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Rapport | Doc. 15787 | 05 juin 2023

La répression transnationale, une menace croissante pour l'État de droit et les droits de l'homme

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : Sir Christopher CHOPE, Royaume-Uni, CE/AD

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15289, Renvoi 4610 du 27 septembre 2021. 2023 - Troisième partie de session

Résumé

Le nombre et la gravité des actes de répression transnationale commis en Europe, y compris sur le territoire de certains États membres, sont préoccupants. L'exemple le plus flagrant est celui de la Fédération de Russie, qui a mis en place un programme étatique de poursuite des dissidents à l'étranger, dans le cadre duquel ont été commis des assassinats ciblés notoires. Le Bélarus en offre un autre exemple inquiétant. Certains États membres ont également eu recours à des techniques de répression transnationale comme les restitutions ou les transferts extrajudiciaires et le détournement des procédures d'extradition et des notices rouges d'Interpol.

Ces pratiques constituent non seulement une violation de nombreux droits humains individuels, mais aussi une menace pour l'État de droit et la démocratie, ainsi qu'une atteinte aux valeurs du Conseil de l'Europe. La Convention européenne des droits de l'homme fournit un cadre juridique solide en vertu duquel les actes de répression transnationale devraient être condamnés, faire l'objet d'une enquête et être sanctionnés. Il importe que l'Assemblée parlementaire demande aux États qui se seraient livrés à des actes de répression transnationale de veiller à ce que les responsables soient traduits en justice et à ce que les victimes obtiennent réparation.

L'Assemblée parlementaire devrait adresser un certain nombre de recommandations à tous les États pour mieux prévenir et combattre la répression transnationale, telles que l'établissement d'une définition officielle de la répression transnationale pour toutes les administrations publiques, la mise en place de sanctions ciblées ou l'expulsion de diplomates.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 23 mai 2023.

(open)
1. L’assassinat et le démembrement d’un journaliste saoudien, Jamal Khashoggi, dans l’enceinte du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018 a mis en lumière le phénomène mondial de la répression transnationale. L’Assemblée parlementaire note qu’il existe quatre formes principales de répression transnationale:
1.1. les attaques directes par lesquelles un État d’origine mène une attaque physique cibléecontre un individu à l’étranger, à savoir les assassinats, les agressions, les disparitions, l’intimidation physique et les restitutions forcées violentes;
1.2. la coopération avec d’autres pays pour agir contre une cible en recourant à la détention, à l’expulsion illégale et à d’autres types de restitutions forcées – des mesures autorisées par des procédures juridiques proforma, mais dénuées de sens. Cette méthode comprend l’utilisation abusive des notices rouges d’Interpol, des procédures d’extradition et d’autres formes d’assistance juridique interétatique telles que les mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme;
1.3. des entraves à la mobilité, telles que le retrait de passeports et le refus de services consulaires, qui empêchent la personne ciblée de voyager ou entraînent sa détention;
1.4. les menaces à distance, y compris l’intimidation ou la surveillance en ligne et la coercition par procuration, dans le cadre de laquelle la famille, un proche ou un partenaire commercial d’une personne sont menacés, emprisonnés ou autrement visés.
2. Les données indiquent qu’à la fin de l’année 2022, le nombre d’incidents de répression transnationale physique commis depuis 2014 s’élevait à 854. Ces actes ont été commis par 38 gouvernements dans 91 pays à travers le monde. Selon l’organisation non gouvernementale Freedom House, les principaux auteurs de répression transnationale sont les gouvernements de la Chine, de la Türkiye, de la Fédération de Russie, de l’Égypte et du Tadjikistan.
3. L’Assemblée s’inquiète au plus haut point du nombre et de la gravité des actes de répression transnationale commis en Europe, y compris sur le territoire de certains États membres. L’exemple le plus flagrant est le programme étatique de poursuite des dissidents à l’étranger mis en œuvre par la Fédération de Russie, qui comprend des assassinats ciblés notoires, tels que l’empoisonnement et le meurtre de l’ancien agent de renseignement Alexandre Litvinenko en 2006 et l’empoisonnement et la tentative d’assassinat de l’ancien agent de renseignement Sergei Skripal et de sa fille Ioulia en 2018 (également appelée «l’attaque de Salisbury»), deux actes perpétrés au Royaume-Uni. En ce qui concerne l’assassinat ciblé de M. Litvinenko, la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après «la Cour») a établi en 2021 que les deux personnes qui l’ont empoisonné au Royaume-Uni étaient des agents russes et que la Fédération de Russie était donc responsable de la violation de son droit à la vie, énoncé à l’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, ci-après «la Convention»). En outre, il existe des preuves solides qui permettent de relier les agressions et les meurtres de dissidents tchétchènes vivant à l’étranger à la République tchétchène et à son chef, Ramzan Kadyrov.
4. L’Assemblée est également préoccupée par le sort réservé aux manifestants anti-guerre et aux personnes qui fuient l’enrôlement militaire forcé en Fédération de Russie, dans le contexte de la guerre d’agression menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine et de la vague de répression croissante à l’intérieur de ses frontières. Les personnes qui fuient ainsi la Fédération de Russie peuvent devenir de nouvelles cibles de la répression transnationale russe, en particulier si elles ne parviennent pas à se réinstaller en toute sécurité ou si elles rencontrent des obstacles pour demander l’asile dans d’autres pays.
5. Par ailleurs, l’Assemblée s’inquiète fortement de la situation au Bélarus. Le détournement et l’atterrissage forcé à Minsk du vol Ryanair 4978, le 23 mai 2021, pour arrêter le journaliste et militant de l’opposition Roman Protasevich et sa compagne Sofia Sapega, au prétexte d’une fausse alerte à la bombe, devraient être condamnés comme une forme particulièrement odieuse de répression transnationale qui s’apparente à un acte de piraterie aérienne. Le Bélarus serait responsable de 31 % des incidents de répression transnationale enregistrés en 2021. Certains des dirigeants de l’opposition et des manifestants qui ont fui le Bélarus après la réélection frauduleuse d’Aliaksandr Loukachenka en 2020, en particulier ceux qui se sont réfugiés en Fédération de Russie, ont fait l’objet d’expulsions ou de restitutions illégales au Bélarus, ce qui montre que la Fédération de Russie a facilité la campagne de répression transnationale menée par le Bélarus.
6. L’Assemblée est préoccupée par le fait que la Türkiye a également utilisé certains outils de répression transnationale, notamment après la tentative de coup d’État de juillet 2016, ainsi que par sa politique constante qui consiste à poursuivre entre autres toute personne prétendument liée au «mouvement Gülen», que les autorités turques appellent «Organisation terroriste des partisans de Fethullah» (FETÖ). Il a été reconnu que la campagne turque a recours à des restitutions, au détournement de procédures d’extradition, de notices rouges d’Interpol et de mesures de lutte contre le financement du terrorisme, ainsi qu’à la coopération avec d’autres États pour expulser ou transférer des personnes de manière illégale. À ce propos, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu qu’en 2018, la République de Moldova avait illégalement transféré en Türkiye sept enseignants de nationalité turque, contournant toutes les garanties offertes par le droit national et international, et donc en violation de leur droit à la liberté protégé par l’article 5, paragraphe 1, de la Convention. Le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a fait des constatations similaires à propos des transferts en provenance d’autres territoires, y compris en dehors de l’Europe. Des détracteurs du Gouvernement turc et des journalistes installés dans d’autres États membres auraient fait l’objet de menaces et d’intimidations, ce qui aurait exigé parfois une protection policière de la part des autorités de l’État d’accueil.
7. L’Assemblée observe par ailleurs que l’Azerbaïdjan a aussi été accusé d’utiliser certaines techniques de répression transnationale, telles que les restitutions et les enlèvements transfrontaliers, principalement à l’encontre de journalistes. Certains journalistes et militants de l’opposition azerbaïdjanais qui vivent à l’étranger auraient fait l’objet de menaces et d’agressions. La Cour européenne des droits de l’homme a récemment conclu que l’Azerbaïdjan était responsable d’un transfert extrajudiciaire vers la Türkiye, au mépris des garanties du droit national et international.
8. L’Assemblée condamne toutes les formes et pratiques de répression transnationale, y compris celles qui sont exercées directement par un État d’origine en dehors de ses frontières et lorsqu’un État d’origine coopère avec d’autres États pour qu’ils agissent illégalement contre une personne ciblée sur leur propre territoire. Elle considère que ces pratiques violent non seulement de nombreux droits humains fondamentaux indérogeables des personnes ciblées, mais qu’elles constituent aussi une menace pour l’État de droit, la démocratie et la sécurité nationale des États où ces personnes vivent et ont trouvé refuge. Les actes de répression transnationale perpétrés par les États membres et ceux qui se produisent ou ont des effets sur leur territoire portent atteinte aux valeurs et aux principes défendus par le Conseil de l’Europe.
9. L’Assemblée considère que les actes de répression transnationale constituent des violations du droit international des droits humains, et en premier lieu de la Convention. Elle rappelle que la Convention s’applique aux violations extraterritoriales et que les violations ciblées des droits humains d’une personne perpétrées par un État contractant sur le territoire d’un autre État contractant compromettent le caractère effectif de la Convention, en tant que gardienne des droits humains et garante de la paix, de la stabilité et de l’État de droit en Europe.
10. Cela vaut également pour les violations extraterritoriales commises par un État membre en dehors de l’espace juridique de la Convention. Les exécutions extrajudiciaires, les agressions, les disparitions forcées, les restitutions forcées et les enlèvements violent les articles 2 (droit à la vie), 3 (interdiction de la torture) et 5 (droit à la liberté) de la Convention. Les obligations procédurales d’enquêter sur ces violations et d’en punir les auteurs peuvent concerner l’État auteur, l’État d’accueil ou les deux. En outre, il existe un devoir de coopération entre les États membres dans les affaires transnationales qui impliquent des violations graves des droits humains.
11. L’Assemblée rappelle que les États d’accueil ont l’obligation positive de protéger les personnes qui relèvent de leur juridiction contre les actes de répression transnationale, en fournissant une protection spécifique aux cibles identifiées si elles sont exposées à des risques réels et immédiats, et en ne se rendant pas complices des violations commises par des agents étrangers sur leur territoire. Ils ont également l’obligation, conformément aux principes de non-refoulement et de légalité, de ne pas remettre, transférer, expulser ou extrader des personnes vulnérables à la répression transnationale, y compris par le recours à des voies extrajudiciaires, en particulier s’il existe un risque réel de violation de l’un des droits fondamentaux de la Convention par l’État requérant.
12. Enfin, d’autres formes de répression transnationale non physique, comme l’intimidation et la surveillance en ligne, peuvent violer des droits tels que le droit au respect de la vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention. L’utilisation abusive, pour des raisons politiques, de mécanismes de coopération juridique interétatique tels que les mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme peut entraîner des violations du droit à un procès équitable garanti par l’article 6 de la Convention et du droit de propriété garanti par l’article 1 du Protocole additionnel à la Convention (STE no 9). Cela peut à son tour conduire à l’exclusion financière d’individus et d’ONG ciblés et les empêcher effectivement de mener leurs activités de défense des droits humains et de participer à la vie économique et sociale.
13. En conséquence, l’Assemblée considère que la Convention, selon l’interprétation retenue par la Cour, fournit un cadre juridique solide en vertu duquel les actes de répression transnationale doivent être condamnés, faire l’objet d’une enquête et, le cas échéant, être punis par les États membres. Pour les États non membres comme le Bélarus, ou les anciens États membres comme la Fédération de Russie, l’Assemblée rappelle que des obligations similaires découlent du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et de la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, auxquels ils sont tous deux parties.
14. Le Conseil de l’Europe et ses États membres et observateurs devraient reconnaître que la répression transnationale est un phénomène mondial qui s’attaque aux fondements des sociétés démocratiques et de l’État de droit, et qu’une action renforcée et mieux coordonnée est nécessaire pour la prévenir et la combattre.
15. L’Assemblée appelle donc les États membres et les autres États européens qui se livreraient à la répression transnationale:
15.1. à mener une enquête effective sur toutes les allégations d’actes de répression transnationale, notamment ceux qui portent sur la violation du droit à la vie, de l’interdiction de la torture et du droit à la liberté, tels que les meurtres, les assassinats, les disparitions forcées, les agressions, les mauvais traitements, les restitutions forcées, les enlèvements et les transferts extrajudiciaires; et, le cas échéant, à traduire en justice les responsables de ces actes, y compris les hauts responsables;
15.2. en cas de transfert extrajudiciaire, y compris de restitution, à obtenir des informations de l’État requérant sur la situation de la personne concernée et à envisager l’application de la Convention du Conseil de l’Europe sur le transfèrement des personnes condamnées (STE no 112) ou d’autres traités pour permettre le retour de la personne en cas de condamnation;
15.3. à veiller à ce que les victimes de la répression transnationale bénéficient d’une réparation adéquate pour le préjudice subi, y compris de mesures de réadaptation et d’indemnisation;
15.4. à renforcer les mécanismes de contrôle et d’obligation de rendre des comptes des actes et des pouvoirs des services de renseignement, et à faire passer un message de tolérance zéro émanant du plus haut niveau politique envers les transferts extrajudiciaires, les restitutions, les enlèvements et toute autre forme grave de répression transnationale;
15.5. s’agissant des États membres et de la Fédération de Russie, à exécuter les arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme dans lesquels des actes de répression transnationale ont été jugés contraires à la Convention, en prenant toutes les mesures individuelles et générales requises sous la surveillance du Comité des Ministres.
16. L’Assemblée demande spécifiquement à la Türkiye de mettre fin à son intimidation de Bülent Keneş, de reconnaître et de respecter la décision de la Cour suprême suédoise et de mettre fin à sa politique consistant à utiliser son veto a l’adhésion de la Suède à l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) comme outil de répression transnationale.
17. L’Assemblée appelle en outre tous les États membres et observateurs, et les États dont le parlement bénéficie du statut d’observateur ou de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée:
17.1. à établir une définition officielle de la répression transnationale à l’usage de tous les services gouvernementaux (forces de l’ordre, services de renseignement, migration et asile), pour qu’elle soit intégrée dans leurs actions et procédures;
17.2. à mettre en place un mécanisme spécifique pour répertorier ou suivre les incidents nationaux de répression transnationale commis sur leur territoire et identifier les gouvernements qui en sont les auteurs;
17.3. à revoir les pratiques de contre-espionnage et d’échange d’informations entre services répressifs pour s’assurer que les personnes vulnérables bénéficient d’un système d’alerte et de protection adéquat;
17.4. à procéder à des vérifications supplémentaires des demandes d’extradition, des notices rouges d’Interpol et des autres formes d’entraide judiciaire entre États, y compris les mesures de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, qui émanent de gouvernements connus pour avoir recours à la répression transnationale ou détourner régulièrement les mécanismes d’Interpol et les autres mécanismes de coopération;
17.5. à envisager de filtrer davantage les demandes de visas diplomatiques, afin d’éviter d’accorder une accréditation à des membres du personnel diplomatique qui ont harcelé ou intimidé des personnes exilées et des membres de la diaspora par le passé, et d’expulser les diplomates qui ont été directement impliqués dans des incidents de répression transnationale;
17.6. à imposer des sanctions ciblées aux auteurs et aux complices de la répression transnationale, en appliquant leurs lois de type Magnitski ou autres instruments similaires, conformément à la Résolution 2252 (2019) «Lutter contre l’impunité par la prise de sanctions ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski et les situations analogues»;
17.7. à tenir compte des antécédents des États d’origine en matière de répression transnationale lorsqu’ils statuent sur les demandes d’asile et à respecter le droit de demander l’asile en vertu de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés, ainsi que le principe de non-refoulement;
17.8. à veiller à ce que les législations nationales mettent en place les outils nécessaires pour appréhender, poursuivre et sanctionner les auteurs de la répression transnationale, y compris en alourdissant les peines applicables et en exerçant leur compétence pénale dans les cas où des actes de répression transnationale ont pris naissance, se sont produits ou ont produit des effets sur leur territoire, sur la base des principes de territorialité et de personnalité active et passive;
17.9. à utiliser dans toute la mesure du possible les instruments du Conseil de l’Europe et d’autres instruments internationaux relatifs à l’entraide judiciaire, dans le cadre d’enquêtes et de procédures pénales sur des actes de répression transnationale commis en Europe ou ailleurs;
17.10. à restreindre l’exportation de technologies de surveillance vers les pays dont les gouvernements sont connus pour avoir recours à la répression transnationale et à enquêter de manière effective sur toutes les allégations de répression numérique transnationale qui visent des personnes vivant sur leur territoire;
17.11. à veiller à ce que les défenseurs des droits humains et les militants qui travaillent avec des organisations internationales, dont le Conseil de l’Europe, soient mieux protégés contre le risque de répression transnationale.
18. S’agissant du détournement du système d’Interpol, l’Assemblée renvoie à sa Résolution 2315 (2019) «La réforme d’Interpol et les procédures d’extradition: renforcer la confiance en luttant contre les abus», et appelle:
18.1. Interpol:
18.1.1. à améliorer encore la transparence en communiquant des données qui permettraient d’évaluer l’efficacité de ses mécanismes de contrôle et en clarifiant l’interprétation des règles d’Interpol, en particulier l’article 2 de son Statut, qui exige que les systèmes d’Interpol soient utilisés d’une manière compatible avec les normes internationales relatives aux droits humains;
18.1.2. à améliorer encore les vérifications préalables et postérieures des notices rouges et des diffusions de personne recherchée;
18.1.3. à veiller à l’efficacité des réformes de la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol (CCF) pour garantir un meilleur respect de ses décisions et orientations, notamment en matière de suppression de données;
18.2. tous les États membres:
18.2.1. à collaborer avec la CCF et à respecter ses décisions, par exemple en supprimant de leurs bases de données nationales toutes les données relatives aux notices rouges ou aux diffusions que la CCF a décidé de supprimer;
18.2.2. à aider Interpol à supprimer les notices rouges abusives utilisées contre des réfugiés et d’autres personnes ayant besoin d’une protection internationale, par exemple en communiquant à Interpol des informations sur leur statut (avec leur consentement);
18.2.3. à mettre en place des garanties efficaces pour s’assurer que les décisions relatives à l’immigration et aux demandes d’asile ne sont pas influencées par des notices rouges ou des diffusions abusives;
18.2.4. à soutenir les mécanismes d’examen internes d’Interpol (le Groupe de travail sur les notices et les diffusions et la CCF) par des financements et des ressources supplémentaires.
19. L’Assemblée invite la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe à porter une attention particulière à la répression transnationale lorsqu’elle soutient les défenseurs des droits humains et la société civile, notamment les exilés de la Fédération de Russie et du Bélarus.
20. L’Assemblée invite son rapporteur général sur la situation des défenseurs des droits de l’homme à tenir compte des tendances et pratiques actuelles de la répression transnationale, qui peuvent cibler les défenseurs des droits humains, y compris lorsqu’elles émanent d’États non membres.
21. L’Assemblée invite également la Cour à appliquer pleinement – et, le cas échéant, à développer – sa jurisprudence sur la juridiction extraterritoriale afin de viser l’ensemble des actes possibles de répression transnationale qui trouvent leur origine ou produisent leurs effets dans les États membres. Il ne saurait y avoir de lacunes dans la protection contre la répression transnationale commise dans l’espace juridique de la Convention.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 23 mai 2023.

