1. Introduction
1. Ces deux dernières années,
des gouvernements et des entreprises privées ont eu recours à des technologies
numériques de santé publique, telles que les applications de traçage
des contacts, pour collecter et traiter des données afin d’atténuer
la pandémie de covid-19, identifier les personnes risquant d’être contaminées
ou garantir le respect des règles de confinement. L’utilisation
généralisée de ces outils numériques inédits a semblé être une solution
intéressante pour limiter les infections, y compris aux yeux de l’Organisation
mondiale de la Santé (OMS), qui a rapidement publié, en mai 2020,
des orientations relatives à leur utilisation et aux considérations
éthiques
. Cependant, dans bon
nombre de pays, l’introduction de ces outils a suscité une certaine
hésitation, pour des raisons liées, notamment, au respect de la
vie privée.
2. Aujourd’hui, d’innombrables applications dans les domaines
de la santé, des modes de vie et du bien-être sont aussi disponibles
dans les «boutiques» d’applications pour aider les gens à arrêter
de fumer, à compter leurs pas, à manger plus sainement, à changer
de mode de vie, etc. Les cadres éthiques et juridiques restent flous
à ce jour et un débat mondial sur les risques liés à ces outils
a vu le jour. Ces risques vont au-delà des défis juridiques posés
par l’atteinte illégale au droit au respect de la vie privée. Ils
peuvent menacer les droits humains et les libertés fondamentales
pendant et après une crise et franchir la frontière floue entre la
surveillance des maladies et celle des populations.
3. En outre, l’efficacité de ces technologies numériques dépend
largement des conceptions techniques, des méthodes de mise en œuvre
et du degré de confiance que le grand public accorde à ces outils.
Il pourrait donc être nécessaire de mettre en place une législation
et des politiques appropriées, en particulier dans le secteur de
l’éducation, pour encadrer et contrôler une utilisation de ces technologies
numériques de traçage respectueuse de la vie privée.
4. Ces considérations ont amené notre commission à déposer une
proposition de résolution
en octobre 2020
.
5. Mon rapport vise à cerner le problème et à présenter des recommandations
pertinentes non seulement pour sauvegarder les droits humains et
les libertés fondamentales, mais aussi pour analyser l’équilibre
qui doit être instauré entre les préoccupations relatives à la protection
des données et la nécessité d’évaluer l’efficacité de ces outils
en termes de protection de la santé publique.
6. Mon analyse prend appui sur le rapport établi par le Professeur
Wolfgang E. Ebbers, que je remercie pour ses travaux, ainsi que
sur la précieuse contribution des experts ayant participé aux auditions
de notre commission
. Il est ressorti
de nos discussions qu’il était nécessaire que la communauté scientifique
évalue l’efficacité et l’impact des applications de traçage des
contacts en vue d’améliorer les politiques de santé publique, tout
en respectant les normes de protection des données. J’ai aussi tenu
compte des contributions apportées par d’autres experts scientifiques
et par les membres de la commission.
2. La position des organes du Conseil
de l’Europe sur les applications de traçage des contacts
7. Le Comité consultatif mis en
place par la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection
des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère
personnel (Convention 108), le Commissaire à la protection des données
et le Comité de bioéthique ont publié, en 2020 et 2021, plusieurs déclarations
sur les applications de traçage des contacts dans lesquelles ils
font part de leurs préoccupations et donnent des orientations utiles.
De fait, ces applications permettent une surveillance massive et
la collecte de données à caractère personnel (par exemple sur le
suivi des déplacements et de la vaccination des personnes, des preuves
d’une infection passée, la détection des symptômes, les résultats
des tests, l’application des mesures de confinement ou l’identification
numérique des contacts), dont le stockage, l’analyse et l’utilisation
soulèvent de sérieuses questions quant à la protection de la vie
privée. Les normes de protection des données énoncées dans la Convention
108 et dans sa version modernisée, la Convention 108+, doivent être
appliquées lors de l’adoption de toute mesure extraordinaire.
8. Pour aider les Parties à la Convention 108 à traiter les questions
relatives à la protection de la vie privée et des données lors de
la mise en place et de l’application de mesures de lutte contre
la pandémie de covid-19, la présidente du Comité de la Convention
108 et le Commissaire à la protection des données du Conseil de
l’Europe ont publié deux déclarations conjointes en 2020. Ces déclarations
rappellent que les principes généraux et les règles de protection
des données sont pleinement compatibles et conciliables avec d'autres droits
fondamentaux et intérêts publics pertinents, tels que la santé publique.
Il est essentiel de veiller à ce que les cadres de protection des
données continuent de protéger les personnes et à ce que les garanties nécessaires
en matière de protection de la vie privée et des données soient
intégrées dans les mesures extraordinaires prises pour protéger
la santé publique.
9. D’après la première déclaration conjointe du 30 mars 2020
sur le droit à la protection de données dans le contexte de la pandémie
de covid-19
, les États doivent
prendre des mesures à titre provisoire uniquement si elles sont
nécessaires et proportionnées à la finalité légitime poursuivie
et respectent la démocratie, l’État de droit et les droits humains,
dont les droits au respect de la vie privée et à la protection des
données à caractère personnel. Une attention particulière est requise
dans certains secteurs tels que la santé publique, l’emploi, les
télécommunications et l’éducation.
10. La deuxième déclaration conjointe du 28 avril 2020 sur l’identification
numérique des contacts
rappelle que «le traitement à grande
échelle de données à caractère personnel ne peut être effectué que
lorsque, sur la base de preuves scientifiques, les avantages potentiels
pour la santé publique d’une telle surveillance numérique des épidémies
(par exemple, le suivi des contacts), y compris leur exactitude,
l’emportent sur les avantages d’autres solutions alternatives qui
seraient moins intrusives». Il convient de souligner la nécessité de
faire en sorte que ces mesures fassent partie intégrante d’une stratégie
épidémiologique nationale et d’insister sur l’importance du choix
du modèle d’identification des contacts et de son caractère inclusif.
La déclaration conjointe définit aussi les conditions d’acceptabilité
d’un tel système, dont dépend aussi son efficacité, parmi lesquelles
figurent en premier lieu la confiance et le caractère volontaire.
11. En ce qui concerne la légitimité du traitement des données,
la déclaration conjointe préconise une base juridique directement
prévue par la loi, tout en conservant le caractère volontaire de
l’utilisation de l’application. La réalisation d’une étude d’impact
sur la vie privée et le principe de protection de la vie privée
dès la conception des produits sont au nombre des garanties à prévoir
dans le cadre de ces opérations de traitement
.
