1. Introduction
1. Il y a plus de dix ans, la
Résolution 1889 (2012) «Image des migrants et des réfugiés véhiculée pendant les
campagnes électorales» notait que «certains candidats et certains
partis politiques présentent souvent les migrants et les réfugiés
comme une menace et un fardeau pour la société, ce qui entraîne
une augmentation de réactions négatives de l’opinion publique face
à l’immigration et aux immigrants. (…) Ces facteurs sont ainsi devenus
des enjeux électoraux pour certains partis politiques. Ils contribuent
non seulement à accroître les manifestations de xénophobie, mais
également à encourager la montée des partis populistes xénophobes,
qui s’inscrivent de plus en plus dans un mouvement de radicalisation
des politiques publiques antimigratoires.»
2. Face à l’intensification de ce phénomène, une proposition
de résolution a été présentée à l’Assemblée parlementaire en décembre
2021, et renvoyée à la commission des migrations, des réfugiés et
des personnes déplacées en janvier 2022. S’inscrivant dans la lignée
de la résolution précitée, elle précise que «[l]es processus démocratiques
sont affectés par la question migratoire, qui devient un sujet de
société clivant et largement utilisé comme argument électoral (...).
L’impact de ce phénomène est visible également dans les suites des
campagnes électorales, en ce qui concerne la gestion administrative
de l’asile et de l’accueil de migrants, et en ce qui concerne la
perception d’une «crise» qui n’aurait pas de fin mais qui, au contraire,
ne cesserait d’empirer.»
3. En juin 2022, dans la
Résolution
2502 (2023) «Intégration des migrants et des réfugiés: des avantages pour
toutes les parties prenantes», l’Assemblée s’est dite «vivement
préoccupée par le fait que les migrations vers l’Europe ces dix
dernières années ont suscité d’innombrables réactions négatives,
alimentées par un discours public inspirant la peur et le ressentiment
à l’égard des personnes qui arrivent d’autres pays.»
4. Le présent rapport pose la question des limites à la liberté
d’expression lorsqu’elle promeut des discours de haine et des incitations
à la discrimination. Parce qu’il touche à la manière dont les processus
électoraux abordent des questions relatives à des populations souvent
exclues de ces mêmes processus mais dont l’accès aux droits dépend
fortement des résultats aux élections, les conditions d’un débat
démocratique dans le plein respect de la Convention européenne des
droits de l’homme (STE no 5) sont aussi
en jeu.
5. Il s’agit de comprendre ce que les campagnes électorales expriment
sur la nature du débat démocratique sur ces questions, de mettre
en exergue les risques d’une instrumentalisation de ces thèmes sur l’accès
aux droits des personnes migrantes, réfugiées et demandeuses d’asile,
mais aussi sur l’espace démocratique plus généralement.
6. Cette démarche a motivé ma visite d’information en Suède du
24 au 26 mai 2023. Je suis très reconnaissant au Secrétariat de
la délégation parlementaire suédoise auprès du Conseil de l’Europe,
aux parlementaires et aux membres des administrations de m’avoir
reçu à Stockholm pour me permettre de comprendre les raisons d’un
tournant radical sur le thème de la migration et de l’asile inscrit
dans l’accord de Tidö. Ma visite à Bortkyrka, une commune riche
de 167 nationalités et membre du programme «Cités interculturelles»
du Conseil de l’Europe, m’a donné l’occasion de mettre ces éléments
en perspective et de constater de première main l’engagement des
acteurs municipaux et associatifs sur le terrain.
7. Ce rapport s’inscrit dans la continuité de nombreux travaux
du Conseil de l’Europe qui visent à promouvoir les normes applicables
mais aussi des instruments de mise en œuvre, en particulier deux recommandations
du Comité des Ministres adoptées récemment, la Recommandation
CM/Rec
(2022)12 sur la communication électorale et la couverture médiatique
des campagnes électorales et la Recommandation
CM/Rec
(2022)16 sur la lutte contre les discours de haine.
8. Les auditions tenues avec des représentants de la Commission
européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI), du Comité
directeur sur l’anti-discrimination et l’intégration (CDADI) du
Comité des Ministres, de la Commission européenne pour la démocratie
par le droit (Commission de Venise), du Bureau des institutions
démocratiques et des droits de l’homme de l’Organisation pour la
sécurité et la coopération en Europe (OSCE/BIDDH), ainsi qu’avec
la Défenseure des droits finlandaise, son homologue croate, et avec
le Conseil de Déontologie des Journalistes belge (CDJ) et la rédaction
du média en ligne InfoMigrants
m’ont permis de prendre toute la
mesure des nombreux outils disponibles au sein de l’Organisation
et au-delà. Je leur suis extrêmement reconnaissant pour le temps
qu’ils m’ont consacré et leur expertise. Si les instruments d’action
sont là, je ne peux qu’insister sur l’importance d’un leadership
politique fort pour qu’ils soient promus et mis en œuvre le plus
largement possible.
9. La vigilance est de mise face à une banalisation croissante
de discours qui portent en germe, si ce n’est en acte, des pratiques
voire des lois attentatoires aux droits fondamentaux et qui instillent
le doute sur les choix politiques qui se situent pourtant au fondement
de nos démocraties en Europe.
10. Alors que les valeurs fondatrices du Conseil de l’Europe se
sont vues réaffirmées lors du Quatrième Sommet des chefs d’États
et de gouvernements à Reykjavík en mai 2023, et alors que les cycles
électoraux se succèdent en Europe, je souhaiterais souligner toute
la prégnance du sujet de ce rapport qui pose ni plus ni moins la
question des conditions d’un débat constructif et apaisé, élément
nécessaire à la promotion et la protection de la démocratie, de
l’État de droit, et du respect des droits humains.
2. Les sources d’influence sur le débat
public en période électorale
2.1. Les médias
11. Le rôle des médias et des réseaux
sociaux est particulièrement prononcé sur les sujets relatifs à
la migration et l’asile, bien qu’il ne
s’agisse pas du seul sujet sur lequel la polarisation voire la crispation
des opinions se fassent jour (les débats et décisions politiques
prises durant la pandémie de covid-19 ou sur des sujets relatifs
à l’écologie constituent des exemples).
12. Les médias fonctionnent aujourd’hui selon des paramètres fondés
sur l’immédiateté de l’information, et sur des contenus dédiés à
des auditoires ou des lectorats relativement acquis avec un faible
degré de contradictoire et de pluralisme des opinions exprimées.
