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Rapport | Doc. 15784 | 05 juin 2023

Protection sanitaire et sociale des travailleuses et des travailleurs sans papiers ou en situation irrégulière

Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable

Rapporteure : Mme Ada MARRA, Suisse, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15194, Renvoi 4555 du 25 janvier 2021. 2023 - Troisième partie de session

Résumé

Sur les 4 à 5 millions de personnes sans papiers que compte l'Europe, beaucoup participent au marché du travail en tant que «travailleurs invisibles». Ils restent très fragiles sur le plan socio-économique – avec un accès limité ou inexistant aux droits socio-économiques – et courent un risque élevé d'abus, d'exploitation ou même de travail forcé. Cette situation favorise également la précarité, le risque de la traite des êtres humains et de criminalité, nuit à la sécurité au travail, alimente l'économie souterraine, réduit les recettes de l'État provenant des cotisations sociales et sape les fondements d’une concurrence loyale.

Le rapport considère que les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs sans papiers sont enracinés à la fois dans le droit de l'immigration et dans le droit du travail. Il passe en revue des exemples de bonnes pratiques dans certains pays et constate que les programmes de régularisation partielle ou d'autres facilités administratives mis en place ont amélioré l'accès de ces travailleurs aux programmes de santé et de protection sociale. Le rapport souligne également la nécessité de supprimer la restriction du champ d'application personnel de la Charte sociale européenne afin que les droits soient garantis à toutes les personnes résidant sur le territoire des États parties.

Le rapport exhorte les États membres à améliorer l'accès des travailleurs sans papiers à la justice et aux droits socio-économiques en prenant des mesures politiques visant à une meilleure intégration des travailleurs invisibles sur les marchés du travail nationaux et dans la société en général.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 22 mai 2023.

(open)
1. L’Europe compte environ 4 à 5 millions de personnes sans papiers. Cependant, ce chiffre pourrait n’être qu’une sous-estimation brute parce que des données fiables font défaut. Beaucoup de ces personnes participent de facto au marché du travail en tant que «travailleuses et travailleurs invisibles» mais restent très fragiles sur le plan socio-économique – avec un accès insuffisant ou inexistant aux droits socio-économiques. Leur vulnérabilité a été mise en évidence lors de la pandémie de covid-19, lorsque cette catégorie de travailleurs a été exposée à une double menace: une précarité socio-économique élevée et un accès aléatoire, sinon inexistant, aux soins de santé de base.
2. En acceptant la marginalisation des travailleurs sans papiers, les États membres tolèrent l'inégalité de traitement, la discrimination et la vulnérabilité, qui peuvent conduire à des abus et à l'exploitation de personnes. Une telle situation favorise également la précarité, la traite des êtres humains, le risque de criminalité, nuit à la sécurité au travail, alimente l'économie souterraine, réduit les recettes de l'État provenant des cotisations sociales et sape les fondements d’une concurrence équitable. Des pans entiers de l’économie nationale et internationale reposent sur un modèle économique qui contrevient aux droits fondamentaux de travailleuses et travailleurs de manière générale et ce de façon plus prononcée encore pour les personnes sans permis de séjour. On ne peut intervenir efficacement dans la protection des travailleuses et travailleurs sans papiers, sans changer la philosophie économique – abaisser les coûts de production en maltraitant les ouvriers pour augmenter le profit de quelques-uns – qui mène à cette situation.
3. L’Assemblée parlementaire constate que la problématique de l’exploitation au travail touche aussi bien le droit migratoire que celui du travail. Le durcissement par les États membres des voies légales pour les ressortissants de pays tiers venant travailler en Europe adopté aggrave la précarisation des droits du travail et de séjour de personnes résidant parfois depuis de nombreuses années dans nos États. L’Assemblée rappelle que les politiques d’asile et de migration créent parfois elles-mêmes des situations d’illégalité pour les personnes migrantes. Force est de constater que l’une des raisons principales de cas d’abus et d’exploitation de migrants sans papiers plus particulièrement, et des travailleuses et travailleurs en général, est un marché du travail pas suffisamment contrôlé, une autre étant la déshumanisation des migrants notamment dans certains discours politiques.
4. L'Assemblée soutient vivement le dialogue entre les principales parties prenantes (pouvoirs publics, employeurs, associations et syndicats) comme moyen de développer des programmes visant à rétablir les droits des travailleuses et travailleurs invisibles dans les marchés du travail nationaux et dans la société en général. Elle considère que le «délit de solidarité», qu’il vise les organisations de la société civile ou les personnes privées dans leurs efforts pour venir en aide à ces personnes vulnérables à leur arrivée et pendant leur séjour dans nos pays, doit être aboli là où il existe toujours.
5. Dans ce contexte, l’Assemblée rappelle sa Résolution 1568 (2007) et sa Recommandation 1807 (2007) qui demandaient la mise sur pied de programmes de régularisation pour les migrants en situation irrégulière. Elle note que certains pays européens ont pris des mesures pour améliorer la situation des travailleuses et travailleurs sans papiers ou en situation irrégulière. Des programmes de régularisation partielle ou d’autres dispositifs administratifs ainsi mis en place ont permis un meilleur accès de ces travailleuses et travailleurs aux programmes de santé et de protection sociale ou, au moins temporairement, ont étendu la couverture sanitaire de ces travailleurs vulnérables parfois sans passer par le processus de régularisation, notamment suite à la crise de covid-19. Toutefois, le phénomène de l’exploitation dans des secteurs économiques continue, plus particulièrement pour les travailleuses et travailleurs sans papiers, et d’autres mesures audacieuses fondées sur les droits humains sont nécessaires pour consolider l’accès aux droits socio-économiques pour tous dans les États membres du Conseil de l’Europe, conformément aux normes énoncées dans la Charte sociale européenne (STE no 35) et les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), ainsi qu’aux recommandations formulées par la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) en 2016.
6. L'Assemblée constate que les travailleuses et travailleurs invisibles sont fortement exposés au risque d'exploitation par des employeurs ne les déclarant pas ou ne les déclarant qu’en partie, leur versant de bas salaires insuffisants et ne leur offrant souvent pas de conditions de travail décentes. Ces travailleuses et travailleurs n'ont pas les moyens de se défendre contre les abus dans plusieurs domaines (notamment le travail, le logement et l'accès aux soins médicaux de base), car ils estiment que le fait de saisir la justice leur ferait courir un risque d'expulsion et/ou de représailles de la part de l'employeur. La violation des droits fondamentaux, y compris des droits sociaux, des travailleuses et travailleurs invisibles doit cesser et les États peuvent y parvenir en modifiant leurs politiques de plusieurs manières.
7. L'Assemblée est préoccupée par le fait que les cadres réglementaires de nombreux États membres sont trop stricts ou opaques sur les conditions à remplir et rendent l’accès aux procédures de régularisation des travailleuses et travailleurs invisibles excessivement difficile, lourd, opaque ou imprévisible. En outre, des procédures administratives trop complexes, coûteuses et lentes retardent souvent la délivrance ou la prolongation des permis de séjour et de travail. Cela bloque non seulement la régularisation de la situation des travailleuses et travailleurs invisibles, mais précipite également en situation irrégulière des milliers de travailleuses et travailleurs titulaires d'un permis temporaire lorsque celui-ci n'est pas renouvelé à temps.
8. L'Assemblée déplore également la restriction du champ d'application personnel de la Charte sociale européenne (c'est-à-dire l'exclusion des personnes originaires de pays qui ne l'ont pas ratifiée et des personnes qui ne résident pas légalement ou ne travaillent pas régulièrement sur le territoire de la Partie concernée), tel qu'il est énoncé dans l'Annexe à la Charte. Elle partage le point de vue selon lequel cette limitation est incompatible avec la nature de la Charte, qui est un traité relatif aux droits humains. Cette anomalie devrait être corrigée pour aligner la Charte sur l’état d’évolution du droit international relatif aux droits humains.
9. À la lumière des considérations qui précèdent, l'Assemblée recommande aux États membres les bonnes pratiques suivantes, que ce soit dans le cadre de programmes ad hoc de régularisation ou de mécanismes permanents visant à mieux intégrer les travailleuses et travailleurs invisibles:
9.1. les informations sur les procédures officielles de demande de permis de séjour et de travail nationaux devraient être disponibles dans de nombreuses langues afin d'être accessibles et compréhensibles, et à cette fin, doivent s’appuyer sur la société civile (les syndicats, les organisations non gouvernementales et les associations);
9.2. pour les travailleuses et travailleurs au bénéfice de contrats temporaires, le changement d’employeur ne devrait pas avoir d'incidence sur le statut de séjour;
9.3. le dépôt de la demande devrait de préférence être fait par les travailleurs sans papiers eux-mêmes, sans intermédiaires qui lui feraient du chantage;
9.4. tout migrant en situation irrégulière collaborant avec la police pour dénoncer des abus devrait obtenir directement un permis de séjour et de travail;
9.5. pour toute victime d’exploitation criminelle par le travail, de traite des êtres humains et d’autres actes criminels violents qui souhaiterait rester dans le pays, les procédures d’expulsion devraient être suspendues et l’accès à des permis spécifiques facilité, indépendamment de sa coopération avec les autorités et de sa participation aux procédures judiciaires;
9.6. il faudrait prévoir une possibilité de recours en cas de réponse négative par l’instance décisionnelle administrative ou en cas de décision d’un tiers habilité de ne pas présenter la demande de régularisation à l’instance décisionnelle;
9.7. les critères de recevabilité tels qu’un certain nombre d’années de résidence dans le pays (durée raisonnable) devraient être aussi clairs que possible et la situation familiale des requérants devrait être prise en compte;
9.8. les frais de dossiers et de procédures devraient être les plus légers possibles, voire totalement supprimés, compte tenu des revenus extrêmement bas des migrants sans papiers;
9.9. un soutien devrait être mis en place pour les associations qui aident les requérants dans leur démarche de régularisation tout au long de la procédure;
9.10. le nombre et le type de documents à produire par les requérants devraient être de l’ordre du raisonnable et tenir compte de la nature discrète de la vie des migrants sans papiers;
9.11. une fois la régularisation obtenue, il faut mettre sur pied des mesures d’accompagnement pour ces personnes (par exemple cours de langue, soutien dans la recherche d’un nouvel emploi);
9.12. l’accès aux soins de santé doit être garanti à tous les travailleuses et travailleurs sans papiers, quel que soit l’état d’avancement du processus de régularisation.
10. L’Assemblée note que l’accès à la justice, qui est un point cardinal de la protection des travailleuses et travailleurs sans papiers ou en statut irrégulier, n’est pas suffisamment garanti par nos États. Ces derniers devraient être encouragés à trouver des procédures qui ne mettent pas en relation les différentes cours avec les services de migration, principal obstacle subjectif ou objectif des travailleuses et travailleurs sans papiers à faire valoir leurs droits.
11. Afin d'éliminer les pires formes d'exploitation des travailleuses et travailleurs invisibles, l'Assemblée exhorte les États membres:
11.1. à mettre pleinement en œuvre la Convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE no 197) et la Recommandation CM/Rec(2022)21 du Comité des Ministres sur la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d'exploitation par le travail;
11.2. à renforcer la responsabilité sociale des entreprises en s’appuyant sur les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme et sur la Recommandation CM/Rec(2016)3 du Comité des Ministres sur les droits de l'homme et les entreprises;
11.3. à mieux protéger les victimes de traite humaine à des fins sexuelles ou d’exploitation par le travail en accordant un permis de séjour temporaire le temps de la procédure, et ce dès la dénonciation des abus commis, auprès d’une autorité judiciaire ou une autorité civile compétente (par exemple l’inspection du travail).