La nécessité d’appliquer scrupuleusement le principe de spécification
de la finalité est mise en avant. L’applicabilité pratique de concepts
importants doit aussi être présentée (comme la sensibilité, la qualité, la
minimisation des données, le droit des personnes concernées en matière
de prise de décision automatisée, la nécessité d’anonymiser les
données, les exigences en matière de sécurité des données, le lien
entre le choix de l’architecture numérique utilisée et la protection
de la vie privée, l’importance de l’interopérabilité, la transparence,
le caractère temporaire des bases de données, la surveillance et
l’audit).
3. Principales
caractéristiques des applications de traçage des contacts
12. Sont présentées ci-dessous
quelques caractéristiques essentielles qui devraient être prises
en compte lors de la mise au point d’applications de traçage des
contacts, l’accent étant mis sur certaines des principales recommandations
et orientations de l’OMS et des organes compétents du Conseil de
l’Europe. Elles concernent principalement la protection des données,
l’éthique et les risques de discrimination. Cependant, il convient
également de noter que l’acceptabilité de ces systèmes dépend de
la compréhension qu’en a la population et de la confiance qu’ils
inspirent.
3.1. Efficacité
et précision
13. Malgré le large accueil réservé
aux applications de traçage des contacts dans le monde entier, les preuves
scientifiques de leur efficacité font encore défaut et il n’existe
guère d’études d’évaluation des risques. Ainsi, la précision et
l’efficacité demeurent ambiguës et même si ces applications peuvent
contribuer à la réponse à la pandémie, les risques liés à la qualité
et à l’intégrité des données peuvent être supérieurs aux avantages.
Cette incertitude et l’absence de connaissances sur leur efficacité
scientifique peuvent à leur tour rendre l’évaluation des risques
de ces technologies extrêmement difficile
.
14. La mise au point et le déploiement de nouvelles technologies
exigent d’ordinaire beaucoup d’investissements et de temps dans
un souci d’efficacité. Ces technologies ne peuvent être efficaces
que dans les pays disposant d’une infrastructure technologique suffisante,
ce qui suppose une utilisation généralisée des smartphones ou d’autres
appareils appropriés ainsi qu’un accès à internet. Une technologie
numérique de traçage de proximité devrait être adoptée par un taux
suffisamment élevé de la population pour identifier les contacts
avec une efficacité maximale
. Toutefois, atteindre
le taux d’utilisation ciblé, tout en préservant la liberté de choix,
n’est pas facile et l’attitude du public peut varier considérablement
.
15. L’efficacité de ces applications dépend aussi de la rapidité
de réaction des utilisateurs en cas d’alerte
. En outre, certaines
applications ne sont pas compatibles avec les anciens smartphones
et les applications peuvent entraîner de fausses alertes
.
Le risque de signalements excessifs des interactions peut aussi
se traduire par des «faux positifs» en surnombre, ce qui peut à
son tour donner lieu à un auto-isolement inutile, voire faire douter
les utilisateurs de la fiabilité des alertes
.
16. Comme l’ont indiqué les autorités de protection des données
du Conseil de l’Europe, la principale question est la suivante:
«Faute de preuves de l’efficacité de ces applications, les promesses
valent-elles les risques sociétaux et juridiques prévisibles?» Et
si les avantages l’emportent sur ceux d’autres solutions moins intrusives,
il faut s’assurer que les garanties juridiques et techniques permettant
d’atténuer les risques en jeu existent
. J’aborderai de façon
plus détaillée les défis que pose actuellement l’évaluation de l’impact
dans la partie suivante.
3.2. Protection
des données et respect de la vie privée
17. Le déploiement d’applications
de traçage des contacts appelle des lois sur la protection des données
et de la vie privée afin de fournir une base juridique et de définir
les limites du traitement et de l’utilisation des données. Tous
les outils numériques dans le domaine de la santé publique portent
atteinte à la vie privée en raison de l’accès à des informations
sur l’état de santé, le comportement ou la localisation des personnes
.
18. Un risque possible est souvent qualifié de «dérive de la surveillance»,
qui suppose d’exploiter la possibilité offerte par la crise pour
procéder à un traçage des citoyens et conserver les données pendant
et après les crises. Ainsi, les gouvernements pourraient conserver
les données de traçage des citoyens et s’en servir dans d’autres
contextes, comme l’application de la loi
.
19. Plusieurs instruments réglementaires garantissent le droit
au respect de la vie privée et à la protection des données, en particulier
la Convention 108 et, au niveau de l’Union européenne, le Règlement
général sur la protection des données, la directive Vie privée et
communications électroniques ainsi que la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne. Ces instruments permettent aussi de restreindre
les droits dans des circonstances particulières, notamment en cas
de crise de santé publique. Ils doivent être proportionnés aux avantages
publics et doivent conduire à un rétablissement plus rapide des
autres droits et libertés suspendus, comme la liberté de circulation
et de réunion
.
20. Le traitement des données à caractère personnel recueillies
par ces applications a aussi soulevé d’importantes préoccupations
au niveau des droits fondamentaux. Certains pays ont élaboré des
programmes de biosurveillance qui partagent certaines caractéristiques
de la réaction à une pandémie et des programmes de lutte contre
le terrorisme
. Par exemple,
une application publique soutenue par Alibaba qui facilite les décisions
de mise en quarantaine en cas de covid-19 en Chine a aussi partagé
des informations avec la police
.
21. Il est essentiel de distinguer les technologies numériques
dans le domaine de la santé publique qui permettent le partage par
des tiers d’informations à des fins non liées à la santé de celles
qui ne le permettent pas. En outre, les applications de traçage
des contacts doivent indiquer clairement, au départ, la durée, le
type de données recueillies et la durée de stockage des informations.
La surveillance accrue rendue possible par les technologies numériques
de santé publique doit cesser dès que l’urgence a disparu. Enfin,
les informations recueillies doivent être sur l’appareil de l’utilisateur
et non sur des serveurs gérés par le développeur de l’application
ou par une entité de santé publique.
3.3. Caractère
volontaire et autonomie
22. Les technologies numériques
peuvent être une menace non seulement pour la vie privée, mais aussi pour
l’autonomie personnelle. La forme la plus évidente de violation
de l’autonomie personnelle consiste à rendre leur utilisation obligatoire.
En Inde, tous les travailleurs ont été obligés d’utiliser une application
de traçage de la covid-19 soutenue par le gouvernement
. Certaines entreprises pourraient exiger
leur utilisation pour avoir accès à leurs services mêmes lorsque
ces technologies ne sont pas obligatoires.
23. Certaines applications de téléphonie mobile autorisent la
collecte de données au-delà de l’objectif déclaré de l’application,
ce qui réduit la capacité des personnes de consentir au traçage
ou au partage de leurs informations. Par exemple, les applications
Bluetooth de traçage de proximité exigent que leurs utilisateurs
ne désactivent pas leur Bluetooth, d’où des risques supplémentaires.
