1. Introduction
1. Les poursuites-bâillons ou
SLAPP (acronyme anglais pour «
Strategic
Litigation Against Public Participation»), sont des poursuites
judiciaires engagées dans le but d’étouffer la participation aux
affaires publiques d’une personne ou d’un groupe de personnes. L’expression
«participation aux affaires publiques» est dérivée du contexte constitutionnel
américain où elle désigne les pétitions et les interactions avec
les autorités publiques, mais elle renvoie depuis lors à la notion
de «prise de parole», dans son acceptation plus large de sensibilisation
du public à une question
. Aux
fins du présent rapport, la «participation publique» fera référence
à toute contribution au débat public sur des questions d'intérêt
public, y compris un très large éventail de journalisme, de plaidoyer,
de communication et de discours. À cet égard, les questions «d’intérêt
public» sont toutes les questions auxquelles le public porte un
intérêt légitime, y compris les questions qui affectent le public
et celles qui suscitent la controverse, mais pas les questions de
nature purement privée.
2. Les journalistes et les éditeurs ont toujours été la cible
de poursuites judiciaires, et les poursuites-bâillons s’inscrivent
dans une tendance plus large dont la première étape est constituée
d’intimidations verbales, qui sont les plus nombreuses, suivies
de menaces de nature judiciaire et éventuellement aussi d’agressions
physiques
. Cependant, à l’heure actuelle,
tous les acteurs de la vigilance sociale sont menacés et des poursuites-bâillons
ciblent également des individus pour leurs commentaires sur les
réseaux sociaux.
3. Les poursuites-bâillons sont particulièrement éprouvantes
et dangereuses car elles obligent le défendeur à consacrer de l’argent,
du temps et d’autres ressources pour se défendre inutilement. La
démarche en elle-même se veut punitive, son objectif étant de réduire
le journaliste ou le média au silence. Il s’agit d’un système de
censure par la menace d’une action en justice. Le demandeur considère
que, même s’il perd, il ressort gagnant.
4. Aucun pays européen ne définit les «poursuites-bâillons» dans
sa législation. De nombreux auteurs menant des travaux de recherche,
ou encore les tribunaux, les législateurs et la société civile,
ont fini par en déduire que les poursuites-bâillons ne constituent
pas un type d’action unique, mais plutôt une catégorie de poursuites
judiciaires caractérisées par un ensemble d’éléments distinctifs.
5. Le demandeur:
- intente
l’action en réponse à une publication, réalisée ou prévue, du défendeur
(souvent un journaliste, un média, un militant ou une organisation
militante) pour l’arrêter;
- cible fréquemment des individus plutôt que l’organisation
(personne morale) pour laquelle ils travaillent (par exemple, un
ou une journaliste plutôt que son journal) parce que les individus
sont financièrement plus vulnérables;
- est souvent en position de force vis-à-vis du défendeur,
que ce soit sur le plan financier, économique ou politique (voire
une combinaison de ces facteurs);
- avance des arguments agressivement formulés ou fallacieux,
mais dispose en général d’arguments juridiques ou factuels peu solides;
- réclame des dommages et intérêts exorbitants, des excuses
publiques, voire les deux;
- cherche à faire durer le litige, à augmenter les coûts
et à obliger le défendeur à consacrer du temps, de l’argent et d’autres
ressources à sa défense;
- a envoyé des courriers agressifs menaçant d’engager des
actions en justice;
- a exercé d’autres formes d’intimidation, de harcèlement
ou de menaces à l’encontre du défendeur;
- a intenté des actions similaires dans le passé;
- a initié, directement ou par l'intermédiaire de parties
associées, différentes actions judiciaires coordonnées liées au
même événement, comportant parfois un élément transfrontalier, cherchant
à rendre les litiges complexes et interminables;
- peut orchestrer des campagnes de relations publiques dénigrantes
contre les défendeurs, pour les humilier et les délégitimer.
Tous
les cas ne présentent pas l’ensemble de ces caractéristiques mais
plus ces dernières sont nombreuses, plus il est probable qu’il s’agisse
bien d’une poursuite-bâillon
.
6. Si cette liste a certes son utilité, une définition juridique
appropriée demeure nécessaire. Dans un rapport publié en mars 2022
, la Coalition contre
les poursuites-bâillons en Europe (CASE, acronyme anglais de Coalition
against SLAPPs in Europe) décrit le phénomène de la manière suivante:
« L’objectif d’une poursuite-bâillon n’est pas de réparer la violation
des droits légaux du demandeur, mais d’intimider et de réduire la
cible au silence. Pour l’auteur d’une poursuite SLAPP, l’issue de
cette action est donc généralement sans importance puisque la procédure
de recours suffit pour progresser vers son objectif ». Le rapport
précise ensuite que «les poursuites-bâillons constituent un abus
du système juridique par des personnes fortunées et détenant un
pouvoir, qui engagent des poursuites longues, coûteuses et généralement
infondées dans le but de faire taire les critiques et d’anéantir
les efforts déployés pour faire avancer l’obligation de rendre des comptes.
Si les poursuites-bâillons infligent un lourd préjudice financier
et psychologique à leurs victimes, les dommages touchent également
le public en général, qui se voit privé du droit de savoir chaque
fois qu'une voix critique est bâillonnée». Le rapport propose ensuite
la définition suivante: « poursuites abusives engagées dans le but
de stopper des actes de participation au débat public, notamment
le journalisme d’intérêt public, les protestations pacifiques ou
les boycotts, les actions de plaidoyer, le lancement d’alertes,
les prises de position d’universitaires ou le simple fait de s'élever
contre l'abus de pouvoir. Les poursuites-bâillons visent toute personne
qui s’efforce d’obliger les personnes puissantes à rendre des comptes
ou qui s’engage dans des questions d’intérêt général »
.
7. Le rapport du Parlement européen sur « l’utilisation des poursuites-bâillons
pour réduire au silence les journalistes, les ONG et la société
civile »
propose une autre définition: « Une
demande qui découle de la participation publique d’un défendeur
à des questions d’intérêt public et qui est sans fondement, manifestement
infondée ou caractérisée par des éléments constitutifs d’un abus
de droits ou de lois de procédure, et utilise donc la procédure
judiciaire à des fins autres que l’affirmation, la revendication
ou l’exercice authentique d’un droit ».
8. L’article 3 de la Proposition de directive du Parlement européen
et du Conseil sur la protection des personnes qui participent au
débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées
ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public »)
définit les « procédures judiciaires abusives altérant le débat
public » comme suit: « procédures judiciaires visant le débat public,
qui sont totalement ou partiellement infondées et ont pour principal
objectif d’empêcher, de restreindre ou de pénaliser le débat public
. Les indications d’une telle finalité
peuvent être:
a. le caractère disproportionné,
excessif ou déraisonnable de la demande en justice ou d’une partie
de celle-ci ;
b. l’existence de procédures multiples engagées par le requérant
ou des parties associées concernant des questions similaires ;
c. de l’intimidation, du harcèlement ou des menaces de la
part du requérant ou de ses représentants .
9. L’exposé des motifs de cette proposition précise que les poursuites-bâillons
sont « des procédures judiciaires infondées ou exagérées généralement
engagées par des personnes puissantes, des groupes de pression,
des entreprises et des organes de l’État contre des parties qui
expriment des critiques ou communiquent des messages dérangeants
pour les requérants, sur une question d’intérêt public. Elles visent à
censurer, à intimider et à faire taire les détracteurs en leur imposant
le coût d’une défense en justice jusqu’à ce qu’ils renoncent à leurs
critiques ou à leur opposition. Contrairement aux procédures régulières,
les poursuites-bâillons ne sont pas engagées dans le but d’exercer
le droit d’accès à la justice et d’obtenir gain de cause ou réparation.
Il s’agit plutôt d’intimider les défendeurs et d’épuiser leurs ressources.
Le but ultime est d’obtenir un effet paralysant, de réduire les
défendeurs au silence et de les dissuader de poursuivre leur travail ».