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de résolution
adopté à l’unanimité par la commission le 22 mai 2023.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire renvoie à sa Résolution ... (2023) «Protection sanitaire et sociale des travailleuses et des travailleurs sans papiers ou en situation irrégulière» et souligne la responsabilité qui incombe aux États membres de prévenir les violations des droits humains à l'encontre des travailleuses et travailleurs sans papiers. Les politiques et lois nationales actuellement en vigueur tendent à invisibiliser cette catégorie de travailleuses et travailleurs, à la rendre extrêmement fragile et à l’exposer à l'exploitation voire à la traite des êtres humains, notamment aux fins de travail forcé.
2. L'Assemblée soutient les efforts nationaux déployés et la mobilisation institutionnelle visant à renforcer les droits socio-économiques pour tous en Europe, notamment par le biais des travaux du Groupe de travail ad hoc du Comité des Ministres sur l'amélioration du système de la Charte sociale européenne (GT-CHARTE), du Groupe de rapporteurs sur les questions sociales et de santé (GR-SOC) et du Comité européen des droits sociaux. Dans ce contexte, elle souligne la nécessité de supprimer la restriction du champ d'application personnel de la Charte sociale européenne (STE no 35) (c'est-à-dire l'exclusion des personnes originaires de pays qui ne l'ont pas ratifiée et des personnes qui ne résident pas légalement ou ne travaillent pas régulièrement sur le territoire de la Partie concernée) et suggère d'ajouter à la Charte de nouvelles dispositions relatives à la protection renforcée des travailleuses et travailleurs dans les formes d'emploi atypiques.
3. À cette fin, l'Assemblée appelle le Comité des Ministres à insister auprès des États membres afin qu’ils signent, ratifient et mettent pleinement en œuvre le plus grand nombre possible de dispositions de la Charte sociale européenne et de ses protocoles, et étendent la portée des droits existants en vertu de la Charte à toutes les personnes qui relèvent de facto de leur juridiction.
4. Se fondant sur l’expérience acquise lors de la pandémie de covid-19, l’Assemblée demande par ailleurs au Comité des Ministres de recommander aux États membres d’étendre les critères d’accès aux mécanismes permanents de régularisation et/ou d’envisager la mise en place de programmes ciblés de régularisation qui protégeraient davantage les droits socio-économiques des travailleuses et travailleurs sans papiers, de faciliter l’accès de ces derniers à la justice, pierre angulaire du respect de leurs droits, en mettant sur pied des procédures garantissant le non croisement des données dans les différents services et de leur faciliter l’accès au système de santé universel.

C. Exposé des motifs par Mme Ada Marra, rapporteure

(open)

1. Introduction

1. «Sans papiers mais pas sans droits»: voilà la phrase du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe qui résume bien le problème qui se pose toujours et encore en Europe 
			(3) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/without-papers-but-not-without-rights-the-basic-social-rights-of-irregular-migrants'>«Sans
papiers mais pas sans droits: les droits sociaux minimaux des migrants
en situation irrégulière</a>», 20 août 2015, Carnet des droits de l'homme – commentaire
de Nils Muižnieks, Commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe (2012-2018).. Huit ans après la crise migratoire, l’Europe sort à peine d’une nouvelle crise – cette fois-ci celle de la covid-19 – sans pour autant que des réponses suffisantes et fondées sur les droits soient apportées en matière de migrant·e·s en situation irrégulière par les pays d’accueil de ces migrants.
2. Comme le souligne la proposition de résolution (Doc.15194) présentée par la Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable, «Il existe une catégorie de travailleuses et de travailleurs dans nos pays qui ont été «mis en lumière» durant la crise de covid-19 car plus fragiles socio-économiquement que d’autres, tels que tels que les sans-papiers et les sans-droits. Ces personnes ont subi une double peine: une grande précarisation socio-économique et un accès aux soins aléatoire». En ma qualité de rapporteure, je tâcherai de présenter des propositions concrètes qui pourrait améliorer la situation extrêmement difficile de ces personnes.
3. La problématique des travailleurs sans papiers a fait plusieurs fois l’objet de rapports d’instances internationales, dont l’Assemblée parlementaire. Celle-ci a notamment adopté la Résolution 1509 (2006) «Droits fondamentaux des migrants irréguliers», la Résolution 1568 (2007) «Programmes de régularisation des migrants en situation irrégulière» et la Recommandation 1985 (2011) «Les enfants migrants sans-papiers en situation irrégulière: une réelle cause d’inquiétude». La Résolution 1509 et la Recommandation 1985 demandent aux pays membres de refuser l’échange d’informations sur le statut de ces personnes entre administrations lorsque ces informations concernent l’accès à certains services vitaux (par exemple soins médicaux, scolarisation) afin d’en favoriser l’accès, en premier lieu pour les migrants sans-papiers et en deuxième lieu pour leurs enfants. La Résolution 1568 a une portée différente, elle évoque les programmes de régularisation et les encourage. L’Assemblée souhaitait également un suivi de ces programmes, mais aucune démarche réelle n’a été effectuée dans cette direction.
4. En 2016, la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI) proposait tout une série de mesures pour traiter un problème urgent de discrimination: l’accès des personnes faisant partie de ce groupe particulièrement vulnérables, aux droits qui leur sont garantis par les instruments internationaux relatifs aux droits humains, notamment en matière d'éducation, de soins de santé, de logement, de sécurité et d'assistance sociale, de protection du travail et de justice, et ce lorsqu'elles se trouvent sous la juridiction d'un État membre 
			(4) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/european-commission-against-racism-and-intolerance/recommendation-no.16'>Recommandation
de politique générale n°16 de l'ECRI</a> sur la protection des migrant·e·s en situation irrégulière contre
la discrimination..
5. Si la covid-19 a certainement renforcé les difficultés de ces travailleurs qui se sont retrouvés démunis du jour au lendemain et sans aides étatiques officielles (par exemple aide sociale, allocation chômage, soins de santé), certains pays, comme le Portugal, l’Irlande ou l’Italie, ont mis sur pied des programmes de régularisation partielle pour que ces personnes aient accès aux programmes de santé et de protection sociale. D’autres ont momentanément étendu leur couverture de santé pour ces travailleurs vulnérables, sans passer par une régularisation.
6. Mon approche pour préparer ce rapport est pragmatique: faire une sorte de photographie de qui sont les migrants sans papiers et étayer les abus auxquels ils sont exposés, malgré les différents textes adoptés par l’Assemblée et les différents traités internationaux signés par les États membres du Conseil de l’Europe. La commission des questions sociales, de la santé et du développement durable a tenu le 18 mai 2022 une audition 
			(5) 
			Voir le procès-verbal
de l’audition publique sur la «<a href='https://assembly.coe.int/LifeRay/SOC/Pdf/DocsAndDecs/2022/AS-SOC-2022-PV-04-ADD-FR.pdf'>Protection
sanitaire et sociale des travailleuses et des travailleurs sans-papiers</a>», <a href='https://rm.coe.int/echange-de-vues-sur-urgence-de-sante-publique-la-necessite-d-une-appro/1680ab4f8e'>AS/Soc
(2023) PV03add</a>, Paris, 18 mai 2022. avec la participation de représentants de l’association européenne PICUM (Plateforme de coopération internationale sur les migrants sans-papiers) 
			(6) 
			Voir <a href='https://picum.org/fr/mission-vision-working-principles/'>https://picum.org/fr/mission-vision-working-principles/</a> pour plus d’information. Mme Liliana Keith, Agente principale
de liaison responsable de droits du travail et de la migration de
main-d’œuvre, PICUM, a participé à l’audition. et d’Eurispes (Institut d’études politiques, économiques et sociales) 
			(7) 
			M. Marco Omizzolo,
sociologue, journaliste et chercheur à Eurispes, est intervenu sur
la situation des travailleurs immigrés en Italie. qui défendent les droits des migrants sans papiers. De plus, sur la base des réponses au questionnaire sur la législation, les procédures et les programmes de régularisation des travailleurs sans papiers ou en situation irrégulière, le rapport met en lumière les bonnes pratiques ou manquements (même dans le cas de programmes de régularisation) et cherche à promouvoir les droits humains, notamment les droits socio-économiques tels qu’énoncés dans la Charte sociale européenne (STE no 35), dans les États membres du Conseil de l’Europe.

