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Rapport | Doc. 15827 | 22 septembre 2023

Examen de la légitimité et de la légalité de la dérogation ad hominem à la limitation des mandats en faveur du Président en exercice de la Fédération de Russie

Commission des questions juridiques et des droits de l'homme

Rapporteur : M. Pieter OMTZIGT, Pays-Bas, PPE/DC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15446, Renvoi 4634 du 14 mars 2022. 2023 - Quatrième partie de session

Résumé

La commission des questions juridiques et des droits de l'homme souligne l'importance de la limitation des mandats présidentiels. Les contre-pouvoirs institutionnels s'érodent avec le temps, car les postes clés sont progressivement occupés par les alliés du président et les voix dissidentes disparaissent du cercle rapproché du président. Une fois que les présidents se sont engagés sur la voie de l'oppression radicale de l'opposition et de la brutalité envers leur propre peuple, ils risquent de passer le reste de leur vie à s'accrocher au pouvoir à un prix toujours plus élevé afin d'éviter d'avoir à rendre des comptes.

La commission note que Vladimir Poutine est au pouvoir sans discontinuer depuis 2000 et que les modifications apportées à la Constitution russe, adoptées en juillet 2020, lui permettraient de rester président jusqu'en 2036. La répression brutale contre les opposants internes et la guerre d'agression contre l'Ukraine illustrent le coût croissant de l'absence de contre-pouvoirs en Fédération de Russie.

La commission approuve la conclusion de la Commission de Venise selon laquelle la dérogation ad hominem à la limitation des mandats du président en exercice viole à la fois la Constitution russe et les principes juridiques internationaux.

La commission estime que le pouvoir écrasant du Président résultant d'un mandat extrêmement long, combiné à l'absence de contre-pouvoirs tels qu'un parlement fort, un système judiciaire indépendant, des médias libres et une société civile dynamique, a transformé la Fédération de Russie en une dictature de fait, qui constitue une menace pour la paix et la sécurité internationales.

La commission considère enfin que le futur tribunal pénal international ad hoc devrait enquêter sur tous les événements survenus sur le territoire de l'Ukraine depuis février 2014, à commencer par l'annexion illégale de la Crimée, la guerre dans la région du Donbas et la destruction du vol MH17.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 8 septembre
2023.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire souligne l'importance de la limitation des mandats présidentiels, en particulier dans les pays où la Constitution prévoit un pouvoir présidentiel fort, par opposition à ceux dans lesquels le parlement détient le pouvoir suprême.
1.1. Un président et ses alliés politiques disposent généralement d'un pouvoir considérable pour nommer des alliés à des postes élevés au sein de l'État, notamment au sein de la Cour des comptes, des organes électoraux, de la banque centrale, de la direction des forces armées ou d'autres organes de sécurité. Les mécanismes de freins et contrepoids fournis par ces organes peuvent donc avoir tendance à s'éroder au fil du temps, à mesure que ces postes clés sont progressivement occupés par les alliés du président. Parallèlement, les voix dissidentes disparaissent progressivement du cercle rapproché du président. Cette situation finit par avoir des conséquences néfastes pour le pays et pour le président, car un éventail d'opinions et un système fonctionnel de freins et de contrepoids contribuent indubitablement à éviter que des erreurs de grande ampleur ne soient commises. La limitation des mandats présidentiels permet donc de faire en sorte que les mécanismes de freins et contrepoids fournis par les institutions indépendantes ne se dégradent pas au fil du temps.
1.2. La limitation des mandats permet également de freiner ceux qui seraient tentés d'utiliser leur pouvoir présidentiel pour réprimer toute forme d'opposition. Lorsqu'ils savent que leur mandat est limité et qu'ils souhaitent demeurer le reste de leur vie dans leur pays d'origine, ils sont incités à ne pas recourir à une force excessive contre les opposants politiques, car ils savent qu'un jour l'un d'entre eux pourrait leur succéder à l’issue d’une élection et qu'ils ne seront plus en mesure d'exercer le pouvoir politique pour se protéger des conséquences de leurs agissements.
1.3. Lorsqu'un président s'est engagé sur la voie de l'oppression radicale de l'opposition et de la brutalité envers son propre peuple, il risque de passer le reste de sa vie à essayer d’éviter de rendre des comptes en s’accrochant au pouvoir, à un prix toujours plus élevé pour son propre pays, son propre peuple et, en fin de compte, pour lui-même.
1.4. Pour toutes ces raisons et d'autres encore, l'Assemblée estime que tout pays qui étend la limitation des mandats présidentiels au-delà des deux mandats habituels de quatre ou cinq ans s'écarte considérablement de la démocratie et de l'État de droit.
2. L'Assemblée note que Vladimir Poutine a exercé le pouvoir sans interruption en qualité de Président ou de Premier ministre depuis 2000 et que les modifications apportées à la Constitution russe adoptées en juillet 2020 lui permettent de rester président jusqu'en 2036, date à laquelle il aura 83 ans. La brutalité croissante de la répression des opposants internes et la guerre d'agression contre l'Ukraine montrent que le prix du manque de freins et contrepoids en Fédération de Russie est de plus en plus élevé.
3. L'Assemblée rappelle que la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a estimé, dans son avis intérimaire du 23 mars 2021, que la dérogation ad hominem à la limitation des mandats du Président en exercice de la Fédération de Russie est contraire à la fois au droit constitutionnel russe et aux principes du droit international.
3.1. Les modifications constitutionnelles concernées ont été adoptées dans le cadre d'une procédure accélérée ad hoc qui n'est pas prévue par la Constitution russe. La procédure normale de modification de la Constitution exige la convocation d'une assemblée constitutionnelle et l'adoption de lois d'amendement spécifiques pour les différents changements proposés, plutôt qu'un vote unique en bloc sur tous les amendements. Au lieu de cela, la loi d'amendement a instauré une nouvelle procédure ad hoc sui generis. Dans le cadre de cette procédure, le Président a demandé l'avis de la Cour constitutionnelle sur la compatibilité de la loi d'amendement avec la Constitution, avis qui a été rendu dans un délai de sept jours. Un vote unique ad hoc à l'échelle nationale a ensuite été organisé, qui n'a pas été soumis aux exigences procédurales rigoureuses applicables aux référendums.
3.2. L'Assemblée souscrit donc pleinement à la conclusion de la Commission de Venise, qui estime que la nouvelle procédure ad hoc utilisée pour amender la Constitution crée une tension évidente avec l’article 16 de la Constitution, qui préserve les «fondements solides du système constitutionnel de la Fédération de Russie».
3.3. L’Assemblée partage aussi pleinement l'avis de la Commission de Venise, pour qui «la décision de modifier ou de supprimer les limitations du mandat présidentiel doit faire l’objet d’un examen public poussé, puisqu’elle a un impact significatif sur le système politique, sur la stabilité du pays et sur la confiance envers le processus électoral. Sur le long terme, la réforme de ces dispositions peut avoir des effets sur la qualité de la démocratie, voire sur sa solidité. Un large consensus, ainsi que le respect des procédures constitutionnelles et légales, est crucial pour maintenir une démocratie forte et la confiance envers les institutions et les processus électoraux».
3.4. Elle est également d'accord avec la Commission de Venise pour dire que «dans la mesure où des amendements constitutionnels renforçant ou prolongeant le pouvoir des organes supérieurs de l’État sont proposés (...), ces amendements (s’ils sont promulgués) ne devraient prendre effet que pour les futurs détenteurs du pouvoir et non pour l’actuel».
3.5. L'Assemblée considère donc, compte tenu de la procédure accélérée suivie pour l'adoption des amendements concernés, du vote en bloc sur des questions très disparates, notamment la protection des droits sociaux, et du fait que le Président en exercice bénéficie lui-même de ces changements, que les normes internationales résumées par la Commission de Venise n'ont manifestement pas été respectées. L'abolition de la limitation des mandats présidentiels au profit de MM. Poutine et Medvedev porte ainsi atteinte non seulement à la Constitution russe, mais également à des principes bien établis du droit international.
4. Le pouvoir démesuré dont jouit le Président du fait de l'exercice extrêmement long de ses fonctions, auquel s'ajoute l'absence de freins et contrepoids tels qu'un parlement fort, un système judiciaire indépendant, des médias libres et une société civile dynamique, a transformé la Fédération de Russie en une dictature de fait.
5. Comme le montrent la guerre d'agression russe contre l'Ukraine et ses conséquences politiques et économiques, les dictatures constituent une menace pour la paix et la sécurité internationales et pour l’intégrité territoriale et l’indépendance politique de leurs voisins au sens de l’article 2 de la Charte des Nations Unies. Les dictatures détruisent aussi les droits fondamentaux et le bien-être social et économique de leur propre population. Il est donc dans l'intérêt avant tout du peuple russe, mais aussi de l'Europe et du monde entier, que la démocratie soit rétablie en Fédération de Russie.
6. L'Assemblée rappelle que tous les États parties au Statut de la Cour pénale internationale sont juridiquement tenus de procéder à l'arrestation de M. Poutine, s'il pénètre sur leur territoire, en vertu du mandat d'arrêt délivré par la Cour pénale internationale le 17 mars 2023.
7. L'Assemblée réitère enfin son soutien résolu à la création d'un tribunal pénal international ad hoc pour le crime d'agression, qui est indispensable pour obliger les dirigeants russes, notamment Vladimir Poutine, à rendre des comptes pour le crime initial qui a permis la commission de tous les autres crimes de guerre et crimes contre l'humanité, à savoir le déclenchement de la guerre d'agression contre l'Ukraine.
8. L'Assemblée estime que le tribunal pénal international ad hoc devrait enquêter sur tous les événements survenus sur le territoire ukrainien depuis février 2014, à commencer par l'annexion illégale de la Crimée, la guerre dans la région du Donbas et la destruction du vol MH17.