(open)
1. Se référant à sa Résolution ... (2023) «La répression transnationale, une menace croissante pour l’État de droit et les droits de l’homme», l’Assemblée parlementaire recommande au Comité des Ministres:
1.1. de revoir et de mettre à jour les Lignes directrices «Éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme», adoptées le 30 mars 2011 lors de la 1110e réunion des Délégués des Ministres, afin d’y inclure les techniques de répression transnationale;
1.2. d’envisager d’élaborer une recommandation aux États membres sur la lutte contre la répression transnationale, en tenant dûment compte du droit international des droits humains, et plus particulièrement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Cette recommandation comprendrait une définition de la répression transnationale qui pourrait être adoptée ultérieurement par les États membres et les autres organes du Conseil de l’Europe;
1.3. dans le cadre de la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme relatifs à la répression transnationale, de souligner l’exigence de responsabilité individuelle des auteurs et d’appeler les États concernés à prendre des mesures générales pour prévenir ces pratiques à l’avenir et à fournir des garanties qu’elles ne se reproduiront pas.

C. Exposé des motifs par Sir Christopher Chope, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Le présent rapport repose sur une proposition de résolution déposée le 18 mai 2021 
			(3) 
			Doc. 15289 du 18 mai 2021. et renvoyée devant la commission des questions juridiques et des droits de l’homme. Le 27 septembre 2021, la commission m’a désigné rapporteur.
2. La proposition de résolution utilisait le terme «répression transnationale» pour désigner «les actions autorisées par les gouvernements et leurs services de sécurité et de renseignement à l’encontre de leurs ressortissants, adversaires politiques, défenseurs de la société civile et journalistes qui résident à l’étranger». Si leur existence n’est pas nouvelle, ces actes de répression extraterritoriaux ont récemment atteint un niveau sans précédent. En effet, plus de 600 cas de répression transnationale ont été signalés depuis 2014, notamment des assassinats, des actes de violence, des disparitions, des enlèvements forcés et des actions de déstabilisation des communautés exilées à l’étranger. La nouvelle répression transnationale est exercée plus ouvertement dans un environnement international où les autocrates coopèrent les uns avec les autres et évitent tout contrôle international. Par conséquent, la proposition de résolution invitait l’Assemblée parlementaire à étudier attentivement ce phénomène et ses conséquences pour le Conseil de l’Europe et ses États membres.
3. Dans le cadre de la préparation du rapport, la commission a tenue une audition, le 14 novembre 2022, de deux experts: M. Bruno Min, directeur juridique chez Fair Trials (Londres), et M. Vytis Jurkonis, directeur de projet pour Freedom House (Vilnius).
4. Dans le présent rapport, je commencerai par étudier ce que représente le nouveau phénomène mondial de la répression transnationale et certaines des réponses apportées par les États pour gérer ce problème. Je m’arrêterai ensuite sur les pratiques et certains des cas les plus marquants de répression transnationale en Europe ces dernières années, avant de donner un aperçu des normes pertinentes du Conseil de l’Europe applicables en la matière et de présenter plusieurs propositions visant à renforcer la lutte contre la répression transnationale par les États et le Conseil de l’Europe dans son ensemble.