10. Sur la base des descriptions qui précèdent, les poursuites-bâillons
sont essentiellement des actions et des tactiques judiciaires abusives
visant à entraver la diffusion d’informations sur des sujets sensibles
et à faire taire ceux qui souhaitent rendre compte d’une question
d’intérêt général. Pour plus de précision, je souhaiterais insister
sur deux points et dire que les poursuites-bâillons:
i. constituent des actions en justice,
des poursuites ou d’autres recours qui sont intentés ou engagés,
ou menacent de l’être, dans le but d’intimider, de harceler et de
réduire au silence une personne physique ou une personne morale
qui veut informer le public sur une question d’intérêt général et/ou
participer au débat public sur une telle question ou aux affaires
publiques ;
ii. utilisent de manière frustratoire, vexatoire ou malveillante
– et par conséquent abusive – les procédures judiciaires et les
garanties juridiques dans le but ou avec le risque concret d'empêcher,
d'entraver ou de sanctionner le débat public. À cet égard, les poursuites-bâillons
dissuadent et font taire leurs victimes directes (les défendeurs)
et, qui plus est, exercent un effet paralysant sur les autres et
les dissuadent de s’exprimer sur des questions identiques ou voisines,
en faisant ainsi un «exemple» de ce qui pourrait leur arriver.
11. Il serait toutefois contraire à l’effet recherché de qualifier
une poursuite de poursuite-bâillon uniquement lorsqu’il apparaît
que l’objectif « principal » ou l’intention du demandeur est d’empêcher
ou d’entraver le débat public. D’une part, il peut être difficile
de prouver que l’objectif précis d’un demandeur (entre autres objectifs pouvant
coexister) est l’objectif principal ; d’autre part, ce qui importe,
c’est l’existence d’un abus de procédure juridique combiné à un
effet paralysant sur la liberté d’expression, le débat public et
la participation du public à ce dernier, même si l’objectif principal
du demandeur est de protéger ses intérêts propres.
12. En outre, je n’inclurais pas dans une définition juridique
à intégrer dans les législations nationales anti-SLAPP la référence
à une action juridique qui est, en tout ou en partie, infondée ou
qui est sans fondement juridique
ni les circonstances où le demandeur
peut exploiter les déséquilibres de pouvoir financier, politique ou
sociétal. Il s’agit toutefois « d’indicateurs » appropriés, à savoir
d’éléments concrets que les tribunaux compétents doivent évaluer
et prendre en considération au même titre que les autres afin d’établir
le caractère frustratoire, vexatoire ou malveillant de l’utilisation
de poursuites judiciaires et de garanties juridiques.
13. Le nombre de poursuites-bâillons a augmenté au fil des années
avec l'aide active de cabinets d’avocats. Les organisations de journalistes
ne sont plus en mesure de traiter tous les cas, en particulier en
Pologne, en Serbie, en Italie et en Croatie. L’effet des poursuites-bâillons
est massif, notamment en termes d'autocensure, et ce phénomène représente
une forme de méfait en col blanc à l’encontre des journalistes ou
des personnes visées.
14. Les experts que nous avons entendus ont rappelé que l’on observe
un recul manifeste de l’État de droit dans toute l’Europe ces dernières
années et plus particulièrement depuis le début de la pandémie de
covid-19, notamment du fait de certaines mesures restrictives prises
par les autorités. Il existe aussi une polarisation croissante de
la politique et de la vie publique en général, marquée par des attaques
verbales de la part de membres de la classe politique à l’encontre
de journalistes, qui vont au-delà de la simple «liberté d’expression».
C’est dans ce contexte général que s’inscrit la prolifération des
poursuites-bâillons en tant qu’abus et détournement de procédures
juridiques dont la finalité est tout à fait légitime, par exemple
la sauvegarde de la vie privée ou du droit à la réputation.
15. Le point commun des poursuites-bâillons n’est pas tant de
menacer quelqu’un de poursuites, mais de détourner et d’abuser de
ce droit. Ainsi, les poursuites-bâillons représentent une forme
de « guerre judiciaire », une manipulation du système judiciaire
et un détournement de la finalité de garantie qui lui est propre,
car celui-ci est actionné pour paralyser le droit à la liberté d’expression
ainsi que le droit des citoyens de recevoir des informations sur
des questions d’intérêt public.
16. Mon rapport étudie les tendances quant au type et au nombre
d’actions engagées, ainsi que leur impact sur les défendeurs, et
examine les lois et procédures qui semblent faciliter de telles
pratiques. Il dresse ensuite une vue d’ensemble des mesures actuellement
envisagées pour faire face au problème, notamment par les médias
et la société civile; il évalue l’efficacité de la législation anti-SLAPP
en vigueur dans les pays non européens qui ont déjà agi dans ce
domaine.
18. Je salue et je remercie tout particulièrement la Commissaire
aux droits de l'homme du Conseil de l’Europe pour ses prises de
positions très claires à l’encontre des poursuites-bâillons, à la
fois lors de la conférence co-organisée par le Conseil de l’Europe
et CASE à Strasbourg le 20 octobre 2022, et lorsque nous l’avons
entendue. Elle nous a rappelé, à juste titre, que les parlementaires
peuvent faire évoluer les choses à l’Assemblée parlementaire du
Conseil de l’Europe et dans leur pays et j’espère que le présent
rapport nous aidera à obtenir ce résultat.
2. Les tendances et l’impact des SLAPP
2.1. Les
tendances des affaires de poursuites-bâillons
19. En l’absence de définition
juridique précise, il n’existe pas de statistiques officielles sur
le nombre de poursuites-bâillons, ni au niveau national ni dans
les travaux ou décisions d’organisations internationales. Quant
à la Cour européenne des droits de l’homme, elle a employé, pour
la première fois, le terme SLAPP dans un arrêt qu’elle a rendu le
15 mars 2022
. La situation pourrait
changer si des États adoptaient des mesures «anti-SLAPP»; dans ce
cas il serait également plus facile pour les organisations internationales,
à commencer par la Commission européenne pour la démocratie par
le droit (Commission de Venise), de faire un suivi de l’application
desdites mesures.
20. Il existe cependant des éléments de preuve recueillis par
les organisations de la société civile qui portent fortement à croire
que le nombre de poursuites-bâillons est élevé et qu’il est en augmentation.
Dans son rapport de mars 2022
,
CASE a recensé 570 affaires de poursuites-bâillons dans 29 pays
européens entre 2010 et 2021, avec une augmentation du nombre de
cas de 43,5% en 2019, 15,2% en 2020 et une légère baisse de 2,6%
en 2021. Le rapport tire les conclusions suivantes: le nombre de
poursuites-bâillons est en augmentation; les principales cibles
sont les journalistes et les médias, suivis par les militants; la
plupart des cas se fondent sur les lois nationales relatives à la
diffamation; les auteurs des actions en justice sont en position
de force; les affaires sont le plus souvent gagnées par les défendeurs
ou abandonnées, mais cela ne diminue en rien le préjudice causé.
Dans un autre rapport paru en 2022, l’organisation de défense de
la liberté d’expression, ARTICLE 19, a analysé les législations
et les actions en justice engagées en Belgique, en Bulgarie, en
Croatie, en France, en Hongrie, en Irlande, en Italie, à Malte,
en Pologne, en Slovénie et au Royaume-Uni, et a constaté un grand
nombre de cas de SLAPP
.
21. CASE vient de publier son rapport 2023
,
selon lequel « année après année, les SLAPP suscitent des inquiétudes
grandissantes pour la démocratie en Europe ». Ce rapport recense
plus de 820 poursuites-bâillons contre seulement 570 pour l’année
précédente. La Pologne est le pays européen qui enregistre le plus
grand nombre de poursuites-bâillons en valeur absolue, mais en 2022,
Malte (pays dont le nombre d'affaires est le plus élevé pour 100
000 habitants), la France, le Royaume-Uni, la Croatie, la Grèce,
la Türkiye et la Géorgie ont enregistré un nombre important de poursuites
.
