pays où elle habite, ou en raison de pressions (notamment physiques, psychologiques ou économiques) exercées par l’autre conjoint·e. Peuvent également être concernés des cas où un mariage religieux ou coutumier a été conclu (avec ou sans mariage civil) auquel l’une des parties ne peut mettre fin en raison de lois ou pratiques religieuses ou coutumières.
7. L’Assemblée parlementaire note avec intérêt que certains États ont commencé à prendre des mesures visant à renforcer leur législation dans ce domaine, et que de nombreuses mesures prises afin de mettre en œuvre la Convention d’Istanbul sont également susceptibles de fournir des solutions à certains aspects des cas de captivité conjugale. Certaines organisations de la société civile, notamment des organisations pour les droits des femmes ou qui travaillent avec des femmes migrantes ainsi que des associations religieuses féministes, ont également identifié des stratégies efficaces qui visent à prévenir la captivité conjugale ainsi que des moyens de répondre aux besoins des femmes qui ne sont pas en mesure de mettre fin à leur mariage ou à leur situation maritale.
8. Ces questions importantes de droits humains demeurent toutefois trop peu connues et il est urgent de prendre des mesures afin de prévenir la captivité conjugale et de garantir que les victimes ont accès à des solutions efficaces lorsque des cas se produisent.
9. A la lumière de ces considérations, l’Assemblée appelle les États membres du Conseil de l’Europe, ainsi que les États observateurs et les États dont les parlements bénéficient du statut d’observateur ou de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée:
9.1. en ce qui concerne le renforcement de la législation dans ce domaine et sa mise en œuvre:
9.1.1. à ratifier et à mettre en œuvre la Convention d’Istanbul, s’ils ne l’ont pas déjà fait;
9.1.2. à s’abstenir de formuler des réserves à l’article 59 de la Convention d’Istanbul, et à retirer toute réserve déjà déposée;
9.1.3. à veiller à ce que le fait de mettre fin à une situation de captivité conjugale n’entraîne pas la perte du statut de résident·e du ou de la conjoint·e piégé·e;
9.1.4. à redoubler d’efforts et à intensifier leur diplomatie afin d’éviter des situations de captivité conjugale transnationales dues à des incohérences entre les différentes législations;
9.1.5. à renforcer, le cas échéant, les dispositions de droit pénal applicables aux comportements de coercition ou de contrôle, ainsi que celles applicables à d’autres formes de pressions psychologiques, économiques et physiques, afin de faire en sorte qu’elles s’appliquent effectivement à tous les cas de captivité conjugale, que les conjoint·e·s soient ou non légalement marié·e·s et même si les deux parties ne sont plus domiciliées ensemble;
9.1.6. à former les policiers et policières et les professionnel·le·s du droit afin qu’ils et elles soient en mesure de détecter des situations de captivité conjugale et d’utiliser efficacement ces dispositions;
9.1.7. à veiller à ce que les auteurs de formes de captivité conjugale interdites en vertu du droit pénal soient poursuivis, afin de mettre fin à l’impunité dans ce domaine;
9.1.8. à veiller à ce que la possibilité de demander le divorce sans faute soit accessible à toutes et à tous, et à ce que les procédures de divorce soient accessibles à tout un chacun, y compris en garantissant l’aide juridictionnelle à toutes les personnes se trouvant en situation de captivité conjugale, qu’elles aient ou non le statut de résident·e;
9.1.9. à examiner les moyens de mettre à profit leur système juridique pour assortir le divorce civil d’une obligation de coopérer dans le cadre d’une procédure de divorce religieux, sans exposer les conjoint·e·s piégé·e·s à des poursuites pénales dès lors qu’ils ou elles cherchent à faire usage de ces dispositions;
9.2. en ce qui concerne les mesures de prévention:
9.2.1. à œuvrer de concert avec les communautés religieuses et autres, en adoptant une approche ascendante et internormative et en associant des réseaux d’expert·e·s pluridisciplinaires ainsi que les militant·e·s qui travaillent déjà au sein de ces communautés à la lutte contre la captivité conjugale, pour mettre fin aux attitudes religieuses et aux pratiques coutumières qui favorisent la captivité conjugale;
9.2.2. à soutenir activement les efforts de communautés religieuses et d’organisations œuvrant pour promouvoir la conclusion de contrats prénuptiaux, afin d’éviter les situations de captivité conjugale;
9.2.3. à veiller à ce que les femmes qui émigrent dans un pays pour accompagner leur mari ou pour se marier soient pleinement informées, avant de quitter leur pays d’origine et dans leur propre langue, de leurs droits dans le pays de destination et de la manière d’obtenir de l’aide en cas de besoin;
9.2.4. à soutenir les activités d’organisations de la société civile qui s’efforcent d’aller au-devant des femmes les plus à risque de la captivité conjugale et de leur donner les moyens d’agir de manière autonome, en particulier en ce qui concerne les femmes qui vivent isolées de la société et les femmes migrantes dont le statut de résidente peut être menacé si elles mettent fin à leur mariage;
9.2.5. à mener des campagnes de sensibilisation à la captivité conjugale et à rendre facilement accessibles, dans toutes les langues nécessaires, des informations relatives à la captivité conjugale et aux solutions qui existent;
9.3. en ce qui concerne les mesures de protection des victimes, à veiller à ce que l’ensemble des mesures de soutien prévues par la Convention d’Istanbul soient mises à la disposition des personnes cherchant à échapper à des situations de captivité conjugale, et à cet égard, à veiller en particulier à ce que:
9.3.1. des structures adéquates soient en place pour porter assistance aux victimes de captivité conjugale, y compris des lignes téléphoniques dédiées aux appels urgents et des hébergements et refuges destinés aux femmes et aux filles ayant dû quitter leur foyer;
9.3.2. l’assistance fournie aux victimes de captivité conjugale garantisse effectivement leur sécurité financière et leur autonomie;
9.3.3. les victimes de captivité conjugale ne perdent pas leur statut de résident·e mais se voient accorder un titre de séjour autonome;
9.4. en ce qui concerne les mesures de politique générale:
9.4.1. à inclure la lutte contre la captivité conjugale dans leurs politiques et pratiques nationales de prévention et de lutte contre la violence à l'égard des femmes et des filles et la violence domestique;
9.4.2. à assurer la collecte de données ventilées par sexe et par âge, fiables et comparables sur la captivité conjugale, et à mener des études approfondies sur les causes et la fréquence de ces pratiques, et les facteurs de risque associés.
10. L’Assemblée exprime son soutien aux organisations de la société civile qui œuvrent à la sensibilisation et à la lutte contre la captivité conjugale et appelle à leur garantir un soutien stable et à long terme, y compris sous la forme de ressources financières.

