Imprimer
Autres documents liés

Rapport | Doc. 15869 | 23 novembre 2023

La lutte contre les SLAPP: un impératif pour une société démocratique

Commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias

Rapporteur : M. Stefan SCHENNACH, Autriche, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15419, Renvoi 4625 du 24 janvier 2022. 2024 - Première partie de session

Résumé

Les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (poursuites-bâillons ou SLAPP, acronyme anglais pour Strategic Lawsuits Against Public Participation) constituent une manipulation du système judiciaire et sapent son rôle protecteur inhérent en l'utilisant à mauvais escient. Les poursuites-bâillons perturbent les enquêtes et le travail des médias, mais cherchent également à réduire au silence les organisations de la société civile et les militants; elles constituent une entrave à l’exercice du droit à la liberté d'expression et le droit des citoyens à recevoir des informations sur des questions d'intérêt public.

Le rapport invite les États membres du Conseil de l'Europe à garantir des protections procédurales solides contre les poursuites-bâillons, en prévoyant: le rejet rapide des litiges manifestement infondés ou abusifs; l'indemnisation complète et rapide des dommages subis par les victimes, y compris les dommages non-patrimoniaux; des dommages-intérêts punitifs ou des amendes applicables à l'initiateur de la poursuite-bâillon; la prévention de la course aux tribunaux («forum shopping»), notamment par la détermination du tribunal territorialement compétent sur la base du domicile du défendeur; et la mise en place d'une assistance juridique, financière et psychologique pour les victimes de poursuites-bâillons.

Le rapport souligne également la nécessité d'agir ensemble. Il salue l'élaboration en cours d'une recommandation du Comité des Ministres visant à contrer les poursuites-bâillons et invite le Comité des Ministres à maintenir une position audacieuse et à inscrire dans la recommandation à venir un large éventail de mécanismes de sauvegarde et de recours.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 10 octobre
2023.

(open)
1. Ces dernières années, le nombre de «poursuites stratégiques contre la mobilisation publique» (poursuites-bâillons ou SLAPP) a été en augmentation constante. Il s’agit d’actions et de tactiques judiciaires intentées de manière abusive dans le but d’empêcher, d’entraver ou de sanctionner la participation publique, c’est-à-dire la diffusion d’informations sur des sujets sensibles et les contributions au débat public sur des questions «d’intérêt public», y compris un large éventail de journalisme, de plaidoyer, de communication et de discours. À cet égard, toutes les questions auxquelles le public porte un intérêt légitime, y compris les questions qui affectent le public et celles qui suscitent des controverses, mais pas les questions de nature purement privée, doivent être considérées comme «d’intérêt public».
2. La Plateforme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes du Conseil de l’Europe décrit les poursuites-bâillons comme une forme de «harcèlement et intimidation des journalistes» ou des «actes ayant un effet dissuasif sur la liberté des médias», selon la source de la menace et l’approche juridique du demandeur. Mais si ce phénomène inquiétant porte gravement atteinte à la liberté des médias, les journalistes n’en sont pas les seules victimes, car ces poursuites peuvent aussi cibler, par exemple, des activistes, des lanceurs d’alerte, des associations de défense des droits humains ou de l’environnement, des organisations syndicales, ou tout autre individu ou entité qui soulève des questions d’intérêt public.
3. Si aucun pays européen ne définit les poursuites-bâillons dans sa législation, elles présentent systématiquement les caractéristiques communes suivantes: i) elles constituent des actions en justice, des poursuites ou d’autres recours qui sont intentés ou engagés, ou menacent de l’être, dans le but d’intimider, de harceler et de réduire au silence une personne physique ou une personne morale qui veut informer le public sur des questions d’intérêt public et/ou participer au débat public sur une telle question ou aux affaires publiques et ii) elles utilisent de manière frustratoire, vexatoire ou malveillante – et par conséquent abusive – les procédures et garanties judiciaires dans le but – ou en engendrant le risque concret – d'empêcher, d'entraver ou de sanctionner la participation publique.
4. Il existe d’autres caractéristiques typiques des poursuites-bâillons, qui ne sont toutefois pas nécessairement toutes présentes simultanément dans chaque cas. Les demandeurs jouissent généralement d’une position de pouvoir (économique et souvent aussi politique) et disposent de moyens considérablement plus élevés que les défenseurs qu’ils veulent intimider et faire taire (journalistes, médias ou activistes). Les demandeurs ou leurs avocats avancent souvent des arguments formulés de façon agressive ou fallacieuse. Malgré la faiblesse de leurs arguments juridiques, les demandeurs demandent des dommages et intérêts exorbitants, démultiplient et prolongent les procédures judiciaires pour obliger les défendeurs à consacrer beaucoup de temps et d’argent à la défense de leur cause. Parfois, de nombreuses actions en justice coordonnées liées au même événement, et qui peuvent également comporter un élément transfrontalier, sont initiées par les demandeurs ou leurs parties associées. Les demandeurs peuvent également orchestrer des campagnes de relations publiques dénigrantes contre les défendeurs, afin de les humilier et de les délégitimer. Il s’agit essentiellement de menaces et d’une volonté d’intimider et de forcer à l’autocensure pour éviter non tant le risque d’une condamnation, mais la certitude de devoir consentir des sacrifices considérables pour que justice soit rendue.
5. Ainsi, les poursuites-bâillons représentent une forme de «guerre judiciaire», une manipulation du système judiciaire et un détournement de la finalité de garantie qui lui est propre, car celui-ci est actionné pour paralyser le droit à la liberté d’expression ainsi que le droit des citoyens de recevoir des informations sur des questions d’intérêt public. Elles prospèrent dans les juridictions qui n’ont pas mis en place de garanties procédurales pour faire obstacle aux poursuites abusives.
6. Tant les autorités nationales que les organisations internationales ont noté que des mesures s’imposent pour lutter contre ce phénomène. Dans son rapport de janvier 2020 intitulé «Menaces sur la liberté des médias et la sécurité des journalistes en Europe», l’Assemblée parlementaire a recensé plusieurs pays dans lesquels ce phénomène a pris une dimension préoccupante. En octobre 2020, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a invité les États à s’attaquer à ce problème. Le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe est également sur le point d’adopter une recommandation à ce sujet.
7. Par ailleurs, les institutions de l’Union européenne élaborent actuellement une directive pour protéger les personnes victimes de poursuites-bâillons ou de procédures judiciaires abusives ayant une incidence transfrontalière, et des lois anti-SLAPP ont été récemment adoptées ou sont en cours d’élaboration dans des États membres du Conseil de l’Europe.
8. L’Assemblée rappelle qu’en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5), les États membres doivent non seulement s’abstenir de toute atteinte au droit à la liberté d’expression, mais qu’ils ont également l’obligation positive de garantir un environnement sûr et favorable à la participation de tout un chacun au débat public, sans crainte, même lorsque les opinions vont à l’encontre de celles qui sont défendues par les autorités officielles ou par une grande partie de l’opinion publique.
9. L’Assemblée se réfère aussi à la Recommandation CM/Rec(2016)4 du Comité des Ministres aux États membres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs de médias, selon laquelle «[l]es États membres doivent faire preuve de vigilance pour garantir que la législation et les sanctions ne s’appliquent pas de manière discriminatoire ou arbitraire à l’encontre des journalistes et d’autres acteurs des médias. Ils devraient également prendre les mesures législatives et autres nécessaires pour empêcher le recours abusif, vexatoire ou malveillant à la loi et aux procédures judiciaires dans le but de les intimider ou de les faire taire».
10. De façon similaire, la Recommandation CM/Rec(2018)2 du Comité des Ministres aux États membres sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d’internet appelle les autorités nationales à envisager d’adopter «envisager d’adopter une législation appropriée pour prévenir les contentieux stratégiques contre la participation du public (SLAPP) ou les litiges abusifs et vexatoires utilisés dans le but de restreindre le droit à la liberté d’expression des utilisateurs, des fournisseurs de contenus et des intermédiaires».
11. L’Assemblée considère qu’il est à présent urgent que tous les États membres du Conseil de l’Europe agissent de façon coordonnée pour lutter efficacement contre le phénomène des poursuites-bâillons et les appelle à renforcer leur législation afin de permettre aux juges de sanctionner effectivement les auteurs de ces recours abusifs.
12. À cet effet, lorsqu’une action judiciaire vise une forme d’expression ou de participation aux affaires publiques sur une question d’intérêt public et a l’effet de l’empêcher, de l’entraver ou de la sanctionner, les autorités nationales devraient prévoir:
12.1. une procédure de rejet rapide des litiges manifestement infondés ou abusifs, dans un délai donné et sur la base de critères objectifs clairement définis dans la législation nationale, y compris un appel mené dans le cadre d'une procédure accélérée;
12.2. la charge pour le demandeur de prouver que l’action engagée n’est pas une poursuite-bâillon, dès lors que la juridiction saisie considère comme établi que l’affaire porte sur une forme de participation aux affaires publiques ou d’expression sur une question d’intérêt public;
12.3. la réunion des procédures concernant une même publication ou un élément substantiellement similaire d’une même publication, afin d’éviter d’épuiser le défendeur avec de multiples litiges destinés essentiellement à bloquer la diffusion d’informations d’intérêt public ;
12.4. un arrêt des procédures et des demandes d’indemnisation en cas de décès du défendeur;
12.5. la définition de la juridiction territorialement compétente sur la base du domicile du défendeur lorsqu’il s’agit d’une personne privée, et dans tous les cas l’accès du défendeur à des recours appropriés devant les juridictions de l’État où l’action est initiée;
12.6. le plafonnement des garanties financières pouvant être demandées et imposées au défendeur, qui doivent rester raisonnables, compte tenu de ses moyens réels, avec exclusion par principe d’un gel intégral de ses comptes bancaires;
12.7. une aide juridique, financière et psychologique pour les victimes de poursuites-bâillons, y compris lorsque le défendeur est une personne morale;
12.8. le droit du défendeur à un remboursement intégral, et dans les meilleurs délais, de tous les frais supportés pour assurer sa défense, ainsi que son droit à percevoir, outre les dommages et intérêts traditionnels pour le préjudice matériel, une compensation raisonnable au titre du préjudice moral pour la détresse émotionnelle et des dommages-intérêts punitifs suffisamment significatifs lorsque la nature abusive de l’action du demandeur est établie;
12.9. une amende ou une sanction financière à la charge du demandeur, à percevoir par l’État, au titre du préjudice causé au système judiciaire par l’introduction d’une action abusive; le montant de cette sanction financière devrait être fixé par le juge en tenant dûment compte de la situation financière du demandeur, afin qu’elle soit réellement dissuasive.
13. L’Assemblée note que si les poursuites-bâillons sont souvent des poursuites civiles, elles peuvent également prendre la forme de procédures administratives et pénales. Elle appelle donc les États membres:
13.1. à réviser les procédures administratives et pénales susceptibles d’avoir un effet paralysant sur la liberté d'expression et la participation publique afin de compenser ou tout au moins d’atténuer cet effet et, notamment, à décriminaliser la diffamation, les poursuites pénales sur cette base constituant la principale menace pour les personnes qui rendent compte d’une question d’intérêt public;
13.2. à encourager les tribunaux administratifs, les procureurs et les juridictions pénales à user des pouvoirs procéduraux qui leur sont conférés pour atténuer l’impact des poursuites administratives et pénales sur la participation publique, en accélérant notamment les procédures pénales et administratives susceptibles d’entraver la participation publique, en évitant tout retard dans leur gestion et en les clôturant le plus rapidement possible;
13.3. à prévoir la réparation rapide et complète des frais encourus et des dommages subis par le défendeur (y compris les préjudices non financiers), également dans les cas de procédures pénales ou administratives qui sont finalement rejetées;
13.4. à prévoir que le défendeur puisse bénéficier de mécanismes de soutien (financiers et autres), également dans les cas de procédures pénales ou administratives, lorsque la participation publique est en jeu.
14. L’Assemblée considère que les membres du corps judiciaire et les Ordres d’avocats ont un rôle central à jouer dans la lutte contre les poursuites-bâillons. Elle appelle donc les États membres:
14.1. à sensibiliser les autorités judiciaires au phénomène des poursuites-bâillons, notamment en développant la surveillance du nombre et de la nature de ces poursuites introduites auprès des tribunaux;
14.2. à intégrer, dans les cursus des écoles de la magistrature, des formations spécifiques pour rendre les magistrats attentifs à la nature abusive des poursuites-bâillons, et aux différentes stratégies que les demandeurs peuvent mettre en œuvre, afin de pouvoir les détecter et les contrer;
14.3. à inciter les autorités de réglementation de la profession d’avocat à intégrer explicitement la lutte contre les poursuites-bâillons dans leur code de déontologie, à améliorer la formation de leurs membres afin de les sensibiliser au phénomène, et à exiger de leur part, sous peine de sanctions disciplinaires, de s’abstenir de participer sciemment aux démarches de clients qui manifestement cherchent à abuser du système judiciaire en introduisant des poursuites-bâillons et en prolongeant délibérément de telles procédures.
15. L’Assemblée souligne que le développement de la coopération multilatérale au niveau européen est essentiel pour lutter efficacement contre les poursuites-bâillons et appelle les États membres à renforcer la coopération judiciaire dans le but:
15.1. d’élaborer des règles de procédure intelligentes afin d’éviter la multiplication des poursuites-bâillons dans différents États;
15.2. de garantir la reconnaissance mutuelle des décisions établissant qu’une procédure est une poursuite-bâillon, également pour assurer la mise en œuvre de mesures dissuasives;
15.3. de mettre en place des garanties contre les jugements donnant une suite favorable à une poursuite-bâillon, en particulier ceux rendus dans des juridictions extérieures aux États membres du Conseil de l'Europe, pour refuser la reconnaissance et l’exécution de ces jugements.
16. Enfin, l’Assemblée encourage les médias et les organismes de vigilance à adopter des mesures telles que la mise en place de mécanismes d’assurance ou de fonds de défense collectifs, la mutualisation des ressources pour vérification juridique avant publication et le signalement des poursuites-bâillons, notamment dans les pays où les journalistes eux-mêmes ne sont pas encore assez sensibilisés à ce phénomène.