22. Il est à noter qu’en Europe, beaucoup de poursuites-bâillons
sont engagées au Royaume-Uni: les frais de justice y sont très élevés,
dissuadant fortement les intéressés de défendre leur cause, et il
est facile d’y introduire une plainte, la loi le permettant à des
demandeurs étrangers. Les procédures sont complexes si bien que
les journalistes originaires de pays comme la Fédération de Russie,
la Suède, l’Ukraine, Malte, les Pays-Bas, etc. visés par une procédure
ont du mal à assurer leur défense. C’est également la raison pour
laquelle le Royaume-Uni compte autant de cabinets d’avocats spécialisés
dans ce genre d’affaires.
23. Le phénomène est néanmoins paneuropéen et ne se limite pas
à un petit nombre de pays
. Littéralement
aucun pays n’échappe au phénomène, et ceux qui prétendent ne connaître
que très peu d’affaires, voire aucune, sont probablement confrontés
à une situation de sous-déclaration. Par exemple, jusqu’à récemment,
aucun cas de poursuites-bâillons n’avait été signalé en Géorgie.
Cette situation s’expliquait toutefois par le fait qu’aucune organisation
n’en faisait état, et lorsque l’ONG Georgian Democracy Initiative
a mené des recherches sur le sujet en 2022, elle a découvert qu’en
réalité il existait de nombreux cas de poursuites-bâillons, telles
que les plaintes de 11 maires de communes différents contre la chaîne
de télévision “Mtavari Arkhi”, utilisant le même texte copié-collé
et réclamant le même montant (55 555 GEL)
.
24. Selon le rapport 2023 de CASE, les cibles des poursuites-bâillons
sont généralement des médias indépendants, des journalistes qui
travaillent pour eux et qui sont susceptibles d’être poursuivis
à titre individuel, des organisations de vérification des faits,
ainsi que des universitaires, des associations de citoyens et des
organisations de la société civile qui rendent compte de questions
d’intérêt public. Les chiffres fournis par CASE montrent que les
actions concernent plus précisément les journalistes (248 actions
soit 30,2%) et les médias (203 actions soit 24,7%), suivis des rédacteurs
(98 actions soit 11,9%) et des militants (80 actions soit 9,7%).
La corruption, le gouvernement, le monde des affaires et l’environnement
sont les sujets les plus fréquemment à l’origine des poursuites-bâillons.
Quant aux demandeurs, il est fréquent qu’il s’agisse d’entreprises
et d’hommes et femmes d'affaires (335 actions soit 40,8 %), de responsables
politiques ou de fonctionnaires (227 actions soit 27,6 %), ou d’entités
publiques (113 actions soit 13,7 %), mais aussi d’ONG, de membres
du pouvoir judiciaire ou de services de sécurité
. Les législations
sur la diffamation sont les plus utilisées, mais d’autres sont également
invoquées, en particulier celles sur la protection des données et
de la vie privée.
25. Même si les poursuites-bâillons ciblent majoritairement les
médias, des défenseurs des droits de l’homme, des ONG et des activistes
sont également concernés, principalement dans trois domaines: les
droits des migrants, les droits des personnes LGBT et la défense
de l’environnement. Par exemple en Pologne, les défenseurs des droits
des personnes LGBT qui ont attiré l'attention sur les déclarations
anti-LGBT et les chartes familiales adoptées par certains gouvernements
locaux ont été poursuivis en diffamation par des groupes ultra-conservateurs
et certaines municipalités
.
Pour cette raison, l’organisation européenne de défense des droits
des personnes LGBT en Europe, ILGA-Europe, appelle les institutions
européennes à se pencher aussi sur la lutte contre les poursuites-bâillons
à l’encontre des activistes LGBT
. Les défenseurs de l’environnement
sont particulièrement ciblés par les poursuites-bâillons. En juin
2021, Kelkos Energy, une grande société de gestion hydroélectrique
basée en Autriche et opérant au Kosovo*, a utilisé des poursuites en
diffamation et des menaces de poursuites pour cibler des militants
qui parlent publiquement de l'impact environnemental des centrales
hydroélectriques opérant dans les zones naturelles protégées du
pays et du manque de contrôle par les autorités kosovares du processus
de délivrance des licences d'exploitation pour ces centrales
. En Serbie, des organisations environnementales
qui prônent la protection du parc national de Fruska Gora ont accusé
les propriétaires de la société Galens Invest, d'avoir tenté de
les intimider en déposant cinq poursuites réclamant un montant total
d'environ deux millions de dinars (17 000€)
.
26. Concernant le harcèlement et les poursuites-bâillons en Hongrie,
la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la
protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Irene
Khan, a publié le 11 mai 2022 une déclaration, exprimant ses vives
inquiétudes face aux campagnes récurrentes de discours de haine,
de harcèlement ou de stigmatisation des journalistes et des défenseurs
des droits de l'homme travaillant sur les droits des migrants, des
réfugiés et des LGBT. Mme Khan a appelé
le gouvernement hongrois «à promouvoir et à reconnaître les contributions
importantes que ces personnes apportent à la construction d'une
société plus juste et inclusive», à «introduire une législation
pour contrer les poursuites-bâillons (…) et à abroger la disposition
du Code pénal relative à la diffamation en tant qu'infraction pénale»
. Dans le cas de la Serbie, la Commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a noté que «les campagnes
de diffamation, les menaces et les intimidations sont des pratiques
courantes visant les journalistes, les défenseurs des droits humains
et les organisations de la société civile, qui sont aussi de plus
en plus exposés aux “poursuites-bâillons”», et a demandé instamment
aux autorités «de tout mettre en œuvre pour créer les conditions
permettant aux médias et à la société civile de travailler en toute
sécurité»
. En mars 2023, elle a également
appelé la Bosnie-Herzégovine à ne pas re-criminaliser la diffamation,
ce qui «renforcerait la tendance à étouffer la liberté d'expression»
, et l’Assemblée ne peut que partager
cet appel.
27. Dans le secteur des médias et du journalisme, les poursuites-bâillons
ont tendance à cibler ceux qui sont réputés pour leur esprit critique.
La source des poursuites peut être d’origine publique, privée ou
un mélange des deux. L’exemple le plus notoire a trait aux procédures
judiciaires engagées à l’encontre de Daphne Caruana Galizia, qui
faisait l’objet de 47 actions en diffamation non seulement à Malte,
mais aussi aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les poursuites visant
le quotidien polonais Gazeta Wyborcza constituent un autre exemple
emblématique: à la fin de l’année 2021, le journal était visé par
quelque 60 actions en diffamation
. En France, plus de 20 poursuites
en diffamation ont été déposées par des sociétés affiliées au groupe
Bolloré contre des journalistes, des avocats, des militants et des
ONG enquêtant sur des allégations d'atteintes aux droits humains
dans les plantations de palmiers à huile en Afrique
. En Serbie, début 2022, le média d'investigation
KRIK faisait face à dix poursuites judiciaires en cours contre lui
et ses journalistes: 8 poursuites civiles, 1 poursuite pénale et
un cas de délit, avec au total des dommages-intérêts réclamés de
près d'un million de dollars, soit trois fois le budget annuel de
KRIK
. En Croatie, une enquête menée en
avril 2021 par l’Association des journalistes croates a identifié
924 poursuites contre des journalistes et des médias en Croatie,
en cours à cette époque. Il n’est pas rare que des affaires soient
initiées par des responsables politiques de haut rang, des membres
du gouvernement ou des fonctionnaires
.
28. Toutes les poursuites-bâillons n’aboutissent pas devant un
tribunal, mais le fardeau que représente la défense d’une affaire
peut être telle que la simple menace d’une action en justice suffit
à faire renoncer un militant, une militante ou un média. Les lettres
de menace de poursuites sont bien plus nombreuses que les affaires
portées devant les tribunaux, et leur impact sur la liberté d’expression
est tout aussi néfaste.