2. La répression transnationale, un nouveau phénomène mondial

5. L’assassinat et le démembrement d’un journaliste saoudien, Jamal Khashoggi, dans l’enceinte du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul en octobre 2018 a mis en lumière le phénomène mondial de la répression transnationale. Cet incident a démontré que les régimes autoritaires ne se limitaient plus aux frontières de leur territoire pour persécuter et réprimer les dissidents et les opposants politiques. Les universitaires parlent désormais d’«un domaine émergent de la recherche en études internationales qui s’axe autour des moyens inédits que les autocraties emploient pour exercer un pouvoir sur les populations à l’étranger» et d’«autoritarisme mondial» 
			(4) 
			G. Tsourapas, <a href='https://academic.oup.com/isr/article/23/3/616/5899220'>«Global
Autocracies: Strategies of Transnational Repression, Legitimation,
and Co-Optation in World Politics», International Studies Review,
Oxford Academic (oup.com)</a>, 2021..
6. Si le terme est récent, la pratique de la répression transnationale, elle, ne date pas d’hier. Elle remonte à l’époque de la guerre froide, lorsque les services secrets recouraient à diverses méthodes pour poursuivre les opposants qui fuyaient les régimes autoritaires. L’assassinat de l’écrivain dissident bulgare Georgi Markov à l’aide d’un parapluie empoisonné en 1978 à Londres est un exemple bien connu de répression transnationale. Pour autant, à l’époque moderne marquée par la mondialisation, les migrations et la généralisation des technologies numériques, la répression extraterritoriale a pris une dimension mondiale et systémique. Ce qui m’inquiète le plus, c’est que la répression transnationale fait désormais partie de la politique nationale de certains pays, y compris d’États membres, actuels et anciens, du Conseil de l’Europe.
7. Dans un rapport publié en 2021, l’organisation non gouvernementale de défense des droits humains Freedom House a présenté une vue d’ensemble extrêmement complète de la répression transnationale, un phénomène mondial fondé sur les techniques étatiques suivantes:
a. les attaques directes par lesquelles «un État d’origine mène une attaque physique ciblée contre un individu à l’étranger». Cette catégorie comprend les assassinats, les agressions, les disparitions, l’intimidation physique et les restitutions forcées violentes;
b. la coopération avec d’autres pays, c’est-à-dire une situation où des États manipulent d’autres États «pour les pousser à agir contre une cible en recourant à la détention, à l’expulsion illégale et à d’autres types de restitutions forcées – des mesures autorisées par des procédures juridiques pro-forma, mais dénuées de sens»;
c. le contrôle de la mobilité, défini comme des méthodes telles que «le retrait de passeports et le refus des services consulaires, ce qui empêche la personne ciblée de voyager, ou entraîne sa détention»;
d. les menaces à distance, y compris «l’intimidation ou la surveillance en ligne et la coercition par procuration, dans le cadre de laquelle la famille, un proche ou un partenaire commercial d’une personne sont menacés, emprisonnés ou autrement visés» 
			(5) 
			Freedom
House, I. Linzer et N. Schenkkan, <a href='https://freedomhouse.org/report/transnational-repression'>«Out
of Sight, Not Out of Reach</a>» (2021); N. Al-Jizawi et
al., <a href='https://citizenlab.ca/wp-content/uploads/2022/03/Report151-dtr_022822.pdf'>«Psychological
and Emotional War Digital Transnational Repression in Canada»</a> (2022)..
8. Freedom House a répertorié 608 cas directs de répression transnationale physique survenus entre janvier 2014 et novembre 2020 et a dressé une liste de 31 États persécuteurs qui commettent ce type d’acte dans 79 pays d’accueil. Dans chacun de ces cas, les autorités de l’État persécuteur ont physiquement atteint une personne résidant à l’étranger, que ce soit par la détention, l’agression, l’intimidation physique, l’expulsion illégale, la restitution et même l’assassinat 
			(6) 
			Freedom House, Linzer
et Schenkkan, 2021, op.cit.. Selon sa dernière mise à jour publiée en avril 2023, le nombre d’incidents de répression transnationale physique commis depuis 2014 s’élève à 854. Ces actes ont été commis par 38 gouvernements dans 91 pays à travers le monde. En 2022, Freedom House a enregistré 79 incidents commis par 20 gouvernements. Toujours d’après Freedom House, les principaux auteurs de répression transnationale sont les gouvernements de la Chine, de la Türkiye, de la Russie, de l’Égypte et du Tadjikistan 
			(7) 
			Freedom House, Y. Gorokhovskaia,
N. Schenkkan et G. Vaughan, <a href='https://freedomhouse.org/sites/default/files/2023-04/FH_TransnationalRepression2023_0.pdf'>«Still
Not Safe: Transnational Repression in 2022</a>», 2023..
9. Pour autant, il ne s’agit là que d’un compte rendu partiel des cas de répression transnationale. Des centaines d’autres cas restent insuffisamment documentés, notamment la détention dans les pays de persécution après des expulsions illégales, le harcèlement numérique, la surveillance secrète, etc. Même si les cas apparaissent souvent comme des incidents isolés – un assassinat suspect par ici, un enlèvement par là – la répression transnationale devient un phénomène «normal» qui représente une menace croissante pour les droits humains, la sécurité et l’État de droit dans les pays d’accueil.
10. La répression transnationale physique n’est que la partie émergée de l’iceberg. Outre les actes physiques répertoriés dans la base de données de Freedom House, il existe d’autres méthodes de répression transnationale «quotidienne» beaucoup plus répandues: menaces en ligne, logiciels espions, coercition par procuration, emprisonnement ou persécution des familles des personnes exilées dans le pays d’origine, etc. 
			(8) 
			N. Schenkkan et al., <a href='https://freedomhouse.org/sites/default/files/2020-07/07092020_Transnational_Repression_Globalization_Collection_of_Essays_FINAL_.pdf'>«Perspectives
on “Everyday” Transnational Repression in an Age of Globalization</a>» (2020), p. 30. Citizen Lab fait état d’une tendance de plus en plus marquée à utiliser les technologies numériques comme un nouveau moyen de contrôler, de réduire au silence et de punir les dissidents par-delà les frontières 
			(9) 
			Al-Jizawi et al., op.cit.. Cette pratique est connue sous le nom de «répression numérique transnationale», dont l’utilisation du logiciel espion Pegasus est l’exemple le plus emblématique 
			(10) 
			Voir
M. Pieter Omtzigt (Pays-Bas, PPE/DC), «Le logiciel espion Pegasus
et autres types de logiciels similaires et la surveillance secrète
opérée par l’État», Note introductive, 8 avril 2022.. L’utilisation abusive, pour des motifs politiques, des mécanismes d’assistance juridique interétatique tels que les mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme est également une forme de répression transnationale, qui peut avoir de lourdes conséquences pour les personnes visées, notamment le gel des avoirs, l’exclusion financière et la violation des droits de propriété 
			(11) 
			Voir
proposition de résolution, Doc. 15697. Voir également Shorazova
c. Malte, nº 51853/19, 3 mars 2022..
11. Les États-Unis ont été les premiers à s’attaquer au phénomène de la répression transnationale par des moyens législatifs et des pratiques répressives constantes. Le FBI définit la répression transnationale comme le harcèlement et l’intimidation perpétrés par certains pays contre leurs propres ressortissants installés aux États-Unis, en particulier les citoyens naturalisés ou nés aux États-Unis qui ont de la famille à l’étranger ou d’autres liens à l’étranger, en violation du droit américain et des droits et libertés individuels. La répression transnationale peut prendre diverses formes, dont la traque, le harcèlement, le piratage informatique, les agressions, les tentatives d’enlèvement, le retour forcé ou contraint des victimes dans leur pays d’origine, les menaces contre les membres des familles dans le pays d’origine ou leur mise en détention, le gel des avoirs financiers, les campagnes de désinformation en ligne, etc. 
			(12) 
			<a href='https://www.fbi.gov/investigate/counterintelligence/transnational-repression'>Transnational
Repression – FBI</a>. En 2019, la Commission sur la sécurité et la coopération en Europe, également connue sous le nom de Commission Helsinki du gouvernement fédéral des États-Unis, a présenté 
			(13) 
			<a href='https://www.csce.gov/international-impact/press-and-media/press-releases/helsinki-commission-leaders-introduce'>«Helsinki
Commission Leaders Introduce Transnational Repression Accountability
and Prevention (TRAP) Act»,  CSCE</a>, 12 septembre 2019. la loi relative à la responsabilité et à la prévention de la répression transnationale (TRAP) (H.R. 4330) pour lutter contre l’instrumentalisation d’Interpol à des fins politiques par les autocraties, qui a été adoptée dans le cadre de la loi 2022 sur l’autorisation de la défense nationale 
			(14) 
			<a href='https://www.csce.gov/international-impact/press-and-media/press-releases/helsinki-commission-welcomes-passage-trap'>«Helsinki
Commission Welcomes Passage of Trap Provision in 2022 National Defense
Authorization Act», CSCE</a>, 15 décembre 2021.. En juillet 2022, le département d’État des États-Unis a envoyé une note diplomatique aux chefs de mission à Washington DC pour mettre en garde les diplomates étrangers contre le fait de «cibler des individus […] pour avoir exercé pacifiquement leurs droits humains et leurs libertés fondamentales, par le biais de diverses formes de harcèlement, d’intimidation et de coercition». En outre, à la fin de l’année 2022, les législateurs américains ont également présenté un projet de loi visant à codifier et à criminaliser la répression transnationale (Stop Transnational Repression Act), qui prévoit une peine maximale de 10 ans d’emprisonnement pour les personnes reconnues coupables de cette infraction 
			(15) 
			<a href='https://www.codastory.com/authoritarian-tech/democrats-bill-transnational-repression-erdogan/'>«Democrats
want to prevent attacks on dissidents living in the US», Coda Story</a>.. Selon Freedom House, il s’agit là de mesures positives pour lutter contre la répression transnationale, même si leur crédibilité est quelque peu sapée par les relations bilatérales entretenues avec des États tels que l’Arabie saoudite ou l’Égypte.
12. Au Royaume-Uni, à la suite d’un rapport qui révélait la présence de trois «bureaux de police chinois non officiels» sur le territoire britannique, le gouvernement a annoncé en novembre 2022 la création d’un groupe de travail pour la défense de la démocratie (Defending Democracy Taskforce). Ce groupe de travail ministériel a pour mission d’œuvrer au sein du gouvernement et en collaboration avec les services de renseignement pour protéger le Royaume-Uni de la répression transnationale, entre autres menaces étrangères 
			(16) 
			<a href='https://www.gov.uk/government/news/ministerial-taskforce-meets-to-tackle-state-threats-to-uk-democracy'>«Ministerial
Taskforce meets to tackle state threats to UK democracy», GOV.UK
(www.gov.uk)</a>.. Par ailleurs, le gouvernement a pris d’autres mesures, notamment l’apport de modifications au projet de loi sur la sécurité nationale afin d’ériger en infraction les actes de coercition, de harcèlement et d’intimidation liés à un gouvernement étranger, et d’alourdir les peines pour les actes criminels existants s’ils sont commis pour le compte ou au nom d’une puissance étrangère. Le gouvernement a également proposé la mise en place d’un système d’enregistrement de l’influence étrangère, qui obligerait les organisations et les individus à s’enregistrer auprès du Secrétaire d’État dès lors qu’ils envisagent de prendre part à des activités d’«influence politique» dirigées par une puissance étrangère 
			(17) 
			<a href='https://hansard.parliament.uk/Commons/2022-11-01/debates/997662A6-CD71-41C5-BBE9-33FADDB4B974/OverseasChinesePoliceStationsInUKLegalStatus'>«Overseas
Chinese Police Stations in UK: Legal Status – Hansard – UK Parliament</a>. <a href='https://www.gov.uk/government/publications/national-security-bill-factsheets/foreign-influence-registration-scheme-factsheet'>Foreign
Influence Registration Scheme factsheet», GOV.UK (www.gov.uk)</a>..
13. Face au phénomène croissant de la répression, le Parlement européen a demandé un rapport sur l’utilisation des notices rouges d’Interpol à motivation politique, qui note que «conjointement avec d’autres institutions internationales, [le Parlement européen] n’a eu de cesse de s’intéresser au détournement des notices rouges d’Interpol et aux ordres de diffusion, et en particulier leur utilisation abusive à motivation politique de manière continue». Pourtant, malgré diverses réformes internes d’Interpol, notamment la désignation d’un officier délégué à la protection des données, «des cas d’utilisation abusive continuent d’être détectés» 
			(18) 
			R. H. Wandall, <a href='https://www.europarl.europa.eu/thinktank/en/document/IPOL_STU(2022)708135'>«Ensuring
the rights of EU citizens against politically motivated Red Notices»,
Think Tank, European Parliament (europa.eu)</a>, 1er février 2022. Voir aussi
les rapports suivants de la commission des questions juridiques
et des droits de l’homme: «La réforme d’Interpol et les procédures
d’extradition: renforcer la confiance en luttant contre les abus», Doc. 14997 du 15 octobre 2019 (rapporteur: M. Aleksander Pociej,
Pologne, PPE/DC) et «Détournement du système d’Interpol: nécessité
de garanties légales plus strictes», Doc. 14277 du 29 mars 2017 (rapporteur: M. Bernd Fabritius, Allemagne,
PPE/DC).. D’après Freedom House, «le détournement d’Interpol est la forme de répression transnationale la mieux comprise au sein du système international». Il s’agit d’une forme de coopération, dans laquelle les pays d’origine instrumentalisent les mécanismes de notification d’Interpol afin de manipuler un pays d’accueil 
			(19) 
			Freedom House,Y. Gorokhovskaia
et I. Linzer, <a href='https://freedomhouse.org/sites/default/files/2022-05/Complete_TransnationalRepressionReport2022_NEW_0.pdf'>«Defending
Democracy in Exile: Policy Responses to Transnational Repression»</a> (2022)..
14. Plus récemment (en mars 2023), les gouvernements de l’Allemagne, de l’Australie, de l’Estonie, des États-Unis, du Kosovo* 
			(20) 
			Toute référence au
Kosovo dans le présent document, qu’il s’agisse de son territoire,
de ses institutions ou de sa population, doit être entendue dans
le plein respect de la Résolution 1244 du Conseil de sécurité de
l’Organisation des Nations Unies, sans préjuger du statut du Kosovo., de la Lettonie, de la Lituanie et de la République slovaque ont signé une «Déclaration de principes pour lutter contre la répression transnationale». Selon cette déclaration, «la répression transnationale est une menace pour la démocratie et les droits humains partout dans le monde». Les signataires de cette déclaration se sont engagés à faire prendre conscience aux fonctionnaires de la menace que représente la répression transnationale, notamment les agents chargés de la protection des frontières, de l’immigration, de la cybersécurité et des services répressifs; à renforcer la sensibilisation des cibles potentielles de la répression transnationale, en coordination avec la société civile, afin de les alerter des menaces, de les informer de leurs droits et de leur expliquer comment signaler les incidents; à établir des procédures claires qui permettent au public de signaler aux autorités nationales compétentes les attaques, les menaces ou le harcèlement par des États ou des acteurs étrangers; à veiller à ce que les législations nationales confèrent aux fonctionnaires la compétence et les outils nécessaires pour appréhender et poursuivre les auteurs de la répression transnationale; à veiller à ce que les militants des droits humains et les organisations de la société civile aient accès à des forums internationaux où ils peuvent partager leurs expériences et sensibiliser à la menace de la répression transnationale; à accroître l’obligation faite aux auteurs de la répression transnationale de répondre de leurs actes par des sanctions ciblées et des conséquences diplomatiques; à faire pression pour une plus grande transparence d’Interpol et pour une réforme des procédures nationales d’utilisation des notices d’Interpol, le cas échéant, afin d’éviter les cas de détournement de ces notices; à prendre en compte les pratiques des autres pays en matière de répression transnationale dans le cadre des accords bilatéraux de sécurité, des traités d’extradition, de l’aide étrangère et des pratiques d’échange d’informations; et à empêcher, notamment par le contrôle des exportations et des restrictions en matière de licences, l’utilisation abusive des technologies de surveillance à des fins de répression transnationale numérique 
			(21) 
			<a href='https://freedomhouse.org/2023/summit-for-democracy-transnational-repression'>«Declaration
of Principles to Combat Transnational Repression», Freedom House</a>..

3. Les pratiques et les cas de répression transnationale en Europe

15. Les rapports susmentionnés évoquent le phénomène mondial que représentent les cas de répression transnationale, dont un bon nombre sont perpétrés ou préparés dans les territoires des États membres actuels et anciens du Conseil de l’Europe. Aux fins du présent rapport, je décrirai certains cas et pratiques notables de répression transnationale observés en Europe ces dernières années.

