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Rapport | Doc. 15891 | 05 janvier 2024

Garantir la liberté des médias et la sécurité des journalistes: une obligation des États membres

Commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias

Rapporteur : M. Mogens JENSEN, Danemark, SOC

Origine - Renvoi en commission: Doc. 15512, Renvoi 4648 du 28 avril 2022. 2024 - Première partie de session

Résumé

La situation de la liberté des médias en Europe se détériore. Les études et les analyses réalisées par les organisations partenaires, ainsi que les données statistiques concernant les menaces visant des opérateurs de médias et des journalistes, révèlent diverses tendances négatives: de nombreux actes criminels perpétrés à l’encontre de journalistes, y compris des meurtres; du harcèlement judiciaire et des campagnes de diffamation; des menaces qui pèsent sur les femmes journalistes; et l’appropriation des médias y compris par des forces politiques, entre autres exemples. Par ailleurs, fin novembre 2023, 68 journalistes et professionnels des médias étaient détenus en Europe.

Tous les pays européens devraient s'engager dans la Campagne du Conseil de l'Europe pour la sécurité des journalistes, élaborer des stratégies nationales globales et des plans d'action cohérents, et mettre en œuvre dans ce cadre des mesures adéquates pour remédier à ces problèmes. Cette campagne devrait comporter une importante dimension parlementaire et interparlementaire. Les parlements nationaux devraient jouer un rôle actif et notamment favoriser les réformes législatives nécessaires et prendre des initiatives pour sensibiliser le public à la nécessité de sauvegarder la liberté des médias et la sécurité des journalistes.

Le Comité des Ministres et l'Assemblée parlementaire devraient promouvoir et soutenir la mise en œuvre de la campagne dans tous les États membres et l'élaboration de mesures, juridiques et autres, appropriées afin d'établir un environnement sûr pour les journalistes et les autres acteurs des médias.

A. Projet de résolution 
			(1) 
			Projet
de résolution adopté à l’unanimité par la commission le 4 décembre
2023.

(open)
1. L’Assemblée parlementaire défend fermement le droit à la liberté d’expression et rappelle que la liberté des médias et la sécurité des journalistes sont deux piliers d’une véritable démocratie. En vertu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5, «la Convention»), les États membres du Conseil de l’Europe ont l’obligation positive d’établir un cadre juridique solide pour le pluralisme des médias et pour que les journalistes et autres acteurs des médias travaillent en toute sécurité; or, nous sommes loin d’avoir atteint cet objectif.
2. Depuis la création en 2015 de la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, le nombre d’alertes postées chaque année n’a cessé d’augmenter et a plus que doublé en huit ans, passant de 108 en 2015 à 289 en 2022. Par ailleurs, le nombre de pays concernés par les alertes est à la hausse, tandis que le pourcentage d’alertes considérées comme «résolues» est en nette diminution avec moins de 5 % en 2023.
3. Malheureusement, les menaces à la liberté des médias et à la sécurité des journalistes émanent souvent des autorités étatiques et des forces politiques au pouvoir, et l’Assemblée regrette vivement que, près de 10 ans après la mise en place de la plateforme, les objectifs initiaux qui étaient d’améliorer la protection des professionnels des médias et d’encourager l’adoption de lois et de pratiques appropriées n’aient pas été remplis. Toutefois, l’Assemblée se félicite des modifications récemment apportées à la plateforme, par exemple l’indication du type d’action attendue de la part des États membres en réponse aux alertes, ainsi que les conditions à réunir pour que ces alertes soient considérées comme résolues.
4. Des signes inquiétants ont trait aussi à une mauvaise exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme y compris l’inaction pour remédier aux violations constatées dans les cas spécifiques concernés et résoudre les problèmes systémiques. Les États membres du Conseil de l’Europe doivent honorer les obligations qui leur incombent au titre de la Convention, comme établi par la Cour dans sa jurisprudence, et ce point n’est pas négociable.
5. Les conséquences économiques et sociales négatives, dans tous les secteurs et toutes les couches de la société, de la pandémie de covid-19, puis de la guerre d’agression contre l’Ukraine, ont également contribué à la détérioration de l’environnement médiatique et des conditions de travail des journalistes. Dans plusieurs pays, le contrôle gouvernemental de l’information s’est renforcé et les réactions face à l’expression d’opinions critiques se sont durcies. Le désarroi social et les tensions engendrés par ces crises successives ont également donné lieu à des manifestations publiques au cours desquelles des journalistes et leurs collaborateurs techniques ont malheureusement été victimes de violences, commises tant par des manifestants que par la police. La guerre en Ukraine suscite de nouvelles et profondes inquiétudes: les journalistes qui rendent compte du conflit le plus important en Europe depuis la seconde guerre mondiale mettent leur sécurité et leur vie en danger.
6. Année après année, l’Assemblée met en évidence, dans ses rapports et ses résolutions, les faiblesses des écosystèmes médiatiques des États européens et exhorte les autorités concernées d’y remédier. Les études et les analyses réalisées par les organisations partenaires, ainsi que les données statistiques concernant les menaces visant des opérateurs de médias et des journalistes, révèlent diverses tendances négatives: nombreux actes criminels perpétrés à l’encontre de journalistes, y compris meurtres, harcèlement judiciaire et campagnes de diffamation; menaces pesant sur les femmes journalistes; et appropriation des médias, entre autres exemples. De plus, à la fin de l’année 2023, 68 journalistes et professionnels des médias étaient détenus en Europe.
7. L’Assemblée se déclare profondément préoccupée par ces multiples atteintes à la liberté des médias et par les trop nombreux cas d’impunité, notamment en ce qui concerne les meurtres de journalistes, dont certains n’ont toujours pas été élucidés après plus d’une décennie. Elle insiste sur le devoir qu’ont les autorités de l’État d’enquêter sur chaque acte criminel commis à l’encontre de journalistes et d’en traduire en justice les commanditaires, les auteurs et les complices.
8. Il est urgent de faire appliquer les normes élevées établies par le Conseil de l’Europe en matière de liberté des médias, d’assurer une protection efficace des journalistes et de soutenir, dans tous les États membres, un environnement sûr et favorable au pluralisme et à l’indépendance des médias. Toutes les forces politiques devraient travailler de concert pour promouvoir un changement de mentalité dans la manière dont on s’attaque à ce problème: la liberté des médias est un bien public, un atout majeur d’une valeur incommensurable tant pour les partis de la majorité que pour ceux de l’opposition.
9. L’Assemblée se félicite vivement de la reconnaissance par les chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe, réunis lors du 4e Sommet à Reykjavík les 16 et 17 mai 2023, «du rôle de premier plan joué par le Conseil de l’Europe dans l’élaboration de normes internationales sur la liberté d’expression et les questions connexes telles que la liberté des médias», et de leur engagement à poursuivre «[leurs] efforts collectifs pour la sécurité des journalistes et d’autres acteurs des médias». L’Assemblée salue également le lancement, le 5 octobre 2023 à Riga, de la Campagne du Conseil de l’Europe pour la sécurité des journalistes qui fournit l’impulsion nécessaire pour agir plus efficacement tous ensemble.
10. Par conséquent, l’Assemblée appelle les États membres à soutenir pleinement cette campagne et à y contribuer activement. Dans ce cadre, les États membres devraient:
10.1. élaborer des stratégies nationales globales et des plans d’action cohérents, fondés également sur la Recommandation CM/Rec(2016)4 du Comité des Ministres aux États membres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias, veiller à associer les parlements nationaux à leur conception et à leur suivi, et allouer des ressources suffisantes à leur mise en œuvre;
10.2. revoir la législation qui se prête à une utilisation abusive ou à mauvais escient pour restreindre indûment la liberté des médias, menacer des journalistes et chercher à les réduire au silence; à cet égard, la dépénalisation de la diffamation ainsi que l’introduction de contre-mesures adéquates aux «poursuites-bâillons» (désignées aussi par l’acronyme anglais «SLAPP» pour Strategic Lawsuits Against Public Participation) – dont celles prévues dans le projet de résolution sur «La lutte contre les SLAPP: un impératif pour une société démocratique» – sont des dispositions essentielles qu’il convient de prendre d’urgence;
10.3. analyser les conditions politiques, juridiques et économiques qui conduisent à l’appropriation des médias, et prendre des mesures adéquates pour lutter contre ce phénomène et protéger les médias indépendants;
10.4. améliorer le cadre législatif et réglementaire afin de se protéger contre toute ingérence politique et concentration excessive de la propriété des médias; cela suppose notamment de renforcer les règles relatives à la transparence de la propriété officielle et effective des médias et à leur contrôle, conformément aux exigences énoncées dans la Recommandation CM/Rec(2018)1 du Comité des Ministres aux États membres sur le pluralisme des médias et la transparence de leur propriété et la Résolution 2065 (2015) «Accroître la transparence de la propriété des médias» de l’Assemblée;
10.5. soutenir les véritables médias de service public, en assurant leur viabilité et leur indépendance éditoriale, conformément aux normes élémentaires fixées par les «Principes directeurs pour la gouvernance des médias de service public» annexés à la Recommandation CM/Rec(2012)1 du Comité des Ministres aux États membres sur la gouvernance des médias de service public, et la Résolution 2179 (2017) «L’influence politique sur les médias et les journalistes indépendants»;
10.6. veiller à ce que les modalités de financement des médias privés reposent sur des critères objectifs et équitables, et qu’elles sont appliquées de manière transparente et non discriminatoire; les régimes d’aides publiques aux médias privés devraient être destinés à renforcer le pluralisme et à garantir l’accès à une information de qualité dans toutes les régions d’Europe, en prêtant également attention aux médias non commerciaux, ainsi qu’à ceux qui sont l’expression d’une perspective locale ou de la diversité culturelle;
10.7. surveiller l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme relatifs à l’article 10 de la Convention, afin de s’assurer de leur mise en œuvre pleine, entière et rapide par les autorités concernées;
10.8. mettre en place des dispositifs d’alerte précoce et d’intervention rapide, fondés sur les bonnes pratiques, afin de traiter efficacement les alertes graves visant à prévenir les menaces sur la liberté des médias et la sécurité des journalistes, ou du moins d’y remédier rapidement; à cet effet, renforcer le dialogue et la coopération entre les professionnels des médias, la police et les autorités judiciaires;
10.9. développer la capacité opérationnelle de la police et des services judiciaires à enquêter sur les auteurs et les commanditaires d’actes illicites visant des journalistes et à engager des poursuites effectives à leur encontre;
10.10. adopter une approche différenciée par genre pour lutter contre la violence fondée sur le genre, qui devrait être considérée comme une circonstance aggravante des crimes; introduire des mesures de protection spécifiques contre le harcèlement et les menaces envers les femmes journalistes, en particulier en ligne, et veiller à donner au système de justice pénale les moyens lui permettant d’enquêter sur tous les cas de violence sexiste et d’en poursuivre toutes les personnes responsables;
10.11. mettre en œuvre des mesures appropriées pour protéger les journalistes lors de manifestations et d’autres événements publics durant lesquels ils sont le plus exposés, y compris des programmes de sensibilisation et de formation adaptés à l’intention des forces de l’ordre.
11. Si la liberté des médias et la sécurité des journalistes sont gravement menacées dans la plupart de nos pays, les alertes sur la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et les rapports des organisations de défense de la liberté des médias montrent que ces problèmes sont plus aigus dans certains États membres. L’Assemblée est préoccupée, en particulier, par le niveau élevé de harcèlement visant les journalistes en Azerbaïdjan, par l’expansion du phénomène d’appropriation des médias en Hongrie, en Pologne et en Serbie, et par le nombre alarmant de journalistes détenus en Türkiye. L’Assemblée exhorte ces pays à s’engager dans la Campagne pour la sécurité des journalistes et à mettre en œuvre, dans ce cadre, des mesures appropriées pour remédier à ces problèmes.
12. L’Assemblée est consciente de la situation difficile à laquelle sont confrontés les médias et les journalistes en Ukraine, qui sont victimes d’attaques et de destructions d’infrastructures, et exhorte les États membres à apporter un soutien ciblé aux médias ukrainiens et à aider les journalistes en Ukraine, mais aussi les journalistes en exil originaires de la Fédération de Russie et du Bélarus, dans l’exercice de leurs activités.
13. L’Assemblée appelle tous les États membres à coopérer avec les partenaires de la Plateforme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et à mettre en place des mécanismes de réponse efficaces aux alertes, assortis d’actions et de mesures destinées à remédier aux violations de la liberté des médias et à prévenir leur répétition dans le futur. Un dialogue entre les représentants des États membres et les organisations partenaires de la plateforme peut permettre d’adopter une approche constructive, comme ce fut le cas en 2022 en Albanie, en Hongrie et au Kosovo* 
			(2) 
			*Toute référence au
Kosovo, que ce soit le territoire, les institutions ou la population,
doit se comprendre en pleine conformité avec la Résolution 1244
du Conseil de sécurité des Nations Unies et sans préjuger du statut
du Kosovo..
14. Enfin, l’Assemblée réitère son engagement résolu et sans faille en faveur de l’application des normes du Conseil de l’Europe relatives au droit à la liberté d’expression, à la liberté des médias et à la sécurité des journalistes. Elle estime que la Campagne du Conseil de l’Europe pour la sécurité des journalistes est une occasion unique de sensibiliser davantage les parlementaires et de renforcer le rôle des parlements dans la défense de la liberté des médias. L’Assemblée souhaiterait que cette campagne revête une dimension parlementaire et interparlementaire importante. Par conséquent, elle encourage vivement les parlements nationaux à y participer activement et, notamment, à favoriser les réformes législatives requises et à prendre des initiatives pour sensibiliser le public à la nécessité de protéger la liberté des médias et la sécurité des journalistes. L’Assemblée est prête à contribuer directement au succès de la campagne et décide de continuer à participer étroitement au processus.