B. Projet de recommandation 
			(2) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 10 octobre 2023.

(open)
1. L'Assemblée parlementaire, se référant à sa Résolution... (2023) «La lutte contre les SLAPP: un impératif pour une société démocratique», rappelle qu’en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5), les États membres doivent non seulement s’abstenir de toute atteinte au droit à la liberté d’expression, mais qu’ils ont également l’obligation positive de garantir un environnement sûr et favorable à la participation de tout un chacun au débat public, sans crainte, même lorsque les opinions vont à l’encontre de celles qui sont défendues par les autorités officielles ou par une grande partie de l’opinion publique.
2. La Recommandation CM/Rec(2016)4 du Comité des Ministres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs de médias appelle les États membres à «faire preuve de vigilance pour garantir que la législation et les sanctions ne s’appliquent pas de manière discriminatoire ou arbitraire à l’encontre des journalistes et d’autres acteurs des médias. Ils devraient également prendre les mesures législatives et autres nécessaires pour empêcher le recours abusif, vexatoire ou malveillant à la loi et aux procédures judiciaires dans le but de les intimider ou de les faire taire».
3. De façon similaire, la Recommandation CM/Rec(2018)2 du Comité des Ministres sur les rôles et les responsabilités des intermédiaires d’Internet appelle les États membres à «envisager d’adopter une législation appropriée pour prévenir les contentieux stratégiques contre la participation du public (SLAPP) ou les litiges abusifs et vexatoires utilisés dans le but de restreindre le droit à la liberté d’expression des utilisateurs, des fournisseurs de contenus et des intermédiaires».
4. Cependant, les poursuites-bâillons restent fréquentes dans les juridictions de trop nombreux États membres du Conseil de l'Europe en raison de l’absence de mécanismes procéduraux adéquats pour prévenir, réparer et sanctionner les poursuites abusives qui entravent le droit à la liberté d’expression et la participation publique.
5. L'Assemblée est préoccupée par ce phénomène et se félicite vivement de l’initiative prise par le Comité des Ministres de charger son Comité directeur sur les médias et la société de l’information (CDMSI) d’élaborer un projet de recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur la lutte contre l’utilisation des poursuites-bâillons.
6. L’Assemblée salue le travail accompli par le CDMSI et son Comité d’experts sur les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (MSI-SLP), auquel le rapporteur de l’Assemblée sur cette question a également contribué.
7. Par conséquent, l’Assemblée recommande au Comité des Ministres:
7.1. d’adopter une recommandation audacieuse sur la lutte contre l’utilisation de poursuites-bâillons conformément aux propositions du CDMSI;
7.2. d’encourager et de surveiller la mise en œuvre rapide et effective par les États membres des lignes directrices énoncées dans la recommandation, y compris le large éventail de mécanismes de sauvegarde et de recours qu'elle comprend.

C. Exposé des motifs par M. Stefan Schennach, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. Les poursuites-bâillons ou SLAPP (acronyme anglais pour «Strategic Litigation Against Public Participation»), sont des poursuites judiciaires engagées dans le but d’étouffer la participation aux affaires publiques d’une personne ou d’un groupe de personnes. L’expression «participation aux affaires publiques» est dérivée du contexte constitutionnel américain où elle désigne les pétitions et les interactions avec les autorités publiques, mais elle renvoie depuis lors à la notion de «prise de parole», dans son acceptation plus large de sensibilisation du public à une question 
			(3) 
			Les
chercheurs qui en sont à l’origine – Penelope Canan et George W.
Pring – ont explicité ce concept dans un article publié en 1988
dans la revue Social Problems,
basé sur l’examen d’une centaine de poursuites intentées, ou menacées
de l’être, à travers les États-Unis à partir des années 1950, dans
le but manifeste pour les requérants de réduire au silence la partie
visée par l’action en justice. Voir <a href='https://digitalcommons.pace.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1535&context=pelr'>https://digitalcommons.pace.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1535&context=pelr</a>. Parmi les affaires étudiées, figure le cas du militant
écologiste Rick Webb, à qui une société d’extraction de charbon
a réclamé 200 000 US$ de dommages et intérêts pour diffamation pour
l’avoir accusée d’avoir pollué une rivière et provoqué la mort de
nombreuses truites. M. Webb a fini par l’emporter devant la Cour suprême
d’appel de Virginie occidentale en 1981.. Aux fins du présent rapport, la «participation publique» fera référence à toute contribution au débat public sur des questions d'intérêt public, y compris un très large éventail de journalisme, de plaidoyer, de communication et de discours. À cet égard, les questions «d’intérêt public» sont toutes les questions auxquelles le public porte un intérêt légitime, y compris les questions qui affectent le public et celles qui suscitent la controverse, mais pas les questions de nature purement privée.
2. Les journalistes et les éditeurs ont toujours été la cible de poursuites judiciaires, et les poursuites-bâillons s’inscrivent dans une tendance plus large dont la première étape est constituée d’intimidations verbales, qui sont les plus nombreuses, suivies de menaces de nature judiciaire et éventuellement aussi d’agressions physiques 
			(4) 
			Selon
une enquête réalisée en 2017 par le Conseil de l’Europe, 27% des
journalistes affirment avoir été confrontés à des menaces et/ou
à des pressions judiciaires; et, selon une étude de la Fédération
européenne des journalistes en 2022, 40% des répondants ont été
confrontés à au moins une forme de menace ou d'incident à leur encontre
au cours des six mois précédents l’enquête. Voir«<a href='https://europeanjournalists.org/blog/2022/09/28/journalists-not-sufficiently-trained-in-health-and-safety-issues/'>Safety4Journalists
Risk perceptions and safety concerns of journalists in Europe</a>», 2021<a href='https://europeanjournalists.org/blog/2022/09/28/journalists-not-sufficiently-trained-in-health-and-safety-issues/'></a>. . Cependant, à l’heure actuelle, tous les acteurs de la vigilance sociale sont menacés et des poursuites-bâillons ciblent également des individus pour leurs commentaires sur les réseaux sociaux.
3. Les poursuites-bâillons sont particulièrement éprouvantes et dangereuses car elles obligent le défendeur à consacrer de l’argent, du temps et d’autres ressources pour se défendre inutilement. La démarche en elle-même se veut punitive, son objectif étant de réduire le journaliste ou le média au silence. Il s’agit d’un système de censure par la menace d’une action en justice. Le demandeur considère que, même s’il perd, il ressort gagnant.
4. Aucun pays européen ne définit les «poursuites-bâillons» dans sa législation. De nombreux auteurs menant des travaux de recherche, ou encore les tribunaux, les législateurs et la société civile, ont fini par en déduire que les poursuites-bâillons ne constituent pas un type d’action unique, mais plutôt une catégorie de poursuites judiciaires caractérisées par un ensemble d’éléments distinctifs.
5. Le demandeur:
  • intente l’action en réponse à une publication, réalisée ou prévue, du défendeur (souvent un journaliste, un média, un militant ou une organisation militante) pour l’arrêter;
  • cible fréquemment des individus plutôt que l’organisation (personne morale) pour laquelle ils travaillent (par exemple, un ou une journaliste plutôt que son journal) parce que les individus sont financièrement plus vulnérables;
  • est souvent en position de force vis-à-vis du défendeur, que ce soit sur le plan financier, économique ou politique (voire une combinaison de ces facteurs);
  • avance des arguments agressivement formulés ou fallacieux, mais dispose en général d’arguments juridiques ou factuels peu solides;
  • réclame des dommages et intérêts exorbitants, des excuses publiques, voire les deux;
  • cherche à faire durer le litige, à augmenter les coûts et à obliger le défendeur à consacrer du temps, de l’argent et d’autres ressources à sa défense;
  • a envoyé des courriers agressifs menaçant d’engager des actions en justice;
  • a exercé d’autres formes d’intimidation, de harcèlement ou de menaces à l’encontre du défendeur;
  • a intenté des actions similaires dans le passé;
  • a initié, directement ou par l'intermédiaire de parties associées, différentes actions judiciaires coordonnées liées au même événement, comportant parfois un élément transfrontalier, cherchant à rendre les litiges complexes et interminables;
  • peut orchestrer des campagnes de relations publiques dénigrantes contre les défendeurs, pour les humilier et les délégitimer.
Tous les cas ne présentent pas l’ensemble de ces caractéristiques mais plus ces dernières sont nombreuses, plus il est probable qu’il s’agisse bien d’une poursuite-bâillon 
			(5) 
			Pour
un examen des éléments distinctifs des poursuites-bâillons dans
différents pays et contextes, voir aussi l’organigramme conçu par
la Coalition contre les poursuites-bâillons en Europe (CASE), «<a href='https://www.the-case.eu/slapps/'>How to
identify a SLAPP</a>». <a href='https://www.the-case.eu/slapps/'></a>.
6. Si cette liste a certes son utilité, une définition juridique appropriée demeure nécessaire. Dans un rapport publié en mars 2022 
			(6) 
			 «<a href='https://www.the-case.eu/wp-content/uploads/2023/04/CASEreportSLAPPsEurope.pdf'>Shutting
out Criticism : How SLAPPs Threaten European Democracy</a>» (mars 2022)., la Coalition contre les poursuites-bâillons en Europe (CASE, acronyme anglais de Coalition against SLAPPs in Europe) décrit le phénomène de la manière suivante: « L’objectif d’une poursuite-bâillon n’est pas de réparer la violation des droits légaux du demandeur, mais d’intimider et de réduire la cible au silence. Pour l’auteur d’une poursuite SLAPP, l’issue de cette action est donc généralement sans importance puisque la procédure de recours suffit pour progresser vers son objectif ». Le rapport précise ensuite que «les poursuites-bâillons constituent un abus du système juridique par des personnes fortunées et détenant un pouvoir, qui engagent des poursuites longues, coûteuses et généralement infondées dans le but de faire taire les critiques et d’anéantir les efforts déployés pour faire avancer l’obligation de rendre des comptes. Si les poursuites-bâillons infligent un lourd préjudice financier et psychologique à leurs victimes, les dommages touchent également le public en général, qui se voit privé du droit de savoir chaque fois qu'une voix critique est bâillonnée». Le rapport propose ensuite la définition suivante: « poursuites abusives engagées dans le but de stopper des actes de participation au débat public, notamment le journalisme d’intérêt public, les protestations pacifiques ou les boycotts, les actions de plaidoyer, le lancement d’alertes, les prises de position d’universitaires ou le simple fait de s'élever contre l'abus de pouvoir. Les poursuites-bâillons visent toute personne qui s’efforce d’obliger les personnes puissantes à rendre des comptes ou qui s’engage dans des questions d’intérêt général » 
			(7) 
			La même définition
figure également dans le rapport CASE 2023 «SLAPPs: a threat to
democracy continues to grow» (juillet 2023). Le rapport est disponible <a href='https://europeanjournalists.org/blog/2023/08/23/slapps-increasingly-threaten-democracy-in-europe-new-case-report/'>ici</a> (en anglais uniquement)..