B. Exposé des motifs par M. Pieter Omtzigt, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. La proposition de résolution à l’origine du présent rapport, qui a été déposée le 27 janvier 2022, avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Fédération de Russie, a pour objet la légitimité et la légalité des amendements à la Constitution russe adoptés en juillet 2020, notamment une disposition ad hominem qui supprime la limitation des mandats présidentiels. Cette dérogation permet à M. Poutine, qui a exercé le pouvoir sans interruption en qualité de Président ou de Premier ministre depuis 2000, de rester président jusqu’en 2036, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de 83 ans.
2. Depuis le début de la guerre d’agression russe à grande échelle contre l’Ukraine le 24 février 2022, la question de la légitimité de l’éventuelle réélection du Président Poutine lors du prochain scrutin présidentiel en 2024 a pris une importance particulière. L’autorité de M. Poutine a déjà été mise en question, tant au niveau national qu’international, en raison de la décision juridiquement et moralement répréhensible de lancer une guerre d’agression contre l’Ukraine et de la mauvaise évaluation manifeste des risques encourus. Le Président Poutine et son cercle restreint, visiblement réticent pendant la retransmission à la télévision de la réunion du Conseil national de sécurité le 21 février 2022 
			(2) 
			<a href='http://www.en.kremlin.ru/events/president/news/67825'>Réunion
du Conseil de sécurité – Président de la Russie (kremlin.ru).</a>, ont clairement sous-estimé la résistance de la population de l’Ukraine et sa volonté de lutter pour son indépendance et l’existence même de son pays. Le Président Poutine a également sous-estimé la détermination des pays occidentaux à soutenir l’Ukraine en lui fournissant des armes et des munitions. En outre, les revers militaires subis jusqu’à présent par les forces russes face à des Ukrainiens largement désavantagés en armement ont montré à tous l’état de désorganisation et de corruption de l’armée russe. La rébellion des mercenaires du groupe Wagner a démontré la faiblesse du Président Poutine, même si son chef et son lieutenant principal ont entretemps péri dans le crash d’un avion.
3. Les membres du cercle rapproché du Président, qui sont conscients des menaces que les décisions relatives à l'agression contre l'Ukraine prises par ce dernier font peser sur leur pays, pourraient bien se prévaloir de l’illégalité des amendements à la Constitution russe adoptés en juillet 2020 – en particulier la dérogation à la limitation des mandats présidentiels qui permet à M. Poutine de se représenter à la présidence en 2024 et de rester potentiellement en fonction jusqu’en 2036 – afin de se débarrasser d’un dirigeant dont les actes menacent de plus en plus l’avenir de la Russie et les intérêts de ses élites. Cette motivation des éléments les plus rationnels du cercle restreint du pouvoir à se débarrasser du Président Poutine pourrait être renforcée par les projets de plus en plus marqués de la communauté internationale de création d'un tribunal international ad hoc pour le crime d'agression, afin de demander des comptes aux dirigeants politiques et militaires de la Fédération de Russie pour l’agression militaire non provoquée contre l’Ukraine 
			(3) 
			Voir Doc. 15689, «Questions
juridiques et violations des droits de l'homme liées à l’agression
de la Fédération de Russie contre l’Ukraine» et Doc. 15510, «L'agression
de la Fédération de Russie contre l'Ukraine: faire en sorte que
les auteurs de graves violations du droit international humanitaire
et d’autres crimes internationaux rendent des comptes».. Ceux qui contribuent à mettre fin à la guerre rendraient un grand service aussi bien à la Russie qu’à la paix et la sécurité internationales et pourraient s’attendre à être traités avec plus d’indulgence par le futur tribunal.
4. La reconnaissance internationale explicite de l’illégalité de ces amendements constitutionnels, qui pourraient en fait s’avérer être une sorte de «loi constitutionnelle inconstitutionnelle» (concept développé à l’origine par les cours constitutionnelles ou suprêmes des États-Unis, de l’Allemagne et de l’Autriche et reconnu dans de nombreux pays 
			(4) 
			Voir: <a href='https://lawliberty.org/unconstitutional-constitutional-amendments-democracy-originalism-progressivism/'>Amendements
constitutionnels anticonstitutionnels (lawliberty.org).</a>) délégitimerait davantage l’ambition de Vladimir Poutine de rester indéfiniment Président de la Fédération de Russie, si tant est qu’il puisse continuer de réprimer toute opposition politique sérieuse.
5. La question de la légitimité des amendements constitutionnels de juillet 2020 a déjà fait l’objet d’un avis de la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise). Je présenterai un résumé des principales conclusions au chapitre 2 du présent rapport. Dans le chapitre 3, j’examinerai la question plus générale de la nécessité de limiter les mandats dans les systèmes présidentiels, qui a fait l’objet d’une autre étude de la Commission de Venise. Il convient de noter que les deux études de la Commission de Venise ont été réalisées avant l’expulsion de la Russie du Conseil de l’Europe 
			(5) 
			«Avis intérimaire sur
les amendements constitutionnels et la procédure pour leur adoption»,
CDL-AD(2021)005 adopté par la Commission de Venise, à sa 126e session
plénière (19-20 mars 2021); voir également Étude n° 908/2017, CDL-AD(2018)010
«Rapport sur les limitations de mandat – Partie I – Présidents (adopté
à la 114ème Session Plénière, 16-17 mars 2018)..