3.1. Fédération de Russie

16. L’empoisonnement d’Alexandre Litvinenko est probablement l’exemple le plus connu de répression transnationale. En effet, cet ancien espion russe recruté par les services de renseignement britanniques et éminemment critique à l’égard du président russe Vladimir Poutine, est mort en novembre 2006 à Londres, trois semaines après avoir été empoisonné au polonium-210 radioactif. Les enquêtes menées au Royaume-Uni ont révélé que deux ressortissants russes, qui agissaient sous la direction du FSB (service fédéral de sécurité), l’avaient empoisonné avec «l’[approbation probable] de M. [Nikolai] Patrushev, à l’époque directeur du FSB, et du président Poutine» 
			(22) 
			Sir Robert Owen, le
magistrat chargé de l’enquête, a publié son rapport sur cette affaire
le 21 janvier 2016 – disponible en anglais: <a href='https://webarchive.nationalarchives.gov.uk/ukgwa/20160613090324/https:/www.litvinenkoinquiry.org/report'>«Report
into the death of Alexander Litvinenko</a>».. En septembre 2021, la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) a estimé que la Fédération de Russie était responsable de l’assassinat ciblé de M. Litvinenko et de l’absence d’enquête effective sur sa mort 
			(23) 
			Carter c. Russie, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>20914/07</a>, 21 septembre 2021..
17. L’assassinat de M. Litvinenko s’inscrit dans la longue liste de décès suspects ou d’agressions physiques perpétrées contre des dissidents russes installés au Royaume-Uni. En juin 2017, BuzzFeed News a dénoncé 
			(24) 
			<a href='https://www.buzzfeednews.com/article/heidiblake/from-russia-with-blood-14-suspected-hits-on-british-soil'>«From
Russia With Blood: 14 Suspected Hits On British Soil That The Government
Ignored», buzzfeednews.com</a>. d’autres cas liés à une «vague plus large d’assassinats cautionnés par le Kremlin à travers le monde» 
			(25) 
			H. Blake, From Russia with Blood: The Kremlin’s Ruthless
Assassination Program and Vladimir Putin’s Secret War on the West (première
édition, 2019).. Cette enquête a recensé au moins quatorze assassinats présumés et plusieurs tentatives d’assassinat, des menaces ou d’autres formes de répression dirigées contre des dissidents russes résidant à l’étranger, principalement au Royaume-Uni, et notamment proches du cercle intime de Boris Berezovsky.
18. En octobre 2006, deux jours avant l’empoisonnement de M. Litvinenko, l’ancien ambassadeur russe auprès de l’Organisation maritime internationale des Nations Unies, M. Igor Ponomarev, s’est effondré et est décédé après une soirée à l’opéra de Londres. D’après certaines informations, M. Ponomarev avait justement rendez-vous avec un consultant en sécurité qui enquêtait sur les liens entre les services de sécurité russes et des responsables politiques italiens.
19. Le journaliste Daniel McGrory est mort subitement en février 2007, cinq jours avant la diffusion d’un documentaire de la chaîne NBC dans lequel il parlait du polonium qui avait empoisonné M. Litvinenko. Peu après la diffusion du documentaire, un autre de ses protagonistes – l’expert en sécurité américain M. Paul Joyal – a été grièvement blessé par balle dans son allée par des inconnus. La NBC a qualifié ces deux incidents de «mystérieux».
20. En janvier 2007, Yuri Golubev, cofondateur de Yukos avec Mikhail Khodorkovsky, un opposant politique de M. Poutine, a été retrouvé mort dans son appartement londonien. Peu avant sa mort, il avait indiqué qu’il ne se sentait pas bien et était rentré de Chine plus tôt que prévu en passant par Moscou. Son décès a été classé comme non suspect, mais le Procureur général de Russie a déclaré qu’il y avait «toutes les raisons de croire» que M. Golubev avait été assassiné 
			(26) 
			<a href='https://www.nytimes.com/2007/01/13/business/13golubev.html'>«Yury
Golubev, 64, a Founder of Yukos Oil, Dies – The New York Times»,
nytimes.com</a>..
21. En novembre 2012, le financier russe Alexander Perepilichnyy est mort subitement alors qu’il faisait un footing près de chez lui dans le comté de Surrey, en Angleterre. Il avait dénoncé, preuves à l’appui, une opération de blanchiment d’argent de 230 millions USD qui impliquait des fonctionnaires du gouvernement russe et la mafia russe 
			(27) 
			Rapport
de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme
«Refuser l’impunité pour les meurtriers de Sergueï Magnitski», Doc. 13356, du 18 novembre 2013 (rapporteur: M. Andreas Gross,
Suisse, SOC), paragraphes 105 à 108.. La police a conclu à un décès non suspect, mais un expert a par la suite décelé dans l’estomac de M. Perepilichnyy des traces d’une plante mortelle, connue pour provoquer des arrêts cardiaques. Les autorités britanniques ont récemment classifié les documents de cette enquête pour des raisons de sécurité nationale. S’appuyant sur des sources du renseignement américain, BuzzFeed a cité un rapport secret adressé au Congrès qui affirmait «en toute confiance» que M. Perepilichnyy avait été assassiné sur ordre direct du Kremlin.
22. Un mois plus tard, le marchand de biens de luxe Robbie Curtis, impliqué dans les affaires de M. Berezovsky, est mort dans ce qui a été présenté comme un suicide, en chutant sans raison apparente devant un train. D’autres partenaires commerciaux de M. Berezovsky, Paul Castle et Johnny Elichaoff, ont également perdu la vie dans des suicides apparents, des décès que BuzzFeed News considère comme suspects dans le cadre du programme secret d’assassinats mené par la Russie.
23. Berezovsky lui-même, présenté en Russie comme le «parrain des oligarques», a fui au Royaume-Uni après s’être attiré les foudres de M. Poutine. Il a utilisé sa fortune personnelle pour mener une vaste campagne d’opposition publique contre l’élite au pouvoir au Kremlin. Il a déclaré avoir fait l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat ratées. Il a finalement été retrouvé pendu dans sa salle de bains en 2013. La police a conclu à un suicide, mais le médecin légiste a estimé qu’il s’agissait d’un cas de mort suspecte 
			(28) 
			<a href='https://www.bbc.com/news/uk-england-berkshire-26778866'>«Boris
Berezovsky inquest: Coroner records open verdict», BBC News</a>.. D’après BuzzFeed, les responsables du renseignement américain soupçonnent que la mort de M. Berezovsky relève plutôt d’un assassinat savamment orchestré. Dans une déclaration adressée à la Douma d’État, le Procureur général de Russie a affirmé que les services de renseignement britanniques avaient fait tuer M. Berezovsky pour l’empêcher de rentrer en Russie 
			(29) 
			<a href='https://www.dailymail.co.uk/news/article-5629315/Boris-Berezovsky-killed-decided-return-Russia-Moscow-prosecutor.html'>«Boris
Berezovsky was killed when he decided to return to Russia», Daily
Mail Online</a>..
24. La série de décès suspects qui a frappé le cercle intime de M. Berezovzky s’est poursuivie au cours des années suivantes. Scot Young, ancien multimillionnaire et conseiller de M. Berezovsky, est mort à Londres en décembre 2014 après être tombé d’un appartement situé au quatrième étage. BuzzFeed (s’appuyant sur des sources des services de renseignement américains) pense que ce décès est l’œuvre de tueurs à gage russes qui l’avaient dans le viseur depuis que sa fortune s’était volatilisée dans une sombre affaire immobilière à Moscou. En novembre 2015, Mikhaïl Lesin, l’ancien conseiller média de Vladimir Poutine, qui avait placé la quasi-totalité des médias russes sous le contrôle du Kremlin, a été retrouvé battu à mort à l’hôtel Dupont Circle à Washington D.C., probablement par les hommes de main d’un oligarque proche de M. Poutine (selon un rapport divulgué par un ancien officier britannique du MI6). En 2016, Dr Matthew Puncher, le scientifique qui avait décelé la dose fatale de polonium radioactif à l’origine de l’empoisonnement de M. Litvinenko et prouvé le lien avec la Russie, a été retrouvé mort, poignardé à son domicile d’Oxford. Nikolay Glushkov, homme d’affaires russe en exil, ex-directeur adjoint d’Aeroflot et directeur financier d’AvtoVAZ (à l’époque sous la direction de M. Berezovsky), est mort en mars 2018, également dans des circonstances suspectes. Son décès a été considéré comme un «homicide illicite»; la présence de certaines lésions laisse penser à une strangulation 
			(30) 
			<a href='https://www.bbc.com/news/uk-england-london-56695489'>«Nikolai
Glushkov: Putin critic ‘strangled in London home by third party’»,
BBC News</a>, 9 avril 2021..
25. Le meurtre du dissident tchétchène Umar Israïlov, ancien garde du corps de Ramzan Kadyrov, est un autre cas de répression transnationale, qui a révélé l’existence d’une «nébuleuse tchétchène». En sa qualité de détracteur du gouvernement tchétchène, M. Israïlov avait obtenu l’asile en Autriche et s’était dit prêt à témoigner sur les crimes commis par les partisans de M. Kadyrov (les kadyrovtsy), en commençant par M. Kadyrov lui-même et Adam Delimkhanov, membre actuel de la Douma d’État. En janvier 2009, M. Israïlov a été abattu après une tentative d’enlèvement ratée, dont la police autrichienne pense qu’elle avait été commanditée par M. Kadyrov. La justice autrichienne a déclaré trois hommes tchétchènes coupables de complicité de meurtre, d’association de malfaiteurs et de tentative d’enlèvement; le tireur s’était enfui 
			(31) 
			<a href='https://www.bbc.com/news/world-europe-13621483'>«Austrian
court convicts Chechens over dissident’s death», BBC News</a>, 1 juin 2011..
26. Après l’assassinat d’Alexandre Litvinenko, le cas le plus flagrant et le plus dangereux de répression transnationale attribué aux autorités russes est certainement l’empoisonnement de Sergueï et Ioulia Skripal, également appelé «l’attaque de Salisbury». Le 4 mars 2018, un ancien officier militaire russe, M. Skripal, et sa fille ont été empoisonnés à Salisbury, au Royaume-Uni, à l’aide d’un agent neurotoxique Novitchok. Le 30 juin 2018, à Amesbury, deux ressortissants britanniques ont été victimes du même type d’empoisonnement (l’un d’eux en est décédé), à cause de la négligence avec laquelle le flacon contenant l’agent neurotoxique utilisé pour l’empoisonnement de Salisbury avait été jeté.
27. Les autorités britanniques ont accusé deux ressortissants russes d’être des officiers actifs du service de renseignement militaire russe (GRU). Selon Bellingcat, ils auraient agi sous les ordres et le commandement d’officiers supérieurs en Russie 
			(32) 
			<a href='https://www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2018/09/26/skripal-suspect-boshirov-identified-gru-colonel-anatoliy-chepiga/'>«Skripal
Suspect Boshirov Identified as GRU Colonel Anatoliy Chepiga», bellingcat</a>.. La tentative d’assassinat de M. Skripal aurait été organisée par une unité secrète du GRU russe, qui serait responsable d’une série d’assassinats et de tentatives de déstabilisation de divers pays européens, notamment d’opérations majeures telles que l’annexion de la Crimée en 2014, les campagnes de déstabilisation en République de Moldova en 2014, le coup d’État manqué au Monténégro en 2016, les opérations liées à l’Agence mondiale antidopage en Suisse en 2016-2017 et le référendum illégal sur l’indépendance de la Catalogne en 2017 
			(33) 
			<a href='https://www.bellingcat.com/news/uk-and-europe/2019/11/23/the-dreadful-eight-grus-unit-29155-and-the-2015-poisoning-of-emilian-gebrev/'>«The
Dreadful Eight: GRU’s Unit 29155 and the 2015 Poisoning of Emilian
Gebrev», bellingcat</a>..
28. L’existence d’une telle unité de renseignement militaire, ainsi que la loi autorisant la poursuite, par tous les moyens, de toute personne accusée d’«extrémisme» par le Kremlin 
			(34) 
			<a href='http://news.bbc.co.uk/2/hi/europe/6188658.stm'>«Russia
law on killing ‘extremists’ abroad</a>», BBC News., prouvent le caractère systémique de la répression transnationale utilisée par les autorités russes – non seulement au Royaume-Uni, mais aussi dans d’autres États membres du Conseil de l’Europe.
29. Zelimkhan Khangoshvili, un Géorgien d’origine tchétchène, ancien commandant de peloton pendant la deuxième guerre de Tchétchénie et officier de l’armée géorgienne pendant la guerre russo-géorgienne de 2008, s’est révélé une source d’information précieuse pour les services de renseignement géorgiens en identifiant des espions russes. Qualifié de terroriste par les services de sécurité russes, il était recherché par la Russie. Il a été assassiné à Berlin le 23 août 2019 par Vadim Krasikov, un agent du FSB russe que l’on a appelé «le meurtrier du Tiergarten». Les tribunaux allemands ont reconnu M. Krasikov coupable de «meurtre sur ordre de l’État» russe 
			(35) 
			<a href='https://www.welt.de/politik/ausland/article235671780/Tiergartenmord-Lebenslange-Haft-Auftrag-kam-laut-Gericht-aus-Russland.html?cid=socialmedia.email.sharebutton'>«„Tiergartenmord“:
Lebenslange Haft – Auftrag kam laut Gericht aus Russland», WELT</a>.. Certains observateurs ont par ailleurs affirmé que ce meurtre faisait partie d’un programme officiel d’assassinats mené par la Russie 
			(36) 
			<a href='https://weta.org/watch/shows/amanpour-and-company/heidi-blake-suspicious-deaths-connected-kremlin-otkbgc'>«Heidi
Blake on Suspicious Deaths Connected to the Kremlin», WETA</a>..
30. Des soupçons similaires ont plané autour du meurtre d’un ancien membre de la Douma russe, Denis Voronenkov, abattu en 2017 à Kiev après avoir critiqué M. Poutine et la politique étrangère menée par la Russie à l’égard de l’annexion illégale de la Crimée. Les autorités ukrainiennes ont dénoncé une politique d’État systématique ordonnée par la Russie pour trois autres meurtres suspects très médiatisés de détracteurs du Kremlin: Arkady Babchenko, éminent reporter de guerre russe; Amina Okuyeva, l’épouse du soldat volontaire tchétchène Adam Osmayev, lui-même rescapé de deux tentatives d’assassinat ratées 
			(37) 
			<a href='https://www.france24.com/en/20180530-facts-about-kremlin-critics-murdered-ukraine'>«Facts
about Kremlin critics murdered in Ukraine», France 24</a>, 30 mai 2018.; et Pavel Sheremet, ancien journaliste de la télévision d’État russe et critique virulent de l’annexion de la Crimée et du président bélarussien Aliaksandr Loukachenka.
31. Dans la liste des actes de répression transnationale perpétrés par la Russie, la piste tchétchène occupe une place à part. Début 2009, deux assassinats ont marqué le début d’une série de représailles à l’encontre des Tchétchènes, à savoir celui de Sulim Yamadayev (ancien commandant militaire tchétchène) à Dubaï et celui de M. Israïlov en Autriche (voir plus haut). En 2020, Imran Aliyev, célèbre pour ses critiques à l’égard de M. Kadyrov, a été poignardé à mort en France. Un autre opposant, Tumso Abdurahmonov, a quant à lui été attaqué par un ressortissant tchétchène dans son appartement en Suède, mais a réussi à maîtriser son agresseur. En juillet 2020, Mamikhan Umarov, également détracteur de M. Kadyrov, a été tué dans une banlieue de Vienne. Enfin, Abdulvakhid Edelgireyev, considéré comme un combattant islamiste tchétchène clé affilié à Al-Qaïda, a été abattu en Türkiye 
			(38) 
			<a href='https://www.theguardian.com/world/2016/jan/10/murder-istanbul-chechen-kremlin-russia-abdulvakhid-edelgireyev'>«Murder
in Istanbul: Kremlin’s hand suspected in shooting of Chechen», Türkiye,
The Guardian</a>.
32. Les assassinats présumés ou confirmés ne sont pas les seuls outils de répression transnationale utilisés par la Russie. Il convient aussi de prendre en compte les tentatives d’assassinat et les opérations ratées. Par exemple, le transfuge du KGB Oleg Gordievsky a affirmé avoir été empoisonné sur ordre du Kremlin 
			(39) 
			<a href='https://usatoday30.usatoday.com/news/world/2008-04-07-3053390473_x.htm'>«Ex-Russian
spy claims he was poisoned», USATODAY.com</a>, 9 mars 2020. En 2007, un enquêteur 
			(40) 
			<a href='https://www.svoboda.org/a/424178.html'>«Беседа с Михаилом
Трепашкиным», svoboda.org</a>, 1 décembre 2007. qui s’appuyait sur des sources au sein des services de sécurité russes, a déclaré que trois agents secrets s’étaient rendus à Boston pour préparer l’assassinat de Yuri Felshtinsky, co-auteur avec M. Litvinenko du livre Blowing Up Russia.
33. Le détournement des notices rouges d’Interpol est un autre outil de répression transnationale qui permet aux régimes autoritaires de poursuivre leurs ressortissants exilés à l’étranger 
			(41) 
			<a href='https://www.nytimes.com/2019/03/22/world/europe/interpol-most-wanted-red-notices.html'>«How
Strongmen Turned Interpol Into Their Personal Weapon», The New York
Times (nytimes.com)</a>, 19 mars 2019.. L’État russe a été désigné champion de ce type d’abus («la Russie est à l’origine de […] 38 % de l’ensemble des notices rouges publiées dans le monde, contre 4,3 % pour les États-Unis et 0,5 % pour la Chine 
			(42) 
			Freedom House, Linzer
et Schenkkan, 2021, op.cit.»), avec les cas notoires d’Alexeï Kharis et de Gregory Duralev 
			(43) 
			<a href='https://www.politico.com/news/2020/09/03/gregory-duralev-ice-deportation-408607'>«He
fought corruption in Russia. ICE wants to deport him», POLITICO</a>, 9 mars 2020., deux demandeurs d’asile aux États-Unis qui ont passé plus d’un an en centre de rétention administrative pour des motifs liés aux notices rouges d’Interpol émises par la Russie. Igor Borbot, un partenaire en affaires de M. Kharis, M. Khodorkovsky, le PDG de Yukos, Pavel Ivlev, un avocat russe qui a conseillé Yukos et M. Khodorkovsky, Sergueï Leontiev et Alexander Zheleznyak, les copropriétaires de Probusinessbank, ont tous fui la Russie et ont ensuite été visés par des notices rouges d’Interpol émises par la Russie. Bill Browder, un ancien client de Sergueï Magnitski, est engagé dans une campagne mondiale pour faire reconnaître la responsabilité des assassins de M. Magnitski et faire adopter des textes de loi qui prévoient des sanctions ciblées. M. Browder fait également l’objet de harcèlement et de persécution par les autorités russes, notamment via des tentatives répétées de recours abusif aux procédures de notice rouge et de diffusion d’Interpol 
			(44) 
			Résolution 2252 (2019) «Lutter contre l’impunité par la prise de sanctions
ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski et les situations analogues»,
paragraphes 5 et 13.5, sur la base d’un rapport de la Commission
des questions juridiques et des droits de l’homme, Doc. 14661 (rapporteur: Lord Donald Anderson, Royaume-Uni, SOC).
Voir aussi B. Browder, Red Notice: A
True Story of High Finance, Murder, and One Man’s Fight for Justice (2015)..
34. Vladimir Osechkin, qui a participé en tant qu’expert à une audition sur la question de la torture systémique devant notre commission en mars 2023, a été placé sur une liste de personnes recherchées par la Russie après avoir divulgué de nombreux documents, de photos et de vidéos documentant le viol et la torture de détenus dans les prisons russes par les autorités pénitentiaires. Il avait demandé l’asile en France après avoir fui la Russie et vit sous la protection de la police française. Il a reçu des menaces de mort et a indiqué qu’il était la cible d’une possible tentative d’assassinat à son domicile en France 
			(45) 
			«Vladimir
Osechkin: France investigates 'death threats' against Russian prison
rights activist», Euronews..
35. Le rapport 2021 de Freedom House attribue à la Russie 32 cas documentés de répression physique transnationale (dont 20 ont un lien avec la Tchétchénie), qui comprennent des agressions, des détentions, des déportations illégales et des restitutions, principalement en Europe. Sur les 26 assassinats ou tentatives d’assassinat recensés depuis 2014, sept auraient été commis par la Russie, qui, selon Freedom House, «a démontré une volonté de tuer des ennemis présumés à l’étranger […] [au] moins en Ukraine, en Bulgarie, en Allemagne et au Royaume-Uni». Dans son rapport intitulé «Le rétablissement des droits de l’homme et de l’État de droit reste indispensable dans la région du Caucase du Nord», M. Frank Schwabe (Allemagne, SOC) cite des exemples de répression transnationale visant des exilés tchétchènes 
			(46) 
			Résolution 2445 (2022), paragraphe 14, et rapport Doc. 15544..
36. On peut ainsi définir un schéma systémique clair, voire une politique officielle de la Russie de poursuite des dissidents à l’étranger. L’Ukraine a introduit devant la Cour européenne des droits de l’homme une requête interétatique contre la Russie pour dénoncer la pratique administrative qui consiste à mener des opérations d’assassinats ciblés, autorisées par l’État, contre des opposants présumés en Russie et sur le territoire d’autres États, y compris d’autres États membres du Conseil de l’Europe, ainsi que la pratique administrative qui consiste à ne pas enquêter sur ces opérations et à organiser délibérément des opérations de dissimulation au sujet de ces assassinats 
			(47) 
			Ukraine
c. Fédération de Russie (IX), requête <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre-press'>no 10691/21</a>, communiqué de presse de la Cour du 23 février 2021.. Il reste à la Cour à déterminer s’il est possible de prouver l’existence de telles pratiques et les éventuelles violations éventuelles de la Convention. À mon avis, il existe des motifs suffisants pour considérer que la Russie a mis en place un «programme officiel de persécution transnationale», qu’elle continue d’exécuter.
37. La guerre d’agression menée par la Russie contre l’Ukraine a entraîné une répression accrue à l’intérieur de ses frontières. La persécution et la criminalisation des manifestants anti-guerre ainsi que la «mobilisation partielle» des hommes pour le service militaire ont poussé de nombreuses personnes à fuir le pays et à devenir des victimes potentielles de la répression transnationale russe. Par exemple, les forces de l’ordre au Kazakhstan ont détenu à plusieurs reprises Evgeniya Baltatarova, une journaliste de la région russe de la Bouriatie, qui est inscrite sur une liste de personnes recherchées par Moscou pour avoir diffusé de «fausses informations» sur l’armée russe. Les autorités ont invoqué le respect de la Convention de Minsk pour justifier sa détention. Le Kazakhstan a également expulsé Mikhail Zhilin, un officier qui avait fui la conscription militaire, car son nom figurait sur une liste de personnes recherchées pour «désertion». Il a été expulsé après que sa demande d’asile a été rejetée 
			(48) 
			Freedom
House, «Still Not Safe: Transnational Repression in 2022», 2023.. Les personnes qui fuient l’enrôlement militaire forcé dans l’armée russe peuvent rencontrer des obstacles pour demander l’asile en Europe et être plus vulnérables à la répression transnationale.