29. Les poursuites-bâillons les plus scandaleuses sont celles
ayant une incidence transfrontalière, car elles obligent les défendeurs
à assurer leur défense dans une langue et un pays étrangers et dans
le cadre d’un système juridique qui leur échappe. D’après CASE,
environ 10% des poursuites-bâillons ont une dimension transfrontalière
. La plupart de ces poursuites transfrontalières
sont engagées au Royaume-Uni
, qui constitue véritablement un
cas à part en Europe. ARTICLE 19 a déclaré que «plusieurs cabinets
d’avocats, en particulier au Royaume-Uni mais aussi dans d’autres
pays, ont mis au point des tactiques très agressives visant essentiellement
à forcer les journalistes et les médias à pratiquer l’autocensure,
généralement pour le compte de clients fortunés»
. Lorsqu’un journaliste prend contact avec
un responsable politique ou une entreprise en vue de lui poser des
questions dans le cadre de la rédaction d’un article potentiellement
critique à leur égard, la réponse reçue en retour émane souvent
d’un cabinet d’avocats le menaçant de poursuites judiciaires. The
Guardian reçoit chaque semaine deux à trois courriers de ce type,
visant à intimider le journal et à le dissuader de publier certains
articles
. Le cas du Royaume-Uni est d’autant
plus préoccupant que les cabinets d’avocats continuent même de travailler
au service d’oligarques russes alors que ces derniers font l’objet
de sanctions internationales suite à la guerre d’agression de la
Fédération de Russie contre l’Ukraine, le plus connu d’entre eux
étant le fondateur des milices «Wagner», Evgueni Prigojine
récemment décédé.
2.2. L’impact
démocratique, financier et personnel des SLAPP
30. L’étude de 2021 du Parlement
européen
résume
très bien le fait que les poursuites-bâillons ont pour but d’intimider,
de réduire au silence, d’épuiser les ressources financières, économiques
et émotionnelles d’un défendeur et d’envoyer un signal aux autres.
Pour ceux qui engagent ce type de procédure, le terme «succès» s’entend
de la réussite des menaces et ne renvoie pas nécessairement à une
victoire juridique devant les tribunaux. Le demandeur peut se targuer
d’un «succès» lorsqu’un défendeur présente des excuses ou retire une
publication avant que l’affaire ne soit jugée, lorsque les primes
d’assurance d’un média augmentent parce qu’il a été attaqué en justice,
ou lorsqu’il a été contraint de dépenser des sommes importantes
pour assurer sa défense. Le succès consiste également à détourner
les ressources et le temps des défendeurs de la couverture de questions
importantes d’intérêt public. Par conséquent, le demandeur peut
même revendiquer un «succès» alors qu’il n’a pas obtenu gain de
cause devant le tribunal. Les propos de l’ancien président américain
Donald Trump tenus lors du procès qu’il a perdu contre un journaliste,
sont éloquents à ce sujet: «J’ai dépensé quelques dollars en frais
de justice et ils en ont dépensé beaucoup plus. Je l’ai fait pour
lui rendre la vie difficile, et j’en suis heureux»
.
31. Ce type d’approche des litiges basé sur l’intimidation est
une caractéristique des poursuites-bâillons. Certains journalistes
ont témoigné de l’impact de ces poursuites sur leur travail: elles
affectent leurs moyens de subsistance, leur capacité à travailler,
leur situation financière et économique, et même leur vie familiale. Des
ouvrages et des publications bien documentés ont été retirés de
la circulation de crainte que la défense d’une action en justice
sans fondement ne conduise leur éditeur à la faillite
.
32. Compte tenu du rôle important que jouent, dans la société,
les médias et autres sentinelles qui sont réduits au silence par
des actions en justice abusives, les poursuites-bâillons ne sont
pas seulement préjudiciables aux journalistes et aux médias; elles
privent les citoyens d’informations sur des questions potentiellement
importantes et nuisent, en fin de compte, à la démocratie, qui ne
saurait fonctionner sans la liberté d’expression et des médias indépendants
en mesure de rendre compte, sans crainte de représailles. Snezana Green,
conseillère juridique principale à l’ONG américaine Media Development
Investment Fund qui soutient financièrement les médias indépendants,
a été témoin de dizaines de cas de poursuites-bâillons. Elle souligne
que: «la pratique consistant pour les détenteurs du pouvoir à utiliser
de manière abusive les systèmes juridiques pour museler les critiques
a pris des proportions mondiales. Les préjudices qu’elle cause sont
lourds de conséquences et il est impératif d’y mettre un terme pour
la démocratie et le maintien de la paix»
.
33. Dunja Mijatović, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil
de l’Europe, a très justement déclaré que les poursuites-bâillons
«qui tendent à se multiplier, font peser de graves menaces sur le
droit à la liberté d’expression», ajoutant que «plus généralement,
elles pervertissent le système judiciaire et l’État de droit»
. CASE a fait valoir
que les poursuites-bâillons «affaiblissent la démocratie en empêchant
des individus et des organisations de la société civile de participer
au débat public et en entravant l’exercice des droits à la liberté d’expression,
de réunion et d’association»
. Cela s’applique non seulement
à l’expression politique, mais aussi à tous les comptes rendus et
à toutes les formes d’expression sur des questions d’intérêt public,
y compris les activités des entreprises. Comme a pu le constater
la Chambre des Lords du Royaume-Uni, dans le cadre d’une affaire
de poursuites-bâillons, «les pouvoirs exercés par les grandes multinationales
sont très étendus et ne cessent de croître. La liberté de les critiquer
s’avère au moins aussi importante, dans une société démocratique,
que la liberté de critiquer le gouvernement»
.
2.3. Le
nécessaire équilibre entre accès à la justice et liberté d’expression
34. Je tiens à souligner que, puisque
les poursuites-bâillons constituent un abus de procédures judiciaires, les
mesures visant à lutter contre ce phénomène n’ont pas pour effet
de restreindre l’accès à la justice: le système judiciaire n’a pas
vocation à être utilisé par des demandeurs désireux d’engager une
action dans le seul but de harceler un défendeur. Comme l’a rappelé
très justement le Secrétaire général de la Fédération européenne
des journalistes, Ricardo Gutierrez, lors de l’audition du 22 novembre
2022, «les journalistes ne sont pas au-dessus des lois et ils peuvent
être poursuivis pour des raisons motivées. Mais il ne faut pas criminaliser
le journalisme, notamment par des poursuites-bâillons ou des lois
sur la diffamation».
35. Il est essentiel que les mesures anti-SLAPP n’entravent pas
l’accès à la justice des personnes dont les griefs sont fondés.
En vertu de la Convention européenne des droits de l’homme (STE
n° 5), les États sont tenus d’assurer le droit à la vie privée,
ce qui inclue la protection contre les véritables ingérences dans
la vie privée et les atteintes graves à la réputation, ainsi que
d’autres droits. Cette obligation ne s’applique toutefois qu’aux
plaintes fondées
et, même dans ce cas,
la Cour européenne des droits de l’homme a clairement établi que
cette protection ne doit pas nuire à l’exercice du droit à la liberté
d’expression. En outre, à la suite de la jurisprudence
Lingens c. Autriche et de
nombreuses affaires ultérieures, les limites de la critique acceptable sont
plus larges à l'égard d’un responsable politique, d'une personnalité
publique ou d'une grande entreprise publique.
36. Comme l’a précisé la Cour européenne des droits de l’homme
dans l’une des premières affaires de poursuites-bâillons dont elle
a été saisie, concernant deux militants écologistes poursuivis par
McDonald’s: «[D]ans une société démocratique, même des petits groupes
militants non officiels (…) doivent pouvoir mener leurs activités
de manière effective et (...) il existe un net intérêt général à
autoriser de tels groupes et les particuliers en dehors du courant
dominant à contribuer au débat public par la diffusion d’informations
et d’opinions sur des sujets d’intérêt général comme la santé et
l’environnement»
.