7. Le rapport du Parlement européen sur « l’utilisation des poursuites-bâillons pour réduire au silence les journalistes, les ONG et la société civile » 
			(8) 
			Justin
Borg-Barthet, Benedetta Lobina et Magdalena Zabrocka: «L’utilisation
des poursuites-bâillons pour réduire au silence les journalistes,
les ONG et la société civile» (Juin 2021). <a href='https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/STUD/2021/697288/IPOL_STU(2021)697288_FR.pdf'>Étude
réalisée par le Département thématique des droits des citoyens et
des affaires constitutionnelles du Parlement européen à la demande
de la commission des affaires juridiques (JURI)</a>. propose une autre définition: « Une demande qui découle de la participation publique d’un défendeur à des questions d’intérêt public et qui est sans fondement, manifestement infondée ou caractérisée par des éléments constitutifs d’un abus de droits ou de lois de procédure, et utilise donc la procédure judiciaire à des fins autres que l’affirmation, la revendication ou l’exercice authentique d’un droit ».
8. L’article 3 de la Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives (« poursuites stratégiques altérant le débat public ») définit les « procédures judiciaires abusives altérant le débat public » comme suit: « procédures judiciaires visant le débat public, qui sont totalement ou partiellement infondées et ont pour principal objectif d’empêcher, de restreindre ou de pénaliser le débat public 
			(9) 
			<a href='https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:52022PC0177'>COM/2022/177</a>, 27 avril 2022<a href='https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=CELEX:52022PC0177'></a>.. Les indications d’une telle finalité peuvent être:
a. le caractère disproportionné, excessif ou déraisonnable de la demande en justice ou d’une partie de celle-ci ;
b. l’existence de procédures multiples engagées par le requérant ou des parties associées concernant des questions similaires ;
c. de l’intimidation, du harcèlement ou des menaces de la part du requérant ou de ses représentants 
			(10) 
			Ibid..
9. L’exposé des motifs de cette proposition précise que les poursuites-bâillons sont « des procédures judiciaires infondées ou exagérées généralement engagées par des personnes puissantes, des groupes de pression, des entreprises et des organes de l’État contre des parties qui expriment des critiques ou communiquent des messages dérangeants pour les requérants, sur une question d’intérêt public. Elles visent à censurer, à intimider et à faire taire les détracteurs en leur imposant le coût d’une défense en justice jusqu’à ce qu’ils renoncent à leurs critiques ou à leur opposition. Contrairement aux procédures régulières, les poursuites-bâillons ne sont pas engagées dans le but d’exercer le droit d’accès à la justice et d’obtenir gain de cause ou réparation. Il s’agit plutôt d’intimider les défendeurs et d’épuiser leurs ressources. Le but ultime est d’obtenir un effet paralysant, de réduire les défendeurs au silence et de les dissuader de poursuivre leur travail ».
10. Sur la base des descriptions qui précèdent, les poursuites-bâillons sont essentiellement des actions et des tactiques judiciaires abusives visant à entraver la diffusion d’informations sur des sujets sensibles et à faire taire ceux qui souhaitent rendre compte d’une question d’intérêt général. Pour plus de précision, je souhaiterais insister sur deux points et dire que les poursuites-bâillons:
i. constituent des actions en justice, des poursuites ou d’autres recours qui sont intentés ou engagés, ou menacent de l’être, dans le but d’intimider, de harceler et de réduire au silence une personne physique ou une personne morale qui veut informer le public sur une question d’intérêt général et/ou participer au débat public sur une telle question ou aux affaires publiques ;
ii. utilisent de manière frustratoire, vexatoire ou malveillante – et par conséquent abusive – les procédures judiciaires et les garanties juridiques dans le but ou avec le risque concret d'empêcher, d'entraver ou de sanctionner le débat public. À cet égard, les poursuites-bâillons dissuadent et font taire leurs victimes directes (les défendeurs) et, qui plus est, exercent un effet paralysant sur les autres et les dissuadent de s’exprimer sur des questions identiques ou voisines, en faisant ainsi un «exemple» de ce qui pourrait leur arriver.
11. Il serait toutefois contraire à l’effet recherché de qualifier une poursuite de poursuite-bâillon uniquement lorsqu’il apparaît que l’objectif « principal » ou l’intention du demandeur est d’empêcher ou d’entraver le débat public. D’une part, il peut être difficile de prouver que l’objectif précis d’un demandeur (entre autres objectifs pouvant coexister) est l’objectif principal ; d’autre part, ce qui importe, c’est l’existence d’un abus de procédure juridique combiné à un effet paralysant sur la liberté d’expression, le débat public et la participation du public à ce dernier, même si l’objectif principal du demandeur est de protéger ses intérêts propres.
12. En outre, je n’inclurais pas dans une définition juridique à intégrer dans les législations nationales anti-SLAPP la référence à une action juridique qui est, en tout ou en partie, infondée ou qui est sans fondement juridique 
			(11) 
			Une demande peut être
éventuellement fondée, alors que d’autres éléments donnent à penser
que la procédure juridique dans son ensemble est une poursuite-bâillons.
L’inverse peut être également vrai: une action peut être en partie infondée
et peut, du moins dans une certaine mesure, entraver le débat public,
sans être en fin de compte frustratoire, vexatoire ou malveillante
sur le fond. ni les circonstances où le demandeur peut exploiter les déséquilibres de pouvoir financier, politique ou sociétal. Il s’agit toutefois « d’indicateurs » appropriés, à savoir d’éléments concrets que les tribunaux compétents doivent évaluer et prendre en considération au même titre que les autres afin d’établir le caractère frustratoire, vexatoire ou malveillant de l’utilisation de poursuites judiciaires et de garanties juridiques.
13. Le nombre de poursuites-bâillons a augmenté au fil des années avec l'aide active de cabinets d’avocats. Les organisations de journalistes ne sont plus en mesure de traiter tous les cas, en particulier en Pologne, en Serbie, en Italie et en Croatie. L’effet des poursuites-bâillons est massif, notamment en termes d'autocensure, et ce phénomène représente une forme de méfait en col blanc à l’encontre des journalistes ou des personnes visées.
14. Les experts que nous avons entendus ont rappelé que l’on observe un recul manifeste de l’État de droit dans toute l’Europe ces dernières années et plus particulièrement depuis le début de la pandémie de covid-19, notamment du fait de certaines mesures restrictives prises par les autorités. Il existe aussi une polarisation croissante de la politique et de la vie publique en général, marquée par des attaques verbales de la part de membres de la classe politique à l’encontre de journalistes, qui vont au-delà de la simple «liberté d’expression». C’est dans ce contexte général que s’inscrit la prolifération des poursuites-bâillons en tant qu’abus et détournement de procédures juridiques dont la finalité est tout à fait légitime, par exemple la sauvegarde de la vie privée ou du droit à la réputation.
15. Le point commun des poursuites-bâillons n’est pas tant de menacer quelqu’un de poursuites, mais de détourner et d’abuser de ce droit. Ainsi, les poursuites-bâillons représentent une forme de « guerre judiciaire », une manipulation du système judiciaire et un détournement de la finalité de garantie qui lui est propre, car celui-ci est actionné pour paralyser le droit à la liberté d’expression ainsi que le droit des citoyens de recevoir des informations sur des questions d’intérêt public.
16. Mon rapport étudie les tendances quant au type et au nombre d’actions engagées, ainsi que leur impact sur les défendeurs, et examine les lois et procédures qui semblent faciliter de telles pratiques. Il dresse ensuite une vue d’ensemble des mesures actuellement envisagées pour faire face au problème, notamment par les médias et la société civile; il évalue l’efficacité de la législation anti-SLAPP en vigueur dans les pays non européens qui ont déjà agi dans ce domaine.
17. Mon analyse repose sur le rapport d’expert de M. Peter Noorlander, consultant en droits de l’homme et des médias, que je remercie grandement pour son expertise et sa disponibilité. Elle s’appuie également sur les auditions tenues dans le cadre des travaux de la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias 
			(12) 
			Le 21 novembre 2022,
à Vilnius, la sous-commission des médias et de la société de l’information
a tenu une audition avec la participation de Meaghan Fitzgerald,
cheffe du département des élections, Bureau des institutions démocratiques et
des droits de l'homme de l'Organisation pour la sécurité et la coopération
en Europe (BIDDH/OSCE); Ricardo Gutierrez, Secrétaire général, Fédération
européenne des journalistes (FEJ); Krisztina Rozgonyi, Scientifique
principale, Institut d'études comparatives des médias et de la communication
(CMC), Académie autrichienne des sciences; et Boris Bergant, Consultant,
Union européenne de Radio-Télévision. 
			(12) 
			Le 6 décembre
2022, à Paris, la commission a tenu une audition avec la participation
de Dunja Mijatović, Commissaire aux droits de l'homme du Conseil
de l’Europe; Peter Noorlander, consultant et conseiller sur les
droits de l'homme et le droit et la politique des médias; et Ricardo
Gutierrez, Secrétaire Général, Fédération européenne des journalistes. 
			(12) 
			Le
27 avril 2023, à Strasbourg, la commission a tenu une audition avec
la participation de Christos Giakoumopoulos, Directeur général,
Direction générale - Droits humains et État de droit, Conseil de
l’Europe (DGI); Jean-Paul Marthoz, journaliste et expert des médias,
coordinateur du Rapport 2023 de la Plateforme du Conseil de l'Europe
pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes;
et Maja Sever, Présidente de la FEJ. 
			(12) 
			Le 1 juin 2023,
la commission a tenu une audition avec la participation de Beatriz
Brown, Directrice des politiques, SLAPP, ministère de la Justice,
Royaume-Uni. 
			(12) 
			Le 20 juin 2023, la commission a tenu
une audition conjointe sur le thème «SLAPPs, une menace pour le
pluralisme des médias et les mesures mises en œuvre pour les contrer»
avec la commission pour le respect des obligations et engagements
des États membres du Conseil de l'Europe (commission de suivi),
avec la participation de Pier Luigi Parcu, Directeur, Centre pour
le pluralisme des médias et la liberté des médias, Institut Universitaire
Européen, Florence, Italie, et de Giulia Lucchese, Division Médias
et Gouvernance de l’Internet, Service de la Société de l’Information,
Direction générale - Droits humains et État de droit. et les contributions des experts qui y ont participé.
18. Je salue et je remercie tout particulièrement la Commissaire aux droits de l'homme du Conseil de l’Europe pour ses prises de positions très claires à l’encontre des poursuites-bâillons, à la fois lors de la conférence co-organisée par le Conseil de l’Europe et CASE à Strasbourg le 20 octobre 2022, et lorsque nous l’avons entendue. Elle nous a rappelé, à juste titre, que les parlementaires peuvent faire évoluer les choses à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et dans leur pays et j’espère que le présent rapport nous aidera à obtenir ce résultat.