Une application polonaise aurait contraint des patients à prendre
des autoportraits pour prouver qu’ils étaient confinés sous peine
d’avoir une visite de la police
.
24. Pour que l’utilisation de ces applications soit volontaire,
les personnes doivent décider d’avoir ou non un smartphone, de télécharger
et d’installer les applications, de les laisser fonctionner en permanence
en arrière-plan, de réagir aux alertes et de partager les relevés
des contacts en cas de test positif
. En outre, les utilisateurs
devraient être libres de désinstaller ces applications à tout moment
et de supprimer toutes les données déjà collectées. Les utilisateurs
potentiels devraient pouvoir prendre des décisions en toute connaissance
de cause sur le fonctionnement de l’application et sur la transmission,
l’accès et l’utilisation des données.
25. Les personnes qui décident de ne pas utiliser l’application
ou de la supprimer ne devraient pas être sanctionnées ni limitées
de quelque manière que ce soit. En Chine, la population a été obligée
d’utiliser les applications de traçage des contacts pour avoir accès
aux espaces publics, tels que les métros, les centres commerciaux
et les marchés. Même si l’utilisation des applications est volontaire,
les restrictions implicites la rendent de fait obligatoire
.
Le caractère volontaire peut aussi être entravé par une coercition
indirecte si un gouvernement menace d’imposer un deuxième confinement
en cas de téléchargement insuffisant de l’application. En France
par exemple, l’utilisation d’applications de traçage a fait l’objet
d’un débat au parlement parallèlement à l’assouplissement des mesures
de confinement. La pression des pairs et les attentes de la société
peuvent créer un environnement dans lequel les gens se sentent obligés
d’agir
.
3.4. Inégalités
et discrimination
26. Il existe une inégalité manifeste
en termes d’accès aux applications de traçage des contacts. Par exemple,
les groupes à haut risque, comme les personnes âgées, peuvent ne
pas avoir accès à des smartphones et ne pas pouvoir utiliser cette
technologie
. Ces outils pourraient donc accentuer
la fracture numérique et entraîner une répartition inégale des charges
et des avantages au sein de la population.
27. Les travailleurs défavorisés et leurs familles sont moins
susceptibles de travailler à domicile et courent un risque plus
élevé d’infection
. Ainsi, dans le cas d’une quarantaine
sélective due aux applications de traçage, une plus forte proportion
de travailleurs défavorisés pourrait être mise en quarantaine et
être plus exposée aux effets sociaux, économiques et psychologiques
néfastes
. Il convient une fois
de plus d’encourager l’accès volontaire à ces technologies dans
les contextes où les ressources sont limitées, par exemple en réduisant
le coût des donnés mobiles ou en proposant des appareils bon marché.
28. Puisqu’elles peuvent recueillir des données, ces technologies
sont capables d’inclure la race, les groupes ethniques, le genre,
l’affiliation politique et le statut socio-économique. Certaines
données sensibles n’ont pas nécessairement de lien avec la santé
publique et peuvent entraîner la stigmatisation de groupes ethniques
ou socio-économiques
.
29. La stratification de la population pourrait accentuer les
clivages existants, exposant davantage certains groupes à la crise.
En même temps, la collecte de données devrait aussi refléter les
facteurs épidémiologiques, telles que les différences sociales et
économiques qui sont connues pour être à l’origine des disparités
dans les taux d’infection. Ces efforts, en particulier lorsqu’ils
sont faits dans des environnements où le niveau de confiance est
faible, doivent être assortis de garanties solides, notamment de
capacités analytiques pour contextualiser les données de manière
à éviter de stigmatiser davantage les groupes défavorisés et à recourir à
des mesures fondées sur des données factuelles pour lutter contre
les inégalités persistantes en matière de santé
.
4. Difficultés
relatives à l’évaluation de l’impact des applications de traçage
des contacts sur la santé publique
30. Dans bon nombre de pays, européens
et non européens, l’introduction des applications de traçage des contacts
s’est accompagnée d’initiatives visant à surveiller la mise en œuvre
de ces dernières et à évaluer leur efficacité et leur impact sur
la santé publique. Le Centre européen de prévention et de contrôle
des maladies et l’OMS ont conçu un cadre d’indicateurs pour évaluer
l’efficacité des solutions numériques de traçage de proximité appliquées
à la santé publique. Cet outil prévoit ainsi une liste d’indicateurs
pouvant servir de base à une évaluation normalisée de l’efficacité
des applications de traçage des contacts dans le domaine de la santé
publique
.
31. Des chercheurs du monde entier ont réuni des informations
scientifiques sur les raisons qui poussaient les citoyens à télécharger
et à activer les applications de traçage des contacts, et sur le
moment auxquels ils prévenaient les autres, de manière anonyme,
via ces applications en cas de test positif. Les experts emploient souvent
le terme d’«adoption» des applications de traçage des contacts pour
renvoyer aux deux premières démarches, tandis que la troisième reflète
l’un des aspects du «respect» par les utilisateurs des recommandations
émises par ces applications.
32. Les premiers rapports scientifiques étaient axés sur les motifs
incitant les personnes à suivre ces recommandations
. Les applications de traçage des
contacts envoient des notifications anonymes signalant que l’utilisateur
a été en contact avec quelqu’un qui, par la suite, est devenu positif.
Une bonne part de ces notifications sont assorties de recommandations
de santé publique, comme des messages invitant à se faire tester,
à se mettre en quarantaine et à ne pas recevoir de visiteurs. Les
gens suivent-il ces recommandations? Si ce n’est pas le cas, le
déploiement d’applications de traçage des contacts pour protéger
la santé publique ne peut pas atteindre son objectif d’empêcher
que le virus ne continue de se propager.
33. Pour le moment, les preuves scientifiques concrètes de l’impact
sur la santé publique des applications de traçage des contacts semblent
relativement limitées. En raison de la faible quantité de données
collectées, il est très difficile d’évaluer leur efficacité. En
effet, il n’existe que très peu de rapports à ce sujet, même sur
les paramètres de base, comme le nombre d’utilisateurs actifs, de
tests positifs renseignés ou de notifications envoyées et reçues,
ainsi que de données qui permettraient de déduire à la fois l’exactitude
et l’efficacité des notifications.
34. Lors des auditions organisées par la commission, certains
experts ont souligné la rigueur observée dans la mise en œuvre des
normes de protection des données.
35. Les applications de traçage des contacts qui reposent sur
le dispositif Google/Apple de traçage de l’exposition à la covid-19
sont conçues de sorte à ne pas collecter de données de santé permettant
d’identifier l’utilisateur, du moins pas sans son consentement explicite.
La recherche manuelle de contacts, effectuée dans les laboratoires
et les centres de dépistage, par exemple, peut conduire à une accumulation
de données de santé très sensibles. Celles-ci ne peuvent être communiquées
à des tiers, y compris la communauté scientifique, sans le consentement
des personnes concernées, ou uniquement sous forme de données agrégées
et anonymisées.