B. Projet de recommandation 
			(3) 
			Projet de recommandation
adopté à l’unanimité par la commission le 4 décembre 2023

(open)
1. L’Assemblée parlementaire, se référant à sa Résolution … (2024) «Garantir la liberté des médias et la sécurité des journalistes: une obligation des États membres», rappelle qu’en vertu de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme (STE no 5) les États membres doivent non seulement s’abstenir de toute atteinte au droit à la liberté d’expression, mais qu’ils ont également l’obligation positive d’établir un cadre juridique solide pour le pluralisme des médias et pour que les journalistes et d’autres acteurs des médias travaillent en toute sécurité.
2. La création, en 2015, de la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes a constitué une étape majeure dans la mesure où elle permet de contrôler les graves menaces qui pèsent sur la sécurité des journalistes et la liberté des médias. Malheureusement, le niveau des alertes postées n’a cessé d’augmenter au fil des années, à la fois en ce qui concerne le nombre d’alertes et de pays concernés.
3. La recommandation CM/Rec(2016)4 du Comité des Ministres sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias est un instrument unique qui fournit des lignes directrices aux États membres dans les domaines de la prévention, de la protection, des poursuites, de la promotion de l’information, de l’éducation et de la sensibilisation.
4. Cependant, les journalistes et autres professionnels des médias font toujours l’objet de menaces, d’intimidations et de violences, risquent d’être emprisonnés et risquent même leur vie. En outre, les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme ne sont pas correctement exécutés, si bien qu’aucune mesure n’est prise pour remédier aux violations dans des affaires spécifiques et pour résoudre les problèmes systémiques.
5. L’Assemblée se félicite de la Déclaration finale du 4e Sommet des chefs d’État et de gouvernement du Conseil de l’Europe, qui s’est tenu à Reykjavík les 16 et 17 mai 2023. Cette déclaration réaffirme le «rôle de premier plan joué par le Conseil de l’Europe dans l’élaboration de normes internationales sur la liberté d’expression et les questions connexes telles que la liberté des médias» et l’engagement des États membres à poursuivre «[leurs] efforts collectifs pour la sécurité des journalistes et d’autres acteurs des médias».
6. Le 5 octobre 2023, le Conseil de l’Europe a lancé sa Campagne pour la sécurité des journalistes, avec pour slogan «Journalists matter» (Les journalistes comptent), afin de sensibiliser à l’importance d’un journalisme libre et sûr pour la démocratie, de favoriser le traitement efficace des questions urgentes dans ce domaine et, en définitive, de renforcer la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias. L’Assemblée soutient fermement cette Campagne, et recommande au Comité des Ministres:
6.1. d’encourager l’établissement de structures de coordination nationales efficaces et de points de contact nationaux, et l’adoption de stratégies nationales et de plans d’action concrets par tous les États membres du Conseil de l’Europe;
6.2. de suivre attentivement, de promouvoir et de soutenir la mise en œuvre de la campagne dans tous les États membres et l’élaboration de mesures juridiques et autres appropriées visant à créer un environnement sûr pour les journalistes et autres acteurs des médias;
6.3. de favoriser le dialogue avec les partenaires de la Plateforme pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, afin de garantir la réactivité et l’adoption de mesures adéquates pour résoudre les alertes qui y sont postées, en particulier quand les menaces résultent de nouvelles législations.

C. Exposé des motifs par M. Mogens Jensen, rapporteur

(open)

1. Introduction

1. La Convention européenne des droits de l’Homme (STE no 5) comporte pour les États parties des obligations positives, à savoir «le devoir de prendre des mesures en vue de sauvegarder les droits de la Convention» 
			(4) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/echr-toolkit/definitions'>www.coe.int/fr/web/echr-toolkit/definitions#:~:text=Obligation%20positive,%C3%A9t%C3%A9%20d%C3%A9duites%20par%20la%20Cour</a>.. Bien évidemment, cela concerne aussi l’article 10 de la Convention: il ne s’agit pas seulement d’éviter les ingérences illicites des pouvoirs publics qui sapent le droit à la liberté d’expression, mais aussi d’assurer une protection efficace de ce droit – y compris la liberté des médias – contre des menaces venant de personnes privées. Malheureusement, nous sommes loin d’atteindre cet objectif.
2. Partout dans le monde et même dans nos pays, les journalistes et autres professionnels des médias font l’objet de menaces, d’intimidations et de violences. Ils sont emprisonnés, torturés et assassinés. En 2021, 282 alertes ont été publiées par la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes (ci-après, la «Plateforme»); en 2022, 289 alertes impliquant 37 pays ont été publiées 
			(5) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/rapports'>https://fom.coe.int/fr/rapports.</a>. Au 1 novembre 2023, le nombre de nouvelles alertes publiées au cours de l’année était de 165 pour les 46 États membres et de 289 si l’on tient compte du Bélarus et de la Fédération de Russie. Plus inquiétant encore est le fait que très peu d’alertes donnent lieu à des réponses de la part des États membres (seulement 48 réponses en 2022), et très peu de cas sont considérés comme étant résolus (13 cas en 2022, soit moins de 5%).
3. Depuis la création de la Plateforme en 2015, le nombre d’alertes qui ont été postées n’a cessé d’augmenter et a plus que doublé en huit ans. Cela peut s’expliquer en partie par l’augmentation du nombre d’organisations partenaires et par une meilleure visibilité de la Plateforme, mais force est de constater que chacune des alertes est motivée et étayée par une ou plusieurs organisations, et que le nombre d’alertes est élevé et leur nature, inquiétante. Par ailleurs, le nombre de pays concernés par les alertes a augmenté, tandis que le nombre d’alertes résolues a baissé de façon significative 
			(6) 
			Voir graphique en annexe
2..
4. Parallèlement à l’augmentation du nombre d’alertes signalées à la Plateforme, les journalistes et les organisations de liberté des médias ont observé des évolutions préoccupantes, y compris dans les quatre domaines spécifiques suivants:
  • les menaces à l’encontre des femmes journalistes, notamment le harcèlement en ligne;
  • le harcèlement judiciaire et la criminalisation du journalisme;
  • le recul de l’indépendance de la gouvernance et du financement des médias de service public;
  • l’appropriation des médias.
5. Par ailleurs, alors que la guerre en Ukraine fait rage, le travail des journalistes dans le plus grand conflit armé depuis la seconde guerre mondiale, parfois au péril de leur sécurité et de leur vie, est crucial pour informer le grand public.
6. Mon rapport s’articule autour des axes suivants:
  • un tour d’horizon des atteintes les plus préoccupantes à la liberté des médias et à la sécurité des journalistes pour la période 2021-2023;
  • une analyse spécifique des quatre tendances systémiques évoquées ci-dessus;
  • une réflexion sur la manière dont les États membres pourraient coopérer de façon plus structurée et cohérente entre eux et avec les partenaires de la Plateforme, pour promouvoir la protection de la liberté des médias et la sécurité des journalistes, à la fois dans le cadre de leur ordre juridique national et au niveau global.
7. Mon analyse tient compte des contributions des experts ayant participé aux auditions organisées par la sous-commission des médias et de la société de l’information (Vilnius, 21 novembre 2022), et par la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias (Paris, 6 décembre 2022, et Strasbourg, 27 avril 2023).

2. Principales menaces pour la sécurité des journalistes en Europe

8. D’après les données de la Plateforme, les journalistes sont de plus en plus exposés à des atteintes directes à leur sécurité et leur intégrité physique. En 2021, 82 alertes ont été publiées dans cette catégorie, puis 75 en 2022, alors qu’il n’y en avait eu «que» 51 en 2020.
9. Au 1 novembre 2023, 131 journalistes étaient en détention dans les pays couverts par la Plateforme, à savoir les 46 États membres du Conseil de l’Europe, plus le Bélarus et la Fédération de Russie. 38 alertes portant sur des cas d’impunité étaient actives, dont 29 pour meurtre.
10. Là aussi, la situation s’est considérablement détériorée ces dernières années. Après l’assassinat de la journaliste d’investigation maltaise Daphne Caruana Galizia, le 16 octobre 2017, d’autres meurtres ont été commis en République Slovaque, en Grèce et au Royaume-Uni. Bien que nous ayons examiné ces affaires dans nos rapports précédents, nous ne devons pas pour autant perdre de vue celles qui n’ont pas été résolues, ou qui ne l’ont été qu’en partie. Au-delà des assassinats en tant que tels, nous devons lutter contre l’impunité dont jouissent les commanditaires et dénoncer le manque d’engagement des autorités à enquêter et à résoudre ces crimes.

2.1. Impunité

11. Grèce – le 9 avril 2021, le journaliste de télévision grec Giorgos Karaivaz a été abattu devant son domicile alors qu’il rentrait chez lui après son émission diffusée sur Star TV. Il a été tué d’au moins six balles tirées par deux hommes à scooter. Le vice-ministre de la Protection du citoyen, Lefteris Economou, a évoqué un lien entre ce meurtre et le crime organisé, et la police a indiqué avoir recueilli une douzaine de douilles sur les lieux du crime. M. Karaivaz couvrait l’actualité policière et criminelle pour divers journaux et chaînes de télévision grecs, dont Star TV et le quotidien Eleftheros Typos, et avait également fondé le site d’information bloko.gr, spécialisé dans les affaires criminelles. Le journaliste n’avait signalé aucune menace à son encontre, ni demandé de protection policière. En octobre 2021, les autorités grecques ont déclaré que «la recherche des auteurs de l’assassinat de George Karaivaz a été, et reste, une priorité absolue pour la police hellénique et ses différents services», et le 28 avril 2023, les médias grecs, citant le ministre de la Protection du citoyen, ont annoncé l’arrestation de deux hommes suspectés d’être impliqués dans le meurtre de M. Karaivaz, sans que des poursuites aient été engagées à ce jour.
12. République Slovaque – bien que l’affaire Ján Kuciak ait déjà été évoquée précédemment, je tiens à souligner que cinq ans après son assassinat, le cerveau du meurtre reste probablement impuni et de forts doutes subsistent quant à la prise en compte par la police et les autorités judiciaires des différents éléments de preuve et de toutes les circonstances de l’affaire. Entre le 22 et le 25 février 2018, le journaliste d’investigation Ján Kuciak a été abattu d’une balle dans la poitrine et sa fiancée d’une balle dans la tête, près de la capitale Bratislava. M. Kuciak était spécialisé dans la fraude fiscale et travaillait pour le site d’information slovaque Aktuality.sk. Tomáš Szabó a été reconnu coupable et condamné à 25 ans de prison pour son rôle de chauffeur, et Miroslav Marček, un ancien soldat, avait déjà été condamné à 23 ans d’emprisonnement pour le meurtre du journaliste. Cependant, le 19 mai 2023, la Cour pénale spéciale de Pezinoc a acquitté Marián Kočner, le cerveau présumé du meurtre, par manque de preuves, en retenant seulement la responsabilité d’Alena Zsuzsová, et la condamnant à 25 ans de prison et 160 000 euros de dommages et intérêts pour avoir commandité le meurtre. Les parents de M. Kuciak et de sa fiancée ont déclaré envisager des recours auprès de la Cour suprême.
13. Malte – l’affaire de Daphne Caruana Galizia est malheureusement devenue emblématique depuis son assassinat, le 16 octobre 2017, dans un attentat à la voiture piégée dans la ville de Bidnija, près de son domicile familial. Mme Caruana Galizia était une journaliste d’investigation et son blog «Running Commentary» était l’un des sites les plus lus à Malte. Elle enquêtait sur des scandales présumés de corruption de responsables politiques maltais et sur leur implication dans les Panama Papers. Avant son assassinat, elle avait fait l’objet de nombreuses poursuites pour diffamation et avait été victime de poursuites-bâillons. Mme Galizia avait déposé une main courante auprès de la police 15 jours avant sa mort, se disant menacée. Son cas témoigne donc également d’un manque flagrant de protection des journalistes. En juin 2019, après deux ans de longues procédures judiciaires au niveau national, l’Assemblée parlementaire a adopté la Résolution 2293 (2019), appelant à la mise en place, dans un délai de trois mois, d’une enquête publique indépendante sur sa mort. Le 29 juillet 2021, la commission d’enquête publique sur l’assassinat de Daphne Caruana Galizia a rendu son rapport. Elle a conclu que «l’État doit assumer la responsabilité de cet assassinat», car «il a créé une atmosphère d’impunité, générée par les plus hauts niveaux de l’administration […], dont les tentacules se sont ensuite étendues à d’autres institutions, telles que la police et les autorités de régulation, entraînant un effondrement de l’État de droit». Le 14 octobre 2022, la Cour pénale de Malte a condamné les frères Alfred et George Degiorgio, qui avaient plaidé coupable, à 40 ans de prison chacun pour leur rôle d’exécutants dans l’assassinat de Mme Caruana Galizia. D’autres procédures judiciaires sont en cours contre le cerveau présumé, l’homme d’affaires Yorgen Fenech et deux hommes qui auraient fourni le matériel explosif. À ce jour, les commanditaires de l’assassinat de la journaliste n’ont toujours pas été condamnés.
14. Des cas d’impunité plus anciens perdurent en Europe, et je souhaiterais rappeler ici les plus criants d’entre eux.
15. En Serbie, le meurtre de Milan Pantić, correspondant du quotidien Vecernje Novosti, le 11 juin 2001, n’a fait l’objet d’aucune poursuite ni condamnation. Il s’agit de l’un des plus anciens cas d’impunité dans un État membre du Conseil de l’Europe. Le problème de l’impunité générale en Serbie a été soulevé par des organisations de journalistes et des groupes de défense de la liberté des médias en octobre 2023, dans une lettre ouverte adressée aux autorités 
			(7) 
			<a href='https://www.mfrr.eu/threats-to-journalists-must-be-addressed-by-institutions-in-serbia/'>www.mfrr.eu/threats-to-journalists-must-be-addressed-by-institutions-in-serbia/</a>(en anglais)., déplorant que «l’inaction des institutions publiques, les campagnes de diffamation menées par les tabloïdes et les menaces publiques proférées par des responsables gouvernementaux créent une atmosphère hostile dans laquelle les attaques contre celles et ceux qui critiquent le gouvernement sont normalisées voire encouragées, ce qui a un sérieux effet dissuasif sur la liberté d’expression et l’indépendance de l’information».
16. En Azerbaïdjan, l’impunité continue de prévaloir concernant le meurtre du journaliste indépendant Rafiq Tagi, décédé à l’hôpital le 23 novembre 2011 après avoir été poignardé à Bakou le 19 novembre 2011 par un assaillant inconnu 
			(8) 
			Le
17 mai 2017, la Cour européenne des droits de l'homme a accepté
la requête de la veuve de M. Tagi, sur la base de l'article 2 («droit
à la vie»), car les autorités azerbaïdjanaises n'ont pas réussi
à protéger le droit à la vie de son mari après qu'il ait été menacé
et de l’article 10 («liberté d'expression»), car M. Tagi a été pris
pour cible en raison de ses activités journalistiques.. De même, dans l’affaire Elmar Huseynov, un journaliste azerbaïdjanais travaillant pour le magazine Monitor, abattu le 2 mars 2005 à Bakou, les autorités n’ont pas été en mesure de traduire qui que ce soit en justice 
			(9) 
			Dans
son arrêt du 13 avril 2017, la Cour européenne des droits de l'homme
a déclaré que «les autorités internes n'ont pas mené une enquête
adéquate et effective sur les circonstances entourant le meurtre»
de M. Huseynov, violant ainsi l'article 2 (droit à la vie). <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng'>Voir ici</a> (en anglais). malgré la promesse du Présiden Ilham Aliyev de retrouver et de punir le commanditaire de l’assassinat du journaliste.
17. Au Royaume-Uni, le meurtre de Martin O’Hagan, journaliste du Sunday World, commis le 28 septembre 2001 à Lurgan, Co Armagh (Irlande du Nord), demeure non élucidé; selon une enquête de la BBC en mars 2022, «la police n’a pas donné suite» aux informations reçues concernant le meurtre.
18. Au Monténégro, les autorités judiciaires n’ont toujours pas réussi à identifier les complices et les commanditaires du meurtre du journaliste Dusko Jovanovic le 27 mai 2004. En avril 2009, Damir Mandic, une figure notoire du crime organisé dans la région, a été condamné à 30 ans de prison pour complicité dans l'assassinat du journaliste, mais les commanditaires et les véritables auteurs n’ont toujours pas été identifiés.
19. En Ukraine, les meurtres de Pavel Sheremet (2017), Andrea Rochelli, Andrei Mironov, Viacheslav Veremii et Oleksandr Kuchynsk (2014) 
			(10) 
			Certains
de ces meurtres ont eu lieu dans les régions temporairement occupées
de Donetsk et de Louhansk, ce qui a rendu les enquêtes difficiles., ainsi que de Georgiy Gongadze (2001) n’ont toujours pas été élucidés.
20. En Türkiye, le meurtre de Hrant Dink, journaliste turco-arménien et fondateur du journal Agost, abattu le 19 janvier 2007 à Istanbul, n’a pas fait l’objet d’une enquête approfondie selon sa famille. Bien que le meurtrier, un nationaliste turc âgé de 17 ans, et 26 des 77 personnes accusées de complicité – pour la plupart des policiers et d’autres agents de l’État – aient été condamnés à des peines d’emprisonnement, certaines des personnes responsables du meurtre de Hrant Dink, y compris les commanditaires, n’ont toujours pas été poursuivies. D’autres cas d’impunité en Türkiye peuvent être cités, notamment le meurtre de Saaed Karimian, fondateur et président de la société de télévision en langue persane GEM TV, et de son partenaire commercial, le 29 avril 2017, celui de Naji Jerf, journaliste syrien abattu à Gaziantep le 27 décembre 2015, ainsi que l’assassinat par balles de Rohat Aktaş, rédacteur et reporter pour le quotidien en langue kurde Azadiya Welat, à Cizre, le 22 janvier 2016.
21. Bien que la Fédération de Russie ne fasse aujourd’hui plus partie du Conseil de l’Europe, elle en était membre jusqu’au 16 mars 2022, et je tiens à souligner le niveau d’impunité terrible qui prévaut dans le pays en ce qui concerne les meurtres de journalistes. Six affaires au moins n’ont toujours pas été résolues, à commencer par la plus emblématique, à savoir l’assassinat d’Anna Politkovskaïa commis le 7 octobre 2008.
22. J’ai limité cette liste de cas d’impunité aux affaires postérieures à l’an 2000 
			(11) 
			Les
cas les plus anciens sont les enlèvements et disparitions de journalistes
serbes et albanais (1998-2005), et les assassinats de Radislava
Dada Vujasinović (Serbie, 1994), Kutlu Adalı (Chypre, 1996) et Uğur
Mumcu (Türkiye, 1993).. Au 1 septembre 2023, 29 cas d’impunité pour meurtre étaient encore inscrits sur la Plateforme. J’estime qu’il est important de rappeler, à chaque fois que cela est nécessaire, tous les meurtres de journaliste restés impunis, tant que les auteurs, mais aussi les commanditaires, n’auront pas été traduits en justice et condamnés. Notre Assemblée ne peut tolérer que l’intégrité physique des journalistes soit négligée ou non protégée.