3.2. Türkiye

38. Freedom House a inclus la Türkiye dans sa liste d’États qui pratiquent depuis longtemps la répression transnationale. Si l’ampleur de la répression n’est pas comparable à celle exercée par la Russie, il n’en demeure pas moins que la Türkiye utilise certains outils de répression transnationale. Il a été reconnu que la campagne turque a eu recours à des restitutions 
			(49) 
			Stockholm Center for
Freedom, <a href='https://usercontent.one/wp/stockholmcf.org/wp-content/uploads/2021/10/TurkeysTransnationalRepression.pdf?media=1636892969'>«Turkey’s
Transnational Repression: Abduction, Rendition and Forcible Return
of Erdoğan Critics»</a> (2021). et à un détournement des notices rouges d’Interpol 
			(50) 
			Stockholm
Center for Freedom, <a href='https://usercontent.one/wp/stockholmcf.org/wp-content/uploads/2021/08/SCF-Interpol-Abuse-Report_2021.pdf?media=1647703225'>«Turkey’s
Abuse of INTERPOL: How Erdoğan Weaponized the International Criminal
Police Organization for Transnational Repression»</a> (2021)., et a été décrite comme étant «remarquable par son intensité, sa portée géographique et la soudaineté avec laquelle elle s’est intensifiée [depuis] la tentative de coup d’État […] en juillet 2016 […]» 
			(51) 
			Freedom House, Linzer
et Schenkkan, 2021, op.cit,
p. 38.. Après avoir accusé Fethullah Gülen de la tentative de coup d’État, la Türkiye a mis en œuvre une politique constante qui vise à poursuivre toute personne liée au «mouvement Gülen». Freedom House a réussi à identifier 58 personnes transférées par 17 pays. En septembre 2022, un homme d’affaires dénommé Uğur Demirok aurait été enlevé à Bakou par les services de renseignement turcs (MIT) et transféré en Türkiye. Du point de vue de l’État turc, ces personnes sont des cibles légitimes de l’action antiterroriste. Les autorités turques revendiquent ouvertement le mérite de ces opérations et saluent le rôle du MIT 
			(52) 
			<a href='https://www.aa.com.tr/en/europe/turkish-deputy-pm-praises-anti-feto-op-in-kosovo/1106396'>www.aa.com.tr/en/europe/turkish-deputy-pm-praises-anti-feto-op-in-kosovo/1106396</a>; 
			(52) 
			<a href='https://stockholmcf.org/turkeys-intelligence-agency-confirms-abduction-of-more-than-100-people-with-alleged-links-to-gulen-movement/'>https://stockholmcf.org/turkeys-intelligence-agency-confirms-abduction-of-more-than-100-people-with-alleged-links-to-gulen-movement/</a>.. Les notifications d’Interpol ont abouti à la détention du journaliste germano-turc Hamza Yalçın en août 2017 et à l’expulsion illégale de deux personnes accusées d’appartenir au PKK depuis la Serbie et la Bulgarie 
			(53) 
			Freedom House, Linzer
et Schenkkan, 2021, op.cit,
p. 40..
39. Outre les restitutions et l’utilisation abusive des procédures d’extradition et des notices rouges d’Interpol, il est aussi reproché à la Türkiye d’avoir manipulé d’autres États à expulser ou à transférer des personnes. Le 6 septembre 2018, la République de Moldova a transféré sept enseignants de nationalité turque, au mépris du droit national et international 
			(54) 
			Özdil et autres c. République de Moldova,
requête <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>no 42305/18</a>, 11 juin 2019; Bayraktar
and Ayrı c. République de Moldova (déc.), requêtes <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>no 13289/19
et 13292/19</a>, 25 juin 2020.. Le Kosovo* a été incité à expulser illégalement six enseignants turcs vers la Türkiye le 29 mars 2018 
			(55) 
			<a href='https://stockholmcf.org/kosovar-officials-involved-in-illegal-deportation-of-turkish-teachers-face-5-years-in-prison/'>«Kosovar
officials involved in illegal deportation of Turkish teachers face
5 years in prison», Stockholm Center for Freedom (stockholmcf.org)</a>, 11 février 2022. Voir aussi l’avis adopté en août 2020
par le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire
(en anglais): www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Detention/Opinions/Session88/A_HRC_WGAD_2020_47_Advance_Edited_Version.pdf.. Dans les deux cas, le Gouvernement turc a été accusé d’avoir reçu un soutien politique de haut niveau pour mener ces opérations, mais seuls les chefs et les responsables des agences de renseignement ont été mis en cause 
			(56) 
			<a href='https://stockholmcf.org/kosovar-officials-involved-in-illegal-deportation-of-turkish-teachers-face-5-years-in-prison/'>https://stockholmcf.org/kosovar-officials-involved-in-illegal-deportation-of-turkish-teachers-face-5-years-in-prison/</a>..
40. Des ONG ont également souligné le rôle des services de renseignement turcs dans les menaces et l’intimidation de membres de l’opposition et de journalistes turcs en exil et ont appelé les États à empêcher toute coopération avec les services secrets turcs 
			(57) 
			<a href='https://nordicmonitor.com/2022/02/german-ngo-wants-uns-help/'>«German
NGO wants UN’s help in halting cooperation with Turkish intelligence
against critics abroad», Nordic Monitor</a>, 7 février 2022; «<a href='https://cpj.org/2019/07/for-turkish-journalists-in-berlin-exile-threats-re/'>For
Turkish journalists in Berlin exile, threats remain, but in different
forms», Committee to Protect Journalists (cpj.org)</a>, 18 juillet 2019; <a href='https://stockholmcf.org/former-intel-official-says-turkish-intel-agency-abducts-critics-from-africa-central-asia-by-paying-bribes/'>https://stockholmcf.org/former-intel-official-says-turkish-intel-agency-abducts-critics-from-africa-central-asia-by-paying-bribes/</a>, 17 mai 2022.. Can Dündar, qui était alors rédacteur en chef du quotidien Cumhuriyet, a quitté le pays pour l’Allemagne en juin 2016 après sa condamnation à une peine de prison pour avoir divulgué des informations relatives à la sécurité nationale. Depuis son départ en exil, il a fait l’objet de nombreuses menaces. Lui et d’autres journalistes turcs résidant en Allemagne ont reçu la protection des autorités allemandes 
			(58) 
			Freedom House, Linzer
et Schenkkan, 2021, op.cit,
p. 41..
41. Il a également été signalé que la Türkiye utilise les mesures de lutte contre le financement du terrorisme comme un outil de répression transnationale contre les personnes prétendument affiliées au mouvement Gülen. En 2021, le gouvernement a adopté plusieurs décrets pour geler les avoirs de certaines de ces personnes installées à l’étranger, qui ont par conséquent rencontré des problèmes avec leurs comptes bancaires ou leurs cartes de crédit. Certains ont indiqué que des agents de l’ambassade de Türkiye dans leur pays de résidence s’étaient rendus dans les banques pour les informer des décrets 
			(59) 
			<a href='https://internationaljournalists.org/wp-content/uploads/2022/08/IJA_handbook_Rapor_MulkuneElKonulanGazeteciler.pdf'>https://internationaljournalists.org/wp-content/uploads/2022/08/IJA_handbook_Rapor_MulkuneElKonulanGazeteciler.pdf</a>..
42. Par ailleurs, la Türkiye elle-même s’est laissée convaincre de faciliter des actes de répression transnationale perpétrés par des États non membres du Conseil de l’Europe. Selon Freedom House, la Türkiye est devenue en 2021 un pays de résidence plus dangereux pour les personnes visées par des régimes étrangers tels que la Chine ou le Turkménistan. Par exemple, en janvier 2021, plusieurs Ouïghours qui avaient manifesté devant l’ambassade de Chine ont été arrêtés par la police lors de descentes à Istanbul et menacés d’expulsion vers la Chine. De même, un autre militant ouïghour a fui le pays après avoir vu son nom sur une liste de résidents ouïghours en Türkiye recherchés par la Chine. Il s’est envolé pour le Maroc, où il a été arrêté en vertu d’une notice d’Interpol. Les autorités turques ont également arrêté des militants turkmènes résidant en Türkiye et les ont menacés d’expulsion s’ils ne cessaient pas leurs activités politiques 
			(60) 
			Freedom
House, Gorokhovskaia et Linzer, 2022, p. 6 et 7.. En ce qui concerne le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi sur le sol turc, bien que la réaction initiale ait été qualifiée de «rapide et offensive», la Türkiye a finalement accepté la demande des autorités saoudiennes de transférer en Arabie saoudite le procès par contumace organisé pour juger ce meurtre 
			(61) 
			<a href='https://freedomhouse.org/report/transnational-repression/turkey-host'>https://freedomhouse.org/report/transnational-repression/turkey-host</a>..
43. À la suite de l’agression à grande échelle menée par la Fédération de Russie contre l’Ukraine en 2022, la Türkiye a refusé de soutenir les demandes d’adhésion à l’Organisation du traité de l'Atlantique nord (OTAN) de la Suède et de la Finlande, à moins que la Suède ne lui remette plusieurs personnes recherchées. Le 21 décembre 2022, Reuters a rapporté que Mevlüt Çavuşoğlu, ministre turc des affaires étrangères et ancien président de cette Assemblée, avait qualifié lors d’une conférence de presse à Ankara la décision de la Cour suprême suédoise de bloquer l’extradition du journaliste turc Bülent Keneş comme un développement «très négatif». Le président Erdoğan avait précédemment désigné l’extradition de M. Keneş comme une condition pour que la Türkiye approuve l’adhésion de la Suède à l’OTAN. Ce comportement est inacceptable pour tous ceux qui soutiennent l’État de droit et sert d’exemple du type de pression que certains pays cherchent à exercer sur d’autres pour poursuivre ce qui est essentiellement un autre aspect de la répression transnationale. Même avant la déclaration du Gouvernement turc, un journal pro-gouvernement avait révélé l’adresse du domicile de M. Keneş et publié des photos prises secrètement en novembre 2022. Bülent Keneş est l’un des fondateurs du Stockholm Center for Freedom.
44. En 2023, un cabinet d’avocats, une ONG et l’association de juges européens Magistrats européens pour la démocratie et les libertés (MEDEL) ont annoncé avoir envoyé une communication au Bureau du Procureur de la Cour pénale internationale (CPI), dans laquelle ils affirmaient que des crimes contre l’humanité ont été ou sont en train d’être commis en Türkiye. Cette communication énumère plusieurs crimes passibles de poursuites par la CPI, à savoir 17 cas de disparition forcée, où les victimes auraient été enlevées dans différents pays et amenées en Türkiye; la fermeture de 72 écoles liées au mouvement Gülen dans 13 États parties au Statut de la CPI; et le retrait discriminatoire de passeports, ainsi que le refus discriminatoire de délivrance de cartes d’identité dans 29 États, comme étant des crimes passibles de poursuites par la CPI 
			(62) 
			<a href='https://stockholmcf.org/european-judges-association-belgian-law-firm-ngo-take-turkeys-alleged-crimes-against-humanity-to-icc/'>https://stockholmcf.org/european-judges-association-belgian-law-firm-ngo-take-turkeys-alleged-crimes-against-humanity-to-icc/.</a>. En 2020, le groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire a conclu que l’arrestation, la détention et le transfert forcé de ressortissants turcs vers la Türkiye étaient arbitraires et contraires aux normes internationales relatives aux droits humains. Il a constaté que les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec le mouvement Gülen étaient souvent ciblées sur la base discriminatoire de leurs opinions politiques ou autres, et a rappelé que l’emprisonnement généralisé ou systématique en violation du droit international pouvait constituer un crime contre l’humanité 
			(63) 
			 <a href='https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Detention/Opinions/Session88/A_HRC_WGAD_2020_51_Advance_Edited_Version.pdf'>www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Detention/Opinions/Session88/A_HRC_WGAD_2020_51_Advance_Edited_Version.pdf</a>. Voir aussi: <a href='https://www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Detention/Opinions/Session88/A_HRC_WGAD_2020_47_Advance_Edited_Version.pdf'>www.ohchr.org/sites/default/files/Documents/Issues/Detention/Opinions/Session88/A_HRC_WGAD_2020_47_Advance_Edited_Version.pdf</a>..
45. Dans une lettre qui m’a été adressée en tant que rapporteur le 6 janvier 2023, deux membres de la délégation turque auprès de l’Assemblée et des membres de notre commission ont commenté les allégations d’utilisation abusive des notices rouges par la Türkiye et d’autres questions mentionnées dans ma notre introductive. Ils ont déclaré que la Türkiye avait émis des demandes de notices rouges conformément à ses obligations internationales découlant du droit international et de sa législation nationale, et qu’il était injuste de reprocher aux États membres d’en avoir prétendument fait un usage abusif. Ils ont suggéré que mon rapport devrait plutôt se concentrer sur le système de contrôle interne d’Interpol qui ne fonctionne pas correctement et de manière transparente.