B. Exposé des motifs par Mme Margreet De Boer, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. Que se passe-t-il lorsqu’une personne qui a contracté un mariage de son plein gré souhaite y mettre fin, mais constate qu’elle ne peut le faire, soit sur le plan juridique, soit aux yeux de sa communauté? Bien que le divorce civil soit prévu par la loi dans tous les États membres du Conseil de l’Europe, dans beaucoup d’entre eux, les femmes – et parfois les hommes – peuvent être confrontés à une telle situation, appelée captivité conjugale.
2. La captivité conjugale constitue une atteinte à l’autonomie personnelle du ou de la conjoint·e piégé·e, qui est un principe fondamental en matière de droits humains. Les personnes (le plus souvent des femmes) prisonnières de la captivité conjugale perdent leur indépendance et leur droit à l’autodétermination. Elles ne peuvent souvent pas entamer une nouvelle relation ou se remarier, au risque d’être considérées par leur communauté comme coupables d’adultère ou de bigamie, avec les conséquences dramatiques que cela peut entraîner pour elles. La situation peut également avoir des effets désastreux sur les enfants, qui grandissent dans un environnement peu sûr et instable 
			(2) 
			Rutten,
S. & Kruiniger-van Maanen, P. (2018), <a href='https://cris.maastrichtuniversity.nl/files/64557109/eindrapport_niet_langer_geketend_aan_het_huwelijk_def_7_.pdf'>Niet
langer geketend aan het huwelijk</a>: Juridische instrumenten
die huwelijkse gevangenschap kunnen voorkomen of oplossen [Briser
les chaînes du mariage: instruments juridiques permettant de prévenir
la captivité conjugale ou d’y mettre fin], université de Maastricht,
chapitre 2.6, Conséquences de la captivité conjugale..
3. Une personne qui tente de mettre fin à cette situation peut se retrouver seule et isolée de sa propre communauté, et faire l’objet de violences et de menaces graves. Elle peut notamment être confrontée au risque de violences liées à «l’honneur», lequel peut constituer un obstacle majeur lorsqu’il s’agit d’échapper à un mariage néfaste et de demander le divorce. La peur, le stress et les répercussions sociales de la captivité conjugale poussent certaines femmes à commettre des tentatives de suicide, à l’issue parfois fatale 
			(3) 
			Renew Europe, <a href='https://reneweurope.medium.com/injustice-of-marital-captivity-3161c80a73d5'>«Injustice
of marital captivity</a>», 29 juin 2018..
4. La captivité conjugale soulève de nombreuses questions au regard des articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 12 (droit au mariage) et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5), ainsi que des droits codifiés dans la Charte sociale européenne (révisée) (STE no 163) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies.
5. Étant donné que ce phénomène est encore peu connu, il est difficile d’en évaluer l’ampleur, comme le montre une étude réalisée en 2014 selon laquelle, aux Pays-Bas, entre 447 et 1 687 cas de captivité conjugale se sont produits au cours des années 2011-2012 
			(4) 
			 Eliane Smits van Waesberghe
et al. (2014), Zo zijn we niet getrouwd,
Een onderzoek naar omvang en aard van huwelijksdwang, achterlating
en huwelijkse gevangenschap [Ce n’est pas ce que nous
avions décidé. Enquête sur l’étendue et la nature des mariages forcés,
de l’abandon et de la captivité conjugale], Utrecht: Institut Verwey-Jonker, pp.7-9,
cité dans l’Institut néerlandais des droits de l’homme (2018), contribution
écrite du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard
des femmes et la violence domestique, p. 24. <a href='https://www.unfpa.org/fr/data/world-population-dashboard'>www.unfpa.org/fr/data/world-population-dashboard</a>.. Cela équivaudrait à un nombre compris entre 18 000 et 68 000 cas enregistrés chaque année dans les États membres du Conseil de l’Europe 
			(5) 
			 Estimation fondée
sur les chiffres de la population globale de l’Union européenne
publiés par <a href='https://ec.europa.eu/eurostat/fr/web/products-eurostat-news/-/ddn-20220711-1'>Eurostat</a> le 11 juillet 2022 et, en ce qui concerne les États
membres du Conseil de l’Europe non membres de l’Union européenne ainsi
que les Pays-Bas en particulier, sur le <a href='https://www.unfpa.org/fr/data/world-population-dashboard'>Tableau
de bord de la population mondiale des Nations Unies</a>., avec toutes les violations des droits humains auxquelles ces situations peuvent donner lieu.
6. Ces préoccupations m’ont incitée à prendre l’initiative de la proposition de résolution qui constitue la base du présent rapport (Doc. 15193). Conformément à cette proposition, et dans le sillage de la Résolution 2233 (2018) «Les mariages forcés en Europe» et de la Résolution 2395 (2021) «Renforcer la lutte contre les crimes dits d’ՙhonneur՚» de l’Assemblée parlementaire, je souhaite, par le biais de ce rapport, mettre en évidence le vaste éventail de situations susceptibles de conduire à la captivité conjugale dans les États membres du Conseil de l’Europe et formuler des recommandations sur la manière d’y remédier efficacement.
7. Dans le cadre des travaux menés pour préparer ce rapport, j’ai effectué les 9 et 10 mars 2022 une visite d’information aux Pays-Bas, qui est (à ce jour) l’un des rares pays d’Europe où les autorités ont commencé à prendre conscience des réalités de la captivité conjugale et à réfléchir à des solutions. Je tiens à remercier ici le parlement, les institutions et les autorités néerlandaises, ainsi que les chercheuses et les chercheurs et les représentant·e·s de la société civile que j’ai rencontrés à cette occasion et qui m’ont fourni des éléments contextuels très utiles pour mes travaux. En outre, le 1er juillet 2022, le Réseau parlementaire pour le droit des femmes de vivre sans violence a organisé un webinaire important sur le thème «Trouver des solutions contre la captivité conjugale». J’aimerais remercier les intervenant·e·s, dont les contributions et les différentes perspectives m’ont été extrêmement précieuses. J’ai intégré les principales conclusions de la visite et du webinaire tout au long de mon rapport 
			(6) 
			 Le programme complet
de la visite d’information fait l’objet du document AS/Ega/Inf(2022)11.
Un résumé du webinaire est proposé dans le document AS/Ega/Inf(2022)23..

2. Captivité conjugale et mariage forcé: liens et différences

8. Le mariage forcé, défini par l’Assemblée comme étant «l’union de deux personnes dont l’une au moins n’a pas donné son libre et plein consentement au mariage», est reconnu depuis longtemps comme une violation des droits humains. Pour l’Assemblée, le mariage d’enfants, ou «l’union de deux personnes dont l’une au moins n’a pas 18 ans», constitue également une forme de mariage forcé, car un enfant ne peut pas être considéré comme ayant exprimé son consentement plein, libre et éclairé au mariage 
			(7) 
			Résolution 2233 (2018) «Les mariages forcés en Europe», paragraphe 3.. Ces définitions, qui sont conformes aux conceptions du mariage forcé en droit international, mettent l’accent sur l’absence de consentement d’au moins une des parties au moment où celles-ci contractent un mariage.
9. Dans sa Résolution 2233 (2018), l’Assemblée a relevé qu’un mariage auquel l’une des parties au moins n’est pas libre de mettre un terme ou dans lequel elle n’est pas libre de quitter son conjoint est également un mariage forcé – et partant, une forme de violence à l’égard des femmes – mais elle n’a pas exploré en détail les conséquences de cette réalité sur le plan juridique ou en matière de droits humains. Or, comme nous l’avons déjà mentionné, la captivité conjugale peut donner lieu à de nombreuses violations graves de ces droits.
10. L’article 37 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (STCE n° 210, «Convention d’Istanbul») requiert des Parties qu’elles érigent le mariage forcé en infraction pénale. Il définit le mariage forcé comme «le fait, lorsqu’il est commis intentionnellement, de forcer un adulte ou un enfant à contracter un mariage». La mesure dans laquelle cette disposition et d’autres encore de la Convention d’Istanbul, dont notamment son article 42 qui porte sur les crimes commis au nom du prétendu «honneur», peuvent apporter des solutions à la captivité conjugale est examinée de manière plus approfondie au chapitre 7 ci-après.

3. Situations pouvant créer des formes de captivité conjugale

11. Les recherches menées, entre autres, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni font état d’une grande variété de situations de captivité conjugale. Certaines peuvent impliquer un comportement intentionnel de la part de l’autre partie au mariage ou d’autres membres de la famille, et peuvent ainsi être considérées comme des formes de mariage forcé, comme indiqué dans la Résolution 2233 (2018). Toutefois, d’autres situations de captivité conjugale peuvent résulter simplement de dispositions juridiques inadéquates, ou d’incohérences entre différents systèmes juridiques nationaux.
12. Pour s’attaquer efficacement au problème de la captivité conjugale, il est essentiel de bien cerner tout l’éventail des situations pouvant être concernées. Les chercheuses néerlandaises Susan Rutten et Pauline Kruiniger ont entrepris une analyse systématique de ces situations du point de vue du droit, et identifié deux formes principales que peut revêtir la captivité conjugale, accompagnées respectivement de deux sous-formes, comme mentionné aux chapitres 3.1 et 3.2 ci-dessous 
			(8) 
			Voir Rutten, S. &
Kruiniger-van Maanen, P. (2018), chapitre 2.4, Forms of marital
captivity..
13. Dans tous les cas, la captivité conjugale peut avoir des conséquences néfastes graves pour le ou la conjoint·e pris·e au piège, portant atteinte à un large éventail de droits humains. En premier lieu, un partenaire qui refuse de libérer son ou sa conjoint·e des liens du mariage y voit souvent un moyen d’exercer un contrôle à son égard. Les mesures de soutien concrètes sont déterminantes pour permettre à la personne concernée de retrouver son autonomie, et peuvent être similaires dans diverses circonstances. Celles-ci sont abordées au chapitre 8.4. Cependant, des situations juridiques différentes peuvent nécessiter des voies de recours différentes. Ces questions sont examinées au chapitre 8.3.