2.2. Journalistes en détention

23. Selon la Plateforme, au 22 Novembre 2023, 132 journalistes étaient en détention en Europe 
			(12) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/listejournalistes/detentions'>https://fom.coe.int/fr/listejournalistes/detentions.</a>, dont 39 au Bélarus et 26 dans la Fédération de Russie. Seize journalistes sont également détenus dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie (en Crimée et dans la région du Donbass). La répression exercée par la Russie touche tous les journalistes, mais tout particulièrement la communauté tatare de Crimée: fermeture de médias, accusations injustifiées, arrestations, détentions et tortures de journalistes 
			(13) 
			Au 1 septembre 2023,
21 alertes étaient actives en Crimée sur la Plateforme: <a href='https://fom.coe.int/fr/recherche;motCle=crimea'>https://fom.coe.int/fr/recherche;motCle=crimea.</a>. Nous devons condamner fermement la situation tragique que connaissent les journalistes dans ces pays et leur faire part de notre soutien, notamment dans le cadre du présent rapport.
24. En ce qui concerne les États membres du Conseil de l’Europe, 41 journalistes sont en détention en Türkiye, 10 en Azerbaïdjan, 1 en Pologne et 1 au Royaume-Uni. Les chiffres annuels relatifs à la détention et à l’emprisonnement de journalistes montrent que l’année 2023 affiche déjà un niveau record en septembre au vu des 68 cas recensés pour l’ensemble de l’Europe (y compris le Bélarus et la Fédération de Russie), soit plus du triple de l’année 2018, où l’on dénombrait 16 journalistes placés en détention. Outre ces détentions prolongées, de nombreux journalistes ont fait l’objet d’arrestations de courte durée, ce qui aggrave encore l’ampleur de la situation.
25. Dans de nombreux cas en Türkiye et en Azerbaïdjan, les chefs d’accusation retenus contre les journalistes portent sur des infractions telles que: activités extrémistes, appartenance à une organisation terroriste, participation aux activités de renseignement d’une puissance étrangère, insulte à une personnalité publique, complot politique, participation à des rassemblements publics, haute trahison, dissémination d’information prohibée, défaut d’empêcher la publication d’informations confidentielles sur internet, trafic de devises étrangères et, parfois, faits présumés de corruption ou de fraude. En 2023, certains journalistes ont été accusés de «mésinformation», pour n’avoir prétendument pas rendu compte correctement du tremblement de terre du 6 février 2023 
			(14) 
			Des journalistes étrangers
ont également été harcelés par les autorités qui ont confisqué et
endommagé le matériel de trois journalistes indépendants grecs alors
qu'ils se trouvaient dans la ville orientale d'Antakya pour couvrir
les conséquences du tremblement de terre..
26. En Géorgie, le journaliste et avocat Nika Gvaramia a été condamné le 16 mai 2022 à trois ans et demi de prison pour avoir «abusé de sa position» en tant que directeur général de la chaîne de télévision Rustavi-2 en 2019. Il a été libéré un an plus tard, le 22 juin 2023, après avoir été «gracié» par la Présidente géorgienne Salomé Zourabichvili en vertu du «pouvoir discrétionnaire» dont elle est investie.
27. En Pologne, le journaliste espagnol indépendant Pablo González a été arrêté le 28 février 2022 par des agents de l’Agence de sécurité intérieure (ABW), le service de renseignement polonais. Il a été accusé d’«espionnage» alors qu’il couvrait la crise des réfugiés générée par l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Il est en détention provisoire depuis 2022, pour des périodes régulièrement prolongées par les tribunaux polonais.
28. Au Royaume-Uni, Julian Assange, fondateur et éditeur emblématique de WikiLeaks, est toujours incarcéré dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, dans l’attente de son extradition vers les États-Unis. Il a été reconnu coupable d’avoir enfreint la loi britannique relative à la liberté sous caution (Bail Act) et le Gouvernement des États-Unis l’a accusé de violation de la loi américaine sur l’espionnage (Espionage Act) de 1917. Le 6 juin 2023, un juge de la Haute Cour a rejeté l’appel contre son extradition, considérant qu’il n’invoquait aucun moyen défendable. Des groupes de défense de la liberté des médias mènent une campagne internationale pour dénoncer le caractère abusif et disproportionné de la détention de M. Assange. Dans une lettre adressée au gouvernement britannique le 10 mai 2022 
			(15) 
			<a href='https://rm.coe.int/0900001680a67bc0'>https://rm.coe.int/0900001680a67bc0</a>(en anglais)., la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a exprimé ses préoccupations quant à la «nature à la fois imprécise et large des allégations portées contre M. Assange» et a estimé que «le fait d’autoriser l’extradition de M. Assange sur cette base aurait un effet dissuasif sur la liberté des médias».
29. Il n’est pas seulement question ici de chiffres, de statistiques ou de classements, mais bien d’êtres humains privés de leurs droits fondamentaux à la liberté et à la sécurité, ainsi que de celui d’exercer leur activité de journaliste et de circuler librement. Outre les cas susmentionnés, un problème majeur est celui de la détention provisoire, qui devrait en principe n’être utilisée que de manière exceptionnelle, mais qui dans les faits est devenue un moyen de museler les journalistes dans l’attente de leur procès, parfois pendant des mois. Une autre tendance inquiétante, observée notamment en France, a trait aux arrestations abusives et aux placements en détention provisoire de journalistes couvrant des manifestations sur le changement climatique ou sur des questions politiques 
			(16) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107639044'>https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107639044.</a>.
30. L’Assemblée devrait une fois de plus demander aux États membres de respecter les principes de l’article 10 de la Convention et les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme, indiquant clairement que la détention provisoire «devrait être uniquement utilisée de manière exceptionnelle, en dernier ressort, quand les autres mesures ne suffisent pas à garantir véritablement la bonne conduite de la procédure» 
			(17) 
			Cour européenne des
droits de l’homme, Şahin Alpay c. Turquie,
2008, <a href='https://hudoc.echr.coe.int/eng'>(coe.int).</a>.

2.3. Menaces physiques et en ligne

31. Dans toute l’Europe, les journalistes continuent d’être physiquement menacés et victimes de harcèlement et d’intimidation. Tous les indicateurs, qu’ils proviennent de la Plateforme ou de groupes de la société civile, témoignent d’une augmentation constante du nombre d’incidents et d’alertes concernant des atteintes à la liberté de la presse. Les alertes recensées par Media Freedom Rapid Response, un mécanisme de réaction rapide aux violations de la liberté de la presse et des médias, ont atteint en mars 2023 leur plus haut niveau mensuel depuis la mise en place d’instruments de surveillance 
			(18) 
			<a href='https://twitter.com/MediaFreedomEU/status/1647892210677841921'>https://twitter.com/MediaFreedomEU/status/1647892210677841921</a>(en anglais).. Outre l’Ukraine ravagée par la guerre et la Türkiye en période préélectorale, la France est le pays ayant connu le plus grand nombre d’incidents en 2023. Un précédent rapport de l’Assemblée soulignait déjà que la sécurité des journalistes en France avait été particulièrement menacée lors des manifestations des «gilets jaunes» en 2018-2019, à la fois par les manifestants et par la police 
			(19) 
			Voir Doc. 15021 «Menaces sur la liberté des médias et la sécurité des
journalistes en Europe».. Mais les mouvements de protestation contre la réforme des retraites au début de l’année 2023 ont donné lieu à un niveau inédit de menaces et de violences envers les journalistes, en particulier en raison de mesures disproportionnées et injustifiées prises par la police à leur encontre: utilisation de gaz poivre, mise en joue de journalistes, saisie de leur matériel, blessures physiques causées par des policiers, ainsi que placements en garde à vue infondés. Dans sa déclaration du 23 mars 2023, la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a déclaré que «les actes de violence sporadiques de certains manifestants ou d’autres actes répréhensibles commis par d’autres personnes au cours d’une manifestation ne sauraient justifier l’usage excessif de la force par les agents de l’État» 
			(20) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/commissioner/view/-/asset_publisher/ugj3i6qSEkhZ/content/id/206875371'>www.coe.int/fr/web/commissioner/view/-/asset_publisher/ugj3i6qSEkhZ/content/id/206875371.</a>. L’Assemblée n’oublie pas le soutien massif apporté par la France dans le cadre de la création de la Plateforme, et nous espérons que le pays continuera à donner l’exemple et que les autorités françaises veilleront au respect de la liberté des médias lors des manifestations.
32. Les agressions physiques contre les journalistes locaux sont particulièrement problématiques. Comme le souligne le Centre européen pour la liberté de la presse et des médias à propos des agressions commises à l’encontre de journalistes en Allemagne en 2022, «les professionnels des médias locaux sont exposés à une menace particulière parce qu’ils ne peuvent pas se fondre dans l’anonymat comme leurs collègues dans les grandes villes» 
			(21) 
			<a href='https://www.ecpmf.eu/feindbild-journalist-7-professional-peril-nearby/'>www.ecpmf.eu/feindbild-journalist-7-professional-peril-nearby/</a> (en anglais).. Le nombre d’agressions physiques dont ont été victimes des journalistes locaux en Allemagne a triplé entre 2021 et 2022 (passant de quatre à douze cas).
33. Le harcèlement est principalement exercé en ligne, notamment à l’encontre des journalistes d’investigation et de ceux qui rendent compte des campagnes de désinformation et de mésinformation. Une étude sur le harcèlement subi par les vérificateurs de faits réalisée en 2023 par l’Institut international de la presse 
			(22) 
			<a href='https://ipi.media/harassed-threatened-and-sued-the-state-of-fact-checking-in-europe/'>https://ipi.media/harassed-threatened-and-sued-the-state-of-fact-checking-in-europe/</a> (en anglais). montre que neuf organismes de vérification des faits sur dix ayant participé à l’enquête ont fait l’objet de campagnes de diffamation et de violences en ligne de la part de responsables politiques, de représentants gouvernementaux, d’experts des médias et de personnalités publiques. Plus de la moitié d’entre eux en ont été victimes à plusieurs reprises. Une grande majorité (sept sur dix) des personnes qui ont subi des actes de harcèlement en ligne ont été soumises à des actions prolongées et/ou coordonnées telles que les campagnes de diffamation, le discours de haine, le «doxing» ou les violences fondées sur le genre, pour ne citer que certains exemples. La fréquence des harcèlements a augmenté durant la pandémie de covid-19. Les périodes électorales servent également de catalyseur aux campagnes de désinformation menées contre les vérificateurs de faits. La plupart des actes de harcèlement sont commis en ligne, principalement sur les réseaux sociaux. Les portails en ligne et les sites internet constituent le deuxième canal le plus utilisé. Les vérificateurs de faits ne signalent généralement pas ces attaques aux autorités, car ils doutent que leurs plaintes fassent l’objet d’une enquête appropriée. Les auteurs de ces actes sont pour la plupart des personnalités publiques qui ne participent pas directement à la vie politique, mais sont engagées sur des questions d’ordre politique et social, telles que des experts de médias, des analystes, des militants ou des chefs de groupes ou de mouvements. Mais certains sont également des responsables politiques au pouvoir ou des représentants de partis qui ne siègent pas au parlement.
34. Compte tenu de ces évolutions, il est important de faire appliquer de manière efficace les normes relatives à la sécurité des journalistes, en particulier pendant les événements publics, en suivant les bonnes pratiques telles que «PersVeilig» 
			(23) 
			<a href='https://www.persveilig.nl/about-us'>www.persveilig.nl/about-us </a>(en anglais). mise en place depuis 2020 aux Pays-Bas, qui instaure un protocole détaillé convenu entre le secteur des médias, la police et le parquet.