36. Ce principe s’applique également aux données collectées lors
des contacts entre les utilisateurs des applications de traçage
des contacts avec le système de santé, par exemple lors d’un test
ou d’une identification par recherche manuelle de contacts. Ces
données, bien qu’essentielles pour les analyses de l’efficacité
des applications de traçage des contacts, ne sont pratiquement pas
disponibles pour des raisons d’ordre technique et de protection
des données.
5. Adoption
des applications de traçage des contacts et respect des recommandations
émises
37. À l’évidence, plus les taux
d’adoption des applications de traçage des contacts et de respect
de leurs recommandations sont élevés, plus les chances de briser
effectivement les chaines de contamination le sont également
. Les chiffres et les taux relatifs
à l’adoption varient selon les pays
et selon les périodes, mais, d’après
les dernières études, en règle générale, ils sont relativement faibles
.
38. En 2022, bon nombre de pays ont commencé à lever les obligations
d’isolement et de quarantaine, et de nombreuses applications ont
été désactivées, au moins temporairement, notamment aux Pays-Bas,
en Suisse et en Islande.
39. Pour évaluer le taux d’adoption, les chiffres correspondants
sont souvent exprimés en pourcentage de la population totale d’un
pays. Autre possibilité: ne tenir compte que de la population cible
éligible, définie sur la base des téléphones compatibles et de la
tranche d’âge
.
40. Les données dont on dispose émanent notamment d’études et
des principales boutiques d’applications, le nombre de téléchargements
effectués servant d’indicateur pour exprimer le pourcentage d’utilisateurs. Cependant,
cette méthode peut conduire à surestimer le nombre d’utilisateurs
des applications de traçage des contacts étant donné que ceux-ci
peuvent posséder plusieurs téléphones, supprimer l’application ou
changer de téléphone.
41. Il existe une autre méthode qui consiste à prendre pour base
le nombre d’utilisateurs actifs, dans le respect des normes de protection
des données. L’application britannique, par exemple, envoie un petit
paquet de données anonymisées concernant le «statut» à un serveur;
en Suisse, une méthode plus indirecte a été utilisée
.
Certaines boutiques d’applications fournissent également des données
qui permettent d’estimer le nombre d’utilisateurs de façon plus
précise que la méthode basée sur le nombre de téléchargements.
42. De la même manière, plus les utilisateurs respectent les recommandations,
plus les chances de briser effectivement les chaînes de contamination
sont élevées. Les taux varient selon les pays et les périodes, de même
que les méthodes de calcul; c’est pourquoi le présent rapport ne
contient pas de statistiques par pays.
43. Aux Pays-Bas, jusqu’en 2022, les utilisateurs ne pouvaient
partager qu’un code d’utilisateur via l’application, en coopération
avec les autorités de santé publique, et chaque partage était enregistré
et utilisé à des fins d’analyse épidémiologique des données de traçage
de routine
. En Irlande, des codes étaient communiqués
dans le cadre d’un ensemble structuré d’appels téléphoniques réalisés
par des traceurs de contacts, et, en 2022, le pays est passé à une
approche plus automatisée. La Suisse, quant à elle, a eu recours à
des questionnaires d’auto-déclaration
.
44. De son côté, l’Allemagne utilise des données collectées directement
auprès de l’application de traçage des contacts nationale (
Corona-Warn-App), ce à quoi les
utilisateurs ont explicitement consenti, pour évaluer l’efficacité
de l’application
.
45. Les pays peuvent aussi mener des études sur le respect des
recommandations en se fondant sur des auto-déclarations volontaires
et anonymes. Cette méthode, mise en œuvre en Allemagne
, en Suisse
, aux Pays-Bas
et au Royaume-Uni
,
est conforme aux normes de protection des données. Cependant, les données
ainsi obtenues risquent de ne pas être objectives ni représentatives
en raison de l’incertitude inhérente aux auto-déclarations.
46. De récentes études scientifiques ont mis en lumière plusieurs
facteurs qui favorisent ou entravent l’adoption des applications
de traçage des contacts et le respect de leurs recommandations
. Ainsi, plus le niveau d’études
et de revenus est élevé, plus le niveau d’adoption serait élevé
également
. Le niveau perçu d’efficacité, les
bénéfices, l’influence sociale, la pression des pairs et la confiance
dans l’innovation technologique et dans l’action du gouvernement
constituent également de bons indicateurs. Plus ceux-ci sont élevés,
plus les chances d’adoption des applications de traçage des contacts
et de respect de leurs recommandations sont grandes, ce qui, à son
tour, entraîne une meilleure performance de ces applications.
47. Les applications de traçage des contacts peuvent être perçues
comme des outils qui n’ont pas d’implication directe pour la santé
de l’utilisateur une fois que ce dernier est contaminé et qui permettent seulement
de protéger les autres et la société en général en limitant la contagion.
Cependant, en cas de nouveau variant ou de virus totalement nouveau,
l’utilisateur pourrait en tirer un bénéfice personnel, grâce à une
détection précoce et à l’administration d’un traitement en temps
utile; les applications de traçage des contacts peuvent avoir un
rôle fondamental à jouer à cet égard, tant au niveau individuel
que sociétal.
48. Ces observations montrent qu’il est important de mener une
évaluation précise, approfondie et rigoureuse de l’impact de cette
technologie numérique sur la santé publique. Si cet impact est négatif,
il peut entraîner le rejet ou l’abandon de l’outil par la population.
Toute action gouvernementale visant à informer la population de
façon transparente et précise des mesures de santé peut renforcer
la confiance dans le gouvernement
.
49. En outre, il conviendrait de favoriser l’accès volontaire
aux applications de traçage des contacts dans les contextes où les
ressources sont limitées, par exemple en réduisant le coût des donnés
mobiles, en veillant à ce que des appareils bon marché soient disponibles
et en proposant une fonction d’assistance, un tutoriel ou des témoignages
d’autres utilisateurs de ces technologies pour faciliter leur utilisation
.
50. Un autre aspect devant être pris en compte concerne l’attitude
de la population envers les mesures de santé publique susceptibles
de restreindre les libertés individuelles au nom de l’intérêt général.
La faible adoption des applications de traçage des contacts peut
aussi s’expliquer par un sens de la responsabilité individuelle
et collective limité en ce qui concerne sa propre santé ou celle
d’autres personnes, y compris de groupes vulnérables. Ce phénomène
se rapproche des attitudes anti-vaccination, qui ont fait l’objet
de la
Résolution 2455 (2022) «Lutter contre les maladies évitables par la vaccination
par le biais de services de qualité et par la démystification des
discours antivaccin», adoptée par l’Assemblée le 24 juin 2022.