3.1. Enfermé·e dans un mariage légalement reconnu

14. Dans la première grande catégorie de captivité conjugale, la personne concernée est enfermée dans un mariage juridiquement valable. Cette forme de captivité conjugale se décline en deux sous-formes:
  • dans la première, la personne peut être enfermée dans un mariage civil auquel elle est autorisée de par la loi à mettre fin (en divorçant ou en faisant annuler le mariage par une juridiction civile), mais se trouve dans l’impossibilité de le faire dans la pratique, par exemple parce qu’elle fait l’objet de pressions ou de contraintes de la part de sa famille ou de sa communauté ou qu’elle risque d’en être exclue. Dans ce cas précis, aucun obstacle juridique ne s’oppose au divorce civil, mais la personne n’est pas en mesure de bénéficier des lois qui l’autorisent;
  • dans la seconde, des questions de droit international privé peuvent entrer en jeu. À titre d’exemple, la personne peut s’être mariée à l’étranger (pays A) et avoir vu son mariage reconnu par la suite dans son pays de résidence (pays B). Elle peut ensuite divorcer légalement dans le pays B, mais constater que le divorce n’est pas reconnu dans le pays A. Elle reste ainsi unie par les liens du mariage au regard de la loi du pays A. Dans ce cas de figure, le ou la conjoint·e pris·e au piège peut faire face à d’autres violations spécifiques des droits humains: par exemple, une épouse peut se trouver dans l’incapacité d’exercer sa liberté de circulation parce que son mari, selon la loi du pays d’origine (pays A), refuse de lui donner l’autorisation de renouveler son passeport délivré par ce pays.

3.2. Enfermé·e dans une situation matrimoniale non reconnue par la loi

15. Dans la deuxième forme principale de captivité conjugale, la personne est enfermée dans une situation matrimoniale qui n’est pas reconnue par la loi, mais qui est (encore) considérée comme un mariage valable au sein de sa communauté et affecte ainsi de nombreux droits et aspects de sa vie quotidienne. Il s’agit notamment des mariages religieux et des unions coutumières, qui peuvent, notamment, influer sur la possibilité de se remarier conformément à sa religion. Là encore, deux sous-formes peuvent être identifiées:
  • dans le premier cas, le mariage religieux ou l’union coutumière de la personne n’a jamais été juridiquement reconnu. Cette situation peut être due au fait que la personne n’a jamais conclu de mariage civil ou de partenariat enregistré (dans un pays où cela est exigé) 
			(9) 
			Par
exemple, les Pays-Bas. ou que son mariage religieux ou union coutumière n’a jamais été enregistré officiellement (par exemple dans un pays où les mariages civils ne sont pas obligatoires mais où les mariages religieux doivent être enregistrés conformément à la loi pour produire des effets juridiques) 
			(10) 
			Par exemple, le Royaume-Uni.;
  • dans le second cas, la personne a contracté un mariage civil et a ensuite divorcé en vertu du droit civil, mais le mariage religieux ou l’union coutumière continue d’être considéré comme effectif et d’avoir des incidences dans sa vie privée. Cela peut être le cas, par exemple, d’une personne mariée selon les rites catholiques romains ou orthodoxes juifs, ainsi que conformément au droit civil, et qui a ensuite divorcé en vertu de ce dernier.
16. L’analyse ci-dessus montre la complexité des situations que les États doivent prendre en compte pour prévenir et combattre la captivité conjugale de manière globale et efficace, et mettre fin aux violations des droits humains qu’elle entraîne.

4. Religion et captivité conjugale

17. Comme l’a souligné Shirin Musa, directrice de la fondation Femmes For Freedom, lors de notre webinaire tenu le 1er juillet 2022, la religion continue d’influer fortement sur les attitudes à l’égard du divorce. Certaines situations de captivité conjugale sont étroitement liées à la conception du mariage religieux: certaines interprétations de la loi ou des textes religieux n’autorisent pas le divorce, ou nécessitent l’autorisation de l’autre partenaire (généralement l’époux). Des règles en vigueur peuvent également limiter la capacité d’un des conjoints (et en particulier, celle de l’épouse) à demander le divorce. J’aborde brièvement quelques exemples ci-dessous.
18. Il convient bien sûr de préciser ici que l’application des lois et des pratiques religieuses peut varier d’une communauté à l’autre, au sein d’une même religion. Les grandes lignes exposées ci-après ne doivent en aucun cas être interprétées comme une énonciation catégorique des pratiques au sein des religions mentionnées. Elles ont plutôt pour but de donner des indications quant à certaines des situations pouvant donner lieu à la captivité conjugale.

4.1. Les mariages chrétiens

19. L’Église catholique romaine ne reconnaît pas le divorce. Un couple marié dans cette église et conformément au droit civil peut obtenir le divorce civil, mais aucun des partenaires ne pourra se remarier aux yeux de cette église tant que la déclaration en nullité de son premier mariage n’aura pas été prononcée.
20. Durant ma visite d’information aux Pays-Bas, plusieurs de mes interlocutrices et interlocuteurs ont également évoqué les communautés chrétiennes de la «ceinture de la Bible néerlandaise», en tant que milieux propices à la captivité conjugale. Des communautés religieuses isolées, fermées ou repliées sur elles-mêmes créent un contexte dans lequel les femmes peuvent être sujettes à des pressions importantes pour rester mariées, même si leur conjoint est violent. Le fait de quitter leur époux peut donc également supposer de renoncer à leur communauté religieuse. Cette situation peut être un frein important au départ, d’autant plus si les femmes ont difficilement accès aux informations relatives à leurs droits ou au soutien dont elles peuvent bénéficier.

4.2. Les mariages juifs et le «guet»

21. Selon la loi juive, un divorce religieux ne peut être prononcé que si le mari remet à sa femme un document appelé «guet». Cette disposition donne au mari le moyen d’empêcher la dissolution du mariage religieux, en maintenant son pouvoir et son contrôle sur son épouse même si le divorce en droit civil a déjà été prononcé. Le terme «agounah» ou «femme enchaînée» est souvent employé pour désigner une femme dont le mari refuse de lui donner le guet. Une épouse peut également refuser le guet, mais seulement dans des circonstances très limitées. Ainsi, dans le cas d’un divorce âprement disputé, le rapport de forces favorise nettement l’époux, qui peut retarder longtemps le divorce religieux voire l’empêcher, par exemple en exigeant le versement de sommes élevées en échange de la remise du document ou en utilisant les accords concernant la garde des enfants comme moyen de pression 
			(11) 
			 Chesler C., «<a href='https://www.theguardian.com/world/2021/jun/04/jewish-orthodox-women-divorce-get-refusal'>‘Unchain
your wife’: the Orthodox women shining a light on ‘get’ refusal»</a>, The Guardian,
4 juin 2021; voir également Jewish Orthodox Feminist Alliance [Alliance
juive orthodoxe féministe]: «<a href='https://www.jofa.org/_files/ugd/44883f_660455acc72b467fbf84391fd0febf5d.pdf'>Guide
to Jewish Divorce and the Beit Din System</a>», édition 2022..
22. Keshet Starr, directrice exécutive de l’Organisation pour la résolution des agounot, une ONG basée à New York qui œuvre en faveur de l’élimination des abus dans le processus de divorce juif 
			(12) 
			 <a href='https://www.getora.org/about-us'>www.getora.org/about-us</a>., a déclaré à propos de ces cas: «Les personnes qui entendent parler de ce problème pour la première fois se demandent pourquoi la femme ne s’en va pas tout simplement. Après tout, si elle a déjà divorcé devant une juridiction civile, rien ne l’empêche de se remarier légalement. Mais quitter une communauté religieuse est loin d’être une mince affaire: cela revient à abandonner totalement sa façon de voir le monde, ses systèmes de signification, ses réseaux sociaux et professionnels, ses relations familiales. C’est un prix énorme à payer. Pour la personne qui doit choisir entre rester dans cette situation intenable [c’est-à-dire rester dans une situation maritale non désirée et/ou néfaste] ou quitter [sa] communauté, les deux options sont plutôt terribles» 
			(13) 
			 «<a href='https://www.theguardian.com/world/2021/jun/04/jewish-orthodox-women-divorce-get-refusal'>‘Unchain
your wife’: the Orthodox women shining a light on ‘get’ refusal»</a>, op. cit..