2. Les tendances et l’impact des SLAPP

2.1. Les tendances des affaires de poursuites-bâillons

19. En l’absence de définition juridique précise, il n’existe pas de statistiques officielles sur le nombre de poursuites-bâillons, ni au niveau national ni dans les travaux ou décisions d’organisations internationales. Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle a employé, pour la première fois, le terme SLAPP dans un arrêt qu’elle a rendu le 15 mars 2022 
			(13) 
			OOO Memo c. Russie, requête n° 2840/10,
arrêt du 15 mars 2022.. La situation pourrait changer si des États adoptaient des mesures «anti-SLAPP»; dans ce cas il serait également plus facile pour les organisations internationales, à commencer par la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise), de faire un suivi de l’application desdites mesures.
20. Il existe cependant des éléments de preuve recueillis par les organisations de la société civile qui portent fortement à croire que le nombre de poursuites-bâillons est élevé et qu’il est en augmentation. Dans son rapport de mars 2022 
			(14) 
			«<a href='https://www.the-case.eu/wp-content/uploads/2023/04/CASEreportSLAPPsEurope.pdf'>Shutting
out Criticism: How SLAPPs Threaten European Democracy</a>», op. cit., CASE a recensé 570 affaires de poursuites-bâillons dans 29 pays européens entre 2010 et 2021, avec une augmentation du nombre de cas de 43,5% en 2019, 15,2% en 2020 et une légère baisse de 2,6% en 2021. Le rapport tire les conclusions suivantes: le nombre de poursuites-bâillons est en augmentation; les principales cibles sont les journalistes et les médias, suivis par les militants; la plupart des cas se fondent sur les lois nationales relatives à la diffamation; les auteurs des actions en justice sont en position de force; les affaires sont le plus souvent gagnées par les défendeurs ou abandonnées, mais cela ne diminue en rien le préjudice causé. Dans un autre rapport paru en 2022, l’organisation de défense de la liberté d’expression, ARTICLE 19, a analysé les législations et les actions en justice engagées en Belgique, en Bulgarie, en Croatie, en France, en Hongrie, en Irlande, en Italie, à Malte, en Pologne, en Slovénie et au Royaume-Uni, et a constaté un grand nombre de cas de SLAPP 
			(15) 
			ARTICLE
19, «<a href='https://www.article19.org/wp-content/uploads/2022/03/A19-SLAPPs-against-journalists-across-Europe-Regional-Report.pdf'>SLAPPs
against journalists across Europe</a>», mars 2022. .
21. CASE vient de publier son rapport 2023 
			(16) 
			« Les SLAPP: une menace
pour la démocratie qui continue de croître », juillet 2023. , selon lequel « année après année, les SLAPP suscitent des inquiétudes grandissantes pour la démocratie en Europe ». Ce rapport recense plus de 820 poursuites-bâillons contre seulement 570 pour l’année précédente. La Pologne est le pays européen qui enregistre le plus grand nombre de poursuites-bâillons en valeur absolue, mais en 2022, Malte (pays dont le nombre d'affaires est le plus élevé pour 100 000 habitants), la France, le Royaume-Uni, la Croatie, la Grèce, la Türkiye et la Géorgie ont enregistré un nombre important de poursuites 
			(17) 
			Parmi les nouvelles
SLAPP signalées, 161 étaient des poursuites engagées en 2022, un
chiffre en nette hausse par rapport aux 135 actions engagées en
2021. Le nombre de poursuites de l’année précédente a été actualisé,
car des cas supplémentaires ont été signalés. Nonobstant ces chiffres
consternants, cette étude n’est pas une enquête exhaustive sur les
cas de SLAPP en Europe. CASE souligne que «pour un certain nombre
de raisons, notamment liées aux limites inhérentes à ce type de
recherche, un exercice exploratoire de ce type ne permet qu’un aperçu
du problème des SLAPP en Europe» et que le rapport ne présente qu’un
«état des lieux sur la question des SLAPP en Europe entre 2010 et 2022».
Cela est particulièrement vrai dans certains pays où le nombre de
poursuites recensées par CASE est nettement inférieur au nombre
réel des actions engagées. En Croatie, par exemple, selon les données
du ministère de la Justice et de l’Administration publique, plus
de 245 nouvelles poursuites ont été engagées contre des journalistes
en 2022. En Pologne, des militants confrontés à plusieurs poursuites
ne disposaient pas des ressources suffisantes pour réunir les documents
nécessaires à leur vérification..
22. Il est à noter qu’en Europe, beaucoup de poursuites-bâillons sont engagées au Royaume-Uni: les frais de justice y sont très élevés, dissuadant fortement les intéressés de défendre leur cause, et il est facile d’y introduire une plainte, la loi le permettant à des demandeurs étrangers. Les procédures sont complexes si bien que les journalistes originaires de pays comme la Fédération de Russie, la Suède, l’Ukraine, Malte, les Pays-Bas, etc. visés par une procédure ont du mal à assurer leur défense. C’est également la raison pour laquelle le Royaume-Uni compte autant de cabinets d’avocats spécialisés dans ce genre d’affaires.
23. Le phénomène est néanmoins paneuropéen et ne se limite pas à un petit nombre de pays 
			(18) 
			CASE
a désormais recensé des poursuites-bâillons dans 35 États membres
du Conseil de l’Europe, ainsi qu’au Kosovo* et en Fédération de
Russie. 
			(18) 
			*Toute référence au Kosovo, que ce soit à
son territoire, à ses institutions ou à sa population, doit se comprendre
en pleine conformité avec la Résolution 1244 du Conseil de sécurité
des Nations Unies et sans préjuger du statut du Kosovo. . Littéralement aucun pays n’échappe au phénomène, et ceux qui prétendent ne connaître que très peu d’affaires, voire aucune, sont probablement confrontés à une situation de sous-déclaration. Par exemple, jusqu’à récemment, aucun cas de poursuites-bâillons n’avait été signalé en Géorgie. Cette situation s’expliquait toutefois par le fait qu’aucune organisation n’en faisait état, et lorsque l’ONG Georgian Democracy Initiative a mené des recherches sur le sujet en 2022, elle a découvert qu’en réalité il existait de nombreux cas de poursuites-bâillons, telles que les plaintes de 11 maires de communes différents contre la chaîne de télévision “Mtavari Arkhi”, utilisant le même texte copié-collé et réclamant le même montant (55 555 GEL) 
			(19) 
			«<a href='http://gdi.ge/storage/files/doc/Report%20on%20SLAPP%20cases_GDI.pdf'>Report
on SLAPP cases in Georgia</a>» (septembre 2022)<a href='http://gdi.ge/storage/files/doc/Report on SLAPP cases_GDI.pdf'></a>..
24. Selon le rapport 2023 de CASE, les cibles des poursuites-bâillons sont généralement des médias indépendants, des journalistes qui travaillent pour eux et qui sont susceptibles d’être poursuivis à titre individuel, des organisations de vérification des faits, ainsi que des universitaires, des associations de citoyens et des organisations de la société civile qui rendent compte de questions d’intérêt public. Les chiffres fournis par CASE montrent que les actions concernent plus précisément les journalistes (248 actions soit 30,2%) et les médias (203 actions soit 24,7%), suivis des rédacteurs (98 actions soit 11,9%) et des militants (80 actions soit 9,7%). La corruption, le gouvernement, le monde des affaires et l’environnement sont les sujets les plus fréquemment à l’origine des poursuites-bâillons. Quant aux demandeurs, il est fréquent qu’il s’agisse d’entreprises et d’hommes et femmes d'affaires (335 actions soit 40,8 %), de responsables politiques ou de fonctionnaires (227 actions soit 27,6 %), ou d’entités publiques (113 actions soit 13,7 %), mais aussi d’ONG, de membres du pouvoir judiciaire ou de services de sécurité 
			(20) 
			Voir aussi News Media
Europe, «<a href='http://www.newsmediaeurope.eu/wp-content/uploads/2021/10/News-Media-Europe-case-studies-and-recommendations-against-SLAPPs-October-2021.pdf'>The
impact of strategic lawsuits against public participation (SLAPPs)
on the news media sector</a>» (octobre 2021).. Les législations sur la diffamation sont les plus utilisées, mais d’autres sont également invoquées, en particulier celles sur la protection des données et de la vie privée.
25. Même si les poursuites-bâillons ciblent majoritairement les médias, des défenseurs des droits de l’homme, des ONG et des activistes sont également concernés, principalement dans trois domaines: les droits des migrants, les droits des personnes LGBT et la défense de l’environnement. Par exemple en Pologne, les défenseurs des droits des personnes LGBT qui ont attiré l'attention sur les déclarations anti-LGBT et les chartes familiales adoptées par certains gouvernements locaux ont été poursuivis en diffamation par des groupes ultra-conservateurs et certaines municipalités 
			(21) 
			Les
créateurs de l'«<a href='www.letsgobytalking.eu/lgbtq-activists-have-developed-the-atlas-of-hate-in-poland'>Atlas
of Hate</a>» retraçant les résolutions anti-LGBT, ont été poursuivis
en 2021 et 2022 par plusieurs municipalités
locales pour diffamation. Certaines municipalités ont retiré leurs
poursuites (Gromadka), et certaines ont été déboutées par les tribunaux
(Opoczynski, Tarnów). D'autres affaires sont en cours (Przysucha,
Tatra, Łowicki) et jusqu'à trois appels sont attendus en 2023.. Pour cette raison, l’organisation européenne de défense des droits des personnes LGBT en Europe, ILGA-Europe, appelle les institutions européennes à se pencher aussi sur la lutte contre les poursuites-bâillons à l’encontre des activistes LGBT 
			(22) 
			<a href='https://www.ilga-europe.org/report/2022-rule-of-law-report/'>www.ilga-europe.org/report/2022-rule-of-law-report/</a>.. Les défenseurs de l’environnement sont particulièrement ciblés par les poursuites-bâillons. En juin 2021, Kelkos Energy, une grande société de gestion hydroélectrique basée en Autriche et opérant au Kosovo*, a utilisé des poursuites en diffamation et des menaces de poursuites pour cibler des militants qui parlent publiquement de l'impact environnemental des centrales hydroélectriques opérant dans les zones naturelles protégées du pays et du manque de contrôle par les autorités kosovares du processus de délivrance des licences d'exploitation pour ces centrales 
			(23) 
			<a href='https://www.amnesty.org/fr/documents/eur73/4350/2021/en/'>www.amnesty.org/fr/documents/eur73/4350/2021/en/</a>.. En Serbie, des organisations environnementales qui prônent la protection du parc national de Fruska Gora ont accusé les propriétaires de la société Galens Invest, d'avoir tenté de les intimider en déposant cinq poursuites réclamant un montant total d'environ deux millions de dinars (17 000€) 
			(24) 
			<a href='https://n1info.rs/english/news/serbias-environmentalists-galens-trying-to-intimidate-us-with-slapp-lawsuits/'>https://n1info.rs/english/news/serbias-environmentalists-galens-trying-to-intimidate-us-with-slapp-lawsuits/</a>..
26. Concernant le harcèlement et les poursuites-bâillons en Hongrie, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, Irene Khan, a publié le 11 mai 2022 une déclaration, exprimant ses vives inquiétudes face aux campagnes récurrentes de discours de haine, de harcèlement ou de stigmatisation des journalistes et des défenseurs des droits de l'homme travaillant sur les droits des migrants, des réfugiés et des LGBT. Mme Khan a appelé le gouvernement hongrois «à promouvoir et à reconnaître les contributions importantes que ces personnes apportent à la construction d'une société plus juste et inclusive», à «introduire une législation pour contrer les poursuites-bâillons (…) et à abroger la disposition du Code pénal relative à la diffamation en tant qu'infraction pénale» 
			(25) 
			Voir <a href='https://daccess-ods.un.org/access.nsf/Get?OpenAgent&DS=A/HRC/50/29/Add.1&Lang=F'>A/HRC/50/29/Add.1.</a>. Dans le cas de la Serbie, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a noté que «les campagnes de diffamation, les menaces et les intimidations sont des pratiques courantes visant les journalistes, les défenseurs des droits humains et les organisations de la société civile, qui sont aussi de plus en plus exposés aux “poursuites-bâillons”», et a demandé instamment aux autorités «de tout mettre en œuvre pour créer les conditions permettant aux médias et à la société civile de travailler en toute sécurité» 
			(26) 
			<a href='https://www.coe.int/en/web/commissioner/-/serbia-more-efforts-needed-to-face-the-past-increase-safety-of-journalists-and-human-rights-defenders-and-protect-women-from-violence'>www.coe.int/en/web/commissioner/-/serbia-more-efforts-needed-to-face-the-past-increase-safety-of-journalists-and-human-rights-defenders-and-protect-women-from-violence</a>.. En mars 2023, elle a également appelé la Bosnie-Herzégovine à ne pas re-criminaliser la diffamation, ce qui «renforcerait la tendance à étouffer la liberté d'expression» 
			(27) 
			<a href='https://sarajevotimes.com/commissioner-for-hr-of-the-coe-calls-for-withdrawal-of-the-amendments-to-the-rs-criminal-code/'>https://sarajevotimes.com/commissioner-for-hr-of-the-coe-calls-for-withdrawal-of-the-amendments-to-the-rs-criminal-code/</a>., et l’Assemblée ne peut que partager cet appel.
27. Dans le secteur des médias et du journalisme, les poursuites-bâillons ont tendance à cibler ceux qui sont réputés pour leur esprit critique. La source des poursuites peut être d’origine publique, privée ou un mélange des deux. L’exemple le plus notoire a trait aux procédures judiciaires engagées à l’encontre de Daphne Caruana Galizia, qui faisait l’objet de 47 actions en diffamation non seulement à Malte, mais aussi aux États-Unis et au Royaume-Uni. Les poursuites visant le quotidien polonais Gazeta Wyborcza constituent un autre exemple emblématique: à la fin de l’année 2021, le journal était visé par quelque 60 actions en diffamation 
			(28) 
			<a href='https://rm.coe.int/plateforme-securite-des-journalistes-rapport-annuel-2022/1680a64fe2'>https://rm.coe.int/plateforme-securite-des-journalistes-rapport-annuel-2022/1680a64fe2</a>. . En France, plus de 20 poursuites en diffamation ont été déposées par des sociétés affiliées au groupe Bolloré contre des journalistes, des avocats, des militants et des ONG enquêtant sur des allégations d'atteintes aux droits humains dans les plantations de palmiers à huile en Afrique 
			(29) 
			Voir le site de la
campagne «<a href='https://onnesetairapas.org/'>On
ne se taira pas</a>»<a href='https://onnesetairapas.org/'></a>.. En Serbie, début 2022, le média d'investigation KRIK faisait face à dix poursuites judiciaires en cours contre lui et ses journalistes: 8 poursuites civiles, 1 poursuite pénale et un cas de délit, avec au total des dommages-intérêts réclamés de près d'un million de dollars, soit trois fois le budget annuel de KRIK 
			(30) 
			<a href='https://www.ecpmf.eu/serbia-wave-of-lawsuits-against-investigative-portal-krik-chills-media-freedom/'>www.ecpmf.eu/serbia-wave-of-lawsuits-against-investigative-portal-krik-chills-media-freedom/</a>.. En Croatie, une enquête menée en avril 2021 par l’Association des journalistes croates a identifié 924 poursuites contre des journalistes et des médias en Croatie, en cours à cette époque. Il n’est pas rare que des affaires soient initiées par des responsables politiques de haut rang, des membres du gouvernement ou des fonctionnaires 
			(31) 
			<a href='https://balkaninsight.com/2021/04/16/croatian-journalists-union-deplores-intimidating-rise-in-lawsuits/'>https://balkaninsight.com/2021/04/16/croatian-journalists-union-deplores-intimidating-rise-in-lawsuits/</a>..
28. Toutes les poursuites-bâillons n’aboutissent pas devant un tribunal, mais le fardeau que représente la défense d’une affaire peut être telle que la simple menace d’une action en justice suffit à faire renoncer un militant, une militante ou un média. Les lettres de menace de poursuites sont bien plus nombreuses que les affaires portées devant les tribunaux, et leur impact sur la liberté d’expression est tout aussi néfaste.
29. Les poursuites-bâillons les plus scandaleuses sont celles ayant une incidence transfrontalière, car elles obligent les défendeurs à assurer leur défense dans une langue et un pays étrangers et dans le cadre d’un système juridique qui leur échappe. D’après CASE, environ 10% des poursuites-bâillons ont une dimension transfrontalière 
			(32) 
			Le rapport CASE 2023
indique que, dans 81 cas (soit 9,5%) recensés entre 2010 et 2022,
le demandeur et le défendeur étaient domiciliés dans des pays différents.
Voir aussi: <a href='https://europeanjournalists.org/blog/2023/03/14/letter-to-the-swedish-presidency-anti-slapp-compromise-proposal-raises-serious-concerns/'>https ://europeanjournalists.org/blog/2023/03/14/letter-to-the-swedish-presidency-anti-slapp-compromise-proposal-raises-serious-concerns/</a>.. La plupart de ces poursuites transfrontalières sont engagées au Royaume-Uni 
			(33) 
			<a href='https://pressgazette.co.uk/uk-slapp-libel-tourism-capital-europe/'>https://pressgazette.co.uk/uk-slapp-libel-tourism-capital-europe/</a>. , qui constitue véritablement un cas à part en Europe. ARTICLE 19 a déclaré que «plusieurs cabinets d’avocats, en particulier au Royaume-Uni mais aussi dans d’autres pays, ont mis au point des tactiques très agressives visant essentiellement à forcer les journalistes et les médias à pratiquer l’autocensure, généralement pour le compte de clients fortunés» 
			(34) 
			«<a href='https://www.article19.org/wp-content/uploads/2022/03/A19-SLAPPs-against-journalists-across-Europe-Regional-Report.pdf'>SLAPPs
against journalists across Europe</a>», op. cit., p.
6.. Lorsqu’un journaliste prend contact avec un responsable politique ou une entreprise en vue de lui poser des questions dans le cadre de la rédaction d’un article potentiellement critique à leur égard, la réponse reçue en retour émane souvent d’un cabinet d’avocats le menaçant de poursuites judiciaires. The Guardian reçoit chaque semaine deux à trois courriers de ce type, visant à intimider le journal et à le dissuader de publier certains articles 
			(35) 
			Lors
de la conférence coorganisée par le Conseil de l’Europe et CASE
le 20 octobre 2022, le juriste interne de The Guardian a indiqué
recevoir régulièrement deux ou trois lettres de ce type par semaine,
voire des dizaines pour un article concernant une potentielle «grosse
affaire». . Le cas du Royaume-Uni est d’autant plus préoccupant que les cabinets d’avocats continuent même de travailler au service d’oligarques russes alors que ces derniers font l’objet de sanctions internationales suite à la guerre d’agression de la Fédération de Russie contre l’Ukraine, le plus connu d’entre eux étant le fondateur des milices «Wagner», Evgueni Prigojine 
			(36) 
			<a href='https://www.theguardian.com/law/2023/jan/31/russia-ukraine-war-reveals-englands-draconian-libel-laws-says-lawyer'>www.theguardian.com/law/2023/jan/31/russia-ukraine-war-reveals-englands-draconian-libel-laws-says-lawyer.</a> récemment décédé.