51. Les attitudes négatives ou le manque d’intérêt peuvent être
combattus au moyen de campagnes d’information systématiques et ciblées,
menées dans les médias et par le biais d’initiatives citoyennes
dans les écoles, qui sont adaptées au contexte et scientifiquement
fondées et qui répondent aux doutes et aux préoccupations exprimés,
déconstruisent les fausses informations et insistent sur la responsabilité
individuelle et collective en ce qui concerne sa propre santé et
celle des autres.
6. Nécessité
du débat public et du contrôle parlementaire
52. L’évaluation de l’application
néerlandaise et l’analyse de l’application suisse
ont montré l’importance du débat
public relativement à deux questions majeures, à savoir le traçage
de la localisation et les taux d’adoption.
53. Au début de l’année 2020, les responsables politiques et les
chercheurs ont vivement recommandé de faire preuve de prudence et
exprimé leur inquiétude au sujet de questions liées à la protection
des données
. Au Royaume-Uni
et aux Pays-Bas
, des chercheurs ont rédigé des lettres
ouvertes pour faire part de leurs préoccupations concernant les
risques d’atteinte au droit à la vie privée.
54. Ces craintes étaient compréhensibles. S’agissant du traçage
de la localisation, les concepteurs d’applications de traçage de
la covid-19 aux États-Unis ont déclaré qu’il était essentiel qu’ils
soient autorisés à utiliser les données de localisation GPS en conjonction
avec le nouveau dispositif de traçage des contacts afin de suivre
l’évolution géographique des contaminations et d’identifier des
foyers
. Au Royaume-Uni, le service national
de santé (National Health Service) a aussi envisagé l’idée – avant
de l’abandonner – d’enregistrer au niveau central l’identifiant
désanonymisé des personnes contaminées et celui de leurs contacts.
Cette méthode aurait effectivement permis une certaine forme de
surveillance
.
55. Apple et Google, dont les systèmes d’exploitation équipent
la très grande majorité des smartphones, ont commencé à mettre en
œuvre dans ces systèmes un protocole de traçage de proximité décentralisé
et respectueux de la vie privée afin de prévenir les personnes ayant
été en contact avec des individus positifs à la covid-19. Ce protocole
a fini par être adopté par de nombreux pays. Les deux entreprises
ont souligné que le respect de la vie privée et le fait d’empêcher
les gouvernements d’utiliser le système pour compiler des données
sur les citoyens étaient au cœur de leurs préoccupations
.
56. L’équipe d’évaluation néerlandaise a découvert que jusqu’en
octobre 2021, la majorité des citoyens néerlandais pensaient toujours
que l’application de traçage des contacts les géolocalisait
, ce qui a
pu nuire à l’adoption de celle-ci.
57. Par ailleurs, les conclusions d’une étude réalisée en mars
2020 par l’Université d’Oxford
ont été mal interprétées par les
médias, qui ont affirmé qu’il était nécessaire qu’au moins 60% de
la population d’un pays installe une application de traçage des
contacts pour que celle-ci fonctionne, ce qui n’est absolument pas
dit dans l’étude. Les chercheurs eux-mêmes se sont plaints du fait
que leurs travaux avaient été extrêmement mal interprétés et qu’en
fait, un niveau beaucoup moins élevé d’adoption de l’application
pouvait suffire pour lutter contre la covid-19
.
58. Aux Pays-Bas, jusqu’en octobre 2021, la majorité des citoyens
croyaient encore qu’il était nécessaire qu’au moins 50% de la population
installe l’application pour que celle-ci fonctionne. Parallèlement,
l’évaluation de l’application néerlandaise a aussi montré que le
véritable taux d’adoption était inférieur à 50%
. De même, en Suisse,
le nombre relativement faible d’utilisateurs de l’application
SwissCovid a suscité la déception
de la population et des médias
.
59. Ces exemples montrent bien la nécessité d’instaurer un débat
public et de mettre en place un contrôle parlementaire dès le début
du processus en ce qui concerne les questions telles que l’efficacité
d’une application ou les préoccupations liées à la protection des
données, notamment pour éviter que les médias ne véhiculent de fausses
informations, ce qui sape la confiance du public et freine son adhésion
aux nouvelles technologies.
60. Mme Emilija Gargcin, représentante
du Comité consultatif sur la Jeunesse du Conseil de l’Europe, s’est exprimée
devant notre commission le 4 mars 2022 et a également mis en garde
contre les risques auxquels sont exposés les jeunes qui grandissent
dans une «société de données» où ils n’ont que très peu de contrôle sur
leurs informations personnelles, de nombreuses applications commerciales
modifiant leur politique de confidentialité lors des mises à jour
des logiciels. La collecte de données ne doit pas constituer un
moyen facile pour les gouvernements de se soustraire à leurs engagements
envers les citoyens, en particulier les jeunes. Les gouvernements
devraient plutôt communiquer clairement sur la différence entre
la collecte et le traitement de données en lien avec la santé, d’une
part, et la collecte et l’utilisation de données à des fins commerciales, d’autre
part.
61. Dans chaque pays, après avoir évalué les nouvelles technologies
de façon appropriée, il convient de tenir un débat public – au niveau
parlementaire, mais pas uniquement – aux stades ultérieurs du processus également,
afin de communiquer avec le public et de déterminer si ces technologies
devront être utilisées et, si oui, comment, pour lutter contre les
futures pandémies ou autres menaces à la santé publique.
7. Trouver
le juste équilibre entre les principes de protection des données
et la nécessité d’obtenir des preuves scientifiques et d’évaluer
l’impact
62. Les préoccupations qui ont
été exprimées ces deux dernières années concernant la protection
de la vie privée et la sécurité étaient effectivement justifiées.
Plusieurs failles ont été découvertes dans le dispositif de traçage
de l’exposition de Google et d’Apple. Ainsi, une importante faille
de confidentialité a été révélée en avril 2021
, lorsqu’il est apparu que la version
Android de l’application Google de traçage de l’exposition pouvait
laisser d’autres applications pré-installées accéder à des données
sensibles, y compris les éventuels contacts avec une personne testée
positive à la covid-19
. En outre, le module des services
de Google Play contacte fréquemment les serveurs de Google, permettant
potentiellement la localisation de l’utilisateur
.
63. Malgré ces faiblesses, qui montrent que la protection des
données doit rester une priorité et peut aussi avoir un impact négatif
sur l’adoption des applications de traçage des contacts, les experts
estiment que la plupart de ces dispositifs sont bien conçus
. Cependant, pour protéger la santé
publique, la communauté scientifique a besoin d’obtenir des données
potentiellement sensibles pour pouvoir prouver l’efficacité et l’impact
des applications de traçage des contacts
.