4.3. Les mariages islamiques

23. En vertu de la loi islamique, un homme peut répudier unilatéralement sa femme (talaq), avec ou sans son consentement et sans avoir à fournir de motif valable. Le divorce peut également être obtenu par consentement mutuel (khul), c’est-à-dire à travers «l’offre et l’acceptation» de la dissolution du mariage. Cette procédure implique souvent une compensation, comme le remboursement de la dot, le versement d’une autre somme d’argent, ou le renoncement aux droits de garde ou à une pension alimentaire pour enfant à charge. Lorsque le mari ne souhaite pas recourir au talaq ou au khul, la femme peut s’adresser à un tribunal islamique ou à un conseil de la charia pour demander le divorce (tatliq) ou l’annulation (faskh) du mariage. Le rapport de forces entre les hommes et les femmes est très inégal: un homme peut répudier librement son épouse alors que celle-ci est tributaire du bon vouloir de son époux pour obtenir le divorce par consentement mutuel. Sinon, elle peut se voir contrainte d’engager une procédure coûteuse pour obtenir un divorce, qui (selon le courant islamique concerné) peut ne lui être accordé que pour des motifs limités 
			(14) 
			Rutten,
S. & Kruiniger-van Maanen, P. (2018), chapitre 2.5, Causes of
marital captivity; Deogratias B. (2020), Trapped
in a Religious Marriage: A human rights perspective on the phenomenon
of marital captivity, Cambridge, Intersentia, chapitre 2.3.1..
24. Comme indiqué précédemment, lorsque le mariage a été contracté dans un pays où la charia fait partie intégrante du système juridique, un divorce laïc obtenu dans un autre pays est susceptible de ne pas être reconnu dans le pays d’origine et les conjoints y seront considérés comme étant toujours mariés. Même en dehors de toute considération transnationale, dans les communautés qui accordent une grande importance aux pratiques religieuses, un divorce civil peut ne pas être reconnu comme ayant dissous un mariage religieux 
			(15) 
			Deogratias B. (2020),
op. cit., chapitre 2.3.2.. Comme cela a été souligné lors de ma visite d’information, une femme dont le mariage islamique n’a pas été dissous et qui a entamé une nouvelle relation peut être considérée comme coupable d’adultère. Il peut ainsi être dangereux pour elle de se rendre dans certains pays, par exemple pour aller voir des membres de la famille. Ce risque a également été mis en avant, lors du webinaire tenu le 1er juillet 2022, par Kim Lecoyer, chercheuse et maître de conférences au Centre d’études sur la famille de l’université des sciences appliquées d’Odisee, chercheuse postdoctorante au Centre des droits de l’homme de l’université de Gand et présidente de l’association KARAMAH-EU: Muslim Women Lawyers for Human Rights («Juristes musulmanes pour les droits humains»). Elle a présenté à cette occasion les résultats des travaux de la recherche sociojuridique qu’elle a menée sur la vie familiale des femmes musulmanes belges, en adoptant une perspective intersectionnelle.
25. Selon une étude indépendante réalisée en 2018 concernant les conseils de la charia en Angleterre et au Pays de Galles, plus de 90 % des personnes ayant eu recours à ces conseils étaient des femmes qui souhaitaient obtenir un divorce islamique. Dans de nombreux cas, il s’agissait de couples ayant conclu uniquement un mariage religieux. Le mariage n’ayant jamais été enregistré au civil, la femme ne pouvait pas demander le divorce civil 
			(16) 
			Étude indépendante
sur l’application de la charia en Angleterre et au Pays de Galles,
février 2018, p. 12, citée dans Fairbairne C., Islamic marriage
and divorce in England and Wales, House of Commons Library Briefing
Paper n° 08747, 18 février 2020, p. 10. Voir aussi pp. 4-6 de l’étude
indépendante.. Les conseils de la charia n’ont aucun statut juridique ni autorité en droit civil au Royaume-Uni mais peuvent constituer l’unique recours pour les femmes désireuses de mettre fin à leur mariage islamique aux yeux de leur communauté religieuse, et dont l’époux ne coopère pas. D’après cette étude, certains de ces conseils appliquent des pratiques discriminatoires (à l’égard des femmes). L’étude ne préconisait toutefois pas d’abolir ces conseils, qui répondent à un besoin dans certaines communautés musulmanes. Elle recommandait de prendre un certain nombre de mesures afin d’aligner le régime des mariages islamiques sur celui des mariages chrétiens et juifs dans le droit britannique, de sensibiliser les communautés concernées aux droits des femmes ainsi qu’au droit civil régissant notamment le mariage et le divorce, et d’encourager un changement culturel au sein de ces communautés.

4.4. Les mariages hindous

26. Dans l’hindouisme, le mariage est considéré comme un sacrement qui transforme les époux sur les plans tant spirituel et physique que social et qui ne peut par conséquent être dissous. Toutefois, le divorce est pratiqué dans certaines communautés hindoues, même si, là encore, les femmes peuvent invoquer moins de motifs justifiant le divorce ou la séparation que les hommes. La conception générale du mariage hindou comme une union indissoluble ainsi que l’absence de rites de divorce dans certains cas, sont néanmoins susceptibles de créer des situations de captivité conjugale, soit parce qu’un couple ayant obtenu le divorce au civil n’est pas considéré comme étant libéré des liens du mariage religieux, soit parce que l’idée même de l’indissolubilité du mariage hindou dissuade le couple de demander le divorce civil 
			(17) 
			Deogratias
B. (2020), op. cit., chapitre 2.2..

5. La captivité conjugale hors de la sphère religieuse

27. Plusieurs des interlocutrices et interlocuteurs que j’ai rencontrés lors de ma visite d’information aux Pays-Bas ont tenu à insister sur le fait que la captivité conjugale peut avoir de nombreuses causes autres que religieuses. À titre d’exemple, et comme indiqué ci-dessus, les différentes lois applicables aux mariages selon les pays peuvent empêcher un partenaire d’un mariage binational, ou qui a déménagé d’un pays à l’autre, de divorcer.
28. La captivité conjugale peut également être due aux coûts sociaux élevés induits par la séparation ou le divorce, sans aucun rapport avec la religion. Outre une forte stigmatisation sociale, l’absence d’autonomie financière, les pressions émotionnelles, la peur ou la dépendance peuvent être autant d’obstacles au divorce. La pression familiale s’ajoute souvent à l’isolement et à l’absence de couverture indépendante par un régime de protection sociale. Au nombre des autres facteurs figurent également la violence domestique ou les menaces de violences voire de crimes dits d’«honneur»; la peur pour la sécurité ou le bien-être des enfants; la crainte de perdre la garde des enfants ou tout contact avec eux; le manque d’autonomie financière, parfois lié à un faible niveau d’instruction; la crainte de perdre un permis de résidence qui dépend du maintien de la relation conjugale; les barrières linguistiques, qui entravent l’accès à l’information sur les services d’aide aux victimes; ainsi que des problèmes de santé ou un handicap 
			(18) 
			Rutten,
S. & Kruiniger-van Maanen, P. (2018), chapitre 2.5, Causes of
marital captivity..
29. Beaucoup des éléments susmentionnés sont similaires à ceux qui peuvent contribuer aux mariages forcés et aux crimes dits d’«honneur» et qui ont été précédemment explorés par l’Assemblée grâce à l’excellent travail de notre collègue Béatrice Fresko-Rolfo dans ses rapports intitulés «Les mariages forcés en Europe» (Doc. 14574) et «Renforcer la lutte contre les crimes dits d’«honneur» (Doc. 15347) 
			(19) 
			Ces
rapports ont donné lieu à l’adoption par l’Assemblée de la Résolution 2233 (2018) et de la Résolution
2395 (2021) respectivement.. Ici aussi, comme pour les mariages forcés et les crimes dits d’«honneur», lorsqu’un des conjoints refuse de mettre fin à un mariage, c’est la plupart du temps une façon pour lui de garder le contrôle. Souvent, on observe des antécédents de violence domestique importants; enfermer son ou sa conjoint·e dans le mariage est rarement le premier acte abusif du partenaire concerné 
			(20) 
			«<a href='https://www.theguardian.com/world/2021/jun/04/jewish-orthodox-women-divorce-get-refusal'>‘Unchain
your wife’: the Orthodox women shining a light on ‘get’ refusal</a>», op. cit..