3.3. Azerbaïdjan

46. Selon Freedom House, depuis 2014, l’Azerbaïdjan a effectué cinq restitutions depuis l’Ukraine, la Géorgie et la Türkiye. Dans quatre d’entre elles, la victime était un journaliste ou sa conjointe 
			(64) 
			Freedom House, Linzer
et Schenkkan, 2021, op.cit,
p. 49.. Afgan Mukhtarli, un journaliste d’investigation azerbaïdjanais, a disparu en mai 2017 à Tbilissi et a refait surface en détention à Bakou, à l’issue de ce qui semble avoir été un enlèvement transfrontalier particulièrement éprouvant 
			(65) 
			<a href='https://www.amnesty.org/fr/latest/press-release/2017/05/georgia-azerbaijan-exiled-azerbaijani-journalist-at-risk-of-torture/'>«Géorgie/Azerbaïdjan.
Un journaliste en exil risque d’être torturé à la suite de son enlèvement
en Géorgie», amnesty.org</a>, 30 mai 2017.. Fikret Huseynli, un autre journaliste azerbaïdjanais, a affirmé que les autorités ukrainiennes ne l’avaient pas protégé de l’agression et de la tentative d’enlèvement commises par des agents secrets de l’État azerbaïdjanais qui le traquaient à Kiev en mars 2018. Il avait déjà été détenu en Ukraine à la suite d’une demande de notice rouge émise par Bakou 
			(66) 
			<a href='https://www.rferl.org/a/azerbaijan-report-exiled-ukraine-escapes-abduction/29109481.html'>«‘Trust
No One’: Exiled Azerbaijani Reporter Says He’s Being Hunted In Kyiv»,
rferl.org</a>, 19 mars 2018..
47. Mahammad Mirzali, blogueur bien connu et militant de l’opposition sur les réseaux sociaux, a été agressé à plusieurs reprises, notamment par balle, poignardé et roué de coups. En 2016, il a quitté l’Azerbaïdjan et vit désormais en France en qualité de réfugié. Les autorités azerbaïdjanaises ont nié toute implication dans ces attaques. L’organisation Reporters sans frontières a demandé que la dernière tentative d’assassinat de Mirzali perpétrée sur le territoire français (le 12 juin 2022) soit traitée au plus haut niveau par les gouvernements français et azerbaïdjanais 
			(67) 
			Freedom
House, Gorokhovskaia et Linzer, 2022, op. cit, p. 12;
voir aussi la note introductive «Menaces d’atteinte à la vie et
à la sécurité des journalistes et des défenseurs des droits humains
en Azerbaïdjan», préparée par Mme Hannah Bardell, <a href='https://rm.coe.int/menaces-d-atteinte-a-la-vie-et-a-la-securite-des-journalistes-et-des-d/1680aaafc1'>https://rm.coe.int/threats-to-life-and-safety-of-journalists-and-hr-defenders-in-azerbaij/1680aaafa3.</a>.
48. Des incidents de répression transnationale commis par des États étrangers ont également été signalés en Azerbaïdjan. Outre les restitutions à la Türkiye (voir ci-dessus), des meurtres, ou des tentatives de meurtre, de journalistes et de responsables politiques azerbaïdjanais ont eu lieu, avec la participation présumée de l’Iran. En 2011, le journaliste Rafiq Tagiyev (contre lequel l’Iran avait émis une fatwa) a été assassiné. En mars 2023, Fazil Mustafa, homme politique connu pour ses déclarations hostiles à l’Iran, a été blessé par balle à Bakou 
			(68) 
			<a href='https://caspiannews.com/news-detail/assassination-attempt-made-on-member-of-azerbaijani-parliament-2023-3-29-0/'>«Assassination
Attempt Made on Member of Azerbaijani Parliament», Caspian News</a>..

3.4. Bélarus

49. Le dernier exemple notable est celui du Bélarus, dont les méthodes de répression transnationale – comme le recours à des organisations criminelles – sont tristement célèbres. Pavel Latushka, un dirigeant de l’opposition bélarussienne installé à Varsovie, a affirmé que les services secrets du Bélarus faisaient appel à des gangs du crime organisé pour terroriser les exilés bélarussiens dans les États de l’Union européenne. En août 2021, Vitaly Shishov, un militant politique et dissident bélarussien, cofondateur de la Maison du Bélarus en Ukraine (basée à Kiev), a été retrouvé mort à Kiev, pendu à un arbre dans un parc proche de son domicile. Sa mort suspecte et inattendue a suscité l’inquiétude de l’opinion publique, qui pense qu’il pourrait avoir été assassiné par des agents bélarussiens 
			(69) 
			<a href='https://www.bbc.com/news/world-europe-58065313'>www.bbc.com/news/world-europe-58065313</a>, 3 août 2021; 
			(69) 
			<a href='https://www.dw.com/en/ukraine-investigating-belarusian-activists-death-as-possible-murder/a-58771083'>www.dw.com/en/ukraine-investigating-belarusian-activists-death-as-possible-murder/a-58771083</a>.. EUobserver a également indiqué que le président Loukachenka avait planifié l’assassinat de trois dissidents bélarussiens en Allemagne, selon un enregistrement de l’ancien chef du KGB bélarussien divulgué à la faveur d’une fuite 
			(70) 
			<a href='https://euobserver.com/world/150486'>https://euobserver.com/world/150486</a>, 4 janvier 2021. <a href='https://euobserver.com/world/153330?utm_source=euobs&utm_medium=email'>«Belarus
exiles in EU fear regime-linked murderers», euobserver.com,</a> 26 octobre 2021..
50. Le «détournement» du vol Ryanair 4978 est un autre exemple extrême de répression transnationale. Le 23 mai 2021, le gouvernement bélarussien a détourné ce vol international régulier de transport de passagers (qui se rendait d’Athènes à Vilnius) vers l’aéroport de Minsk, où Roman Protasevich, journaliste et militant de l’opposition, et sa compagne Sofia Sapega ont été arrêtés par les autorités. Les autorités bélarussiennes ont avancé la présence d’une bombe à bord, mais Ryanair a parlé d’un «détournement d’avion commandité par l’État» 
			(71) 
			<a href='https://www.wsj.com/articles/ryanair-ceo-calls-belarus-flight-diversion-a-premeditated-hijacking-11622142195'>«Ryanair
CEO Calls Belarus Flight Diversion a ‘Premeditated Hijacking’»,
WSJ</a>, 27 mai 2021. et a soupçonné trois passagers de ce vol d’être des agents bélarussiens. Un procureur américain a accusé quatre hauts fonctionnaires bélarussiens d’entente délictuelle en vue de commettre un acte de piraterie aérienne en invoquant une fausse alerte à la bombe pour détourner illégalement le vol afin d’arrêter le dissident bélarussien 
			(72) 
			<a href='https://www.justice.gov/usao-sdny/pr/belarusian-government-officials-charged-aircraft-piracy-diverting-ryanair-flight-4978'>«Belarusian
Government Officials Charged With Aircraft Piracy For Diverting
Ryanair Flight 4978 To Arrest Dissident Journalist In May 2021»,
USAO-SDNY, Department of Justice</a>, 20 janvier 2022. Voir aussi: <a href='https://www.icao.int/Newsroom/Pages/ICAO-Council-discusses-Fact-Finding-Report-into-Ryanair-FR4978.aspx'>www.icao.int/Newsroom/Pages/ICAO-Council-discusses-Fact-Finding-Report-into-Ryanair-FR4978.aspx</a>, 31 janvier 2022..
51. Selon Freedom House, le Bélarus est responsable de 31 % des incidents de répression transnationale enregistrés en 2021. Après la réélection frauduleuse de Loukachenka en août 2020, de nombreux dirigeants de l’opposition et manifestants ont fui le pays et demandé l’asile en Pologne, en Lituanie et en Ukraine. Ceux qui se sont réfugiés en Russie ont été expulsés vers le Bélarus. Par exemple, Alyaksey Kudzin, un combattant d’arts martiaux mixtes qui aurait été battu et touché par des balles en caoutchouc lors de sa garde à vue au Bélarus, a été illégalement expulsé de Russie, bien que la Cour européenne des droits de l’homme ait indiqué une mesure provisoire contre l’extradition en raison du risque de torture 
			(73) 
			Freedom House, Gorokhovskaia
et Linzer, 2022, op. cit,
p. 4. <a href='https://www.rferl.org/a/russia-extradite-belarus-kickboxer-alyaksey-kudzin/31371195.html'>«Russian
Court Allows Kickboxer’s Extradition To Belarus Despite Torture
Concerns», rferl.org</a>..

4. Les normes pertinentes du Conseil de l’Europe

52. Aucun des organes du Conseil de l’Europe ne s’est penché spécifiquement sur la répression transnationale. Le présent rapport est le premier à compiler les normes juridiques pertinentes pour ces pratiques.