2. Profils des travailleurs sans papiers

7. Une large littérature couvre le travail non déclaré dans nos pays. Cette notion recouvre un large champ puisqu’il peut s’agir de revenus non déclarés aux autorités fiscales, de charges sociales non versées, ou encore de l’emploi de personnes dont le statut de résident n’est pas en règle. L’objet de ce rapport s’arrête à ce dernier aspect, mais là également, des différences existent. On a tendance à qualifier un travailleur sans permis de séjour de travailleur non déclaré. Pourtant, il existe des employés sans titre de séjour valide dont les charges sociales sont versées, qui paient des assurances de plusieurs types (par exemple des cotisations pour une assurance maladie privée ou une caisse de retraite) et, dans de rares cas, des impôts.
8. Il est en tout cas faux de prétendre que quiconque travaille sans statut légal est invisible aux yeux des autorités puisque certaines cotisations peuvent être versées par ces personnes ou leurs employeurs dans des caisses publiques (charges sociales, cotisations vieillesse). Cela montre la double hypocrisie du système: d’abord il y a des travailleurs qui participent à la prospérité d’une société mais que l’on dénonce comme personnes non grata et ensuite ces mêmes personnes se plient, quand elles le peuvent, au financement des diverses systèmes d’assurance mais n’ont par exemple pas droit à l’allocation chômage et/ou à l’assistance sociale en cas d’interruption de travail (par exemple en cas de maladie ou de pandémie).
9. La problématique des sans-papiers, ces travailleurs sans permis de séjour, est vaste et complexe. Comme le rappelle la proposition de résolution, «on retrouve souvent ces personnes parmi le personnel domestique (femmes de ménage, gardes d’enfants, garde-malades), dans la restauration, les travaux agricoles ou encore dans les professions du sexe» mais aussi au service des plateformes de livraison et sur les chantiers. Selon des travaux du Pew Research Center, en 2017, le nombre de personnes sans papiers vivant en Europe a été estimé entre 4 et 5 millions. Ce nombre aurait largement augmenté dès 2015 avec la hausse des demandeurs d’asile (qui constitueraient un quart des personnes sans papiers en Europe). La moitié de ces personnes vivraient en Allemagne et au Royaume-Uni 
			(8) 
			Voir l’étude complète
en anglais et les résumés en français, allemand, espagnol et italien
sur <a href='https://www.pewresearch.org/global/2019/11/13/europes-unauthorized-immigrant-population-peaks-in-2016-then-levels-off/'>www.pewresearch.org/global/2019/11/13/europes-unauthorized-immigrant-population-peaks-in-2016-then-levels-off/</a>. En France, on estime le nombre de migrants sans papiers
entre 400 000 et 600 000; en Belgique – entre 100 000 et 150 000..
10. Il n’y a pas une seule définition des migrants sans papiers: la trajectoire des uns et des autres est parfois très différente. Il y a des personnes qui arrivent avec un visa et qui, après son expiration, ne repartent pas. D’autres arrivent pour demander l’asile et restent sur le territoire même si la réponse est négative. Certains arrivent au bénéfice d’un permis de séjour obtenu grâce à un contrat de travail temporaire mais voient leur situation changer lors de la perte de ce travail ou d’un changement d’employeur; d’autres encore arrivent dans le cadre d’un regroupement familial mais, soit la structure familiale change ou alors ils ne peuvent plus respecter les seuils et critères minimums leur permettant de se prévaloir du regroupement, etc.
11. Dans ce rapport il ne s’agit pas d’évaluer leur parcours migratoire ou d’évaluer si les lois sur les étrangers des États membres du Conseil de l’Europe respectent les droits humains. Le rapport traite spécifiquement de ce que nous appellerons les travailleurs «sans papiers / sans droits» ou en situation irrégulière établis dans nos pays. Il s’agit d’observer le traitement de centaines de milliers de personnes qui ne devraient officiellement plus se trouver dans nos territoires mais qui y résident quand même et travaillent au noir ou gris; ces travailleurs se font exploiter par des employeurs qui ne les déclarent pas ou ne les déclarent qu’en partie, leur versent des salaires totalement insuffisants et ne respectent souvent aucune condition de travail décent. Ces travailleurs n’ont pas les moyens de se défendre face à des abus dans plusieurs domaines (travail, logement, accès aux soins médicaux de base, etc.) car le recours à la justice les mettrait objectivement ou subjectivement en péril.
12. Les raisons pour lesquelles les régularisations seraient souhaitables sont évoquées dans les différents rapports et résolutions/recommandations mentionnés plus haut. Les conséquences négatives de laisser des personnes rester indéfiniment et sans perspective de sortie sans statut légal sont nombreuses: risque d’exploitation par le travail, dépendance complète à l’égard de l’employeur et manque d’accès au filet de sécurité sociale (notamment allocation chômage, prestations sociales, etc.) ou aux soins médicaux de base avec les problèmes de santé publique que cela peut impliquer. Un accès limité à la protection sociale entraine un risque élevé de grande précarité. Des enfants et des jeunes grandissent dans nos pays sans autre perspective que le travail non déclaré. Des zones de non-droit et de criminalité en lien avec ces populations (violence, abus de faiblesse dans le logement, logements insalubres, escroqueries, prêts usuriers, sous-enchère salariale et concurrence déloyale qui en découle) se développent parce que les personnes pensent qu’elles ne peuvent pas se tourner vers la police et/ou la justice pour défendre leurs droits.