37. Par ailleurs, les États sont tenus de veiller à ce que les
défendeurs, dans les actions intentées pour atteinte à la vie privée
et diffamation, et dans les litiges qui affectent l’exercice de
leurs droits sur un plan général, bénéficient d’un procès équitable
qui respecte le principe de l’égalité des armes. Dans l’affaire susmentionnée
concernant McDonald’s, la Cour a estimé que la grande inégalité
des moyens entre les parties constituait violation du droit des
requérants à un procès équitable ainsi que de leur droit à la liberté d’expression
.
Cette décision fait suite à un procès qui avait duré 313 jours d'audience,
le plus long de l'histoire juridique anglaise, et a comporté 40
000 pages de documents impliquant 130 témoins. On estime que McDonald's
a dépensé plus de 10 millions £ en frais juridiques
. Par conséquent, les arguments relatifs
au procès équitable et à l’accès à la justice s’appliquent de la
même manière aux défendeurs dans les affaires de poursuites-bâillons.
3. Analyse
juridique des SLAPP
3.1. Les
poursuites-bâillons utilisent un large éventail de législations
et de procédures
38. Les lois dont se servent généralement
à mauvais escient les initiateurs des poursuites-bâillons sont celles
qui facilitent le dépôt d’une plainte et qui font peser la charge
de réfuter l’allégation sur le défendeur. Les lois relatives à la
diffamation sont de loin les plus utilisées: il suffit à un demandeur
de prétendre qu’un article ou un reportage porte atteinte à sa réputation
pour que la charge de la preuve soit inversée, passant ainsi à la partie
défenderesse
. Les lois connexes en matière «d’offense»
et «d’atteinte à l’honneur» sont également facilement détournées:
il suffit qu’un demandeur allègue que des propos portent atteinte
à son honneur ou qu’ils sont offensants, et il incombe au défendeur
de prouver le contraire ou de se défendre. Il en va de même d’autres
lois. Lorsque des reportages ou des articles dans les médias font
état d’actes de corruption, de malversations financières ou d’autres
agissements répréhensibles et qu’ils comportent des éléments relevant de
la sphère personnelle (comme les questions financières ou les relations
familiales), un demandeur peut invoquer les lois sur la protection
de la vie privée pour intenter une poursuite-bâillon. La législation
relative à la protection des données est également utilisée de manière
abusive dans un nombre croissant de pays: elle permet aux demandeurs
d’engager des actions pour toute inexactitude dans des données personnelles,
même si ces informations n’ont rien de diffamatoire. Cela est le
cas par exemple d’une famille d'industriels hongrois qui a pu utiliser
les lois sur la protection des données pour empêcher de rendre compte
de certains aspects de ses activités commerciales
.
39. Dans de nombreux pays, les plaintes pour atteinte à la vie
privée et pour diffamation peuvent être déposées au civil comme
au pénal, et les poursuites sont souvent engagées simultanément
sur les deux plans. Les autres lois détournées pour intenter des
poursuites-bâillons sont notamment celles relatives aux droits d’auteur
et au droit des marques, celles contre le harcèlement et celles
portant sur diverses infractions pénales mineures, y compris, pendant
la pandémie de covid-19, les violations présumées des règles de
confinement
. Une étude
réalisée pour l’Union européenne en 2021 a montré que l’éventail
des législations qui pouvaient être utilisées à des fins de poursuites-bâillons
inclut le droit fiscal, le droit social, les lois sur l’utilisation
de données personnelles, la sécurité maritime, la protection des
mineurs, le code de l’urbanisme et la réglementation des organisations
de la société civile
.
40. L’une des caractéristiques les plus notables des poursuites-bâillons
tient à leur durée. Alors que les actions en justice traînent souvent
en longueur pour diverses raisons, les personnes qui engagent des poursuites-bâillons
abusent généralement des procédures judiciaires précisément pour
faire durer une affaire pendant des années dans le seul but de faire
grimper les frais et d’obliger les défendeurs à consacrer beaucoup
de temps, d’argent et d’énergie émotionnelle. L’analyse des poursuites
de ce type réalisée par ARTICLE 19 a montré que la plupart des affaires
étaient en cours depuis environ trois ans, et dans plusieurs pays,
certaines sont restées en instance jusqu’à dix ans
.
Aucun élément procédural unique ne permet de prolonger aussi longtemps
les poursuites-bâillons; il s’agit d’une combinaison de facteurs,
et notamment, la volonté des juges, non attentifs à la charge que
représente la défense d’une poursuite-bâillon pour les personnes
concernées, d’accorder des délais supplémentaires et de reporter
à plusieurs reprises les audiences au dernier moment.
3.2. Des
frais de justice disproportionnés
41. Étant donné que les affaires
de poursuites-bâillons se prolongent généralement dans le temps,
les frais de justice peuvent rapidement augmenter. Si cet aspect
peut paraître dérisoire pour les demandeurs, il peut devenir une
question de survie financière pour les défendeurs. Les honoraires
des avocats peuvent rapidement atteindre des dizaines, voire des
centaines de milliers d’euros. Cette situation est particulièrement problématique
en Irlande et au Royaume-Uni.
42. Chatham House, l’Institut royal des affaires internationales
au Royaume-Uni, a récemment été contraint de retirer le nom d’un
banquier russe d’un rapport après que celui-ci a menacé de porter
plainte pour diffamation et que l’institut a été informé que les
frais de justice s’élèveraient à 500 000 £ avant même la tenue du
procès
. Dans son intervention à l’audition
tenue le 1 juin 2023, Mme Beatriz Brown,
qui dirige l’équipe de travail sur les SLAPP au ministère de la
Justice du Royaume-Uni, a souligné que les coûts pouvaient dépasser 1 000 000 £
et que les incertitudes relatives à la hausse des frais de justice
sont particulièrement préoccupantes. En Irlande, les frais liés
à la phase initiale d’une procédure sont évalués à quelque 250 000 €
; et selon les estimations, entre
2010 et 2015, les médias irlandais ont dépensé 30 millions € pour assurer
leur défense dans le cadre de poursuites-bâillons
.
La publication en ligne openDemocracy a témoigné de l’effet dissuasif
qu’a constitué la menace d’une action en diffamation proférée à
son encontre par un responsable politique: «Nous avons été prévenus
que si nous allions en justice pour défendre nos reportages, nous
risquions de mettre openDemocracy en faillite. Certains de nos employés
craignaient de perdre leur maison. [Le demandeur] a fait durer le
supplice pendant deux ans, [ce qui] nous a coûté très cher. Nous
avons passé des mois à traiter des correspondances juridiques, à
dépenser des milliers de livres et à gaspiller un temps précieux
qui aurait pu être consacré à nos activités journalistiques. L’impact
psychologique a été encore plus important... Les experts parlent
d’un ‘effet paralysant’. Ce sont autant de reportages qui ne sont
pas écrits, de pistes qui ne sont pas suivies, tandis que la peur
d’être mis en faillite plane sur vous»
.
43. Les questions financières constituent un problème sérieux
dans d’autres pays européens également
. En Belgique, le
site d’information Apache a dû supporter des frais de justice s’élevant
à 125 000 € dans le cadre de plusieurs procédures judiciaires intentées
à son encontre par un promoteur immobilier qui avait avoué aux journalistes,
dans un message WhatsApp, que le poursuivre en justice était devenu
«son passe-temps»
. En Italie, les frais de justice
se chiffrent généralement en dizaines de milliers d’euros
; un journaliste qui
avait perdu un procès et réuni 18 000 € par le biais d’une collecte
participative pour payer les dommages-intérêts et les frais de justice
n’a pas fait appel par crainte d’augmenter les coûts
. À Malte, Daphne Caruana Galizia
a vu ses comptes bancaires gelés après que deux représentants du
gouvernement lui ont réclamé 47 000 € de dommages et intérêts pour
diffamation
. Ces sommes sont colossales pour
un petit média ou pour un ou une journaliste individuel. Les journalistes
et les médias qui défendent leur cause prennent un risque financier important,
et même s’ils gagnent le procès, ils ne rentrent pas toujours dans
leurs frais
. Dans un rapport consacré
aux poursuites-bâillons en Irlande, les auteurs ont expliqué que
le nombre relativement peu élevé d’affaires portées devant les tribunaux
dans ce pays était à mettre directement en rapport avec le coût
des procédures. Compte tenu de la quasi-impossibilité de prévoir
un budget pour les procès en diffamation et de la nature imprévisible
procès devant jury, les organes de presse sont confrontés à un dilemme,
à savoir poursuivre ou transiger pour éviter les frais de justice.