Des défis importants se posent également concernant la pérennité
des ressources humaines et financières pour assurer, en toute indépendance,
une production de contenu de qualité étayé par des reportages et
des analyses.
13. Ainsi que la rédactrice en chef du site d’information InfoMigrants
l’a souligné, «peu de médias sont spécialisés sur la migration et
traitent de ce sujet de façon détaillée et exclusive. [Lors des
campagnes électorales], les programmes immigration des candidats
sont traités aux côtés des programmes économiques ou des questions
sociétales et donc de manière plus générale
».
14. Le rôle des supports de presse est double durant les campagnes
électorales: relais de l’information et production de contenu d’une
part; plateformes d’expression des partis politiques et candidats
aux élections d’autre part. L’indépendance éditoriale des journalistes
est aussi une condition indispensable au bon fonctionnement du débat
démocratique.
15. Des garde-fous plus ou moins contraignants existent selon
les États membres permettant, au-delà des lignes éditoriales propre
à chaque média, de garantir la production de contenu fondé sur des
éléments véridiques et étayés. Ces gardes-fous visent notamment
à favoriser un relai équitable des propositions émises par les forces
politiques en lisse lors d’une élection
.
16. Les autorités de régulation sont en charge de veiller au bon
fonctionnement de ces mécanismes; l’effectivité de l’exercice de
leur mandat en toute indépendance et impartialité est donc essentielle.
C’est ce qu’a rappelé le Comité des Ministres dans sa
Recommandation
CM (2022)11 sur les principes de gouvernance des médias et de la
communication.
17. Si par le passé le traitement du sujet était le plus souvent
structuré selon un clivage gauche/droite, les tendances en Europe
de ces dernières années indiquent un mouvement des offres politiques
vers le centre droit et la droite de l’échiquier, y compris pour
les partis considérés comme des formations de centre gauche
. Les relais médiatiques sont le miroir
de cette tendance.
18. A temps de parole équitable pour les formations politiques,
et parce que les angles d’approche favorisés par ces dernières relèvent
principalement des questions d’insécurité, de coût économique et
de peur d’un délitement de la cohésion sociale, les messages relayés
dans les médias durant les campagnes électorales contribuent à nourrir
un sentiment de crispation voire d’antipathie de la part des électeurs
lorsqu’il s’agit d’aborder le thème de la migration et de l’asile
.
19. L’angle choisi par une équipe journalistique, et les experts
conviés pour commenter ce sujet jouent donc un rôle majeur dans
la façon dont une audience se forgera une opinion sur cette information.
Les thèmes de la migration et de l’asile ne font pas exception à
ce phénomène
. De nombreuses
études confirment le biais du traitement médiatique plutôt négatif
sur ces thématiques et souvent désincarné (peu d’articles donnent
la parole aux personnes en migration)
. A l’inverse, les études
attestant de l’impact positif des migrations sur l’économie ont
peu d’écho.
2.2. Les partis politiques
20. Le durcissement du discours
en la matière frappe moins par sa nouveauté
que par l’affirmation de cette thématique
comme l’un des points cardinaux des sujets de société comme en atteste
l’émergence de partis politiques centrés sur la critique des politiques
migratoires et d’asile (Alternative für Deutschland en Allemagne,
UKIP au Royaume-Uni, le ZP en Türkiye, Reconquête en France).
21. Quant aux formations plus transversales, il semble impensable
qu’elles n’émettent aucune proposition à ce sujet, le plus souvent
en réponse à des craintes (économiques, sécuritaires, interculturelles)
plutôt qu’en proposant des alternatives considérées coûteuses politiquement
car détachées de ce qui est anticipé comme le ressenti d’une majorité
de l’électorat. L’ECRI fonde notamment sa
Recommandation
de politique générale n°15 «Lutte contre les discours de haine» sur le fait que
«l’usage du discours de haine ne se limite pas aux groupes extrémistes
et concerne également le reste de la population. (…) Certains hauts
responsables politiques ont exacerbé ce discours en utilisant, sans
y être empêchés, des propos haineux dans leurs déclarations».
22. «L’obsession migratoire» structure de plus en plus les accords
gouvernementaux comme l’ont montré l’accord de Tidö
d’octobre
2022 passé entre les Démocrates de Suède, deuxième force politique
au sein du Parlement suédois, et la coalition gouvernementale menée
par le Parti Modéré avec les Chrétiens Démocrates et les Libéraux,
ou encore l’accord passé entre le Parti des Finlandais également
deuxième force au parlement depuis les dernières élections législatives
et le gouvernement mené par le Parti de Coalition Nationale, les Chrétiens
Démocrates et le Parti Populaire en avril 2023 en Finlande
.
23. Les temps de crise et d’insécurité fortes que traversent certains
pays sont des terrains fertiles pour l’instrumentalisation des mouvements
migratoires en temps électoral avec des risques importants sur les
droits et la vie d’hommes, de femmes et d’enfants à des zones frontalières
comme actuellement entre la Pologne et le Bélarus.
24. En 2023, la Commission Nationale de Défense des Droits de
l’Homme (France) a insisté dans son rapport annuel sur les inquiétudes
soulevées par «une année électorale marquée par des discours prompts
à faire de l’étranger, de l’immigré, ou de leurs descendants, la
cause de tous les maux»
.
25. Les études attestant de l’impact positif des migrations sur
l’économie ont peu d’écho. Certaines élections voient l’oblitération
de thèmes de société pourtant structurants comme la santé ou la
justice au profit quasi exclusif de débats sur l’asile et l’immigration
(Brexit en 2016; élections législatives danoises en 2019; élection
présidentielle en France en 2022).
26. Rares sont les programmes qui abordent la question de la migration
d’un point de vue démographique (alors que la question du vieillissement
est une réalité tangible), d’un point de vue économique (apports
des migrations mais aussi problématiques liées à l’exploitation
de nombreuses personnes migrantes sur le lieu de travail) ou interculturel.
Le problème de l’offre politique sur la migration et l’asile n’est
pas seulement que les éléments avancés puissent être faux, mais
c’est aussi que l’offre politique ne présente que rarement des positions
contraires ou à tout le moins complémentaires.