3. Types d’exploitation des migrants sans papiers

13. Aucun pays ne peut prétendre que sur son territoire ne travaillent pas des personnes qui ne devraient officiellement pas se trouver là. Elles vivent de façon à ne pas être repérées notamment par les autorités qui pourraient ordonner et exécuter une expulsion du lieu où elles vivent, certaines depuis de longues années. Cette position inégalitaire et de vulnérabilité génère un potentiel d’abus et d’exploitation, notamment par le travail forcé. L’exploitation peut être organisée par une personne (par exemple des fonctionnaires d’ambassades vis-à-vis de leur personnel de maison comme cela a récemment été relevé à Genève en Suisse 
			(9) 
			Comme cela a été le
cas en 2021, dans l’affaire de la mission permanente du Pakistan
auprès de l’ONU.) ou à plus large échelle, par exemple dans des exploitations agricoles ou des usines. Dans les cas extrêmes d’exploitation, il y a toute une organisation de chefs et sous-chefs, souvent des migrants eux-mêmes, qui organisent, surveillent et punissent les travailleurs dans les champs ou des ateliers clandestins. L’exemple – très bien documenté – des pays du pourtour méditerranéen est frappant en la matière 
			(10) 
			Voir
également les indicateurs de travail forcé de l’OIT (Organisation
internationale du travail), <a href='https://www.ilo.org/global/topics/forced-labour/publications/WCMS_203832/lang--en/index.htm'>www.ilo.org/global/topics/forced-labour/publications/WCMS_203832/lang--en/index.htm</a>, et la Convention (n° 29) sur le travail forcé de l’OIT, ainsi
que la Recommandation CM/Rec(2022)21 du Comité des Ministres du
Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la traite
des êtres humains à des fins d'exploitation par le travail..
14. On comprend ainsi aisément comment le phénomène de l’exploitation peut s’enraciner et les raisons pour lesquelles la loi ne peut pas protéger ces personnes (accès impossible aux instances de justice sans risque de se faire expulser ou menaces de représailles). Des mesures fortes doivent être prises. Il est important de comprendre que l’exploitation des migrants sans papiers ou l’abus massif des leurs droits s’insère dans une logique systémique d’atteinte au droit du travail et aux droits sociaux des travailleurs en général, et qui est encore plus violent pour les personnes sans titre de séjour. Ce système permet en effet l’expansion d’organisations mafieuses ou non qui font arriver légalement ou illégalement une main d’œuvre provenant de pays tiers dans nos pays. Même si les conditions de travail sont plus ou moins correctes sur le papier, une fois sur place, la réalité est souvent différente: journées de travail avec des cadences infernales, paie misérable, parfois inexistante sur une période prolongée sous prétexte de remboursement de frais de voyage jusque nos pays, ou autres frais logistiques, absence d’assurances, etc.
15. Lors de l’audition en commission, le choix a été fait de prendre l’Italie comme «cas d’étude» non pas que ce pays soit pire ou meilleur qu’un autre, mais parce qu’en Europe c’est une des voies principales d’immigration. Le chercheur italien, M. Marco Omizzolo, qui vit aujourd’hui sous protection policière, nous a fait part du résultat de ses recherches: se fondant sur des enquêtes participatives, il a découvert que de nombreux travailleurs sans papiers sont victimes de la traite vers l’Italie. Leur nombre est estimé à environ 100 000, dont des femmes et des enfants 
			(11) 
			Le
nombre total de migrants en situation irrégulière en Italie est
estimé à 600 000.. Le rythme de travail typique d’un travailleur sans papiers est de 40 heures et de six jours par semaine, certains ne touchant que 50 cents de l’heure, et d’autres même contraints de travailler jusqu’à 14 heures par jour avec à peine quelques pauses de 10 minutes. Les rouages de l’exploitation sont en grande partie contrôlés par la mafia, notamment dans les secteurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire, qui emploient environ 30 000 personnes originaires de l’Inde.
16. Les droits fondamentaux, y compris les droits sociaux de ces travailleurs, sont systématiquement violés et bon nombre d’entre eux sont victimes de harcèlement physique. Il faut en moyenne quatre ans aux travailleurs victimes de la traite pour rembourser les trafiquants. Face aux pressions énormes subies sur le lieu de travail, certains travailleurs sans papiers prennent des drogues pour soulager leurs douleurs et supporter les dures conditions. De nombreux cas d’abus sexuels sont signalés. Plusieurs travailleurs exploités qui avaient fait grève (suite à une campagne d’information organisée par la société civile) ont reçu des menaces de mort. L’exploitation des travailleurs a augmenté lors de la crise de covid 
			(12) 
			Marco Omizzolo, Eurispes,
«Sfruttamento e caporalato dei lavoratori migrati in Italia al tempo
del Covid-19».. Ainsi, il y a eu une augmentation de 15 à 20% du nombre de travailleurs migrants dans les exploitations agricoles italiennes, soit environ 40 000 à 55 000 personnes supplémentaires exploitées ou exposées à un risque élevé d'exploitation.
17. Il va sans dire que ce modèle économique qui contrevient aux droits des travailleurs existe aussi dans d’autres pays. Ainsi on peut citer un autre milieu de production agricole intense avec des enjeux économiques énormes: la production de légumes en Andalousie, Espagne (en particulier à Huelva et Alma). Plusieurs sources d’information fournissent des chiffres et des faits alarmants sur les conditions de travail des ouvriers agricoles 
			(13) 
			Je me réfère à l’enquête
menée en 2021 par la Fédération romande des consommateurs/trices
en Suisse, <a href='https://enquetes.frc.ch/reportage'>https://enquetes.frc.ch/reportage</a>.. La culture des fruits rouges dans cette région (fraises, myrtilles, mûres, framboises) génère 100 000 emplois direct et indirects (dont 52,5 % sont occupés par des ressortissants ou résidants d’Espagne, 21,4 % par des travailleurs saisonniers originaires de l’Union européenne et 25,9 % par des travailleurs saisonniers hors Union européenne). En fonction des sources ce sont 3 000 à 7 000 personnes qui vivraient dans des bidons-ville sans eau ni électricité à Huelva durant la saison des récoltes. Parmi elles on trouve de nombreux travailleurs provenant du Maroc et d’autres pays d’Afrique sans titre de séjour (en dépit d’un accord entre le Maroc et l’Espagne visant à réduire la migration clandestine). Selon plusieurs associations et syndicats, malgré une convention de travail existante (mais en-deçà du salaire minimum interprofessionnel), il y a un non-respect du barème des salaires et du non-paiement des heures supplémentaires et des kilomètres parcourus. Il s’agit toutefois d’une des rares zones d’agriculture intensive en Europe où a été signée une convention qui inclut la protection des droits des travailleurs saisonniers. Le Gouvernement espagnol s’est engagé pour le rétablissement intégral des droits des travailleurs, y compris ceux des migrants. Il a fait de la coopération avec le Gouvernement marocain une priorité pour la gestion de cette forme d’immigration circulaire, l’objectif étant de garantir une égalité maximale et d’éliminer les risques d’exploitation.
18. Il s’agit donc ici d’un marché économique colossal où les profits se font aux dépens des travailleurs, pour la plupart des immigrés dont les droits ne sont pas respectés, et avec une population très vulnérable de travailleurs sans papiers. Au-delà du côté intolérable des abus subis, et même si l’abus par le travail ne prend pas toujours ces proportions, ces conditions de travail ont un effet direct sur le statut des travailleurs lorsque le renouvellement de leur permis de séjour dépend du nombre d’heures effectuées, du revenu et du permis de travail. Ainsi, une personne peut très bien arriver en règle dans nos pays avec un permis de séjour et un contrat de travail et voir sa condition se détériorer par des abus de la part d’employeurs (grands groupes industriels ou plus petites structures), mettant ainsi en péril sa capacité à remplir les critères nécessaires pour continuer à y travailler de manière légale.
19. Il est évident que ce qui pousse certains employeurs à se comporter de la sorte c’est le système concurrentiel et libéral du marché du travail basé sur la baisse des coûts et l’augmentation des profits. Rendre malléable et dépendante la force de travail est une des manières de procéder, ce en contrevenant massivement aux droits des travailleurs migrants et aux traités des droits humains. Ainsi les personnes avec un statut régulier font l’objet de pression au travers de menaces de ne pas renouveler un contrat si elles se plaignent ou dénoncent les conditions de travail, et on menace les personnes sans permis de séjour d’avertir les services de migration pour les faire expulser.
20. Mais le secteur agro-alimentaire n’a pas le monopole d’un modèle économique basé sur l’exploitation de travailleurs et notamment de travailleurs sans papiers dans des emplois précaires où les droits des salariés ne sont pas respectés. Ce modèle se développe aussi depuis quelques années dans les services de plateformes en ligne. Dans un nouveau contexte de cadre de travail où une organisation se défend d’être un employeur, on trouve une cohorte de livreurs à domiciles n’étant ni salariés ni indépendants mais dépendant d’un employeur qui se nie comme tel pour ne pas payer de charges sociales. C’est là que l’on retrouve, avec un même type d’organisation systémique, une partie importante de travailleurs qui sont des déboutés de l’asile, des personnes avec des contrats de travail ou des permis de séjours périmés.
21. La précarité du droit du travail dans ce secteur est amplifiée pour les travailleurs sans papiers: souvent déclarés comme auto-entrepreneurs ou micro-entreprises, les livreurs sont payés à la course, souvent sans que l’on sache exactement comment le prix des courses est calculé. Sans protection sociale, un accident de travail ne sera pas ou peu couvert. Ces coursiers ne peuvent bénéficier ni d’arrêt maladie, ni de congés payés ni d’allocation chômage, et souvent ils doivent payer leur propre matériel. En Espagne, en Grèce et régionalement en Suisse 
			(14) 
			Arrêts
du Tribunal Fédéral 2C 575/2020, 2C 34/2021. il y a eu des tentatives parfois victorieuses grâce à des grèves ou des actions en justice de donner un statut de salarié à ces coursiers de plateformes. L’Assemblée a exprimé sa position sur le sujet en 2019 (Résolution 2312 (2019) «L’impact sociétal de l’économie de plateformes»); le Parlement européen s’est exprimé en faveur du salariat par une résolution non-contraignante en septembre 2021. On voit donc que les mêmes remarques sur ce qui se passe dans le secteur agro-alimentaire s’appliquent ici: des conditions d’emploi précaires qui empêchent le renouvellement ou l’obtention d’un permis de travail ou de séjour, sans parler de la pression et des abus commis impunément.
22. Après le secteur de l’agro-alimentaire et des plateformes, on peut aussi mentionner ce qui se passe dans l’industrie de la pêche. En mai 2022, des chercheurs rattachés à l’Université de Nottingham dénonçaient dans un rapport 
			(15) 
			«Letting
exploitation off the hook? Evidencing labour abuses in UK fishing»,
University of Nottingham. des abus intolérables auxquels étaient soumis des marins provenant de pays hors espace économique européen au Royaume-Uni. Cela faisait suite à un autre rapport de la Fédération Internationale des ouvriers des transports qui allait dans le même sens 
			(16) 
			Voir <a href='https://www.obs-droits-marins.fr/actualites.html?idArticle=614'>www.obs-droits-marins.fr/actualites.html?idArticle=614</a>.. L’abus est rendu possible par des visas de transit qui permettent aux propriétaires de bateaux de pêche d’embarquer ces travailleurs migrants pour les emmener pêcher dans les eaux internationales de telle sorte qu’ils soient «en transit». Cependant ils les ramènent ensuite dans les ports britanniques et les font dormir sur les bateaux entre les sorties de pêche ce qui signifie qu’ils ne sont plus en transit. Ces visas peuvent avoir une durée d’un an et ces marins sont donc confinés dans les bateaux durant ce laps de temps car dès qu’ils sortent sur la terre ferme britannique ils sont considérés comme illégaux et seraient renvoyés dans leur pays d’origine. C’est sous cette menace que certains propriétaires de bateaux de pêche commettent de graves abus en termes d’heures de travail, de rémunération, de temps de repos et de conditions de vie 
			(17) 
			Idem..
23. En 2017, c’est en Irlande que des abus étaient dénoncés par le Migrant Right Center Ireland (MRCI). Des Égyptiens et des Philippins travaillaient sur des chalutiers irlandais pour 2.82 euros l’heure (le salaire minimum étant de 9 euros). Le MRCI a recommandé à l’État irlandais toute une série de mesures pour que ces abus ne se répètent pas, notamment celle de régulariser dans les six mois les travailleurs illégaux se trouvant parmi eux 
			(18) 
			Idem.. Là aussi la logique est la même, des graves manquements au droit du travail et des pressions encore plus importantes sur les travailleurs sans statut légal. En fait, ce sont parfois même des normes légales (visas de transit) qui font croître les risques de maltraitance.
24. La liste serait encore longue des milieux concernés par le travail des sans papiers et de leur exploitation. On pourrait mentionner les chantiers, y compris les cas récents dénoncés dans les chantiers des jeux olympiques de 2024 à Paris. Ainsi, en Seine-Saint-Denis, près de Paris, des travailleurs sans papiers, notamment du Mali, ont dénoncé publiquement leurs conditions de travail 
			(19) 
			<a href='https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-3/19-20/paris-2024-des-sans-papiers-ont-ete-employes-sur-les-chantiers-des-jeux-olympiques_5530368.html'>www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-3/19-20/paris-2024-des-sans-papiers-ont-ete-employes-sur-les-chantiers-des-jeux-olympiques_5530368.html</a>.. Parmi les exemples d’abus, l’un d’entre eux a déclaré qu’il leur arrivait de travailler toute une semaine et de ne pas être payés pour le travail effectué, avec l’impossibilité de réclamer leur dû. Ici c’est par un système de sous-traitants que les lois sont contournées sans que personne ne soit tenu responsable.
25. Dans ce rapport, qui s’appuie sur des cas précis, dans des secteurs précis d’exploitation, il faut aussi mentionner le secteur du travail domestique. Les témoignages de personnes à qui on a ôté toute liberté et qui ont subi de graves violations du droit du travail mais également des violences physiques et psychologiques s’apparentent à des formes d’esclavage. Si le traitement de migrants sans papiers ne va pas toujours aussi loin, le chemin pour assainir ce secteur est encore long. C’est un secteur qui reste propice au travail non déclaré comme l’attestent des cas constatés partout dans le monde. D’une part pour les employés en possession d’un permis de séjour mais dont les charges sociales ne sont pas versées, le droit aux prestations sociales et à la prévoyance vieillesse diminue, et d’autre part les revenus des institutions étatiques servant à garantir ces prestations diminuent. Le manque de couverture sociale et de sécurité individuelle est évidemment amplifié pour les personnes sans permis de séjour.
26. On se retrouve de la sorte dans un double mouvement dangereux: on fait tenir des pans importants de l’économie par du travail effectué par des employés avec ou sans titre de séjour que l’on exploite, mettant ainsi en péril l’activité économique des employeurs vertueux; la politique malmène toujours plus la migration et conduit à la stigmatisation de tous les migrants, tant ceux qui sont présents légalement que les sans-papiers. Et si l’accès à la justice pour la première catégorie de travailleurs (locaux ou avec permis de séjour) n’est pas aisé par peur de perdre son travail, pour ceux de la deuxième (travailleurs sans permis de séjour), l’accès subjectif ou objectif à des cours de justice est encore plus difficile.
27. Lors de l’audition en commission, la représentante de PICUM a expliqué que quelques pays comme la Suisse, la Belgique ou la France ont quelques bonnes pratiques en matière d’accès à la justice. Selon une de leurs études, «dans 13 des 15 États membres de l’UE étudiés […], les tribunaux judiciaires et les conseils de prud’hommes traitent ou traiteraient des réclamations déposées par des travailleurs sans papiers de la même façon que celles d’autres travailleurs. Ils effectuent généralement un contrôle d’identité, mais ne vérifient pas les permis de travail. En pratique, ils ne signalent pas la présence de travailleurs sans papiers aux services d’immigration si la situation irrégulière est connue». Toutefois ce constat est tempéré plus loin. «Les pratiques de l’inspection du travail concernant la transmission des informations personnelles des travailleurs sans papiers aux services d’immigration varient fortement selon les pays, de même que la source juridique de cette transmission. […] Outre le risque de confrontation avec les services d’immigration inhérent au recours à un mécanisme de réclamation, les problèmes majeurs comprennent le manque d’informations, de conseils et d’assistance juridique, la durée des procédures et leurs coûts, les sanctions supplémentaires liées à un statut migratoire ou à un travail irréguliers, les difficultés à prouver l’existence d’une relation employeur/employé et l’ampleur des atteintes aux droits du travailleur, ainsi que les difficultés à recevoir l’argent dû lorsque les employeurs refusent de payer». De nombreux progrès devraient dès lors être envisagés pour permettre à ces individus d’assurer une vraie défense de leurs propres droits en tant qu’employés et êtres humains ayant droit à une vie digne.