4.1. La Cour européenne des droits de l’homme

53. La Cour a examiné un certain nombre d’affaires susceptibles de relever de la répression transnationale, mais n’a jamais utilisé cette terminologie. Il reste à voir si la Cour intégrera une telle notion juridique dans sa jurisprudence suite à l’affaire interétatique introduite par l’Ukraine contre la Russie (voir plus haut) ou à d’autres affaires. À l’heure actuelle, sa jurisprudence comporte plusieurs principes pertinents pour cette question. Un des éléments de la répression transnationale est l’extraterritorialité. Cela signifie qu’avant de déterminer la responsabilité d’un acte de répression transnationale, la Cour devrait d’abord établir si l’acte allégué est imputable à l’État persécuteur ou à l’État d’accueil. Dans l’affaire Carter c. Russie, elle a estimé que lorsqu’ils avaient empoisonné M. Litvinenko, M. Lugovoy et M. Kovtun avaient agi en qualité d’agents russes et exercé un pouvoir et un contrôle physiques sur la vie de M. Litvinenko d’une manière suffisante pour établir un «lien juridictionnel» avec la Russie. Elle a donc considéré que la Russie portait la responsabilité de l’assassinat ciblé commis au Royaume-Uni, ce qui constituait indubitablement une violation du volet matériel de l’article 2 de la Convention (droit à la vie). La Cour a appliqué son «modèle personnel de juridiction», selon lequel «un État peut également être tenu pour responsable de violations des droits et des libertés de la Convention de personnes se trouvant sur le territoire d’un autre État, mais qui s’avèrent être sous l’autorité et le contrôle du premier État à travers ses agents opérant – de manière légale ou non – sur le territoire du second» 
			(74) 
			Öcalan c. Türkiye [GC], requête
no 46221/99, paragraphe 91, CEDH 2005‑IV;
et Issa et autres c. Türkiye, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>31821/96</a>, paragraphe 71, 16 novembre 2004.. Dans une série d’affaires, le contrôle exercé sur des individus par des incursions et le ciblage de personnes précises par les forces armées ou la police de l’État défendeur a suffi à placer les personnes concernées «sous l’autorité et/ou le contrôle effectif de l’État défendeur à raison des actes de ses soldats» 
			(75) 
			 Isaak
c. Turkey (déc.), requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>44587/98</a>, 28 septembre 2006; Pad et
autres c. Turkey (déc.), requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>60167/00</a>, 28 juin 2007; Andreou c. Turkey (déc.),
requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>45653/99</a>, 3 juin 2008; et Solomou
et autres c. Turkey, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>36832/97</a>, paragraphes 48 à 51, 24 juin 2008.. Dans l’arrêt Carter, la Cour a précisé que ce principe juridictionnel devrait s’appliquer avec la même force aux homicides extrajudiciaires ciblés perpétrés par des agents étatiques sur le territoire d’un autre État en dehors du contexte d’une opération militaire. Elle a par ailleurs ajouté que «les violations ciblées des droits fondamentaux d’une personne perpétrées par un État contractant sur le territoire d’un autre État contractant compromettent le caractère effectif de la Convention, gardienne des droits humains et garante de la paix, de la stabilité et de l’État de droit en Europe» et a rappelé que «la responsabilité, dans les situations de ce type, résulte du fait que l’article 1 de la Convention ne peut être interprété de manière à permettre à un État partie de commettre sur le territoire d’un autre État des violations de la Convention, qu’il ne pourrait pas commettre sur son propre territoire» 
			(76) 
			Carter c. Russie, requête no<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'> 20914/07</a>, 21 septembre 2021, paragraphes 125 à 130 et 158 à 172.. Par analogie, tout acte de répression transnationale physique commis à l’étranger par un agent de l’État membre persécuteur engagerait automatiquement la responsabilité internationale de cet État en vertu de la Convention.
54. En ce qui concerne l’absence d’enquête effective sur l’assassinat ciblé de M. Litvinenko (volet procédural de l’article 2), la Cour a établi un «lien juridictionnel» avec la Russie en se référant aux procédures pénales engagées en Russie et au fait que la Russie a conservé une compétence exclusive à l’égard des deux suspects. Depuis leur retour en Russie, ils bénéficient tous deux de la protection constitutionnelle qui empêche l’extradition des citoyens russes. La Cour a également observé que le Royaume-Uni (État d’accueil) ne pouvait pas engager de poursuites pénales à leur encontre sur son territoire en raison de la protection octroyée par la Russie. La Russie se trouvait donc soumise à l’obligation procédurale, née de l’article 2 de la Convention, de mener une enquête effective, même si le décès de la victime était survenu sur le sol britannique 
			(77) 
			Ibid.,
paragraphes 133 à 135.. En application de ces principes, tout acte de répression physique transnationale peut donner lieu à une obligation procédurale en vertu de la Convention d’enquêter sur cet acte, soit que l’État auteur de l’acte ouvre une enquête de son propre chef, soit qu’il conserve une compétence exclusive à l’égard des personnes soupçonnées.
55. Pour engager la responsabilité des États persécuteurs à l’égard d’actes de répression transnationale commencés sur leur territoire mais ayant des effets à l’étranger, la Cour devrait également tout d’abord établir l’existence d’un lien juridictionnel. Les affaires Razvozzhayev c. Russie et Ukraine, Udaltsov c. Russie 
			(78) 
			Razvozzhayev
c. Russie et Ukraine et Udaltsov c. Russie, requêtes
no<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'> 75734/12, 2695/15 et
55325/15</a>, 19 novembre 2019. et Rantsev c. Russie et Chypre 
			(79) 
			Ransev
c. Chypre et Russie, requête no<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'> 25965/04</a>, 7 janvier 2010. illustrent bien les effets extraterritoriaux d’une violation de la Convention commencée dans un État et terminée dans un autre. Dans la première affaire, la victime (premier requérant) alléguait avoir été enlevée à Kiev et maltraitée par des agents non identifiés de l’État russe avec l’accord tacite des autorités ukrainiennes, avant d’être transférée en Russie où elle a été détenue et poursuivie. La deuxième affaire concerne une femme victime de la traite des êtres humains de la Russie vers Chypre, où elle est décédée dans des circonstances inexpliquées.
56. Dans l’affaire Razvozzhayev, si les deux États étaient compétents pour les faits survenus sur leur territoire, un lien juridictionnel spécial a été établi avec la Russie sur la base de l’autorité et du contrôle qu’elle aurait exercés par l’intermédiaire de ses agents opérant à l’étranger. Bien que la Cour n’ait trouvé aucune preuve que les ravisseurs aient agi pour le compte de la Russie ou que les autorités ukrainiennes aient été complices, les deux États ont été tenus responsables au regard des articles 3 (interdiction de la torture) et 5 (droit à la liberté) de la Convention pour n’avoir pas mené d’enquête effective sur les allégations du requérant au sujet de son enlèvement et des mauvais traitements qu’il a subis sur leurs territoires respectifs ou commis par leurs agents. Dans l’affaire Rantsev, la juridiction de la Russie a été déterminée par le fait que la traite alléguée avait commencé sur son territoire, ce qui a déclenché ses obligations positives et procédurales de protéger la victime de la traite et d’enquêter sur la traite, en particulier sur le recrutement de la victime (en vertu de l’article 4 de la Convention qui interdit l’esclavage et le travail forcé). La Russie avait également l’obligation procédurale (en vertu de l’article 2) de coopérer à l’enquête menée par les autorités chypriotes sur le décès de la victime, par exemple en obtenant les preuves situées sur son territoire à la suite d’une demande d’entraide judiciaire. Par analogie, la Cour pourrait examiner la responsabilité relative à diverses formes de répression transnationale initiées dans des États persécuteurs et ayant des effets dans d’autres États, telles que l’émission de notices rouges d’Interpol à motivation politique ou le retrait de passeports, le refus de services consulaires, l’intimidation, la surveillance, la coercition par procuration, etc.
57. Ces notions de juridiction et de responsabilité sont également applicables dans l’autre sens, c’est-à-dire à l’égard des pays d’accueil et de leurs obligations positives de protéger les individus contre la répression transnationale. La Cour a établi ce principe dans l’affaire de référence Soering, en précisant que la décision d’extrader une personne pouvait engager la responsabilité d’un État en vertu de la Convention dès lors qu’il existe un risque que la personne soit soumise à des actes de torture ou d’autres formes de mauvais traitements 
			(80) 
			Soering
c. Royaume-Uni, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>14038/88</a>, 7 juillet 1989. ou un risque de déni de justice flagrant dans un État tiers 
			(81) 
			Othman
(Abu Qatada) c. Royaume-Uni, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>8139/09</a>, 17 janvier 2012.. La série d’affaires concernant des restitutions extrajudiciaires de personnes à la CIA sur les territoires de la Pologne 
			(82) 
			Al
Nashiri c. Pologne, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>28761/11</a>, 24 juillet 2014., de la Roumanie 
			(83) 
			Al
Nashiri c. Roumanie, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>33234/12</a>, 31 mai 2018., de la Lituanie 
			(84) 
			Abu
Zubaydah c. Lituanie, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>46454/11</a>, 31 mai 2018. et de la Macédoine du Nord 
			(85) 
			El-Masri c. «l’ex-République yougoslave de
Macédoine» [GC], requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>39630/09</a>, 13 décembre 2012. n’a fait que confirmer à nouveau ce principe, en reconnaissant la complicité de ces États pour des violations graves des droits humains commises sur leur territoire par des agents étrangers. En conséquence, tout État d’accueil qui prend la décision d’arrêter, de détenir et de remettre une personne à la demande d’un État persécuteur peut être tenu pour responsable de cet éloignement ou transfert lorsque la personne concernée encourt un risque réel de subir une violation de la Convention (des articles 2 ou 3, ou une violation flagrante des articles 5 ou 6) dans ou par l’État persécuteur. De même, les États d’accueil devraient être considérés comme responsables, en vertu de la Convention, des faits internationalement illicites accomplis par des fonctionnaires étrangers sur leur territoire avec l’assentiment ou la connivence de leurs autorités. Plus généralement, une obligation positive pourrait naître (en vertu des articles 2 et 3) et imposer aux États d’accueil de protéger sur leur territoire les cibles potentielles de la répression transnationale par des agents d’États tiers, si les autorités connaissent ou devraient connaître l’existence d’un risque réel et immédiat pour la vie ou l’intégrité physique de ces personnes 
			(86) 
			Application du critère
d’Osman, Osman c. Royaume-Uni,
28 octobre 1998. Pour l’article 3, voir X
et autres c. Bulgarie [GC], requête no 22457/16,
2 février 2021. La Cour n’a pas encore appliqué ces principes dans
une affaire qui concerne exclusivement la répression transnationale..
58. Les États peuvent également être tenus responsables se sont laissé convaincre de commettre des actes de répression transnationale ou qu’ils en ont été les complices. Dans l’affaire Özdil et autres (citée précédemment), la Cour a tenu la République de Moldova pour responsable de la privation de liberté des requérants d’une manière équivalente à un transfert extrajudiciaire de son territoire vers la Türkiye, qui a contourné toutes les garanties que le droit interne et le droit international offrent aux personnes persécutées. Dans cette affaire et dans d’autres affaires similaires, telles que Shenturk et autres c. Azerbaïdjan 
			(87) 
			Shenturk
et autres c. Azerbaïdjan, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>41326/17</a> et autres requêtes, 10 mars 2022. (transferts extrajudiciaires vers la Türkiye), Shorazova c. Malte 
			(88) 
			Shorazova
c. Malte, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre'>51853/19</a>, 3 mars 2022. (gel des avoirs à la demande des autorités kazakhes, probablement entaché de persécutions politiques), Garabayev c. Russie 
			(89) 
			Garabayev
c. Russie, requête no 38411/02,
7 juin 2007. (arrestation en violation du droit interne et extradition vers le Turkménistan en connaissance d’un risque réel de mauvais traitements) ou Abdulkhakov c. Russie 
			(90) 
			Abdulkhakov c. Russie, requête no <a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=001-113287'>14743/11</a>, 2 octobre 2012. (transfert secret vers le Tadjikistan avec risque de renvoi vers l’Ouzbékistan), la Cour ne s’est plus posé la question de savoir si les autorités de l’État d’accueil exerçaient la juridiction.
59. Enfin, et surtout, la Convention impose aux États, dans certaines circonstances, l’obligation de coopérer de manière effective les uns avec les autres, en particulier dans les affaires transnationales qui comprennent des violations graves des droits humains, telles que les homicides illicites 
			(91) 
			Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC],
requête no 36925/07, 29 janvier 2019,
paragraphes 229 à 236; Romeo Castaño
c. Belgique, requête no 8351/17,
9 juillet 2019., la traite des êtres humains 
			(92) 
			Ransev
c. Chypre et Russie, op. cit. ou les abus sexuels sur des enfants 
			(93) 
			X et autres c. Bulgarie [GC], requête
no 22457/16, 2 février 2021, paragraphes 191
et 217 à 220.. Cette obligation implique à la fois l’obligation de solliciter une assistance et celle de prêter assistance, et relève de l’obligation procédurale qui découle des articles 2, 3 et 4 de la Convention. Ainsi, dans les cas de répression transnationale, l’obligation de coopérer à l’enquête sur la violation alléguée est d’autant plus importante (voir l’affaire Carter, citée plus haut 
			(94) 
			La Cour n’a pas pu
examiner si les autorités britanniques avaient respecté leur obligation
de coopérer avec leurs homologues russes (la requête était uniquement
dirigée contre la Russie), mais elle a observé que les autorités
russes avaient tenté de contrecarrer l’action menée par les enquêteurs
britanniques en vue d’établir les faits de l’affaire (paragraphes 144
et 146).).
60. En conclusion, la jurisprudence de la Cour fournit suffisamment d’exemples pour définir les principes de la responsabilité des États en matière de répression transnationale, même si la Cour n’a jamais utilisé ce terme dans ses arrêts. En application de la jurisprudence de la Cour, un lien juridictionnel devrait d’abord être établi entre un acte de répression transnationale et l’État persécuteur pour déterminer la responsabilité au titre de la Convention. Ensuite seulement, la Cour pourrait conclure à une violation de la Convention qui pourrait prendre diverses formes, allant de violations graves des droits humains (meurtres, enlèvements, disparitions forcées, restitutions, détentions arbitraires, etc.) à des violations connexes du respect de la vie privée, de la liberté d’expression, de la liberté de circulation, etc. Dans ce contexte, la Cour peut également examiner la responsabilité des États d’accueil sur le territoire desquels les actes de répression transnationale ont été commis. Ces États peuvent donc avoir des obligations positives en vertu de la Convention, qui consistent à protéger les victimes potentielles des actes de répression transnationale et à empêcher que ceux-ci ne se produisent. En définitive, tous les États contractants ont l’obligation collective de coopérer aux enquêtes sur les violations graves des droits humains et, par conséquent, de lutter contre l’impunité des actes de répression transnationale commis sur le sol européen.

4.2. L’Assemblée parlementaire

61. Les résolutions et rapports les plus pertinents de l’Assemblée – qui pourraient être utiles pour codifier et élaborer des principes dans la lutte contre la répression transnationale – sont les suivants:
  • la Résolution 2315 (2019) «La réforme d’Interpol et les procédures d’extradition: renforcer la confiance en luttant contre les abus», qui rappelle la nécessité d’une coopération internationale transparente en matière de droit pénal;
  • la Résolution 2252 (2019) «Lutter contre l’impunité par la prise de sanctions ciblées dans l’affaire Sergueï Magnitski et les situations analogues», qui appelle les États membres à envisager d’adopter des instruments juridiques permettant à leur gouvernement d’imposer des sanctions ciblées aux personnes dont il y a lieu de croire qu’elles sont personnellement responsables de graves violations des droits humains pour lesquelles elles jouissent de l’impunité pour des motifs politiques ou en raison de pratiques de corruption;
  • la Résolution 2161 (2017) «Recours abusif au système d’Interpol: nécessité de garanties légales plus strictes», dans laquelle l’Assemblée exprime ses inquiétudes quant à l’utilisation abusive par certains gouvernements du système des notices rouges d’Interpol afin de persécuter des opposants politiques à l’étranger;
  • la Résolution 2187 (2017) «Liste des critères de l’État de droit de la Commission de Venise», qui encourage une utilisation plus large et plus systématique de la liste des critères de la Commission de Venise pour garantir le respect des principes fondamentaux de l’État de droit.
62. Un rapport sur «Le logiciel espion Pegasus et autres types de logiciels similaires et la surveillance secrète opérée par l’État» est également en cours d’élaboration. On retrouve des idées précieuses pour combattre et prévenir la répression transnationale dans tous ces rapports et résolutions. Dans sa Résolution 2315 (2019), l’Assemblée s’est félicitée de ce qu’Interpol ait mis en œuvre bon nombre de ses recommandations énoncées dans son rapport de 2017, qui visaient à renforcer le système Interpol et à lutter contre le détournement des notices rouges et des diffusions de personne recherchée. Toutefois, elle a noté que d’autres mesures devaient encore être prises pour améliorer la transparence d’Interpol et renforcer la responsabilité des États qui détournent les instruments d’Interpol. Par exemple, Interpol devrait encore améliorer les vérifications préalables et postérieures des notices rouges et des diffusions de personnes recherchées; renforcer davantage la procédure de recours auprès de la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol (CCF); envisager la création d’un organe d’appel indépendant pour contester les décisions de la CCF, à l’instar d’un médiateur; et mettre en place un fonds d’indemnisation des victimes de notices rouges et de diffusions de personnes recherchées injustifiées. L’Assemblée a également appelé les États membres à prendre une série de mesures pour soutenir d’autres améliorations du système d’Interpol, afin que l’organisation respecte pleinement les droits humains et l’État de droit, tout en demeurant un outil efficace de coopération policière internationale.

4.3. Le Comité des Ministres

63. Les Lignes directrices «Éliminer l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme» 
			(95) 
			Comité des Ministres, <a href='https://rm.coe.int/1680695d6f'>«Éliminer
l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme» – Lignes
directrices et textes de référence du Comité des Ministres du Conseil
de l’Europe</a> (2011). représentent le document le plus pertinent adopté par le Comité des Ministres qui pourraient être utilisées pour lutter contre la répression transnationale. En ce qui concerne le champ d’application du présent rapport, ces lignes directrices évoquent le rôle de la coopération internationale dans la lutte contre l’impunité, appelant «les États [à] remplir leurs obligations, notamment en matière d’entraide mutuelle, de poursuites et d’extradition, dans le respect des droits de l’homme, y compris le principe de non refoulement, et en toute bonne foi».