2. Avis intérimaire de la Commission de Venise du 23 mars 2021

6. L’avis en question a été demandé en mai 2020 par la Commission pour le respect des obligations et engagements des États membres du Conseil de l'Europe (commission de suivi) de l’Assemblée dans le cadre de ses travaux sur la Fédération de Russie. Il devait compléter l’avis antérieur demandé par la commission des questions juridiques et des droits de l’homme sur les amendements aux articles 79 et 125 de la Constitution russe (Avis CDL-AD(2020)009, adopté le 18 juin 2020). Cette demande, formulée dans le cadre des travaux de la commission sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, se limitait aux amendements (alors en projet) à la Constitution relatifs à l’exécution, par la Fédération de Russie, des arrêts de la Cour.
7. La Commission de Venise avait bénéficié, à l’époque, de la pleine coopération des autorités russes compétentes, notamment de la Cour constitutionnelle, du ministère de la Justice et du parlement.
8. L’avis n’examinait et n’évaluait que les modifications constitutionnelles elles-mêmes et la procédure suivie pour leur adoption et non la législation prévue pour leur application, qui était alors encore en préparation – d’où son nom d’«avis intérimaire». L’offre de la Commission de Venise d’aider les autorités russes à rédiger la législation d’application (voir paragraphe 189 de l’avis) n’a pas été acceptée.
9. La Commission de Venise critique vivement tant la procédure d’adoption des amendements que leur contenu.

2.1. Questions de procédure

10. En ce qui concerne la procédure appliquée pour l’adoption des amendements constitutionnels, la Commission de Venise estime que, compte tenu de leur importance et de leur impact, il aurait fallu appliquer la procédure normale réservée aux amendements constitutionnels. Cette procédure (définie dans la loi sur la procédure d’adoption et d’entrée en vigueur des amendements à la Constitution de la Fédération de Russie de 1998) exige notamment la convocation d’une Assemblée constitutionnelle et l’adoption de lois d'amendement spécifiques aux différentes modifications proposées, plutôt qu’un seul vote en bloc sur tous les amendements. Au lieu de cela, la loi d’amendement a mis en place une nouvelle procédure ad hoc en trois étapes. La première étape, la rédaction des amendements et leur adoption par les deux chambres du parlement et les entités constituantes de la Fédération, a suivi la procédure normale d’amendement constitutionnel, jusqu’à l’entrée en vigueur de l’article 3 de la loi d’amendement. Dans la deuxième étape, à partir de l’entrée en vigueur dudit article 3, une procédure sui generis établie par ce même article a été enclenchée. Dans le cadre de cette procédure, le Président demande l’avis de la Cour constitutionnelle sur la compatibilité des amendements avec les chapitres 1, 2 et 9 de la Constitution et sur la compatibilité avec la Constitution de la procédure d’entrée en vigueur de l’article 1 de la loi d’amendement (qui énumère les amendements substantiels à la Constitution). La Cour constitutionnelle était tenue de rendre ses conclusions dans un délai de sept jours. Une fois l’avis de la Cour constitutionnelle rendu, l’article 2 de la loi d’amendement est entré en vigueur, et la troisième étape, régie par les articles 2 et 3 de la loi d’amendement qui prévoyaient les dispositions du vote ad hoc à l’échelle nationale, a été lancée – un seul vote en bloc sur tous les amendements, qui, de surcroît, n’était pas soumis aux exigences procédurales rigoureuses applicables aux référendums.
11. La Commission de Venise a noté:
«que le vote ad hoc à l’échelle nationale était soumis à des règles beaucoup moins élaborées et détaillées que ne l’aurait été un référendum. Il en a résulté une réduction substantielle des garanties procédurales, qui sont notamment destinées à assurer un certain équilibre dans la manière dont les questions sont présentées, et donc à accroître la légitimité du résultat du référendum. La loi constitutionnelle fédérale sur les référendums aurait exigé un temps d’antenne suffisant également pour les opposants aux amendements (article 59, (9)). L’article 60 (5) de cette loi aurait obligé les institutions de l’État à rester neutres. L’article 2 de la loi d’amendement établissant les règles ad hoc pour le vote panrusse garantit un temps d’antenne à la seule Commission électorale centrale et ne contient aucune disposition sur la neutralité des organes d’État.»
«qu’en vertu de l’État de droit, il est inapproprié d’introduire un nouveau type de référendum pour une révision particulière de la Constitution. Même si le vote panrusse n’a pas remplacé le vote de l’Assemblée et des sujets de la Fédération, la Commission rappelle que, comme l’indiquent les Lignes directrices révisées 2020 sur la tenue des référendums, “les référendums ne peuvent être organisés si la Constitution ou une loi conforme à la Constitution ne le prévoit pas, par exemple lorsque le texte soumis à référendum relève de la compétence exclusive du Parlement

			(6) 
			CDL-AD(2021)005 op.
cit., paragraphes 31 et 32.