4. Régularisations

28. On ne peut pas parler de régularisation des migrants sans papiers sans rendre hommage aux individus et aux mouvements qui ont lutté pour mettre en lumière cette problématique d’hommes et de femmes invisibilisés et qui ont tenté d’influer sur les politiques migratoires et relatives au droit du travail afin de remédier aux problèmes identifiés. On peut évoquer ici la «marche des Beurs» initiée en France à Lyon en 1983 par le prêtre Christian Delorme. Si cette marche se voulait avant tout une marche anti-racisme, elle portait également des revendications claires comme une carte de séjour de 10 ans. De même, à Paris de mars à août 1996, les images de l’occupation (et de l’expulsion brutale) de l’église St-Ambroise par 300 personnes, dont des femmes et des enfants, réclamant des permis de séjour ont fait le tour du monde.
29. On peut aussi évoquer la marche européenne organisée par la coalition internationale des Sans-Papiers et migrants de 2012 qui a traversé plusieurs pays européens (partie de Belgique elle a traversé les Pays-Bas, l’Allemagne, le Luxembourg, la France, la Suisse et l’Italie et s’est terminée à Strasbourg devant le Parlement européen) 
			(20) 
			Cette marche et cette
coalition internationale a eu comme origine un rassemblement de
migrants sans papiers organisé par Anzoumane Sissoko, porte-parole
du mouvement français des migrants sans papiers, à Paris en 2011, réclamant
la régularisation pour les sans-papiers.. Il faut également évoquer les actions de grèves courageuses en 2018 de travailleurs agricoles en Italie, encouragées par Aboubakar Soumahoro, après des drames liés aux conditions de travail et au statut de ces travailleurs. En Belgique, en 2021, ce sont 442 migrants sans papiers qui ont entamé une grève de la faim éprouvante et investi l’église du Béguinage et des locaux des universités bruxelloises. Comme souvent, ces mouvements de protestations et de revendications commencent suite à des drames et des histoires d’injustice comme des accidents de travail dus aux conditions de travail, des expulsions inhumaines, ou des meurtres aux motifs raciaux.
30. La meilleure manière pour mettre fin à l’exploitation des travailleurs sans papiers a déjà fait l’objet de discussions politiques dans beaucoup de nos pays. Il semble peu probable, à titre pratique et sur le plan éthique, de renvoyer des dizaines de milliers de personnes dont le séjour dans nos pays dure depuis des années (on en est parfois face à une deuxième génération de migrants sans papiers). Sans compter que les milieux économiques se verraient privés du jour au lendemain de personnes dont le travail amène prospérité et productivité. L’Assemblée a tranché la question dans sa Résolution 1568 (2007) «Programmes de régularisation des migrants en situation irrégulière» qui recommandait les régularisations. Un des buts de la régularisation est de donner aux travailleurs l’accès aux droits fondamentaux mais également de lutter contre le travail non déclaré.
31. N’ayant pas les moyens de faire une recension globale ou exhaustive des pratiques en matière de régularisation, je me référerai à des documents et au travail fait par PICUM. Ainsi, je cite, «l’étude la plus complète sur les programmes et mécanismes de régularisation dans l’UE est l’étude REGINE (2009), qui a identifié que 24 des 27 États membres de l’UE ont mis en œuvre des programmes ou mécanismes de régularisation entre 1996 et 2008, et certains à plusieurs reprises. Un total estimé de 5,5 à 6 millions de personnes ont été régularisées pendant cette période. 43 programmes de régularisation ont été mis en œuvre dans 17 États membres de l’UE au cours de ces douze années, impliquant 4,7 millions de demandeurs, dont au moins 3,2 millions ont été régularisés» 
			(21) 
			«Regularisations
in Europe: Study on practices in the area of regularisation of illegally
staying third-country nationals in the Member States of the European
Union», Policy Brief, février 2009, International Centre for Migration
Policy Development (ICMPD)..
32. Plus récemment, une étude du European Migration Network de la Commission Européenne a révélé que 60 «procédures de protection nationales» (par opposition à la protection internationale, et dont la plupart pourraient être appelées mécanismes de régularisation) existent dans les 24 États membres de l’Union européenne, le Royaume-Uni et la Norvège étudiés fin 2018. L’enquête comprenait des procédures fondées sur des motifs humanitaires, des circonstances exceptionnelles, des motifs médicaux, l’enfance, le non-refoulement et le changement climatique mais n’incluait pas les statuts de séjour des victimes de crimes ou de la traite.
33. Les régularisations, en particulier les programmes de régularisation, ont été utilisés avec des objectifs différents et reflètent souvent les approches plus larges du gouvernement en matière d’égalité, de gestion des migrations ou d’économie. La régularisation a, par exemple, été utilisée à la fois comme réponse à un défi économique aigu et comme réponse à la défaillance du système migratoire au sens large. Le programme italien de 2020 de régularisation des travailleurs agricoles face à la pandémie de covid-19 est un exemple de réponse gouvernementale à un défi économique, tandis que le programme suédois de régularisation des mineurs non accompagnés et le programme de régularisation de l’Irlande en 2022 sont des exemples d’un programme répondant à un problème de politique migratoire plus larde 
			(22) 
			Régularisation et accès
à un titre de séjour sécurisé, FAQ PICUM, février 2022..
34. En 2022, le Gouvernement allemand a décidé de régulariser une partie de “ses” déboutés de l’asile (130 000 personnes concernées): des personnes au bénéfice d’un statut de Duldung, c’est-à-dire des personnes dont le renvoi n’avait pas pu se faire pour différentes raisons et qui sont restées sur le sol allemand. L’Espagne face au manque de main d’œuvre a décidé également en 2022 de faciliter l’accès au travail aux immigrés, même ceux déjà présents sur le territoire et se trouvant en situation irrégulière. Parmi eux, ceux qui sont établis en Espagne depuis plus de deux ans pourront être régularisés et bénéficier de formations. La France envisage également un projet de loi permettant de donner des permis temporaires aux personnes en situation irrégulière travaillant dans des branches où il y a pénurie de salariés.
35. Peu de bilans ont été fait sur les programmes de régularisation. J’en citerai un de la Suisse non pas parce que le programme était vertueux à tous les égards, mais parce qu’il illustre les conséquences positives de tels programmes qui pourraient être transposés à d’autres pays. L’opération Papyrus qui a permis au canton de Genève de régulariser, entre 2017 et 2018, 1 663 adultes et 727 enfants a rapporté environ 5,2 millions d’euros aux assurances cantonales fin 2019 
			(23) 
			Idem.. Par ailleurs, dans le rapport d’évaluation de l’Opération Papyrus par les autorités 
			(24) 
			«Évaluation
du projet pilote Papyrus relatif à la régularisation des travailleurs
sans statut légal à Genève», pp. 56-57, décembre 2019. on peut lire des choses extrêmement importantes: d’une part il n‘y a pas eu d’appel d’air et d’autre part il y a eu une grande stabilité post-régulation; 88 % des relations de travail continuaient toujours 6 mois plus tard (les employeurs n’ont pas licencié ces personnes qui étaient devenues plus coûteuses à cause de la régularisation) et il n’y pas eu de recours massif à l’aide sociale juste parce que les personnes concernées avaient obtenu un permis leur permettant de la demander une fois régularisées. Ces constats répondent très concrètement à des craintes que l’on pourrait avoir.
36. Il faut aussi avoir une attitude pondérée et admettre que ces programmes ne sont pas la réponse absolue à tous les problèmes. Ainsi, toujours à Genève, les chercheurs à l’origine de l’étude Parchemin 
			(25) 
			Voir <a href='https://cigev.unige.ch/recherches/research-l/health/parchemins/'>https://cigev.unige.ch/recherches/research-l/health/parchemins/</a>. (juin 2022) portant sur l’évaluation 4 ans après une régularisation, font l’hypothèse que les bénéfices de la régularisation sur les conditions de vie et la santé mettront probablement plus de temps que prévu à se faire sentir et que c’est surtout la deuxième génération qui en profitera. La première génération, comme souvent dans les histoires de migration, est celle qui se sacrifie. Cela plaide donc en faveur d’une régularisation rapide de ces travailleurs pour ne pas générer de situations de précarité sur plusieurs générations.