2.4. L’impact de la guerre en Ukraine

35. Le début de la guerre d’agression de la Russie contre l’Ukraine remonte à 2014 avec l’annexion illégale de la péninsule de Crimée et les attaques menées dans la région du Donbass, mais l’invasion russe à grande échelle lancée le 24 février 2022 a considérablement intensifié les risques encourus par les journalistes. Au 1 avril 2023, quelque 12 000 journalistes avaient été accrédités par les autorités ukrainiennes depuis le début de l’invasion russe. Malheureusement, douze d’entre eux ont été tués en 2022 (dix hommes, deux femmes) 
			(24) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/listejournalistes/tues?years=2022&idPays=11709594'>https://fom.coe.int/fr/listejournalistes/tues?years=2022&idPays=11709594</a>. et deux autres ont trouvé la mort en 2023 (décompte au 1 septembre). Près de la moitié d’entre eux étaient ukrainiens, les autres étant américains, irlandais, français, lituaniens et russes. Les journalistes rencontrent parfois des difficultés avec les autorités ukrainiennes pour intervenir directement sur la ligne de front, à tel point que les associations de défense de la liberté de la presse ont fait part de leurs inquiétudes après le retrait de l’accréditation des équipes de TF1, CNN et SkyNews ayant couvert la libération de Kherson en novembre 2022 
			(25) 
			<a href='https://rsf.org/fr/ukraine-rsf-r%C3%A9clame-le-r%C3%A9tablissement-des-accr%C3%A9ditations-aux-journalistes-ayant-couvert-la'>https://rsf.org/fr/ukraine-rsf-r%C3%A9clame-le-r%C3%A9tablissement-des-accr%C3%A9ditations-aux-journalistes-ayant-couvert-la.</a>. La situation est évidemment bien pire du côté russe du front où les journalistes étrangers ne sont plus autorisés à opérer. Même les correspondants basés dans la capitale sont menacés par les autorités et accusés d’espionnage, comme ce fut le cas pour Evan Gershkovich en mars 2023.
36. Même si le rôle des journalistes n’est pas de documenter formellement des crimes de guerre, leur présence dans les zones de combats et leurs reportages peuvent servir à cette fin 
			(26) 
			Ce fut le cas en Bosnie-Herzégovine
en 1995 et maintenant en Ukraine: <a href='https://www.npr.org/2022/09/27/1125176258/russian-war-crimes-in-ukraine-reckoning-project'>www.npr.org/2022/09/27/1125176258/russian-war-crimes-in-ukraine-reckoning-project</a> (en anglais). Le projet «The Reckoning Project: Ukraine Testifies» 
			(27) 
			<a href='https://www.thereckoningproject.com/'>www.thereckoningproject.com/ </a>(en anglais). mené en Ukraine en est un exemple. Il vise à former des journalistes et des chercheurs spécialisés dans les conflits à recueillir des témoignages recevables en droit, afin de permettre aux victimes de faire entendre leur voix devant les tribunaux.
37. La guerre en Ukraine, associée à la répression féroce dont font l’objet les journalistes et les blogueurs au Bélarus et en Fédération de Russie, a provoqué une grande vague d’exil de journalistes depuis ces trois pays. Beaucoup d’entre eux sont désormais installés en Lituanie, en Pologne, dans d’autres pays d’Europe centrale et orientale, en Allemagne et dans le Caucase du Sud, et la plupart ont du mal à poursuivre leurs activités journalistiques. Les journalistes en exil font face à différents besoins, le principal étant de pouvoir s’établir dans leur pays d’accueil et continuer à exercer. Quelques-uns d’entre eux peuvent encore travailler dans leur propre langue, par exemple pour le journal en ligne russophone Meduza, ou les services en langue étrangère de médias européens. Certains ont même réussi à créer un nouveau média, à l’instar de Mostmedia lancé en Pologne par des journalistes bélarussiens 
			(28) 
			<a href='https://thefix.media/2023/4/11/media-as-a-bridge-how-belarusian-journalists-started-an-outlet-in-poland-to-connect-two-nations'>https://thefix.media/2023/4/11/media-as-a-bridge-how-belarusian-journalists-started-an-outlet-in-poland-to-connect-two-nations</a> (en anglais).. Leur travail est essentiel non seulement pour eux-mêmes, mais aussi pour le public qu’ils ont «laissé derrière eux» au Bélarus et dans la Fédération de Russie, qui a besoin d’une information indépendante, non soumise à la propagande d’État et à l’abri de la violence qui étouffe toute voix dissidente.
38. Au début de l’année 2023, le Conseil de l’Europe a mis en place un mécanisme de soutien aux journalistes bélarussiens en exil 
			(29) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/portal/full-news/-/asset_publisher/y5xQt7QdunzT/content/id/204267019'>www.coe.int/fr/web/portal/full-news/-/asset_publisher/y5xQt7QdunzT/content/id/204267019.</a> et de nombreux groupes de la société civile mènent des projets visant à aider les journalistes en exil. Je soutiens pleinement l’activité du Conseil de l’Europe et j’encourage les ONG à coordonner leurs actions, par exemple en apportant leur concours sur une plateforme commune. Il est également important que les États membres eux-mêmes fournissent une aide financière ou matérielle à ces journalistes en exil, car certains d’entre eux sont même privés de leur passeport 
			(30) 
			<a href='https://europeanjournalists.org/blog/2023/09/07/belarus-exiled-journalists-denied-passport-renewals/'>https://europeanjournalists.org/blog/2023/09/07/belarus-exiled-journalists-denied-passport-renewals/</a> (en anglais)..
39. En ces temps de guerre, la destruction des infrastructures de communication et des médias est un autre sujet de préoccupation. Ajoutées aux coupures d’électricité que connaît l’Ukraine, les attaques dirigées contre le matériel ont considérablement compliqué la tâche des professionnels des médias et, partant, l’accès du public à des informations indépendantes et pluralistes. D’après les données communiquées par Reporters sans frontières (RSF) et son partenaire ukrainien, l’Institute for Mass Information 
			(31) 
			<a href='https://rsf.org/fr/ukraine-un-de-guerre-de-l-information-en-chiffres'>https://rsf.org/fr/ukraine-un-de-guerre-de-l-information-en-chiffres.</a>, 16 tours de télévision ont été la cible de frappes aériennes russes en Ukraine. Dans les territoires occupés par la Russie, le trafic internet est dérouté vers les installations russes et fait donc l’objet de propagande et de censure. Plus de 200 médias ukrainiens ont été contraints de mettre la clé sous la porte pour diverses raisons: rupture des chaînes logistiques, perte d’abonnés et d’annonceurs, manque d’effectifs et pertes dues aux destructions. Au total, la Cour pénale internationale et le procureur général ukrainien ont été saisis pour 7 plaintes de crimes de guerre et 44 actes de violence et exactions impliquant plus de 100 journalistes 
			(32) 
			Ibid.. Les attaques russes englobent des cyberattaques, des piratages, des menaces et des pages de médias sur les réseaux sociaux attaquées, avec au moins 42 cybercrimes recensés en 2022.
40. L’espoir subsiste malgré tout: en mars 2023, l’UNESCO a fourni des groupes électrogènes à des médias indépendants locaux 
			(33) 
			<a href='https://www.unesco.org/en/articles/unesco-delivers-generators-local-independent-media-faced-power-outages-ukraine'>www.unesco.org/en/articles/unesco-delivers-generators-local-independent-media-faced-power-outages-ukraine</a> (en anglais).. Grâce au soutien international, 750 journalistes ont reçu des équipements de protection et 91 médias des sources d’énergie, 28 médias ont bénéficié d’un financement et près de 300 journalistes ont été formés. Avec l’aide de l’UNESCO, du Gouvernement japonais et des fédérations européenne et internationale des journalistes, le syndicat national des journalistes d’Ukraine a mis en place six «centres de solidarité» dans le pays, permettant aux journalistes ukrainiens, quel que soit leur lieu de résidence, ou à tout journaliste étranger travaillant en Ukraine, de bénéficier d’une aide 
			(34) 
			<a href='https://nuju.org.ua/journalists-solidarity-centers/'>https://nuju.org.ua/journalists-solidarity-centers/</a> (en anglais).. De même, le radiodiffuseur public UA:PBC (également connu sous le nom de Suspilne) a reçu le soutien de ses homologues européens afin de garantir l’accessibilité des médias de service public à la population dans l’ensemble du pays 
			(35) 
			<a href='https://www.ebu.ch/fr/news/2022/06/how-ebu-members-rallied-to-help-keep-ukrainian-broadcaster-uapbc-on-air'>www.ebu.ch/fr/news/2022/06/how-ebu-members-rallied-to-help-keep-ukrainian-broadcaster-uapbc-on-air.</a>. Malgré la guerre, les citoyens ukrainiens peuvent également accéder à l’information par l’intermédiaire de services de messagerie tels que Telegram, où de nombreuses chaînes d’information ont été créées ou développées en 2022, certaines d’entre elles rencontrant plus de succès que les médias traditionnels 
			(36) 
			<a href='https://thefix.media/2023/4/21/mapping-of-telegram-channels-in-ukraine-a-year-into-the-full-scale-war'>https://thefix.media/2023/4/21/mapping-of-telegram-channels-in-ukraine-a-year-into-the-full-scale-war</a>(en anglais).. Ainsi, la chaîne Telegram de Suspilne est passée de 40 000 à 1,2 million d’abonnés pendant la guerre 
			(37) 
			<a href='https://thefix.media/2022/6/20/how-ukraines-public-broadcaster-operates-during-the-war-interview-with-suspilnes-ceo-mykola-chernotytskyi'>https://thefix.media/2022/6/20/how-ukraines-public-broadcaster-operates-during-the-war-interview-with-suspilnes-ceo-mykola-chernotytskyi </a>(en anglais)..
41. Ce niveau de destruction n’a pas d’équivalent dans l’histoire récente de l’Europe, et je tiens à préciser que les infrastructures de communication sont détruites pour la même raison que les professionnels des médias sont menacés ou tués: c’est un moyen de réduire les médias au silence et de priver la population d’une information indépendante.