5. Propositions visant à renforcer la lutte contre la répression transnationale

64. Lors de notre audition du 22 novembre 2022, M. Bruno Min (Fair Trials) a salué le rôle influent qu’ont joué les rapports de l’Assemblée relatifs à Interpol dans la promotion de réformes et d’améliorations essentielles. Néanmoins, malgré les initiatives récentes d’Interpol pour améliorer ses règlements et procédures afin de mieux protéger ses systèmes contre les utilisations abusives, Fair Trials a continué à découvrir des notices rouges et des diffusions contraires aux droits humains dans certaines affaires. M. Min a cité trois raisons à cela. Premièrement, les systèmes de contrôle ex ante des demandes de notices rouges et de diffusions sont inadaptés: le Groupe de travail d’Interpol sur les notices et diffusions avant leur diffusion compte environ 30 à 40 personnes, alors que le nombre de notices rouges émises chaque année est supérieur à 10 000. Deuxièmement, la question se pose de l’efficacité du mécanisme de traitement des plaintes d’Interpol, la CCF 
			(96) 
			Il a reconnu
que les plaignants reçoivent désormais des décisions motivées dans
l’année qui suit la plainte et que les décisions de la CCF sont
devenues contraignantes, de sorte que lorsque celle-ci estime qu’une
notice rouge enfreint les règles d’Interpol, Interpol est obligée
de la supprimer., notamment en ce qui concerne sa célérité, sa transparence et la qualité de ses décisions. Troisièmement, l’interprétation des dispositions d’Interpol manque de clarté, en particulier l’article 2 de son Statut, qui exige que les systèmes d’Interpol soient utilisés d’une manière compatible avec les normes internationales relatives aux droits humains. Selon M. Min, de nombreuses améliorations sont encore possibles, notamment au niveau de l’examen préalable des diffusions (qui peuvent contenir exactement la même demande que les notices rouges mais ne font pas l’objet d’un examen préalable) et de l’efficacité des contrôles préalables et a posteriori, y compris par le Groupe de travail sur les notices et les diffusions et par la CCF. Quant aux États membres, ils devraient appuyer les efforts d’Interpol en collaborant avec la CCF et en se conformant autant que faire se peut à ses décisions (par exemple, en supprimant des données dans les bases de données nationales lorsque la CCF a décidé de supprimer une notice rouge ou une diffusion), en partageant des informations sur le statut de réfugié et en soutenant les mécanismes d’examen internes d’Interpol par des financements et des ressources supplémentaires.
65. M. Vytis Jurkonis (Freedom House Lituanie) a avancé plusieurs propositions pour mieux combattre la répression transnationale: définir la répression transnationale au niveau européen; répertorier les cas (notamment les demandes d’extradition motivées par des considérations politiques) au niveau national; filtrer les demandes émanant de pays autoritaires, qui devraient faire l’objet de vérifications plus approfondies; instaurer un mécanisme d’intervention par le biais d’actions de sensibilisation; et suspendre la participation de certains pays aux mécanismes de coopération internationale dans le domaine pénal. Il a également cité comme exemple de bonne pratique le mécanisme interministériel mis en place en Lituanie pour filtrer les demandes d’extradition motivées par des considérations politiques, et sa coopération bien établie avec les défenseurs des droits humains. Cet exemple pourrait être reproduit dans d’autres pays.
66. Freedom House a formulé plusieurs recommandations pour mieux lutter contre la répression transnationale 
			(97) 
			<a href='https://freedomhouse.org/policy-recommendations/transnational-repression'>https://freedomhouse.org/policy-recommendations/transnational-repression</a>.. Les gouvernements qui accueillent des personnes exilées et des diasporas visées devraient, entre autres:
  • établir une définition officielle de la répression transnationale, à l’usage de toutes les agences gouvernementales;
  • concevoir un plan de sensibilisation des forces de l’ordre, des services de renseignement et des fonctionnaires qui travaillent avec les réfugiés et les demandeurs d’asile;
  • délivrer des avertissements aux voyageurs sur les États qui se livrent à la répression transnationale;
  • élaborer des stratégies spécifiques de sensibilisation pour mettre en relation les services répressifs et les diasporas visées;
  • mettre en place un mécanisme spécifique pour répertorier les incidents nationaux de répression transnationale et identifier les gouvernements qui en sont les auteurs;
  • revoir les pratiques de contre-espionnage et d’échange d’informations entre services répressifs et veiller à ce qu’elles permettent la diffusion efficace des données relatives aux menaces émanant de la répression transnationale;
  • procéder à des vérifications supplémentaires des demandes d’extradition et des notices d’Interpol;
  • revoir les accords d’extradition, de coopération juridique, de réadmission et de retour, et d’échange de renseignements avec les gouvernements impliqués dans la répression transnationale;
  • filtrer les demandes de visas diplomatiques afin d’éviter d’accorder une accréditation à des membres du personnel diplomatique qui ont harcelé, intimidé ou porté atteinte de toute autre manière à des personnes exilées ou à des membres de la diaspora;
  • restreindre les exportations de technologies de surveillance;
  • réglementer strictement l’achat et l’utilisation d’équipement de surveillance et protéger le chiffrement de bout en bout;
  • imposer des sanctions ciblées aux auteurs et aux complices de la répression transnationale;
  • utiliser la procédure de déclaration persona non grata pour garantir la reddition de comptes pour la répression transnationale, notamment en expulsant les diplomates directement impliqués dans la répression transnationale;
  • restreindre l’assistance à la sécurité ainsi que les ventes d’armes aux gouvernements qui se livrent à des actes de répression transnationale;
  • revoir les procédures d’émission d’avertissements et d’attribution d’une protection policière aux personnes;
  • s’engager à respecter le droit de demander l’asile;
  • limiter le recours aux formes de protection temporaire et subsidiaire pour les demandeurs d’asile et accorder plutôt le statut de réfugié à part entière, qui permet le regroupement familial et réduit ainsi la menace de coercition par procuration;
  • inclure des précisions sur l’utilisation de la répression transnationale dans les informations sur les pays d’origine, qui sont consultées lors de l’examen des demandes d’asile;
  • renforcer la résilience face à l’utilisation d’accusations fallacieuses de terrorisme, qui visent à fausser les procédures d’asile et d’extradition des pays d’accueil;
  • financer les organisations de la société civile qui surveillent les incidents de répression transnationale ou qui fournissent des ressources aux personnes ou groupes visés.
67. Les recommandations de Freedom House aux États membres des Nations Unies sont les suivantes: reconnaître la répression transnationale comme une menace spécifique pour les droits humains; examiner et réviser les protections offertes aux défenseurs des droits humains et aux autres militants qui collaborent avec les Nations Unies pour lutter plus efficacement contre le risque de répression transnationale; et nommer un rapporteur spécial sur la répression transnationale doté du mandat requis pour avoir une vision globale du problème. D’autres recommandations s’adressent spécifiquement à la société civile et aux entreprises technologiques.
68. Il convient également de prendre en considération les propositions contenues dans la récente «Déclaration de principes pour lutter contre la répression transnationale» signée par un certain nombre d’États en mars 2023 (voir paragraphe 14 ci-dessus).

6. Conclusions

69. Le chef de la République tchétchène Ramzan Kadyrov a fait la déclaration suivante: «Grâce à la technologie et à la modernité, nous pouvons tout savoir et nous pouvons trouver n’importe lequel d’entre vous, alors n’aggravez pas votre cas». Cette déclaration reflète la façon de penser des régimes autoritaires et la manière dont ils mettent en œuvre leurs plans de répression transnationale à l’étranger. La répression transnationale est devenue une pratique courante et institutionnalisée, utilisée par des dizaines de régimes pour persécuter leurs opposants par-delà leurs frontières. Elle entraîne des conséquences non seulement sur les droits humains des personnes qui fuient la persécution, mais porte également atteinte à la démocratie, à l’État de droit et à la sécurité dans les pays où ces personnes ont trouvé refuge. Il importe de reconnaître et de combattre ce phénomène, notamment en utilisant les instruments juridiques en vigueur et en établissant de nouvelles normes pour les États membres du Conseil de l’Europe.
70. Il n’existe pas de définition juridique de la répression transnationale, ni de principes juridiques établis pour lutter contre ce phénomène. Aucun pays démocratique, y compris les États européens, ne s’est encore attaqué au problème de la répression transnationale de manière systématique. Il y a eu des déclarations politiques, des condamnations, des expulsions de diplomates et même des sanctions économiques suite à certains cas célèbres de répression transnationale. Mais les États concernés ont agi de façon réactive plutôt que proactive et systématique.
71. Il est incontestable que les actes de répression transnationale impliquent de graves violations des droits humains, telles que des exécutions extrajudiciaires, des assassinats ciblés, des disparitions forcées, des enlèvements, des décès dus à l’utilisation de substances et d’outils dangereux (matériaux radioactifs, armes chimiques), etc. Les actes de répression transnationale sont contraires aux principes de non-refoulement et de légalité de la privation de liberté. Ils sont souvent associés à des violations du respect de la vie privée, de la liberté d’expression, de la liberté de circulation, etc. Les normes et instruments juridiques actuels semblent insuffisants pour mettre un terme à la répression transnationale, notamment dans certains pays accusés de mettre en œuvre des actes systématiques de répression transnationale.
72. La Russie est l’exemple le plus extrême de la liste de ces pays. Avec son «programme d’assassinats» étatique cautionné par l’État et son exclusion du Conseil de l’Europe, plus rien n’empêche la Russie de poursuivre sa répression systématique des citoyens russes exilés qui cherchent refuge dans les pays européens. Les effets de ses politiques de répression transnationale se feront sentir pendant longtemps en Europe. Par conséquent, les États membres et les organes du Conseil de l’Europe devraient réagir sans plus attendre et de manière décisive pour atténuer ces effets et empêcher la propagation de ces pratiques. C’est d’autant plus vrai avec l’apparition de nouvelles tendances à l’utilisation des outils numériques à des fins de répression transnationale, dont les effets restent imprévisibles pour les États d’accueil.
73. En premier lieu, l’Assemblée devrait condamner les cas de répression transnationale commis sur le sol européen, dont certains émanant d’États membres ou d’anciens États membres. Elle devrait également rappeler que la Convention européenne des droits de l’homme s’applique aux violations extraterritoriales du droit à la vie et d’autres droits fondamentaux commises par des agents officiels ou des agents secrets d’États membres, sur le territoire d’autres États membres comme sur le territoire d’États tiers (dès lors qu’il y a un contrôle et une autorité à travers ses agents). La Cour a récemment déclaré que «les violations ciblées des droits fondamentaux d’une personne perpétrées par un État contractant sur le territoire d’un autre État contractant compromettent le caractère effectif de la Convention, gardienne des droits humains et garante de la paix, de la stabilité et de l’État de droit en Europe». Les obligations procédurales d’enquêter sur ces violations peuvent concerner l’État d’accueil, l’État auteur ou les deux, selon les circonstances. À ce propos, la Cour a également reconnu un devoir de coopération mutuelle dans les affaires transnationales qui impliquent des violations graves des droits humains. Cela devrait clairement s’appliquer aux cas de répression transnationale. Les États d’accueil ont l’obligation positive de protéger les personnes relevant de leur juridiction contre les actes de répression transnationale, soit en fournissant une protection spécifique aux cibles identifiées exposées à des risques réels et immédiats, soit, au moins, en s’abstenant d’approuver formellement ou tacitement les violations commises par des agents étrangers sur leur territoire. En outre, ils ont l’obligation de ne pas remettre, transférer, expulser ou extrader des personnes exposées ou vulnérables à la répression transnationale, en particulier s’il existe un risque réel de violation de l’un des droits fondamentaux de la Convention par l’État requérant/persécuteur ou d’avoir recours à des voies extrajudiciaires.
74. La Convention fournit un cadre juridique solide en vertu duquel les actes de répression transnationale devraient être condamnés, faire l’objet d’une enquête et être punis par les États membres. Les auteurs de ces actes doivent rendre des comptes. La Cour tiendra les États membres responsables s’ils ne traitent pas correctement ces cas de répression transnationale au niveau national, y compris lorsque la répression émane d’États non membres.
75. L’Assemblée devrait adresser des recommandations pertinentes telles que celles préconisées par nos experts et Freedom House aux États membres et observateurs, ainsi qu’à ceux dont le parlement bénéficie du statut de partenaire pour la démocratie auprès de l’Assemblée. Par exemple, les États devraient établir une définition officielle de la répression transnationale à l’usage de toutes les agences gouvernementales (forces de l’ordre, services de renseignement, migration et asile), qui l’intégreraient dans toutes leurs actions et procédures. Ils devraient également créer un mécanisme spécifique pour répertorier les incidents nationaux de répression transnationale et identifier les gouvernements qui en sont les auteurs. Les pratiques de contre-espionnage et d’échange d’informations entre services répressifs devraient être revues, afin de garantir que les personnes vulnérables bénéficient d’un système d’alerte et de protection adéquat.
76. Les États devraient procéder à des vérifications supplémentaires des demandes d’extradition et des notices rouges émanant de gouvernements dont on sait qu’ils ont recours à la répression transnationale. À cet égard, l’Assemblée devrait réitérer les recommandations adressées aux États et à Interpol dans sa Résolution 2315 (2019) «La réforme d’Interpol et les procédures d’extradition: renforcer la confiance en luttant contre les abus», en s’inspirant des propositions soumises par les experts sur les procédures d’Interpol.
77. Les États devraient également envisager de filtrer davantage les demandes de visas diplomatiques afin d’éviter d’accorder une accréditation à des membres du personnel diplomatique qui ont harcelé ou intimidé des personnes exilées et des membres de la diaspora par le passé, souvent en abusant de l’immunité diplomatique. Ils devraient envisager d’expulser des diplomates qui ont été directement impliqués dans des incidents de répression transnationale. Sur le plan de la responsabilité, les États devraient imposer des sanctions ciblées aux auteurs et aux complices de la répression transnationale, en appliquant leurs lois de type Magnitski. Ces mesures devraient être étendues au régime de sanctions de l’Union européenne.
78. Les victimes de la répression transnationales devraient être protégées. Conformément aux obligations positives imposées par la Convention (notamment en vertu des articles 2 et 3, mais aussi de l’article 8), les États devraient améliorer les procédures d’alerte et accorder une protection policière aux personnes vulnérables ou ciblées. Ils devraient également tenir compte des antécédents des États d’origine en matière de répression transnationale lorsqu’ils statuent sur les demandes d’asile.
79. Au Conseil de l’Europe, l’Assemblée devrait inviter les organes compétents – en premier lieu la Cour européenne des droits de l’homme, mais aussi la Commissaire aux droits de l’homme – à accorder une attention particulière aux tendances et pratiques actuelles de la répression transnationale dans les États membres, y compris lorsqu’elles émanent d’États non membres. La Cour devrait pleinement appliquer et développer sa jurisprudence sur la juridiction extraterritoriale, afin de viser l’ensemble des actes possibles de répression transnationale qui trouvent leur origine ou produisent leurs effets dans les États membres. Il ne saurait y avoir d’impunité pour la répression transnationale commise dans l’espace juridique de la Convention, en violation des fondements des sociétés démocratiques et de l’État de droit. La Commissaire devrait tenir compte des questions de répression transnationale lorsqu’elle soutient les défenseurs des droits humains et la société civile, y compris les exilés de Russie et du Bélarus 
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			Voir, par exemple: <a href='https://www.coe.int/fr/web/commissioner/-/support-russian-and-belarusian-civil-societies-and-human-rights-defenders?redirect=%2Fen%2Fweb%2Fcommissioner%2Fhuman-rights-defenders'>www.coe.int/fr/web/commissioner/-/support-russian-and-belarusian-civil-societies-and-human-rights-defenders?redirect=%2Fen%2Fweb%2Fcommissioner%2Fhuman-rights-defenders#</a>.. Le rapporteur général de l’Assemblée sur la situation des défenseurs des droits de l’homme devrait adopter la même approche et traiter les menaces spécifiques qui pèsent sur les défenseurs russes et bélarussiens des droits humains réinstallés ou demandeurs d’asile dans les États membres.
80. Enfin, l’Assemblée devrait inviter le Comité des Ministres à inscrire ce sujet important à son ordre du jour, afin de revoir et d’adapter les recommandations et lignes directrices existantes (notamment, les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe «Élimination de l’impunité pour les violations graves des droits de l’homme») et d’élaborer une nouvelle recommandation aux États membres axée sur la lutte contre la répression transnationale. Le Comité des Ministres, dans le cadre de la surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour relatifs à la répression transnationale, devrait souligner l’exigence de responsabilité individuelle des auteurs, et appeler les États concernés à prendre des mesures générales pour prévenir ces pratiques à l’avenir.