2.2. L’impact démocratique, financier et personnel des SLAPP

30. L’étude de 2021 du Parlement européen 
			(37) 
			«L’utilisation
des poursuites-bâillons pour réduire au silence les journalistes,
les ONG et la société civile», op. cit. résume très bien le fait que les poursuites-bâillons ont pour but d’intimider, de réduire au silence, d’épuiser les ressources financières, économiques et émotionnelles d’un défendeur et d’envoyer un signal aux autres. Pour ceux qui engagent ce type de procédure, le terme «succès» s’entend de la réussite des menaces et ne renvoie pas nécessairement à une victoire juridique devant les tribunaux. Le demandeur peut se targuer d’un «succès» lorsqu’un défendeur présente des excuses ou retire une publication avant que l’affaire ne soit jugée, lorsque les primes d’assurance d’un média augmentent parce qu’il a été attaqué en justice, ou lorsqu’il a été contraint de dépenser des sommes importantes pour assurer sa défense. Le succès consiste également à détourner les ressources et le temps des défendeurs de la couverture de questions importantes d’intérêt public. Par conséquent, le demandeur peut même revendiquer un «succès» alors qu’il n’a pas obtenu gain de cause devant le tribunal. Les propos de l’ancien président américain Donald Trump tenus lors du procès qu’il a perdu contre un journaliste, sont éloquents à ce sujet: «J’ai dépensé quelques dollars en frais de justice et ils en ont dépensé beaucoup plus. Je l’ai fait pour lui rendre la vie difficile, et j’en suis heureux» 
			(38) 
			Donald Trump, cité
dans Paul Farhi, «What really gets under Trump’s skin? A reporter
questioning his net worth», The Washington
Post, 8 mars 2016. En référence à l’affaire Trump c.
O’Brien, Time Warner Book Group, Inc., and Warner Books, Cour supérieure
du New Jersey, Division d’appel, 7 septembre 2011..
31. Ce type d’approche des litiges basé sur l’intimidation est une caractéristique des poursuites-bâillons. Certains journalistes ont témoigné de l’impact de ces poursuites sur leur travail: elles affectent leurs moyens de subsistance, leur capacité à travailler, leur situation financière et économique, et même leur vie familiale. Des ouvrages et des publications bien documentés ont été retirés de la circulation de crainte que la défense d’une action en justice sans fondement ne conduise leur éditeur à la faillite 
			(39) 
			<a href='https://insights.doughtystreet.co.uk/post/102hqb5/the-costs-themselves-are-the-chill-slapps-and-the-case-for-a-media-and-commun'>https://insights.doughtystreet.co.uk/post/102hqb5/the-costs-themselves-are-the-chill-slapps-and-the-case-for-a-media-and-commun</a>. .
32. Compte tenu du rôle important que jouent, dans la société, les médias et autres sentinelles qui sont réduits au silence par des actions en justice abusives, les poursuites-bâillons ne sont pas seulement préjudiciables aux journalistes et aux médias; elles privent les citoyens d’informations sur des questions potentiellement importantes et nuisent, en fin de compte, à la démocratie, qui ne saurait fonctionner sans la liberté d’expression et des médias indépendants en mesure de rendre compte, sans crainte de représailles. Snezana Green, conseillère juridique principale à l’ONG américaine Media Development Investment Fund qui soutient financièrement les médias indépendants, a été témoin de dizaines de cas de poursuites-bâillons. Elle souligne que: «la pratique consistant pour les détenteurs du pouvoir à utiliser de manière abusive les systèmes juridiques pour museler les critiques a pris des proportions mondiales. Les préjudices qu’elle cause sont lourds de conséquences et il est impératif d’y mettre un terme pour la démocratie et le maintien de la paix» 
			(40) 
			<a href='https://www.mdif.org/slapps-and-legal-harassment-a-scourge-that-must-be-stopped/'>www.mdif.org/slapps-and-legal-harassment-a-scourge-that-must-be-stopped/</a>. .
33. Dunja Mijatović, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, a très justement déclaré que les poursuites-bâillons «qui tendent à se multiplier, font peser de graves menaces sur le droit à la liberté d’expression», ajoutant que «plus généralement, elles pervertissent le système judiciaire et l’État de droit» 
			(41) 
			Commissaire aux droits
de l’homme du Conseil de l’Europe: <a href='www.coe.int/fr/web/commissioner/-/il-est-temps-d-agir-contre-les-%C2%AB-slapp-%C2%BB'>«Il
est temps d’agir contre les ‘SLAPP’»</a>, 27 octobre 2020.. CASE a fait valoir que les poursuites-bâillons «affaiblissent la démocratie en empêchant des individus et des organisations de la société civile de participer au débat public et en entravant l’exercice des droits à la liberté d’expression, de réunion et d’association» 
			(42) 
			«<a href='www.the-case.eu/latest/calling-for-an-ambitious-eu-anti-slapp-initiative/'>Calling
for an Ambitious EU Anti-SLAPP Initiative</a>»<a href='https://www.the-case.eu/latest/calling-for-an-ambitious-eu-anti-slapp-initiative/'></a>. . Cela s’applique non seulement à l’expression politique, mais aussi à tous les comptes rendus et à toutes les formes d’expression sur des questions d’intérêt public, y compris les activités des entreprises. Comme a pu le constater la Chambre des Lords du Royaume-Uni, dans le cadre d’une affaire de poursuites-bâillons, «les pouvoirs exercés par les grandes multinationales sont très étendus et ne cessent de croître. La liberté de les critiquer s’avère au moins aussi importante, dans une société démocratique, que la liberté de critiquer le gouvernement» 
			(43) 
			Jameel & Ors c.
Wall Street Journal Europe Sprl, 11 octobre 2006, [2006] UKHL 44,
paragraphe 158..

2.3. Le nécessaire équilibre entre accès à la justice et liberté d’expression

34. Je tiens à souligner que, puisque les poursuites-bâillons constituent un abus de procédures judiciaires, les mesures visant à lutter contre ce phénomène n’ont pas pour effet de restreindre l’accès à la justice: le système judiciaire n’a pas vocation à être utilisé par des demandeurs désireux d’engager une action dans le seul but de harceler un défendeur. Comme l’a rappelé très justement le Secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes, Ricardo Gutierrez, lors de l’audition du 22 novembre 2022, «les journalistes ne sont pas au-dessus des lois et ils peuvent être poursuivis pour des raisons motivées. Mais il ne faut pas criminaliser le journalisme, notamment par des poursuites-bâillons ou des lois sur la diffamation».
35. Il est essentiel que les mesures anti-SLAPP n’entravent pas l’accès à la justice des personnes dont les griefs sont fondés. En vertu de la Convention européenne des droits de l’homme (STE n° 5), les États sont tenus d’assurer le droit à la vie privée, ce qui inclue la protection contre les véritables ingérences dans la vie privée et les atteintes graves à la réputation, ainsi que d’autres droits. Cette obligation ne s’applique toutefois qu’aux plaintes fondées 
			(44) 
			Axel Springer AG c. Allemagne, requête
n° 39954/08, arrêt du 7 février 2012; Pfeifer
c. Autriche, requête n° 12556/03, arrêt du 15 novembre 2007.
Concernant l’accès à la justice, voir, entre autres, Neves e Silva c. Portugal, requête n° 11213/84,
arrêt du 27 avril 1989. et, même dans ce cas, la Cour européenne des droits de l’homme a clairement établi que cette protection ne doit pas nuire à l’exercice du droit à la liberté d’expression. En outre, à la suite de la jurisprudence Lingens c. Autriche 
			(45) 
			Lingens
c. Autriche, requête n° 9815/82, 8 juillet 1986. Voir
en particulier les paragraphes 41 et 42. Malheureusement, ce principe
n'est souvent pas mis en œuvre dans le droit national car ses implications
ne sont pas tout-à-fait claires. Cela contraste avec les États-Unis,
par exemple, où il existe un principe clair selon lequel une personnalité publique
qui porte plainte pour diffamation doit prouver une «véritable malveillance»,
ce qui signifie que le défenseur, soit a fait une déclaration délibérément
fausse, soit a fait preuve d’une négligence inconsidérée quant à
la vérité ou véracité de la déclaration. et de nombreuses affaires ultérieures, les limites de la critique acceptable sont plus larges à l'égard d’un responsable politique, d'une personnalité publique ou d'une grande entreprise publique.
36. Comme l’a précisé la Cour européenne des droits de l’homme dans l’une des premières affaires de poursuites-bâillons dont elle a été saisie, concernant deux militants écologistes poursuivis par McDonald’s: «[D]ans une société démocratique, même des petits groupes militants non officiels (…) doivent pouvoir mener leurs activités de manière effective et (...) il existe un net intérêt général à autoriser de tels groupes et les particuliers en dehors du courant dominant à contribuer au débat public par la diffusion d’informations et d’opinions sur des sujets d’intérêt général comme la santé et l’environnement» 
			(46) 
			Steel et Morris c. Royaume-Uni,
requête n° 68416/01, arrêt du 15 février 2005, paragraphe 89. .
37. Par ailleurs, les États sont tenus de veiller à ce que les défendeurs, dans les actions intentées pour atteinte à la vie privée et diffamation, et dans les litiges qui affectent l’exercice de leurs droits sur un plan général, bénéficient d’un procès équitable qui respecte le principe de l’égalité des armes. Dans l’affaire susmentionnée concernant McDonald’s, la Cour a estimé que la grande inégalité des moyens entre les parties constituait violation du droit des requérants à un procès équitable ainsi que de leur droit à la liberté d’expression 
			(47) 
			Ibid.. Cette décision fait suite à un procès qui avait duré 313 jours d'audience, le plus long de l'histoire juridique anglaise, et a comporté 40 000 pages de documents impliquant 130 témoins. On estime que McDonald's a dépensé plus de 10 millions £ en frais juridiques 
			(48) 
			<a href='https://www.ecpmf.eu/wp-content/uploads/2021/03/The-Need-for-a-Council-of-Europe-Recommendation-Final-1.pdf'>www.ecpmf.eu/wp-content/uploads/2021/03/The-Need-for-a-Council-of-Europe-Recommendation-Final-1.pdf.</a>. Par conséquent, les arguments relatifs au procès équitable et à l’accès à la justice s’appliquent de la même manière aux défendeurs dans les affaires de poursuites-bâillons.