Par conséquent, le pays a relativement peu de cas de poursuites-bâillons
à signaler, car la plupart des affaires seraient réglées à titre
préventif
.
44. Ces exemples montrent que si un média n’a tout simplement
pas les moyens financiers de faire face à une éventuelle procédure
judiciaire, il s’abstiendra de publier. Ainsi, des rapports concernant
des questions d’intérêt public ne sont pas publiés ou sont retirés
de la circulation.
3.3. Les
défendeurs disposent actuellement de moyens limités pour obtenir
un rejet de l’affaire
45. Les législations qui sont utilisées
de manière abusive à des fins de poursuites-bâillons doivent ménager un
équilibre adéquat entre le droit à la liberté d’expression et l’intérêt
que la loi cherche à protéger (par exemple, la réputation). Ainsi,
des moyens de défense de l’intérêt général appropriés doivent être
disponibles en vertu des lois sur la diffamation et l’offense, le
respect de la vie privée, la protection des données, et des diverses
autres lois mentionnées ci-dessus. La Cour européenne des droits
de l’homme a développé une jurisprudence précise sur ces moyens
de défense
. Cependant, malgré l’importance
qu’ils revêtent, ces derniers ne permettent pas de remédier aux
deux aspects les plus préjudiciables des poursuites-bâillons: les coûts
engendrés et le temps nécessaire pour venir définitivement à bout
des procédures de ce type. La Cour européenne des droits de l’homme
a clairement affirmé que ces deux aspects pouvaient emporter violation
du droit à la liberté d’expression
;
mais la réponse au niveau national réside dans les lois et règles
de procédure.
46. Un élément central de lois efficaces contre les poursuites-bâillons
dans certains pays est la possibilité d’obtenir le rejet des affaires
le plus tôt possible. En simplifiant au maximum cette procédure,
les coûts sont réduits à minima et les défendeurs peuvent obtenir
justice rapidement. À titre d’exemple, en vertu de la législation
pertinente en vigueur en Californie, un défendeur peut déposer une
demande de rejet de l’action si celle-ci a été engagée en réponse
à «une déclaration écrite ou orale faite, ou un écrit présenté,
en un lieu ouvert au public ou dans le cadre d’un forum public en
rapport avec une question d’intérêt général», à moins que le demandeur
puisse démontrer la probabilité de succès de son action
. Cette disposition fait peser la charge
de la preuve sur le demandeur et constitue une garantie essentielle.
Cependant, bien que les rejets anticipés soient possibles en théorie
dans la plupart des pays européens, dans la pratique, le seuil établi
pour y parvenir est élevé, ce qui signifie qu’une affaire doit être
examinée sur le fond avant que le défendeur puisse obtenir gain
de cause. Cette démarche est coûteuse et constitue une charge pour
le défendeur.
47. Même dans les pays européens où un défendeur est en mesure
de «contre-attaquer» pour poursuites vexatoires, comme par exemple
en France et en Belgique, ces recours aboutissent rarement et obligent
le défendeur à se soumettre à une nouvelle et longue procédure judiciaire,
ce qui correspond précisément à la contrainte qu’une poursuite-bâillon
cherche à imposer. Dans les très rares cas où les contre-attaques
ont été couronnées de succès, la sanction imposée à l’initiateur
de la procédure originelle a été légère (de l’ordre de 10 000 €
en France) et peu susceptible de dissuader toute action future de
la part d’une entreprise multinationale ou d’un milliardaire
.
4. Tour
d’horizon des mesures anti-SLAPP actuelles et proposées
4.1. Mesures
anti-SLAPP adoptées ou envisagées au niveau international
48. La Commission européenne a
fait de la lutte contre les poursuites-bâillons une priorité de
son travail au titre du Plan d’action pour la démocratie européenne.
Elle a annoncé deux propositions: (1) une proposition de directive
sur les poursuites-bâillons engagées au civil, ayant une incidence
transfrontalière
; et
(2) une recommandation visant à fournir des orientations aux États
membres sur des mesures à prendre pour lutter contre les poursuites-bâillons
à caractère exclusivement national
. Le projet de directive
propose d’habiliter les tribunaux à décider du rejet rapide des
procédures judiciaires altérant le débat public qui sont «manifestement
infondées», la charge de la preuve incombant au requérant à qui
il appartient de prouver que la demande en justice n’est pas infondée;
le projet propose également que dans les cas de procédures jugées «abusives»,
les demandeurs aient à supporter tous les frais de procédure et
puissent se voir infliger des sanctions et des dommages-intérêts
. La proposition établit
la distinction entre les procédures judiciaires «manifestement infondées»
et celles dites «abusives» et, bien qu’ayant été largement saluée,
il a été suggéré que toutes les actions «abusives» soient rejetées
de manière anticipée
. Cependant je ne peux que regretter que
certains États membres essaient d’atténuer la portée de la future
directive, au grand dam des organisations de journalistes
.
La recommandation, qui s’adresse uniquement aux États membres de
l’Union européenne, préconise la mise en place de garanties similaires
dans les procédures qui n’ont pas d’incidence transfrontalière.
49. La recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe
sur les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique
(SLAPP) est l’autre grand texte envisagé au niveau international.
Un comité d’experts a été établi et chargé de préparer un projet
de recommandation d’ici la fin de l’année 2023
. Mon rapport a été élaboré en parallèle
avec ces recommandations, et je salue l’excellente collaboration
qui s’est établie entre l’Assemblée parlementaire et la Direction
Générale Droits humains et État de droit du Conseil de l’Europe
afin d’aboutir à un résultat qui n’aura que plus de force au sein
des États membres de l’Organisation.
4.2. Mesures
anti-SLAPP adoptées ou envisagées au niveau national
50. Au niveau national, une législation
anti-SLAPP est à l’étude ou a été annoncée à Malte, en Lituanie,
en Irlande ainsi qu’au Royaume-Uni.
51. En Irlande, un passage en revue formel de la loi sur la diffamation
a été publié en mars 2022 et le Gouvernement irlandais a ensuite
fait part de son intention d’engager une réforme législative visant
à réduire les frais de justice, à limiter les montants des dommages
et intérêts, à fixer des critères plus exigeants pour déterminer
la capacité des demandeurs d’intenter une action en justice et à
assurer une protection plus claire du journalisme d’intérêt public
.
52. À Malte, des amendements législatifs et constitutionnels ont
été rendus publics. Ils visent à lutter contre les poursuites-bâillons
en limitant l’exécution de jugements disproportionnés obtenus dans
des juridictions étrangères et en permettant le rejet anticipé des
procédures judiciaires qui, à première vue, sont manifestement infondées.
Ces propositions ont été critiquées tant par la société civile que
par le représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (OSCE) pour la liberté des médias, qui ont tous deux estimé
que les recommandations n’allaient pas assez loin et qu’un dispositif
complet de lutte contre les poursuites-bâillons s’imposait
.
53. Au Royaume-Uni, le gouvernement a fait part de son intention
de mettre en place un mécanisme permettant le rejet rapide des poursuites-bâillons,
ainsi que de prendre des mesures pour limiter les frais de justice.