«[L]a loi d’amendement a également dérogé à l’article 2 (2) de la loi fédérale N 33-FZ de 1998 sur la procédure d’adoption et d’entrée en vigueur des amendements à la Constitution de la Fédération de Russie, qui prévoit qu’il doit y avoir des lois modificatives spécifiques sur des sujets interdépendants, plutôt qu’un seul vote en bloc sur tous les amendements. Les commentaires [note de l’auteur: par la partie russe] insistent sur le fait que les amendements sont tous liés les uns aux autres et que la condition de la loi fédérale N 33-FZ est donc remplie. La Commission de Venise ne peut pas suivre cet argument car les amendements couvrent un très large éventail de questions.»

			(7) 
			Ibid., paragraphe 34.

12. De plus, selon la Commission de Venise, la loi d’amendement contredit l’article 135 de la Constitution russe dans la mesure où les conclusions de la Cour constitutionnelle et le vote panrusse prévu aux articles 2 et 3 n’étaient, en fait, pas pertinents pour l’entrée en vigueur des amendements après leur adoption par les deux chambres du Parlement et les entités constitutives de la Fédération 
			(8) 
			Ibid.,
paragraphes 23, 35 et 37..
13. Je tiens à souligner que la rapidité avec laquelle ces amendements ont été adoptés est également tout à fait extraordinaire: dans un discours prononcé le 15 janvier 2020, le Président Poutine a proposé de modifier diverses dispositions de la Constitution de 1993. Par décret du même jour, il a créé un groupe de travail chargé d’élaborer des propositions d’amendements. Le 20 janvier 2020, il a soumis à la Douma d’État le projet de loi d’amendement. Trois jours plus tard, le projet a été adopté en première lecture. Le 2 mars 2020, M. Poutine a proposé des amendements supplémentaires à la Constitution. Le projet, avec ces nouveaux amendements, a été examiné en deuxième et troisième lectures à la Douma d’État les 10 et 11 mars 2020 respectivement, puis a été approuvé par le Conseil de la Fédération de Russie le 11 mars et par les conseils législatifs de tous les sujets fédéraux de la Fédération de Russie les 12 et 13 mars. Le 14 mars 2020, il a été promulgué par le Président et publié. Le même jour, M. Poutine a demandé à la Cour constitutionnelle de la Fédération de Russie de vérifier la compatibilité de la loi d’amendement avec la Constitution, ce que la Cour constitutionnelle a confirmé le 16 mars 2020. Le vote populaire était initialement prévu le 22 avril 2020. Après un report dû à la pandémie de covid-19, ce vote a eu lieu du 25 juin au 1er juillet 2020. Une seule et unique question était posée aux électeurs: «Approuvez-vous les amendements à la Constitution de la Fédération de Russie?», ce qui ne leur donnait pas la possibilité de s’exprimer différemment sur des points aussi disparates que la reconnaissance constitutionnelle des droits sociaux, l’interdiction du mariage homosexuel et la disposition ad hominem permettant au Président de déroger à la limitation constitutionnelle du nombre de mandats présidentiels.
14. En ce qui concerne la procédure suivie pour l’adoption des amendements constitutionnels, la Commission de Venise a donc conclu:
«[qu’]au vu des sujets abordés, une Assemblée constitutionnelle aurait dû être convoquée en vertu de l’article 135. Comme une Assemblée constitutionnelle n’a pas été convoquée, les amendements à la Constitution ont été adoptés, selon l’article 136, après son adoption par le Parlement et les sujets de la Fédération. Après ces deux étapes, les amendements devaient entrer en vigueur conformément à l’article 136. Un résultat négatif des étapes supplémentaires, c’est-à-dire le contrôle par la Cour constitutionnelle et le vote panrusse, ne pouvait pas empêcher l’entrée en vigueur des amendements. La procédure utilisée pour amender la Constitution crée une tension évidente avec l’article 16 de la Constitution, qui préserve les "fondements solides du système constitutionnel de la Fédération de Russie".»

			(9) 
			Ibid., paragraphe 37.

2.2. Questions de fond

15. Les modifications substantielles adoptées en application de la nouvelle procédure décrite ci-dessus concernent les domaines suivants, énumérés dans l’ordre où ils apparaissent dans le rapport explicatif de la loi d’amendement:
  • la position des candidats/titulaires de fonctions;
  • la structure des organes de l’État, leurs compétences et leurs relations mutuelles;
  • la protection des droits sociaux;
  • les valeurs fondamentales de l’État;
  • la relation entre le droit national russe et le droit international.
16. Compte tenu du sujet du présent rapport et du fait que le dernier point (la relation entre le droit national russe et le droit international) a déjà été traité dans l’avis de la Commission de Venise adopté le 18 juin 2020 sur le projet d’amendement à la Constitution relatifs à l’exécution en Fédération de Russie des décisions de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(10) 
			Avis No. 981/2020, <a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD(2020)009-f)'>CDL-AD(2020)009</a>, Avis sur le projet d’amendements à la Constitution
(tel que signé par le Président de la Fédération de Russie le 14
mars 2020) relatifs à l’exécution en Fédération de Russie des décisions
de la Cour européenne des droits de l’homme, adopté par la Commission
de Venise le 18 juin 2020 par procédure écrite en remplacement de
la 123e session plénière., de même que dans le dernier rapport de l’Assemblée sur la mise en œuvre des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme 
			(11) 
			Doc. 15123, «Mise en œuvre des arrêts de la
Cour européenne des droits de l’homme»., je me limiterai à évaluer la première question de fond, à savoir la position des candidats et des titulaires de fonctions, ou plus précisément la dérogation ad hominem à la limitation constitutionnelle du mandat du Président Poutine.
17. Le nouveau libellé de l’article 81 (3), interdit à une personne d’exercer la fonction de président pendant plus de deux mandats. Mais cette limitation ne s’applique pas aux présidents actuels ou anciens, c’est-à-dire (bien qu’ils ne soient pas nommés expressément) à MM. Poutine et Medvedev. Selon l’article 81 (3.1), cette disposition «s’applique à la personne occupant et (ou) ayant occupé la fonction de Président de la Fédération de Russie, sans tenir compte du nombre de mandats qu’elle exerce ou qu’elle a accompli avant l’entrée en vigueur des amendements correspondants à la Constitution de la Fédération de Russie et n’exclut pas pour lui la possibilité d’occuper la fonction de Président de la Fédération de Russie pour les mandats autorisés par cette disposition».
18. Comme le souligne la Commission de Venise, «cette disposition crée une exception pour les titulaires actuels et précédents de la fonction, qui peuvent se présenter pour deux nouveaux mandats, quel que soit le nombre de leurs mandats passés. Comme cette disposition s'applique à deux personnes spécifiques, il s'agit d'un amendement constitutionnel ad hominem».
19. Il convient de noter que sans cet amendement, M. Poutine ne serait pas en mesure, en 2024, de briguer un nouveau mandat présidentiel de six ans, la Constitution russe limitant la présidence à deux mandats consécutifs. M. Poutine a effectué deux mandats consécutifs de 4 ans entre 2000 et 2008 et aura accompli deux mandats consécutifs de 6 ans entre 2012 et 2024.