3. Analyse juridique des SLAPP

3.1. Les poursuites-bâillons utilisent un large éventail de législations et de procédures

38. Les lois dont se servent généralement à mauvais escient les initiateurs des poursuites-bâillons sont celles qui facilitent le dépôt d’une plainte et qui font peser la charge de réfuter l’allégation sur le défendeur. Les lois relatives à la diffamation sont de loin les plus utilisées: il suffit à un demandeur de prétendre qu’un article ou un reportage porte atteinte à sa réputation pour que la charge de la preuve soit inversée, passant ainsi à la partie défenderesse 
			(49) 
			Dans
leur recherche initiale sur les SLAPP, Canan et Pring ont constaté
que les lois sur la diffamation comptaient au nombre des lois les
plus détournées. Cette observation a depuis lors été confirmée par
d’autres. . Les lois connexes en matière «d’offense» et «d’atteinte à l’honneur» sont également facilement détournées: il suffit qu’un demandeur allègue que des propos portent atteinte à son honneur ou qu’ils sont offensants, et il incombe au défendeur de prouver le contraire ou de se défendre. Il en va de même d’autres lois. Lorsque des reportages ou des articles dans les médias font état d’actes de corruption, de malversations financières ou d’autres agissements répréhensibles et qu’ils comportent des éléments relevant de la sphère personnelle (comme les questions financières ou les relations familiales), un demandeur peut invoquer les lois sur la protection de la vie privée pour intenter une poursuite-bâillon. La législation relative à la protection des données est également utilisée de manière abusive dans un nombre croissant de pays: elle permet aux demandeurs d’engager des actions pour toute inexactitude dans des données personnelles, même si ces informations n’ont rien de diffamatoire. Cela est le cas par exemple d’une famille d'industriels hongrois qui a pu utiliser les lois sur la protection des données pour empêcher de rendre compte de certains aspects de ses activités commerciales 
			(50) 
			«<a href='https://www.article19.org/wp-content/uploads/2022/03/A19-SLAPPs-against-journalists-across-Europe-Regional-Report.pdf'>SLAPPs
against journalists across Europe</a>», p. 30..
39. Dans de nombreux pays, les plaintes pour atteinte à la vie privée et pour diffamation peuvent être déposées au civil comme au pénal, et les poursuites sont souvent engagées simultanément sur les deux plans. Les autres lois détournées pour intenter des poursuites-bâillons sont notamment celles relatives aux droits d’auteur et au droit des marques, celles contre le harcèlement et celles portant sur diverses infractions pénales mineures, y compris, pendant la pandémie de covid-19, les violations présumées des règles de confinement 
			(51) 
			Ibid.. Une étude réalisée pour l’Union européenne en 2021 a montré que l’éventail des législations qui pouvaient être utilisées à des fins de poursuites-bâillons inclut le droit fiscal, le droit social, les lois sur l’utilisation de données personnelles, la sécurité maritime, la protection des mineurs, le code de l’urbanisme et la réglementation des organisations de la société civile 
			(52) 
			«<a href='https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstrac'>Strategic
Lawsuits Against Public Participation (SLAPP) in the European Union:
A comparative study»</a>, 30 juin 2021<a href='https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4092013'>.</a>.
40. L’une des caractéristiques les plus notables des poursuites-bâillons tient à leur durée. Alors que les actions en justice traînent souvent en longueur pour diverses raisons, les personnes qui engagent des poursuites-bâillons abusent généralement des procédures judiciaires précisément pour faire durer une affaire pendant des années dans le seul but de faire grimper les frais et d’obliger les défendeurs à consacrer beaucoup de temps, d’argent et d’énergie émotionnelle. L’analyse des poursuites de ce type réalisée par ARTICLE 19 a montré que la plupart des affaires étaient en cours depuis environ trois ans, et dans plusieurs pays, certaines sont restées en instance jusqu’à dix ans 
			(53) 
			Ibid. . Aucun élément procédural unique ne permet de prolonger aussi longtemps les poursuites-bâillons; il s’agit d’une combinaison de facteurs, et notamment, la volonté des juges, non attentifs à la charge que représente la défense d’une poursuite-bâillon pour les personnes concernées, d’accorder des délais supplémentaires et de reporter à plusieurs reprises les audiences au dernier moment.

3.2. Des frais de justice disproportionnés

41. Étant donné que les affaires de poursuites-bâillons se prolongent généralement dans le temps, les frais de justice peuvent rapidement augmenter. Si cet aspect peut paraître dérisoire pour les demandeurs, il peut devenir une question de survie financière pour les défendeurs. Les honoraires des avocats peuvent rapidement atteindre des dizaines, voire des centaines de milliers d’euros. Cette situation est particulièrement problématique en Irlande et au Royaume-Uni.
42. Chatham House, l’Institut royal des affaires internationales au Royaume-Uni, a récemment été contraint de retirer le nom d’un banquier russe d’un rapport après que celui-ci a menacé de porter plainte pour diffamation et que l’institut a été informé que les frais de justice s’élèveraient à 500 000 £ avant même la tenue du procès 
			(54) 
			<a href='https://www.theguardian.com/politics/2022/oct/18/tory-donors-name-removed-from-kleptocracy-report-after-meritless-libel-threat'>www.theguardian.com/politics/2022/oct/18/tory-donors-name-removed-from-kleptocracy-report-after-meritless-libel-threat</a>. . Dans son intervention à l’audition tenue le 1 juin 2023, Mme Beatriz Brown, qui dirige l’équipe de travail sur les SLAPP au ministère de la Justice du Royaume-Uni, a souligné que les coûts pouvaient dépasser 1 000 000 £ et que les incertitudes relatives à la hausse des frais de justice sont particulièrement préoccupantes. En Irlande, les frais liés à la phase initiale d’une procédure sont évalués à quelque 250 000 € 
			(55) 
			«<a href='https://www.indexoncensorship.org/campaigns/the-laws-being-used-to-silence-media/'>A
Gathering Storm: The laws being used to silence the media</a>», Index on Censorship, 2020. <a href='https://www.indexoncensorship.org/campaigns/the-laws-being-used-to-silence-media/'></a>; et selon les estimations, entre 2010 et 2015, les médias irlandais ont dépensé 30 millions € pour assurer leur défense dans le cadre de poursuites-bâillons 
			(56) 
			NewsBrands Ireland,
«Submission on Review of Defamation Act 2009», janvier 2017.. La publication en ligne openDemocracy a témoigné de l’effet dissuasif qu’a constitué la menace d’une action en diffamation proférée à son encontre par un responsable politique: «Nous avons été prévenus que si nous allions en justice pour défendre nos reportages, nous risquions de mettre openDemocracy en faillite. Certains de nos employés craignaient de perdre leur maison. [Le demandeur] a fait durer le supplice pendant deux ans, [ce qui] nous a coûté très cher. Nous avons passé des mois à traiter des correspondances juridiques, à dépenser des milliers de livres et à gaspiller un temps précieux qui aurait pu être consacré à nos activités journalistiques. L’impact psychologique a été encore plus important... Les experts parlent d’un ‘effet paralysant’. Ce sont autant de reportages qui ne sont pas écrits, de pistes qui ne sont pas suivies, tandis que la peur d’être mis en faillite plane sur vous» 
			(57) 
			<a href='https://www.opendemocracy.net/en/opendemocracyuk/jeffrey-donaldson-sued-us-heres-why-were-going-public/'>www.opendemocracy.net/en/opendemocracyuk/jeffrey-donaldson-sued-us-heres-why-were-going-public/</a>. .
43. Les questions financières constituent un problème sérieux dans d’autres pays européens également 
			(58) 
			«<a href='http://www.newsmediaeurope.eu/wp-content/uploads/2021/10/News-Media-Europe-case-studies-and-recommendations-against-SLAPPs-October-2021.pdf.'>The
impact of strategic lawsuits against public participation (SLAPPs)
on the news media sector</a>», octobre 2021. . En Belgique, le site d’information Apache a dû supporter des frais de justice s’élevant à 125 000 € dans le cadre de plusieurs procédures judiciaires intentées à son encontre par un promoteur immobilier qui avait avoué aux journalistes, dans un message WhatsApp, que le poursuivre en justice était devenu «son passe-temps» 
			(59) 
			«<a href='https://www.apache.be/2022/06/09/slapp-door-bouwpromotor-kostte-apache-al-70000-euro'>SLAPP
door bouwpromotor kostte Apache al 70 000 euro</a>», 9 juin 2022<a href='https://www.apache.be/2022/06/09/slapp-door-bouwpromotor-kostte-apache-al-70000-euro'></a>. . En Italie, les frais de justice se chiffrent généralement en dizaines de milliers d’euros 
			(60) 
			Selon les calculs de
coûts imposés par le ministère de la Justice : Décret du ministère
de la Justice n° 55/2014.; un journaliste qui avait perdu un procès et réuni 18 000 € par le biais d’une collecte participative pour payer les dommages-intérêts et les frais de justice n’a pas fait appel par crainte d’augmenter les coûts 
			(61) 
			«<a href='www.fnsi.it/il-boss-pentito-le-chiede-100mila-euro-di-danni-solidarieta-di-fnsi-e-sugc-alla-giornalista-giuliana-covella'>Le
patron repenti demande 100 00 euros de dommages et intérêts, solidarité
de la Fnsi et Sugc à la journaliste Giuliana Covella</a>» (en italien), 15 décembre 2016<a href='https://www.fnsi.it/il-boss-pentito-le-chiede-100mila-euro-di-danni-solidarieta-di-fnsi-e-sugc-alla-giornalista-giuliana-covella'></a>. . À Malte, Daphne Caruana Galizia a vu ses comptes bancaires gelés après que deux représentants du gouvernement lui ont réclamé 47 000 € de dommages et intérêts pour diffamation 
			(62) 
			«<a href='https://cpj.org/2017/02/court-freezes-maltese-bloggers-bank-accounts-on-li/'>Court
freezes Maltese blogger’s bank accounts on libel accusations</a>», 10 février 2017<a href='https://cpj.org/2017/02/court-freezes-maltese-bloggers-bank-accounts-on-li/'></a>. . Ces sommes sont colossales pour un petit média ou pour un ou une journaliste individuel. Les journalistes et les médias qui défendent leur cause prennent un risque financier important, et même s’ils gagnent le procès, ils ne rentrent pas toujours dans leurs frais 
			(63) 
			Par
exemple, dans une action en justice infructueuse intentée en France
par la multinationale des médias Vivendi à l’encontre de journalistes,
ces derniers n’ont recouvré que 3 000€ pour les frais de défense
dont ils s’étaient acquittés, et n’ont reçu aucun dédommagement
au titre des dommages-intérêts: Cour d’appel de Paris, 26 février
2020, n° 19/05620. <a href='https://www.doctrine.fr/inscription?redirect_to=%2Fd%2FCA%2FParis%2F2020%2FC32B9A3502B9023F81161&require_login=false&sourcePage=Decision&kind=decisions'>www.doctrine.fr/inscription</a> (pour les abonnés). . Dans un rapport consacré aux poursuites-bâillons en Irlande, les auteurs ont expliqué que le nombre relativement peu élevé d’affaires portées devant les tribunaux dans ce pays était à mettre directement en rapport avec le coût des procédures. Compte tenu de la quasi-impossibilité de prévoir un budget pour les procès en diffamation et de la nature imprévisible procès devant jury, les organes de presse sont confrontés à un dilemme, à savoir poursuivre ou transiger pour éviter les frais de justice. Par conséquent, le pays a relativement peu de cas de poursuites-bâillons à signaler, car la plupart des affaires seraient réglées à titre préventif 
			(64) 
			«<a href='www.newsmediaeurope.eu/wp-content/uploads/2021/10/News-Media-Europe-case-studies-and-recommendations-against-SLAPPs-October-2021.pdf'>The
impact of strategic lawsuits against public participation (SLAPPs)
on the news media sector</a>», octobre 2021, page 9. .
44. Ces exemples montrent que si un média n’a tout simplement pas les moyens financiers de faire face à une éventuelle procédure judiciaire, il s’abstiendra de publier. Ainsi, des rapports concernant des questions d’intérêt public ne sont pas publiés ou sont retirés de la circulation.

3.3. Les défendeurs disposent actuellement de moyens limités pour obtenir un rejet de l’affaire

45. Les législations qui sont utilisées de manière abusive à des fins de poursuites-bâillons doivent ménager un équilibre adéquat entre le droit à la liberté d’expression et l’intérêt que la loi cherche à protéger (par exemple, la réputation). Ainsi, des moyens de défense de l’intérêt général appropriés doivent être disponibles en vertu des lois sur la diffamation et l’offense, le respect de la vie privée, la protection des données, et des diverses autres lois mentionnées ci-dessus. La Cour européenne des droits de l’homme a développé une jurisprudence précise sur ces moyens de défense 
			(65) 
			Voir
la dernière mise à jour du 31 août 2022: <a href='https://echr.coe.int/Documents/Guide_Art_10_FRA.pdf'>https://echr.coe.int/Documents/Guide_Art_10_FRA.pdf</a>. . Cependant, malgré l’importance qu’ils revêtent, ces derniers ne permettent pas de remédier aux deux aspects les plus préjudiciables des poursuites-bâillons: les coûts engendrés et le temps nécessaire pour venir définitivement à bout des procédures de ce type. La Cour européenne des droits de l’homme a clairement affirmé que ces deux aspects pouvaient emporter violation du droit à la liberté d’expression 
			(66) 
			Mosley
c. Royaume Uni, requête n° 48009/08, arrêt du 10 mai 2011; Steel et Morris c. Royaume Uni,
requête n° 68416/01, arrêt du 15 février 2005.; mais la réponse au niveau national réside dans les lois et règles de procédure.
46. Un élément central de lois efficaces contre les poursuites-bâillons dans certains pays est la possibilité d’obtenir le rejet des affaires le plus tôt possible. En simplifiant au maximum cette procédure, les coûts sont réduits à minima et les défendeurs peuvent obtenir justice rapidement. À titre d’exemple, en vertu de la législation pertinente en vigueur en Californie, un défendeur peut déposer une demande de rejet de l’action si celle-ci a été engagée en réponse à «une déclaration écrite ou orale faite, ou un écrit présenté, en un lieu ouvert au public ou dans le cadre d’un forum public en rapport avec une question d’intérêt général», à moins que le demandeur puisse démontrer la probabilité de succès de son action 
			(67) 
			Code de procédure civile
de Californie, §425.16(e)(1-4): <a href='https://codes.findlaw.com/ca/code-of-civil-procedure/ccp-sect-425-16.html'>https://codes.findlaw.com/ca/code-of-civil-procedure/ccp-sect-425-16.html</a>. . Cette disposition fait peser la charge de la preuve sur le demandeur et constitue une garantie essentielle. Cependant, bien que les rejets anticipés soient possibles en théorie dans la plupart des pays européens, dans la pratique, le seuil établi pour y parvenir est élevé, ce qui signifie qu’une affaire doit être examinée sur le fond avant que le défendeur puisse obtenir gain de cause. Cette démarche est coûteuse et constitue une charge pour le défendeur.
47. Même dans les pays européens où un défendeur est en mesure de «contre-attaquer» pour poursuites vexatoires, comme par exemple en France et en Belgique, ces recours aboutissent rarement et obligent le défendeur à se soumettre à une nouvelle et longue procédure judiciaire, ce qui correspond précisément à la contrainte qu’une poursuite-bâillon cherche à imposer. Dans les très rares cas où les contre-attaques ont été couronnées de succès, la sanction imposée à l’initiateur de la procédure originelle a été légère (de l’ordre de 10 000 € en France) et peu susceptible de dissuader toute action future de la part d’une entreprise multinationale ou d’un milliardaire 
			(68) 
			Voir les exemples dans
le rapport d’ARTICLE 19 cité ci-dessus. .