6. Impact sur les droits humains des victimes

30. Comme indiqué ci-dessus (paragraphe 2), la captivité conjugale constitue une atteinte à l’autonomie personnelle du ou de la conjoint·e piégé·e, qui est un principe fondamental des droits humains. Elle entraîne des conséquences dramatiques pour ces personnes, mais également pour leurs enfants. Leur famille peut également subir des pressions, que ce soit dans le pays de résidence ou à l’étranger, pour convaincre la femme «désobéissante» de se conformer aux attentes de la communauté ou de la famille de son mari. La situation peut aussi avoir des effets désastreux sur les enfants, qui grandissent dans un environnement peu sûr et instable. Une personne qui tente de mettre fin à cette situation peut se retrouver seule et isolée de sa propre communauté, et faire l’objet de violences et menaces graves. Elle peut notamment être confrontée au risque de violences liées à «l’honneur», ce qui peut constituer un obstacle majeur lorsqu’il s’agit d’échapper à un mariage néfaste et de demander le divorce. La peur, le stress et les répercussions sociales de la captivité conjugale poussent certaines femmes à commettre des tentatives de suicide, à l’issue parfois fatale 
			(21) 
			Renew
Europe, <a href='https://reneweurope.medium.com/injustice-of-marital-captivity-3161c80a73d5'>“Injustice
of marital captivity</a>”, 29 juin 2018..
31. Par conséquent, la captivité conjugale soulève de nombreuses questions au regard des articles 5 (droit à la liberté et à la sûreté), 8 (droit au respect de la vie privée et familiale), 12 (droit au mariage) et 14 (interdiction de discrimination) de la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que des droits codifiés dans la Charte sociale européenne (révisée) et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels des Nations Unies.

7. La captivité conjugale et la Convention d’Istanbul

32. La Convention d’Istanbul ne comporte pas de disposition spécifique qui interdise expressément la captivité conjugale. Cependant, comme précisé au paragraphe 10 ci-dessus, plusieurs de ses articles peuvent s’appliquer à de tels cas. Je tiens à remercier Francesca Montagna, administratrice au sein du Secrétariat du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO), qui a examiné ces questions avec nous, lors du webinaire organisé le 1er juillet 2022. Son analyse m’a considérablement aidée à comprendre ces questions. Bien sûr, les points de vue exprimés ci-dessous n’engagent que moi, et ne doivent pas être interprétés comme reflétant la position officielle du secrétariat du GREVIO.
33. Premier point crucial, l’article 37 de la Convention, relatif aux mariages forcés, précise que tous les États parties doivent ériger en infractions pénales «le fait, lorsqu’il est commis intentionnellement, de forcer un adulte ou un enfant à contracter un mariage» et «le fait, lorsqu’il est commis intentionnellement, de tromper un adulte ou un enfant afin de l’emmener sur le territoire d’une Partie ou d’un État autre que celui où il réside avec l’intention de le forcer à contracter un mariage». Ces définitions se concentrent sur la contrainte pendant la période précédant le mariage et au moment où la personne contracte le mariage. Elles n’exigent pas des États parties qu’ils incriminent toutes les formes de captivité conjugale en tant que telles et l’article 37 ne peut s’appliquer qu’à certains cas. Il s’agit notamment de la captivité conjugale qui résulte d’une situation continue de mariage forcé (mariage auquel le ou la conjoint·e concerné·e n’a jamais consenti). De plus, l’article s’applique à la phase préparatoire et à la conclusion du mariage, et non à la situation continue de captivité conjugale en tant que telle.
34. D’autres dispositions de la Convention d’Istanbul peuvent présenter un intérêt dans une plus large variété de cas, et s’avérer très importantes pour protéger les victimes de captivité conjugale de l’obligation de poursuivre une relation néfaste. Les cas de violence psychologique ou physique peuvent par exemple être couverts, respectivement, par les articles 33 et 35 de la Convention. De même, le fait qu’un mari adopte, à plusieurs reprises, un comportement menaçant à l’égard de sa femme dans le cadre d’une situation de captivité conjugale pourrait relever de l’article 34, relatif au harcèlement.
35. L’article 42 de la Convention d’Istanbul consacré à la justification inacceptable des infractions pénales, y compris les crimes commis au nom du prétendu «honneur», demande aux États de s’assurer que, dans les procédures pénales, il n’est pas possible d’avancer des allégations selon lesquelles la victime aurait transgressé des normes ou coutumes culturelles, religieuses, sociales ou traditionnelles relatives à un comportement approprié pour justifier des actes de violence à l’égard des femmes ou de violence domestique. Cette disposition s’applique également aux crimes dits d’«honneur» commis à l’encontre de femmes ayant cherché à échapper à une situation de captivité conjugale.
36. L’article 59 de la Convention d’Istanbul revêt une importance particulière dans les situations de captivité conjugale impliquant des mariages transnationaux, car il garantit aux victimes de violence à l’égard des femmes ou de violence domestique le droit de demander un permis de résidence autonome en cas de dissolution de leur relation ou de leur mariage. Cette disposition est essentielle, comme nous le verrons plus en détail au chapitre 8.4 ci-après, et met en exergue l’importance pour tous les États parties de ratifier la Convention d’Istanbul sans formuler de réserves à son égard.
37. Plus généralement, les dispositions de la Convention relatives au soutien, à la prévention et à la protection pourraient s’appliquer à toute situation de captivité conjugale faisant intervenir des formes de violence à l’égard des femmes ou de violence domestique couvertes par la Convention. Les mesures préventives peuvent s’avérer particulièrement importantes, notamment lorsqu’elles sont mises en œuvre dans le cadre de l’éducation, comme le prévoit l’article 14 de la Convention.

8. Solutions à la captivité conjugale

38. Lorsque j’ai commencé à travailler à l’élaboration du présent rapport, la portée et l’ampleur des questions et des droits humains en jeu m’ont amenée à me demander s’il était réaliste de prétendre pouvoir trouver des solutions à la captivité conjugale, ou si les problèmes étaient si vastes et profonds qu’ils étaient insurmontables. Cependant, mes recherches et, en particulier, les contributions apportées à mes travaux par de nombreux interlocuteurs et interlocutrices passionnants, ont montré que de nombreuses solutions juridiques et pratiques sont déjà à notre portée – nous devons simplement être conscients des problématiques en cause et attentifs à la possibilité d’appliquer ces solutions. L’objectif visé doit être de faire en sorte que toute personne en situation de captivité conjugale puisse y mettre un terme, de manière simple et en toute sécurité.