5. Régularisations et divers programmes de protection durant la pandémie de covid-19

37. Avant de parler des migrants sans papiers, il faut rappeler que durant la crise aigüe de la covid-19 lors de laquelle des mesures de confinements strictes avaient été prises, des secteurs, comme celui de l’agriculture, ont vu leur demande en main d’œuvre augmenter, ce qui souligne l’importance de la main d’œuvre étrangère dans ces secteurs. Ainsi, en 2020, l’organisation de représentation des investisseurs dans l’agriculture en Italie, Confagricoltura, a organisé des «couloirs verts» aériens pour faire venir des ouvriers agricoles depuis le Maroc. Le même phénomène a été constaté pour l’Angleterre avec des ouvriers roumains. La récolte des fraises en Espagne a continué elle aussi. Ces personnes ont donc contribué à l’«effort de guerre» demandé par le marché économique libéral et globalisé.
38. Dans le même temps pendant la crise de la covid-19 on a vu des personnes dont la couverture sociale et économique étaient des plus fragiles, faire la queue devant des soupes populaires même dans les pays les plus riches en Europe. La majorité de ces personnes étaient soit des sans-papiers, soit avaient un titre de séjour précaire. Leur accès aux aides officielles, telles que les aides sociales ou l’allocation chômage, était impossible pour des raisons administratives d’une part et en raison de la crainte de perdre un titre précaire elles touchaient une aide publique, d’autre part.
39. Alors que différents programmes de régularisation ont été mis en œuvre de manière sporadique au cours des dernières décennies, la gestion de la covid-19 a encouragé les États, soit à prendre des mesures limitées «seulement» à l’élargissement de l’accès des migrants sans papiers aux services de santé dans une logique de santé publique face à une pandémie qui ne fait aucune distinction selon le statut administratif des personnes, ou à prendre conscience qu’une mesure de santé efficace consistait à accroître les régularisations. Ainsi, face à la pandémie et à l’impossibilité de renvoyer des gens en raison de la fermeture des frontières ou à l’impossibilité de leurs services de traiter des demandes de renouvellement de permis, de nombreux pays européens ont adopté des politiques de prolongation des permis de séjour. Au moins 10 États membres de l'Union européenne ont mis en place la prolongation automatique de certains permis pour une période donnée (République tchèque, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Luxembourg, Pologne, République slovaque et Espagne). Certains gouvernements ont prévu la possibilité de prolongations, mais sur demande ou requête, et dans certains pays, comme la Belgique, une décision positive n'était pas garantie 
			(26) 
			«Non-exhaustive overview
of European government measures impacting undocumented migrants
taken in the context of COVID-19», mars-août 2020, PICUM.. Cela a permis d’éviter l’augmentation du nombre de personnes sans titre de séjour valable mais résidant sur le territoire et, en tout état de cause, dans l‘impossibilité de voyager au vu des restrictions dues à la pandémie.
40. L’Italie a ainsi mis en place un programme de régularisation, le Portugal a traité de manière bien plus souple les demandes de régularisation temporaire en attente (ce programme a permis la régularisation de 240 000 personnes entre mai 2020 et mars 2021 mais 100 000 en auraient été exclus car n’ayant pas de demande en cours 
			(27) 
			«Demystifying the regularisation
of undocumented migrants», mars 2021, Caritas Europa.) et l‘Espagne a également assoupli les critères à remplir. Au Royaume-Uni, les membres de la famille d’une personne décédée de la covid-19 et qui travaillait pour le National Health Service avec un permis de séjour temporaire se sont vus attribuer un permis illimité. Cela a aussi valu pour les migrants sans papiers.
41. La crise de la covid a permis le renouvellement de l’appel à la régularisation émanant de différents mouvements dans de nombreux pays. En Belgique et en France, des municipalités, des associations de sans papiers, des syndicats, des avocats, des intellectuels, des médecins et des parlementaires ont appelé à la régularisation, allant jusqu'à organiser des manifestations sur le sujet. Au Luxembourg, un groupe de travail, dont Caritas Luxembourg est membre, a préparé des recommandations à l'intention du gouvernement sur la régularisation et la lutte contre l'exploitation et la traite des êtres humains. En Espagne, une pétition soutenue par 400 organisations et la campagne #RegularizacionYa, ont appelé à une régularisation extraordinaire de tous les migrants en situation irrégulière, comme l'a fait la ville de Barcelone 
			(28) 
			Idem..
42. Certains pays ont mis en place des mesures spéciales et extraordinaires. L’Irlande par exemple a mis en place, à l’échelle nationale, un versement hebdomadaire pour l’ensemble des salariés et travailleurs indépendants ayant perdu leur emploi pendant cette période. Le gouvernement a accepté qu’aucune information ne soit transmise aux services de l’immigration, conformément au principe de «pare-feu», afin que cette aide puisse être demandée en toute sécurité par les migrants sans papiers. Dans la pratique, l’accès à cette aide était limité aux travailleurs sans papiers ayant un numéro de sécurité sociale et un avis d’imposition pouvant prouver la perte de leur source de revenu 
			(29) 
			«A snapshot
of social protection measures for undocumented migrants by national
and local governments», PICUM, 2022..
43. En mai 2020, le ministère de la santé néerlandais a ordonné à l’ensemble des communes du pays de s’assurer que toutes les personnes sans abri aient accès à un centre d’accueil, indépendamment de leur statut migratoire, afin de limiter la propagation de la covid-19. En Espagne, au niveau régional, les îles Baléares ont étendu de mai à juin 2020 leur revenu garanti à tous les adultes en situation d’urgence sociale en raison de la covid-19, indépendamment de leur situation administrative. Les îles Canaries ont prévu un versement d’urgence pour les résidents enregistrés qui n’étaient pas éligibles au revenu garanti régional, y compris les résidents sans papiers de juin à octobre 2020 
			(30) 
			Idem.. Bien que limités dans le temps, tous ces programmes ont eu le mérite d’exister et d’aider très concrètement les personnes concernées.