27. Cette obsession ne répond pas forcément aux attentes de l’entièreté
de l’électorat. En France, alors que le thème de l’immigration ne
comptait pas parmi les préoccupations majeures selon les instituts
de sondage, ce thème s’est invité au cœur des campagnes de 2022,
alors que le candidat principal qui l’a porté le plus dans la campagne
a obtenu de faibles suffrages. Au Danemark, l’adoption de lois et
politiques restrictives sur l’immigration depuis 2015 ne semble
pas correspondre à des attentes particulières de la part de la population danoise.
L’électorat favorable à une politique volontariste d’accueil et
d’intégration ne trouve sur l’échiquier politique aucune formation
qui représente ses positions à l’heure actuelle, laissant ces personnes
sans relai politique de leurs opinions sur cette question
.
28. François Héran, chercheur émérite au Collège de France, parle
d’un «déni d’immigration» soit «le procédé paradoxal qui consiste
à grossir l’immigration à outrance pour conclure d’autant plus à
la nécessité de lui infliger une «réduction drastique» (…) voire
de la tarir complètement»
. L’auteur démontre aussi que les «acteurs
du débat public surestiment largement la capacité du pouvoir politique
à modifier les tendances générales de l’immigration» et ce malgré
une dizaine de lois votées en vingt ans sur la question, toutes tendances
politiques confondues.
29. La bataille des chiffres masque souvent une absence de rigueur
méthodologique (confondre nombre d’entrées irrégulières sur le territoire
et nombre d’interceptions aux frontières; omettre les chiffres du
solde migratoire en n’abordant pas le nombre de sorties du territoire),
qui s’ajoute à des points aveugles du débat public pourtant cruciaux
pour évaluer les politiques migratoires et d’asile, et permettre
à l’électorat de se forger un avis. Cette critique vaut également
pour l’Union européenne qui ne semble pas prendre véritablement
en compte les résultats des travaux de recherche qu’elle finance
pour forger ses décisions
.
30. Les exemples sont finalement rares en Europe où le thème de
la migration et de l’asile a été abordé de manière positive, optimiste,
ou différemment des termes habituels (campagne du New Labour en
2008, campagne de régularisation en Espagne menée par le Parti socialiste
(PSE) en 2006, ou la promesse du droit de vote des étrangers aux
élections locales par le candidat du Parti socialiste en France
en 2012).
31. Au sortir de la covid-19, la gestion politique de la pandémie
a mis en lumière la précarité des travailleuses et travailleurs
migrants et conduit à des initiatives politiques de régularisation
des personnes en situation irrégulière pour leur permettre d’accéder
à certains droits, notamment aux soins de santé (Italie, Portugal),
et de reconnaissance du rôle des étrangers dans les secteurs clés
de l’économie (secteur agricole, soins de santé, recherche de vaccins).
Ces sujets n’ont pas du tout été repris dans les campagnes électorales consécutives
à la pandémie.
32. De même, les campagnes électorales relaient peu ou pas les
engagements de nombreux élus, notamment aux niveaux local et régional,
dont le mandat relève pourtant d’un soutien électoral clair au profit de
l’intégration et de l’accueil. Ces initiatives sont pourtant nombreuses
et font leurs preuves. On pourrait citer aussi le maillage territorial
dense des initiatives associatives dans l’Europe toute entière (par
exemple en France l’Association des Villes et Territoires Accueillants
) y compris avec le soutien du Conseil
de l’Europe (programme «Cités interculturelles»
, engagement au sein du Congrès des
Pouvoirs Locaux et Régionaux sur la question de l’intégration des
personnes migrantes
).
33. Les campagnes électorales s’incarnent dans des contextes socio-économiques
et géopolitiques plus larges et le thème de la migration et de l’asile
peut servir de vecteur à d’autres sujets au demeurant peu voire nullement
reliés à ce thème. Les procédés rhétoriques et les propositions
politiques afférentes répondent d’ailleurs rarement aux problèmes
qu’elles sont censées résoudre: on peut citer le triste exemple
du Brexit qui, semblerait-il, n’a pas résolu la problématique du
taux de chômage des Britanniques.
34. Ma visite en Suède confirme le risque d’une instrumentalisation
de la présence des personnes migrantes comme expliquant les difficultés
auxquelles fait face le pays. Il serait naïf de nier les limites
du modèle d’intégration suédois
si souvent
porté en exemple. J’ai, lors de ma visite, été surpris par une forme d’évidence
selon laquelle les personnes issues des communautés migrantes, souvent
confondues avec les Suédois dont les parents ou les grands-parents
migrèrent en Suède, constitueraient une société parallèle sans véritable
horizon d’intégration, voire particulièrement versées dans la criminalité.
Des représentants politiques m’ont conseillé la prudence à l’annonce
de mon déplacement dans une ville de banlieue, laissant supposer une
criminalité omniprésente, une situation que je n’ai pas du tout
ressentie en me rendant sur place, bien au contraire.
35. Au-delà d’une impression générale, rien ne vient étayer le
lien direct entre diversité des origines, présence de personnes
migrantes et criminalité, même si cet amalgame est largement relayé
dans les médias. Aucun de mes interlocuteurs, hormis les universitaires
interrogés, ne sont revenus sur des éléments pourtant certainement
structurants des difficultés que semble rencontrer le fameux modèle
suédois en 2023: un système de redistribution qui s’essouffle, marqué
par un écart encore jamais connu entre les foyers les plus riches
et les foyers les plus pauvres
; une logique
de plus de trente ans de privatisation d’un certain nombre de services
de l’État
qui, fait sociologique et
économique observable dans bien des terres d’immigration, ont mis
en marge les personnes moins dotées en capital économique, social,
éducatif parfois, et ce parfois sur deux, si ce n’est trois, générations
.
3. Conséquences négatives sur les droits
et la cohésion sociale
3.1. Accès restreint aux droits
36. La présentation négative de
la présence et de l’arrivée des personnes migrantes dans les campagnes électorales
a des conséquences directes sur l’accès aux droits de ces personnes
et de leurs familles: augmentation du seuil de revenu minimum pour
prétendre à des visas étudiant (par exemple au Royaume-Uni
)
ou de modification des critères de regroupement familial qui ferment
l’accès à certaines voies légales de mobilité (par exemple en Belgique
); durcissement des conditions d’accès
aux soins pour les personnes étrangères souffrant de maladie chronique
; expulsion de familles
dont les enfants sont nés et sont scolarisés sur le territoire (proposition
de l’accord de Tidö en Suède).