8.1. Prévention

39. La meilleure solution à la captivité conjugale est bien évidemment la prévention. Bon nombre des interlocuteurs et interlocutrices que j’ai rencontrés aux Pays-Bas ont mis en avant l’importance de sensibiliser la société aux risques de captivité conjugale, et d’éduquer les femmes (en particulier les jeunes femmes) quant à leurs droits dans ce domaine. À cet effet, il peut s’avérer extrêmement difficile d’atteindre les femmes vivant dans des communautés isolées, y compris au sein de la «ceinture de la Bible». Des difficultés similaires peuvent se poser vis-à-vis des femmes migrantes, surtout lorsqu’elles sont arrivées aux Pays-Bas par le biais du mariage, en ayant peu ou pas connaissance de leurs droits et en devant surmonter des barrières linguistiques et parfois culturelles.
40. Comme l’a souligné Meltem Weiland, directrice du Centre national de coordination de la lutte contre les enlèvements et les mariages forcés à Vienne, lors de notre webinaire du 1er juillet 2022, les familles fournissent souvent des informations inexactes ou mal traduites aux femmes qui partent se marier dans un autre pays. Avant de quitter leur pays d’origine, les femmes migrantes doivent recevoir des informations (indépendamment de celles que peut leur communiquer leur famille) dans leur langue maternelle, concernant le pays où elles vont vivre, en particulier sur les droits fondamentaux et ceux liés au travail. Cette démarche contribuerait à prévenir la captivité conjugale. Par ailleurs, j’estime que les services consulaires devraient être sensibilisés à cette question et fournir ce type d’informations aux conjoints qui s’installent dans leur pays.

8.2. Pressions positives exercées par les pairs au sein des communautés (religieuses)

41. Comme nous l’avons vu précédemment, les pressions exercées pour se conformer aux normes religieuses, aux traditions ou aux coutumes peuvent constituer un facteur important d’enfermement des femmes dans des situations conjugales néfastes. Par conséquent, faire évoluer les mentalités au sein des communautés peut s’avérer un outil puissant pour venir à bout de la captivité conjugale. Faire clairement savoir que la religion, la tradition ou la coutume ne peuvent en aucun cas servir d’excuse à la commission d’actes de violence à l’encontre de personnes, et que ces faits sont fermement condamnés par la communauté concernée, peut également être un élément très persuasif pour mettre fin à la captivité conjugale.
42. Les communautés juives orthodoxes de nombreux pays, en particulier celles qui comptent également de puissants mouvements féministes, ont réfléchi aux moyens de persuader les époux qui refusent de remettre le guet de revenir sur leur position sans avoir à recourir à des procédures judiciaires. Des campagnes visant à dénoncer publiquement les personnes qui abusent de leur pouvoir de refuser le guet ont été menées dans certains cas afin d’inciter les pairs de la communauté religieuse à faire pression sur le mari concerné pour qu’il donne le guet. Ces campagnes qui étaient conduites autrefois en publiant des petites annonces ou en manifestant devant le domicile de l’époux, sont davantage mises en œuvre aujourd’hui sur les réseaux sociaux. Ces derniers peuvent constituer un moyen particulièrement efficace dans les cas où la pression communautaire ne peut être exercée en personne, par exemple parce que les conjoints ne fréquentent plus la même communauté religieuse ou ne vivent plus dans la même ville ou le même pays, ou encore lorsque le mari est emprisonné (parfois en raison de violences domestiques commises à l’égard de sa femme). Bien entendu, ce type d’humiliation publique, que ce soit en ligne ou hors ligne, ne doit jamais dégénérer en pratique abusive.
43. La loi religieuse peut en soi offrir des voies de recours efficaces. Toujours au sein des communautés juives, le Beit Din (tribunal rabbinique) de Londres, notamment, a exploré ces dernières années diverses possibilités d’action, dont le refus d’accorder les honneurs rituels au sein de la synagogue à un mari qui ne veut pas donner le guet, ou la suppression des rites funéraires. Face aux conséquences ainsi encourues au sein de sa propre communauté religieuse, il est probable que l’époux remettra le guet. Dans les juridictions israéliennes, un mari récalcitrant peut en outre se voir confisquer son permis de conduire ou même être incarcéré 
			(22) 
			Joanne Greenaway, directrice
exécutive, London School of Jewish Studies, présentation lors du
webinaire sur le contrôle coercitif et l’abus du guet au Royaume-Uni,
organisé par la Boston Agunah Task Force, l’Institut Hadassah-Brandeis
à l’université Brandeis, l’Alliance juive orthodoxe féministe et
Cheirut, 22 mars 2022..

8.3. Recourir au système juridique pour contrer les formes religieuses de la captivité conjugale

44. Comme en témoignent les exemples ci-dessous, les sanctions civiles et pénales peuvent également constituer des moyens d’action puissants pour mettre fin aux situations de captivité conjugale. J’estime qu’il serait utile d’explorer davantage ces pistes et que les États devraient veiller à les rendre facilement accessibles aux victimes de captivité conjugale.

8.3.1. Le divorce sans faute

45. Le fait que les dispositions juridiques régissant le divorce puissent en soi constituer un obstacle lorsqu’il s’agit de mettre fin à un mariage néfaste, surtout quand elles sont inutilement complexes ou coûteuses, me préoccupe particulièrement. Par conséquent, j’estime crucial que le divorce sans faute – c’est-à-dire sans avoir à apporter la preuve d’une conduite répréhensible de l’une des parties au mariage – soit prévu et facilement accessible dans chaque pays. Cela comprend le fait de garantir l’accès à l’aide juridictionnelle à toutes les victimes de captivité conjugale qui en ont besoin, qu’elles bénéficient ou non du statut de résident·e.
46. Une autre question qui mériterait une réflexion plus approfondie à l’avenir est celle de savoir si nos systèmes juridiques devraient reconnaître un droit fondamental au divorce (c’est-à-dire le droit de ne pas rester dans un mariage auquel au moins une des parties ne consent plus), et quelles seraient les conséquences juridiques de la reconnaissance d’un tel droit.

8.3.2. Utiliser le droit des contrats pour prévenir la captivité conjugale

47. Au sein de la communauté juive orthodoxe, notamment aux États-Unis d’Amérique, certaines ONG travaillent en collaboration avec des rabbin·e·s pour encourager la conclusion de contrats prénuptiaux, afin d’éviter toute situation ultérieure de captivité conjugale. Aux termes de ces accords, le futur mari consent librement de verser une indemnité financière substantielle à sa femme pour chaque jour de refus à remettre le guet, si le couple venait à divorcer par la suite en application du droit civil. Ces contrats sont exécutoires devant une juridiction civile, ce qui incite fortement les maris à ne pas tarder à donner le guet. Il convient de noter que la loi juive exige que le guet soit remis de plein gré par l’époux. Par conséquent, il est essentiel de s’assurer que la conclusion ou l’exécution de ces contrats ne comporte aucun élément de contrainte (susceptible de les invalider en droit des contrats également) 
			(23) 
			«<a href='https://www.theguardian.com/world/2021/jun/04/jewish-orthodox-women-divorce-get-refusal'>‘Unchain
your wife’: the Orthodox women shining a light on ‘get’ refusal»</a>, op. cit..

8.3.3. Associer le divorce civil à l’obligation de coopérer au divorce religieux

48. Comme l’a déclaré le ministre néerlandais de la Protection juridique, «Toute personne doit être libre de divorcer et de poursuivre sa vie de son côté. Cela vaut aussi bien pour un mariage civil que pour un mariage religieux, que ce dernier s’ajoute ou non à un mariage civil. Il ne devrait pas être possible pour un·e conjoint·e de restreindre la liberté de son partenaire à cet égard» 
			(24) 
			Ministère de la Justice
et de la Sécurité des Pays-Bas, «Quicker end to marital captivity»,
article, 29 novembre 2019..
49. Aux Pays-Bas, un projet de loi a été proposé en 2019 afin de permettre de regrouper au sein d’une même procédure les démarches visant à finaliser à la fois un divorce civil et la dissolution d’un mariage religieux. Cela signifie qu’une partie enfermée dans un mariage n’aura plus à engager une action distincte pour obtenir une décision de justice obligeant l’autre partie à coopérer à la dissolution d’un mariage religieux. Le projet de loi codifie également l’obligation pour les parties à un mariage religieux de coopérer à un divorce religieux 
			(25) 
			Idem..
50. Lors de ma visite d’information aux Pays-Bas, j’ai eu l’occasion de discuter de l’avancement de ce texte avec une représentante du ministère de la Justice et de la Sécurité. Un amendement introduit à la chambre basse du parlement, visant à engager la responsabilité pénale des deux conjoints dans les cas où un mariage religieux serait contracté sans avoir préalablement conclu un mariage civil, a créé des difficultés. L’objectif était de faire en sorte que tous les conjoint·e·s se marient civilement et puissent donc bénéficier des dispositions régissant le divorce civil. Toutefois, l’amendement aurait pour effet de rendre impossible pour l’une ou l’autre des parties de dénoncer une telle situation sous peine de s’exposer à des poursuites pénales. Le Sénat s’efforce de résoudre ces problèmes.