6. Revue comparative de la législation pertinente dans les pays sélectionnés: points problématiques et bonnes pratiques

44. Comme évoqué ci-dessus, des programmes de régularisation ont vu le jour avant, pendant et après la pandémie de covid-19. Des associations de défense des migrants sans papiers dénoncent la complexité des processus administratifs et les conditions posées par des programmes de régularisation qui manquent ainsi la cible de départ. Par exemple en Italie, en 2020, lors d’un programme de régularisation, sur les 600 000 personnes estimées comme étant en situation irrégulière dans ce pays, seules 200 000 ont pu faire la demande. Dans certains pays comme la Suisse où aucun programme de régularisation n’a jamais été mis en place au niveau national, un canton (celui de Genève), en partenariat avec la Confédération, a lancé son propre programme appelé Papyrus entre février 2017 et décembre 2018. L’opération Papyrus a consisté en un accord: clarification et élargissement des critères de régularisation avec la contrepartie d’une amnistie des employeurs qui employaient ces personnes. Sur les 10 000 personnes sans papiers dans ce canton, environ 3 000 remplissaient tous les critères exigés et ont pu ainsi être régularisées (majoritairement des femmes impliquées dans l'économie domestique) 
			(31) 
			Voir <a href='https://www.swissinfo.ch/fre/op%C3%A9ration-papyrus--2390-personnes-ont-pu-r%C3%A9gulariser-leur-situation/45572092'>www.swissinfo.ch/fre/op%C3%A9ration-papyrus--2390-personnes-ont-pu-r%C3%A9gulariser-leur-situation/45572092</a>.. Même s’il existe des possibilités juridiques pour donner un permis de séjour à ces personnes ailleurs dans le pays, les différents canaux institutionnels à travers lesquels la demande doit passer réduisent drastiquement les chances d’obtenir une régularisation.
45. Ce rapport doit servir à réitérer le soutien de l’Assemblée à ces programmes de régularisation comme elle avait fait en 2007 et également à mettre en avant les mesures concrètes à prendre, en soulignant les bonnes et les mauvaises pratiques, ainsi que les revendications des différentes organisations de défense des migrants sans papiers (régularisation avec moins de critères compliqués, conditions de travail améliorées, accès à la justice, etc.).
46. En 2022, un questionnaire a été envoyé par l’intermédiaire du Centre européen de recherche et de documentation parlementaires (CERDP) afin de passer en revue les législations nationales sur la régularisation des travailleurs sans papiers au Danemark, en France, en Irlande, en Italie, au Portugal et en Espagne 
			(32) 
			Demande n° 5108. La
réponse reçue du Danemark contient très peu d’informations à utiliser
aux fins du présent rapport.. En outre, des informations pertinentes ont également été reçues de la Belgique. Des questions ont été posées à ces pays sur la base législative de la régularisation des travailleurs sans papiers, les mécanismes, les critères spécifiques et les contraintes de temps pour la régularisation, ainsi que sur les aménagements ou programmes ciblés de régularisation pendant la pandémie de covid-19.
47. L’analyse des réponses reçues fait apparaître un certain nombre de problèmes. Il s’agit notamment des cadres réglementaires trop stricts ou opaques sur les conditions à remplir et qui rendent l’accès aux procédures de régularisation excessivement difficile, lourd ou imprévisible. Il est ainsi essentiel de lister clairement les critères de régularisation ainsi que les documents admis pour démontrer la résidence continue dans le pays, l’activité professionnelle ou tout autre critère mentionné dans la réglementation. À l’inverse, le recours à de larges notions indéfinies telles que l’ordre public 
			(33) 
			En France, le Code
de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA)
prévoit notamment que la régularisation peut «être refusée à tout
étranger dont la présence en France constitue une menace pour l'ordre
public» (voir notamment l’article L.432-1 du CESEDA). ou les circonstances exceptionnelles 
			(34) 
			L’hypothèse des «circonstances
exceptionnelles» est la seule susceptible de s’appliquer aux travailleurs
sans  papiers en Belgique et de permettre leur régularisation sur
le fondement de l’article 9bis de la loi du 15 décembre 1980 sur l'accès
au territoire, le séjour, l'établissement et l'éloignement des étrangers.
Cette notion est particulièrement vague et laisse une large marge
d’appréciation aux autorités belges saisies de la demande de régularisation. est source d’incertitude et d’imprévisibilité et présente un risque d’interprétation arbitraire par les autorités nationales. En matière de procédure, l’Irlande apparait comme un bon exemple à suivre: son programme de régularisation des migrants sans papiers de longue durée admet un plus large panel de documents à titre de preuve.
48. Concernant en outre les programmes de régularisation ponctuels, la période d’admissibilité des demandes restreinte prive lesdits programmes de leur effet: les personnes éligibles risquent de ne pas être informées de l’existence de ces programmes dans les temps et donc de ne pas pouvoir en faire la demande. Par exemple, en Belgique, lors du programme de régularisation de 2009, seules les demandes déposées entre le 15 septembre et le 15 décembre 2009 pouvaient être évaluées. De la même façon, en Italie, le régime exceptionnel de régularisation des travailleurs étrangers n’a été ouvert que sur quelques mois, pour les demandes déposées entre le 1er juin 2020 et le 8 janvier 2021. Cette très courte période d’ouverture des programmes de régularisation a très clairement restreint le nombre de demandes.
49. L’imposition de frais administratifs lors de la formulation de la demande de régularisation 
			(35) 
			Comme cela est le cas
en Belgique (Article 1er du Chapitre
Ier bis de la loi du 15 décembre 1980
précitée). Des frais administratifs prohibitifs (130 euros ou 500
euros selon la voie de régularisation choisie) étaient également
imposés dans le cadre du régime exceptionnel de régularisation des
travailleurs étrangers de 2020-2021 en Italie. constitue un obstacle supplémentaire difficilement surmontable pour les travailleurs sans papiers, dont une majorité est aussi en situation de précarité économique. L’acquittement de ces frais ne garantit en outre pas au demandeur d’obtenir sa régularisation à l’issue de la procédure. Des améliorations sont également nécessaires sur la suite de la procédure, une fois la demande de régularisation déposée. Ces procédures sont généralement longues et lourdes. De bonnes pratiques à souligner incluent le recours aux procédures dématérialisées (comme c’est le cas en Irlande) 
			(36) 
			La
plateforme numérique utilisée à cet effet par l’Irlande fait figure
d’exemple. Lien vers la plateforme: <a href='https://inisonline.jahs.ie/user/login'>https://inisonline.jahs.ie/user/login</a>. en plus des procédures «papiers» proposées aux personnes concernées n’ayant pas accès aux nouvelles technologies, l’enregistrement des pièces justificatives déjà fournies pour la régularisation ou le renouvellement d’un titre de séjour 
			(37) 
			Voir par exemple la
pratique au Portugal depuis la modernisation du cadre réglementaire
(<a href='https://imigrante.sef.pt/en/novo-regulamento/'>https://imigrante.sef.pt/en/novo-regulamento/</a>)., pour être utilisées dans le cadre de procédures ultérieures ou parallèles, ainsi que l’encadrement du délai de traitement des demandes 
			(38) 
			En Belgique par exemple,
dans les cadres des procédures de demandes de protection internationale
ou de regroupement familial par exemple (à distinguer de la question
spécifique de la régularisation des travailleurs sans  papiers)
un délai maximum de traitement est prévu par l’article 10ter de
la loi du 15 décembre 1980. En outre, en l’absence de décision prise
par l’administration dans les 9 mois, une solution favorable est
prévue puisque le demandeur se voit automatiquement délivrer l’autorisation
de séjour.. Cette dernière pratique qui touche à la législation des étrangers en général, pourrait être étendue au traitement des demandes de régularisation des migrants sans papiers.
50. L’information sur les procédures et leur l’accessibilité sont également un réel enjeu pour garantir l’accès à la régularisation. Souvent le manque d’information, la langue de diffusion de l’information quand elle existe et la durée réduite de certains programmes constituent d’important obstacles à l’accès aux procédures de régularisation. Pour s’attaquer à cette problématique, au-delà de l’extension de la durée d’ouverture des programmes de régularisation, les États membres devraient s’employer à communiquer plus largement et d’une façon plus adaptée au cas particulier des travailleurs sans papiers. Il est ainsi crucial d’avoir recours à l’intermédiaire des syndicats de travailleurs et des acteurs du territoire, dont les associations d’aide aux migrants sans papiers et personnes en situation irrégulière telle que la Cimade en France. La possibilité, dans ces cadres, d’accéder à des médiateurs et intermédiaires et d’être informé dans sa propre langue serait indispensable.
51. Lors des réflexions sur l’adaptation et la modernisation du cadre réglementaire pour la régularisation des travailleurs en situation irrégulière, il ne faut pas négliger que les demandeurs peuvent craindre les conséquences négatives de la formulation de la demande de régularisation sur leur vie personnelle et professionnelle. Ainsi, dans un certain nombre d’États, une conception stricte de la condition de «résidence continue» sur le territoire national constitue un obstacle à la formulation de la demande. En outre, s’agissant de travailleurs en situation irrégulière, la crainte de faire l’objet d’une procédure de reconduite à la frontière ou d’un ordre de quitter le territoire est aussi présente 
			(39) 
			Certains États exigent
du demandeur de régularisation qu’il ne quitte pas le territoire
pendant plusieurs années pour être éligible. Cela suppose ainsi
de renoncer à rendre visite à la famille restée à l’étranger pour
une longue période et peut être un frein au dépôt d’une demande
de régularisation..
52. Enfin, lorsque les démarches de régularisation sont à l’initiative de l’employeur, le travailleur est moins susceptible d’en faire la demande par crainte de représailles ou bien de perdre son contrat de travail. Le travailleur devrait ainsi toujours avoir la possibilité de déposer lui-même sa demande de régularisation. Le dépôt groupé de demandes de régularisation par le biais de collectifs de soutien aux travailleurs sans papiers est également une bonne pratique à encourager. Certains États sont déjà allés plus loin dans la garantie des droits des étrangers en situation irrégulière sur leur territoire dans le cadre de la crise de la covid-19 en facilitant leur accès aux soins et aux vaccins 
			(40) 
			Voir
notamment, au Portugal, Arrêté 12870-C/2021 du 31 décembre 2021,
prévoyant à compter du 31 décembre 2021 que tous les étrangers dont
la demande est en cours d’évaluation sont présumés en situation
de résidence régulière sur le territoire national, cela afin de
faciliter leur accès aux services de santé dans le cadre de la crise
de la covid-19..
53. Ainsi nous pouvons mettre en avant de bonnes pratiques existantes ou à mettre en place que cela soit dans le cadre de programmes ad hoc ou de mécanismes permanents de régularisation comme suit:
  • Les programmes spécifiques de régularisation doivent avoir une durée suffisamment longue pour pouvoir atteindre les personnes concernées. Ces programmes pourraient être annoncés à l’avance, afin que les personnes et organisations puissent se préparer au mieux;
  • Le dépôt de la demande doit être fait par le migrant sans papiers lui-même, sans intermédiaires qui lui feraient du chantage notamment de la part de l’employeur (demande contre argent par exemple);
  • L’information doit être disponible dans différentes langues pour être accessible et comprise;
  • Pour les personnes au bénéfice de contrats temporaires, permettre le changement d’employeur sans perdre le statut de séjour et ainsi éviter de tomber dans l’illégalité de façon artificielle;
  • Obtention directe d’un permis de séjour pour toute personne en situation irrégulière collaborant avec la police pour dénoncer des abus;
  • Pour toute victime d’exploitation criminelle par le travail, de traite des êtres humains et d’autres actes criminels violents qui souhaiterait rester sur le territoire, faciliter l’accès à des permis spécifiques indépendamment de sa coopération avec les autorités et de sa participation aux procédures judiciaires;
  • Possibilité de recours en cas de réponse négative par l’instance décisionnelle ou en cas de décision d’un tiers habilité de ne pas présenter la demande de régularisation à l’instance décisionnelle;
  • Les critères de recevabilité tels qu’un certain nombre d’années de résidence dans le pays (durée raisonnable) devraient être aussi clairs que possible, avec une période plus courte lorsque l’on est en présence d’enfants ou d’individus nés ou ayant grandi dans le pays;
  • Les frais de dossiers et de procédures doivent être les plus légers possibles car les migrants sans papiers ont souvent des revenus extrêmement bas;
  • Soutien aux associations qui aident les requérants dans leur démarche de régularisation tout au long de la procédure;
  • Les documents à produire et demandés par les autorités doivent être de l’ordre du raisonnable et tenir compte du fait qu’en raison de la nature discrète de la vie des migrants sans papiers, tous les papiers et moyens de preuve de leur existence dans le pays ne sont pas remplis comme pour un citoyen ayant un statut officiel;
  • Une fois la régularisation obtenue, il faut mettre en place des mesures d’accompagnement pour ces personnes (cours de langue, soutien dans la recherche d’un nouvel emploi, etc.);
  • L’accès à la justice sans peur de dénonciation est fondamental pour faire valoir ses droits comme être humain et salarié. Ainsi, si ce qui relève du code pénal (crime, vol, etc.) est transmis automatiquement aux autorités chargées de la migration, ce qui relève des tribunaux de la justice civile (protection de l’enfance, prud’homme, etc.) ne devrait pas systématiquement donner lieu à des échanges de données (pour empêcher les employeurs de signaler les travailleurs sans papiers en cas de conflit de travail). Il faut rendre caduque la transmission automatique de données entre les différentes instances juridiques afin d’encourager la saisie de la justice par les migrants sans papiers.