3. Importance des limitations des mandats présidentiels pour la sauvegarde de la démocratie

20. Dans son avis intérimaire de 2021, la Commission de Venise renvoie à ses travaux antérieurs sur la relation entre les limitations de mandat et la démocratie 
			(12) 
			CDL-AD(2021)005 op.
cit., paragraphe 49.. Elle souligne que la limitation du mandat de président d’un pays à un seul mandat avec le droit à une seule réélection est une pratique courante. Dans la plupart des cas (par exemple, en Finlande, en France, en Lettonie, en Lituanie, en Roumanie, en République slovaque et en République tchèque), il est interdit de briguer plus de deux mandats consécutifs; dans certains pays (par exemple, en Allemagne, en Autriche, en Bulgarie et en Pologne), à cette règle s’ajoute celle de l’exclusion d’un mandat supplémentaire non consécutif. Dans certains pays, toute réélection est exclue (par exemple, le Mexique, la République de Corée et la Suisse).
21. Dans son rapport de 2018 sur les limitations de mandat 
			(13) 
			CDL-AD(2018)010 op.
cit., la Commission de Venise soulignait que:
«[L]es limitations du mandat présidentiel sont courantes dans les systèmes présidentiels et semi-présidentiels et existent également dans les systèmes parlementaires (que le président soit élu au suffrage direct ou indirect); dans ces derniers, il n’y a pas de limitation au mandat des premiers ministres, qui contrairement aux présidents peuvent être à tout moment destitués par le parlement. Dans les systèmes présidentiels et semi-présidentiels, les limitations au mandat présidentiel constituent donc une sauvegarde contre le risque d’abus de pouvoir par le chef de l’exécutif. Elles visent de ce fait au but légitime de protéger les droits de l’homme, la démocratie et la prééminence du droit.» 
			(14) 
			Ibid., paragraphe 120.
22. Je ne peux qu’être d’accord avec la Commission de Venise lorsqu’elle constatait:
«[qu’]il y a de bonnes raisons pour lesquelles les systèmes présidentiels contiennent des limites strictes au mandat. Dans un système présidentiel qui accorde d’importants pouvoirs exécutifs au président, plus le titulaire reste longtemps en fonction, plus son pouvoir est cimenté.» 
			(15) 
			CDL-AD(2021)005 op.
cit., paragraphe 51.
«[que] les limitations de mandat visent à éviter qu’une démocratie ne devienne une dictature de fait. Elles peuvent même renforcer la société démocratique, puisqu’elles imposent la logique de la transition politique comme un événement prévisible dans les affaires publiques. Elles peuvent constituer «un important rempart contre les scénarios dans lesquels le vainqueur d’une élection emporte toute la mise». Elles entretiennent aussi dans les partis d’opposition l’espoir d’accéder prochainement au pouvoir à travers des procédures institutionnalisées, et réduisent donc l’incitation à tenter un coup d’État. Ainsi, les limitations de mandat visent à protéger les droits de l’homme, la démocratie et la prééminence du droit, qui sont des buts légitimes au sens des normes internationales.» 
			(16) 
			CDL-AD(2018)010 op.
cit., paragraphe 93.
«[et qu’]au vu de l’analyse comparative des constitutions des 58 pays étudiés, la suppression des limites à la réélection présidentielle marque un recul en termes de réalisation démocratique, du moins dans les systèmes présidentiels ou semi-présidentiels. En éliminant un important rempart contre les concentrations excessives de pouvoir, la suppression des limitations de mandat risque aussi de saper divers aspects du droit de participer à la vie publique.» 
			(17) 
			Ibid., paragraphe 101
(avec d’autres références à des documents antérieurs de la Commission
de Venise).
23. De manière importante, et particulièrement pertinente dans le cas présent, la Commission de Venise soulignait que:
«dans la mesure où des amendements constitutionnels renforçant ou prolongeant le pouvoir des organes supérieurs de l’État sont proposés, ces amendements (s’ils sont promulgués) ne devraient prendre effet que pour les futurs détenteurs du pouvoir et non pour l’actuel.» 
			(18) 
			Ibid., paragraphes 124
et 128; voir également ibid., paragraphe 110 (avec d’autres références
aux avis précédents).
24. Comme nous l’avons vu plus haut (paragraphe 17), la loi d’amendement, tout en introduisant une limitation à deux mandats, crée une exception pour les titulaires actuels et précédents de la fonction, qui peuvent se présenter pour deux nouveaux mandats, quel que soit le nombre de leurs mandats passés. Comme cette disposition s'applique à deux personnes spécifiques, il s'agit d'un amendement constitutionnel ad hominem.
25. Les autorités russes, dans leurs réponses à la Commission de Venise, résumées dans l’avis intérimaire de 2021, soulignaient que la suppression des limitations de mandat avait été adoptée par l’Assemblée fédérale, approuvée par toutes les entités constitutives de la Fédération de Russie et approuvée par le peuple souverain lors d'un vote national. Décompter les mandats du Président actuel et du Président précédent reviendrait à appliquer la limitation des mandats de manière rétroactive. Une réélection du Président actuel ou du Président précédent dépendra de la volonté des citoyens telle qu’elle s'exprimera lors d'élections au suffrage direct. Les autorités russes ont insisté sur le fait que le principe constitutionnel de la démocratie implique la possibilité pour le peuple d’exercer le droit d’élire, lors d’élections libres, la personne qu’il juge la plus digne d’occuper le poste de chef de l’État et que la participation d’un président sortant ne préjuge en rien d’une victoire électorale. Elles considéraient également que les amendements entraînent une redistribution de l’autorité publique entre les différentes branches du pouvoir, en particulier du président vers le parlement. Ces changements significatifs justifient une règle transitoire de non-prise en compte des mandats présidentiels antérieurs aux amendements. La Constitution offre des garanties suffisantes de parlementarisme, de multipartisme, de présence d’une concurrence politique, de séparation des pouvoirs et de respect des droits et libertés assuré par une justice indépendante, y compris par le biais de procédures constitutionnelles. Les autorités russes ont enfin fait remarquer que les dirigeants d’autres pays (par exemple, la Chancelière allemande Merkel, le Président finlandais Kekkonen et le Premier ministre luxembourgeois Juncker) ont exercé leurs fonctions pendant de très longues périodes.
26. Dans son rapport 2018 sur les limitations de mandat, la Commission de Venise soulignait que, dans ses États membres:
«les limitations de mandat ne s’appliquent pas au chef du gouvernement (habituellement le premier ministre): techniquement, ce dernier peut être destitué à tout moment, tandis que les systèmes présidentiels prévoient des procédures de destitution rigides et exceptionnelles. Par conséquent, le risque d’abus de pouvoir par le chef de l’exécutif est plus grand dans les régimes présidentiels que dans les régimes parlementaires.» 
			(19) 
			Ibid., paragraphe 92.
27. Même les longs mandats des Premiers ministres dans des systèmes parlementaires tels que l’Allemagne (chanceliers Merkel et Kohl) ou le Luxembourg (M. Juncker) sont loin d’atteindre la durée potentielle du mandat de M. Poutine, de 2000 à (selon les nouvelles règles) 2036, avec seulement une courte interruption entre 2008 et 2012, lorsque M. Medvedev était Président et M. Poutine, Premier ministre. En revanche, la présidence de 16 ans du Président Franklin D. Roosevelt, qui a remporté quatre élections présidentielles américaines consécutives, a donné lieu à la mise en place d'une limite de deux mandats aux États-Unis d'Amérique. De même, la Finlande a instauré une limite de deux mandats présidentiels de six ans dans les années 1990.
28. L’argument des autorités russes selon lequel les amendements constitutionnels ont apporté des changements si importants dans la redistribution des compétences du président vers le parlement qu’ils sont susceptibles de justifier une suppression des limitations de mandat en faveur du Président sortant ne semble pas non plus convaincant. L’emprisonnement ou l’exil forcé de tous les hommes politiques restants qui s’opposent réellement au régime en place sont suffisamment éloquents. L’Assemblée a déjà étudié le cas d’Alexeï Navalny et d’autres prisonniers politiques et se penche maintenant sur le sort de Vladimir Kara-Murza. Même les institutions les plus prestigieuses de la société civile, dont Memorial et le Groupe Helsinki de Moscou, ont été dissoutes, et leurs militants se trouvent en prison ou en exil. En outre, depuis le début de l’agression russe contre l’Ukraine, la Douma d’État et le Conseil de la Fédération n’ont absolument pas réussi à obliger le Président et son entourage à rendre des comptes, de quelque manière que ce soit.
29. Enfin, l’affirmation des autorités, faite en 2021, selon laquelle la Constitution russe offre des garanties suffisantes «de parlementarisme, de multipartisme, de présence d’une concurrence politique, de séparation des pouvoirs et de respect des droits et libertés assuré par une justice indépendante», n’est qu’une moquerie au vu du durcissement du régime vers l’autoritarisme, qui n’a fait que s’intensifier depuis lors.
30. Il est intéressant de noter que le rapport de 2018 sur les limitations de mandat se fonde sur une perspective différente de celle qui fonde l’avis intérimaire de 2021. Cependant, la Commission de Venise arrive au même résultat, qu’elle considère la question sous l’une ou sous l’autre perspective.
31. Le rapport de 2018 a été établi à la demande du Secrétaire général de l’Organisation des États américains, qui souhaitait que la Commission de Venise entreprenne une étude sur le droit à la réélection, afin de répondre à quatre questions en particulier:
  • Les droits de l’homme englobent-ils le droit à la réélection? Dans l’affirmative, quelles sont les limites de ce droit?
  • Les limitations de mandat restreignent-elles les droits de l’homme et les droits politiques des candidats à l’élection?
  • Les limitations de mandat restreignent-elles les droits de l’homme et les droits politiques des électeurs?
  • Quelle est la meilleure manière de modifier les limitations de mandat dans un État constitutionnel?
32. En revanche, l’avis intérimaire de 2021 a été élaboré à la demande de la commission de suivi de l’Assemblée, préoccupée par la dérogation ad hominem à la limitation du mandat présidentiel en Fédération de Russie, tout comme les auteurs de la proposition de résolution à l’origine du présent rapport.
33. Dans son rapport de 2018 (paragraphes 94 et 95), la Commission de Venise reconnaissait que:
«dans les démocraties modernes, la souveraineté d’une nation est exercée par le peuple. Toute autorité de l’État doit émaner du peuple. Nul ne peut donc se prétendre habilité à se représenter après un premier mandat si la constitution l’interdit. La restriction du droit d’éligibilité dérive d’un choix souverain du peuple, visant aux buts d’intérêt général susmentionnés, qui prévalent sur les droits du président en exercice. [...] Pour les raisons susmentionnées, il est évident que la limitation des mandats présidentiels en vue de la préservation de la démocratie, valeur fondamentale du Conseil de l’Europe avec les droits de l’homme et la prééminence du droit, ne constitue pas une discrimination au sens de l’article 1 du Protocole n° 12. Les limitations des mandats présidentiels visant à asseoir la démocratie, c’est-à-dire le but même des droits électoraux, ne sont pas non plus discriminatoires ou déraisonnables au sens de l’article 25 du PIDCP. Les limitations de mandat ne font pas partie des cas de discrimination énoncés dans les traités internationaux. Toutefois, elles doivent être neutres et non imposées ou supprimées en vue d’interrompre prématurément le mandat d’une personne ou d’assurer le maintien en fonctions d’un responsable en exercice (par la levée des limitations à son mandat). Le risque peut être évité si de tels changements ne bénéficient pas au titulaire de la fonction concernée.»
34. Que ce soit du point de vue du président sortant qui souhaite briguer un mandat supplémentaire ou de celui des défenseurs de la démocratie qui s’inquiètent du pouvoir écrasant de l’exécutif, il est évident que toute modification des limitations du mandat présidentiel doit être soigneusement examinée par la société dans son ensemble. Pour reprendre les termes de la Commission de Venise:
«la décision de modifier ou de supprimer les limitations du mandat présidentiel doit faire l’objet d’un examen public poussé, puisqu’elle a un impact significatif sur le système politique, sur la stabilité du pays et sur la confiance envers le processus électoral. Sur le long terme, la réforme de ces dispositions peut avoir des effets sur la qualité de la démocratie, voire sur sa solidité. Un large consensus, ainsi que le respect des procédures constitutionnelles et légales, est crucial pour maintenir une démocratie forte et la confiance envers les institutions et les processus électoraux.» 
			(20) 
			Ibid.,
paragraphe 109.
35. Compte tenu de la procédure rapide suivie pour l’adoption des amendements en question et du traitement et du vote conjoints de questions très disparates (voir paragraphe 13 ci-dessus), cette condition n’a évidemment pas été remplie en l’espèce.