En outre, comme mentionné précédemment, le taux d’adoption des applications
de traçage des contacts tend à être plus élevé lorsque l’efficacité
de ces dernières est avérée
.
64. Il faut toujours informer le public, de façon transparente
et précise, des interventions dans le domaine de la santé publique.
D’après les experts scientifiques que nous avons consultés, la transparence
sur l’efficacité des applications de traçage des contacts peut cependant
se heurter à la réglementation sur la protection des données. Pour
une bonne évaluation de l’impact sanitaire des applications de traçage
des contacts, fondée sur des analyses de données et modélisations
fiables, il est nécessaire de disposer de données recueillies par
les applications de traçage des contacts, notamment celles qui concernent
le nombre de notifications d’exposition, la fonction de notation
des risques (probabilité que les contacts notifiés soient ensuite
testés positifs), le dépistage et la quarantaine volontaire ou obligatoire.
65. La plupart des applications de traçage des contacts européennes,
voire toutes, sont conçues, sécurisées et protégées, à tel point
qu’il est pratiquement impossible d’accéder à leurs données, même
pour les gouvernements et les chercheurs indépendants.
66. Une amélioration continue de la qualité des processus et des
interventions relatifs à la politique publique est essentielle aux
fins de la santé publique
. Il est important,
en particulier, que les applications de traçage des contacts restent
réactives face aux évolutions de la situation, celles-ci pouvant
être liées à des changements dans les schémas de transmission et
les caractéristiques d’échappement immunitaire ou à l’apparition
de nouvelles preuves scientifiques concernant, par exemple, la durée
et la distance du contact d’une personne avec un utilisateur contaminé,
ces deux facteurs déterminant s’il existe un risque suffisamment élevé
pour alerter cette personne et lui recommander de se soumettre à
un test de dépistage du coronavirus.
67. Au départ, de nombreuses applications de traçage des contacts
étaient paramétrées pour des contacts d’une durée de cinq à quinze
minutes et à une distance d’environ un mètre et demi. Mais que faire
si un variant plus contagieux survient et se propage, comme le variant
Omicron? Faut-il alors reparamétrer l’application? Pour répondre
à ces questions, il est nécessaire de rapprocher et d’analyser les
ensembles de données issus des applications de traçage des contacts.
Cependant, la plupart du temps, ces données ne peuvent être traitées,
les utilisateurs n’ayant pas donné leur consentement à cette fin.
68. D’après l’une des premières études sur les applications de
traçage des contacts, qui s’était intéressée au dispositif Google/Apple
de traçage de l’exposition à la covid-19, le Règlement général de
l’Union européenne sur la protection des données ne doit pas être
perçu comme un frein, mais plutôt comme un atout dans les périodes
marquées par l’incertitude, telles que les pandémies
, étant donné qu’il offre un modèle fonctionnel
pour la conception d’un système qui soit compatible avec les droits
fondamentaux.
69. Une étude plus récente a souligné le fait que le manque de
données détaillées et centralisées limitait les évaluations de l’efficacité
des applications de traçage des contacts
. L’efficacité de ces applications
a souvent été mise en doute, surtout dans les premiers temps. Pourtant,
on manque considérablement de données concrètes pour comparer les
effets du traçage numérique à ceux de la recherche manuelle de contacts.
70. Quoi qu’il en soit, un équilibre entre la nécessité de protéger
la vie privée, d’une part, et celle d’évaluer l’impact sanitaire,
de l’autre, doit être trouvé. Cette démarche est essentielle non
seulement pour les applications de traçage des contacts pour les
contaminations par la covid-19, mais aussi pour les technologies futures
qui seront mises en œuvre contre les crises sanitaires à venir.
71. Lors de l’audition organisée par la commission le 4 mars 2022
à Paris, Mme Alessandra Pierucci, Présidente
du Comité de la Convention 108, a souligné que le droit à la vie
privée et le droit à la protection des données personnelles n’étaient
pas – et ne devraient pas être – décrits comme une entrave au fait
de sauver des vies, ni à l’exercice d’autres droits fondamentaux
ou à l’intérêt public. Je partage son point de vue selon lequel
la Convention 108, ainsi que sa version modernisée, la Convention
108+, qui ont été élaborées précisément en réponse aux multiples
défis que posent les nouvelles technologies, sont suffisamment souples pour
garantir un équilibre entre la protection des données à caractère
personnel et d’autres droits et intérêts publics.
72. Par exemple, la surveillance d’une épidémie mortelle est explicitement
citée parmi les intérêts pour lesquels le traitement de données
à caractère personnel est considéré légitime (paragraphe 47 du Rapport explicatif
de la Convention 108+). Le traitement à des fins de recherche scientifique
est aussi compatible avec cette finalité, à condition que des garanties
appropriées s’appliquent (article 5). Des restrictions à certains principes
de la protection des données peuvent être autorisées à des fins
de recherche scientifique, mais uniquement si elles sont prévues
par la loi et lorsqu’il n’existe pas de risque identifiable d’atteinte
aux droits des personnes concernées (article 11.2).
73. Mme Pierucci a aussi mis en garde
contre le fait que les données à caractère personnel, en particulier les
données relatives à la santé, pouvaient finir entre les mains d’acteurs
non souhaitables, tels que les compagnies d’assurances ou les assureurs,
les employeurs ou d’autres acteurs publics, et être utilisées par ces
derniers à des fins non prévues. Il faut assurément éviter cela.
74. L’intervention des autorités chargées de la protection des
données après le lancement des applications de traçage des contacts
ne s’est pas traduite par une interdiction d’utiliser ces outils
numériques. Les autorités ont plutôt appelé à garantir la mise en
œuvre de normes appropriées de protection des données, en prévoyant, par
exemple: 1) qu’une évaluation de l’impact doit être menée avant
le lancement du processus; 2) que le dispositif technologique doit
viser à éviter le traitement de données non nécessaires; 3) que
le traitement des données ne doit pas être effectué à des fins non
prévues; 4) qu’un niveau élevé de sécurité et de qualité des données
doit être assuré, dans la mesure où le traitement de celles-ci peut
avoir d’importantes conséquences (isolement, tests) pour les personnes
identifiées comme contact potentiel d’une personne contaminée; 5)
que la personne concernée a le droit de ne pas être soumise à des
décisions automatisées sans qu'il lui soit clairement possible d’en
contester les conséquences, en particulier au vu des inexactitudes
possibles dans ces systèmes.
75. L’existence de règles de protection des données est essentielle
pour garantir la confiance, comme lorsque l’on communique des informations
sur sa santé à son médecin personnel. De la même manière, tout type
de traitement de données effectué dans l’intérêt de la santé publique
par les autorités, y compris avec l’aide d’acteurs privés, doit
reposer sur la confiance.