4. Tour d’horizon des mesures anti-SLAPP actuelles et proposées

4.1. Mesures anti-SLAPP adoptées ou envisagées au niveau international

48. La Commission européenne a fait de la lutte contre les poursuites-bâillons une priorité de son travail au titre du Plan d’action pour la démocratie européenne. Elle a annoncé deux propositions: (1) une proposition de directive sur les poursuites-bâillons engagées au civil, ayant une incidence transfrontalière 
			(69) 
			Proposition
de directive sur la protection des personnes qui participent au
débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées
ou abusives («poursuites stratégiques altérant le débat public»), op. cit.; et (2) une recommandation visant à fournir des orientations aux États membres sur des mesures à prendre pour lutter contre les poursuites-bâillons à caractère exclusivement national 
			(70) 
			Recommandation sur
la protection des journalistes et des défenseurs des droits de l’homme
qui participent au débat public contre les procédures judiciaires
manifestement infondées ou abusives («poursuites stratégiques altérant
le débat public»), <a href='https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32022H0758'>EU(2022)758</a>, 27 avril 2022.. Le projet de directive propose d’habiliter les tribunaux à décider du rejet rapide des procédures judiciaires altérant le débat public qui sont «manifestement infondées», la charge de la preuve incombant au requérant à qui il appartient de prouver que la demande en justice n’est pas infondée; le projet propose également que dans les cas de procédures jugées «abusives», les demandeurs aient à supporter tous les frais de procédure et puissent se voir infliger des sanctions et des dommages-intérêts 
			(71) 
			Proposition de directive,
chapitres III et IV. . La proposition établit la distinction entre les procédures judiciaires «manifestement infondées» et celles dites «abusives» et, bien qu’ayant été largement saluée, il a été suggéré que toutes les actions «abusives» soient rejetées de manière anticipée 
			(72) 
			Voir: <a href='http://eulawanalysis.blogspot.com/2022/04/daphnes-law-european-commission.html'>http://eulawanalysis.blogspot.com/2022/04/daphnes-law-european-commission.html</a>, 
			(72) 
			<a href='https://europeanjournalists.org/blog/2022/04/28/eu-anti-slapp-initiative-encouraging-all-eyes-on-member-states/'>https://europeanjournalists.org/blog/2022/04/28/eu-anti-slapp-initiative-encouraging-all-eyes-on-member-states/,</a> 
			(72) 
			<a href='https://www.article19.org/resources/eu-anti-slapps-initiative-landmark-step-in-the-right-direction/'>www.article19.org/resources/eu-anti-slapps-initiative-landmark-step-in-the-right-direction/</a>. . Cependant je ne peux que regretter que certains États membres essaient d’atténuer la portée de la future directive, au grand dam des organisations de journalistes 
			(73) 
			https://europeanjournalists.org/blog/2023/06/09/eu-council-adopts-watered-down-position-on-anti-slapp-directive/.. La recommandation, qui s’adresse uniquement aux États membres de l’Union européenne, préconise la mise en place de garanties similaires dans les procédures qui n’ont pas d’incidence transfrontalière.
49. La recommandation du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (SLAPP) est l’autre grand texte envisagé au niveau international. Un comité d’experts a été établi et chargé de préparer un projet de recommandation d’ici la fin de l’année 2023 
			(74) 
			Comité d’experts sur
les poursuites stratégiques contre la mobilisation publique (MSI-SLP),
dont le mandat peut être consulté à l’adresse suivante: <a href='https://www.coe.int/fr/web/freedom-expression/msi-slp'>www.coe.int/fr/web/freedom-expression/msi-slp</a>. . Mon rapport a été élaboré en parallèle avec ces recommandations, et je salue l’excellente collaboration qui s’est établie entre l’Assemblée parlementaire et la Direction Générale Droits humains et État de droit du Conseil de l’Europe afin d’aboutir à un résultat qui n’aura que plus de force au sein des États membres de l’Organisation.

4.2. Mesures anti-SLAPP adoptées ou envisagées au niveau national

50. Au niveau national, une législation anti-SLAPP est à l’étude ou a été annoncée à Malte, en Lituanie, en Irlande ainsi qu’au Royaume-Uni.
51. En Irlande, un passage en revue formel de la loi sur la diffamation a été publié en mars 2022 et le Gouvernement irlandais a ensuite fait part de son intention d’engager une réforme législative visant à réduire les frais de justice, à limiter les montants des dommages et intérêts, à fixer des critères plus exigeants pour déterminer la capacité des demandeurs d’intenter une action en justice et à assurer une protection plus claire du journalisme d’intérêt public 
			(75) 
			<a href='www.gov.ie/en/publication/4478f-report-of-the-review-of-the-defamation-act-2009/'>«Rapport
portant sur la révision de la loi sur la diffamation de 2009</a>», 1 mars 2022. En ce qui concerne la réforme législative
annoncée par la suite, voir notamment «<a href='www.irishmirror.ie/news/irish-news/plans-defamation-law-reform-ireland-26360209'>Plans
for defamation law reform in Ireland unveiled as proposals published</a>», Irish Mirror,
1 mars 2022. .
52. À Malte, des amendements législatifs et constitutionnels ont été rendus publics. Ils visent à lutter contre les poursuites-bâillons en limitant l’exécution de jugements disproportionnés obtenus dans des juridictions étrangères et en permettant le rejet anticipé des procédures judiciaires qui, à première vue, sont manifestement infondées. Ces propositions ont été critiquées tant par la société civile que par le représentant de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias, qui ont tous deux estimé que les recommandations n’allaient pas assez loin et qu’un dispositif complet de lutte contre les poursuites-bâillons s’imposait 
			(76) 
			«<a href='https://www.osce.org/representative-on-freedom-of-media/513223'>La
représentante de l’OSCE pour la liberté des médias appelle à des
discussions participatives publiques sur le projet de loi sur les
médias à Malte</a>» (en anglais), 1 mars 2022; «<a href='https://www.article19.org/wp-content/uploads/2022/07/Malta_analysis_final.pdf'>Malta:
Comprehensive reforms still needed to protect journalists</a>», ARTICLE 19, juillet 2022. .
53. Au Royaume-Uni, le gouvernement a fait part de son intention de mettre en place un mécanisme permettant le rejet rapide des poursuites-bâillons, ainsi que de prendre des mesures pour limiter les frais de justice. En 2022, le gouvernement a lancé un «appel à témoignages» (Call for evidence) à cette fin 
			(77) 
			<a href='https://www.gov.uk/government/consultations/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps/outcome/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps-government-response-to-call-for-evidence'>www.gov.uk/government/consultations/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps/outcome/strategic-lawsuits-against-public-participation-slapps-government-response-to-call-for-evidence#foreword.</a>. Dans le cadre des réformes annoncées, un tribunal appliquera un test à trois volets visant à déterminer si le rejet anticipé de l’affaire s’impose. Tout d’abord, il évaluera si l’action est engagée à l’encontre d’une activité d’intérêt public; à cet égard, le cas doit concerner une question d’intérêt public d’envergure (comme la corruption) afin de pouvoir distinguer une poursuite-bâillon d’une action en diffamation comme les autres qui porterait sur des questions de moindre importance. Le tribunal examinera ensuite si des éléments de preuve attestent d’un abus de procédure, et il vérifiera enfin si l’affaire est suffisamment fondée 
			(78) 
			Mme Beatriz Brown a
expliqué qu’il sera autorisé d’engager des SLAPP si la demande a
des chances d’aboutir lors du procès ; mais à ce stade, un régime
de protection des frais s’appliquerait afin de protéger le défendeur,
généralement un journaliste d’investigation, des frais de justice
considérables encourus, qui rendent très risquée la défense d’une
affaire SLAPP.. Ces mesures devraient être présentées de toute urgence au parlement 
			(79) 
			«<a href='https://www.gov.uk/government/news/crackdown-on-corrupt-elites-abusing-uk-legal-system-to-silence-critics'>Crackdown
on corrupt elites abusing UK legal system to silence critics</a>», 20 juillet 2022. . Parallèlement à ces dispositions légales, l’autorité britannique de réglementation des avocats a mis à jour ses directives, priant instamment les avocats de ne pas représenter leurs clients dans des affaires de poursuites-bâillons et de signaler ceux qui le font; plus de 20 enquêtes ont été ouvertes depuis lors 
			(80) 
			«<a href='https://www.sra.org.uk/solicitors/guidance/conduct-disputes/'>Conduct
in disputes</a>», 4 mars 2022. Les enquêtes menées ont été révélées
en juin 2022, Law Gazette,
«<a href='https://www.lawgazette.co.uk/news/sra-reveals-number-of-open-slapps-investigations/5112901.article'>SRA reveals
number of open SLAPPs investigations</a>», 24 juin 2022<a href='https://www.lawgazette.co.uk/news/sra-reveals-number-of-open-slapps-investigations/5112901.article'></a>. .
54. J’aimerais également attirer l’attention sur la situation en-dehors de l’Europe. Les poursuites-bâillons sont «nées» juridiquement aux États-Unis 
			(81) 
			Il
existe des législations anti-SLAPP dans 32 États des Etats-Unis,
ainsi que dans le District de Columbia., il est donc logique que ce soient des États américains qui aient adopté les premières législations pour les contrer. Sur un plan général, deux approches prédominent: (1) une législation anti-SLAPP axée sur la «participation publique» au sens étroit du terme, protégeant uniquement les propos en rapport avec des activités destinées à «obtenir des actions favorables du gouvernement»; (2) une protection plus large contre les poursuites qui sont «engagées principalement pour dissuader l’exercice valide des droits constitutionnels à la liberté d’expression» 
			(82) 
			Pour
un exemple de la première approche, voir la législation anti-SLAPP
au Minnesota, chapitre 554.01 (<a href='https://www.revisor.mn.gov/statutes/cite/554.01'>www.revisor.mn.gov/statutes/cite/554.01</a>); en ce qui concerne la deuxième approche, voir le Code
de procédure civile de Californie, chapitre 425.16 (<a href='https://codes.findlaw.com/ca/code-of-civil-procedure/ccp-sect-425-16.html'>https://codes.findlaw.com/ca/code-of-civil-procedure/ccp-sect-425-16.html</a>). . Cette deuxième approche est considérée comme la plus efficace 
			(83) 
			«<a href='https://scholar.valpo.edu/vulr/vol41/iss3/9/'>Protecting
Informed Public Participation: Anti-SLAPP Law and the Media Defendant</a>», 2007.. Les tribunaux américains ont estimé que les deux éléments qui distinguent une poursuite-bâillon sont l’effet dissuasif de l’action et l’intérêt public concerné 
			(84) 
			Wilcox c. Cour supérieure,
33 Cal. Rptr. 2d 446, 449-50 (Cal. Ct. App. 1994). . Dans ces affaires, c’est au demandeur qu’il appartient de démontrer la probabilité de succès de son action, faute de quoi le tribunal doit la rejeter. Il n’existe pas encore de législation fédérale anti-SLAPP 
			(85) 
			Diverses
campagnes ont été menées, et un projet de loi a été présenté tout
récemment, en septembre 2022: EFF, «<a href='https://www.eff.org/deeplinks/2022/09/its-time-federal-anti-slapp-law-protect-online-speakers'>It’s
Time For A Federal Anti-SLAPP Law To Protect Online Speakers</a>», 15 septembre 2022..
55. Au Canada aussi, quelques provinces ont mis en place une protection contre les poursuites-bâillons. Le Québec, de tradition civiliste comme la plupart des pays européens, prévoit dans son Code de procédure civile que les tribunaux peuvent déclarer qu’une demande en justice ou un autre acte de procédure est abusif au motif qu’il «est manifestement mal fondé, frustratoire ou dilatoire», ou en raison d’un «comportement vexatoire ou quérulent»; ou en raison de «l’utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice, entre autres si cela a pour effet de limiter la liberté d’expression d’autrui dans le contexte de débats publics» 
			(86) 
			<a href='www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/c-25.01'>Code
de procédure civile du Québec, article 51</a><a href='https://www.legisquebec.gouv.qc.ca/fr/document/lc/c-25.01'></a>. . L’Ontario dispose également d’une législation de lutte contre les poursuites-bâillons efficace: dès lors qu’un défendeur a établi que la question en jeu relève de l’intérêt public, le demandeur doit prouver que son action est «bien fondée», que la personne poursuivie n’a «pas de défense valable» et que le préjudice résultant d’un rejet anticipé l’emporterait sur l’intérêt général à protéger la liberté d’expression. La Commission de réforme du droit a récemment examiné la législation et a conclu à son efficacité; elle a également été approuvée par la Cour suprême 
			(87) 
			Commission du droit,
Rapport sur le droit de la diffamation à l’époque de l’internet,
mars 2020; Cour suprême, 1704604 Ontario Ltd c. Pointes Protection
Association, 2020 SCC 22. .
56. En Australie, la législation du Territoire de la capitale australienne prévoit une protection contre les poursuites-bâillons mais exige du défendeur qu’il démontre les «fins illégitimes» de la procédure intentée. Dans la pratique, ce seuil d’exigence est élevé et n’assure pas une protection efficace 
			(88) 
			<a href='www.legislation.act.gov.au/a/2008-48/current/pdf/2008-48.pdf'>Loi
de 2008 relative à la protection de la participation au débat public.</a>.