37. Au Danemark, l’ECRI
a souligné les conséquences directes
de propos virulents de la part de certains responsables politiques
durant la campagne électorale locale de 2017 ciblant les personnes
Roms migrantes. Une loi adoptée en 2018 à la suite du débat suscité
par ces propos autorise désormais la police à interdire tout accès
à une commune aux personnes «susceptibles de créer une gêne dans
le voisinage». A Copenhague, c’est l’unité immigration des services
de police qui a la charge de la faire appliquer. L’ECRI recommande
de se conformer à la Recommandation de politique générale n°11 qui
précise que toute législation primaire ou secondaire amenée à cibler
les membres ressortissants étrangers d’un groupe ethnique en particulier
devrait être supprimée ou modifiée.
38. Les garanties procédurales et les conditions d’accueil des
demandeurs d’asile peuvent se voir également restreintes sur la
base des promesses portés par les partis élus (l’accord de Tidö
en Suède prévoit la limitation du droit au regroupement familial
et l’accès à un interprète ou un représentant juridique pour les réfugiés)
. Au Royaume-Uni,
le parti conservateur a longtemps promis des réformes de l’asile
et des lois sur l’immigration aboutissant, dans la loi sur la «migration
illégale», à toute une série d’entraves au droit d’asile
. Il en est de même
pour l’Italie où le gouvernement nommé en septembre 2022 a adopté
un décret (décret Cutro) restreignant très fortement les droits
des demandeurs d’asile, ce dont s’est inquiété le Comité des Nations
Unies pour l’élimination de la discrimination raciale dans les conclusions
de son avis soumises lors de sa 110e session
en août 2023.
39. Comme le rappelle François Héran, «chaque article de loi,
chaque alinéa d’un décret ou d’une circulaire susceptible de relever
le seuil de ressources, d’ajouter une épreuve, de modifier un critère,
de changer les durées d’attente et ainsi de suite, peut affecter
la vie quotidienne des familles concernées, leur santé physique et
mentale, le sort des enfants. L’intégration (…) est compromise par
la succession de dispositions législatives ou administratives dictées
par la suspicion systématique ou les peurs supposées des électeurs
.»
3.2. Banalisation des positions prônant
l’inégalité des droits
40. La surenchère «anti-migrants»
est particulièrement notable lors des campagnes pour l’élection
à la tête d’un parti, campagnes qui ont parfois lieu durant une
législature et ont donc un impact discursif sur la vie politique
au-delà du parti lui-même. Pour reprendre l’exemple français, la
campagne menée par les divers candidats du parti politique Les Républicains
(LR) en novembre 2022 était concomitante à la tenue d’un débat parlementaire
sur un nouveau projet de loi sur l’immigration et l’asile porté
par le gouvernement. Parmi les propositions de campagne du candidat
finalement victorieux pour diriger le parti LR figurait notamment
la fin du droit à l’éducation pour les enfants dont les parents
séjournent irrégulièrement sur le territoire français. Des propositions
du même type peuvent être retrouvées en Suède où la ministre de
l’Immigration a annoncé sa volonté que les services sociaux et les
professeurs des écoles informent de la situation irrégulière des personnes
y compris des parents d’élève
.
41. Peu importe qu’un certain nombre de propositions émises s’avèrent
irréalistes, soumises à des examens de conformité, voire retoquées
par décision de justice une fois mises en œuvre: l’impact est réel
sur la manière dont se glisse, dans les discours et dans les imaginaires
collectifs, une habituation à un traitement non pas différencié
mais discriminatoire dans l’accès aux droits fondamentaux des personnes
en fonction de leur statut administratif, y compris pour les enfants.
42. La nuance est importante: la différence de traitement entre
nationaux et étrangers, voire entre Européens et extra-Européens,
est certes autorisée dans les textes mais un certain nombre de principes protègent
les droits de toutes et tous quel que soit leur statut administratif
dans les secteurs de la protection sociale, de l’enfance
,
de la santé
, de l’accès à un hébergement d’urgence
.
Ces éléments sont rappelés dans la Recommandation de politique générale
de l’ECRI n°16.
3.3. Intersectionalité des violences envers
les personnes jugées indésirables
43. La banalisation d’un discours
aliénant qui fait porter aux personnes migrantes la responsabilité
de problématiques de société, ou qui martèle l’impossibilité de
l’accueil, nourrit le ressentiment envers les personnes étrangères.
Ce procédé touche également les personnes issues d’un parcours familial d’immigration,
ou des personnes dont les pratiques cultuelles sont considérées
comme distinctes de la culture dominante du pays concerné. En toile
de fond se niche la considération que ces personnes, dans leur diversité, sont
indésirables dans la société. En Allemagne, l’ECRI constatait en
2019 que «le discours islamophobe et xénophobe constamment martelé
par l’extrême droite a également déteint sur le discours politique
général
.»
44. Lors de ma visite en Suède, des membres du Conseil des Jeunes
de Botkyrka ont exprimé le souhait de quitter la Suède, leur pays
de naissance, où ils craignent d’être discriminés en raison de leurs
origines ou de celles de leurs parents. La section locale du Département
de lutte contre les discriminations m’a également fait part du sentiment
de crainte et d’insécurité exprimé par l’intégralité des associations
des diasporas de la ville, un phénomène inédit au regard des trente
dernières années. En novembre 2022, le Mécanisme d’experts onusien
chargé de promouvoir la justice et l’égalité raciales dans le contexte
du maintien de l’ordre a alerté sur la prévalence d’un racisme systémique
en Suède
.
45. Fin 2021, c’est la Commissaire chypriote à la protection de
l’enfance qui tirait la sonnette d’alarme en référence à des propos
du porte-parole du gouvernement qui considérait que la présence
importante d’enfants issus de l’immigration était un problème. La
Commissaire a rappelé que de tels propos, que cela soit ou non intentionnel,
aggravaient le sentiment d’insécurité, de xénophobie et d’intolérance
dans le pays
.
46. Cette même année, le rapport annuel du ministère à l’Égalité
espagnol notait que la banalisation des préjugés xénophobes dans
les médias et de la part de partis politiques gagnant en puissance
au parlement comme le parti Vox envers des personnes originaires
de pays d’Afrique du nord, d’Amérique du sud et d’Afrique sub-saharienne,
aboutissait à des discriminations réelles subies par ces personnes
dans l’accès à l’éducation et au logement
.