76. Il peut exister une certaine latitude permettant de légitimer,
dans certains cas, le traitement de données lorsqu’il est effectué
à des fins de recherche scientifique, mais cette possibilité doit
être prévue par la loi et assortie de garanties appropriées. La
Convention 108 et la Convention 108+ autorisent les exceptions dans des
circonstances extraordinaires, dès lors que celles-ci sont bien
encadrées par la loi, qu’elles préservent l’essence des principes
de protection des données et qu’il y est mis fin une fois que l’urgence
a disparu.
77. En outre, le recours aux applications de traçage des contacts
doit être efficace et s’inscrire dans une stratégie épidémiologie
nationale globale, déployée au moyen de différents outils. La technologie
peut contribuer dans une large mesure à l’intérêt général, mais
on ne saurait se reposer entièrement sur elle pour résoudre les
problèmes, sans autre réflexion critique, car il est nécessaire
de veiller attentivement à l’équilibre entre tous les intérêts en
présence et d’évaluer ses effets et son efficacité de façon appropriée.
78. Ces points ont également été soulignés par M. Walter, Commissaire
à la protection des données du Conseil de l’Europe, lorsqu’il s’est
exprimé devant notre commission le 21 juin 2022. Il a en particulier
indiqué que le choix de faire aveuglément confiance à la technologie
sans évaluer ses effets et son efficacité se fonde sur l’idée erronée
selon laquelle la technologie en tant que telle serait une panacée.
La technologie ne peut contribuer de manière significative à l’intérêt
général que si l’on veille à maintenir un équilibre minutieux entre tous
les intérêts en jeu et à réaliser une analyse approfondie des risques
qu’elle comporte pour les droits humains et les libertés fondamentales
dans une société démocratique.
8. Interopérabilité
79. La communication entre les
applications et la mise en œuvre d’une application de lutte contre
la covid‑19 fonctionnant dans plusieurs pays sont deux aspects importants
dont il faut tenir compte, qui sont essentiels pour contenir la
pandémie et se préparer à faire face aux menaces futures.
80. Dans l’Union européenne, des lignes directrices pour l’interopérabilité
des applications de traçage des contacts ont été adoptées par consensus
par le réseau «Santé en ligne» en mai 2020
. La Commission européenne a mis
en place un système «passerelle» à l’échelle de l’Union européenne,
qui garantit le fonctionnement des applications par-delà les frontières.
81. Trois applications nationales (en Allemagne, en Irlande et
en Italie) ont été reliées dans un premier temps en 2020. Au total,
20 applications sont basées sur des systèmes décentralisés et peuvent
devenir interopérables
. J’ai
contacté il y a peu des représentants de l’Union européenne pour
faire le point sur la situation. La Commission européenne a récemment
fourni deux études importantes.
82. La première, qui porte sur les bonnes pratiques et enseignements
tirés de l’approche commune de l’Union européenne concernant les
applications de traçage numérique des contacts et son impact épidémiologique
(«Lessons learned, best practices and epidemiological impact of
the common EU approach on digital contact tracing apps»), poursuit
trois objectifs:
- donner une
vue d’ensemble complète et actualisée de l’approche adoptée et des
enseignements tirés des actions menées au niveau de l’Union européenne
concernant l’interopérabilité, la coordination et la mise en œuvre
transfrontalières ainsi que l’impact épidémiologique du suivi numérique
des contacts;
- proposer un cadre et une méthodologie de suivi pour recueillir
et évaluer des données sur l’utilisation et la performance des solutions
de suivi numérique de proximité dans l’Union européenne;
- fournir une évaluation complète et actualisée de l’incidence
du suivi numérique des contacts dans les États membres de l’Union
européenne, fondée sur le cadre et la méthodologie mis au point
pour le suivi.
83. Cette étude est menée en étroite coopération avec tous les
États membres de l’Union européenne qui ont développé et utilisé
des applications nationales de traçage numérique des contacts pendant
la pandémie, et ses conclusions sont attendues d’ici la fin de l’année 2022.
84. La Commission européenne analyse également le suivi transfrontalier
des contacts dans le cadre d’une étude de faisabilité sur les outils
et applications de traçage des contacts utilisés au niveau national
et européen et sur leur intégration au module d’échange sélectif
du Système d’alerte précoce et de réaction («Feasibility study on
whether the contact tracing tools and applications used at national
and EU level could be integrated and interoperable within Early
Warning and Response System (EWRS), selective exchange module»).
Cette étude, qui ne porte pas spécifiquement sur les applications
de traçage des contacts numérique de proximité, a deux objectifs
principaux:
- évaluer les enseignements
tirés des pratiques nationale, européenne et internationale du traçage transfrontalier
et à grande échelle des contacts dans le cadre de la pandémie de
covid-19;
- évaluer la faisabilité du couplage des données des applications
de traçage des contacts avec le Système d’alerte précoce et de réaction.
85. Cette étude consistera en une analyse des avantages du traçage
numérique des contacts, des difficultés et des obstacles juridiques
à celui-ci, ainsi que des paramètres nécessaires pour soutenir son intégration
au sein du système d’alerte précoce et de réaction et du module
d’échange sélectif. Elle recensera de nouvelles caractéristiques
et structures permettant de garantir que les différentes applications
de traçage numérique des contacts deviennent interopérables, et
ainsi d’améliorer l’efficacité des initiatives nationales et internationales
de traçage des contacts.
86. Je pense que notre Assemblée devrait souligner la nécessité
de concevoir des solutions coordonnées au niveau international pour
favoriser des déplacements internationaux sûrs ainsi que le contrôle
de la pandémie de la covid-19 à l’échelle mondiale, et prévenir
les menaces à venir pour la santé publique.
9. Observations
finales et recommandations
87. Les applications de traçage
des contacts sont relativement nouvelles et peu testées dans de
nombreux pays. La technologie a le pouvoir d’amplifier les efforts
de la société pour résoudre des problèmes complexes. Cependant,
les gouvernements et les entités privées sont aussi capables de
déployer des technologies de traçage nuisibles. Le mot «crise» ne
saurait être utilisé pour restreindre les libertés par la surveillance.
88. Le rapport de 2020 du Conseil de l’Europe sur la protection
des données a aussi montré qu’en adoptant des systèmes très divergents,
les pays ont limité l’efficacité des mesures prises et l’influence
qu’ils auraient pu exercer sur les acteurs du marché numérique.
D’après ses conclusions, très peu d’applications utilisées dans les
États parties à la Convention 108 résistent à l’épreuve de la légalité
.
89. Rétrospectivement, il faudrait encourager les gouvernements
à évaluer les technologies adoptées et à surveiller leur mise en
œuvre et le respect des normes relatives à la protection des données.