4. Audition de la présidente et de la secrétaire de la Commission de Venise en avril 2023

36. Comme une visite en Fédération de Russie n'était manifestement pas envisageable et que la Commission de Venise elle-même était confrontée au refus des autorités russes de coopérer à la poursuite de ses travaux sur ce sujet, j'ai organisé une audition devant la commission des questions juridiques et des droits de l'homme lors de sa réunion d'avril 2023 avec la participation de la Présidente de la Commission de Venise, Mme Claire Bazy Malaurie, et de la Secrétaire de la Commission de Venise, Mme Simona Granata-Menghini. A ma demande, elles ont également présenté les positions et arguments avancés par les autorités russes alors que ces dernières coopéraient encore à l'élaboration de l'avis intérimaire.
37. Mme Bazy Malaurie a relevé qu'à chaque fois que la Commission de Venise avait travaillé avec la Russie, elle s'était heurtée à des experts en droit qui, dans la tradition sophiste, sont très doués pour saper les notions largement admises comme des normes de base par les juristes. Dans son avis intérimaire de 2021, la Commission de Venise a soigneusement rassemblé les réponses précises qu'elle avait obtenues lors de ses échanges avec les autorités russes et les experts juridiques et parlementaires russes. Ces réponses ont montré que les autorités russes étaient fondamentalement en désaccord avec l'approche adoptée par la Commission de Venise, qui veut que la Constitution fixe les principes fondamentaux de la séparation des pouvoirs. Sur le plan procédural, les amendements ont été adoptés selon une procédure que la Constitution ne prévoit pas, notamment le «vote populaire», qui ne correspond pas à un référendum en bonne et due forme. Mme Bazy Malaurie a expliqué qu'à sa grande surprise, en matière de séparation des pouvoirs, les réponses des autorités ont montré qu'en Russie le Président n'est pas réputé appartenir à l'un des trois pouvoirs, malgré les pouvoirs exécutifs étendus de ce dernier et de l'administration présidentielle, qui devraient être contrebalancés par un autre pouvoir. Le Président peut passer outre la Douma lorsqu'il nomme le Premier ministre, et le «système de multipartisme» et «l'indépendance du pouvoir judiciaire» évoqués par les interlocuteurs russes n'existent tout simplement pas. Le Président a même le droit de révoquer les juges de la Cour constitutionnelle lorsqu'ils font preuve d'un «manque de dignité» dans l'exercice de leurs fonctions. Mme Bazy Malaurie a indiqué que la Commission de Venise n'avait jamais reçu d'explications sur la définition de la «dignité» ou du «manque de dignité», ni sur ce qui pourrait entraîner la révocation d'un juge. Elle a ajouté que le Conseil de la Fédération avait été légèrement renforcé par les amendements, mais qu'en même temps sa composition était devenue plus «centralisée», en raison de la possibilité donnée au Président de nommer de nouveaux membres à vie. Une fois que le Président cesse ses fonctions, il devient automatiquement membre du Conseil de la Fédération et bénéficie d'un régime d'immunité très spécial, à vie.
38. Mme Granata-Menghini a rappelé que la Commission de Venise avait déjà abordé la question de la limitation des mandats dans d'autres constitutions, dans le cadre de l'équilibre des pouvoirs. Le fait de disposer d'un pouvoir excessif et de rester trop longtemps au pouvoir entraîne une distorsion du pluralisme politique, de l'équilibre des pouvoirs et l'absence de conditions équitables pour le déroulement des élections. À l'inverse, une étude commandée par l'Organisation des États américains a cherché à déterminer si la limitation des mandats constituait une ingérence excessive dans les droits de l'homme que sont le droit de vote, le droit d'élire et le droit d'être élu. La Cour européenne des droits de l’homme a souligné l'importance de la non-discrimination à ce propos, comme dans l'affaire Sejdić et Finci sur les élections en Bosnie-Herzégovine. La Commission de Venise n'a pas trouvé trace d'un «droit à être réélu» ou à se présenter à une réélection; dans le choix d’un système électoral particulier ou d’une limitation des mandats dans la Constitution, le peuple est souverain. Les Constitutions présentent des modalités différentes (par exemple, un nombre maximum de mandats consécutifs, un nombre maximum d'années au pouvoir). S'agissant de la violation des droits des électeurs lorsqu'ils ne peuvent pas choisir de maintenir en fonction un président aussi longtemps qu'ils le souhaiteraient, Mme Granata-Menghini a indiqué que le droit de participer à des élections véritablement libres et équitables pouvait être compromis par des limites de mandat excessivement larges, lorsque le président est au pouvoir depuis si longtemps qu'il procède à de nombreuses nominations qui portent atteinte à «l'indépendance» d'autres organes de l'État. La Commission de Venise ne souscrit donc pas à la pratique de certaines cours constitutionnelles d'Amérique latine, qui ont estimé que certaines dispositions constitutionnelles relatives à la limitation du nombre de mandats étaient contraires aux normes internationales. Toute modification constitutionnelle nécessite un large consensus, de vastes consultations et le respect total de la procédure de modification. Les règles ne peuvent être modifiées de manière ad hoc, ad personam ou à la hâte. Les juridictions constitutionnelles devraient avoir le pouvoir de contrôler la procédure suivie pour l'adoption des amendements constitutionnels. Si les juridictions doivent contrôler la teneur des amendements, cette compétence doit être clairement définie à l'avance. Enfin, les référendums tendent, dans une certaine mesure, à conférer une plus grande légitimité à une réforme. Mais ils peuvent aussi être utilisés pour contourner le parlement et la procédure prescrite par la Constitution. Les référendums doivent obéir à des règles et à des normes strictes. La Fédération de Russie, en revanche, a eu recours à une procédure beaucoup plus simple, qui offrait davantage de possibilités de mener une campagne unilatérale. La limitation des mandats implique également que leur titulaire peut éventuellement être amené à rendre des comptes: il en est conscient et agit en conséquence. Par conséquent, l'extension de l'immunité au-delà de la limitation des mandats va à l'encontre de l'objectif même d'une limitation prévue par la Constitution.
39. En réponse à ce débat, Mme Bazy Malaurie a confirmé que le Président russe jouissait d'une immunité totale en droit russe. Une fois qu'il ne sera plus président, il sera membre du Conseil de la Fédération et, en tant que tel, continuera à bénéficier d'une immunité de fonction. Il jouira toujours, en fait et en droit, d'une immunité de fonction et d'une immunité personnelle. Cette immunité ne peut être remise en cause en vertu des amendements adoptés, qui interdisent toute procédure à l'encontre d'un président ou d'un ancien président. Elle a également attiré l'attention sur une autre nouvelle disposition de la Constitution russe, qui prévoit de «soutenir» la population et la culture russes.