47. La pesanteur de cette violence sourde s’ajoute à l’augmentation
des attaques à caractère raciste durant et à la suite de campagnes
électorales ayant vu des partis d’extrême droite gagner en popularité aux
élections générales ou législatives (Grande Bretagne
,
République de Chypre
).
3.4. Conséquences sur les voix considérées
comme «partisanes»
48. Les conséquences de campagnes
électorales véhémentes sur le thème de l’asile prennent également la
forme d’une restriction de l’espace de la société civile voire de
la criminalisation des organisations et individus qui promeuvent
l’accueil et les droits des personnes migrantes, y compris demandeuses
d’asile et réfugiées. La tendance de telles entraves à la liberté
d’association serait à la hausse depuis 2018 selon des investigations
journalistiques dans 14 pays européens
,
au point que le Parlement européen a adopté une résolution
établissant
des lignes directrices destinées aux États membres pour empêcher
que l’aide humanitaire ne soit érigée en infraction pénale en 2018.
49. L'Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne (FRA)
répertorie les actions judiciaires engagées contre les ONG de sauvetage
depuis 2015 et s’en inquiète
. Ces intimidations
et entraves s’appuient sur des lois adoptées généralement à la suite
de promesses de campagnes visant à réduire l’immigration non autorisée
de l’Espagne à la Croatie, de la Suisse à la Grèce
.
50. Les journalistes couvrant le thème de la migration et de l’asile
sont également la cible de ces types de restrictions, ainsi que
l’a souligné l’Assemblée dans la
Résolution 2317 (2020) «Menaces sur la liberté des médias et la sécurité des
journalistes en Europe». La Commissaire aux droits de l’homme du
Conseil de l’Europe s’est prononcée sur le contexte grec
dans
un communiqué en janvier 2023.
51. Du point de vue du droit, aucune entrée irrégulière ne peut
être considérée comme illégale tant que la situation individuelle
de la personne migrante n’a pas été étudiée (en vertu du respect
du droit d’asile), et l’aide humanitaire ne peut constituer un délit.
Cependant, les moyens juridiques déployés pour pénaliser des actions contestables
du point de vue des États sont suffisamment puissants pour entraver
l’exercice légitime des droits (liberté d’association, droit de
demander l’asile) voire de dissuader même de se saisir de ces droits
par craintes de représailles. Ces mesures peuvent mettre en danger
la vie des personnes qui ont besoin d’être secourues, ce qu’a souligné
la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur la situation des défenseurs
des droits en février 2023
.
52. En 2018, la Commission de Venise et le BIDDH ont conjointement
émis un
avis sur la «loi Stop Soros» en Hongrie proposée à la suite
des élections législatives d’avril dans le contexte de l’arrivée
de personnes migrantes en Europe et des «activités des forces pro-immigration
menaçant la souveraineté nationale». Cette proposition de loi, considérée
par la suite incompatible avec les standards européens selon la
Cour de Justice de l’Union européenne
,
a notamment conduit à la fermeture progressive du programme d’intégration
des étudiants réfugiés de l’Université d’Europe Centrale de Budapest
.
4. Liberté d’expression en campagne électorale
4.1. Normes et standards du Conseil de
l’Europe
53. Le Comité des Ministres a rappelé,
dans sa Recommandation CM/Rec(2022)16 précitée «que la liberté d’expression
vaut non seulement pour les informations ou les idées accueillies
favorablement ou considérées comme inoffensives ou indifférentes,
mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État
ou une fraction quelconque de la population».
54. Si la liberté d’expression est une valeur cardinale en démocratie,
elle n’est pas un absolu ainsi que le prévoit l’article 10(2) de
la Convention européenne des droits de l'homme. En 2015, la Cour
européenne des droits de l’homme a reconnu qu’une forme d’ingérence
pouvait se justifier «si les propos ont été tenus dans un contexte
politique ou social tendu» et «si les propos, correctement interprétés
et appréciés dans leur contexte immédiat ou plus général, peuvent
passer pour un appel direct ou indirect à la violence ou pour une
justification de la violence, de la haine ou de l’intolérance».
Par ailleurs la Cour apprécie aussi la capacité à nuire, directement
ou indirectement
. Ces éléments sont repris dans
l’annexe à la Recommandation CM/Rec(2022)16.
55. Le Comité des Ministres s’est accordé, dans la Recommandation
Rec(97)20 sur une définition du discours de haine. Néanmoins,
cette définition n’est pas reprise uniformément dans les diverses
législations des États membres.
56. Selon la Cour, le contexte d’une campagne électorale engage
particulièrement la parole des émetteurs de contenus relatifs à
cette échéance, comme le souligne le Comité des Ministres qui parle
de «position d’influence» des agents publics, des organes élus et
des partis politiques. Dans son dernier rapport annuel, la Défenseure
des Droits de Croatie fait référence à la Recommandation de politique
générale n°15 de l’ECRI et à la Recommandation CM/Rec(2022)16 du
Comité des Ministres et pointe, l’influence particulière de la parole des
figures publiques sur les citoyens, en particulier si ces propos
sont tenus ou relayés dans les médias ou sur Internet. La Défenseure
fait à ce titre la promotion d’un code de conduite destiné aux membres
du gouvernement et à certains officiels, et d’un code de conduite
destiné aux membres du Parlement croate. Elle recommande que son
application fasse l’objet d’un suivi spécifique et que la loi croate
soit amendée afin d’intégrer de manière plus spécifique des critères
et des peines associées sur ce qui constitue un discours public
de haine y compris en ligne. L’enjeu, selon la Défenseure, est d’appréhender
ce délit selon des termes juridiques et objectifs afin que toutes
les accusations soient dûment répertoriées et évaluées sans que
cela ne soit dénoncé comme une position partisane
.
57. La décision de la Cour européenne des droits de l’homme rendue
en mai 2023
reconnaissant un élu local,
candidat aux élections législatives en France, coupable de ne pas
avoir promptement supprimé des commentaires incitant à la haine
et au racisme sur son compte Facebook par des tiers confirme cette
position. Cette décision est d’autant plus importante qu’elle vise
des propos tenus sur des médias en ligne.