3. Thèmes spécifiques

3.1. Menaces contre les femmes journalistes

42. Le rapport 2022 de la Plateforme dénonce clairement que les femmes journalistes sont la cible d’insultes sexistes et de menaces à caractère sexuel, notamment en ligne. Les études et témoignages au sujet de la sécurité des journalistes ont mis en évidence la violence systémique qui existe à l’encontre des femmes dans les médias et contre les femmes journalistes en particulier. Les menaces en ligne et le cyberharcèlement constituent un fléau véritablement genré ciblant majoritairement des femmes.
43. Certaines études montrent que l’égalité entre les femmes et les hommes dans le secteur des médias – prise au sens large et incluant notamment le sentiment de sécurité – permet une couverture plus précise et plus équilibrée de sujets spécifiques 
			(38) 
			<a href='https://ecpmf.us12.list-manage.com/track/click?u=19a477fc4886d51a09341ccbe&id=d45343343b&e=481a149d3c'>https://ecpmf.us12.list-manage.com/track/click?u=19a477fc4886d51a09341ccbe&id=d45343343b&e=481a149d3c </a>(en anglais).. Cependant, les femmes journalistes sont encore victimes de discriminations multiples: elles font davantage l’objet de menaces que leurs collègues masculins, et le nombre de femmes occupant des postes de direction et de responsable éditorial dans les médias reste faible. Selon une enquête mondiale menée par le Reuters Institute, un institut de recherche se dédiant à l’étude du journalisme 
			(39) 
			<a href='https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/women-and-leadership-news-media-2023-evidence-12-markets'>https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/women-and-leadership-news-media-2023-evidence-12-markets</a> (en anglais)., 22 % des responsables éditoriaux seulement s’identifient comme femmes. Parmi les pays européens couverts par l’enquête (Finlande, Allemagne, Espagne et Royaume-Uni), la Finlande est le pays où les inégalités sont les moins marquées avec 36 % de rédactrices en chef. Le sentiment de sécurité et la sécurité effective des femmes journalistes sont par conséquent essentiels pour améliorer l’égalité de genre dans les médias.
44. Alors que la profession de journaliste se féminise ces dernières années au point qu’une majorité des étudiants en journalisme est composée de femmes, le fait de cibler et menacer spécifiquement les femmes journalistes et les travailleuses des médias peut mener à de l’autocensure, à faire taire les voix féminines et à dénigrer les femmes dans leur travail, en remettant ainsi en question l’égalité des genres dans le contexte des médias.
45. Depuis 2015 au moins, la question de la sécurité des femmes journalistes s’est imposée comme une priorité dans l’agenda politique international et a connu quelques temps forts. En 2015, la Représentante de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pour la liberté des médias a lancé le projet SOFJO (Safety of Female Journalists Online), qui porte sur la sécurité en ligne des femmes journalistes. Ce projet est devenu une plateforme de sensibilisation, d’élaboration de stratégies collectives et de partage d’outils et de ressources pour les femmes journalistes qui ont été prises pour cible. En 2016, dans sa recommandation CM/Rec(2016)4 sur la protection du journalisme et la sécurité des journalistes et autres acteurs des médias 
			(40) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/freedom-expression/implementation-of-recommendation-cm/rec-2016-4'>www.coe.int/fr/web/freedom-expression/implementation-of-recommendation-cm/rec-2016-4</a> voir article 2., le Comité des Ministres indiquait que «les femmes journalistes et les autres femmes acteurs des médias sont confrontées à des dangers spécifiques liés à leur qualité de femme» et appelait à prendre «des réponses urgentes, résolues et structurelles». Il est précisé en annexe de la recommandation que «la prise en compte des risques spécifiques auxquels les femmes sont exposées devrait occuper une place prépondérante dans toutes les mesures et programmes traitant de la protection des journalistes et autres acteurs des médias et de la lutte contre l’impunité».
46. En 2020, l’UNESCO a publié un rapport intitulé «Violence en ligne à l’égard des femmes journalistes: un aperçu mondial des incidences et impacts» 
			(41) 
			«<a href='https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000375136_fre'>Violence
en ligne à l'égard des femmes journalistes: un aperçu mondial des
incidences et impacts</a>». Le rapport présente un aperçu des premiers résultats
substantiels d'une enquête mondiale sur la violence en ligne contre
les femmes journalistes menée par l'UNESCO et le Centre international
des journalistes (ICFJ - International Center for Journalists) fin 2020.
Les résultats qui y figurent reflètent les commentaires de 714 personnes
interrogées s'identifiant comme femmes., s’appuyant sur une enquête couvrant 125 pays dans le monde. La plupart des femmes journalistes interrogées ont vécu des attaques basées sur la désinformation visant à dénigrer leur réputation personnelle et professionnelle, allant des accusations selon lesquelles elles colportent des «fausses nouvelles» à la diffusion de faux récits sur leur vie personnelle et l’utilisation de «deepfakes».
47. En avril 2021, l’UNESCO a publié un document de réflexion intitulé «The Chilling: Global trends in online violence against women journalists» 
			(42) 
			<a href='https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000377223_eng'>https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000377223_eng</a> (en anglais). La même année, la Rapporteuse spéciale des
Nations Unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté
d’opinion et d’expression a publié son recueil d’expériences personnelles
de harcèlement de femmes journalistes, intitulé #journaliststoo;
voir <a href='https://www.ohchr.org/sites/default/files/2021-11/JournalistsToo-fr_0.pdf'>www.ohchr.org/sites/default/files/2021-11/JournalistsToo-fr_0.pdf</a>.. Selon ce rapport, 73 % des personnes interrogées s’étant identifiées comme femmes avaient subi des violences en ligne, et 41 % avaient été la cible d’attaques en ligne qui semblaient liées à des campagnes de désinformation orchestrées.
48. Ce rapport met également en évidence la façon dont d’autres formes de discrimination, telles que le racisme, l’homophobie et le sectarisme religieux, se conjuguent au sexisme et à la misogynie et viennent aggraver et exacerber les violences en ligne subies par les femmes journalistes. À titre d’exemple, alors que 64 % des femmes journalistes blanches (contre 73 % de l’ensemble des femmes interrogées) ont déclaré avoir été victimes de violence en ligne, les taux étaient nettement plus élevés pour celles s’étant identifiées comme noires (81 %), autochtones (86 %) et juives (88 %). Une tendance similaire se dégage en ce qui concerne l’orientation sexuelle: si 72 % des femmes hétérosexuelles ont indiqué avoir été la cible d’attaques en ligne, les taux d’exposition étaient bien plus élevés pour les femmes s’étant identifiées comme lesbiennes (88 %) et bisexuelles (85 %).
49. Les attaques en ligne contre les femmes journalistes obéissent aussi à des motifs politiques. Les acteurs politiques, les réseaux extrémistes ainsi que les médias partisans tendent à provoquer et à aggraver la violence en ligne à l’encontre des femmes journalistes.
50. Concernant plus particulièrement l’Europe, les données affinent celles du rapport de l’UNESCO/ICFJ, notamment de la part d’organisations professionnelles de journalistes. Une étude de 2022 publiée par la Fédération européenne des journalistes 
			(43) 
			<a href='https://europeanjournalists.org/blog/2022/09/28/journalists-not-sufficiently-trained-in-health-and-safety-issues/'>Journalists
not sufficiently trained in health and safety issues – European
Federation of Journalists (europeanjournalists.org)</a> (en anglais)., montre que les femmes sont clairement ciblées par certains incidents de sécurité. Les chiffres concernant les insultes, le harcèlement et le discours de haine sont particulièrement alarmants, avec près des trois quarts des femmes journalistes concernées; de plus, les menaces et les intimidations en ligne concernent près de deux-tiers de femmes journalistes. Près de la moitié des journalistes femmes interrogées ont subi du harcèlement sexuel au cours des six derniers mois de l’enquête. En fait, pour tous ces incidents «psychologiques», les femmes journalistes sont systématiquement plus ciblées que les hommes.
51. En juin 2021, la coalition Media Freedom Rapid Response, composée d’ONG et de groupes professionnels de journalistes, a souligné que «dans 66 % des cas, les femmes journalistes et professionnelles des médias ont été victimes d’agressions verbales et de violences psychologiques, un pourcentage nettement supérieur à celui de leurs collègues masculins (ratio femmes/hommes = 1,41). Il s’agit notamment de manœuvres d’intimidation et de menaces, d’insultes et d’offenses, de harcèlement et de comportements de trolling, aussi bien en ligne qu’hors ligne. Les femmes sont plus particulièrement touchées par ce dernier type de comportement (ratio femmes/hommes = 4,94)» 
			(44) 
			<a href='https://www.ecpmf.eu/ensure-gender-justice-for-women-journalists-and-media-workers-mfrr-submission-to-un-special-rapporteur-on-freedom-of-opinion-and-expression/'>www.ecpmf.eu/ensure-gender-justice-for-women-journalists-and-media-workers-mfrr-submission-to-un-special-rapporteur-on-freedom-of-opinion-and-expression/</a> (en anglais).. En 2022, le mécanisme Mapping Media Freedom (cartographie de la liberté des médias) du Centre européen pour la liberté de la presse et des médias 
			(45) 
			<a href='https://www.mappingmediafreedom.org/'>www.mappingmediafreedom.org/</a> (en anglais). a enregistré 233 alertes concernant des femmes journalistes, ce qui montre également que ces dernières sont confrontées à un nombre plus élevé d’attaques en ligne que leurs collègues masculins.
52. Une conséquence notable et souvent sous-estimée des violences en ligne concerne l’impact psychologique et la santé mentale. L’isolement psychologique et les syndromes de stress post-traumatique affectent de nombreux et nombreuses journalistes ayant subi des menaces ou des attaques.
53. Selon l’étude réalisée par l’UNESCO en 2021, un certain nombre de personnes interrogées souffraient d’un syndrome de stress post-traumatique lié à la violence en ligne, et beaucoup d’entre elles suivaient à ce titre une thérapie. L’impact des attaques en ligne le plus cité concerne la santé mentale (26 %), et 12 % des personnes ayant répondu à l’enquête disent avoir sollicité une aide médicale ou psychologique en raison des effets causés par les violences en ligne.
54. La Fédération européenne des journalistes a également mis cet aspect en évidence dans son étude publiée en 2022, qui a montré que beaucoup de journalistes étaient victimes d’isolement psychologique et de stress post-traumatique après avoir subi des menaces ou des attaques. Toujours selon l’étude UNESCO/ICFJ de 2021, 30 % des femmes journalistes interrogées ont indiqué pratiquer l’autocensure sur les réseaux sociaux pour éviter les violences en ligne. En outre, elles sont 20 % à s’abstenir de toute forme d’interaction en ligne et 18 % de tout échange avec leur public. Les responsables de cette violence en ligne sont le plus souvent des inconnus (57 %) qui se cachent derrière l’anonymat des réseaux et des pseudonymes. D’après un rapport mondial publié en 2021 par Reporters sans frontières 
			(46) 
			«<a href='https://rsf.org/sites/default/files/le_journalisme_face_au_sexisme.pdf'>Le
journalisme face au sexisme</a>», RSF, 2021., en Europe, plus d’un tiers des femmes journalistes «considèrent leur pays comme étant dangereux ou très dangereux» (Albanie, Pologne, Serbie, Ukraine) et plus d’un quart «ont besoin d’adapter leur tenue vestimentaire pour pouvoir travailler» (Azerbaïdjan, Belgique, France, Slovénie).
55. Les plateformes de médias sociaux et les organismes de presse ont encore du mal à réagir efficacement alors qu’ils sont considérés comme des catalyseurs majeurs de la violence en ligne. Lorsque les femmes journalistes se tournent vers eux ou leurs employeurs face à la violence en ligne, elles ne reçoivent souvent pas de réponses efficaces, voire sont blâmées comme étant fautives.
56. Au regard des données disponibles pour certains pays, on peut citer, sans être exhaustif, les situations suivantes qui ont été signalées par des organisations de journalistes.
57. En Serbie, l’Association des journalistes indépendants de Serbie a mené une étude basée sur des données compilant les attaques et les pressions dont les journalistes ont fait l’objet en 2020, y compris les menaces, insultes et pressions exercées sur les médias sociaux, dans le but de définir les attaques en ligne à l’encontre de femmes journalistes. Environ 42 % des femmes journalistes qui ont participé à l’enquête ont déclaré avoir été victimes d’une attaque isolée, tandis que 18 % ont indiqué que l’attaque s’inscrivait dans le cadre d’une campagne orchestrée. À titre d’exemple, en 2020, la journaliste de la chaine TV N1, Zakline Tatalovic, a reçu des messages de menace et d’insulte deux jours après que l’Association des journalistes indépendants de Serbie a publié une déclaration condamnant l’attaque et les insultes sexistes qui avaient été proférées à son encontre au cours d’un débat télévisé diffusé aux heures de grande écoute sur une chaîne nationale.
58. En Macédoine du Nord, l’étude publiée en novembre 2022 par l’ONG de journalistes PINA a montré que plus de 81 % des femmes journalistes interrogées avaient été victimes de harcèlement en ligne. La majorité (84,6 %) savait vers quelle institution se tourner pour signaler un tel acte, mais seul un quart d’entre elles se sont réellement adressées à l’institution compétente et près de la moitié des personnes interrogées (43,7 %) n’ont effectué aucun signalement. Les femmes se disent généralement «très insatisfaites» de la coopération avec les institutions, ce qui explique en partie cette absence de signalement. Citons comme exemple Tanja Milevska, correspondante de l’agence de presse de Macédoine du Nord MIA, à Bruxelles, qui a été victime de harcèlement en ligne, notamment d’insultes verbales et de menaces de mort et de viol sur les réseaux sociaux en 2020.
59. En Grèce, l’enquête «Code of Silence: Fear, Stigma Surrounding Abuse of Greek Women Journalists» publiée fin 2022 par le Réseau de journalisme d’investigation des Balkans 
			(47) 
			<a href='https://balkaninsight.com/2022/12/12/code-of-silence-fear-stigma-surrounding-abuse-of-greek-women-journalists/'>https://balkaninsight.com/2022/12/12/code-of-silence-fear-stigma-surrounding-abuse-of-greek-women-journalists/</a>(en anglais)., a confirmé qu’«un grand nombre de femmes journalistes en Grèce ont encore trop peur de signaler les actes de violence et de harcèlement» et que «dans la plupart des cas, elles n’ont pas connaissance de l’existence d’une procédure spécifique leur permettant de le faire». Cette étude met en exergue le niveau de harcèlement dont les femmes journalistes font l’objet sur leur lieu de travail, par opposition aux menaces proférées par des inconnus sur le terrain, et la nécessité pour le secteur des médias de mettre en place des procédures de signalement du harcèlement.