4.3. Mesures prises par les médias et les acteurs de la société civile

57. Les poursuites-bâillons constituent un problème qui tient à l’exploitation de la législation et des règles de procédure par des requérants malveillants. Les médias et la société civile ne peuvent pas traiter les causes profondes des poursuites-bâillons, mais ils sont susceptibles de prendre certaines mesures pour renforcer leur résilience à leur égard.
58. Une tâche essentielle entreprise par les organisations de la société civile est la surveillance du phénomène de poursuites-bâillons en Europe, afin d’en prendre la mesure et de sensibiliser à la fois les victimes potentielles et les autorités judiciaires. A l’heure actuelle, la Plateforme du Conseil de l’Europe recense les principales affaires de poursuites-bâillons à l’encontre des journalistes et des médias, mais d’autres organisations telles que la coalition CASE, le Mapping Media Freedom 
			(89) 
			<a href='https://www.mappingmediafreedom.org/'>www.mappingmediafreedom.org/.</a> du ECPMF (European Centre for Press and Media Freedom – Centre européen pour la liberté de la presse et des médias) et SafeJournalists 
			(90) 
			<a href='https://safejournalists.net/'>https://safejournalists.net/.</a>dans les Balkans répertorient aussi les cas. Il est important de soutenir ces organisations afin qu’elles puissent étendre leur travail aux pays où les poursuites-bâillons sont encore insuffisamment documentées.
59. Avec le soutien de donateurs, la société civile a commencé à s’attaquer aux coûts afférents à la défense dans des affaires de poursuites-bâillons en mettant en place un mécanisme d’assurance. Les plus petits médias et les journalistes indépendants n’ont souvent pas accès à une assurance ou n’ont pas les moyens d’y souscrire. Pour remédier à cette situation, le capital d’amorçage d’un fonds mondial «Reporters Mutual», qui fournira une assurance, a été annoncé en juin 2022 
			(91) 
			«<a href='https://www.usaid.gov/news-information/press-releases/jun-7-2022-administrator-power-calls-reinventing-playbook-strengthen'>Reinventing
the Playbook to Strengthen Global Democracy</a>», juin 2022.<a href='https://www.usaid.gov/news-information/press-releases/jun-7-2022-administrator-power-calls-reinventing-playbook-strengthen'></a>. L’objectif est de faire de ce fonds une entité à but non lucratif viable et autonome, censée être opérationnelle rapidement 
			(92) 
			«<a href='https://www.cima.ned.org/publication/fighting-slapps-what-can-media-lawyers-and-funders-do/'>Fighting
SLAPPs: What Can Media, Lawyers, and Funders Do?</a>», décembre 2022. <a href='https://www.cima.ned.org/publication/fighting-slapps-what-can-media-lawyers-and-funders-do/'></a>. Un autre moyen de garantir l’intervention d’avocats de la défense proposant des services peu coûteux, voire gratuits, est de faire appel à des fonds de défense juridique, ou aux juristes internes des associations de journalistes. L’ECPMF gère un tel fonds, et plusieurs autres organisations ont mutualisé leurs ressources au sein du Legal Network for Journalists at Risk (réseau juridique pour les journalistes en danger) 
			(93) 
			Voir <a href='https://www.medialegalhelp.org/'>www.medialegalhelp.org/.</a>. La mise en commun des ressources en matière d’assistance juridique pour la vérification avant publication est également un moyen efficace d’accroître la résilience des médias. Des exemples de démarches de ce type peuvent être observés en Bosnie-Herzégovine, où l’ONG Vaša prava BiH offre ses services juridiques, notamment pour le contrôle préalable à la publication, et à Malte, où la Fondation Daphne Caruana Galizia a engagé l’un des plus éminents avocats spécialistes des médias du pays pour assurer ce service aux médias indépendants 
			(94) 
			Voir <a href='https://pravnapomoc.app/ba'>https://pravnapomoc.app/ba</a> et <a href='https://www.daphne.foundation/en/'>www.daphne.foundation/en/</a>. .
60. Il est également important de se faire entendre et de faire preuve de solidarité. Pour de nombreux journalistes, le fait d’être poursuivi en justice est une expérience éprouvante et effrayante, au cours de laquelle le soutien des collègues est essentiel, qu’il soit formel au travers des associations de journalistes ou informel par l’intermédiaire de réseaux et de groupes de professionnels. Ce soutien permet d’alléger la charge émotionnelle et peut faciliter l’accès à une aide financière, que ce soit par le biais d’un financement participatif ou d’un fonds de défense dédié. Il est primordial que les journalistes se fassent entendre, aussi bien pour se soutenir mutuellement que pour faire état des lettres de menace qu’ils reçoivent, car cette démarche contribuera également à sensibiliser au problème et à susciter l’appui de la société dans son ensemble, en faveur des mesures anti-SLAPP. Enfin, une meilleure connaissance des affaires de poursuites-bâillons facilitera l’établissement du profil des demandeurs qui sont particulièrement procéduriers, ce qui peut aider les tribunaux à repérer ce type de procédures judiciaires.
61. Ces différentes formes de soutien (juridique, financier, psychologique, logistique) sont pour le moment endossées par des organisations professionnelles, des ONG et des organismes indépendants de défense des droits 
			(95) 
			Voir <a href='https://www.ecpmf.eu/support/legal-support/'>www.ecpmf.eu/support/legal-support/</a> et <a href='https://www.the-case.eu/get-help/'>www.the-case.eu/get-help/.</a>. Il serait cependant opportun de développer des structures publiques – liées à l’État – ou au moins d’inviter les États à garantir l’accès à ces formes de soutien dans des conditions favorables, afin d’accorder des services de défense ciblés aux victimes de poursuites-bâillons.

5. Conclusions

62. Se défendre ou légiférer contre les poursuites-bâillons ne consiste pas à accorder un «privilège» aux journalistes ou aux activistes, mais à défendre les droits des citoyens d’être informés de manière libre et indépendante. Pour l’heure, seul un petit nombre de pays d’Europe envisagent de prendre des mesures législatives et la directive européenne proposée ne s’appliquera qu’à une catégorie restreinte d’affaires ayant une incidence transfrontalière. Pourtant, étant donné les préjudices portés à la démocratie par les poursuites-bâillons, la nécessité de mettre en place des contre-mesures efficaces a clairement été établie.
63. Une première façon de combattre les poursuites-bâillons est de dénoncer publiquement leurs auteurs, ce qui se passe de plus en plus souvent en Europe, en tout cas dans les pays où les défendeurs font assez confiance à leur système judiciaire. Par exemple, CASE décerne chaque année des prix SLAPP afin de «désigner et blâmer» le pire prédateur. La deuxième réaction est de laisser la justice faire son travail, à condition que toutes les garanties d’indépendance de la justice soient respectées. Le troisième outil consiste à adopter des législations spécifiques pour empêcher les poursuites-bâillons en tant que telles, soit devant les tribunaux, soit par le biais d’organismes de réglementation indépendants.
64. C’est particulièrement sur les législations anti-SLAPP que je souhaite que l’Assemblée mette l’accent et incite les États à agir. Le phénomène des poursuites-bâillons a pour cause première l’existence de législations dont on peut trop facilement abuser. Il convient donc de prendre des mesures visant à empêcher les demandeurs de détourner les procédures judiciaires aux fins d’intenter des poursuites-bâillons. A cet égard, un certain nombre de principes directeurs sont définis dans le projet de résolution. Je souhaite insister sur certains d’entre eux.
65. Premièrement, le caractère frustratoire, vexatoire ou malveillant d’une action en justice, une fois établi (par les tribunaux) est non seulement l’élément essentiel permettant de la qualifier de poursuite-bâillon, mais il devrait être aussi le motif sur lequel les organes législatifs et judiciaires se fondent pour justifier de réponses/contre-mesures appropriées, notamment (mais pas seulement) en termes de rejet anticipé, de réparations et de mesures dissuasives.
66. En principe, les règles de procédure en place devraient prévoir que la demande de rejet anticipé soit présentée devant le tribunal où l’affaire est pendante. Plus concrètement, lorsque le droit à la liberté de l’information et le débat public sont en jeu, les règles de procédure devraient obliger le requérant à présenter sa demande et ses motifs lors de sa demande initiale et à recenser tous les moyens de preuve en respectant un délai strict après l’enregistrement de l’affaire. Le défendeur devrait avoir la possibilité de réagir à la demande initiale et aux demandes du requérant, en sollicitant le rejet anticipé. Le juge (tribunal ou cour) qui est compétent pour statuer sur la demande principale devrait également l’être pour évaluer les contre-arguments invoqués par le défendeur à des fins de rejet anticipé et déclarer que la demande est irrecevable ou la rejeter de manière anticipée. Le demandeur ne devrait pas avoir la possibilité de modifier les pièces versées initialement au dossier. Cela ne devrait cependant pas exclure la possibilité de formuler des arguments en réponse aux pièces versées par le défendeur et à la demande de rejet anticipé.
67. En ce qui concerne les réparations, il est bien sûr essentiel d’indemniser totalement les victimes de poursuites-bâillons eu égard aux préjudices subis. La réparation complète des dommages est un principe général en droit civil et la question est plutôt de savoir comment garantir sa mise en œuvre effective. Il est important que le paiement des dommages-intérêts soit «rapide» et tout retard de paiement devrait entraîner une majoration automatique du montant dû. En outre, les dommages-intérêts attribués au défendeur en raison du préjudice moral subi ne devraient jamais être symboliques lorsqu’une action est qualifiée de poursuite-bâillon; à cet égard, la législation anti-SLAPP devrait préciser comment les préjudices immatériels (résultant des atteintes psychologiques/émotionnelles) devraient être établis, en tenant compte notamment:
  • du montant des dommages-intérêts réclamés par le demandeur;
  • des garanties financières que le défendeur a dû offrir;
  • du déséquilibre des pouvoirs et de la pression exercée avant et pendant les poursuites (notamment via des campagnes dans les médias et les réseaux sociaux ciblant le défendeur);
  • de la longueur de la procédure.
68. Les États membres devraient fixer des sanctions effectives, proportionnées et dissuasives afin de dissuader les requérants d’engager des poursuites-bâillons et la législation anti-SLAPP devrait prévoir des dommages-intérêts punitifs et des amendes. Bon nombre de systèmes juridiques n’appliquent pas de dommages-intérêts punitifs et peuvent éprouver des difficultés à les mettre en place. Il s’agit toutefois d’une mesure politique et nous devons l’encourager. J’encourage d’ailleurs vivement les responsables publics qui préfèrent ne pas mettre en place des «dommages-intérêts punitifs» à envisager au moins la possibilité d’établir une présomption absolue selon laquelle il existe toujours un degré minimum de préjudice immatériel lorsque le caractère frustratoire, vexatoire ou malveillant de l’action d’un requérant est établi. Il devrait être plus facile d’infliger des amendes: un tribunal qui statue sur le caractère frustratoire, vexatoire ou malveillant de l’action du demandeur devrait être habilité à condamner ce dernier à payer une amende à l’État en raison de l’utilisation abusive du système juridique. Outre les dommages-intérêts punitifs et les amendes, j’estime également qu’il serait bénéfique de «dénoncer publiquement» les auteurs de poursuites-bâillons en publiant les décisions des tribunaux.
69. Il faut également encourager les médias et la société civile à prendre certaines mesures telles que la mise en place d’un mécanisme d’assurance ou de fonds de défenses collectifs, la mutualisation des ressources pour vérification juridique avant publication et enfin le signalement des poursuites-bâillons, notamment dans les pays où les journalistes eux-mêmes ne sont pas encore assez sensibilisés à ce phénomène. La sensibilisation du public permettrait également de faire prendre la mesure des menaces que les poursuites-bâillons font peser sur la démocratie.
70. Enfin, je tiens à souligner que les poursuites-bâillons sont un phénomène paneuropéen qu’il faut combattre par une mobilisation régionale, en abordant de manière cohérente à la fois les affaires intérieures et transfrontalières. Le développement de la coopération multilatérale au niveau européen est déterminant pour lutter efficacement contre les poursuites-bâillons. Il est nécessaire de renforcer la coopération judiciaire, d’envisager des règles procédurales intelligentes afin d’éviter la recherche opportuniste de juridiction et la multiplication des poursuites-bâillons dans différents États, de mettre en place des garanties contre les jugements donnant une suite favorable à une poursuite-bâillon, et de garantir la reconnaissance mutuelle des décisions établissant qu’une procédure était une poursuite-bâillon et l’application de mesures dissuasives.
71. Pour conclure, ce rapport est discuté alors que la prise de conscience politique au sujet des poursuites-bâillons arrive à maturité, à la fois dans les États membres et au sein d’organisations internationales. L’Union européenne discute d’une directive sur ce thème et une recommandation du Comité des Ministres aux États membres sur la lutte contre l'utilisation des SLAPP est en préparation. L’action de l’Assemblée s’inscrit dans ce mouvement politique, et j’espère que ce rapport renforcera les efforts de l’ensemble des institutions internationales, ainsi que les travaux de nos parlements nationaux, pour mettre fin à une forme particulièrement insidieuse de menace contre la liberté d’expression. Dans cette perspective, nous devons appeler le Comité des Ministres à adopter une recommandation forte, conforme aux attentes.