58. Un mouvement émerge depuis une dizaine d’années au sein des
autorités de régulation, des programmateurs et gestionnaires de
contenu ainsi que des gestionnaires des plateformes en ligne pour
établir des cadres de régulation de ces espaces d’expression. De
nombreux projets se penchent ainsi sur la manière dont les algorithmes
fonctionnent et peuvent permettre d’identifier, voire de bloquer,
des contenus haineux en ligne. Le Conseil de l’Europe prend pleinement
part à l’appréhension du rôle et des responsabilités de ces «intermédiaires
d’internet» comme le démontrent les paragraphes 30 à 37 que leur
consacre la Recommandation CM/Rec(2022)16.
4.2. Limites
59. Réguler la liberté d’expression ne va évidemment
pas sans risques. Nous avons noté plus haut les dérives de certaines
législations qui visent à sanctionner les voix d’opposition sous
couvert d’une protection de l’ordre public et de la sécurité intérieure.
60. Il est également difficile parfois de pouvoir démontrer qu’un
discours est un discours de haine. Certaines organisations de la
société civile ont appelé cela les «discours de haine subtils»
c’est-à-dire
des prises de position publiques qui associent de façon disproportionnée
les personnes migrantes avec certains faits de société. Cela normalise
des amalgames qui font le lit des préjugés et des positions xénophobes.
61. Une autre limite revient également à nier l’importance de
réguler la liberté d’expression sous prétexte d’une égalité de traitement
pour toutes les composantes de la société. Ainsi que l’a dûment
souligné le Comité des Ministres dans la Recommandation CM/Rec(2022)16:
«le discours de haine a des effets négatifs, multiples et de gravité
variable sur les personnes, les groupes et les sociétés, notamment
parce qu’il suscite peur et humiliation chez les personnes visées
et qu’il décourage la participation au débat public, ce qui est préjudiciable
à la démocratie».
62. Lors de ma visite en Suède, l’importance de la liberté d’expression
semblait justifier, auprès de mes divers interlocuteurs issus de
la plupart des partis politiques rencontrés, que l’on puisse, sans
être inquiété, brûler un Coran ou une Torah. Il semblait tout aussi
évident que brûler une Bible devrait être accepté si cela se produisait
et qu’une telle expression d’intolérance était certes signe de bêtise
mais ne pouvait être entravée. L’éducation à la tolérance, la possibilité
de porter plainte et possiblement la loi du Talion constituent des réponses
acceptables à la défense de la liberté d’expression. Cette position
a été réitéré par le Gouvernement suédois dans un communiqué officiel
faisant état d’une entente sur ce point avec le Gouvernement danois
. C’est,
à mon avis, méconnaître les ressors des structures de domination
qui prévalent, même involontairement, au bénéfice de certains groupes
de populations majoritaires et pour lesquels les accès aux services,
à un mécanisme de plainte, ou pour qui le sentiment d’appartenance
à la société sont plus aisés que pour des communautés minoritaires
et souvent minorées.
4.3. De la justesse des propositions politiques restrictives
sur la migration et l’asile
63. Certains programmes durant les campagnes électorales
s’appuient sur le droit européen pour légitimer des propositions
visant à traiter de manière différenciée les personnes. Si certains
droits énoncés dans la Convention européenne des droits de l’homme
sont absolus et non dérogatoires, ce n’est en effet pas le cas du
droit à la vie privée et familiale (article 8 de la Convention).
Ce n’est pas non plus le cas des droits économiques et sociaux énoncés
dans la Charte sociale européenne révisée (STE no 163)
qui ne s’applique pour le moment qu’aux personnes migrantes portant
la nationalité d’un des États parti à la Charte, et qui elles seules
peuvent se prévaloir de l’article 19 (relatif à la non-discrimination)
auquel ont souscrits les 29 États membres qui ont adopté cet article
en tout ou en partie. Les personnes migrantes extra-européennes
ne peuvent faire l’objet d’un traitement différencié bien que le
Comité de suivi de la Charte ait rappelé que certains droits devaient
être garantis à toutes les personnes quel que soit leur statut.
64. Or, ce sont ces aspects-là que martèlent sans relâche certains
leaders et programmes politiques, se défendant de toute xénophobie.
Le programme gouvernemental finlandais prévoit ainsi l’élément suivant: «Pour
promouvoir l’intégration, le Gouvernement fera la distinction entre
les immigrés et les résidents permanents en Finlande concernant
le système de sécurité sociale et le système d’allocations, en accord
avec les principes constitutionnels requis» [traduction non officielle]
.
65. Que ce traitement différencié soit légal ne signifie pas qu’il
ne puisse être discuté politiquement: ce rapport mentionne plus
haut les conséquences bien réelles que peuvent avoir ces propositions
une fois mises en œuvre.
5. Les campagnes électorales: un instantané
reflet d’une projection de société
5.1. «Résister, Réagir, Repenser»: la méthode
promue par l’OSCE/BIDDH
66. De nombreux travaux de recherches
démontrent que contrer les discours de haine ou même tenter d’infléchir
les positions politiques de l’électorat durant une campagne est
bien souvent peine perdue: la polarisation des opinions se renforce
en général à mesure que l’échéance électorale se rapproche. Pour l’électorat
indécis, il semble qu’un réflexe conservateur incite davantage à
voter en faveur de positions restrictives vis-à-vis d’un thème,
comme celui de la migration et de l’asile, principalement présenté
comme un défi, un problème voire une menace.
67. En 2021, le BIDDH a publié un guide visant à encourager le
relai d’une parole constructive et centrée sur les droits humains
concernant le thème de la migration
. A l’appui
de nombreux exemples concrets déjà en place dans les divers pays
de son mandat, l’organisation internationale propose une méthode
en trois axes: résister à la tentation de la surenchère autour de
propositions politiques non constructives qui relaient des stéréotypes
et des discours malveillants; réagir face aux manifestations de
propos ou d’actes racistes et xénophobes, les dénoncer comme inacceptables
et contrecarrer des propos inappropriés et infondés; repenser un
discours politique autour du thème de la migration ou créer les
conditions permettant à un tel discours d’émerger.
68. Cette méthode trouve à s’appliquer durant les élections ainsi
que Mme Meaghan Fitzgerald l’a expliqué aux
membres de la commission lors de son audition
en rappelant que les missions d’observation
du Bureau des élections de l’OSCE/BIDDH notent un usage croissant
de propos blessants et intolérants ces dernières années.