En 2022, le gouvernement a lancé un «appel à témoignages» (
Call for evidence) à cette fin
. Dans le cadre des réformes annoncées,
un tribunal appliquera un test à trois volets visant à déterminer
si le rejet anticipé de l’affaire s’impose. Tout d’abord, il évaluera
si l’action est engagée à l’encontre d’une activité d’intérêt public;
à cet égard, le cas doit concerner une question d’intérêt public
d’envergure (comme la corruption) afin de pouvoir distinguer une
poursuite-bâillon d’une action en diffamation comme les autres qui porterait
sur des questions de moindre importance. Le tribunal examinera ensuite
si des éléments de preuve attestent d’un abus de procédure, et il
vérifiera enfin si l’affaire est suffisamment fondée
. Ces mesures devraient être présentées
de toute urgence au parlement
. Parallèlement
à ces dispositions légales, l’autorité britannique de réglementation
des avocats a mis à jour ses directives, priant instamment les avocats
de ne pas représenter leurs clients dans des affaires de poursuites-bâillons
et de signaler ceux qui le font; plus de 20 enquêtes ont été ouvertes
depuis lors
.
54. J’aimerais également attirer l’attention sur la situation
en-dehors de l’Europe. Les poursuites-bâillons sont «nées» juridiquement
aux États-Unis
, il est
donc logique que ce soient des États américains qui aient adopté
les premières législations pour les contrer. Sur un plan général,
deux approches prédominent: (1) une législation anti-SLAPP axée
sur la «participation publique» au sens étroit du terme, protégeant
uniquement les propos en rapport avec des activités destinées à
«obtenir des actions favorables du gouvernement»; (2) une protection
plus large contre les poursuites qui sont «engagées principalement
pour dissuader l’exercice valide des droits constitutionnels à la
liberté d’expression»
. Cette deuxième approche est considérée
comme la plus efficace
. Les tribunaux américains
ont estimé que les deux éléments qui distinguent une poursuite-bâillon
sont l’effet dissuasif de l’action et l’intérêt public concerné
.
Dans ces affaires, c’est au demandeur qu’il appartient de démontrer
la probabilité de succès de son action, faute de quoi le tribunal
doit la rejeter. Il n’existe pas encore de législation fédérale
anti-SLAPP
.
55. Au Canada aussi, quelques provinces ont mis en place une protection
contre les poursuites-bâillons. Le Québec, de tradition civiliste
comme la plupart des pays européens, prévoit dans son Code de procédure
civile que les tribunaux peuvent déclarer qu’une demande en justice
ou un autre acte de procédure est abusif au motif qu’il «est manifestement
mal fondé, frustratoire ou dilatoire», ou en raison d’un «comportement
vexatoire ou quérulent»; ou en raison de «l’utilisation de la procédure
de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui
ou encore du détournement des fins de la justice, entre autres si
cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans
le contexte de débats publics»
. L’Ontario dispose également d’une
législation de lutte contre les poursuites-bâillons efficace: dès
lors qu’un défendeur a établi que la question en jeu relève de l’intérêt
public, le demandeur doit prouver que son action est «bien fondée»,
que la personne poursuivie n’a «pas de défense valable» et que le
préjudice résultant d’un rejet anticipé l’emporterait sur l’intérêt
général à protéger la liberté d’expression. La Commission de réforme
du droit a récemment examiné la législation et a conclu à son efficacité;
elle a également été approuvée par la Cour suprême
.
56. En Australie, la législation du Territoire de la capitale
australienne prévoit une protection contre les poursuites-bâillons
mais exige du défendeur qu’il démontre les «fins illégitimes» de
la procédure intentée. Dans la pratique, ce seuil d’exigence est
élevé et n’assure pas une protection efficace
.
4.3. Mesures
prises par les médias et les acteurs de la société civile
57. Les poursuites-bâillons constituent
un problème qui tient à l’exploitation de la législation et des
règles de procédure par des requérants malveillants. Les médias
et la société civile ne peuvent pas traiter les causes profondes
des poursuites-bâillons, mais ils sont susceptibles de prendre certaines
mesures pour renforcer leur résilience à leur égard.
58. Une tâche essentielle entreprise par les organisations de
la société civile est la surveillance du phénomène de poursuites-bâillons
en Europe, afin d’en prendre la mesure et de sensibiliser à la fois
les victimes potentielles et les autorités judiciaires. A l’heure
actuelle, la Plateforme du Conseil de l’Europe recense les principales
affaires de poursuites-bâillons à l’encontre des journalistes et
des médias, mais d’autres organisations telles que la coalition
CASE, le Mapping Media Freedom
du ECPMF (European Centre for Press
and Media Freedom – Centre européen pour la liberté de la presse
et des médias) et SafeJournalists
dans les
Balkans répertorient aussi les cas. Il est important de soutenir
ces organisations afin qu’elles puissent étendre leur travail aux
pays où les poursuites-bâillons sont encore insuffisamment documentées.
59. Avec le soutien de donateurs, la société civile a commencé
à s’attaquer aux coûts afférents à la défense dans des affaires
de poursuites-bâillons en mettant en place un mécanisme d’assurance.
Les plus petits médias et les journalistes indépendants n’ont souvent
pas accès à une assurance ou n’ont pas les moyens d’y souscrire.
Pour remédier à cette situation, le capital d’amorçage d’un fonds
mondial «Reporters Mutual», qui fournira une assurance, a été annoncé
en juin 2022
. L’objectif est de faire de ce fonds
une entité à but non lucratif viable et autonome, censée être opérationnelle
rapidement
. Un autre moyen de garantir l’intervention d’avocats
de la défense proposant des services peu coûteux, voire gratuits,
est de faire appel à des fonds de défense juridique, ou aux juristes
internes des associations de journalistes. L’ECPMF gère un tel fonds,
et plusieurs autres organisations ont mutualisé leurs ressources
au sein du Legal Network for Journalists at Risk (réseau juridique
pour les journalistes en danger)
. La mise en commun des ressources
en matière d’assistance juridique pour la vérification avant publication
est également un moyen efficace d’accroître la résilience des médias.
Des exemples de démarches de ce type peuvent être observés en Bosnie-Herzégovine, où
l’ONG Vaša prava BiH offre ses services juridiques, notamment pour
le contrôle préalable à la publication, et à Malte, où la Fondation
Daphne Caruana Galizia a engagé l’un des plus éminents avocats spécialistes
des médias du pays pour assurer ce service aux médias indépendants
.
60. Il est également important de se faire entendre et de faire
preuve de solidarité. Pour de nombreux journalistes, le fait d’être
poursuivi en justice est une expérience éprouvante et effrayante,
au cours de laquelle le soutien des collègues est essentiel, qu’il
soit formel au travers des associations de journalistes ou informel par
l’intermédiaire de réseaux et de groupes de professionnels. Ce soutien
permet d’alléger la charge émotionnelle et peut faciliter l’accès
à une aide financière, que ce soit par le biais d’un financement
participatif ou d’un fonds de défense dédié. Il est primordial que
les journalistes se fassent entendre, aussi bien pour se soutenir
mutuellement que pour faire état des lettres de menace qu’ils reçoivent,
car cette démarche contribuera également à sensibiliser au problème
et à susciter l’appui de la société dans son ensemble, en faveur
des mesures anti-SLAPP. Enfin, une meilleure connaissance des affaires
de poursuites-bâillons facilitera l’établissement du profil des
demandeurs qui sont particulièrement procéduriers, ce qui peut aider
les tribunaux à repérer ce type de procédures judiciaires.
61. Ces différentes formes de soutien (juridique, financier, psychologique,
logistique) sont pour le moment endossées par des organisations
professionnelles, des ONG et des organismes indépendants de défense
des droits
. Il serait cependant opportun de
développer des structures publiques – liées à l’État – ou au moins d’inviter
les États à garantir l’accès à ces formes de soutien dans des conditions
favorables, afin d’accorder des services de défense ciblés aux victimes
de poursuites-bâillons.