3.2. Harcèlement judiciaire et criminalisation du journalisme

60. Un aspect majeur du harcèlement judiciaire réside dans les «poursuites-bâillons» (désignées aussi par l’acronyme anglais «SLAPP» pour Strategic Lawsuits Against Public Participation), qui prennent souvent la forme de plaintes en diffamation ou pour atteinte à la vie privée. Les procédures-bâillons constituent une menace sérieuse pour la liberté d’expression et pour le droit du public à recevoir des informations sur des questions d’intérêt public et elles abusent des procédures judiciaires pour perturber le plus possible le travail des journalistes ou des éditeurs (demandes de dommages-intérêts exorbitants, recours et allongement des procédures judiciaires pour obliger les défendeurs à consacrer beaucoup de temps et d’argent à leur défense, etc.).
61. Le problème des procédures-bâillons fait l’objet du rapport spécifique intitulé «La lutte contre les SLAPP: un impératif pour une société démocratique» 
			(48) 
			Voir Doc. 15869.. Pour cette raison, mon rapport n’y reviendra pas en détail.
62. Le harcèlement judiciaire peut se manifester de bien d’autres façons, par exemple: accusations contre les journalistes pour outrage au tribunal ou divulgation d’informations classifiées, atteintes au principe de protection des sources, abus de sanctions administratives ou pénales, peines d’assignation à résidence ou détention, accusations d’infractions fiscales, de possession supposée de stupéfiants, d’incitation à la haine ou au blasphème, de non-respect des couvre-feux, d’«hooliganisme», de participation à des organisations considérées comme hostiles aux autorités, d’infractions aux lois sur les rassemblements publics et l’ordre public, d’«extrémisme» et de terrorisme.
63. Les cas les plus récents mentionnés par la Plateforme concernent notamment les obstructions au travail des journalistes pendant des manifestations ou lors d’activités de la police (Belgique, Suède), des accusations de conspiration (Grèce), de terrorisme et de désinformation (Türkiye), ou des non-renouvellements de licences radiophoniques (Hongrie).
64. À propos des amendements législatifs concernant la disposition sur les «informations fausses ou trompeuses» en Türkiye en 2022, la Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a déclaré que «La sanction d’un journaliste pour avoir aidé à la diffusion de déclarations faites par une autre personne entraverait gravement la contribution de la presse à la discussion de questions d’intérêt public […]» 
			(49) 
			<a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-PI(2022)032-f'>www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-PI(2022)032-f</a>.. Une quarantaine de nouveaux articles modifiant la loi sur internet, celle sur la presse et le Code pénal turc ont été introduits par le gouvernement. La loi prévoit jusqu’à trois ans d’emprisonnement pour toute personne reconnue coupable de «diffuser publiquement des informations trompeuses concernant la sécurité intérieure et extérieure du pays, l’ordre public et le bien-être général, exclusivement dans le but de susciter l’inquiétude, la peur ou la panique du public, d’une manière susceptible de troubler la paix publique». Ces peines peuvent être alourdies en cas de publication à partir d’un compte anonyme, ou par une personne dissimulant son identité. Les procureurs et les tribunaux étant soumis à un contrôle politique fort, de telles lois menacent la liberté des médias en exposant les journalistes critiques à un risque d’arrestation arbitraire et de poursuites. Les groupes de défense de la liberté d’expression ont qualifié la situation de «dystopique» 
			(50) 
			<a href='https://www.article19.org/resources/turkey-dangerous-dystopian-new-legal-amendments/'>www.article19.org/resources/turkey-dangerous-dystopian-new-legal-amendments/</a>(en anglais).. Par ailleurs, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme et le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias se sont également déclarés préoccupés par le fait que des concepts tels que la «désinformation» soient laissés à la seule appréciation de juridictions motivées par des considérations politiques.
65. Selon les données de la campagne #FreeTurkeyJournalists mise en œuvre par l’Institut international de la presse 
			(51) 
			<a href='https://freeturkeyjournalists.ipi.media/'>https://freeturkeyjournalists.ipi.media/</a>(en anglais)., 227 journalistes ont fait l’objet de poursuites en 2022 et la durée cumulée des peines d’emprisonnement prononcées à l’encontre de journalistes depuis 2016 s’élève à 1 521 ans. Toujours en 2022, 78 % des procès ont été reportés à une date ultérieure, prolongeant ainsi la durée de la détention provisoire ou la pression subie par les journalistes en attente d’être jugés. À titre d’exemple, Sinan Aygül, propriétaire du site d’information en ligne Bitlis News et président de l’Association des journalistes de Bitlis, fut le premier journaliste arrêté pour «diffusion de fausses informations» en vertu des lois modifiées en 2022. Couvrant une affaire d’abus sexuels commis sur une jeune fille de 14 ans dans la ville de Bitlis, dans l’est de la Türkiye, il avait publié un article avant de le rectifier en raison d’erreurs présumées, et présenté ses excuses indiquant s’être trompé. Le journaliste a été maintenu en détention pendant une semaine en décembre 2022 et frappé d’une interdiction de se rendre à l’étranger.
66. En Azerbaïdjan, l’environnement médiatique s’est récemment durci, après l’adoption de lois qui renforcent le contrôle sur les médias et restreignent la liberté d’expression. Les préoccupations portent en particulier sur la mise en place d’un registre unique et restrictif des entités médiatiques, la délivrance de cartes de presse aux journalistes éligibles par une agence d’État, les exigences relatives à la création d’entités médiatiques, l’octroi de licences à tous les médias audiovisuels et les restrictions à la propriété étrangère des médias. La Commission de Venise est parvenue à la conclusion que, «dans le contexte d’un espace déjà extrêmement restreint pour le journalisme et les médias indépendants en Azerbaïdjan, la loi aura un nouvel ‘effet paralysant’» 
			(52) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/freedom-expression/-/avis-conjoint-de-la-commission-de-venise-et-de-la-dgi-sur-la-loi-sur-les-m%C3%A9dias-de-l-azerba%C3%AFdjan-adopt%C3%A9'>www.coe.int/fr/web/freedom-expression/-/avis-conjoint-de-la-commission-de-venise-et-de-la-dgi-sur-la-loi-sur-les-m%C3%A9dias-de-l-azerba%C3%AFdjan-adopt%C3%A9.</a>. La loi a été adoptée par le parlement le 30 décembre 2021 et promulguée par le Président le 8 février 2022. Il s’agissait de la dernière initiative réglementaire mise en œuvre en Azerbaïdjan, où une série de mesures antérieures ont été utilisées pour intimider et harceler les journalistes.
67. Le 22 juillet 2023, plus de 60 journalistes et représentants des médias azerbaïdjanais ont cosigné une lettre 
			(53) 
			<a href='https://www.turan.az/ext/news/2023/7/free/Social/en/6739.htm'>www.turan.az/ext/news/2023/7/free/Social/en/6739.htm</a> (en anglais). adressée à plusieurs organes et institutions du Conseil de l’Europe, dans laquelle ils expriment leur inquiétude quant à l’application de la loi amendée sur les médias et au registre des médias, et précisent qu’«au moins 50 médias se sont vu refuser l’inscription au registre et [que] certaines institutions étatiques refusent de répondre aux demandes d’informations des journalistes et des médias qui ne figurent pas au registre». Toujours en 2022, des dispositions du droit pénal ont été utilisées à mauvais escient pour poursuivre des journalistes. Ainsi, le 10 septembre 2022, Avaz Zeynalli, propriétaire et rédacteur en chef de la chaîne d’information indépendante Xural TV, a été accusé de «corruption» et maintenu en détention pendant quatre mois, bien qu’il ait affirmé que cette détention était motivée par des considérations politiques 
			(54) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107637997'>https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107637997.</a>. Le 15 février 2022, Sevinj Sadygova, journaliste au site d’information Azel.tv, et Fatima Mövlamli, journaliste au site d’information Azadliq, ont été arrêtées alors qu’elles couvraient une manifestation à Bakou et ont été relâchées après plusieurs heures sans faire l’objet de poursuites 
			(55) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107637142'>https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107637142.</a>. Le 20 novembre 2023, le directeur exécutif d'Abzas Media, Ulvi Hasanli, a été arrêté par la police, tandis que son appartement et sa rédaction étaient perquisitionnés. M. Hasanli a été arrêté par la police alors qu'il se rendait à l'aéroport de Bakou et a été poursuivi pour «contrebande de devises étrangères». Il a plaidé non coupable et a déclaré que les accusations étaient infondées 
			(56) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107640263'>https://fom.coe.int/fr/alerte/detail/107640263.</a>. Ceci est d'autant plus inquiétant que M. Hasanli était intervenu lors d'une audition organisée par l'Assemblée en avril 2023 sur la situation des journalistes et des défenseurs des droits de l'homme en Azerbaïdjan. Enfin, les «dossiers Pegasus» de 2021 ont révélé que 48 journalistes pourraient avoir fait l’objet d’une surveillance en Azerbaïdjan 
			(57) 
			<a href='https://www.theguardian.com/news/2021/jul/19/spyware-leak-suggests-lawyers-and-activists-at-risk-across-globe'>www.theguardian.com/news/2021/jul/19/spyware-leak-suggests-lawyers-and-activists-at-risk-across-globe </a> 
			(57) 
			(en anglais).. Le recours à certaines lois spécifiques et l’utilisation abusive d’instruments juridiques généraux pour tenter de supprimer la liberté d’expression posent particulièrement problème pour la liberté et le pluralisme des médias dans le pays.
68. En Géorgie, en septembre 2022, le parlement a passé outre le veto de la Présidente Zourabichvili autorisant ainsi l’utilisation de «mesures d’investigation secrètes» pour 27 infractions, et a étendu la possibilité de placer des personnes sur écoute au regard de 77 infractions. Cette législation relative aux écoutes téléphoniques compromet la possibilité pour les journalistes de travailler librement et renforce les inquiétudes concernant la surveillance des salles de rédaction 
			(58) 
			<a href='https://oc-media.org/leaked-recording-suggests-surveillance-of-georgian-newsroom/'>https://oc-media.org/leaked-recording-suggests-surveillance-of-georgian-newsroom/ </a>(en anglais)..
69. La pénalisation de la diffamation en Europe reste un outil majeur de criminalisation des journalistes. À cet égard, dans sa Résolution 2035 (2015), l’Assemblée a invité les États membres à examiner la législation relative à la diffamation «conformément à la Résolution 1577 (2007) “Vers une dépénalisation de la diffamation”. Cet examen devrait s’attacher aux sanctions pénales ainsi qu’aux procédures civiles pour diffamation qui pourraient représenter une menace financière disproportionnée pour les journalistes et les médias» (paragraphe 11).
70. En Azerbaïdjan, malgré l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Mahmudov et Agazade c. Azerbaïdjan et les appels incessants des organisations de journalistes, les lois pénales relatives à la diffamation sont toujours en vigueur, et prévoient notamment des peines d’emprisonnement. L’arrêt ayant été prononcé en 2008, cela fait maintenant plus de 14 ans que l’Azerbaïdjan ne s’est pas conformé à une décision contraignante de la Cour visant à supprimer les peines d’emprisonnement pour diffamation dans son droit pénal. La Commission de Venise avait également adopté, il y a déjà dix ans, un avis sur la législation relative à la protection contre la diffamation de la République d’Azerbaïdjan, dans lequel elle se disait «préoccupée par le fait que, même si les autorités se sont à plusieurs reprises engagées à œuvrer en faveur de la dépénalisation (…), la diffamation est toujours associée à des sanctions pénales excessivement lourdes, y compris des peines d’emprisonnement» 
			(59) 
			<a href='https://www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD(2013)024-f'>www.venice.coe.int/webforms/documents/default.aspx?pdffile=CDL-AD(2013)024-f.</a>.
71. En Italie, la diffamation demeure une infraction pénale, passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six ans et/ou de lourdes amendes. Même lorsqu’un journaliste remporte un procès en diffamation, l’accusateur n’est pas tenu de rembourser les frais de justice engagés par celui-ci, ce qui a bien sûr un effet dissuasif supplémentaire sur les médias. Une affaire emblématique a éclaté le 22 novembre 2022, lorsque le journaliste et reporter d’investigation Emiliano Fittipaldi a annoncé que lui-même et le directeur de publication du quotidien Domani, Stefano Feltri, avaient été traduits en justice pour diffamation par la Première ministre Giorgia Meloni. Le 3 mars 2023, des journalistes de ce même quotidien ont appris que Claudio Durigon, sous-secrétaire d’État au ministère du Travail et des Politiques sociales, avait également engagé une action en justice à leur encontre. Bien que les journalistes soient tenus de respecter la loi, l’Italie devrait dépénaliser la diffamation, comme l’Assemblée l’a déjà demandé instamment à la législature italienne dans sa Résolution 2035 (2015) 
			(60) 
			Au paragraphe 11 de
la Résolution 2035 (2015), l'Assemblée invite instamment le Parlement italien
à reprendre l'examen de sa législation sur la diffamation conformément
à l'avis de la Commission de Venise des 6 et 7 décembre 2013., afin de mettre fin au climat de peur et aux pressions qui pèsent sur les journalistes.
72. En Türkiye, l’infraction d’insulte au Président de la République est toujours passible d’une peine de prison d’un à quatre ans en vertu de l’article 299 du Code pénal. La Cour européenne des droits de l’homme a pourtant estimé que l’emprisonnement et la condamnation ultérieure d’un journaliste pour insulte au Président portaient atteinte à son droit à la liberté d’expression, étant donné qu’un chef d’État ne peut se voir conférer «un privilège ou une protection spéciale vis-à-vis du droit (…) d’exprimer des opinions à son sujet» 
			(61) 
			<a href='https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=002-13438'>https://hudoc.echr.coe.int/fre?i=002-13438.</a>.
73. Plus grave encore, certains pays où la diffamation avait été dépénalisée font marche arrière. C’est notamment le cas en Bosnie-Herzégovine, où le 21 mars 2023, l’Assemblée nationale de la Republika Srpska s’est prononcée en faveur de modifications du Code pénal réintroduisant des sanctions pénales pour diffamation, donnant ainsi suite à une proposition du Président Mirolad Dodik. La Republika Srpska avait dépénalisé la diffamation en 1999, conformément aux normes et pratiques internationales en développement. Aujourd’hui, une condamnation donne lieu à des amendes allant de 2 500 à plus de 10 000 euros, une somme considérable dans un pays où le salaire mensuel moyen s’élève à environ 630 euros. À la suite d’une mission qui s’est déroulée du 22 au 25 octobre 2023 
			(62) 
			<a href='https://www.mfrr.eu/bosnia-and-herzegovina-media-freedom-in-survival-mode/'>www.mfrr.eu/bosnia-and-herzegovina-media-freedom-in-survival-mode/</a>(en anglais)., des organisations européennes de défense de la liberté des médias ont estimé que «la liberté des médias [était] en mode survie» dans le pays, avec un «ensemble de législations liées visant à museler davantage les reportages critiques et à accentuer le sentiment de pression et d’isolement au sein de la communauté journalistique en Republika Srpska».
74. En Arménie, «l’insulte grave» avait temporairement été érigée en infraction pénale en octobre 2021, mais le nouveau Code pénal en vigueur depuis juillet 2022 ne comprend plus de responsabilité pour «insulte grave».