5.2. Le danger d’une banalisation des discours de haine
69. Les institutions nationales et internationales notent
une recrudescence inquiétante des discours de haine depuis plusieurs
années, justifiant la mise en place d’initiatives telles que la
Campagne
Jeunesse contre le Discours de Haine du Conseil de l’Europe lancée en 2013.
70. Cette tendance est moins le signe d’une adhésion que celle
d’une absence d’alternative politique face à un phénomène somme
toute banal de par le monde, affaire de perception voire de manipulation
dans bien des aspects sans gestion réelle du phénomène lui-même.
Cette tendance est aussi le signe d’une habituation à une manière
extrêmement négative d’appréhender cette réalité, et à une banalisation
de discours qui singularisent, essentialisent «les migrants» comme
n’ayant pas vocation à devoir venir en Europe, ou à y rester pour
celles et ceux déjà établis en Europe.
71. Bon nombre de ces propositions s’inscrivent en faux contre
les normes et les valeurs du Conseil de l’Europe et doivent être
combattues. Leur banalisation menace le socle de l’universalité
des droits sur lequel repose l’Organisation. A cet égard, il faut
rappeler que l’Assemblée a adopté la
Résolution 2011 (2014) «Faire barrage aux manifestations de néonazisme et d'extrémisme
de droite», appelant les parlements nationaux à «s'assurer qu'aucun
financement public n’est octroyé à des partis prônant des discours
de haine et des crimes de haine» et «à adopter des codes de conduite
incluant des garanties contre les discours et crimes de haine, sur
quelque motif que ce soit.» En 2015, le Comité des Ministres s’est
engagé à relayer cet appel.
72. La promotion de la liberté d’expression pour justifier de
propos attentatoires à la dignité des personnes et de propositions
qui aboutiraient à nier l’accès aux droits contrevient, pour un
certain nombre de ces propositions, aux limites imposées par le
cadre normatif qui s’applique en Europe. Il s’agit ainsi d’un dévoiement
de la liberté d’expression pour promouvoir des mesures qui contredisent
l’esprit voire violent la lettre des normes que les États membres
du Conseil de l’Europe ont eux-mêmes forgées et adoptées.
73. Des cadres juridiques condamnant les propos haineux et les
discours plus subtils mais tout aussi malveillants tenus hors ligne
et en ligne sont nécessaires et c’est pourquoi la Recommandation
de Politique Générale N°15 de l’ECRI ainsi que la Recommandation
du Comité des Ministres CM/Rec(2022)16 insistent sur ces éléments.
74. C’est aussi ce qu’ont souligné les chefs d’États et de gouvernements
lors du Quatrième Sommet notant le rôle du Conseil de l’Europe dans
la lutte contre le discours de haine et la désinformation et s’engageant, dans
les principes de Reykjavík pour la démocratie, à «garantir une participation
pleine, égale et significative à la vie politique et publique pour
tous, en particulier pour les femmes et les filles, sans violence,
peur, harcèlement, discours et crimes de haine, ainsi que sans discrimination
fondée sur quelque motif que ce soit
».
5.3. Réguler et prévenir: permettre l’émergence d’un
espace démocratique sain
75. De nombreuses initiatives existent permettant aux
partis politiques mais aussi aux médias de définir les cadres d’une
régulation de la parole publique selon des termes objectifs en accord
avec les normes et standards applicables. L’UNESCO propose par exemple
des outils de «traitement journalistique collaboratif sur la migration
.»
76. Pour les partis politiques, le travail de la Commission sur
l’égalité et la non-discrimination de l’Assemblée parlementaire
a conduit à l’adoption de la
Résolution
2443 (2022) «Le rôle des partis politiques dans la promotion de
la diversité et de l’inclusion: une nouvelle Charte pour une société
non raciste». Cette charte est ouverte à signature. Les travaux
de la Commission de Venise sont également d’intérêt, dans son rôle
de suivi des élections mais également par sa capacité à fédérer
autour de principes directeurs (
Code
de bonne conduite en matière électorale ou
en
matière de partis politiques) y compris dans sa coopération avec
le BIDDH/OSCE.
77. Enfin, il est important de citer le travail du réseau des
institutions nationales de défense des droits en Europe, EQUINET,
qui vient de publier une version actualisée de la Recommandation
sur la lutte contre les discriminations et le discours de haine
durant les campagnes électorales
.
78. En ce qui concerne les médias, le Comité des Ministres a adopté
des recommandations à la fois sur les mesures concernant la couverture
des campagnes électorales par les médias (
Rec
(99)15) et sur la lutte contre le discours de haine sur la
base des travaux du Comité d'experts pour la lutte contre le discours
de haine qui aborde la question sous l’angle de l'anti-discrimination
et l'inclusion d’une part, et des médias et de la société de l'information
d’autre part.
79. La régulation par les autorités de régulation publique est
un garde-fou important, si tant est bien entendu que ces instances
soient pleinement indépendantes. L’Autriche est un exemple intéressant,
l’organe officiel de régulation des médias publics proposant par
exemple une série d’éléments à vérifier afin de contrer tout risque de
malveillance ou de désinformation lorsqu’un thème relatif à l’asile
et aux réfugiés est abordé
.
80. Les organes d’auto-régulation des médias sont également des
outils utiles auxquels se rattachent les organes et groupes de presse
qui le souhaitent selon un cercle vertueux de veille et de droit
de regard légitime de la part de pairs de la profession y compris
auprès d’organes de presse privés non soumis aux autorités publiques
de régulation.
81. J’ai eu, à cet égard, l’occasion d’échanger avec le Conseil
de Déontologie Journalistique
(CDJ) belge qui propose des
outils et une expertise pour garantir une «veille de conscience
médiatique» afin de pouvoir, de manière professionnelle, proposer
une information qui soit utile aux lecteurs, aux spectateurs, aux
auditeurs et in fine aux électeurs. Comme le signalait la présidente
du CDJ
, «l’objectif n’est pas d’empêcher
la parole, mais de donner une perspective à ces paroles. Le travail
journalistique est un travail responsable: il doit pouvoir donner
une information vérifiée et recoupée, honnête, qui n’omet pas d’information
essentielle, qui n’est pas stigmatisante ou discriminante, et qui
ne mentionne pas des informations personnelles abusives». Il y va
de la responsabilité déontologique mais aussi légale des médias.