5. Conclusions
62. Se défendre ou légiférer contre
les poursuites-bâillons ne consiste pas à accorder un «privilège»
aux journalistes ou aux activistes, mais à défendre les droits des
citoyens d’être informés de manière libre et indépendante. Pour
l’heure, seul un petit nombre de pays d’Europe envisagent de prendre
des mesures législatives et la directive européenne proposée ne
s’appliquera qu’à une catégorie restreinte d’affaires ayant une
incidence transfrontalière. Pourtant, étant donné les préjudices
portés à la démocratie par les poursuites-bâillons, la nécessité
de mettre en place des contre-mesures efficaces a clairement été
établie.
63. Une première façon de combattre les poursuites-bâillons est
de dénoncer publiquement leurs auteurs, ce qui se passe de plus
en plus souvent en Europe, en tout cas dans les pays où les défendeurs
font assez confiance à leur système judiciaire. Par exemple, CASE
décerne chaque année des prix SLAPP afin de «désigner et blâmer»
le pire prédateur. La deuxième réaction est de laisser la justice
faire son travail, à condition que toutes les garanties d’indépendance
de la justice soient respectées. Le troisième outil consiste à adopter
des législations spécifiques pour empêcher les poursuites-bâillons
en tant que telles, soit devant les tribunaux, soit par le biais
d’organismes de réglementation indépendants.
64. C’est particulièrement sur les législations anti-SLAPP que
je souhaite que l’Assemblée mette l’accent et incite les États à
agir. Le phénomène des poursuites-bâillons a pour cause première
l’existence de législations dont on peut trop facilement abuser.
Il convient donc de prendre des mesures visant à empêcher les demandeurs
de détourner les procédures judiciaires aux fins d’intenter des
poursuites-bâillons. A cet égard, un certain nombre de principes
directeurs sont définis dans le projet de résolution. Je souhaite
insister sur certains d’entre eux.
65. Premièrement, le caractère frustratoire, vexatoire ou malveillant
d’une action en justice, une fois établi (par les tribunaux) est
non seulement l’élément essentiel permettant de la qualifier de
poursuite-bâillon, mais il devrait être aussi le motif sur lequel
les organes législatifs et judiciaires se fondent pour justifier
de réponses/contre-mesures appropriées, notamment (mais pas seulement)
en termes de rejet anticipé, de réparations et de mesures dissuasives.
66. En principe, les règles de procédure en place devraient prévoir
que la demande de rejet anticipé soit présentée devant le tribunal
où l’affaire est pendante. Plus concrètement, lorsque le droit à
la liberté de l’information et le débat public sont en jeu, les
règles de procédure devraient obliger le requérant à présenter sa
demande et ses motifs lors de sa demande initiale et à recenser
tous les moyens de preuve en respectant un délai strict après l’enregistrement
de l’affaire. Le défendeur devrait avoir la possibilité de réagir
à la demande initiale et aux demandes du requérant, en sollicitant
le rejet anticipé. Le juge (tribunal ou cour) qui est compétent
pour statuer sur la demande principale devrait également l’être
pour évaluer les contre-arguments invoqués par le défendeur à des
fins de rejet anticipé et déclarer que la demande est irrecevable ou
la rejeter de manière anticipée. Le demandeur ne devrait pas avoir
la possibilité de modifier les pièces versées initialement au dossier.
Cela ne devrait cependant pas exclure la possibilité de formuler
des arguments en réponse aux pièces versées par le défendeur et
à la demande de rejet anticipé.
67. En ce qui concerne les réparations, il est bien sûr essentiel
d’indemniser totalement les victimes de poursuites-bâillons eu égard
aux préjudices subis. La réparation complète des dommages est un
principe général en droit civil et la question est plutôt de savoir
comment garantir sa mise en œuvre effective. Il est important que
le paiement des dommages-intérêts soit «rapide» et tout retard de
paiement devrait entraîner une majoration automatique du montant
dû. En outre, les dommages-intérêts attribués au défendeur en raison du
préjudice moral subi ne devraient jamais être symboliques lorsqu’une
action est qualifiée de poursuite-bâillon; à cet égard, la législation
anti-SLAPP devrait préciser comment les préjudices immatériels (résultant des
atteintes psychologiques/émotionnelles) devraient être établis,
en tenant compte notamment:
- du
montant des dommages-intérêts réclamés par le demandeur;
- des garanties financières que le défendeur a dû offrir;
- du déséquilibre des pouvoirs et de la pression exercée
avant et pendant les poursuites (notamment via des campagnes dans
les médias et les réseaux sociaux ciblant le défendeur);
- de la longueur de la procédure.
68. Les États membres devraient fixer des sanctions effectives,
proportionnées et dissuasives afin de dissuader les requérants d’engager
des poursuites-bâillons et la législation anti-SLAPP devrait prévoir
des dommages-intérêts punitifs et des amendes. Bon nombre de systèmes
juridiques n’appliquent pas de dommages-intérêts punitifs et peuvent
éprouver des difficultés à les mettre en place. Il s’agit toutefois
d’une mesure politique et nous devons l’encourager. J’encourage
d’ailleurs vivement les responsables publics qui préfèrent ne pas
mettre en place des «dommages-intérêts punitifs» à envisager au
moins la possibilité d’établir une présomption absolue selon laquelle
il existe toujours un degré minimum de préjudice immatériel lorsque le
caractère frustratoire, vexatoire ou malveillant de l’action d’un
requérant est établi. Il devrait être plus facile d’infliger des
amendes: un tribunal qui statue sur le caractère frustratoire, vexatoire
ou malveillant de l’action du demandeur devrait être habilité à
condamner ce dernier à payer une amende à l’État en raison de l’utilisation
abusive du système juridique. Outre les dommages-intérêts punitifs
et les amendes, j’estime également qu’il serait bénéfique de «dénoncer
publiquement» les auteurs de poursuites-bâillons en publiant les
décisions des tribunaux.
69. Il faut également encourager les médias et la société civile
à prendre certaines mesures telles que la mise en place d’un mécanisme
d’assurance ou de fonds de défenses collectifs, la mutualisation
des ressources pour vérification juridique avant publication et
enfin le signalement des poursuites-bâillons, notamment dans les
pays où les journalistes eux-mêmes ne sont pas encore assez sensibilisés
à ce phénomène. La sensibilisation du public permettrait également
de faire prendre la mesure des menaces que les poursuites-bâillons
font peser sur la démocratie.
70. Enfin, je tiens à souligner que les poursuites-bâillons sont
un phénomène paneuropéen qu’il faut combattre par une mobilisation
régionale, en abordant de manière cohérente à la fois les affaires
intérieures et transfrontalières. Le développement de la coopération
multilatérale au niveau européen est déterminant pour lutter efficacement
contre les poursuites-bâillons. Il est nécessaire de renforcer la
coopération judiciaire, d’envisager des règles procédurales intelligentes
afin d’éviter la recherche opportuniste de juridiction et la multiplication
des poursuites-bâillons dans différents États, de mettre en place
des garanties contre les jugements donnant une suite favorable à
une poursuite-bâillon, et de garantir la reconnaissance mutuelle
des décisions établissant qu’une procédure était une poursuite-bâillon
et l’application de mesures dissuasives.
71. Pour conclure, ce rapport est discuté alors que la prise de
conscience politique au sujet des poursuites-bâillons arrive à maturité,
à la fois dans les États membres et au sein d’organisations internationales.
L’Union européenne discute d’une directive sur ce thème et une recommandation
du Comité des Ministres aux États membres sur la lutte contre l'utilisation
des SLAPP est en préparation. L’action de l’Assemblée s’inscrit
dans ce mouvement politique, et j’espère que ce rapport renforcera
les efforts de l’ensemble des institutions internationales, ainsi
que les travaux de nos parlements nationaux, pour mettre fin à une
forme particulièrement insidieuse de menace contre la liberté d’expression.
Dans cette perspective, nous devons appeler le Comité des Ministres
à adopter une recommandation forte, conforme aux attentes.