3.3. Reculs de l’indépendance de la gouvernance et du financement des médias de service public

75. Les médias de service public (MSP) font partie de l’écosystème médiatique général européen. Ils sont parfois critiqués pour leur couverture de l’actualité, mais en moyenne l’information ne représente que 30 % des programmes, la plupart de ceux-ci se composant de fictions et de divertissements.
76. Un récent rapport de l’Union européenne de radiodiffusion 
			(63) 
			<a href='https://www.ebu.ch/fr/publications/research/membersonly/report/funding-of-public-service-media'>www.ebu.ch/fr/publications/research/membersonly/report/funding-of-public-service-media.</a> sur le financement des MSP montre une baisse de leurs revenus, exacerbée par la crise de la covid-19. En 2019 et 2020, les MSP ont vu leur financement diminuer dans 66 % des pays européens étudiés. Cette tendance se traduit par une contraction des ressources financières de 1,2 % entre 2016 et 2020, soit 6,9 % compte tenu de l’inflation.
77. En 2020, le montant de financement public des MSP s’élevait en moyenne à 0,10 euro par jour et par citoyen en Europe 
			(64) 
			Selon l’étude de l’Union
européenne de radiodiffusion «Funding of public service media» de
mars 2022, ces chiffres concernent les 46 pays membres ou associés
en Europe et dans le pourtour méditerranéen, avec un calcul arithmétique tenant
compte des sources de financement publiques confondues (redevance,
dotation publique, taxes, etc); voir: <a href='https://www.ebu.ch/fr/publications/research/membersonly/report/funding-of-public-service-media'>www.ebu.ch/fr/publications/research/membersonly/report/funding-of-public-service-media</a>.. C’est une somme modeste, alors que les prestations obtenues en contrepartie sont essentielles pour informer les citoyens et alimenter le débat public. De récentes recherches montrent qu’en temps de crise, les médias traditionnels, et les MSP en particulier, inspirent davantage confiance au grand public, que les réseaux sociaux ou les médias en ligne, preuve que la population reconnaît le rôle primordial de l’audiovisuel public en temps de crise 
			(65) 
			<a href='https://www.ebu.ch/fr/research/loginonly/report/bridging-value-and-trust'>www.ebu.ch/fr/research/loginonly/report/bridging-value-and-trust</a>..
78. Cependant, le Digital News Report (Rapport sur l’actualité numérique) publié en 2022 par le Reuters Institute 
			(66) 
			<a href='https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/digital-news-report/2022'>https://reutersinstitute.politics.ox.ac.uk/digital-news-report/2022 </a>(en anglais). a également révélé que, dans un contexte de pressions accrues pesant sur leur indépendance, certains organismes de MSP, y compris des acteurs de référence comme la BBC au Royaume-Uni, ont enregistré une baisse importante de leur niveau de confiance au cours de ces dernières années.
79. Le rapport «Media Pluralism Monitor 2023» de l’Institut universitaire européen 
			(67) 
			<a href='https://cmpf.eui.eu/media-pluralism-monitor-2023/'>https://cmpf.eui.eu/media-pluralism-monitor-2023/</a>. Les précédents rapports sont disponibles ici: <a href='https://cmpf.eui.eu/media-pluralism-monitor/'>https://cmpf.eui.eu/media-pluralism-monitor/</a>. fait état de graves préoccupations sur l’indépendance des MSP en termes de financement («les mécanismes juridiques pour le financement adéquat des missions de service public en ligne des MSP sans fausser la concurrence avec les acteurs privés des médias») et de gouvernance («le cadre juridique des procédures de nomination et de révocation relatives à la direction du MSP, en tenant compte spécifiquement des critères d’équité et de transparence»). Les pays à «risques élevés» sont la Bulgarie, la République tchèque, Chypre, la Hongrie, l’Italie, la Pologne, la Roumanie, la Serbie, la République Slovaque, l’Espagne et la Türkiye; les pays à «risque moyen» sont l’Autriche, la Croatie, la France, la Grèce et l’Irlande.
80. Le précédent rapport du Media Pluralism Monitor et d’autres sources ont fourni des exemples précis de problèmes de financement des MSP en Europe. Par exemple, en République Slovaque, le financement insuffisant de la RTVS a même été déploré par la Cour suprême des comptes, la redevance n’ayant pas augmenté depuis près de vingt ans (2003).
81. En Bosnie-Herzégovine, le radiodiffuseur public BHRT est menacé de fermeture en raison d’une accumulation de dettes et de difficultés à percevoir la redevance. Un problème évident concernant le financement des MSP tient à la possibilité qu’ont les gouvernements de décider du montant de manière discrétionnaire, sans débat public préalable, et sans définir de mission claire, ni assurer des fonds adéquats pour les activités en ligne de ces MSP.
82. Même dans des pays ayant une longue tradition de MSP, la redevance est remise en question ou supprimée. En France, par exemple, le remplacement d’une redevance par une dotation publique puisée dans le budget de l’État a été fortement critiqué par les organisations de journalistes, qui estiment que cela pourrait nuire à l’indépendance de ces médias sans résoudre pour autant la question du financement.
83. Au Royaume-Uni, le futur modèle de financement de la BBC n’est pas clair et fait l’objet d’un «examen» 
			(68) 
			<a href='https://lordslibrary.parliament.uk/future-funding-of-the-bbc-lords-committee-report/'>https://lordslibrary.parliament.uk/future-funding-of-the-bbc-lords-committee-report/</a>(en anglais).. En effet, en novembre 2022, le gouvernement a fait savoir qu’il «se penchait sur l’avenir de la redevance» et qu’il «donnerait en temps voulu de plus amples détails sur ses projets».
84. Dans de nombreux pays, il existe un risque élevé d’influence sur les nominations du directoire et de la direction générale des MSP.
85. En Slovénie, par exemple, le gouvernement avait nommé le chef de son service de communication à la direction du radiodiffuseur public RTV-SLO, provoquant une longue période de troubles et de grèves. À l’issue d’un référendum massivement soutenu en novembre 2022, une nouvelle loi a dû être adoptée afin de «dépolitiser» RTV-SLO 
			(69) 
			<a href='https://www.ebu.ch/fr/news/2022/12/slovenian-referendum-backs-rtv-slo-reforms'>www.ebu.ch/fr/news/2022/12/slovenian-referendum-backs-rtv-slo-reforms.</a>.
86. En Lettonie, le ministre de la Défense a déclaré en 2022 que le financement adéquat du radiodiffuseur public serait désormais fonction de ses choix éditoriaux, «bons» ou «mauvais». À la suite des critiques suscitées par ces déclarations, un nouvel organe directeur, le Conseil des médias électroniques publics, a été établi en tant que mécanisme de supervision de la compagnie nationale de télévision LTV, et un médiateur faisant office de mécanisme d’autorégulation et de responsabilisation a été mis en place.
87. Au niveau de l’Union européenne, une étape importante a été franchie en 2022 avec la proposition de législation européenne sur la liberté des médias 
			(70) 
			Proposition
de Règlement du Parlement européen et du Conseil établissant un
cadre commun pour les services de médias dans le marché intérieur
(législation européenne sur la liberté des médias) et modifiant
la directive 2010/13/UE, voir <a href='https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52022PC0457'>https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52022PC0457.</a>. Selon l’article 5.2, «La direction et le conseil d’administration des fournisseurs de médias de service public sont nommés selon une procédure transparente, ouverte et non discriminatoire et sur la base de critères transparents, objectifs, non discriminatoires et proportionnés préalablement définis par le droit national». L’article 5.3 exige que «Les États membres veillent à ce que les fournisseurs de médias de service public disposent de ressources financières suffisantes et stables pour l’accomplissement de leur mission de service public. Ces ressources sont de nature à permettre que l’indépendance éditoriale soit préservée». À cet égard, le considérant 18 de la proposition précise que: «Toutefois, les médias de service public peuvent être particulièrement exposés au risque d’ingérence, compte tenu de leur proximité institutionnelle avec l’État et du financement public qu’ils reçoivent. Ce risque peut être exacerbé par des garanties hétérogènes en matière de gouvernance indépendante et de couverture équilibrée par les médias de service public dans l’Union. […] Il est donc nécessaire, sur la base des normes internationales définies à cet égard par le Conseil de l’Europe, de mettre en place des garde-fous juridiques en ce qui concerne le fonctionnement indépendant des médias de service public dans l’ensemble de l’Union. Il est également nécessaire de garantir que, sans préjudice de l’application des règles de l’Union relatives aux aides d’État, les fournisseurs de médias de service public bénéficient d’un financement stable et suffisant pour remplir leur mission, qui assure la prévisibilité de leur planification. De préférence, ce financement devrait être déterminé et alloué sur une base pluriannuelle, conformément à la mission de service public des fournisseurs de médias de service public, afin d’éviter les risques d’influence indue liés à des négociations budgétaires annuelles». Ces normes s’appliquent également aux pays non membres de l’Union européenne qui devraient s’y conformer.
88. Pour compléter la proposition de législation européenne sur la liberté des médias, je tiens à rappeler la Résolution 2179 (2017) de l’Assemblée, «L’influence politique sur les médias et les journalistes indépendants» 
			(71) 
			https://pace.coe.int/fr/files/23989/html., qui contient des recommandations détaillées concernant les mécanismes de gouvernance et le financement des MSP, notamment aux paragraphes 7.6 à 7.8. Étant donné que la situation ne s’est pas améliorée depuis lors et qu’elle s’est même quelque peu dégradée, je pense qu’il est utile de réitérer les mêmes appels dans le présent projet de résolution. Je propose également de renforcer le rôle des parlements, y compris des oppositions, en ce qui concerne la gouvernance et le financement des MSP ainsi que les réformes en termes de normes et de professionnalisme, afin d’éviter toute approche biaisée de la part des gouvernements.
89. Le recul des MSP, ajouté à la concentration accrue des médias, constituent également une menace pour la démocratie locale. La présence d’une scène médiatique locale et indépendante d’intérêt public est une pierre angulaire des sociétés démocratiques, notamment pour contrer la désinformation et la mésinformation. Cependant, ces dernières années, l’existence – ou la viabilité – des médias locaux et régionaux est menacée dans de nombreuses régions de l’Union européenne, à tel point que des universitaires et des professionnels ont recensé des «déserts d’information» en Europe 
			(72) 
			<a href='https://cmpf.eui.eu/what-are-news-deserts-in-europe/'>https://cmpf.eui.eu/what-are-news-deserts-in-europe/</a> (en anglais)., c’est-à-dire des territoires «où les citoyens ne reçoivent pas d’informations d’intérêt public, où leur droit d’accès à des informations plurielles et de qualité sur les questions locales d’ordre social et politique n’est pas garanti et où leurs ‘besoins d’information essentiels’ ne sont pas satisfaits». Cette situation a une incidence directe sur des sujets qui touchent à la qualité de vie des citoyens, tels que l’éducation, la santé, les transports publics, les procédures de vote, les questions budgétaires et les infrastructures. Une étude publiée en avril 2023 par la Fédération européenne des journalistes 
			(73) 
			<a href='https://europeanjournalists.org/blog/2023/04/11/news-deserts-arent-new-the-cases-of-croatia-portugal-and-turkey/'>https://europeanjournalists.org/blog/2023/04/11/news-deserts-arent-new-the-cases-of-croatia-portugal-and-turkey/</a>(en anglais). révèle l’ampleur du problème: en Croatie, «un grand nombre de médias locaux sont détenus par les gouvernements locaux des villes, comtés et communes, de sorte que l’on peut s’interroger sur leur indépendance vis-à-vis des autorités», au Portugal, «plus de la moitié des municipalités sont des déserts d’information ou sont sur le point de le devenir», et en Türkiye, «85 % des informations publiées dans les médias numériques [locaux] ne sont pas des articles originaux, mais des copies».
90. Je salue le rapport du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de Conseil de l’Europe intitulé «Les médias locaux et régionaux: garants de la démocratie, gardiens de la cohésion communautaire» 
			(74) 
			<a href='https://www.coe.int/fr/web/congress/-/local-and-regional-media-council-of-europe-congress-calls-for-more-support-to-prevent-local-media-deserts'>www.coe.int/fr/web/congress/-/local-and-regional-media-council-of-europe-congress-calls-for-more-support-to-prevent-local-media-deserts.</a> adopté le 25 octobre 2023, qui appelle les gouvernements des États membres à élaborer des politiques relatives aux médias qui tiennent compte des besoins informationnels des communautés locales, en accordant une attention particulière aux collectivités rurales et défavorisées davantage exposées au risque de devenir des déserts médiatiques locaux. La question de la concentration des médias devrait faire l’objet, dans un avenir proche, d’une analyse approfondie dans le cadre d’un rapport spécifique de l’Assemblée.

3.4. L’appropriation des médias

91. L’appropriation des médias 
			(75) 
			L’expression originale
anglaise «media capture», est reprise en français aléatoirement
par «captation», «confiscation» ou «appropriation» des médias. Le
texte français reprend ici la version employée par les rapports
de la Plateforme. est le phénomène par lequel des personnes au pouvoir s’emparent ou prennent le contrôle, directement ou indirectement, des contenus journalistiques sans avoir recours à la force. Ce phénomène s’est amplifié dans les dernières années en Europe; il est complémentaire mais distinct de celui de concentration de la propriété des médias.
92. Des groupes d’intérêts politiques et commerciaux ont recours à divers outils et méthodes pour s’emparer des médias indépendants. Généralement, l’appropriation des médias se traduit par un contrôle des politiques éditoriales des radiodiffuseurs de service public ou une ingérence dans ces lignes éditoriales, une instrumentalisation des instances de régulation des médias par le biais des personnes nommées pour des raisons politiques, une distorsion du marché en faveur des médias favorables au gouvernement et la constitution d’un cercle d’hommes et de femmes d’affaires «loyaux» chargés de contrôler les médias privés dans l’intérêt du gouvernement.
93. Selon le rapport 2023 de l’Observatoire du pluralisme des médias (Media Pluralism Monitor), «[e]n moyenne, l’indépendance politique des médias relève toujours de la catégorie des risques moyens (54 %). Six pays obtiennent un score correspondant à un niveau de risques faibles, à savoir l’Autriche, la Belgique, l’Allemagne, l’Irlande, le Portugal et la Suède. Les pays à risques élevés sont principalement situés en Europe centrale et du Sud-Est, où les médias, y compris les médias natifs du numérique, sont davantage soumis à un contrôle politique exercé au moyen de leur appropriation». L’Albanie, la Hongrie, Malte, la Pologne, la Roumanie, la Serbie et la Türkiye présentent notamment un niveau de risques élevés en matière d’indépendance politique. C’est pour l’indicateur «autonomie éditoriale» que le niveau de risque est en moyenne le plus élevé. D’après le rapport susmentionné, «la politisation des médias résulte très souvent de l’absence de mécanismes de régulation visant à empêcher la captation politique, par le biais de la propriété directe ou indirecte, par des responsables politiques, des entrepreneurs ayant des intérêts particuliers ou des membres de la famille qui agissent en tant que mandataires».
94. Comme le souligne le rapport 2023 de la Plateforme 
			(76) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/rapports/detail/18'>https://fom.coe.int/fr/rapports/detail/18.</a>, «L’appropriation des médias passe souvent inaperçue et se dissimule sous un voile de légalité qui ménage une certaine faculté aux pouvoirs publics de nier leur implication de manière crédible»; cependant, cette appropriation menace gravement le pluralisme des médias et le droit des citoyens d’accéder à des sources d’informations équilibrées et indépendantes. Elle affaiblit également la confiance du public dans la fiabilité des médias. En effet, les informations et les reportages systématiquement présentés sous un angle favorable au gouvernement seront perçus comme biaisés et, pire encore, pourraient amener les citoyens à se fier exagérément à un journalisme de qualité médiocre et à de fausses informations.
95. Le rapport 2022 de la Plateforme a souligné que, «au sein de l’Union européenne, la Hongrie a mis en place le niveau le plus avancé d’appropriation des médias par l’État, un modèle que la Pologne et la Slovénie ont tenté de reproduire avec plus ou moins de succès en l’adaptant à leur contexte national».
96. Depuis de nombreuses années, la Hongrie fait figure de «laboratoire» européen en matière d’appropriation des médias. D’après l’Institut international de la presse, basé à Vienne, ce phénomène «suppose une exploitation coordonnée du pouvoir juridique, réglementaire et économique pour prendre le contrôle des médias publics, concentrer les médias privés entre les mains d’alliés et fausser le marché au détriment du journalisme indépendant» 
			(77) 
			<a href='https://ipi.media/publications/media-freedom-in-hungary-ahead-of-2022-elections-mission-report/'>https://ipi.media/publications/media-freedom-in-hungary-ahead-of-2022-elections-mission-report/</a> (en anglais).. Le processus a pris corps progressivement depuis 2010 et l’arrivée au pouvoir du parti Fidesz du Premier ministre Orbán. Il a débuté par l’acquisition des principaux médias par des entrepreneurs dépendant de l’État et proches du Premier ministre, au moment même où les médias indépendants détenus par des propriétaires étrangers quittaient le pays. En contrepartie, ces médias ont bénéficié d’importants budgets publicitaires de l’État, tandis que les voix critiques ont été privées de tout soutien public. Dans le même temps, les membres du Conseil des médias ont été nommés en fonction de motivations politiques, selon les consignes données par le parti au pouvoir, le Fidesz. Ce même Conseil des médias a le pouvoir de bloquer ou de suspendre les licences de médias indépendants tels que Klubrádió. Le blocage des fusions de médias indépendants, parallèlement à l’approbation du regroupement de médias pro-gouvernementaux, a permis le processus de concentration des médias favorables au pouvoir en place. Les médias publics (tant le radiodiffuseur MTVA que l’agence de presse MTI) ont été convertis en outils de propagande du gouvernement, sans aucune indépendance éditoriale pour leurs journalistes et assurant une couverture de l’actualité le plus souvent déséquilibrée, notamment pendant les périodes électorales où les partis d'opposition bénéficient d’un temps d’antenne quasi nul 
			(78) 
			<a href='https://www.theguardian.com/world/2022/apr/02/hungary-independent-media-editors-reporters-orban'>www.theguardian.com/world/2022/apr/02/hungary-independent-media-editors-reporters-orban</a> (en anglais).. Par ailleurs, le projet Pegasus a révélé que la Hongrie fait partie des pays où le gouvernement recoure le plus aux logiciels espions, en particulier dans les médias 
			(79) 
			Les téléphones de Szabolocs
Pany et András Szabo, tous deux journalistes d'investigation pour
Direkt36, ont été infectés par le logiciel espion. D’autres cibles
potentielles sont le journaliste Dávid Dercsen et le propriétaire
du Central Media Group, Zoltán Varga. <a href='https://www.theguardian.com/news/2021/jul/18/viktor-orban-using-nso-spyware-in-assault-on-media-data-suggests'>www.theguardian.com/news/2021/jul/18/viktor-orban-using-nso-spyware-in-assault-on-media-data-suggests</a> (en anglais).. Ce «modèle de contrôle des médias nationaux en Hongrie a été conçu de manière à permettre au Fidesz de nier de manière crédible les accusations d’ingérence», conclut le rapport de l’Institut International de la Presse. D’autres pays d’Europe centrale et orientale ont suivi la même logique de mainmise sur les médias.
97. En République tchèque, le gouvernement du Premier ministre Andrej Babiš était lié au grand groupe médiatique Mafra, dont M. Babiš est le propriétaire, qui a orienté les informations en sa faveur et influencé des médias détenus par d’autres oligarques.
98. En Pologne, la «réforme des médias» mise en œuvre par le gouvernement avait pour principal objectif la «repolonisation» des médias et la «déconcentration» du marché. Malgré les intentions apparemment positives d’instaurer un plus grand pluralisme, cette réforme s’est traduite par une concentration accrue des médias sous le contrôle du parti au pouvoir et de ses alliés. Depuis 2015, les institutions publiques et les entreprises détenues et contrôlées par l’État ont progressivement réduit les abonnements et les publicités dans les médias indépendants, privant ainsi ces derniers d’une importante source de financement. Les médias et les journalistes font également l’objet de discrimination dans l’accès à l’information, les agents publics refusant les communications ou les entretiens avec certains d’entre eux. Dans le rapport intitulé «Media freedom at a crossroads: Journalism in Poland faces uncertain future ahead of election» publié en octobre 2023 
			(80) 
			<a href='https://www.mfrr.eu/media-freedom-at-a-crossroads-journalism-in-poland-faces-uncertain-future-ahead-of-election/'>www.mfrr.eu/media-freedom-at-a-crossroads-journalism-in-poland-faces-uncertain-future-ahead-of-election/</a> 
			(80) 
			(en anglais)., une coalition de groupes de défense de la liberté des médias déplore «l’appropriation des médias et le recours généralisé à des procès vexatoires dans le but de créer un climat hostile au journalisme indépendant» dans le pays. Le rapport constate également que «les médias publics sont devenus un organe de propagande du parti au pouvoir; le Conseil national de l’audiovisuel, KRRiT, abuse de ses pouvoirs en matière d’octroi de licences pour créer une incertitude commerciale et applique des sanctions financières arbitraires pour imposer la peur et l’autocensure dans les salles de presse» et que «la publicité d’État est utilisée par le gouvernement pour financer les médias qui le soutiennent et saper le journalisme indépendant, ce qui exacerbe la pression financière sur les médias».
99. En Serbie, le gouvernement ne possède pas directement les médias, mais assure un contrôle au travers de l’attribution des recettes publicitaires et de l’allocation de fonds publics ou en exerçant une influence directe sur les propriétaires des médias. La mainmise de l’État concerne également la presse écrite, comme en témoigne l’exemple flagrant d’Informer, le journal au tirage le plus élevé du pays, dont le propriétaire et rédacteur en chef est un proche de longue date du Président Vučić, et qui, le 25 février 2022, a publié un article en Une titré «L’Ukraine a attaqué la Russie».
100. En Bulgarie, le manque d’informations quant à la propriété et aux intérêts commerciaux en jeu – y compris dans l’industrie des médias – dans un pays où le niveau de corruption et de criminalité organisée est le plus élevé de l’Union européenne, assombrit le tableau, selon les groupes de défense de la liberté de la presse 
			(81) 
			<a href='https://ipi.media/publications/media-capture-in-bulgaria/'>https://ipi.media/publications/media-capture-in-bulgaria/</a>(en anglais).. Ces dernières années, le marché des médias bulgare a connu des remaniements majeurs, plusieurs des grands médias ayant changé de mains, laissant présager une évolution positive, à condition que la situation politique du pays se stabilise et que les autorités parviennent à venir à bout de la corruption.
101. En Autriche, l’attribution de publicités politiques aux médias selon le favoritisme politique plutôt que la qualité pose problème.
102. En Grèce, le rapport intitulé «Controlling the message» publié en mars 2022 par le groupe Media Freedom Rapid Response 
			(82) 
			<a href='https://www.mfrr.eu/controlling-the-message-challenges-for-independent-reporting-in-greece/'>www.mfrr.eu/controlling-the-message-challenges-for-independent-reporting-in-greece/ </a>(en anglais). fait état d’une «dégradation de la liberté de la presse depuis la victoire électorale de Nea Dimokratia en 2019, lequel cherche obstinément à contrôler le message et à réduire au minimum les voix critiques et dissidentes». En pareilles circonstances, l’appropriation des médias par des intérêts commerciaux a augmenté au point de mettre en danger le pluralisme des médias et le travail d’information des journalistes. «La concordance entre les intérêts des propriétaires et la politique gouvernementale nuit à l’émergence de voix d’opposition fortes dans ces médias» 
			(83) 
			Ibid.. L’attribution de marchés publicitaires publics aux médias en tant qu’outil d’appropriation constitue un problème particulièrement sérieux en Grèce: un exemple frappant est le scandale de la «liste Petsas» (du nom de l’ancien adjoint du Premier ministre et porte-parole du gouvernement, Stelios Petsas), qui a éclaté lors de la pandémie de covid-19. Le gouvernement a alloué 20 millions d’euros aux médias pour qu’ils publient des messages de santé publique. Sur l’insistance de groupes de la société civile, le gouvernement a révélé le nom des médias ayant bénéficié d’un soutien. Il s’est avéré que les fonds avaient été distribués à des proches politiques, y compris à des sites web fictifs, à des blogs personnels et à des médias religieux, tandis que certains médias indépendants n’ont reçu aucun financement.
103. En Türkiye, l’appropriation des médias s’effectue par l’intermédiaire d’entreprises et de personnes d’obédience gouvernementale (Turkuvaz Media Group, Demirören Media, Doğuş Media Group) et par le biais de sanctions dissuasives et disproportionnées imposées par les autorités de régulation ou un système judiciaire contrôlé par l’État, à l’encontre de médias indépendants trop critiques du gouvernement. Par ailleurs, les membres de l’agence de régulation des annonces publicitaires dans la presse (BIK) et du Conseil supérieur de l’audiovisuel (RTÜK) sont nommés par le gouvernement. En août 2022, la Cour constitutionnelle a condamné l’agence BIK pour avoir infligé des amendes arbitraires à des médias indépendants tels que Cumhuriyet, Evrensel, Sözcü et Birgün. D’après la Cour, ces sanctions portaient atteinte aux lois sur la liberté d’expression et la liberté de la presse. De plus, il s’est avéré que moins de 10 % de celles imposées par le RTÜK concernaient des chaînes de télévision pro-gouvernementales en 2022 
			(84) 
			<a href='https://fom.coe.int/fr/rapports/detail/18'>https://fom.coe.int/fr/rapports/detail/18.</a>. Cette appropriation des médias est particulièrement inquiétante en période électorale, comme ce fut le cas lors du scrutin présidentiel de 2023, lorsque le RTÜK a infligé des amendes à plusieurs radiodiffuseurs ou suspendu temporairement leurs activités en raison de leurs reportages critiques 
			(85) 
			<a href='https://europeanjournalists.org/blog/2023/04/13/turkey-broadcast-regulator-must-stop-punishing-critical-reporting-ahead-of-elections/'>https://europeanjournalists.org/blog/2023/04/13/turkey-broadcast-regulator-must-stop-punishing-critical-reporting-ahead-of-elections/ </a>(en anglais).. Des médias étrangers tels que le radiodiffuseur allemand Deutsche Welle (DW) ont notamment été concernés.
104. Dans plusieurs pays européens, la collusion entre les pouvoirs publics et les entreprises a entraîné une concentration élevée disproportionnée des richesses dans les médias. Les organisations de journalistes et les médias indépendants pointent le problème depuis plus d’une décennie (depuis 2010 en ce qui concerne la Hongrie), et il est désormais urgent d’empêcher que ce phénomène ne prenne plus d’ampleur. Pour ce faire, il convient avant tout de mettre en place un système qui limite l’accès des entreprises aux fonds publics et impose de nouvelles règles encadrant la détention d’organisations de médias.