82. Enfin, si l’on accepte les cadres de régulation, auxquels
les autorités de régulation et les organes d’autorégulation font
référence, comme émanant de cadres communs issus des normes et standards européens,
leur promotion devrait être largement effectuée dans les instances
de formation initiale et continue des professionnels de la politique,
y compris au sein des administrations, et des journalistes.
5.4. Penser autrement les politiques migratoires et
d’accueil
83. Il est urgent de donner à voir et à entendre aux
citoyennes et aux citoyens une offre ou des offres politiques concrètes
qui envisagent la question de la migration et de l’asile d’une autre
manière. Cela est d’autant plus surprenant que des exemples existent.
Les partis politiques s’inspirent insuffisamment de ces réalités
pour nourrir leurs programmes et leur offre électorale.
84. Si des contre-discours d’oppositions ne sont pas suffisants,
ils sont nécessaires: face à la banalisation des discours instillant
le soupçon, la méfiance voire la haine envers certains groupes qui,
qu’on le veuille ou non, sont partie prenantes de nos sociétés,
une réaction systématique rappelant les lignes rouges que nos sociétés
ont définies et choisies comme cadre de fonctionnement me semble
éminemment important.
85. Le travail mené au sein du Conseil de l’Europe pour élaborer
des outils et des normes permettant l’expression de débats démocratiques
apaisés, constructifs, et non-discriminatoires est important
. Le programme
des Cités interculturelles, ainsi que le travail du Congrès des
Pouvoirs Locaux et Régionaux, sont des espaces structurants au sein
du Conseil de l’Europe pour penser les politiques d’accueil et d’intégration. Le
Congrès s’est d’ailleurs positionné depuis 2019 en faveur du droit
de vote des étrangers aux élections locales.
86. La participation politique des personnes migrantes en campagne
électorale mériterait, elle aussi, d’être explorée, par exemple
la notion de citoyenneté urbaine
portée par la programme des Cités
interculturelles, mais aussi le droit à devenir membre d’un parti
politique et d’élire les représentants des partis
.
87. En juin 2023, l’Assemblée a recommandé dans la
Résolution 2504 (2023) «Protection sanitaire et sociale des travailleuses et
des travailleurs sans papiers ou en situation irrégulière» que le
champ d’application
ratione personae de
la Charte sociale révisée soit élargi à toutes les personnes établies
sous la juridiction d’un État partie à la Charte.
6. Conclusion
88. «La démocratie représentative
et délibérative ne peut se réduire à une simple politique d’opinion»
, et ce
d’autant plus au vu des conséquences dans les faits et dans la loi
que les discours politiques peuvent avoir sur les personnes migrantes
et réfugiées, sans d’ailleurs qu’elles aient, dans leur diversité,
voix au chapitre.
89. Rien ne prouve que la tendance observée sur la manière dont
ce thème est traité aujourd’hui soit irréversible, ni qu’il soit
révélateur d’une adhésion pleine et entière de la majorité de la
population à une vision restrictive des politiques migratoires et
d’asile. Les initiatives, locales pour la plupart, en faveur de
l’accueil, dans tous les États membres, mais aussi les décisions
prises par divers gouvernements de mener des campagnes de régularisation
sans qu’une vindicte populaire ne vienne s’y opposer sont des éléments tangibles
de cette réalité.
90. Le fait que ces éléments concrets, factuels, ne soient pas
relayés durant les campagnes électorales pose la question d’un «utilitarisme
migratoire» sans vision ni réel intérêt pour cette question au-delà
des peurs et des frustrations auxquelles elle semble devoir être
rattachée. Pourtant, les revirements des gouvernements italien,
britannique, plus ouverts à une immigration de travail qu’annoncé
durant les campagnes législatives ou internes aux partis, semblent
indiquer que les propositions émises ne sont guère réalistes ne
serait-ce qu’économiquement.
91. Les bonnes pratiques et les solutions évoquées dans ce rapport
visent à assurer les conditions d’un débat démocratique apaisé permettant
l’expression d’opinions politiques antagonistes sans que cela ne
verse dans l’invective et le discours de haine. Les différents organes
du Conseil de l’Europe proposent de nombreux outils pour accompagner
les responsables politiques, les médias, les organisations de la
société civile, mais aussi les citoyennes et citoyens pour atteindre
cet objectif.
92. Si les propos critiques voire opposés aux politiques migratoires
et d’asile peuvent s’exprimer en démocratie, les discours de haine
et les mesures discriminatoires ne peuvent constituer un programme politique
respectueux des principes et des normes du Conseil de l’Europe.
93. Un nombre croissant de propositions politiques vont bien au-delà
du traitement différencié autorisé en droit, et visent à réinstaurer
un principe d’inégalité entre nationaux et étrangers, y compris
en matière d’accès aux droits les plus fondamentaux (garanties procédurales,
droit d’asile, accès aux soins de santé d’urgence, droit à l’éducation).
Cette vision s’invite de plus en plus dans les campagnes électorales,
et s’accompagne d’une montée des discours de haine à propos de laquelle
le Comité des Ministres lui-même se montre inquiet. Cette tendance
est dangereuse pour les personnes d’origine étrangère et perçues
comme telles. Elle est aussi symptomatique d’un imaginaire politique
qui peine à se renouveler sur des thèmes pourtant fortement actuels.
94. Face à la nécessité évidente de trouver des réponses pérennes
et démocratiques qui puissent battre en brèche la montée des discours
de haine et permettre la confrontation d’idées politiques sur un
enjeu désormais majeur, le présent rapport propose des pistes pour
valoriser et renforcer les instruments et programmes permettant
d’accompagner la tenue d’un débat pondéré sur ce thème dans le respect
des principes de la liberté d’expression.
95. L’importance et l’impact des campagnes électorales confirment
le rôle des partis politiques pour structurer l’offre politique
disponible en démocratie représentative. Il est grand temps que
les hommes et les femmes politiques abordent la question de la migration
et de l’asile comme ce qu’elle est: un sujet riche dont le traitement
a un impact sur la vie d’hommes, de femmes et d’enfants. Je souscris
par ailleurs aux propos de l’ancien Défenseur des Droits français
Jacques Toubon selon qui «le respect des droits des étrangers est
un marqueur essentiel du degré de protection et d’effectivité des
droits et libertés dans un pays
.»