7. Analyse de la portée des outils juridiques européens pour protéger les travailleurs en situation irrégulière

54. Relevons que plusieurs directives européennes couvrent la protection et les droits des travailleurs. Certaines englobent explicitement les travailleurs sans statut de séjour. Citons la directive 2009/52/CE qui traite des sanctions de migrants sans papiers mais également des droits de ces derniers (salaire impayé, procédures juridiques pour porter plainte contre un employeur peu scrupuleux, etc.). Une communication de 2021 sur cette même directive appelle les gouvernements entre autres à faciliter les contacts de ces personnes avec les forces de l’ordre sans risque lié à leur statut migratoire.
55. Citons également la directive européenne 2004/81/CE qui traite des titres de séjour. Cette dernière permet d’accorder un titre de séjour de courte durée (6 mois renouvelables) aux victimes de la traite des êtres humains. La directive 2012/29/CE quant à elle traite des droits au soutien pour les victimes de la criminalité et à leur protection. Ceux-ci doivent être garantis par les États membres de façon non-discriminatoire y compris en vertu de statut du résident.
56. La Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains (STCE n° 197) 
			(41) 
			Ce traité,
adopté en 2005, lie désormais tous les États membres du Conseil
de l'Europe, ainsi que le Bélarus et Israël. et la Recommandation CM/Rec(2022)21 du Comité des Ministres sur la prévention et la lutte contre la traite des êtres humains à des fins d'exploitation par le travail font partie des textes pertinents du Conseil de l’Europe. Cette convention a un vaste champ d’application, qui couvre toutes les formes de traite (nationale ou transnationale, liée ou non à la criminalité organisée) et toutes les personnes victimes de la traite (hommes, femmes et enfants). Les formes d’exploitation couvertes par la convention sont, au minimum, l’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude et le prélèvement d’organes. La convention est centrée sur les droits humains et sur la protection des victimes. Son préambule définit la traite comme une violation des droits humains et une atteinte à la dignité et à l’intégrité de l’être humain. La convention reconnaît aux victimes de la traite toute une série de droits, en particulier le droit à l’identification comme victime, à une protection et à une assistance, à un délai de rétablissement et de réflexion d’au moins 30 jours, à un permis de séjour renouvelable et à une indemnisation en réparation des préjudices subis.
57. Le GRETA (Groupe d'experts sur la lutte contre la traite des êtres humains), qui est un organe indépendant chargé de veiller à la mise en œuvre de la convention, apporte des informations utiles sur les efforts déployés par les autorités nationales pour lutter contre la traite aux fins d'exploitation par le travail. Par exemple, son récent rapport sur la Grèce examine les mesures prises à la suite de l'arrêt Chowdury de la Cour européenne des droits de l'homme au sujet de la régularisation de travailleurs bangladais sans papiers et appelle à des améliorations supplémentaires, notamment par le biais de missions d'inspection du travail.
58. Une des questions qui se pose est pourquoi un système d’exploitation d’une si grande ampleur (sans parler de la traite des êtres humains) des migrants irréguliers persiste dans nos pays. Les divers instruments de protection des droits fondamentaux en Europe ne suffisent pas pour protéger ces personnes provenant souvent d’États tiers. En sus de la Convention sur la lutte contre la traite des êtres humains, un autre instrument clé est la Charte sociale européenne. Il faut donc se pencher sur celle-ci et sa mise en œuvre, afin d’évaluer comment intégrer des populations qui théoriquement n’existent pas sur nos territoires mais qui dans les faits sont bel et bien là, souvent assujetties à la maltraitance à large échelle comme êtres humains et comme travailleurs.
59. La Résolution 2384 (2021) «Surmonter la crise socio-économique déclenchée par la pandémie de covid-19» souligne au paragraphe 5 «un vide juridique dans la Charte sociale européenne: les travailleurs migrants originaires de pays qui ne sont pas liés par ce traité sont exclus de l’application de certaines dispositions de la Charte. Cette lacune, parmi tant d’autres, souligne la nécessité de moderniser la Charte et de reconnaître de nouveaux droits pour répondre aux nombreux problèmes que la pandémie a rendus plus visibles.» Il faudrait donc étendre la portée de la Charte pour couvrir toutes les personnes qui résident de facto dans nos pays. Cela permettrait à des travailleurs sans papiers de mieux faire valoir leurs droits fondamentaux.
60. Sur la proposition de la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe et faisant suite à la décision du Comité des ministres, le processus de réforme du mécanisme de la Charte a été lancé en juin 2022 avec la création du Groupe de travail ad hoc du Comité des Ministres sur l’amélioration du système de la Charte sociale européenne (GT-CHARTE). Ce groupe de travail se penche sur les questions de procédure et de fond concernant la Charte. Il devrait aborder le sujet d’ajout de nouveaux droits dans la Charte, notamment concernant les droits liés au travail atypique (y compris le travail à durée déterminée, le travail à temps partiel, le télétravail/travail à distance, le travail sur plateforme, le travail intérimaire, le travail domestique, etc.).
61. La restriction du champ d’application personnel de la Charte (c’est-à-dire, exclusion des personnes originaires des pays qui n’ont pas ratifié ce traité), telle qu’énoncée dans l’Annexe 
			(42) 
			L’Annexe stipule que
«[…] les personnes visées aux articles 1 à 17 et 20 à 31 ne comprennent
les étrangers que dans la mesure où ils sont des ressortissants
des autres Parties résidant légalement ou travaillant régulièrement
sur le territoire de la Partie intéressée […]». est largement considérée comme étant incompatible avec la nature de la Charte en tant que traité de droits humains. Cette anomalie devrait être corrigée pour aligner la Charte sur l’état d’évolution du droit international relatif aux droits humains. De plus, Article E (Partie V) de la Charte énonce le principe de non-discrimination pour que la jouissance des droits reconnus dans la Charte soit assurée «sans distinction aucune». 
			(43) 
			Article
E – Non-discrimination : «La jouissance des droits reconnus dans
la présente Charte doit être assurée sans distinction aucune fondée
notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion,
les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’ascendance
nationale ou l’origine sociale, la santé, l’appartenance à une minorité
nationale, la naissance ou toute autre situation.» Malheureusement, le fait que très peu de pays du Conseil de l’Europe ont ratifié la totalité de la Charte rend son application encore plus complexe. Le 4e Sommet du Conseil de l’Europe en mai 2023 a représenté une occasion unique de faire des propositions d’action concrètes et de donner une impulsion politique forte à la mise en œuvre de la Charte.

8. Conclusions et recommandations

62. La problématique des migrants sans papiers est particulièrement pertinente pour l’Assemblée car trop souvent les droits de ces travailleurs sont bafoués, parfois de manière brutale. Cela peut être le fait de grands groupes industriels ou d’organisations criminelles dont l’activité économique repose sur ce travail qui peut être assimilé à du travail forcé. Cela peut aussi prendre des formes en apparence moins brutales au travers de conditions de travail qui ne respectent pas les normes minimales du code de travail pour une vie décente dans les entreprises plus petites ou chez des personnes privées.
63. Les personnes concernées sont très vulnérables car la défense de leurs droits est rendue difficile par la crainte d’être identifiées comme sans-papiers et donc de perdre leur travail et/ou d’être expulsées. Tous les pays sont conscients de la présence de ces travailleurs sans droits sur leur sol. Le chiffre estimé est de plusieurs millions de femmes et d’hommes qui contribuent à la prospérité économique de nos pays mais aussi au renflouement de nos assurances sociales privées ou publiques. Pourtant on assiste à une tendance à la stigmatisation de ces personnes lorsqu’elles sont prises sur le fait de contrevenir aux lois sur les permis de séjour.
64. Notre Assemblée doit réitérer que les travailleurs sans papiers ont des droits et que cette précarisation de vie continuelle est intolérable, d’autant plus qu’il existe parfois déjà une deuxième génération de sans papiers, attestant de la présence pendant des années de personnes à la merci de chantages et mauvais traitements potentiels.
65. Les programmes de régularisation activés avant, pendant et après la covid-19 sont le moyen le plus sûr de restaurer les droits de ces personnes, en plus des mécanismes nationaux permanents. Le fait de les mettre en place régulièrement ne démontre pas un appel d’air mais bien le fait que notre continent continue d’avoir besoin de travailleurs migrants pour faire tourner son économie. Cette hypocrisie consistant en la stigmatisation ou même la criminalisation de centaines de milliers de personnes car contrevenant aux lois régissant les permis de séjour et les contrats de travail doit cesser. Ce sont des secteurs entiers de nos économies qui doivent être assainis à moyen terme par la mise en œuvre de ces programmes de régularisation.
66. Cette problématique touche aussi bien le droit migratoire que celui du travail. Le durcissement des voies légales permettant aux personnes de pays tiers de venir travailler en Europe adopté par nos pays favorise de fait la précarisation des droits du travail et de séjour de personnes résidant parfois depuis de nombreuses années dans nos États. Force est de constater que l’une des raisons principales de cas d’abus et d’exploitation de ces migrants sans papiers plus particulièrement et des travailleurs en général est un marché du travail insuffisamment contrôlé, mais également une déshumanisation des migrants.
67. Face à cela des associations de la société civile, des ONG, des syndicats et des acteurs étatiques essaient de lutter pour rétablir les droits de ces personnes sur la base de la législation nationale et du droit international. Une des manières de le faire est la régularisation. De nombreux États l’ont compris puisqu’ils ont mis en œuvre des programmes spécifiques. Pour que cela ait un réel impact, ces programmes ou normes de régularisation doivent répondre à un certain nombre de critères, y compris au regard des valeurs communes du Conseil de l’Europe. Le temps des travailleurs «jetables» auxquels on accorde un permis de travail et de séjour quand le marché du travail en a besoin et qui sont ensuite renvoyés chez eux est révolu.
68. Notre Assemblée doit une fois encore insister auprès du Comité des Ministres et des États membres du Conseil de l’Europe sur la nécessité de ces programmes de régularisation et de leur suivi. Une attention particulière devrait être accordée aux critères imposés (tel que le temps passé dans le pays), la situation familiale et des procédures pour accéder à la régularisation, cette dernière devant éviter que les demandeurs d’une régularisation ne soient en proie au chantage financier de la part des employeurs ou autres organisations. Des procédures simples administrativement et peu coûteuses doivent être favorisées, ainsi que les autres mesures et bonnes pratiques soulevées aux chapitres 5 et 6 de ce rapport.
69. L’accès à la justice est un point cardinal de la protection des migrants sans papiers ou en statut irrégulier. Celui-ci n’est pas suffisamment garantie par nos États. Ces derniers devraient être encouragés à trouver des procédures qui ne mettent pas en relation les différentes cours avec les services de migration, principale obstacle subjectif ou objectif des migrants sans papiers à faire valoir leurs droits.
70. Notre Assemblée doit aussi assurer de son soutien les organisations de défense des migrants sans papiers en réitérant que ce sont des acteurs essentiels dans les discussions et dans la protection des droits des sans-papiers. Un dialogue entre les diverses parties (État-employeurs-associations/syndicats) doit être une voie possible pour par exemple élaborer des programmes de régularisation. Pour cela, le «délit de solidarité», qu’il vise les ONG ou les personnes privées dans leurs actions de soutien à ces personnes vulnérables à leur arrivée ou pendant leur séjour dans nos pays doit être supprimé, là où il existe. C’est ainsi que sera combattu un des aspects de la déshumanisation des personnes migrantes pour au contraire les considérer comme parties prenantes de nos sociétés: comme des membres à part entière de la société, comme force de travail et comme source de bien-être et de prospérité dans nos communautés. Elles ne doivent pas être considérées juste comme des travailleurs, ou des «autres», à la périphérie de nos vies.
71. De manière plus générale, la Charte sociale européenne et sa mise en œuvre doivent être renforcées, notamment afin de combler un vide juridique: les travailleurs migrants originaires de pays qui ne sont pas liés par ce traité sont exclus de l’application de certaines de ses dispositions. Cette lacune, parmi tant d’autres, souligne la nécessité de moderniser la Charte. Il faudrait donc en étendre la portée pour couvrir toutes les personnes qui résident de facto dans nos pays, indépendamment de leur statut. Cela permettrait à des travailleurs sans papiers de mieux faire valoir leurs droits fondamentaux.