4. Conclusions – Comment les États et les partenaires de la Plateforme pourraient-ils mieux protéger la liberté des médias?

105. Le débat de l’Assemblée sur ce rapport marquera les dix ans d’existence ou presque de la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes. Comme je l’ai souligné, le nombre d’alertes publiées sur la Plateforme au sujet de menaces et d’attaques ciblant la liberté des médias n’a cessé de croître. Cette hausse n’est pas due uniquement au travail remarquable accompli par les partenaires de la Plateforme, elle est également liée à une augmentation effective des menaces à l’encontre des journalistes dans toute l’Europe. La situation est d’autant plus préoccupante que la progression du nombre d’alertes s’accompagne d’une baisse de celui des réponses de la part des États membres. Alors que nous fondions l’espoir que le système permette de réduire le nombre de requêtes introduites devant la Cour européenne des droits de l’homme grâce à un dialogue avec les organisations de journalistes et à des réactions rapides aux alertes, nous n’avons constaté aucune amélioration dans le domaine de la liberté des médias au cours des dernières années.
106. En outre, les appels lancés aux États membres dans les résolutions précédentes de l’Assemblée sont en grande partie restés lettre morte et peu d’éléments attestent d’un examen et d’une réforme de la législation ou de la mise en œuvre d’autres mesures concrètes à la suite des demandes ciblées adressées à certains gouvernements spécifiques.
107. Dans le cadre de l’adoption de cette résolution, l’Assemblée devrait réitérer ces appels antérieurs aux États membres et insister sur la nécessité de mettre en place un mécanisme permettant de répondre de manière systématique aux alertes et de prendre des mesures pour remédier aux problèmes recensés. À cet égard, je me félicite du fait que la Plateforme suive à l’avenir une approche «systémique» en classant les menaces individuelles dans des catégories selon qu’il s’agisse de problèmes «persistants ou structurels». Il convient également de saluer l’initiative consistant à demander aux partenaires de la Plateforme d’indiquer le type d’action attendue de la part de l’État membre concerné en réponse à une alerte donnée.
108. Nous sommes fiers de défendre les valeurs démocratiques et les droits humains, mais la démocratie n’est pas viable sans la liberté d’information et un écosystème solide propre à assurer l’indépendance et le pluralisme des médias ainsi que la sécurité des journalistes. Les attaques systématiques contre la liberté des médias et les menaces visant des journalistes sont autant de signes inquiétants d’une tendance à un glissement subreptice de ce que l’on a coutume d’appeler la «démocratie libérale» vers des systèmes de «démocraties illibérales» 
			(86) 
			Bien que le terme ressemble
à un oxymore, la «démocratie illibérale» est largement répandue
dans le milieu universitaire et politique depuis sa première utilisation,
en 1995, par les universitaires Daniel A. Bell, David Brown, Kanishka
Jayasuriya et David Martin Jones dans leur livre Towards illiberal democracies. (<a href='https://link.springer.com/book/10.1057/9780230376410'>https://link.springer.com/book/10.1057/9780230376410,</a> en anglais). Les démocraties illibérales ignorent ou
contournent les limites constitutionnelles du pouvoir politique
et ne protègent pas suffisamment les droits et libertés individuels.
Selon leurs promoteurs, les démocraties illibérales ne considèrent
pas la liberté comme un élément central de l'organisation de l'État,
mais plutôt comme la défense des groupes sociaux, de la famille
à la nation. En 2014, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán
a ouvertement décrit la Hongrie comme une démocratie illibérale
(<a href='https://budapestbeacon.com/full-text-of-viktor-orbans-speech-at-baile-tusnad-tusnadfurdo-of-26-july-2014/'>https://budapestbeacon.com/full-text-of-viktor-orbans-speech-at-baile-tusnad-tusnadfurdo-of-26-july-2014/</a> (en anglais).. Nous devons éviter que nos systèmes démocratiques ne perdent leur âme, et nous devons tous nous engager à protéger ensemble plus efficacement la liberté des médias en tant que pilier d’une véritable démocratie.
109. La nouvelle campagne du Conseil de l’Europe pour la sécurité des journalistes a été lancée le 5 octobre 2023 à Riga, avec pour slogan «Journalists matter» (Les journalistes comptent). Les parlements nationaux et l’Assemblée devraient participer résolument à cette campagne, être activement associés à sa promotion, user de tout leur poids pour susciter l’adoption de plans d’action nationaux et suivre de près leur mise en œuvre effective.

Annexe 1 – Avis divergent présenté par Mme Zeynep Yıldız (Türkiye, NI), membre de la commission de la culture, de la science, de l'éducation et des médias, conformément à l'article 50.4 du Règlement

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La liberté d'expression et la sécurité des journalistes sont d’importants piliers de la démocratie, des droits humains et de l’État de droit. En ce sens, le présent rapport vise à aborder des questions très sensibles et significatives au sein des États membres.

Le présent avis divergent ne vise pas à saper l’action de l’Assemblée parlementaire destinée à assurer et à maintenir la liberté des médias et à faire respecter la sécurité des journalistes dans les États membres. Le rapporteur examine de nombreux pays sur la base des conclusions de la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, de journalistes et d’organisations de défense de la liberté des médias. Pour l’essentiel, son travail donne une vue d’ensemble complète qui recense les différentes menaces pesant sur la liberté de l’information et les journalistes.

Cependant, certains points de l’exposé des motifs ne reflètent pas la vérité en Türkiye. Ce type d'évaluation partielle et partiale pourrait nuire à la crédibilité du travail considérable accompli par le rapporteur et de la commission.

Tout d'abord, permettez-moi de souligner une fois de plus que la Türkiye s’est engagée à sauvegarder et à défendre la liberté d’expression et d’information. La Constitution turque garantit la liberté des médias et la Türkiye dispose d’une communauté de médias indépendante, active et libre qui propose des informations et des opinions diverses.

Le rapport attire l'attention sur les modifications législatives apportées en 2022 concernant les «informations fausses ou trompeuses». Il laisse entendre que ces modifications pourraient conduire à des poursuites motivées par des considérations politiques. Cependant, c’était une réaction directe pour éliminer les problèmes causés par la désinformation au sein de la population et aux besoins évolutifs de la société. Elles visaient uniquement à lutter contre la désinformation et la mésinformation, tout en sauvegardant simultanément la liberté d’information de la population, qui est un droit constitutionnel.

Je tiens à relever que plusieurs pays ont adopté des lois visant à lutter contre la désinformation et la mésinformation. En 2017, le Bundestag a adopté une loi sur l’application des réseaux (Netzwerkdurchsetzungsgesetz), qui vise avant tout à lutter contre le discours de haine et les fausses nouvelles sur les réseaux sociaux. En 2021, l’Autriche a adopté une loi fédérale sur les mesures de protection des utilisateurs de plateformes de communication, qui vise à rendre les canaux des entreprises de médias sociaux plus transparents, plus responsables et plus réactifs. Le 20 novembre 2018, la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information a été adoptée par l’Assemblée nationale française. Elle est destinée à empêcher la diffusion de fausses nouvelles dans les médias numériques et à empêcher la manipulation des réseaux sociaux par des États étrangers. Il existe également des réglementations élaborées par des organisations internationales, telles que l’UE, l’ONU, l’OSCE, le Conseil de l’Europe, etc. pour combattre la mésinformation et la désinformation.

Bien que plusieurs États membres aient adopté des lois pour lutter contre la désinformation et la mésinformation, le rapporteur ne mentionne que la Türkiye et exprime ses inquiétudes quant à la possibilité d’une application abusive de cette loi. C'est pourquoi je soumets respectueusement cet avis divergent en raison de cette attitude partiale envers la Türkiye.

Annexe 2 – Nombre d’alertes présentées à la Plateforme du Conseil de l’Europe pour renforcer la protection du journalisme et la sécurité des journalistes, et nombre d’alertes résolues depuis 2015 (Source: Plateforme. Les chiffres représentent l’état des lieux au 1 novembre 2023)

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