8.3.4. Faire valoir les dispositions pénales interdisant les violences psychologiques pour mettre fin aux situations de captivité conjugale: l’exemple du refus de donner le guet

51. Lorsque la captivité conjugale s’inscrit dans un contexte plus large de maltraitance ou de violence domestique, un époux peut avoir recours à diverses (autres) formes de contrainte ou de contrôle sur sa femme. Par exemple, il peut exercer une emprise financière sur son épouse, la couper de ses ami·e·s ou de sa famille, ébranler délibérément sa confiance en elle, ou se livrer à d’autres formes de violences psychologiques ou physiques. De tels comportements peuvent relever du champ d’application des dispositions interdisant la violence psychologique ou la violence physique, que les États parties à la Convention d’Istanbul sont tenus d’introduire conformément à ses articles 33 et 35.
52. Au Royaume-Uni, des avocat·e·s et des militant·e·s qui cherchent à lutter contre les refus opiniâtres de remettre le guet, ont récemment commencé à repérer des affaires se prêtant à des recours stratégiques et à engager des poursuites privées en vertu des dispositions du droit pénal interdisant tout comportement de contrôle ou de coercition dans une relation intime ou familiale. Depuis 2015, ce type de comportement est expressément interdit en vertu de l’article 76 de la loi sur les crimes graves de 2015 (modifié ensuite par l’article 68 de la loi sur les violences domestiques de 2021). Je voudrais attirer l’attention, à ce stade, sur les éléments suivants qu’il peut être utile de garder à l’esprit dans d’autres juridictions ou dans d’autres cas où la captivité conjugale est imputable au comportement de l’un des conjoints:
  • lorsqu’elle engage des poursuites privées, la victime doit elle-même respecter toutes les exigences en matière de preuves qui seraient imposées au ministère public si c’était celui-ci qui engageait les poursuites, mais bénéficie d’un bien meilleur contrôle sur le déroulement de l’affaire;
  • l’engagement de poursuites privées peut être coûteux, ce qui peut constituer un obstacle pour les victimes. Toutefois, si le juge estime qu’il était raisonnable pour la plaignante d’engager des poursuites, il peut ordonner que les frais y afférents soient pris en charge par l’État;
  • selon la législation britannique susmentionnée, quatre éléments doivent être réunis pour constituer une infraction de comportement de contrôle ou de coercition dans une relation intime ou familiale: premièrement, le comportement en cause doit être répété ou continu; deuxièmement, l’auteur et la victime doivent être intimement liés; troisièmement, le comportement doit avoir une incidence grave sur la victime; et quatrièmement, l’auteur doit savoir ou être censé savoir que son comportement aura une incidence grave 
			(26) 
			Anthony Metzer QC,
présentation lors du webinaire sur le contrôle coercitif et l’abus
du guet au Royaume-Uni, 22 mars 2022..
53. À ce jour, quatre actions de ce type ont été intentées au Royaume-Uni. Dans les deux premiers cas, l’époux a consenti à accorder le guet avant l’ouverture du procès pénal, ce qui a amené sa femme à abandonner les poursuites. Dans le troisième cas, le mari a plaidé coupable des accusations de comportement de coercition et de contrôle juste avant le début du procès pénal, mais n’a pas donné le guet dans le même temps. L’audience de détermination de la peine a été fixée à une date ultérieure, sachant que l’époux encoure jusqu’à 12 mois d’emprisonnement ferme. Les représentants de l’épouse ont estimé que, si le mari remettait le guet avant le prononcé de la peine, cela devrait être considéré comme une circonstance atténuante pouvant justifier une peine avec sursis plutôt qu’une incarcération immédiate. Dans le quatrième cas, le défendeur contestait l’existence d’une relation intime avec sa femme, car ils ne vivaient plus ensemble. Il a cherché à faire valoir que cela rendait inapplicable le libellé initial de l’article 76 de la loi sur les crimes graves. Le procès devait commencer en avril 2022 
			(27) 
			Idem.. Les quatre affaires susmentionnées reposent sur les dispositions spécifiques de la législation britannique interdisant les comportements de contrôle ou de coercition dans le cadre d’une relation intime ou familiale. Toutefois, elles sont susceptibles de fournir des indications utiles quant aux stratégies qui pourraient également être mises en œuvre dans d’autres juridictions.

8.4. Soutien aux victimes

54. Il importe de mettre en place un large éventail de mesures de soutien pour que les victimes de captivité conjugale puissent s’extraire de cette situation. À cet effet, je tiens à rendre hommage aux nombreuses organisations, que j’ai rencontrées durant ma visite d’information ou avec lesquelles je me suis entretenue en ligne lors de notre webinaire, et qui apportent déjà un soutien important aux femmes en situation de captivité conjugale, de mariage forcé ou d’abandon.
55. Avant toute chose, les informations relatives aux droits et aux lieux où chercher de l’aide sont cruciales. Ces informations doivent être facilement accessibles et disponibles dans plusieurs langues. Le dépliant «Information sur les mariages religieux: mariage, divorce et captivité conjugale», publié en mars 2021 par le ministère néerlandais de la Justice et de la Sécurité, constitue à cet égard un exemple intéressant 
			(28) 
			Disponible
sur le site internet du gouvernement des Pays-Bas en néerlandais,
anglais, turc, arabe, farsi, tigrinya et ourdou à l’adresse: <a href='https://www.government.nl/documents/leaflets/2021/10/08/leaflet-information-about-marital-captivity-for-citizens'>www.government.nl/documents/leaflets/2021/10/08/leaflet-information-about-marital-captivity-for-citizens</a>..
56. Comme l’a souligné Meltem Weiland lors de notre webinaire, des informations transparentes et claires quant aux services d’aide disponibles doivent être facilement accessibles aux femmes migrantes, dans leur langue maternelle, afin qu’elles puissent aisément les comprendre et en faire usage. L’atteinte de cet objectif peut s’avérer difficile, car le contrôle exercé par la communauté entrave souvent l’accès des femmes à l’information sur leurs droits et contribue à les isoler. Plusieurs des interlocutrices et interlocuteurs rencontrés lors de ma visite d’information aux Pays-Bas ont également pointé du doigt ces difficultés. Ils réfléchissaient à des moyens d’utiliser d’autres activités destinées aux femmes migrantes (telles que des cours de langue ou des activités organisées par des associations) en tant que canal de diffusion de ces informations.
57. Les affaires de captivité conjugale peuvent soulever des questions juridiques très complexes, notamment lorsqu’elles nécessitent de connaître les systèmes juridiques d’autres pays. Des conseils juridiques facilement accessibles sont donc également cruciaux.
58. Les victimes de captivité conjugale qui sont exposées à des violences physiques de la part de leur conjoint, ainsi que leurs enfants, ont besoin d’un refuge. Celui-ci doit leur être proposé dans un lieu qui n’est pas connu de leur époux ou d’autres membres de la famille potentiellement violents, en particulier lorsqu’il existe un risque de violences liées au prétendu «honneur».
59. Les personnes en situation de captivité conjugale peuvent également être financièrement dépendantes de leur conjoint pour diverses raisons: par exemple, parce que le mari a convaincu ou contraint son épouse de quitter son emploi pour s’occuper du foyer ou élever les enfants; parce que la femme n’a jamais travaillé dans son pays de résidence, ou encore parce qu’elle n’a pas un revenu suffisant lui permettant d’être financièrement autonome. Dans de tels cas, des cours de langue, une formation, une reconversion et/ou un soutien financier peuvent s’avérer nécessaires pendant une longue période.
60. Lors de notre webinaire, Meltem Weiland a précisé que si elles en avaient la possibilité, les femmes se construiraient une vie indépendante et un avenir. Cependant, l’absence de réglementation dans ce domaine génère une violence structurelle à l’égard des femmes. Elle a souligné que les femmes ont besoin que le système leur accorde la sécurité financière et l’indépendance, notamment des permis de résidence autonomes, afin de leur assurer une vie sans violence. Dans le cas contraire, elles resteront dans des mariages non désirés et souvent néfastes, par manque de ressources ou par peur de perdre leurs enfants ou leur lieu de résidence.
61. Kim Lecoyer a mis en avant la nécessité d’adopter des approches ascendantes des droits humains, en tenant compte des méthodes intersectionnelles et spécifiques au contexte. Ces approches permettent de mettre au point des solutions internormatives concrètes, garantissant le plein respect des droits humains tout en prenant en considération la place centrale qu’occupe la religion dans la vie de nombreuses personnes.
62. Dans ce contexte, Kim Lecoyer a également souligné qu’il est essentiel de faire tomber le «mur de séparation» entre les différentes disciplines. La mise en relation des différents réseaux d’expert·e·s s’impose, en vue de faciliter l’accès au divorce religieux et de former les différents acteurs concernés (professionnel·le·s, juridiques, religieux). Le droit et la religion ne sont pas opposés par définition; le travail en collaboration permet de renforcer la confiance, tout en contribuant à l’identification de solutions plus efficaces.
63. Enfin, comme l’a précisé Jens van Tricht, fondateur et directeur général d’Emancipator et coordinateur de l’Alliance MenEngage, à Amsterdam, la captivité conjugale doit être examinée à la lumière de la violence fondée sur le genre sur un plan général. Il est essentiel de mobiliser les hommes et les garçons autour des questions d’égalité entre les femmes et les hommes et de justice de genre, car ils doivent être une composante de la solution. Ces points sont étudiés plus en détail par notre collègue Petra Stienen dans le cadre d’un rapport intitulé «Le rôle des hommes et des garçons dans la lutte contre la violence fondée sur le genre» 
			(29) 
			Voir Doc. 15678 «Le rôle et la responsabilité des hommes et des garçons
dans l’élimination de la violence à l’égard des femmes et des filles
fondée sur le genre»..