5. Conclusions

40. Les limitations de mandat servent à contrôler ceux qui pourraient être tentés d'utiliser leur pouvoir présidentiel pour limiter toute opposition, et elles préservent les freins et contrepoids qui s'érodent au fil du temps lorsque les présidents sont peu à peu coupés de toute voix critique. Les présidents qui savent que leur mandat est limité et qui souhaitent vraisemblablement demeurer le reste de leur vie dans leur pays d’origine sont incités à ne pas recourir à une force excessive contre leurs opposants politiques, car ils savent qu’un jour l’un d’entre eux pourrait leur succéder à l’issue d’une élection et qu’ils ne seront plus en mesure d’exercer le pouvoir politique pour se protéger des conséquences de leurs agissements 
			(21) 
			Le
meurtre de Boris Nemtsov, principal prétendant à la succession du
Président Poutine, pourrait bien en être l'illustration. Comme le
montre le rapport de notre collègue Emanuelis Zingeris, ce meurtre,
perpétré sous les murs du Kremlin, aurait pu ne jamais se produire,
et encore moins rester non élucidé, si le système de prévention,
d’enquête et de poursuite des crimes avait pu fonctionner normalement
(voir Doc. 14902, «Faire la
lumière sur le meurtre de Boris Nemtsov»)..
41. C’est pourquoi je suis convaincu que les limitations de mandat présidentiel sont non seulement légitimes en démocratie (du point de vue des droits du dirigeant) mais aussi nécessaires pour préserver les droits du peuple. La limitation des mandats a pour effet d'inciter le président, surtout s'il s'agit de son dernier mandat, à se préoccuper des défis auxquels le pays est confronté, à assurer sa place dans l'histoire et à aider ses alliés politiques à conserver la confiance de la population, plutôt qu'à réprimer brutalement l'opposition.
42. Il convient de noter qu'une fois qu'un président s'est engagé sur la voie de l'oppression radicale de l'opposition et de la brutalité envers son propre peuple, il sait qu'il ne peut plus faire marche-arrière. En renonçant à ses fonctions, il risque d’être tenu responsable pour ses méfaits; pour éviter cette situation, il cherchera jusqu'à la fin de sa vie à s'accrocher à ses fonctions à un prix toujours plus élevé pour son propre pays, son propre peuple et, en fin de compte, pour lui-même.
43. C'est pourquoi un pays qui franchit un grand pas pour étendre la limitation des mandats au-delà de deux mandats s'écarte tout autant de la démocratie et de l'État de droit. D'autres États, notamment des États membres du Conseil de l'Europe, ont été trop lents à réaliser les dangers de ces modifications constitutionnelles et ont accepté trop rapidement le résultat d'une procédure profondément viciée, en particulier le «vote populaire».
44. Un président et ses alliés politiques disposent généralement d’un pouvoir considérable pour nommer leurs partisans à des postes élevés de l’État, qu’il s’agisse des plus hautes juridictions, de la commission électorale, de la Cour des comptes, des forces armées, de la Banque centrale ou d’autres institutions. Ces institutions étatiques ont pour fonction de contrôler les pouvoirs présidentiels. Ces freins et contrepoids ont tendance à s’éroder au fil du temps lorsqu’un président reste en fonction, car il nomme ses amis et alliés à ces postes clés. Les voix dissidentes disparaissent elles aussi de son cercle restreint. Le président fait parfois lui-même les frais de ces dérives, étant donné que le système de freins et de contrepoids existe pour éviter les erreurs à grande échelle. C'est malheureusement ce qu'on observe en Russie: le Président Poutine n'a manifestement plus reçu d'informations et de conseils fiables sur la puissance effective des forces armées russes et sur la volonté (et la capacité) de résistance du peuple ukrainien, sans parler des aspects juridiques et moraux du déclenchement d'une guerre d'agression, lorsqu'il a décidé d'envahir l'Ukraine. C'est exactement le type d'erreur et de crime à grande échelle que le système d'équilibre des pouvoirs est censé prévenir.
45. Dans le projet de résolution, j'ai résumé les principales conclusions de ce rapport de manière à adresser un signal fort à la communauté internationale et à la société russe, qui doivent comprendre que la dérogation à la limitation des mandats présidentiels en faveur du Président Poutine n'est ni légitime, ni même conforme à la Constitution russe, et n'est pas davantage conforme aux normes internationales conçues pour protéger les freins et contrepoids destinés à empêcher le basculement dans la dictature, avec toutes les conséquences néfastes que cette situation peut avoir pour la Russie et ses voisins.
46. Quant aux conséquences que doivent entraîner ces conclusions, l’Assemblée pourrait envisager, tout d'abord, d’inviter les organes constitutionnels russes compétents, à savoir la Douma d'État, le Conseil de la Fédération et la Cour constitutionnelle, à revenir sur la dérogation ad personam à la limitation des mandats présidentiels en faveur de M. Poutine et de M. Medvedev. Deuxièmement, l'Assemblée pourrait souhaiter inviter la communauté internationale dans son ensemble à réduire au minimum les contacts avec M. Poutine, qui devraient être limités à ceux qui sont inévitables pour des raisons humanitaires et dans la poursuite de la paix. Cette recommandation devrait s'appliquer, en particulier, après l'expiration de son mandat actuel en 2024. Troisièmement, l'Assemblée devrait rappeler que tous les États parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale sont juridiquement tenus de procéder à l'arrestation de M. Poutine, s'il pénétrait sur leur territoire, en vertu du mandat d'arrêt délivré par la Cour pénale internationale le 17 mars 2023. Ce mandat d'arrêt se fonde sur les crimes de guerre que M. Poutine aurait commis en supervisant la déportation vers la Russie d'un grand nombre d'enfants ukrainiens des zones temporairement occupées de l'Ukraine. Enfin, l'Assemblée devrait saisir cette occasion pour réitérer son soutien à la création d'un tribunal pénal international ad hoc pour le crime d'agression et se féliciter des progrès réalisés à cet égard. Un tel tribunal devrait avoir la possibilité d'enquêter sur les événements survenus depuis l'annexion illégale de la Crimée en 2014 et, par conséquent, sur la guerre dans la région du Donbas et la destruction du vol MH17.