La collecte et le traitement de données à caractère personnel et
de données relatives à la santé doivent être justifiés par des objectifs
légitimes de santé publique et être appropriés et proportionnés
au but recherché
90. La confiance qu’accordent les utilisateurs aux nouvelles technologies
est déterminante pour le niveau d’adoption, et donc pour l’efficacité
du système. Le fait que les citoyens ne soient pas suffisamment
associés au débat pourrait expliquer l'inefficacité des applications
de traçage des contacts et les faibles taux d'adoption de celles
qui sont disponibles.
91. Les très nombreuses données recueillies par l’intermédiaire
de ces applications ne devraient pas être accessibles à des tiers
qui ne participent pas à la gestion de la santé publique (autres
administrations ou agences publiques, entreprises privées, etc.).
La collecte et le traitement des données devraient être transparents
et concis, et des informations facilement accessibles sur l’objectif
de la collecte, du stockage et du partage des données devraient
être mises à la disposition du public. Le choix de télécharger et
d’utiliser des applications devrait rester libre et respecter l’autonomie
de la personne, et ce, dans le but également d’éviter la discrimination
due à la fracture numérique.
92. Le contrôle et la surveillance devraient être temporaires
et n’être mis en place que pour faire face à une situation de crise.
Enfin, et surtout, les autorités chargées de la protection des données
devraient être associées à l’élaboration, à la supervision et à
l’audit des systèmes numériques d’identification des contacts.
93. Parallèlement, ces technologies doivent avoir pour finalité
d’empêcher que l’épidémie ne se propage davantage et de briser les
chaînes de contamination. Leur adoption sur les smartphones et le
respect de leurs recommandations (telles que la notification des
contacts en cas de test positif ou le fait de se faire tester après avoir
reçu une notification) sont fondamentaux pour leur efficacité, et
plus les niveaux d’adoption et de respect sont élevés, plus les
applications de traçage des contacts ont de chances de briser effectivement
les chaînes de contamination.
94. En 2020, la Présidente du Comité de la Convention 108 et le
Commissaire à la protection des données du Conseil de l’Europe ont
déclaré que le traitement à grande échelle de données à caractère
personnel ne pouvait être effectué que lorsque, sur la base d’éléments
scientifiques probants, les avantages potentiels pour la santé publique
d’une telle surveillance numérique des épidémies l’emportent sur
les avantages d’autres solutions.
95. À ce jour, les preuves scientifiques concrètes de l’impact
et de l’efficacité des applications de traçage des contacts restent
relativement limitées. Mon rapport vise à montrer qu’une interprétation
stricte des normes de protection des données pourrait faire obstacle
à l’obtention de telles preuves.
96. Les applications de traçage des contacts reposant sur le dispositif
Google/Apple de traçage de l’exposition à la covid-19 sont conçues
de sorte à ne pas collecter de données de santé permettant d’identifier l’utilisateur,
du moins pas sans son consentement explicite. Cependant, la recherche
manuelle de contacts (dans les centres de dépistage, etc.) peut
conduire à une accumulation de données de santé très sensibles qui
ne peuvent être communiquées à des tiers, y compris la communauté
scientifique, sans le consentement des personnes concernées, ou
uniquement sous forme de données agrégées et anonymisées. Or, ces données
sont essentielles pour les analyses de l’efficacité des applications
de traçage des contacts .
97. Les applications de traçage des contacts collectant des données
limitées et reposant sur des systèmes décentralisés pour protéger
la vie privée, comme la plupart des systèmes européens, peuvent
empêcher les gouvernements d’analyser les données globales, notamment
les caractéristiques démographiques des utilisateurs ou les tendances
spatio-temporelles et l’impact sur la santé publique relatives à
l’utilisation de ces applications et aux notifications d’exposition.
De fait, les données de traçage des contacts et les ensembles de données
relatifs au dépistage ne peuvent être traités et rapprochés sans
le consentement explicite des citoyens.
98. Comme mentionné plus haut, l’efficacité des applications de
traçage des contacts est essentielle pour l’adoption de ces dernières
et le respect des recommandations qu’elles émettent. À leur tour,
des taux d’adoption et de respect élevés améliorent la performance
de ces applications. La conduite d’une évaluation fiable, transparente
et précise de l’impact des applications de traçage des contacts
sur la santé publique est donc une condition préalable fondamentale
à une politique de santé publique efficace.
99. Il est essentiel, aux fins de la santé publique, de s’adapter
en permanence à l’évolution de la situation et d’améliorer de façon
continue les processus et les interventions dans ce domaine. En
particulier, les applications de traçage des contacts doivent pouvoir
faire face aux évolutions de la situation en tenant compte des changements
concernant les schémas de transmission et les caractéristiques d’échappement
immunitaire d’un virus.
100. L’apaisement de la tension entre les normes de protection
des données, d’une part, et les évaluations de l’impact sanitaire,
d’autre part, sera bénéfique non seulement pour la lutte contre
l’actuelle pandémie, mais aussi pour la conception des technologies
qui seront mises au point à l’avenir pour combattre d’autres crises sanitaires.
101. Lorsque les technologies sont conçues et mises en œuvre dans
l’urgence, dans une période marquée par l’incertitude, comme lors
d’une pandémie, et sans connaître précisément leurs retombées dans
le monde réel ni leur impact sanitaire, les normes de protection
des données doivent être considérées comme un atout. Cependant,
ces règles doivent être interprétées de sorte à permettre une collecte
de données détaillées par l’intermédiaire de ces technologies elles-mêmes
ou du système de santé, en particulier en temps de crise sanitaire
mondiale.
102. Sur la base de ces considérations, j’ai élaboré un projet
de résolution énonçant notamment un ensemble de mesures que nos
gouvernements devraient adopter concernant l’utilisation des applications
de traçage des contacts ou de futures technologies similaires. Ainsi,
ces applications devraient s’inscrire dans une stratégie épidémiologique
nationale globale; elles devraient aussi continuer de reposer sur
la base du volontariat et respecter le droit à la vie privée. Les
autorités publiques devraient se montrer proactives en communiquant
des informations exactes et en sensibilisant les citoyens aux bénéfices
de ces outils et à la bonne utilisation de ceux-ci; elles devraient
également instaurer des garanties strictes concernant le droit des
utilisateurs à la vie privée, renforcer la confiance et veiller
à ce que l’efficacité des applications de traçage des contacts soit évaluée
de façon appropriée.
103. Les gouvernements ont commencé à se pencher sur des réformes
à moyen et long terme, axées sur le renforcement des capacités d’anticipation
et de gestion des crises actuelles et futures, comme de nouvelles pandémies
ou menaces pour la santé ou encore des chocs climatiques
. Le présent rapport vise à alimenter la
réflexion des gouvernements sur ce qui pourrait aider à préparer
une réponse à long terme dans le domaine des applications de traçage
des contacts.