9. Conclusions

64. La captivité conjugale peut toucher n’importe qui. Cette situation résulte parfois de l’application de dispositions légales différentes d’un système juridique à l’autre. Elle peut aussi être due à des règles plus restrictives à l’égard du divorce religieux que du divorce civil. Mais très souvent, la captivité conjugale implique un comportement manipulateur ou coercitif de la part d’un des conjoints qui refuse de libérer l’autre du lien marital ou d’une situation conjugale à laquelle il ne consent plus. Dans la grande majorité des cas – parce que certains régimes juridiques et de nombreux systèmes religieux instaurent un rapport de force inégal, en faveur du mari, et parce que la captivité conjugale est également une manifestation de la violence fondée sur le genre – la personne piégée est l’épouse.
65. Les personnes en situation de captivité conjugale sont confrontées à toute une série de violations des droits humains. Elles perdent leur autonomie, ne disposent souvent d’aucune indépendance financière, n’ont pas la liberté de se remarier et ne sont pas toujours en mesure de se déplacer librement. Elles sont souvent isolées, soumises à des comportements de contrôle et font l’objet d’autres formes de violence psychologique de la part de leur conjoint·e, tandis que les femmes, en particulier, peuvent être exposées à des violences physiques de la part de leur mari et de sa famille, voire même de leur propre famille.
66. Il incombe clairement aux États d’agir pour mettre un terme à ces violations des droits humains. Un grand nombre des mesures prises dans le cadre d’efforts plus vastes visant à lutter contre la violence fondée sur le genre peuvent également apporter des solutions à la captivité conjugale. Cela étant, d’autres actions plus ciblées peuvent s’avérer nécessaires.
67. Je souhaite souligner en particulier les éléments et recommandations qui suivent. Tout d’abord, même si elle n’interdit pas expressément la captivité conjugale, les États doivent ratifier la Convention d’Istanbul. Un grand nombre de ses dispositions s’appliquent incontestablement aux cas de captivité conjugale et peuvent constituer un cadre solide pour lutter contre les violations des droits humains concernées.
68. Compte tenu de la vulnérabilité particulière des femmes migrantes en situation de captivité conjugale, qui ne peuvent quitter un mariage néfaste en raison du risque de perdre leur statut de résidente, les États ne devraient pas formuler de réserves à l’article 59 de la Convention d’Istanbul, et ceux qui l’ont fait devraient les retirer.
69. Les États devraient également veiller à ce que la possibilité de demander le divorce sans faute soit accessible à toutes et à tous, et à ce que les procédures de divorce soient accessibles à tout un chacun.
70. Par ailleurs, les États devraient examiner les moyens de mettre à profit leur système juridique pour assortir le divorce civil d’une obligation de coopérer dans le cadre d’une procédure de divorce religieux, sans exposer les conjoint·e·s piégés à des poursuites pénales dès lors qu’ils cherchent à faire usage de ces dispositions.
71. Il est de toute évidence possible de recourir au droit des contrats existant, notamment par le biais de la conclusion de contrats prénuptiaux, pour prévenir les situations de captivité conjugale. Cela s’impose tout particulièrement lorsque la loi religieuse permet à un époux d’empêcher une procédure de divorce religieux ou d’y faire obstacle. Les États pourraient certainement soutenir davantage l’action des communautés religieuses qui cherchent à encourager de tels accords préalablement au mariage.
72. Les dispositions du droit pénal interdisant les violences psychologiques, notamment celles applicables à un comportement de coercition ou de contrôle, peuvent également apporter des solutions. Les professionnel·le·s du droit devraient être formés afin de savoir détecter de telles situations et utiliser efficacement ces dispositions.
73. Il convient également de trouver des solutions dans le domaine du droit international privé afin d’éviter les situations transnationales de captivité conjugale dues à des incohérences entre les différentes législations. Les États devraient redoubler d’efforts et intensifier leur diplomatie en la matière. Ils devraient également veiller à ce que les femmes qui émigrent dans leur pays pour accompagner leur mari ou pour se marier soient pleinement informées, avant de quitter leur pays d’origine et dans leur propre langue, de leurs droits dans le pays de destination et de la manière d’obtenir de l’aide en cas de besoin.
74. En ce qui concerne les mesures de prévention et de protection générales, les autorités doivent œuvrer de concert avec les communautés religieuses pour mettre fin aux attitudes religieuses et aux pratiques coutumières qui favorisent la captivité conjugale. Elles doivent pour ce faire adopter une approche ascendante et internormative, et associer les réseaux d’expert·e·s pluridisciplinaires ainsi que les militant·e·s qui travaillent déjà au sein de ces communautés à la lutte contre la captivité conjugale.
75. Il est également essentiel que l’ensemble des mesures de soutien prévues par la Convention d’Istanbul soit mis à la disposition des femmes cherchant à échapper à des situations de captivité conjugale, qui ont besoin d’un refuge sur le champ, mais aussi de sécurité financière et d’indépendance, et notamment d’un permis de résidence autonome.
76. Enfin, le travail de sensibilisation est essentiel car les femmes en situation de captivité conjugale sont souvent isolées et ignorent leurs droits. Les États devraient mener des actions de sensibilisation sur la captivité conjugale et soutenir activement les organisations qui s’efforcent d’aller au-devant des femmes qui y sont confrontées.
77. Comme je l’ai souligné dans ce rapport, nous devons mettre fin à la captivité conjugale et aux violations graves des droits humains qui, trop souvent, en découlent. Grâce à une meilleure connaissance des questions en jeu et des nombreuses lignes d’action fructueuses qui sont déjà en train d’être explorées, ainsi qu’à la conjugaison des efforts visant à développer davantage ces actions et à les mettre en place dans l’ensemble de nos États membres, je suis convaincue que des solutions à la captivité conjugale sont à notre portée.